Corpus de textes du Laslar

1878

Mars

Arvède Barine, « Lettres parisiennes de M. Emile Zola », La Revue politique et littéraire, 9 mars 1878, p. 849-853.

Ce document est extrait du site RetroNews.

[…]

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A la suite de M. Coppée et dans la même direction, M. Zola place deux des derniers venus parmi les jeunes poêtes, M. Maurice Bouchor, qu’il met en garde contre sa trop grande facilité, et M. Jean Richepin, qui lui inspire les curieuses réflexions qu’on va lire sur l’emploi de l'argot et les expressions brutales :

« Le livre (de M. Richepin), la Chanson des Gueux, est au fond très-remarquable. Richepin s’y montre réaliste déterminé, ne reculant pas devant les mots crus et appelant les choses laides par leur nom. Quelques pièces sont même écrites, par places, en argot. Je dois dire que ce sont celles qui me plaisent le moins. Il me semble que Richepin se donne trop de peine pour être peuple.

« Pour peindre le peuple, il faut avant tout de la bonhomie. Il est trop clair que chez Richepin les détails grossiers ne découlent pas du fond même du sujet ; ils sont introduits pour l’effet.

« Là est le danger pour l’école réaliste. Dans le mouvement naturaliste qui est en train de s’accomplir, on prend souvent la grossièreté pour la vérité. Une note criarde n’est pas toujours une note juste. Au contraire, pour peindre nos classes inférieures, il faut beaucoup de mesure et d’harmonie. C’est pourquoi Richepin, qui se donne pour un réaliste, me fait plutôt l'effet d’un romantique. Ses « gueux » appartiennent à Callot plus qu’à la vie contemporaine... Je voudrais lui voir plus de souci de la vérité. »

On sait à présent à quoi s’en tenir sur ce que M. Zola ne veut pas. Ce qui suit explique non moins clairement ce qu’il {853} veut et ce qu’il attend avec confiance, en dépit des quelques phrases pessimistes que nous avons relevées au début :

« La vie réelle commence visiblement à fournir aux poètes une nouvelle poésie, C’est une grande faute de penser que poésie signifie mensonge. Je suis convaincu qu’il surgira un mute qui extraira du milieu contemporain une large formule poétique. Une blanchisseuse sur son radeau ; un jardin public rempli de promeneurs ; un forgeron, là où résonne le bruit du marteau ; le départ d’un train de chemin de fer, et jusqu’à un marché, avec ses marchandes et ses revendeuses à la toilette, — tout ce qui vit, tout ce qui nous entoure peut devenir un sujet de poésie. Pour accomplir cette transformation, il suffira qu’un poête de génie invente une nouvelle langue poétique. La forme paraît être l’obstacle à surmonter. Actuellement, on ne s’est pas encore décidé à employer certains mots. Coppée est trop timide, et Richepin trop hardi. Quand l’instrument sera trouvé, la poésie réaliste triomphera. »

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Septembre

Paul Bourget, « La Genèse du roman contemporain » La Vie littéraire, 5 septembre 1878, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Ivresse profonde, et dont la Restauration fut le réveil. J’ai dit ici même, à propos de Musset, que la nostalgie de la bataille jeta les jeunes cœurs dans le romantisme. On a dit que c’était le libéralisme en littérature, on aurait dû dire le bonapartisme au sens de ce mot, en ces temps lointains où le culte de la colonne et de la révolution ne faisait qu’un. Ce fut une seconde lampée de vin moins ardente que la première, mais encore bien chaude, car elle incendia toutes les têtes. Les Jeune-France méritaient vraiment ce beau nom, aujourd’hui ridicule, comme le devient, par une étrange fatalité, tout ce qui nous rappelle un enthousiasme dissipé. Les gens de 1830 se mirent tout simplement à inventer la littérature. Eux aussi, se virent colossaux. Richepin a dit spirituellement de lui et de ses amis : « Nous avons l’air de notre buste. » Boutade aujourd’hui, conviction alors, et conviction qui exaltait les facultés en les exaspérant. Les journalistes qui reprochent son orgueil au dernier grand survivant de cette période, M. Victor Hugo, devraient aussi lui reprocher la date de sa naissance. Cette sorte de confiance énorme en sa propre personne —justifiée ici par une incroyable durée de succès — est une des conditions du génie. Il en est de l’intelligence comme de certains fusils : il faut viser trop haut pour toucher juste.