1879
Janvier↑
W.R., « Bibliographie », Le Panthéon de
l’industrie, 1er
janvier 1879, p. 192.
Article recensé par Yves
Jacq
Les Morts bizarres, par Jean Richepin. C’est de la plus audacieuse, et elle n’en est pas moins naturelle, à force de talent. M. Richepin est le Zola de la poésie.
Mais voici de sa prose. Elle n’a rien d’exagéré ni de bizarre, malgré le titre du volume, et n’a pas le cachet de ses vers.
Le fond seul est excentrique, bizarre, puisque c’est le mot.
Chacune de ces petites nouvelles (et il y en a quatorze) renferme une idée, presque toujours une idée fixe, l’idée de mourir d’une manière bizarre.
Ce volume est un Charenton en miniature renfermant les plus grandes folies du monde.
Dans Constant Guignard, c’est un fou de bienfaisance qu’on guillotine innocent ; dans la Uhlane, une vengeance de guerre ; dans le Disséqué, un étudiant qui dissèque sa poitrine pour saisir le jeu de la vie ; dans la Paille humide, un prisonnier qui se suicide en avalant sa couche ; dans le Chef-d’œuvre du crime, le plus étrange de tous, un fou de gloire, dans la Machine à métaphysique, un fou philosophe, etc.
Mais le volume est fort amusant à lire, surtout l’histoire touchante des deux saltimbanques dans une Histoire de l’autre monde.
Paul Perret, « Un nouveau
venu », Le Moniteur
universel, 28 janvier 1879, p. 1-2.
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[…]
II
M. Jean Richepin fit, il y a quelques années, dans les lettres, un début qui ne fut point remarqué que des liseurs. Son premier livre, la Chanson des Gueux, a été épuré par commandement de justice. Je suis de ceux qui pensent que la liberté est le bien le plus nécessaire à un grand peuple, et j’estime que la liberté littéraire est la plus précieuse de toutes les libertés. Cependant j’avoue que ce grand peuple n’a pas moins besoin d’être gouverné que d’être libre, et mon chétif esprit n'a pu s’élever encore jusqu’à la conception d’une société qui n’aurait ni administrateurs, ni juges, ni gendarmes. Je ne m’aviserai donc jamais, et en ce moment moins qu’en aucun autre, de discuter la chose jugée. Tout au plus présenterai-je une observation timide sur la malheureuse situation des juges en face de ces délits, si particulièrement spéciaux, qui se commettent par la plume. Ils ne peuvent connaître que de ceux qui leur sont déférés, et il est, au moins, permis de dire que les personnes chargées de ce soin y apportent des recherches toujours impartiales, mais quelquefois inégalement attentives. On n’a pas les cent yeux d'Argus ; et d’ailleurs les aurait-on qu’une si grande abondance de luminaires ne servirait de rien, si de cent quatre-vingt-dix-neuf étaient endormis, qu’un seul demeurât ouvert, et ne regardât, sur quelque avertissement discret, que d’un seul côté, sans songer même à se tourner ailleurs. Nos lecteurs voudront peut-être se souvenir des considérations — toujours honnêtes — que j’osai bien développer naguère, ici même, à ce sujet, quand des poursuites inexplicables, en présence de certaines indulgences antérieures ou coïncidantes, furent dirigées contre l’un des livres les plus curieux et les plus vigoureux de ce temps, les Diaboliques, par M. Barbey d’Aurevilly. Cette Chanson des Gueux contenait des rimes un peu vives, et nous devons même croire que c’étaient de grandes coupables, puisqu’on les a bannies du livre. On voit dans l’édition nouvelle la place qu’elles occupaient marquée parties lignes de points. Voilà ce qui reste de ces folles exilées ! Le lecteur, s'aidant des passages subsistants, peut s’essayer à rétablir les passages supprimés. Ce sera vraiment un jeu littéraire sans trop de difficultés, l’imagination étant passablement échauffée sur ce qu’on a lu parce qu’on viendra de lire. On devinera tout d’abord que la sévérité des magistrats a trouvé surtout à reprendre à certains accents trop crus de la passion amoureuse. Oserai-je faire la critique d’un arrêt si évidemment rendu en l’honneur de la morale ? Point du tout. Mais...
Mais, il y a d’autres peintures du même genre, qui, n'étant pas moins crues, sont plus répugnantes parce qu’elles sont moins franches. Si le tempérament n’excuse point les écarts qui se commettent dans la vie, il faut avouer que les mêmes écarts produits par la même cause en littérature rencontrent chez les vrais amateurs — et les plus délicats une complaisance — indigne, sans doute. C’est une chose si rare, de nos jours qu’un tempérament littéraire ! Or, cette première des qualités éclate dans la Chanson des Gueux. On demeure étonné en ouvrant le livre, de cette touche robuste et prompte ; et, tout de suite, sans discuter, on se laisse aller au charme âcre parfois, mais vivant de ces courts tableaux. On est remué par ce remuement de toutes choses. On suit avec un plaisir croissant la course des « gueux » à travers la grande nature animée : les blés, les bois, le bord des eaux ; puis à travers la ville grouillante, car cette première partie du livre se compose de deux parties : les Gueux de Paris, {2} les Gueux des champs. De ces deux peintures, combien la dernière est la plus neuve ; je ne connais rien dans la littérature moderne de comparable à cet essai, qui, d’ailleurs, n’a d’étrange que la forme quelquefois. Tout y respire, tout y a parfum ou saveur, tout y coule de source avec des rencontres d’un bonheur surprenant. Le vers d’une grande souplesse et d’une solidité remarquable se prête sans effort aux jeux hardis ou savants du poète ; —car j’ai cru d’abord sur la foi de ces perfides on-dit qui nous égarent si souvent, que M. Jean Richepin était une sorte de bohème harmonieux, et rien de plus. J’ai lu son livre. Dès la première page, j’ai reconnu un lettré.
Ce sera peut-être son malheur, puis que nous avons bien l'air de vivre en un temps où les lettres ne sont plus qu’un bagage inutile, embarrassant et même un peu ridicule. C’est le progrès qui a fait cela ! Cependant cette culture littéraire qui se trahit à tout moment sous la plume délurée du jeune écrivain, fait naître au tour de lui un nouveau problème. Il a plus d’audace que quiconque, et il a des ressources que presque personne n’a plus on moins parmi les jeunes. Comment va-t-il se servir de cette supériorité ? Elle lui fera des ennemis. L’homme ne me paraît point être de ceux qui s’effarent pour ces misères. Il est libre d’allures, il a le ton haut, l’humeur allègre, mais on devine aussi sous quelques-uns de ses vers un esprit rude et cassant. Et comme le for Intérieur de chacun en ce temps est, au demeurant, une petite Babel, il y a bien encore dans cet esprit-là quelque peu de confusion entre des choses qui paraissent contraires. Je dirai tout à l’heure comment ce rimeur alerte a composé des nouvelles en prose qui virent au sombre. Je n’en suis encore arrivé qu’à ses vers et je dois d’abord faire entrer en ligne un second volume de poésies qui a suivi la Chanson des gueux. Les Caresses ont été tout d’abord une réponse aux reproches qu’avait attirés à M. Richepin le premier de ses ouvrages. On lui avait fait un crime en quelques endroits austères d’avoir employé l’argot ou la langue populaire et rustique ; il a voulu montrer que c’était un péché volontaire ; il a écrit sa deuxième œuvre en langage paré. Les Caresses sont-elles un livre neuf ? Je n’hésite pas à répondre que non. C’est le livre éternel, c’est l’hymne que tout poète a composé depuis qu’il y a des femmes au monde pour dompter et inspirer les poètes :
Un mot de ta lèvre rose
Voilà ma bible et ma foi.
Je suis ton bien et ta chose,
Mais aussi je sais pourquoi !
El quand je courbe la tête
Je me dis tout en rampant
— Patience ! — Le poëte
Est un charmeur de serpent.
Beaucoup de passion, — de la plus violente, de la plus âcre, ce qui ne gâte rien d’ailleurs, qu’aux yeux de cette morale dont les juges, encore une fois, se sont montrés assez bons et empressés gardiens, — cela est bien sans doute ; ce n’est point tout à fait du nouveau. L’amour et le mépris de la femme vont quelquefois assez bien ensemble dans les vers et dans la vie ; la sensualité offrira toujours des tableaux délectables ; mais ces tableaux, cette sensualité, ce choc des sentiments les plus tendres et les plus amers se rencontrent dans d’autres poëmes. En celui-ci, je l’ai déjà dit, il y a beaucoup de parure, même de la plus riche. Quelques endroits sont sans reproche, beaucoup sont délicieux. Là, pourtant, n’est point le vrai mérite. Je le vois surtout en ceci qu’un lettré, digne de ce nom, ouvrant les Caresses, n’avait point trouvé de nom d’auteur sur la couverture, mais ayant auparavant lu la Chanson des Gueux, reconnaîtrait tout de suite la même main. Cependant, il arrive qu’elle se déduise, que le poète se joue à l’imitation des maîtres. Alors même, il reste lui. Ce n’est pas ici un petit éloge. M. Jean Richepin a été et est encore un écrivain personnel. Le demeurerait-il ? C’est là précisément qu’est le problème. Il est visible que l’extrême facilité de sa plume est un piège, et que cette aptitude à pasticher de grands modèles, est un péril. J’ai dit qu’il s’en est fait un jeu, et cela est vrai ; mais seulement quand il écrit en vers. Ce n’est pas un aussi habile ni un aussi ferme ouvrier de la prose, et cette inégalité ressort clairement dans un recueil de nouvelles qu’il a publiées sous ce titre fait pour plaire surtout aux hypocondres : les Morts bizarres. Ici, je retrouve l’inspiration directe de Baudelaire, mais sans la forme magistrale et glacée de cet écrivain. Je relève même de ci de là de singulières négligences de style ; je crains qu’elles ne soient voulues, et que M. Richepin ne sacrifie à la trivialité, parce qu’il croit y voir la force. Baudelaire s’il vivait, s’il n’avait pas eu lui-même une de ces morts bizarres que son disciple a racontées, lui dirait que l’incorrection n’est souvent qu’une ruse de la faiblesse, et que le défaut d’élégance est la crasse pure. Il était terriblement correct, et il détestait du fond du cœur tout ce qui est plébéien, ce dandy des tavernes. Pourtant, je ne voudrais point faire à M. Richepin une chicane de pédant sur le choix des mots, et je me hâte de reconnaître ce qui le rapproche de Baudelaire ; j'oublie ce qui l’en éloigne. Je constate qu’ils se sont rencontrés surtout en Edgar Poê, dont le Chef-d'œuvre du crime, la meilleure nouvelle, la plus vigoureuse assurément du volume, est une imitation, un déguisement. Cela est fort bon de chercher les causes fatales, et de poursuivre et de serrer l’analyse mathématique sur les traces du grand conteur américain ; mais quand on a l’heure et l'honneur d'avoir, « un tempérament », rien n’est meilleur que de le suivre. Que si maintenant on me demande quelle est mon humble conclusion, je répondrai en renvoyant le lecteur aux lignes qui précèdent dans cette même étude. J’ai dit que M. Jean Richepin était un écrivain personnel, et que, là, je voyais son mérite. Il en a les inconvénients, et, pour employer une expression courante, les défauts de ses qualités : plus de force réfléchie que d’abondance naturelle, ce qui n’est point fâcheux pour son avenir. Je ne crois pas que son invention doive être aussi variée que son instrument est souple ; il ne paraît pas, enfin, devoir produire beaucoup de livres, mais il en produira de frappants et d’excellents s’il en cherche le sujet et la trame en lui-même. A cette condition-là seulement.
III
Sur ce terrain, l’écrivain avait à prendre une revanche des Morts bizarres ; il l’a prise et pourtant je ne jurerais pas que ce fût une bataille déjà gagnée ; mais c’est une victoire sûre. Je ne sais si Madame André a paru aujourd’hui chez les libraires ou paraîtra demain. J’en ai vu les bonnes feuilles ; il ne s’agit plus d’un recueil de nouvelles, mais d’un bon et vrai et solide roman, dans lequel la critique sévère signalera peut-être des inexpériences et des lacunes ; le public ne ratifiera point ce jugement, le monde littéraire en appellera : c’est que pour le public le livre contiendra les tableaux qu’il aime à cette heure et qu’il en fera venir d’autres non moins attachants au petit clan des batailleurs de lettres ou des simples et obscurs politiciens. Quelques-uns pourront même y rencontrer un miroir où ils se reconnaîtraient sans peine ; mais vous verrez qu’ils ne le voudront point. L'auteur a précisément placé dans son roman une scène de ce genre. Lucien Ferdolle, son héros, a écrit un livre dans la belliqueuse et peu charitable intention de clouer au pilori ses ennemis et ses détracteurs, car Ferdolle aussi est un poète et un romancier. L’ouvrage s’appelle tout honnêtement, tout pacifiquement ; les Coquins de lettres. Et tous ces « coquins » voyant leur portrait, au lieu de se fâcher, « remercient leur photographe. » Car le livre a du succès. C’est bien ici l’occasion de rappeler que dans le tempérament de M. Richepin — don si précieux de la nature — il n’y a que fort peu de douceur ; mais il y a vraiment une énergie passionnelle très rare. Je ne raconterai point, je n’analyserai pas Madame André. Encore une fois, j’aurais peur de devancer l’histoire, — c’est-à-dire le libraire. Au reste, je ne crois point que sous la forme que je viens d’employer l’éloge déplaise à l’écrivain. J'en serai donc charmé, puisqu’il le mérite. La recherche de ces effets robustes de la passion est évidemment ce qui le tourmente ; dans Madame André, il atteint ce qu’il poursuit, et par des moyens d’une simplicité nouvelle qui font mesurer tout le progrès accompli depuis les Morts bizarres. On peut reprocher encore à M. Richepin de « faire trop long » : est-ce qu’il n’a point le loisir de faire court ou qu’il n'en a pas la volonté ? Son recueil de nouvelles prouve clairement qu’il est capable de se réduire. Il s’est plu dans Madame André à revenir souvent aux mêmes tableaux. Il n’en doit point coûter au critique d’avouer que ces tableaux sont, d’ailleurs, variés dans le détail, et que, bien que l’auteur leur fasse peut-être boire un peu bien souvent les joies de la vie, ses deux principaux personnages montrent toujours sur les bords de cette terrible coupe des lèvres frémissantes. Ils vivent fort et vite et devraient promptement cesser de vivre pour cette raison là même. Pourtant, ils continuent — et de plus belle. Est-il utile d'ajouter qu’un de ces deux personnages est celui d'une femme, de celle qui a donné son nom au livre, de Madame André ? C'est même sur le portrait fort délicatement touché de l’héroïne qu’on peut là mieux observer l'indépendance de l’écrivain et le soin qu’il apporte à ne pas sortir de ce qu’on peut appeler le réel vrai. Puisque M. Richepin n’a point jugé à propos de faire de ce type caressé une courtisane triomphante, ni une basse coquine du monde prétendu régulier, ce n’est pas un naturaliste. Il ne cède ni à l’appât d’une vogue désormais trop facile, ni au désir de marcher en sous-officier docile au milieu d’une phalange dont les colonels ne sont que médiocrement enclins à céder leurs grades et leurs galons. Il veut rester lui et cette belle résolution qui semblait l’avoir quelque petitement abandonné dans les Morts bizarres, a certainement dicté Madame André. Il faut l’en louer grandement et reconnaître ici d'heureux présages. Sacré comme poète depuis quelques années, recherché des curieux, ayant reçu des lettrés sincères une bienvenue cordiale, M. Richepin s’ouvre aujourd’hui par le roman une voie nouvelle. Les jeunes qui donnent des promesses de grand talent sont rares. Il ne faudrait pas seulement, pour le bien des lettres, que M. Richepin fût un victorieux ; il faudrait aussi qu'il fût un précurseur. Il y a peut-être quelque part dans un coin obscur un Messie littéraire de vingt-cinq ans.
PAUL PERRET.
Février↑
Georges Nazim, « Madame André,
par Jean Richepin », Le
Tintamarre, 9 février 1879, p. 6.
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« C’était une étude psychologique, un récit sans beaucoup de péripéties romanesques, et qui ne valait que par l’analyse des sentiments et le son du style »
Cette appréciation, que fait M. Richepin dans son livre du premier roman de son héros Lucien Ferdolle peut parfaitement s'appliquer à son premier roman à lui.
Madame André est, en effet, une étude bien fouillée, écrite dans une langue excellente et personnelle ; mais le sujet est discutable. Cette liaison de Lucien Ferdolle avec une femme qui pourrait être sa mère, répugne, de quelques beaux et surhumains sentiments que cherche à l'entourer M. Richepin. Cette madame André, sacrifiant sa fille à son jeune amant, est profondément antipathique. La maternité est le rachat de toutes les fautes pour toutes les femmes. Celles qui sacrifient ce sentiment à leur passion, ne sont plus des femmes, mais des bêtes en rut. Rien n’est moins intéressant.
La répulsion instinctive que nous avons toujours éprouvée pour ces sortes d’accouplements nous entraîne peut-être à une trop grande sévérité pour un cas qui malheureusement ne se présente que trop souvent.
Mais nous aurions aimé voir un jeune du talent de M. Richepin chercher à stigmatiser ces faiblesses plutôt qu’à les idéaliser.
L'intérieur provincial du médecin Fresson est bien peint, quelques types de la bohème littéraire parisienne on ne peut mieux campés.
Bref, M. Richepin a prouvé qu'il pouvait faire du roman comme il a su faire de la poésie, en jeune maître.
Nous l'attendons avec impatience dans une autre œuvre dont le sujet sera plus sympathique et plus juvénilement choisi.
GEORGES NAZIM.
Anonyme, « Bibliographie », La Liberté, 17 février
1879, p. 4.
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L’apparition d’un livre nouveau de Jean Richepin est toujours un événement littéraire important. Le jeune maître s’est fait une place à part dans la littérature moderne. Il vient de paraître un roman de lui, Madame André (voir 4° page), œuvre de charme, de fougue et de passion, que dès l’abord le public accueille avec la plus vive curiosité.
Jules Barbey d’Aurevilly,
« Madame André, par M. Jean Richepin », Le Constitutionnel, 24 février 1879,
p. 2-3.
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Jean Richepin
I
En voici un, pourtant, un livre ! — Je disais récemment que l’on n’en publiait pas et que le néant littéraire s’affirmait… Mais en voici un, cependant, et dans lequel l’imagination et l’observation sont bien pour quelque chose. C’est une réponse à mon désespoir. Celui qui me l’a faite n’est pas, du reste, une voix inconnue. Cette poudre a parlé, — comme disent les Arabes, — et elle a retenti. M. Jean Richepin a déjà de la célébrité sur la tête. Il débutait, en 1876, par La Chanson des gueux, qui le fit célèbre tout de suite, qui le tira de ces antichambres de la Renommée où tant de gens se morfondent ; car, insolente comme l’Attila de Corneille, elle fait parfois attendre jusqu’aux rois, — les rois futurs de la pensée ! Lui, M. Richepin, n’attendit pas. Dans cette société, pourrie d’or et de luxe, sa Chanson des gueux fit l’effet d’explosion d’un gueux superbe, qui serait entré dans un salon. Comme les Gueux des Pays-Bas, il avait eu le courage de planter cette cuiller de bois à son chapeau… Cela me plut. Je le dis alors. Je fus le fauconnier de ce faucon… Depuis ce moment-là, qui a été son plus beau moment, M. Jean Richepin a publié deux livres, l’un en prose, l’autre en vers, dans lequel le faucon n’avait pas enfoncé sa griffe au même degré de profondeur. Si la griffe y était encore, le coup de griffe n’y était pas. Jeune, — et parmi les derniers venus dans cette littérature expirante qui, comme le dauphin mourant, jette ses dernières couleurs, — M. Richepin est certainement un de ceux-là qui peuvent le mieux l’empêcher de tout à fait mourir. Tant qu’il y aura, d’organisation naturelle, des esprits bâtis comme le sien, la race des livres ne sera pas éteinte. Il est évidemment conformé pour produire. Il a ce qu’on appelle des reins. Si je cherchais dans l’ordre physique une ressemblance avec son talent, je dirais qu’il me fait penser à l’élève, héroïquement râblé, du Centaure Chiron, dans le beau tableau de L’Éducation d’Achille. Il est souple et musclé comme lui. Il a toute la souplesse de la force. Et c’est particulièrement de cette souplesse dans la force qu’il donne la preuve dans Madame André.
Sa Madame André est un roman ; et pour tous ceux qui connaissent et pratiquent M. Richepin, ce roman sera une surprise. C’est, de tous les livres qu’il pouvait faire, le plus étonnant à coup sûr, et celui auquel on devait le moins s’attendre. L’auteur de La Chanson des gueux, qui se chauffe avec les ossements des tombes et des têtes de morts tant il est affamé de flamme et de tableaux d’un tragique effréné, l’écrivain moins puissant, mais non moins ardemment épris de choses physiques, qui a écrit Les Morts bizarres et Les Caresses, et qui couve, en ce moment, comme le Chaos et la Nuit couvèrent l’Amour dans une terrible mythologie, l’œuf monstrueux de ses Blasphèmes, vient de nous faire, en Madame André, le livre le plus retenu, le plus contenu, le plus rassis, le plus didactique, le plus sage de la sagesse humaine, et le plus en dissonance et en contraste avec ce qu’il nous avait donné le droit de croire ses incoercibles instincts. Madame André, qu’on pouvait imaginer un livre de passion dramatique à faire pâlir tous les drames connus, et d’événements d’une invention extraordinaire, n’est que l’histoire la plus moralement exemplaire, si elle n’est pas la plus vertueuse en tout, et l’analyse très fine et très poursuivie, poursuivie jusqu’aux imperceptibles, de la situation la plus vulgaire de ce siècle où il y a tant de choses vulgaires, — le concubinage libre, qui est en train de remplacer le mariage pour faire place au concubinage légal du divorce que nous donnera la République ! Le violent, l’intempérant, l’extravagant (pour les bourgeois), l’indécent Richepin, l’impie Richepin, ce Capanée qui fourbit actuellement et damasquine ses Blasphèmes, se resserre tout à coup, se ramasse, se froidit, se simplifie, se métamorphose, et produit un roman d’analyse impartiale et patiente, — patiente… à impatienter le journal dans lequel il l’avait publié d’abord en feuilleton, et qui, lui, l’a raccourci, haché et châtré, ne voulant pas en perdre tout, puisqu’il l’avait payé à l’avance, et disant comme ce grand poète, qui n’est pas le Père prodigue, à son fils qui n’avait plus faim : « Mange donc cette côtelette encore, puisqu’elle est payée. » Le public, moins despotisé, n’a mangé qu’une partie de la côtelette de M. Richepin. Les superficiels auront peine à le croire. Le violent, l’absolu Richepin, s’est laissé tranquillement châtrer ; mais c’est ici un trait caractéristique de l’espèce d’homme qu’il est que je ne veux pas oublier. L’auteur de La Chanson des gueux a une si méprisante indifférence pour les journaux et l’opinion qu’ils font, qu’au sien il s’est détourné de son œuvre, avec une légèreté qui n’est pas même un stoïcisme, et qu’il a laissé opérer sur sa personne les sordides et lâches ciseaux de l’industrialisme qui l’ont dépecée. Sûr, d’ailleurs, de retrouver son œuvre plus tard ; sûr de la sauver du massacre qu’on lui avait fait subir, et de montrer — du même coup, en la publiant, — la double intégralité de l’œuvre et de la bêtise de ceux qui l’avaient massacrée !
II
Le voici donc tout entier, ce livre qui, je l’ai dit, nous donne un Richepin aussi contenu qu’il avait été jusque-là incontinent, et aussi moral qu’on peut l’être sans Dieu ; car M. Richepin est athée. Il est athée, — mais en attendant qu’il ne le soit plus… Son livre est une lueur sur les fortes souplesses de sa pensée, et nous pouvons tout espérer de lui. Athée donc, pour l’heure, encore, comme ses contemporains, dont l’athéisme est aussi effronté que stupide, M. Richepin, qui vaut cent fois mieux qu’eux, n’est pas, sur d’autres points, en proie aux mêmes sottises. Par exemple, ce n’est pas un naturaliste du moment, comme ils le sont tous, ces singes qui prouvent bien leur descendance ! Il a le talent trop altier pour emboîter le pas derrière les assommants de L’Assommoir. Il ne croit pas, comme ces imbéciles, avoir inventé la nature. Il ne croit pas qu’une puanteur dans laquelle on ne peut pas rester puisse être jamais une École. Il est de la famille des écrivains qui, de toute éternité, ont mis de leur âme dans ce qu’ils écrivent, et qui ajoutent de leur âme à cette sotte et à cette brute qu’on appelle la nature, qu’on mutile (comme le journal qui a mutilé Madame André) quand on ne fait que la copier platement, cette nature… M. Richepin analyse trop l’âme pour n’y pas croire ; son livre, comme la vie, est encore plus psychologique que physiologique, et c’est là sa valeur, c’est là sa supériorité. Je lui ai entendu dire à lui-même, à ce jeune homme du temps de la photographie victorieuse, dans les œuvres de l’esprit comme dans les œuvres de la main, qu’il n’y avait, en définitive, que des romans d’analyse. Pour moi, ce n’est pas strictement vrai, mais cela prouve, du moins, une tendance à mille lieues des tendances et des procédés actuels. Assurément, on peut s’étonner déjà de cette opinion dans un écrivain de la génération qui n’est plus préoccupée, hélas ! que du rendu des faits extérieurs et de l’exactitude de leur description, Mais il y a bien d’autres choses encore qui vous étonneront dans le roman de M. Richepin, lequel, naïf ou volontaire, — et je le crois plus volontaire que naïf, — révèle un grand empire sur soi, et la rare faculté de s’éteindre aussi bien que de s’allumer.
Il s’y éteint, en effet. Il a mis le pied sur sa propre flamme. Je sais bien que ce n’est pas facile à éteindre, ce feu grégeois, ce feu Richepin, qui repart sous le pied mais dont le pied finit pourtant par être le maître. Tout est relatif. Où nous voyons Richepin éteint, d’autres que lui paraîtraient flamber encore.
Mais pour lui, pour cet intense de Richepin, il y a, dans ce livre, extinction de cette flamme exaspérée qui devait, nous disait-on, tout incendier dans ses œuvres. Excepté le bohème (Nargaud), qui est le justicier en ce roman, moral à sa manière ; excepté ce paroxyste, comme il l’appelle, dont la prose est… les vers de Richepin auxquels il a enlevé la rime ; excepté deux ou trois scènes d’amour où se retrouve un peu de l’ancien Richepin des Caresses, le roman de Madame André n’a que le spiritualisme de l’analyse, qui regarde surtout dans le cœur et qui en épingle les ténuités. Quoique le romancier voie les réalités, et, quand il s’agit de les nommer, ne barguigne pas, le cynisme de ce terrible Richepin, qui ne craignait pas autrefois d’être cynique, qui n’hésitait jamais devant l’expression et se jetait à corps perdu sur elle, n’a plus guères, dans tout ce livre, que quelques traits fort rares, et encore le romancier ne s’y arrête pas, ou, s’il les ose, le croiriez-vous jamais ? c’est par moralité, — son espèce de moralité à lui, — pour condamner ou pour mieux flétrir ce qui lui paraît immoral ou laid dans la vie. Et sa personnalité, la personnalité de ce Richepin que nous connaissons, où est-elle ici ? On la cherche… Certes ! s’il y a quelque part une personnalité retentissante qui semblait, comme dans les vrais poètes, devoir se reproduire et se chanter elle-même dans toutes ses créations, ou du moins dans les types favoris de sa pensée, c’était bien Richepin, la personnalité de ce mâle Richepin, si fier d’être un mâle, et dont le héros dans Madame André est une femelle pour la faiblesse, un lâche… idéal de lâcheté !
III
Triste et difficile sujet de roman que la lâcheté ! triste par lui-même, car il dégoûte l’imagination comme il indigne le caractère, et difficile à toucher, même au génie. Waller Scott y a mis la main une fois, mais ce n’est que la lâcheté physiologique qu’il exposa dans son roman de La Jolie fille de Perth, et son poltron n’était pas son héros. Ses héros, c’étaient ceux qui mouraient pour lui et pour cacher avec leurs poitrines la lâcheté du chef de leur clan. Dévoûment sublime ! C’était là une donnée virile digne de l’esprit viril de Walter Scott, le vieux féodal écossais. Mais de lâche, non plus de nerf, mais d’âme, il n’y a jamais eu que des femmes qui en aient placé sur le premier plan de leurs livres. Elles avaient leurs raisons pour cela. Les unes, c’était pour humilier les hommes devant elles ; les autres, pour se venger de quelque sans-cœur qui les avait abandonnées. Madame de Staël a créé Oswald peut-être en se ressouvenant, ce blondasse anglais, plus mou que ses bottes molles, et dont la misérable infidélité tue Corinne. M. Jean Richepin, qui n’a pas d’injure personnelle à venger, est-il le chevalier d’une madame André, qu’alors il n’eût pas inventée ? Le Nargaud de son livre serait-il lui de pied en cap ? … Mais jusque dans cette hypothèse l’analyse serait allée trop loin, et le moraliste mâterait l’artiste, — ce qui peut augmenter le nombre des étonnements que fait naître le livre de M. Richepin, en y ajoutant le plus grand de tous. En effet, il faut que le roman, pour être une œuvre supérieure, nous prenne par tous les côtés de notre âme, et il est impossible de nous intéresser longtemps au caractère de Lucien Ferdolle, le héros, si cela peut s’appeler un héros, de M. Richepin. Il est impossible de supporter longtemps l’analyse, même la mieux faite, de tant de choses méprisables… Je conçois que Le Sage peignît un laquais dans Gil Blas, à l’époque où les laquais intéressaient une société qui donnait chaque jour sa démission de sa noblesse. Je conçois même aussi que M. Jean Richepin, dans une société sans noblesse et sans laquais, — car cette société est égalitaire, et le larbin, si elle est conséquente, y vaut le sénateur, — peigne un lâche parce qu’il y en a beaucoup dans cette charmante société. Mais il n’y a pas les mêmes raisons pour que le lâche nous plaise, à nous, comme le laquais a plu dans la société du xviiie siècle. Le laquais pouvait être un brillant, ou un dangereux, ou un amusant coquin. C’était une force. Mais Lucien Ferdolle, qu’est-il et que pourrait-il être ?… C’est une faiblesse. C’est un enfant qui a toujours besoin de sa bonne, qui pleure et toujours demande pardon à sa bonne, et sa bonne, c’est madame André. C’est aussi M. Jean Richepin, qui, à chaque pusillanimité, à chaque lâcheté, à chaque abjection, lui enlève sa jaquette et le fouaille. On est bientôt las de cette jaquette éternellement levée. Je n’ai pas à faire le compte de toutes les pusillanimités, de toutes les lâchetés, de toutes les abjections de Lucien Ferdolle. Qu’on aille les compter où elles sont ! Mais on croit toujours cela fini, et toujours cela recommence…
IV
Seulement, on me dira peut-être : Ce n’est pas là le héros du livre de M. Richepin. — Il n’y a pas de héros dans son livre. Il y a une héroïne, ou plutôt, c’est madame André qui est le héros dans ce roman, qui, d’ailleurs, s’appelle Madame André. Lucien Ferdolle, ce pantin lacrymatoire, qui, comme les petits chiens de l’intimé, pleure partout, n’est que l’occasion pour madame André d’être le héros de ce livre féminisé par l’admiration pour les femmes. Madame André y est tout. Madame André, ce phénomène de madame André, cette Goule de perfection dévorante, y mange et y fait disparaître le pauvre Lucien Ferdolle. Elle l’avale comme une muscade, — comme une boulette dont elle meurt, par parenthèse. Elle l’absorbe et se l’assimile. Pour qu’il soit quelque chose, il faut que Lucien devienne elle. Il n’existe pas en dehors d’elle, si ce n’est pour faire des sottises, des vilenies ou des gémissements. Quand Lucien a quelque valeur, c’est elle qui la lui a soufflée, comme elle lui souffle la santé par la bouche quand il est malade ou mourant, — comme elle lui souffle de l’esprit quand il faut qu’il ait de l’esprit, — comme elle lui souffle du courage quand il a besoin de courage. Éternelle souffleuse ! qui lui souffle, sans qu’il le sache, jusque de l’argent dans sa poche. Eh bien, vous l’éprouvez, l’étonnement continue, et nous n’avons pas, cependant, épuisé la liste de toutes nos stupéfactions ! Cette incroyable, cette idolâtrique conception de madame André, qui va faire miauler de plaisir toutes les femmes dans leurs pâmoisons de vanité chatouillée, cette création d’une femme impossible de supériorité, devant laquelle l’homme s’aplatit et s’anéantit comme un nain chétif devant une géante toute-puissante, les femmes, flattées jusque sous la plante des pieds de leur orgueil, auraient-elles deviné qu’elles pussent la devoir jamais à M. Richepin, à l’humilité devant elles d’un homme qui sait se tenir debout, d’un homme qui a le sexe d’Hercule, et qui fait de sa massue la quenouille de ce roman filé ?… Ah ! vous l’avez vu, il n’y a qu’un moment, le moraliste, dans M. Richepin, ébréchait l’artiste ; et voici maintenant le sentimental qui s’ajoute au moraliste pour casser définitivement notre fier Richepin, comme une porcelaine de pâte tendre. C’est le sentimental, en effet, qui a parachevé, qui a léché ce type de madame André, qui renverse la hiérarchie humaine, transpose les sexes et fond la mère dans l’amante au profit de l’amant, qui n’est plus même alors le polichinelle de l’amour, mais qui en devient la poupée. C’est le sentimental, ce ne peut être que le sentimental, l’Amadis tombé, on ne sait d’où, dans M. Richepin, qui a pu rêver et nous donner pour une réalité cette fée, cette divinité, cette incomparable amoureuse, ce génie ; car elle finit par le génie, madame André, toujours au profit de son amant, à qui elle fait ses livres comme elle lui fait ses chemises. Elle finit par le génie, comme M. Richepin, ce fort contempteur, ce formidable gouailleur de La Chanson des gueux, l’athée Richepin, qui ne croit à rien, qui ne croit pas à la puissance divine de N.-S. Jésus-Christ immolé pour le salut du monde, finit par croire à la puissance divine d’un Bas-Bleu qui se sacrifie au plus inepte et au plus ignominieux polisson !
Voilà toute cette madame André !
Si la Critique, comme je l’entends du {3} moins, n’était pas plus haute que la sensation, le sentiment et tous les genres de critiques de ce temps matérialiste, sentimentalement niais et individuel, le livre, je l’avoue, aurait passé avec moi un mauvais quart d’heure. Je ne l’aime pas. Mais il ne s’agit pas de ce que j’aime ou de ce que je déleste. Il s’agit de juger le talent, en dehors des préférences de la pensée. Or, il faut convenir qu’il y en a, dans ce livre de Madame André. Quoique le sujet ait été choisi et traité par un esprit qu’on n’aurait jamais pu croire celui de l’auteur de La Chanson des gueux, des Caresses et des Morts bizarres, il termine les étonnements qu’il cause par l’étonnement du genre de talent qu’on y trouve. Ce talent, je l’ai dit, me fait l’effet d’être voulu, artificiel ; l’application de cette souplesse dans la force qui caractérise M. Jean Richepin. Cet écrivain, qui avait débuté par des poésies osées, d’un cynisme archaïquement rabelaisien, d’un cynisme d’un autre temps et d’un relief sinistrement ou grotesquement pittoresque ; cet impétueux sensuel, qui ailleurs ne comprenait de l’amour que les voluptés et les fureurs, s’est dompté tout à coup jusqu’à exécuter un livre d’analyse et à travailler agilement sur ce métier à dentelles.
Il a dansé sur ce fil d’archal. Qui sait si tout l’art de son livre n’est pas le froid machiavélisme d’un esprit capable de tout dans l’avenir, et qui se tâte et qui s’essaye ? … Je le souhaite, et même je l’espère ; mais à cette heure, quelle est la valeur nette de ce livre de Madame André ? … Les qualités qui manquent le plus dans ce roman, c’est l’attendrissement et le rire. Les Secs n’ont ordinairement ni l’un ni l’autre, et à force de s’être féru de l’idée d’analyse, M. Richepin s’est fait sec. Dans sa Madame André, il relève, sous des formes littéraires à lui, de Chamfort, de Stendhal et de Mérimée, ces yeux qui n’ont jamais pleuré, ces bouches qui n’ont jamais ri ! Le livre de Madame André n’entraîne ni par la nouveauté d’invention, qui n’y est pas, ni par la passion qui y est bien, mais par places, mais plaquée par-dessus l’analyse, comme du rouge plaqué sur du blanc. Ce que j’y vois de mieux, c’est le style, de force à déborder, et qui est endigué. Ici, je reconnais l’écrivain, griffant (l’ancien faucon !) le marbre ou l’argile des réalités. Plume appuyée, mordante, solidement éclatante, même quand elle appuie sur les choses vulgaires, procédant d’habitude par comparaisons plus pratiques que poétiques, mais qui font entrer l’objet comparé dans l’esprit du lecteur comme un coup de cette bûche emmanchée — le marteau des fendeurs de bois — qui enfonce le coin de fer dans le tronc noueux de l’arbre abattu… Vous voyez qu’ici, dans l’homme aux opinions et aux créations antiviriles de ce roman à petite morale, puisqu’elle est vide de Dieu, se retrouve le mâle que nous connaissions. M. Jean Richepin sait se plier aux sinuosités de la réflexion, et même, dans le monde, mettre de la profondeur dans la convenance. Il pourrait donc bien être le dictateur de son propre esprit. Mais s’il l’est, il n’a pas fait encore le livre qu’il faut pour sortir des petits bruits et pour entrer dans le grand bruit, sans tapage, qui s’appelle la gloire. On quitte son livre et on le reprend pour le quitter et le reprendre encore. On ne le lit pas forcément et d’une enfilée. On ne le sable pas. On peut s’arrêter en le buvant… Il n’exerce pas sur nous la tyrannie littéraire du génie, qui est toujours un despote, lui ! Dictateur de son propre esprit, nous demandons à M. Richepin le livre dominateur qui prouvera sa dictature.
Quand nous le donnera-t-il ? …
Madame André (Constitutionnel, 24 février 1879).
Mars↑
Émile Blémont, « Les Livres »,
Le Rappel, 12 mars
1879, p. 3.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
Dans Madame André (librairie Dreyfous), M. Jean Richepin a également choisi pour jeune premier, pour ténor, un petit poëte. Il y a bien du talent dans cette étude ; certaines pages ont un tour original et une saveur piquante. On oublie presque de temps en temps que l'auteur refait un des meilleurs romans de Balzac, Illusions perdues ; et son Lucien Ferdolle ne fait pas trop penser au fameux Lucien de Rubempré. Mme André est le bon génie du rimeur ; elle ne parvient pas cependant à être sympathique. Elle abandonne sa fille unique par trop vivement, après s'être par trop vivement abandonnée elle-même.
L'auteur dit fort bien comment agissent, ces personnages ; mais il oublie souvent de dire pourquoi ils agissent ainsi il appuie où il faudrait glisser et glisse où il faudrait appuyer
Fabrice W. « Livres », La République française,
14 mars 1879, p. 3.
Ce document est extrait du
site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.
Madame André, par Jean Richepin, troisième édition, 1 vol. in-18, Dreyfous.
Quand parurent les premières poésies de M. Richepin, qui ont eu le succès bruyant qu’on se rappelle, il était assez aisé aux connaisseurs de juger qu’il y avait deux parts à faire dans ce succès : celle produite par la surprise des expressions crues dont le lecteur se scandalisait et dont, à tort ou à raison, la dignité publique s’était alarmée, et celle qui revenait au talent de l’auteur, à la souplesse, à l’originalité de sa langue poétique. Personnellement nous pensions que cette dernière était suffisante pour donner tout le succès auquel un livre de vers puisse prétendre ; nous nous disions que l’auteur avait été trop modeste devers lui-même en croyant nécessaire d’attacher à son livre ces banderoles rouge vif pour irriter le public, ce taureau indolent.
Nous avons fait à peu près la même réflexion en lisant Madame André qui est, en prose, un début presque aussi remarquable que la Chanson des Gueux en fut un en vers. Un vétéran du roman n’eût certainement pas plus exactement analysé les lassitudes, les bonheurs calmes ou les phases tourmentées de cette passion du poëte Lucien Ferdolle pour une femme de quatorze ans plus âgée que lui. Dire cette différence d’âge, c’est indiquer toutes les difficultés, tous les écueils du sujet. L’auteur, en les surmontant, a fait preuve d’une précocité rare dans l’art de présenter les faits psychologiques avec adresse, clarté et sang-froid. Nous appuyons sur ces derniers mots, malgré les quelques pages ultra-violentes semées dans le récit, et où l’auteur semble emporté par un fougueux délire, tandis que le choix curieux des mots, le recherché des images prouvent un écrivain qui se possède, un lyrique qui se surveille avec soin. Mettons au nombre de ces pages rutilantes celles où il peint les rêves de convoitise voluptueuse de Lucien, ivre devant une table de baccarat, et encore celles où le poëte, après un succès littéraire, se livre à une orgie d’amour effréné. La tonalité de ces morceaux diffère de la tonalité générale du livre. Un, surtout, fait l’effet d’une grande cavatine païenne dans un oratorio. Nous ne faisons pas fi de ces morceaux-là ; ils ont de l’éclat, du mouvement ; ils sont de l’art. Ce qui nous les gâte seulement, c’est la pensée que l’auteur ait pu les croire nécessaires, malgré leur disparate, au succès de son roman. Eh ! non, la nature complexe de votre poëte étant bien établie, quelques lignes suffisaient pour nous traduire ses impressions, ses emportements en telles circonstances physiques et morales.
Nous regrettons le dénouement ; il met en relief la belle figure de Mme André, mais il est trop cruel pour Lucien. Le jeune homme, malgré tout, nous intéresse plus que la femme. Si ses romans ne sont pas de lui, ses aspirations nobles, son amour de la gloire, son aversion pour le bas métier en littérature, son admiration, sa reconnaissance pour sa maîtresse sont bien de lui : ses retours vers celle qui lui fait une réputation et un nom sans réclamer d’autre prix de sa peine que l’amour, sont accompagnés d’élans qui le rendent on ne peut plus sympathique. Comment, par le fait de vulgaires égoïstes, peut-il un seul instant être entraîné à trahir Madame André ? Comment, ayant vécu de l’âme et de la pensée de cette belle passionnée, peut-il, quand elle n’est plus, vivre de la vulgaire affection de cette poupée bourgeoise à la dot volumineuse, qu’il a consenti à épouser ?
Les personnages secondaires du roman, Nargaud, le paroxiste, Pérignat et Denuizet, les confrères hostiles, Fresson, le prudhomme jeune, l’égoïste féroce, sont pris sur nature. M. Richepin connaît déjà à fond l’art de meubler les second et troisième plans.
Avril↑
F[erdinand] Brunetière, « Revue
littéraire – Madame
André, par M. Jean Richepin », Revue des Deux Mondes, 1er avril 1879, p. 692-698.
« prenez, disait un habile homme, une tempête, un songe, cinq ou six batailles, trois sacrifices, des jeux funèbres, une douzaine de dieux,… et remuez le tout jusqu’à ce que l’on voie mousser l’écume du grand style : » c’est Pope, je crois, qui donne quelque part cette recette pour brasser un poème épique, à moins encore que ce ne soit Jonathan Swift en son savant traité sur l’Art de couler bas en poésie. Que ce soit Swift ou Pope, ou peut-être un troisième, toujours est-il qu’en changeant quelques mots et rajeunissant quelques détails, comme qui dirait en mettant la tempête sous un crâne, on aurait la formule d’un assez bon nombre de nos romans contemporains. Et c’est là pourquoi sans doute, lorsqu’on vient de lire quelques douzaines de romans à la mode, – j’entends romans de haut goût, romans qui se vendent, comme dit M. Zola, – il n’est pas facile de résister à l’exemple du doyen de Saint-Patrick et d’éloigner de soi la tentation d’écrire un traité sur l’art de couler bas dans le roman. Le beau sujet, l’admirable matière, et comme il semble que les noms, que les titres en foule se multiplieraient sous la plume ! Ou si l’on prenait la question plus sérieusement, de plus haut, de plus loin, et que, voulant sonder la profondeur du mal, on essayât de montrer d’abord ce que depuis cinquante ans il a fait de progrès, la triste mais curieuse étude que l’on pourrait tracer de la dégradation des types dans le roman ! La conception de l’amour, d’année presque en année s’abaissant, s’avilissant, se ravalant et ces folles passions d’autrefois devenues dans notre temps une débauche de l’imagination d’abord, puis un bestial appétit des sens, un cas pathologique enfin ; – les Indiana, les Valentine, les Fernande métamorphosées en Emma Bovary, la demi-paysanne, demi-bourgeoise d’Yonville transformée {693} puis en Germinie Lacerteux, et celle-ci descendant à son tour d’un degré dans la personne de Gervaise Coupeau ; – le cadre cependant s’assortissant aux héroïnes, la résignation du lecteur promenée, des poétiques paysages que traçait le pinceau de George Sand, dans la boutique du pharmacien Homais, de ce capharnaüm de village dans les antichambres de la valetaille, et des antichambres de la « crèmerie » dans les « garnis » du boulevard extérieur ou dans les « assommoirs » de barrière ; – et la langue, elle aussi, devenant la complice de ces monstrueuses erreurs du goût contemporain, cette langue française, si claire, si limpide jadis et si pure, entraînant désormais dans son cours l’argot de tous les mauvais lieux qu’elle traverse, déshonorée, salie, boueuse, et de toutes les fanges sur lesquelles on l’a fait passer retenant et respirant l’insupportable odeur ; – n’y aurait-il pas là , dans cette rapide histoire de la décadence et de la corruption d’un genre, un raccourci d’histoire de toute une grande révolution du goût, de la langue et des mœurs ?
L’occasion serait tentante, et d’autant plus que, pour être juste, il conviendrait de reconnaître et de montrer qu’on a dépensé dans cet art de dégrader le roman plus de talent peut-être qu’il n’en eût fallu pour écrire des chefs-d’œuvre. On nous excusera d’y faillir. Les œuvres manqueraient cette année pour nous soutenir. Les maîtres du genre se reposent ; ni M. Flaubert, ni M. de Goncourt, ni M. Zola, ne nous ont rien donné. Sans doute on nous a promis les Frères Zemganno, et Saint-Petersbourg attend impatiemment Nana, mais enfin ni Nana, ni les Frères Zemganno n’ont paru. Et vraiment nous ne voudrions pas jouer le vilain tour à MM. Jean Richepin, Louis Ulbach et Jules Claretie d’étouffer leurs romans sous le poids de cette grosse question.
Faisons la part belle à M. Richepin. M. Richepin a du talent, du talent et de l’originalité. Je ne dirai pas qu’il soit encore quelqu’un, mais il est déjà lui. Poète, il ne s’est pas mis à la remorque de M. Leconte de Lisle ou de M. Sully Prudhomme ; romancier, je constate qu’il ne s’est fait le caudataire de personne et qu’il n’a pas même demandé de lettre-préface à M. Zola : c’est beaucoup. En parlant du romancier, nous aurons des réserves à faire : commençons donc par louer le poète. Il y a deux ou trois ans, M. Richepin débuta par un volume de vers. Il y avait dans la Chanson des Gueux (1) quelques petites drôleries, tout un dictionnaire de langue verte et des refrains canaille ; c’en était assez pour qu’il se fit autour du nom de M. Richepin quelque bruit, voire un commencement de scandale. Tout cela d’ailleurs vivait, débordait de jeunesse et de fougue. M. Richepin trouvait le vin bon, les filles belles et la vie joyeuse. Mais il eût pu dire sans tant de gros mots et sans {694} tant se soucier d’enrichir le vocabulaire de la poésie du langage des halles. Du milieu cependant de ces pièces un peu tapageuses, comme la Ballade du rôdeur des champs ou la Ballade du rôdeur de Paris, quelques pièces se détachaient, comme le Bouc aux enfants, qui faisaient rêver de ces bas-reliefs que les bergers de Virgile sculptaient sur une coupe de hêtre pour leurs Amaryllis.
Sous bois, dans le pré vert dont il a brouté l'herbe,
Un grand bouc est couché, pacifique et superbe.
De ses cornes en pointe, aux noeuds superposés,
La base est forte et large et les bouts sont usés ;
Car le combat jadis était son habitude.
Le poil, soyeux à l'oeil, mais au toucher plus rude,
Noir tout le long du dos, blanc au ventre, à flots fins
Couvre sans les cacher les deux flancs amaigris.
Et les genoux calleux et la jambe tortue,
La croupe en pente abrupte et l'échine pointue,
La barbe raide et blanche et les grands cils des yeux
Et le nez long, font voir que ce bouc est très vieux.
Aussi, connaissant bien que la vieillesse est douce,
Deux petits mendiants s'approchent, sur la mousse,
Du dormeur qui, l'oeil clos, semble ne pas les voir.
Des cornes doucement ils touchent le bout noir.
Puis, bientôt enhardis et certains qu'il sommeille,
Ils lui tirent la barbe en riant. Lui, s'éveille,
Se dresse lentement sur ses jarrets noueux,
Et les regarde rire, et rit presque avec eux.
De feuilles et de fleurs ornant sa tête blanche,
Ils lui mettent un mors taillé dans une branche,
Et chassent devant eux à grands coups de rameau
Le vénérable chef des chèvres du hameau.
Avec les sarments verts d'une vigne sauvage
Ils ajustent au mors des rênes de feuillage.
Puis, non contents, malgré les pointes de ses os,
Ils montent tous les deux à cheval sur son dos,
Et se tiennent aux poils, et de leurs jambes nues
Font sonner les talons sur ses côtes velues.
On entend dans le bois, de plus en plus lointains,
Les voix, les cris peureux, les rires argentins ;
Et l'on voit, quand ils vont passer sous une branche,
Vers la tête du bouc leur tête qui se penche,
Tandis que sous leurs coups et sans presser son pas
Lui va tout doucement pour qu'ils ne tombent pas.
Il ne manquerait à cette pèce que d’être un peu plus courte. Elle eût gagné beaucoup si M. Richepin avait eu l’art de la resserrer en dix-huit ou vingt vers. Mais c’est un art encore qui se perd que celui de resserrer la pensée, de peindre d’un trait, de dire en peu de mots beaucoup de choses. On préfère aujourd’hui l’art de dire avec beaucoup de mots très peu de choses. Nous aurions cité volontiers d’autres fragments ; {695} trois ou quatre pièces par exemple, tout inspirées de ce mépris du bourgeois qui ne messied pas à la jeunesse, d’une belle poésie, d’une langue vigoureuse et saine. Mais il n’est pas facile de citer M. Richepin.
Fort heureusement pour M. Richepin, le bourgeois est bon homme. Il pardonne beaucoup au talent. Aujourd’hui comme jadis, en pleine saison du naturalisme comme aux beaux jours du romantisme, il lui plaît assez d’être battu. On lui dit qu’il n’entend goutte aux choses d’art ni de poésie, il en rit et il achète. On le traite de haut en bas, comme un indigne de dénouer seulement les cordons de souliers du gueux, il s’épanouit la rate et il enlève l’édition. Rien de mieux, mais il faut savoir s’arrêter à propos. Autrement, par excès de haine d’une prétendue convention, il arrive que l’on tombe insensiblement soi-même dans l’artificiel et dans le convenu. C’est-à-dire le vrai, s’il est permis au début, et surtout quand on écrit en vers, d’avoir contre la bêtise humaine de généreux accents d’indignation, il n’est permis ni de vivre longtemps ni de voir beaucoup sans trouver les excellentes, les honnêtes, les respectables raisons des choses dont on se moquait le plus, avec le plus de verve et d’amertume. Pour ne citer qu’un seul exemple, on passera volontiers cette strophe au poète, et vingt autres semblables :
– Ils disent, en se rengorgeant :
« Vous n’êtes pas de ma famille,
Sans-le-sou, voyez mon argent,
Tope, vous n’aurez pas ma fille. »
Mais on pardonnera moins aisément au romancier de n’avoir que des railleries pour cette vertu de l’épargne, si française, garantie de l’indépendance, sauvegarde de la dignité, et qui tant de fois déjà dans notre histoire nationale n’a pas été moins qu’un instrument de patriotisme et de liberté. M. Richepin n’aurait-il pas encore ouvert les yeux à cette évidence ? On serait tenté de le croire quand on sort de lire Madame André (1). Sa prose ne vaut pas ses vers, son roman ne vaut pas sa Chanson.
Lorsqu’on veut donner au lecteur quelque idée d’un roman, d’ordinaire on commence par en débrouiller l’intrigue et l’on ne parle guère qu’en dernier lieu du style et de la manière de l’écrivain. Renversons une fois le procédé. Commençons par étudier ce genre de style. Il n’est pas nouveau, mais il est le genre de toute une jeune école où l’on apprend à écrire d’abord, et plus tard, ou jamais, à penser. Si l’on y fait des vers, ce n’est pas qu’en effet on ait quelque chose à chanter, c’est pour s’exercer au maniement des mots, des rimes et des rythmes, et si l’on écrit un roman, ce n’est pas que l’on ait rencontré sur sa route un {696} personnage de roman, c’est que l’on a de certaines façons de dire à placer et que l’on est maître d’un certain nombre de procédés dont on veut essayer l’effet. Que M. Richepin y prenne garde : en prose comme en vers, tel est le commencement de l’artifice, et c’est ainsi qu’à la longue, ayant débuté par faire de l’art, on finit par faire du métier. Le procédé coutumier de M. Richepin est l’abus de la métaphore. M. Richepin, pour imiter le style dont il se sert, est un outrancier de la synecdoche et un paroxyste de la catachrèse. « C’était, dira-t-il d’un de ses personnages, un merveilleux causeur… Le corps tout en gestes, il jouait ses conversations en cabriolant sur le tremplin des phrases. » Il tracera plus loin un portrait : « Sa femme, vieille fille à la figure enluminée de couperose, faisait penser à un cierge tombé dans de la confiture. » Ou bien encore, parlant d’un roman que son héros vient d’achever, il écrira : « Pour être sûr d’un placement immédiat dans les journaux, ces bouillons Duval du roman, Lucien aurait dû brasser une grosse ratatouille, tandis qu’il avait assaisonné un plat fin qui ne pouvait se servir que dans les revues, ces cabinets particuliers du journalisme. » Passons les figures outrées, les journalistes « embusqués dans les maquis de la petite presse, » laissons les gens de lettres qui « s’ouvrent le crâne pour arracher avec leurs doigts une idée de leur cerveau ; » n’essayons pas de pénétrer l’incompréhensible, ces femmes étranges « à la fois déesses et enfants, incarnations de la nature nimbées d’innocence comme de petites filles. » Évidemment il y a là deux choses : une grande habileté de main, et dans l’avenir, je l’espère, le don de trouver, de créer l’expression. Mais il faudrait, pour que ces qualités eussent vraiment leur prix, que la préoccupation de les produire ne fût pas, comme elle l’est dans Madame André, par trop évidente : il faudrait surtout que ce souci de l’effet et de l’image ne dictât pas au romancier des pages entières aussi complètement étrangères à son sujet qu’au bon goût. A la vérité, si l’on décrit une maladie, rien de plus naturel que de comparer à une bataille la lutte acharnée du médecin contre les approches de la mort. Je ne m’étonnerai donc pas que M. Richepin écrive : « On eût dit une bataille souterraine où la maladie poussait des mines que le docteur contre-minait. » Mais au moins que l’on s’arrête, que l’on ne continue pas, deux pages durant, la description, que l’on ne poursuive pas la métaphore impitoyablement et que l’on ne termine pas sur ces lignes bizarres : « On arrivait au soir de la bataille, quand le retraite se change en déroute, mais aussi quand la victoire se gagne par une charge de cavalerie. Le docteur commanda la charge et lança cette vieille garde des remèdes, les stimulans. La fièvre fut sabrée à coups de toniques, par les éthers, le xérès amontillado au quinquina, le musc, l’esprit de mindererus. En quarante-huit heures on emporta la position. » Des remèdes qui sont une charge de cavalerie, la cavalerie qui {697} devient de l’infanterie, la fièvre qui est sabrée, le malade qui est une position que l’on emporte, c’est le procédé romantique. Voici maintenant le procédé classique, le mauvais procédé classique, celui de Saint-Lambert et de l’abbé Delille. M. Richepin décrit une partie de baccarat. Ne croyez pas qu’il vous fasse grâce d’une carte : « Voici les rois pansus et barbus qui s’avancent, bus qui s’avancent, Alexandre, Charles et David, l’un portant son sceptre, l’autre sa harpe, l’autre son glaive, et le quatrième, César, ne portant rien comme dans la chanson de Marlborough. Et les femmes, fées visibles celles-ci. C’est la subtile Argine, les mains sous sa robe, pourquoi ? Puis Rachel, face de poupée ; Judith la blonde… et la brune dame de pique… » Otez de là quelques plaisanteries vulgaires de parti pris ou quelques expressions brutales de propos délibéré, c’est du pur Delille ou du Pope. Cela est construit, voulu, calculé : rien n’y manque, ni les valets, ni « les piques brutaux, » ni les « cœurs saoûls, » ni les « carreaux féroces, » ni les « dix gras, ni les « trois maigres. » C’est la description de rhétorique dans la splendeur de sa naïveté, la description selon la formule, par énumération des parties, l’épithète accompagnant son substantif, et de ci, de là, par concession à l’esprit moderne, pour toute nouveauté, un placage d’expressions bizarres et de locutions tourmentées. M. Richepin serait digne d’écrire plus simplement et de comprendre cette leçon de Voltaire, que, quand on recherche si curieusement ses mots, on est toujours suspect de manquer d’idées.
Dans un cadre ainsi tracé, M. Richepin ne pouvait guère mettre, en guise de personnages et de caractères, que des abstractions de rhétorique. Au premier abord, comme il y a de l’originalité dans le détail et de la verve dans l’ensemble, on croirait que les personnages de M. Richepin parlent et agissent comme ils doivent agir, comme ils doivent parler. Ce serait une illusion. Ils parlent comme l’auteur a voulu les faire parler ; ils servent, selon l’expression de Diderot, de « sarbacanes » à M. Richepin L’un, Aristide Fresson, n’est inventé que pour étaler en sa personne toute la triomphante sottise avec l’inconsciente férocité de l’égoïsme bourgeois. L’autre, Jacques Nargaud, n’est imaginé que pour soutenir, sous leur forme la plus paradoxale, d’étranges théories littéraires dont on craint par instants que M. Richepin ne soit homme à revendiquer la solidarité. Aussi sont-ils tout d’une pièce, droits et raides, sans articulations ni jointures. Ils jouent un rôle, ils ne vivent pas. Tout au plus le héros du roman est-il de chair et d’os, presque vivant et presque vrai. Lucien Ferdolle est un homme de lettres qui trouve l’inspiration dans l’amour, ou plutôt dans la collaboration d’une sorte de muse. Toute l’intrigue est là, dans cette simplicité d’action, hardiment dégagée de toute complication d’épisodes. Mais à cette muse, {698} pourquoi donc avoir donné cette physionomie charnelle, pourquoi donc à ce poète cette sensualité débordante ? On ne se l’explique guère, à moins que ce ne soit pour esquiver l’analyse et la psychologie de la situation. Puisqu’en effet Lucien Ferdolle n’a jamais rencontré l’inspiration que dans l’amour et puisque, selon la donnée du roman, il finit par trahir la maîtresse et la muse pour épouser bourgeoisement une beauté de Landry-la-Ville, il fallait nous le montrer perdant avec son amour ce qu’il appelait autrefois son talent. Là était le vrai sujet, et M. Richepin l’étrangle en quatre lignes. Il fallait nous le montrer dans son ménage de province essayant de se ressaisir, et, malgré les efforts de son désespoir, ne se retrouvant pas. Il fallait nous montrer au contraire Mme André… mais si je dis bien ce qu’il fallait faire, M. Richepin va m’inviter à récrire le roman. Je n’y aurais nul goût : je n’en ai pas moins le sentiment très net que M. Richepin a passé très près d’une très belle situation sans la traiter, – qu’il avait cependant ce qu’il faut pour la traiter, y ayant, dans Madame André des parties d’observation psychologique très fine et très déliée ; – qu’enfin, s’il a fait défaut cette fois à l’occasion, c’est surtout, c’est seulement peut-être, pour avoir pris son sujet par le dehors, moins préoccupé du fond que de la forme, et puisqu’on a tant fait que de mettre ce mauvais mot à la mode, moins en romancier qu’en « styliste. »
Un autre « styliste, » dans un genre différence, c’est M. Louis Ulbach, l’un des plus féconds, comme on sait, et d’ailleurs l’un des plus irritables de nos romanciers contemporains.
[…]
Émile Zola, « Les Poètes
contemporains », Le
Voltaire, 16 avril 1879, p. 1.
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Paris, janvier 1877.
I
Les romanciers tiennent à cette heure le haut du pavé littéraire. Mais les poètes, pour mener moins de bruit et avoir une place plus restreinte dans la faveur publique, ont ceci d'intéressant qu'ils occupent presque tous des situations nettes, et qu'ils sont faciles à classer. En les étudiant, on étudie le mouvement de la poésie française depuis le commencement du siècle.
Le caractère général des poètes actuels, je parle des poètes qui ont entre trente et quarante ans, est en effet de manquer d'originalité. Tous sont des reflets de leurs aînés ; c'est à peine si quelques-uns ont apporté une note qui leur appartienne. Le romantisme se prolonge démesurément en eux ; ils en restent la queue attardée. On sait quelle évolution s'est produite dans le roman. A la suite de Balzac, les jeunes romanciers se sont lancés dans l'enquête universelle, et chacun d'eux a fait des découvertes pour son compte, en se servant du même outil, l'analyse exacte. Aussi sommes-nous singulièrement loin de Notre-Dame de Paris et des autres romans de la période romantique. Pour des causes qu'il est aisé de dire, la poésie au contraire est restée stationnaire ; nous en sommes toujours au lendemain des Feuilles d'automne et des Orientales.
Qu'on songe un instant au merveilleux éclat que jetèrent à leur apparition les vers de Victor Hugo. C'était comme un épanouissement nouveau dans notre littérature nationale. Le lyrisme nous était inconnu, nous n'avions que les chœurs de Racine et les odes de Jean-Baptiste Rousseau, qui aujourd'hui nous semblent si froids et si guindés. Aussi la secousse reçue par la jeunesse lettrée fut-elle immense, et cette secousse persiste-t-elle encore. Il paraît impossible que d'ici à longtemps aucune plante nouvelle pousse dans notre sol littéraire, à l'ombre du chêne immense que Victor Hugo a planté. Ce chêne du lyrisme romantique étend ses branches à l'infini, mange toute la terre, emplit le ciel, et il n'est pas un poète qui ne soit venu rêver sous lui, et qui n'ait emporté dans l'oreille la musique de ses oiseaux. Fatalement, toutes les voix qui s'essayent répètent cette musique. Il n'y a pas place pour d'autres chants dans l'air. On croirait, depuis quarante ans, que la seule langue poétique est la langue de Victor Hugo. Lorsqu'une époque a reçu une empreinte si profonde, les générations qui suivent en souffrent et font de longs efforts avant de pouvoir se dégager et retrouver le libre usage de leurs facultés créatrices.
C'est uniquement dans la poésie, je le répète, que Victor Hugo règne ainsi en maître souverain. Il est lui-même exclusivement poète lyrique ; c'est là son génie, son titre d'éternelle gloire. D'ailleurs, si la prose a une souplesse qui lui permet de devenir l'outil par excellence de nos civilisations modernes, la poésie est d'essence stationnaire. En dehors des deux formules connues, la formule classique et la formule romantique, on ignore encore ce qu'elle pourrait être. C'est ce qui assure le long règne de Victor Hugo. On ne peut guère revenir aux vers pompeux et froids de la tragédie, on préfère rester dans la fantaisie superbe de l'ode. Et c'est à peine si quelques dissidents cherchent des sentiers, pour s'échapper du cortège qui suit docilement l'auteur de la Légende des siècles.
Cependant, il serait faux de croire que l'influence de Victor Hugo agit seule et avec une autorité incontestée. Alfred de Musset, lui aussi, a des fervents. Je ne parle pas des lecteurs, mais des disciples. On sait quel succès obtinrent les poésies d'Alfred de Musset, il y a une vingtaine d'années, après la mort du poète. De son vivant, il était surtout connu des délicats. Plus tard, ce fut parmi les femmes et les jeunes gens comme une révélation. La vente des Premières poésies et des Poésies nouvelles fut énorme. En province surtout, dans les plus petites villes, il n'y eut pas une jeune femme ni un échappé de collège qui ne possédât ces deux volumes. On comprend quelle dut être la popularité du poète : il répondait à un état d'esprit général, à un besoin de vivre et d'aimer. Les personnes qu'inquiétaient les solennités et les perpétuels grossissements de Victor Hugo, trouvaient dans Alfred de Musset un écho charmant et profond des drames de leur cœur ; et je ne parle point ici du génie si finement français du poète, de son bon sens attendri, ni de ses sanglots si vrais et si simples. Cependant, les disciples furent rares. Victor Hugo, alors en exil, sur le piédestal gigantesque de son rocher de Guernesey, l'emportait. On lisait beaucoup Musset, on l'imitait peu. Ce fut seulement plus tard que des disciples de Musset plantèrent leur drapeau en face de l'étendard des disciples d'Hugo. Aujourd'hui, le champ clos est ouvert.
Un de mes étonnements est l'oubli où, peu à peu, Lamartine semble tomber tout entier. Lui, était venu le premier. Lorsque les Méditations parurent, il sembla qu'une voix descendait du ciel. Véritablement, la poésie romantique date de ce jour. Il était le précurseur, le vrai générateur. Et quel enthousiasme ! Je n'ai qu'à évoquer mes souvenirs de jeunesse pour retrouver la place que Lamartine occupait dans les cœurs. Il y était le bien-aimé, celui avec lequel on rêvait. On admirait Hugo, mais on aimait Lamartine. Il avait pour lui toutes les femmes ; on le laissait même entrer dans les pensionnats et dans les maisons religieuses. Il couchait sous l'oreiller, ouvrait aux âmes les plus honnêtes le ciel des amours idéales. Son nom même, si doux aux lèvres, paraissait être une caresse. On peut dire qu'il a été de moitié dans tous les amours de son temps, car il avait créé une façon de rêver et d'aimer, et les amants de l'époque se servaient de ses vers comme d'interprètes. Eh bien ! c'est cet homme qu'on ne lit presque plus. Lui qui semblait si profondément entré dans le cœur de la nation, il en est sorti en moins de trente ans ; un peu chaque jour, si insensiblement, qu'on éprouve une véritable surprise à constater le fait. J'ignore s'il a conservé la tendresse des toutes jeunes filles, dans les pensions et les familles ; il n'y a pas dix ans, son nom s'était réfugié là, il avait encore des autels dans des coins d'innocence ; mais je soupçonne qu'aujourd'hui il a même perdu ces asiles. Il n'est plus dans les conversations littéraires, je ne lis pas une fois en un mois son nom dans les journaux, ses livres enfin se vendent très mal. Je ne fais que constater, je ne juge pas cette ingratitude du public. D'ailleurs, cet oubli s'explique. La poésie de Lamartine était simplement une musique, une phrase mélodique qui coulait de source. Cela berçait et charmait. Au fond, il n'apportait qu'une plainte, une désespérance résignée, au lendemain du grand bouleversement de la Révolution et des guerres du premier empire. On sent combien cette musique dut toucher les contemporains. Seulement, les temps ont changé, on est entré dans une époque d'action ; aussi n'est-il pas étonnant qu'on ne goûte plus aujourd'hui la rêverie flottante de ses vers. Il est trop loin de nous, trop perdu dans son nuage ; en un mot, il ne correspond plus à notre état d'esprit. De là le silence qui se fait sur son nom et sur ses œuvres. Je ne lui connais pas de disciples.
Voilà donc les trois grands générateurs. Cependant, avant de conclure, je veux dire un mot des autres poètes qui ont jeté un éclat dans la première moitié du siècle. Alfred de Vigny est pour sûr oublié autant que Lamartine. Ses vers, si travaillés et si purs, ne se lisent plus que très peu. On a repris dernièrement à la Comédie-Française son drame de Chatterton et cette reprise a été accueillie d'une façon glaciale ; le drame est en prose, il est vrai, mais je cite le fait comme un simple indice. Nous comprenons difficilement, à cette heure, cette production de 1830, dont les amertumes byroniennes, les mélancolies romantiques, les élans vers un idéal qui n'est plus le nôtre, nous déroutent et nous blessent. J'ajouterai que, d'ailleurs, Alfred de Vigny n'est jamais allé à la foule. On sait que son rêve était de s'enfermer dans une tour d'ivoire ; il s'y est enfermé véritablement, et il y restera.
Je nommerai seulement Auguste Barbier, l'auteur des Iambes qui vit encore, dans un fauteuil de l'Académie. Ce poète, qui eut un éclair de génie dans son existence et qui tomba ensuite à une production médiocre, est un des cas caractéristiques de notre littérature. Beaucoup de personnes s'imaginent que l'auteur de la Curée et de l'Idole est mort depuis longtemps ; et il est mort, en effet, bien qu'Auguste Barbier vive toujours.
Mais un cas plus caractéristique encore est le silence qui s'est fait autour du nom de Béranger. S'il fut un poète populaire, c'est bien celui-là. Dans ma jeunesse, pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe, je me rappelle qu'on chantait ses chansons partout. Sous le second empire, cette mode vieillit, et aujourd'hui elle est complètement passée. Il est évident que cela devait arriver, car les chansons de Béranger ont presque toutes été rimées sur des actualités, et il était fatal qu'elles disparussent avec l'époque qui les avait fait naître. Mais ce qui est plus étonnant, c'est que Béranger n'ait pas laissé d'élèves. Après lui, nous avons eu Pierre Dupont, qui n'a pas duré. Puis, la lignée des chansonniers s'est brusquement interrompue. De nos jours, la chanson est aux mains de vaudevillistes, de faiseurs, qui ne savent même pas l'orthographe. Cela explique la qualité de nos refrains populaires. Toute la bêtise de Paris s'y étale.
Ainsi donc, il n'y a que trois générateurs : Lamartine, Victor Hugo et Musset. Ce sont les trois astres de notre ciel poétique, toute lumière leur est fatalement empruntée. Mais il faut distinguer. Lamartine n'exerce plus aucune influence appréciable, tandis que Victor Hugo continue à être le souverain maître de la jeune génération. La royauté ne lui est disputée que par Musset, qui compte quelques disciples fervents. C'est justement les petits-fils de ces poètes que je veux étudier, ce qui me permettra d'indiquer nettement le mouvement de la poésie en France, pendant ces vingt dernières années.
On remarquera que le romantisme, même avec les disciples de Musset, règne dans l'école. Sans doute, Musset a plaisanté les romantiques, et son scepticisme plein de bon sens le sauvait des ridicules de 1830. Mais il n'en a pas moins respiré les souffles lyriques de cette époque, et aujourd'hui encore les poètes qui procèdent de lui, tiennent quand même et malgré eux à la queue romantique. Peut-on espérer que bientôt une {2} nouvelle formule poétique se développera ? C'est ce que j'examinerai dans la conclusion de cette étude, après avoir constaté les diverses tentatives de poésie moderne que l'on a fait dernièrement.
Emile Zola, « Les Poètes
contemporains », Le
Voltaire, 17 Avril 1879, p. 1.
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II
Mais, avant d'arriver aux poètes de la génération actuelle, il me reste à examiner quelques figures intermédiaires, les enfants directs des chefs de 1830, dont nos poètes d'aujourd'hui ne sont en réalité que les petits-fils. Il faut connaître ces figures, si l'on veut comprendre le mouvement dans son ensemble. Je citerai deux poètes morts, Théophile Gautier et Charles Baudelaire, et deux poètes vivants, M. Théodore de Banville et M. Leconte de Lisle.
J'ai dit qu'il faut voir surtout en eux des intermédiaires, entre les poètes illustres du commencement du siècle et nos poètes contemporains. Cela est d'une justesse absolue. Ils ont eu sur ceux-ci une influence décisive. Nos poètes, en effet, ne procèdent pas directement de la pléiade romantique ; ils ne voient Hugo et Musset qu'à travers Baudelaire et M. Leconte de Lisle. Nous en sommes à la troisième période du romantisme.
Théophile Gautier commença le premier à figer la forme dans un travail d'orfèvrerie. On connaît ses Emaux et Camées, une suite de courtes pièces, taillées comme des pierres précieuses, ayant l'éclat et la transparence cristalline des agates et des améthystes. La pensée n'importait plus, les Orientales étaient dépassées par l'insouciance du fond et le mépris du sens commun. Il s'agissait simplement d'obtenir des bijoux de langue et de rhythme. L'école romantique devait en venir là, à la musique pure, sans paroles. Je dois ajouter pourtant que Théophile Gautier, peintre merveilleux, mais homme d'équilibre en somme, et n'ayant aucune note extrême, n'a jamais exercé une influence souveraine.
Le poète dont l'influence a été considérable, c'est M. Leconte de Lisle. Je parlerai tout à l'heure d'un groupe de jeunes poètes qui, sans oser le déclarer tout haut, le mettent bien au-dessus de Victor Hugo, pour la beauté et la correction de la forme. M. Leconte de Lisle, qui a aujourd'hui cinquante-huit ans, est né à l'île Bourbon. Il a débuté tard, après trente ans. Mais, dans ses premiers recueils, les Poèmes antiques et les Poèmes barbares, il souleva une grande admiration dans la jeunesse lettrée. Sa grande force venait de ce qu'il avait trouvé une attitude. Après les échevèlements du romantisme, la frénésie du lyrisme à outrance, il arrivait en proclamant la beauté supérieure de l'immobilité. Être impassible, ne pas se laisser entamer par la passion, rester à l'état correct et pur d'un marbre devint d'après lui le suprême idéal. Il professa qu'une expression quelconque du visage, joie ou douleur, en déforme les lignes d'une façon hideuse. Dès lors, il rompit avec le moyen âge, il se réfugia surtout en Grèce et dans l'Inde. Ce fut une haine encore plus grande du monde moderne. Victor Hugo souvent daigne rester parmi nous, prendre sur ses genoux des petits enfants, décrire un coin de Paris. M. Leconte de Lisle se croirait déshonoré, s'il s'intéressait à de pareilles actualités. Il vit avec Homère, qu'il a traduit en rétablissant les noms grecs dans leur orthographe ; il est biblique, il connaît à fond les dieux indiens, il se complaît dans les coins les plus obscurs et les plus solennels de l'histoire du monde. Et, comme il est merveilleusement doué du côté de la forme, il a écrit des vers qui ont vraiment une superbe allure. Nous n'avons pas, dans notre langue, des morceaux plus irréprochables ni plus sonores. Quelques pièces, entre autres celle intitulée : Midi, sont prodigieuses de netteté et de largeur. Seulement, M. Leconte de Lisle est souvent illisible, et je dirai tout à l'heure le mal qu'il a fait à notre poésie. Ce n'est pas, il est vrai, le romantisme fulgurant et emporté de Victor Hugo ; c'est un romantisme plus dangereux encore, tournant à la perfection classique, devenant dogmatique, se glaçant pour imposer une formule de beauté parfaite et éternelle.
Baudelaire est, lui aussi, un maître très dangereux. Il a, aujourd'hui encore, une foule d'imitateurs. Sa grande force a été qu'il apportait également une attitude personnelle très accentuée. Il faut voir en lui le romantisme diabolique. M. Leconte de Lisle s'était raidi dans une pose hiératique, il restait à Baudelaire le rôle d'un démoniaque ; et il a cherché le beau dans le mal, il a, selon une expression de Victor Hugo, "créé un frisson nouveau". C'était, au fond, un esprit classique, de travail très laborieux, apportant une monomanie de purisme. Aussi n'a-t-il laissé qu'un recueil de poésies : les Fleurs du mal. Je ne parlerai pas des étrangetés voulues de sa vie ; il avait fini par être la propre victime de ses allures infernales ; il est mort jeune, d'une maladie nerveuse qui lui avait enlevé la mémoire des mots. Au demeurant, il s'est fait dans notre littérature une place à part qu'il gardera. Certaines de ses pièces sont absolument superbes de forme, et j'en connais peu qui soient d'une imagination plus sombre et plus saisissante. On comprend quelle admiration il souleva parmi les jeunes gens, qui aiment les audaces. Après lui, tout un groupe a raffiné sur l'horreur. C'est toujours du romantisme, mais du romantisme aiguisé d'une pointe satanique.
A côté de Baudelaire, je mettrais M. Théodore de Banville, qui est resté un romantique pur. Celui-là est le barde par excellence ; il chante pour le plaisir de chanter. On se le représente avec une lyre comme Apollon, couronné d'étoiles, jetant autour de lui une lueur d'astre. Il prend toutes choses en poète, avec un dédain suprême du réel, ne croyant qu'à la réalité de l'impossible, vivant dans l'azur, se nourrissant de paradoxes et de rimes. Chez lui, l'imitation de Victor Hugo est immédiate. De travail aisé, il a beaucoup produit. Je citerai les Cariatides, les Stalactites, les Occidentales, surtout les Odes Funambulesques, un recueil qui a plus fait à lui seul pour sa réputation que tous les autres réunis. Il s'y est livré à une fantaisie de rhythmes très curieuse, il y a parodié en poète exquis les plus célèbres pièces de Victor Hugo. Ce livre seul suffirait à caractériser son talent, qui est surtout fait de souplesse et d'abondance. On sent chez lui l'amour des vers pour leur musique et leur éclat. La rime a toujours une richesse superbe. La versification ainsi entendue devient un art délicat, très compliqué et très charmant, qui se suffit à lui-même et dehors de l'idée. J'insiste, parce que, tout à l'heure, nous allons voir la grande majorité des poètes contemporains entendre la poésie à la façon de M. de Banville, comme un arrangement savant de syllabes chantant des airs sur des motifs donnés.
Maintenant, j'arrive à la génération actuelle. Nous pouvons constater où le romantisme de Victor Hugo, de Musset et de Lamartine en est arrivé aujourd'hui, après avoir passé par Théophile Gautier et Baudelaire, par MM. Leconte de Lisle et Théodore de Banville.
III
Vers 1860, sous le second Empire, la poésie n'était pas en grand honneur. La vogue des journaux à informations, le succès de la littérature courante et facile, semblaient avoir détrôné les vers pour longtemps. Seule, la Revue des Deux Mondes osait publier de loin en loin un court poème, et encore choisissait-elle le poème le plus incolore et le plus médiocre possible. En un mot, le mouvement poétique, après l'éclat superbe de 1830, paraissait arrêté.
Ce fut alors qu'un groupe de jeunes poètes inconnus commença à se réunir chez M. Xavier de Ricard ; lui-même écrivait et songeait à fonder une Revue. Mais le groupe ne tarda pas à prendre pour lieu de réunion le salon d'un autre poète, M. Catulle Mendès, qui plus tard épousa la fille aînée de Théophile Gautier. M. Mendès arrivait de Bordeaux avec une activité toute méridionale, un besoin de se produire et de produire les autres. Il ne tarda pas à être en quelque sorte le chef de tous les rimeurs de Paris. On se voyait chez lui presque chaque soir, son salon était un refuge ; il y a certainement reçu, pendant dix années, tous les poètes qui ont débarqué de la province. D'ailleurs, ce rôle s'expliquait, M. Mendès ne s'en tenait pas aux théories, il fondait des Revues pour publier les vers du groupe ; sans doute ces Revues ne vivaient pas, on était bien content quand elles duraient six mois ; mais, comme elles se succédaient, la petite armée qui marchait derrière M. Mendès, ne perdait point courage et emboîtait le pas avec conviction. Ajoutez que M. Mendès était un agréable compagnon, très sympathique et très lettré, faisant les vers avec une habileté prodigieuse, et vous vous expliquerez la réelle influence qu'il a exercée sur le mouvement poétique contemporain.
Cependant, ce groupe de poètes avait besoin d'une étiquette. On les baptisa d'abord les Impassibles, faisant allusion à la rigidité marmoréenne de la beauté plastique qu'ils poursuivaient. Mais ce mot ne tint pas, et bientôt ils furent connus sous le nom de Parnassiens. Il faut dire qu'un éditeur, M. Alphonse Lemerre, qui débutait alors, voulut bien publier un recueil de vers intitulé : le Parnasse contemporain, et dans lequel chaque poète du groupe donna une pièce. Ce fut ainsi que l'appellation se trouva consacrée.
Naturellement, ces jeunes poètes faisaient bande à part. Vivant à une époque qui était très hostile à la poésie, se sentant entourés d'indifférence et de railleries, ils devaient se cloîtrer dans le coin où ils se réunissaient, fermer les portes et les fenêtres, faire de la poésie une véritable religion. Fatalement, les pratiques idolâtres, les entêtements de sectaires, les exagérations de fanatiques allaient trouver là un excellent terrain. La persécution appelle la dévotion outrée. Aussi le mouvement poétique qui se déclara eut-il tous les côtés étroits d'une chapelle fermée. Ce n'était plus la belle évolution de 1830 s'accomplissant au grand soleil, au milieu d'une époque folle de poésie ; c'était une conspiration d'illuminés, se reconnaissant à des gestes franc-maçonniques, à des formules bizarres. Comme les fakirs de L'Inde qui s'absorbent dans la contemplation de leur nombril, les Parnassiens passaient des soirées à s'admirer les uns les autres, en se bouchant les yeux et les oreilles, pour ne pas être troublés par le milieu vivant qui les entourait.
[18. April, S. *1] Alors, un nouveau romantisme fut créé, ou plutôt la queue romantique s'allongea d'un nouvel anneau. Victor Hugo, pour le grand public, restait bien toujours le chef indiscuté. Mais, pour les initiés, il n'était vraiment que le chef honoraire. Les Parnassiens avaient adopté le rite plus pompeux et plus correct de M. Leconte de Lisle. Quelques-uns faisaient leurs dévotions à Baudelaire. Tous reconnaissaient la souveraineté de la forme, tous juraient de bannir les émotions humaines de leurs œuvres, comme attentatoires à la majesté des vers. Il fallait être sculptural, sidéral, se placer en dehors des temps et de l'histoire, mettre son génie à trouver des rimes riches et à aligner des hémistiches aussi durs et aussi éclatants que le diamant. Aussi les Parnassiens allèrent-ils choisir leurs sujets dans les époques mythologiques, dans les pays les plus lointains et les moins connus. Chacun d'eux prit une spécialité. Il y en eut qui habitèrent les contrées du Nord, d'autres, l'Orient, quelques-uns, la Grèce ; enfin, d'autres campèrent parmi les étoiles. Pas un, au commencement, ne parut s'apercevoir que Paris existait, qu'il y avait des fiacres et des omnibus dans les rues, que le monde moderne, si puissant et si large, les coudoyait sur les trottoirs.
Avec des théories si étranges, le mouvement que les Parnassiens voulaient déterminer était à l'avance frappé de mort. Ce ne pouvait être là qu'une fleur artificielle qui se fanerait vite, parce qu'elle ne poussait pas dans le terrain de l'époque. Il faudrait avoir assisté aux réunions des Parnassiens pour se douter des ambitions folles et puériles qui les gonflaient. Ils croyaient fermement qu'ils allaient révolutionner les lettres. La vérité est qu'ils n'ont pas tardé à se débander, et qu'aujourd'hui leur groupe n'est plus qu'un souvenir.
Je leur rends justice, d'ailleurs. Ils aimaient la poésie avec une passion très noble, et c'était déjà une chose fort recommandable que de ne pas céder aux succès faciles du journalisme et de s'enfermer pour faire leurs dévotions aux Muses. Leurs pratiques étaient enfantines, dangereuses même ; ils n'en conservaient pas moins le culte de la littérature, au milieu d'un âge qui se précipitait à toutes les jouissances immédiates. D'autre part, on ne saurait leur refuser un don merveilleux, celui de la forme. Ils ont poussé la science des vers à une perfection incroyable. Jamais, à aucune époque, on n'a rimé avec une largeur plus grande. La langue française, sous leurs doigts, a été travaillée comme une matière précieuse. Les plus médiocres sont parvenus à laisser des pièces d'une facture irréprochable.
Je ne puis tous les nommer, mais j'indiquerai les principaux d'entre eux. D'abord, je parlerai de M. Mendès, qui a apporté le talent d'assimilation le plus extraordinaire que je connaisse. Il a fait successivement du Victor Hugo et du Leconte de Lisle, d'une beauté magistrale ; les deux maîtres auraient pu reconnaître et signer ses vers. Malheureusement, l'originalité lui a toujours manqué. Il semble trop intelligent et trop souple. Il n'a pas su trouver une note personnelle, peut-être à cause de son talent de versificateur. Lorsqu'on possède la forme à ce point, lorsqu'on a un si merveilleux doigté du clavier poétique, il arrive qu'on est condamné aux variations sur des airs connus.
Je nommerai ensuite M. Dierx, qui a été jusque dans ces derniers temps, un des fidèles compagnons de M. Mendès. Son bagage de poète est assez considérable. Il plane toujours, et sur des sommets inconnus des hommes. Les moindres idées avec lui, les plus vulgaires et les plus accessibles, s'habillent d'expressions bibliques, s'expriment par des images solennelles et interminables.
M. Anatole France s'est réfugié en Grèce. Le recueil qu'il a publié s'appelle les Noces corinthiennes. C'est un Chénier, moins la grâce. Il croit nous rendre l'antiquité. Je le nomme, parce qu'il représente toute une espèce, celle des romantiques qui ont rompu avec le moyen âge pour inventer une poésie néo-classique, d'une vérité aussi discutable, d'ailleurs que la poésie classique du dix-septième siècle.
M. Verlaine, aujourd'hui disparu, avait débuté avec éclat par les Poèmes saturniens. Celui-là a été une victime de Baudelaire, et l'on dit même qu’il a poussé l'imitation pratique du maître jusqu'à gâter sa vie. Un moment pourtant il s'est posé en rival heureux de M. Coppée, auquel je consacrerai tout à l'heure une étude spéciale. On les suivait l'un et l'autre, on se demandait lequel des deux emporterait la palme.
M. Mallarmé a été et est resté le poète le plus typique du groupe. C'est chez lui que toute la folie de la forme a éclaté. Poursuivi d'une préoccupation constante dans le rhythme et l'arrangement des mots, il a fini par perdre la conscience de la langue écrite. Ses pièces de vers ne contiennent que des mots mis côte à côte, non pour la clarté de la phrase, mais pour l'harmonie du morceau. L'esthétique de M. Mallarmé est de donner la sensation des idées avec des sons et des images. Ce n'est là, en somme, que la théorie des Parnassiens, mais poussée jusqu'à ce point où une cervelle se fêle.
M. José Maria de Heredia a écrit des sonnets d'une beauté de forme incomparable. Les Parnassiens le reconnaissent volontiers entre eux comme celui qui a poussé la facture le plus loin. Son vers est retentissant, les syllabes rendent une sonorité de bronze. On ne saurait tirer d'une langue une musique plus triomphante. Cependant, le poète est peu connu du public, qui demande à la poésie autre chose qu'un bruit de cymbales.
Un autre poète de grand talent, M. Armand Silvestre, se rattache aussi au groupe parnassien. Il a écrit un recueil, la Gloire du souvenir, où il y a de beaux morceaux, dans une forme irréprochable. Je le goûterais davantage, s'il consentait à être plus humain. Mais je constate qu'il a su se dégager de l'école dont je parle et se faire une place à part.
Je citerai encore : M. Mérat, dont les Chimères ont eu du succès ; M. Valade, qui a écrit un volume en collaboration avec M. Mérat ; M. d'Hervilly, un esprit très parisien, qui a refusé de s'enfermer tout entier dans la formule parnassienne ; M. Valabrègue, un Provençal qui a publié quelques jolies pièces très travaillées ; M. Bergerat, le second gendre de Théophile Gautier, dont les Poèmes de la guerre ont été très lus. J'en oublie certainement, car il faut compter chez nous les jeunes poètes par douzaines. Mais, en somme, j'ai suffisamment indiqué quel a été, jusqu'à ces dernières années, le groupe parnassien. On l'a beaucoup plaisanté. Il n'en a pas moins joué un rôle dans notre littérature. Pendant toute une période malheureuse, il a tenu en garde le dépôt sacré de la poésie.
IV
Cependant, dans le groupe des Parnassiens, grandissait un jeune poète, M. François Coppée, qui devait un jour combattre victorieusement par ses œuvres la doctrine de l'impassibilité. C'est ainsi que chaque évolution littéraire porte sa réaction en elle. On aurait singulièrement scandalisé M. Mandés et ses amis, si on leur eût dit alors qu'ils réchauffaient un naturaliste dans leur sein. C'était pourtant la stricte vérité, le romantisme allait être trahi, et par un de ses disciples les plus fervents. M. François Coppée ignorait lui-même encore le rôle prépondérant qu'il était appelé à jouer.
D'ailleurs, il ne faudrait pas croire que les Parnassiens s'entendissent absolument ensemble. Ils se serraient les uns près des autres pour lutter contre l'indifférence publique ; mais, entre eux, ils se déchiraient parfois. Leur théorie esthétique n'était qu'un drapeau qu'ils arboraient pour être vus. Lorsqu'on commença à les plaisanter, tous se défendirent d'être Parnassiens ; et ils revendiquèrent avec assez de raison leurs personnalités, qu'on voulait noyer dans l'ensemble du groupe.
M. François Coppée, qui était né à Paris, en 1842, d'une famille d'origine flamande, fit donc, vers 1864, la connaissance de M. Catulle Mendès. Il entra immédiatement dans le cénacle et ne jura pendant longtemps que par Victor Hugo et M. Leconte de Lisle. Lui aussi se flattait d'être un impassible. Il avait accepté l'uniforme de l'école, dont la devise avait été écrite par M. Catulle Mendès : dans Philomela,
La grande Muse porte un péplum bien sculpté
Et le trouble est banni des âmes qu'elle hante.
...
Pas de sanglots humains dans le chant des poètes.
Le poète alors avait une figure très fine et très intéressante. Il reproduisait d'une façon frappante le profil de Bonaparte jeune. Son père était mort, il vivait avec sa mère et deux sœurs dans une grande gêne. On donnait les détails les plus touchants sur sa vie. Presque au sortir du collège, il avait obtenu un emploi au ministère de la guerre, où il resta plus de dix ans. Maladif, d'une pâleur de cire, il paraissait d'un naturel triste, malgré de brusques gaietés nerveuses qui lui échappaient par moments. On ne sentait pas en lui une grande volonté, et il était facile de prévoir, dès lors, qu'il s'abandonnerait à son génie, qu'il suivrait sa pente sans chercher à se corriger en rien.
Dans le groupe parnassien, on lui accordait une facilité remarquable. M. Catulle Mendés l'avait catéchisé, et du premier coup le jeune poète s'était montré un impassible hors ligne. Je pourrais citer de lui des sonnets d'une forme absolument correcte, que M. Leconte de Lisle ne désavouerait pas. D'autre part, il avait déjà une facture d'une facilité extraordinaire. Lorsqu'on possède ainsi un métier parfait, il est toujours à craindre qu'on ne s'y attarde et qu'on ne s'y noie. Heureusement, M. François Coppée portait en lui un besoin de passion et de larmes auquel il était incapable de résister.
Emile Zola, « Les Poètes
contemporains », Le
Voltaire, 19 Avril 1879, p. 1.
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Cependant, en 1867, – il avait alors vingt-cinq ans, – M. Coppée publia son premier recueil de vers, le Reliquaire. Ce recueil portait cette dédicace : "A mon cher maître Leconte de Lisle, je dédie mes premiers vers." De plus, dans la première pièce intitulée : Prologue, le poète disait dédaigner "la douleur vulgaire qui pousse des cris superflus". C'était là l'étiquette que lui imposaient ses amitiés littéraires. Mais, pour un critique sagace, il était déjà facile de deviner, en lisant le livre, que le poète n'aurait jamais un cœur d'impassible. Des larmes, des plaintes, toute une souffrance humaine imprégnaient les moindres pièces d'un frisson amoureux. On y sentait une âme catholique, élevée dans une famille qui pratiquait sa religion, mais une âme troublée aussi par l'adoration de la femme, une adoration sensuelle préparait au poète de grandes joies, de grandes mélancolies.
Une année plus tard M. Coppée s'affirme tout à fait dans un nouveau recueil : les Intimités. Dès lors, le Parnassien a presque complètement disparu, l'amant seul demeure, un amant que la volupté brise et qui aime avec tous les raffinements des tendresses modernes. C'est là qu'il se compare à un page de douze ans, assis sur un coussin, aux pieds d'une princesse souffrante. On sent par moments que ce sont ses propres amours qu'il nous raconte. Il se plaint, à chaque vers, d'avoir été pris trop jeune par la passion, de mourir d'amour, de goûter à aimer "une mort exquise et lente". Rien ne saurait être plus maladif ni plus charmant. Tout l'amour efféminé et passif de l'époque se trouve résumé dans ces vers.
Mais ce ne fut vraiment qu'après le grand succès du Passant, à l'Odéon, que M. François Coppée rompit avec les Parnassiens. Sur la demande de la tragédienne Agar, il avait écrit un petit acte qu'elle devait jouer une seule fois, à un bénéfice. Or, ce petit acte assura la fortune du poète. Acclamé le premier soir, il est resté comme un bijou littéraire. C'est une simple scène à deux personnages, une conversation d'amour entre la courtisane Sylvia, qui rêve sur le perron de son château, et le chanteur Zanetto, qui passe par hasard dans le parc. On était alors en 1869, à la veille de l'écroulement de l'empire. Toute cette société française, qui avait bafoué la poésie, fut ravie et se grisa en écoutant ces quelques vers. Du coup, M. Coppée fut connu. Les premiers recueils, restés chez le libraire, se vendirent. On le reçut à la cour, l'empereur daigna causer cinq minutes avec lui. Jamais un succès ne fut si prompt.
Naturellement, les Parnassiens voyaient d'un œil inquiet ce compagnon séduire ainsi le public. Je ne les accuse point de jalousie, certes. Je veux dire seulement qu'ils flairaient un faux frère, dans cet amoureux dont la chair frémissait avec de pareils cris de tendresse. Sylvia et Zanetto leur semblaient beaucoup trop humains. D'ailleurs, l'abîme devait se creuser de plus en plus. M. François Coppée, jetant tous les voiles, en était arrivé à s'intéresser à la vie moderne, aux humbles personnages qu'il coudoyait tous les jours. La scission était complète, le groupe de M. Catulle Mendès n'avait plus qu'à pleurer cette trahison. Ils s'en vengèrent en traitant M. Coppée de bourgeois. Je rappellerai ici la pièce de vers qui ameuta les Parnassiens et même une partie du public. Cette pièce, qui se trouve dans le recueil des Humbles, est intitulée : le Petit Epicier. Elle est restée, jusqu'à ce jour, le drapeau du naturalisme en poésie ; en la lisant, on est loin de la Charogne de Baudelaire, et des vers bibliques de M. Leconte de Lisle. C'est là une note nouvelle, un écho du roman contemporain. Et l'on aurait tort de croire que la tentative était facile à faire. On ne saurait s'imaginer quelle somme de difficultés vaincues il y a dans cette pièce. Il fallait l'outil si souple et si simple de M. Coppée pour réussir. Rien n'est plus malaisé que d'employer dans nos vers français, les mots d'un usage courant ; la pompe classique et le lyrisme romantique nous ont habitués à une langue poétique particulière, dont les poètes ne peuvent guère sortir, sans risquer le ridicule.
Selon moi, ce qui distingue M. Coppée, c'est justement le merveilleux outil qu'il emploie. On dirait qu'il n'a passé par le groupe parnassien que pour exercer sa forme et la rompre à toutes les difficultés. Il est le seul qu'aucun mot n'embarrasse ; il fait tout entrer dans son vers. Il a des trouvailles de simplicité adorables, il descend sans platitude aux détails réputés jusqu'ici les moins poétiques.
Sans doute, je voudrais lui voir un peu plus d'énergie et de virilité. Ce qui lui manque, c'est la force. Il s'est trop longtemps oublié dans les plaintes amoureuses, dans des tendresses souffrantes, dont il paraît être sorti épuisé. Je sais bien que les poètes aiment à laisser croire que les femmes ont bu leur vie. Aussi ne veux-je pas conclure. M. Coppée travaille avec facilité, et je crois pouvoir dire qu'il rêve quelque grand poème moderne, où il tâcherait de faire tenir toute la vie actuelle. Lui seul, en ce moment, peut conduire une pareille entreprise à bonne fin. Il est maître de son métier, il n'a qu'à vouloir.
Je n'ai pas cité toutes les œuvres de M. Coppée. Il n'a guère que trente-six ans et il a publié plus de dix mille vers. Aux recueils que j'ai déjà nommés, il faut joindre les Poèmes modernes, le Cahier rouge, Olivier, poème, et des pièces détachées : la Grève des forgerons, Plus de sang, etc. Au théâtre, le Passant a été son seul grand succès. D'autres pièces, les Deux Douleurs, l'Abandonnée, le Rendez-vous, n'ont pas réussi. Pourtant, l'année dernière, au Théâtre-Français, on a vivement applaudi un acte : le Luthier de Crémone.
V
La dissidence de M. Coppée ne suffisait pas. D'autres poètes allaient affirmer la passion et la vie, des poètes grandis en dehors du groupe parnassien, inconnus hier et déjà célèbres aujourd'hui. Je nommerai surtout M. Maurice Bouchor et M. Jean Richepin.
C'est en 1874 qu'a paru le premier recueil de vers de M. Maurice Bouchor. Un artiste de la Comédie-Française récita à l'éditeur Georges Charpentier quelques pièces d'une facture charmante et facile, qui frappèrent beaucoup celui-ci. L'artiste apporta d'autres pièces, finit par fournir la matière d'un volume, et nomma l'auteur, un tout jeune homme qui n'avait pas vingt ans. Personne ne connaissait encore M. Bouchor ; je crois même qu'il n'avait pas donné un seul vers aux journaux ; en tout cas, il était profondément ignoré. Le volume fut mis en vente, et du jour au lendemain M. Bouchor était connu.
Ce prompt succès est aisé à expliquer. Le nouveau poète, au milieu des imitateurs de M. Leconte de Lisle, parmi ces rimeurs glacés qui se faisaient honneur de ne pas rire et de ne pas pleurer, apportait son cœur grand ouvert, riait et pleurait en montrant ses passions saignantes. On entendait enfin un homme, on sentait un frère, on échappait à l'ennui solennel de ces ciseleurs de pierres précieuses. M. Bouchor tenait surtout de Musset. En face de l'école triomphante de Victor Hugo, il continuait la tradition française, Régnier, La Fontaine, Musset. Et il avait le charmant débraillé du poète des Nuits, il rimait au petit bonheur, il buvait et mêlait des larmes d'amour à son vin. Le titre même de son premier recueil fut une trouvaille.
J'ai dit que M. Bouchor n'avait pas vingt ans. Il en a au plus vingt-trois aujourd'hui. C'est un grand garçon d'allure anglaise, qui appartient à une riche famille. Il vagabonde, presque toujours en voyage. Il affecte des vices qu'il n'a pas ; mais c'est là une forfanterie de jeunesse qui passera avec l'âge. Sa grande passion est Shakespeare. Au fond, je lui soupçonne une médiocre tendresse pour le monde moderne. Il ne faut voir, je crois, dans ses vers libres que la réaction d'un fantaisiste, amoureux avant tout de la vie. L'inquiétant, c'est qu'il a une grande facilité. Il fait, dit-on, ses vers un peu partout, excepté dans un cabinet de travail. L'abondance est à craindre à son âge. Son second volume : les Poèmes de l'amour et de la mer, a été moins bien accueilli.
Plus récemment encore, l'année dernière, un recueil de vers fit aussi un grand bruit. On connaissait déjà l'auteur, M. Jean Richepin, comme journaliste et comme prosateur. Mais on ne s'attendait pas à la verdeur de sa muse, et le scandale fut tel, que le parquet s'émut et saisit son livre. Il y eut jugement, quelques pièces durent disparaître ; seulement, la vente du livre doubla. Ce livre, la Chanson des gueux est, en somme, très remarquable. Le poète s'y affirme comme un réaliste audacieux, qui ne mâche pas les mots crus, et qui appelle les choses laides par leurs noms. Certains morceaux sont même entièrement écrits en argot. Je dois dire que ce sont ceux qui me plaisent le moins. Il me semble que M. Richepin fait un effort trop visible pour s'encanailler. Quand on peint le peuple, il faut surtout de la bonhomie. Rien n'est criard comme une note tapageuse, placée dans un tableau dont toutes les parties ne sont pas équilibrées. On sent que les détails canailles, chez M. Richepin, ne sont pas vécus, qu'il les a plantés là pour faire de l'effet. Les peintres ont une expression qui exprime nettement la chose : c'est fait de chic, c'est une fantaisie qui joue la nature, mais qui n'a pas été copiée sur elle.
Le grand danger est là. Dans le mouvement naturaliste qui s'opère, en prend trop souvent l'audace pour la vérité. Une note crue n'est pas quand même une note vraie. Il faut au contraire un grand talent pour garder de la mesure et de l'harmonie, lorsqu'on descend à la peinture des classes d'en bas. Ainsi, M. Richepin, qui se pose en réaliste, me paraît être romantique plus encore. Ses gueux sont des gueux de Callot, et non des gueux contemporains, tels qu'on en rencontre dans les coins noirs de Paris. Cela vient de ce qu'il a forcé les ombres et les lumières de ses figures, de ce qu'il ne s'est pas asservi à une analyse patiente de ses modèles.
Au fond, chez M. Richepin, l'imitation de Baudelaire est très visible. Il diffère de Baudelaire en ce qu'il est moins puriste et qu'il risque tout. D'autre part, il est plus bruyant, d'une ivresse bavarde et gasconne. J'aimerais mieux, je le répète, un souci de la note juste. On s'en tire toujours, lorsqu'au bout d'une strophe on plante le plumet du lyrisme.
Emile Zola, « Les Poètes
contemporains », Le
Voltaire, 20 Avril 1879, p. 1.
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Certes, je n'en reconnais pas moins le grand talent de M. Richepin. Son recueil est très curieux et rendra le service d'habituer le public aux audaces. Jusqu'à ce jour, on n'a point fait de tentative plus risquée. Le poète est très jeune, et il a tout le temps de comprendre que, lorsqu'on a l'amour du monde moderne, il faut avoir la patience de l'étudier avant de le peindre. En tout cas, nous voilà bien loin des Parnassiens. C'est évidemment une nouvelle évolution poétique qui commence.
D'ailleurs, certains symptômes ne sauraient mentir. M. Maurice Bouchor et M. Jean Richepin se connaissent et font bande à part ; je pourrais encore nommer M. Paul Bourget, un de leurs compagnons, qui vient de terminer un grand poème moderne. Il y a donc là un groupe en formation. Mais ce n'est point tout. D'autres poètes poussent isolément. En parcourant les rares journaux littéraires qui publient des vers, je lis parfois des pièces très caractéristiques, annonçant une tendance naturaliste chez beaucoup de débutants. C'est ainsi que je parlerai du poème d'un jeune homme, M. Guy de Maupassant. Ce poème, intitulé : Au bord de l'eau, est simplement l'histoire des amours d'une blanchisseuse, rencontrée un soir par un jeune homme, et qui épuise son amant sous ses baisers. La donnée est un peu risquée, mais j'ai rarement vu un tableau plus magistral et d'une vérité plus vraie.
Qui ne comprend que la réalité apporte aux poètes une poésie nouvelle ? Un poète naîtra qui dégagera du milieu moderne une formule poétique d'une très grande largeur. Une blanchisseuse se rendant au lavoir, un jardin public empli de promeneurs, une forge retentissant du bruit des marteaux, un départ en chemin de fer, un marché même avec la vie grouillante des vendeuses, tout ce qui vit, tout ce qui nous entoure, peut être porté dans les vers et y prendre un charme très grand. Pour accomplir cette évolution, il suffit qu'un poète de génie invente la nouvelle langue poétique. L'obstacle est la forme à trouver. Aujourd'hui, on n'ose pas encore risquer certains sujets. M. Coppée reste timide, et M. Richepin est trop hardi. C'est une harmonie à régler.
VI
On peut prévoir déjà quelle sera ma conclusion. Mais, avant de la donner, il me reste à parler de deux poètes qu'il ne m'a pas été permis de faire entrer dans ma classification. Il s'agit de M. Alphonse Daudet et de M. Sully-Prudhomme.
Tous deux ont grandi à part ; on ne saurait les rattacher à aucun groupe. Je dois ajouter, pour M. Daudet, qu'il ne fait plus de vers depuis longtemps. Il rimait, et d'une façon fort aimable, lorsqu'il courait encore la bohème, dans le printemps de son âge. On sait quelle place il a su se faire depuis cette époque, déjà lointaine. Il a commencé par des contes délicieux ; il a continué par des romans, dans lesquels il a de plus en plus élargi son cadre ; enfin, il en est arrivé à son dernier volume, le Nabab, l'œuvre la plus forte qui soit sortie de sa plume, et qui est une étude parisienne d'une grande largeur. Aujourd'hui, le romancier écrase le poète.
Mais M. Daudet, je le sais, aime à se rappeler le poète qu'il a été. Sans doute, sa place dans la poésie contemporaine est modeste, et ce n'est pas moi qui me plaindrai de le voir s'enfermer dans la prose. Mais il n'en a pas moins été un poète très fin, très délicat, et il mérite, en somme, qu'on ne l'oublie pas.
A cette époque, il marchait en pleine fantaisie. L'amour du Paris moderne, des tableaux de la vie contemporaine, ne l'avait pas encore pris tout entier. Il rêvait aux étoiles, buvait de la rosée, se montrait tendre pour les fleurs et les papillons. Tout frais débarqué de la Provence, avec un rayon de soleil dans les yeux, il n'avait certes pas deux idées esthétiques dans la tête. La note attendrie surtout lui plaisait. Il aimait les vers trempés d'une larme et d'un sourire. On n'aurait pas trouvé en lui une seule des poses olympiennes des Parnassiens, pas plus qu'il ne se serait laissé aller aux crudités et aux joyeuses soûleries de MM. Richepin et Bouchor. Il jouait d'une flûte aux sons purs et un peu grêles, qui lui appartenait bien en propre.
D'ailleurs, il n'a pas écrit plus d'un millier de vers. Il les a tous réunis sous le titre général : les Amoureuses. Même, pour compléter le volume, on a dû ajouter quelques contes en prose. Les titres des pièces diront suffisamment le caractère tout fantaisiste de ce recueil : la Vierge à la crèche, les Bottines, Clairette, le Rouge-gorge, les Aventures d'un papillon et d'une bête à bon Dieu. Mais il y a surtout une pièce qui est célèbre. Je veux parler des Prunes, une suite de triolets que des comédiens ont dits certainement dans tous les salons de Paris. Cette pièce est charmante, et pour connaître M. Daudet poète, il suffit de la lire.
M. Sully-Prudhomme est d'un tempérament tout opposé. On fait un grand cas de lui, il est regardé comme le poète le plus remarquable que nous ayons eu depuis Baudelaire et M. Leconte de Lisle. Seulement, comme il n'appartient à aucune chapelle littéraire, il n'a point la célébrité qu'il mérite. Ce qui le caractérise surtout, c'est une préoccupation des grands problèmes philosophiques. Plus il va, et plus il avance dans l'abstraction, plus il entre dans les formules métaphysiques. De la poésie il tend à la philosophie.
Certes, c'est là une marche périlleuse. On sait combien la philosophie s'accommode mal des images, ou plutôt combien elle prête peu aux images. Aussi les vers de M. Sully-Prudhomme, si solides et si forts, deviennent-ils plus nus et de couleur plus sévère, à mesure que la tension de son esprit est plus grande. On lui reproche donc de nuire au magnifique poète qu'il y a en lui. Mais si, en effet, ses derniers vers sentent l'effort, pour arriver à exprimer des idées qui sont à peu près intraduisibles en poésie, il faut ajouter qu'il y a eu un moment d'une maturité splendide dans son talent. Son besoin de précision, son esprit tourné vers les études graves, ont donné à quelques-unes de ses pièces une solidité incomparable, une correction inconnue depuis notre période classique. Personne mieux que lui n'a enfermé une pensée simple et saisissante dans la forme difficile et compliquée d'un sonnet. Il ne cherche pas l'éclat, le lyrisme, l'imprévu des couleurs étranges et des rimes riches ; il lui suffit de mettre son idée dans une lumière éclatante, si bien qu'on ne saurait plus l'oublier. Dans ce genre, son chef-d'œuvre est la pièce intitulée : le Vase brisé. Ce sont des strophes célèbres entre toutes, que chacun sait par cœur, et qui donnent une idée exacte de la manière de M. Sully-Prudhomme.
Il est fâcheux, sans doute, que M. Sully-Prudhomme se perde dans des recherches, dans des efforts où il compromet son don de poète. Mais je suis très frappé de l'obsession que produisent en lui les idées philosophiques, et je vois là le travail sourd de l'esprit moderne. Il ne faut point s'y tromper, la poésie aura un jour à compter avec la science ; j'oserai même dire que la grande poésie de ce siècle, c'est la science, avec son épanouissement merveilleux de découvertes, sa conquête de la matière, les ailes qu'elle donne à l'homme pour quintupler son activité. M. Sully-Prudhomme est donc pour moi le poète touché par la science, et qui en meurt. Il s'agite en pleine évolution naturaliste.
Ai-je besoin de conclure, maintenant ? J'ai montré le romantisme triomphant. Nous en avons encore pour cent ans, avant de nous débarrasser complètement de cette lèpre, qui s'est attachée à notre littérature et qui a dévoyé notre génie national. Jusqu'à ce jour, ce sont les disciples de Victor Hugo qui tiennent le haut du pavé, les disciples immédiats, tels que Gautier et Baudelaire, MM. de Banville et Leconte de Lisle, et les disciples de deuxième main tels que M. Catulle Mendès et tous les jeunes poètes qui se sont groupés autour de lui. Il est vrai que l'influence de Musset semble vouloir s'étendre aujourd'hui et que M. Bouchor est en train d'opposer un nouveau groupe au groupe parnassien. Il y a là une réaction fatale des poètes passionnistes contre les poètes impassibles. Mais, comme je l'ai dit, ce ne sera qu'une autre forme de la queue romantique. Notre époque continuera à copier 1830. M. Coppée reste malheureusement trop à l'écart du mouvement naturaliste ; son outil poétique paraît trop délicat pour la grosse et lourde besogne qu'il y aurait à faire. D'un autre côté, M. Richepin n'est guère bon qu'à effrayer les bourgeois, avec ses crudités inutiles et ses poèmes modernes violemment éclairés à la Rembrandt. L'homme attendu ne semble pas né.
En poésie, aucun véritable créateur ne s'est produit depuis Lamartine, Hugo et Musset. Tous nos poètes, sans exception, vivent sur ces trois ancêtres. On n'a rien inventé en dehors d'eux. Il y a là un fait qu'il faut constater. C'est pourquoi j'imagine que le grand poète de demain devra commencer par faire table rase de toutes les esthétiques qui courent les rues à cette heure. Je crois qu'il sera profondément moderne, qu'il apportera la note naturaliste dans toute son intensité. Il exprimera notre monde, grâce à une langue nouvelle qu'il créera. Et j'espère qu'il ne tardera pas [20. April, S. *2] à venir, car les efforts tentés par les jeunes poètes actuels pour se dégager des formes connues montrent tout le travail sourd qui s'accomplit. Nous voyons là les précurseurs ; peut-être le maître est-il parmi eux, encore ignoré.