1881
Janvier↑
Ch . de T., « Petits Echos »,
Gil Blas, 8 janvier
1881, p. 4.
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Dimanche 9 janvier, à 2 heures 1/2, Coquelin cadet fera une conférence sur le monologue moderne, en matinée, à la salle du boulevard des Capucines. L'original comédien récitera des monologues de MM. Jean Richepin, Grenet-Dancourt, Pirouette et Charles Cros.
Anonyme, « Le Salon du
maître », Gil Blas,
12 janvier 1881, p. 1.
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Que de personnages encore, parmi ce Tout-Paris intellectuel qui vient chez Victor Hugo rendre hommage au génie, nous resteraient à signaler !
Voici d'abord ERNEST RENAN. L'auteur de la Vie de Jésus ressemble un peu aux animaux en baudruche qu'en voit pendus passage de l'Opéra. Mais quel causeur captivant, érudit et subtil ! Ne vient jamais sans MADAME RENAN, la bonté et l'esprit mêmes. Aime tant son mari qu'elle lui ressemble un peu — en mieux bien entendu.
Le comte LÉOPOLD HUGO. Neveu du poète. Un savant. Porte plusieurs pince-nez bleus superposés. A la manie de raconter les nouvelles à la main des journaux de 1845 et de faire des calembours.
JEAN RICHEPIN. On n'aperçoit, il est vrai, chez le Maître, qu'à de rares intervalles, sa belle tête de Lucius Verus. Doué d'une mémoire curieuse. A retenu immédiatement trente vers inédits que Victor Hugo récitait un soir.
[…]
Février↑
Mora « Notes en mi bémol », Gil Blas, 8 février 1881,
p. 1.
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Vous pourriez aussi effleurer ce pauvre diable extasié qu'esquissait, l'autre jour, Richepin de sa pointe mordante, l'« amateur de mollets » qui, pour pouvoir lire toujours son poème de chair, souhaite comme un vulgaire marchand de parapluies des averses éternisées et des boues imbalayables.
Christian de Trogoff,
« Courrier des théâtres », Gil Blas, 22 février 1881, p. 3.
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Mardi 22 février, notre collaborateur Jean Richepin fera une conférence, à la salle des Capucines, sur son livre de poésies : la Chanson des Gueux.
Le conférencier parlera de la nouvelle préface qu'il a mise en tête de son volume ; il fera connaître au public les pièces inédites de son œuvre, et il fera l'historique de la condamnation incroyable que lui ont value les Gueux, pour outrage aux mœurs (! ! !)
La séance promet d'être très intéressante.
The Devil, « Tablettes
parisiennes », Le
Globe, 23 février 1881, p. 3.
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Salle des Conférences. — M. Jean Richepin : La Chanson des Gueux.
L’événement du jour est l’apparition, aux vitrines des libraires de l’édition définitive de la Chanson des Gueux, de M. Jean Richepin. Jean Richepin ! ce nom tonna, il y a quatre ans, comme une fanfare au milieu du vacarme assourdissant provoqué par sa première œuvre. Inconnu la veille, il s’imposait le lendemain a l’oreille de tous les Parisiens qui, depuis, ne l’ont point oublié. C’est qu’il a grandi d’année en année et qu’on salue aujourd'hui dans celui qui le porte un des maîtres de la chronique, un des meilleurs écrivains de la jeune génération.
Arrivé rapidement à la réputation, M. Richepin a pris à cœur de réhabiliter l'œuvre qui l’avait signalé au public en le privant de ses droits politiques. De là l’édition nouvelle avec sa préface étincelante comme une page de Théophile Gautier ; de là aussi la conférence qu’il faisait hier à la salle du boulevard des Capucines.
A huit heures et demie, M. Jean Richepin prenait place à la tribune, salué par les applaudissements d’un auditoire de choix, où s'étaient pourtant perdue quelques étrangers et quelques étrangères qui seraient fort embarrassés sans doute à cette heure de dire ce qu'ils pensent des Gueux. Vous peindrai-je l’orateur, un fort beau garçon, ma foi ! Non. Vous achèterez le livre. Il est orné d'une remarquable eau-forte de Liphart, plus expressive et plus fine que ma plume ne pourrait l’être. Après avoir avalé le tiers du verre d’eau qu’une administration généreuse lui avait offert, — sacrifice méritoire pour un poète qui a maudit notre ami Bourget, coupable de l’avoir privé de vin à déjeuner, — M Richepin a tenu à ses auditeurs à peu près le petit discours qu’on va lire. Il ne diffère de l’original que par le tour, l’esprit et la diction ; en comme, par ce qui en faisait le charme. A cela près, il est fidèle.
« Mesdames et Messieurs, Ce n'est pas sans un certain sentiment de honte que je prends ici la parole. Il y a quatre ans, malgré, l’émotion inséparable d’un premier début, j’aurais eu plus de courage. C’est qu’alors je me croyais un homme valant à peu près autant que vous, messieurs ; et j’ose le dire, à peu près autant que vous, mesdames, malgré, toutes les qualités charmantes dont vous êtes douces. Alors, j'étais un citoyen, j’avais le droit de déposer un petit carré de papier blanc dans une boite également blanche, décorée pour la circonstance du beau nom d’urne électorale. Alors aussi, ayant le droit de me faire représenter, j’avais le droit d’être représentant moi-même, puis qu'on France tout électeur a en lui l’étoffe d’un député, comme tout soldat porte dans sa giberne le bâton du maréchal de France. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. Bien que je n’ai pas l’air d’un repris de justice ou d'un confrère de Jean Hiroux, j’ai été condamné à trente jours de prison, que j’ai bel et bien faits, et je suis privé pour le restant de mes jours de mes droits politiques. La devise Liberté, Égalité, Fraternité n’est donc plus faite pour moi. Liberté ! on m’en a privé pendant un mois ! Égalité ! Fraternité ! Je ne puis me considérer ni comme l’égal, ni comme le frère de ceux qui me sont supérieurs par leurs droits. Je veux cependant vous conter mon histoire et celle de mon livre.
C’était en 1876. J’avais publié la Chanson des Gueux, et, par une bonne fortune dont je me réjouissais à bon droit, avec mon éditeur, parce qu’elle est rare pour un volume de vers, l’édition avait été enlevée en trois semaines. Ce succès était d’un bon augure, et aussi ces trois semaines écoulées semblaient nous mettre à l’abri des susceptibilités du parquet que certains mots crus, certaines audaces de style qui seraient de bien petite bière à côté de ce qu’on imprime aujourd’hui, pouvaient, disait-on, éveiller. Mais un concert de clabanderies contre mon œuvre s’éleva soudain dans la presse. J’avais fait, à en croire certains de nos confrères, un mauvais livre et une mauvaise action. Pour ceux-ci j’avais fait l’apologie de l’ivrognerie ; pour ceux-là, j’avais calomnié le peuple. Les uns et les autres étaient dans l’erreur. J’avais peint ce que j’avais vu ; des gueux, pas davantage. Cependant, ce vacarme éveilla la justice ; le livre fut saisi chez le brocheur et chez le libraire, et je reçus un matin un petit papier qui m’appelait chez le juge d’instruction. Si je vous raconte mon entretien avec cet honorable magistrat, c’est que j’ai complètement oublié son nom.
Je dirai tout d’abord (M. Richepin met la main sur son cœur) que je vénère profondément la magistrature. Mais ce juge, ayant l’habitude d’interroger des individus qui renâclaient devant l’accusation, crut devoir employer à mon égard les mêmes procédés.
— Êtes-vous bien l'auteur de la Chanson des Gueux ?
— Sans doute.
— Quel âge avez-vous ?
— Je suis né en 1849.
— Pardon, reprit le juge avec un petit air fin qui prétendait me troubler, je vous demande votre âge.
— Né en 1849, vivant en 1876, il me semble que cela me donne 27 ans. — Bien, dit-il avec un air de plus en plus fin. En quelle année êtes-vous né ?
— En 1849 (j’avoue que je commençais à perdre le respect de la magistrature, persuadé que le juge me montait une scie et je voulus y répondre par une scie du même genre).
— Quel est le nom de votre père ?
— Richepin.
— Quel est le nom de votre mère ?
— Mme Richepin.
— Pardon, je vous demande le nom qu’elle portait étant demoiselle.
— A cette époque, Monsieur, je n’avais point encore l’honneur de la connaître.
Voilà une partie de ce ridicule interrogatoire que le greffier n’a point noté.
Il me semblait difficile qu’une pareille fumisterie put aboutir à une poursuite, et j’étais à Guernesey quand une dépêche m’appela sans retard à Paris. J’arrivai le samedi matin pour être jugé dans l’après-midi. Je pris place au tribunal sur un banc ou avaient passé avant moi trois ivrognes récalcitrants et quelques-uns de ces aimables filous qui font le mouchoir de leurs contemporains. Le président recommença les questions que m’avait posées le juge d'instruction. J’allais y répondre quand mon éditeur, me tirant par le pan de mon habit, me dit tout bas ; « Taisez-vous, ou vous en avez pour six mois, et mon amende est doublée. » Il avait raison, en fait, et cependant je regrettai d'avoir dit ; « Je m’en rapporte à ce que dira mon avocat, » car cela me valut d’entendre le plus étrange plaidoyer qu’on puisse imaginer.
Mon avocat, — je ne voudrais pas lui faire de peine, car il parait que son discours fut excellent selon ses confrères, — mon avocat se leva, gesticula avec force et partit tout d’un trait : « Eh ! messieurs, imaginez un jeune homme arrivant à Paris, rêvant la gloire de Victor Hugo et de Musset. Les portes des journaux lui sont fermées, malgré son talent ; les portes des théâtres lui sont aussi fermées... elles le sont pour tout le monde. Alors, ce jeune homme, qui ne trouve ni la gloire ni la fortune, ni même le morceau de pain qui lui est nécessaire, ce jeune homme s’enferme un soir dans sa chambre, et se dit : « Ça ne peut pas durer plus longtemps comme ça. » Il s’enferme, il écrit, les vers filent sous sa plume. Il ne s'occupe guère si les mots sont crus ou obscènes. Il va toujours et voilà comment il produit les 4,000 vers de la Chanson des gueux. » Voilà ma défense. J’ai été défendu comme si j’avais volé un pain.
***
Après ce remarquable plaidoyer, les trois juges se penchèrent l’un vers l’autre : ils firent niam ! niam ! pendant une minute et de ce long colloque il résulta un jugement de six grandes pages qui me condamnait à un mois de prison. Je fis ces trente jours de captivité à Sainte-Pélagie, où je passai mon temps à écrire Les morts bizarres. J’avais en un moment l’idée de composer immédiatement un plaidoyer. Je préférai me laisser le loisir de la réflexion. Ce loisir a duré quatre ans, et mon plaidoyer est la préface de mon édition nouvelle. (Nous en donnerons demain quelques extraits.)
Après ma préface, que je vous remercie d’applaudir, je vous lirai quelques-uns de mes poèmes, non pascaux que la justice a supprimés, ceux-là ne pourront être rétablis que par la contrefaçon belge, mais quelques-uns de ceux qui donnent une idée des trois parties de mon livre : Les gueux des champs, Les gueux de Paris et Nous autres gueux. Les gueux vivent en dehors de la société ; peu sympathiques, souvent par la nature même de leur vie et les moyens qui la soutiennent, mais intéressants par leurs qualités et même par leurs vices.
M. Richepin a lu, comme il sait lire, trois pièces tirées des Gueux des champs, le Bouc aux enfants, Nativité, un Vieux lapin et trois pièces des Gueux de Paris, la Neige est drôle, la Neige est triste, la Neige est blanche. Puis, à propos des Gueux de Paris, il a fait un tableau intéressant de la bohème telle qu’elle est, moins poétique que celle de Murger, moins stérile que celle de Jules Vallès, mais riche d’espérances, féconde en talents qui arrivent à maturité, malgré toutes les victimes qu’elle sème sur sa route. Il nous faudrait trop d’espace encore pour reproduire cette éloquente partie de sa conférence et nous devons terminer en répétant que le succès de l’orateur et du poète a été complet. M. Richepin nous doit une conférence nouvelle où il nous racontera en détail la vie de bohème en ces dernières années et interprétera quelques-uns de ces poèmes en argot qu’il n’a pas voulu lire hier. Dans quelques jours, tout Paris aura lu son livre, tout Paris saura le glossaire argotique qu’il y a joint et il pourra parler sans craindre de n’être pas compris.
The Devil.
Scipion, « Soirée parisienne –
Conférence de Jean Richepin », Gil Blas, 24 février 1881, p. 3.
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Notre excellent ami Richepin doit être bien fier et bien heureux du beau succès qu'il a remporté hier soir, et, en constatant ce succès, je n'entends pas parler seulement des vigoureux applaudissements qui l'ont interrompu à plusieurs reprises, mais encore, mais surtout, de l'affluence du public qui s'était empressé d'accourir à l'annonce d'une conférence faite sur la Chanson des Gueux par l'auteur lui-même.
Et quel public ! des artistes ! des lettrés ! des mondains et des mondaines ! Oui, mesdames, des mondaines, et vous étonnerai-je beaucoup en vous disant qu'au premier rang j'ai vu la baronne de Poilly donner souvent le signal des applaudissements ?
Richepin ne débutait pas comme conférencier : il a déjà fait une conférence il y a quatre ans environ et sur cette même Chanson des Gueux. Mais quatre ans c'est déjà si éloigné de nous et, puis, comme il l'a dit avec tant de talent dans sa chronique de Gil Blas d'hier matin, à cette époque il n'avait pas encore passé par la correctionnelle, et il n'était point indigne.
Aussi il s'excuse de se présenter flétri, déshonoré, et il raconte avec une bonhomie charmante les odyssées, de cette poursuite légendaire. La première édition du livre est enlevée en trois semaines ; l'éditeur et l'auteur sont enchantés quelques bruits mauvais circulent bien dans l'air, des journaux attaquent l'œuvre ; d'autres la défendent, mais un article dénonciateur du Charivari fait tout éclater, et Richepin reçoit un petit carré de papier l'invitant à se présenter devant un juge d'instruction.
« Je ne me souviens plus du nom de ce magistrat, dit-il avec simplicité ; je me trouve bien à l'aise vis-à-vis de lui et je puis en toute liberté raconter certains détails de l'interrogatoire qu'il me fit subir.
Personne plus que moi ne vénère la magistrature, continue-t-il, mais ce jugé d'instruction prenait vraiment trop son métier à cœur, et, habitué à exercer son talent contre des criminels qui se déclaraient innocents, il ne comprenait pas que j'osasse me déclarer l'auteur de mon livre ; aussi essaye-t-il de m'entortiller par des questions insidieuses de ce genre :
– Votre âge
– Je suis né en 1849.
– Pardon, reprit-il, vous ne répondez pas à ma question je vous demande quel âge vous avez ?
– Vingt-sept ans (la scène se passait en 1876).
– Bien ; maintenant dites-moi en quelle année vous êtes né.
– 1849.
– Comment s'appelait monsieur votre père.
– M. Richepin.
– Et madame votre mère,
– Madame Richepin.
– Je sais, dit le magistrat, que madame votre mère se nomme Mme Richepin, mais son nom de demoiselle ?
– Mon Dieu, monsieur, répond le poète, n'ayant pas eu l'honneur de connaître ma mère lorsqu'elle était demoiselle, je ne me souviens plus de son nom.
Bien persuadé que l'affaire ne peut avoir de suite, Richepin s'en va à Guernesey, lorsqu'il reçoit une dépêche l'invitant à comparaître le samedi suivant. Il arrive à Paris le matin même du jour où il est cité ; il se présente devant trois juges qui viennent de condamner des ivrognes, des filous, des gens du troisième sexe. On l'interroge dix minutes ; son avocat prend la parole, le défend comme un repris de justice ; les juges se font miam, miam, miam, à l'oreille, et le président lit un jugement de six pages, le condamnant à trente jours de prison et cinq cents francs d'amende.
Il faut voir Richepin racontant toute cette scène avec gestes, imitant son défenseur ; c'est d'un comique inouï.
J'ai insisté beaucoup sur cette partie de la conférence, car elle est inconnue ; la seconde partie a été consacrée à la lecture de la préface qui accompagne la nouvelle édition de la Chanson des Gueux et à la récitation de quelques places de poésie.
Mes lecteurs en achetant le volume pourront s'en rendre compte. Ils n'entendront pas ! l'auteur disant de sa belle voix chaude, bien pleine, accompagnant chaque mot d'un geste gracieux et explicatif ; mais ils comprendront tout de même, en lisant l'œuvre, ce que cela doit être lorsque Richepin interprète lui-même ses vers.
Scipion.
Maxime Gaucher, « Causerie
littéraire », La Revue
politique et littéraire, 26 février 1881, p. 284.
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[…]
M. Jean Richepin, le Villon des pauvres diables, des meurt-de-faim, des vagabonds, des bohémiens, des truands, enfin de la Cour des Miracles, vient de donner une édition définitive de sa Chanson des Gueux (1). Il y ajoute un certain nombre de poèmes nouveaux, une préface inédite et un glossaire de l’argot que parlent ses personnages. Nous avons dit dans le temps notre sentiment sur cette œuvre très forte mais étrange et d’une originalité excentrique. M. Richepin y revient avec amour ; il l’a remise sur l’établi et l'a retravaillée en plus d’un endroit. Ce souci du mieux l’honore ; mais nous aimerions le voir consacrer à des œuvres nouvelles et d’une inspiration plus haute son énergie et son talent. Sans doute il fera vibrer d’autres cordes ; sans doute il ne se condamnera pas à être Thomas Vireloque à perpétuité. C’est là pourtant le danger d’avoir pris un rôle et de s’y être fait applaudir : on est tenté de s’y cantonner. Une autre incarnation, s'il vous plaît !
Maxime Gaucher.
André Monselet, « Les Gueux »,
L’Étoile française,
27 février 1881, p. 1.
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Jean Richepin exploite les Gueux, il me semble : la Chanson des Gueux, ce volume qui valut à l'auteur sa renommée et un mois de prison, n’est pas cependant un bouquin déjà oublié, comme beaucoup, mais le gueux d’auteur, — c’est en bonne part, — désire seulement raréfier la première édition en faisant tirer cinq cents volumes — revus, corrigés et augmentés avec son portrait en cheveux, et une nouvelle préface. L’éditeur Dreyfous a trouvé que la préface — c’est la troisième — ne suffisait pas et Richepin a promis alors une conférence qui ferait certainement du bruit — comme la grosse caisse, et aiderait à écouler la quatrième édition — tirée sur papier de Hollande ou Watman, pour les amateurs.
L’auteur est donc venu parler de lui — par modestie — et de son ouvrage à la salle des Capucines : l’auditoire était convenable ; peu de dames cependant, c'est bizarre car elles savent que Jean est joli garçon. — Au surplus, figurez-vous une chevelure de mérinos surmontant une barbe qu’aurait enviée un roi d’Assyrie. — Sa biographie défie un peu l’écrivain ; j’emprunte à Coquelin cadet-Pirouette les quelques lignes suivantes :
« Nous avons joué ensemble la comédie à Rennes, il a appris en une nuit un rôle très important qu’il a joué le lendemain en amoureux du Gymnase.
» Boxe, savate, escrime, équitation, lutte à mains plates, natation, musique (il adore Bach), clownerie, bâton, prestidigitation, latin, grec, anglais, saut de carpe, il sait tout. Il a été professeur et a dû renoncer à l’enseignement parce qu’il s’oubliait trop souvent dans les baraques de la foire à défier Arpin le terrible Savoyard. La légende raconte qu’il a été portefaix à Bordeaux. »
Maintenant le gueux — toujours en bonne part — est en habit noir, bien soigné ; sa main blanche et grassouillette porte à l’annuaire un diamant qu’il remue à plaisir ; — c’est ainsi qu’il raconte son passage sur les bancs de la correctionnelle pour avoir eu trop d’esprit avant l’heure, rappelant ce souvenir pour conter ensuite la vie de bohème qu’il a vécu et glorifiant cette bohème toujours vivante où se recrutent les maréchaux de la littérature.
Nenni. La pauvre fille est morte. Finissons-en donc avec la bohème dont on a ri et qui a fait pleurer. Murger l’a faite gaie, Vallès l’rendue misérable ; Jean Richepin croit l’avoir vue du bon côté, insouciante et folle. Elle est tout cela à la fois : elle rit de son rire jeune quand elle a une pièce dans sa poche et l’autre reçue à l'Odéon, elle pleure au cabaret quand elle a bu et qu’elle n’a pas le sou pour payer, elle est insouciante quand au milieu d'elle se trouve quelqu'un à exploiter.
Il y a eu trois fournées de ces bohémiens : les premiers s’appelaient Henry Murger, Privat d’Anglemont, Auguste Vitu, Théodore de Banville, Schan, Faucher, Gustave Vallon, etc., etc., ce sont ceux de 1848 ; — dix ans après, leurs cadets se sent appelés Amédée Rolland, Ch. Bataille, Potrel, Detouches, du Boys, Davyl, etc., etc.;— en 1868, les jeunes bohèmes — les derniers — étaient Jean Richepin, Paul Arène, André Gill, E. d'Hervilly, Maurice Bouchor, Raoul Ponchon, etc., etc Mais la bohème est morte et le mot bohème incorporé comme substantif masculin dans la syntaxe française désigne aujourd’hui un de ces médiocres dorés — à cheveux gris.
Et quand après avoir végété, en guise d’apprentissage, quand un beau jour, on est parvenu à se faire une place — à coups de coude — dans le camp des littérateurs et des artistes, on se rappelle les temps heureux, on regrette, soi-disant, la vie de bohème, les jours où l’on se grise en habit noir : — le souvenir revient des bons moments, on oublie les moments d’amertume ; c’est si drôle à raconter les farces d'autrefois, en les grossissant un peu pour qu’elles portent bien, pour épater son public.
Et puis on en sort toujours de cette bohème à moins de rester dans l’ornière. Murger a raconté l’histoire de ceux qui s’en tirent, Vallès nous a peint ceux qui tombent, (les deux ont été sincères dans le dénouement de leurs culbutes) Richepin est survenu forçant les deux notes, mais n’a rien découvert. Chacun des trois a mis dans sa prose son caractère propre, le troisième a remué les grelots de sa folie et, précédant Emile Zola dans l’étude de la boue, a enseigné la façon des vers naturalistes.
Richepin, qui faites le prêcheur, si vous rencontriez aujourd’hui une bande de jeunes, au chapeau pointu ou au béret à glands, vous les traiteriez de calicots, dans votre dédain de parvenu, ne dites pas non — et vous auriez un peu raison — donc, quand vous parlerez de la défunte bohème, n’en causez qu’à coudes sur la table, entre deux candélabres qui s’en vont languissant, et à travers la fumée bleue de gros cigares, au moment de raconter des anecdotes pour faire rire et pour faire boire. Alors même, forcez la note, ce n’en sera que plus drôle, faites vos repas à cinquante sous qui durent six heures plus pantagruéliques encore, imaginez des habits aussi ridicules qu’il est possible, vos feutres plus larges, vos redingotes traînant à terre, vos gilets jaunes ou rouges, mais ne venez pas en frac et cravate blanche, apprêté, ganté, parfumé, si vous voulez paraître sincère, raconter vos prouesses de joli garçon et vos orgies de pochard — en avalant délicatement de temps à autre quelques gorgées d’eau pure.
On sourit quand vous traitez de Philistins et d’épiciers tous ceux qui n’ont pas été des bohèmes, on sourit, car le marchand de pruneaux a fait ses farces, lui aussi, avant de s’enfoncer dans son comptoir, — et vous l’êtes devenu, épicier, aujourd’hui. Vous ne pouvez plus chanter :
Les Gueux, les Gueux
Sont des gens heureux,
essayez plutôt de fredonner ce couplet en recherchant l’air ; — c’est comme si ce riche industriel qui vient de mourir — le traitiez-vous d’épicier, celui-là ? — s’était mis à gambader, un soir de réception, dans les salons de l’avenue Van Dyck et à murmurer :
Ils vivent entre eux
Vivent les gueux.
On aurait été tenté de le reconduire à Charenton plutôt qu’à Noisiel ; il en est de même de vous, qui êtes aujourd’hui un élégant et un homme d’esprit, gardez vos petites histoires pour le dessert, pour l’intimité.
Dans ces danses macabres au sommet du quartier latin ou autour de la butte Montmartre, il faisait soif quelquefois et l'on aurait sauté moins haut si, dans le gousset de Maurice B., on n’avait pas entendu le joyeux carillon des louis d’or. — Maurice B. était le caissier de ces noces tziganes, à preuve l'aventure de ce pauvre Raoul P. qui perdit pendant trois jours son camarade et s’écria le troisième soir, sur l’invitation d’un ami : Mais, s. n. d. D. depuis trois jours qu’on m’offre des mazagrans, je n'ai pas pris autre chose.
Raoul P. est devenu plus heureux, Richepin a payé ses dettes et Maurice B. est à présent un aimable poète et un littérateur à la hauteur de ceux qui ont le sac.
La bohème ne peut plus exister par la force des choses ; — on n’arrive plus à Paris en sabots avec la ferme volonté de réussir pour toute monnaie et protection. Le mastroquet qui fait crédit disparaît peu à peu de la circulation : le père Laveur est mort, là-bas au Boul’ Mich’ et la Grand’ Pinte, ce cabaret capitonné de peluche fait payer aux consommateurs ses meubles ancien modèle. Et puis tout se paye, surtout les dettes de restaurant, exemple la créance de Dinochau, rachetée par feu M. de Villemessant qui, à l’instauré d'un huissier, réclama aux littérateurs leurs déjeuners à la fourchette avec additions semblables.
La bohème est une belle chose qui a conduit M. Murger à la maison Dubois, J. Vallès au conseil de guerre et Jean Richepin... au Gil Blas. la bohème d’aujourd’hui n’a pas vingt ans, elle en a cinquante, elle n’est plus drôle et n’a plus besoin de chanson, on croirait au chant du cygne.
Un peu moins de bière et d’absinthe aurait pu faire quelques-uns de ces ratés des gens célèbres comme bien d’autres, ils le savent d'ailleurs et ne m’en voudront pas de le dire, ceux-là dont Alphonse Daudet a parlé cyniquement : — Pour eux la vie n’est pas un roman ; en effet, c’est une équation du second degré dont l’inconnue est le beefsteak de demain ; cela peut se résoudre, heureusement !
Quant aux bébés de la littérature et des arts, le jardin de la vie où ils promènent leurs vingt-deux ans, est planté d’arbres de science qui ont des racines grecques. Les Normaliens sont logés, nourris, puis placés, et les élèves du Conservatoire répètent leur rôle devant l’armoire à glace de leur maman, — armoire à trois battants avec glace biseautée
Il serait également impossible aux peintres et aux étudiants d’entreprendre sans ressources l’école de Droit ou l’école des Beaux-Arts,
Enfin M. Richepin, délaissez le fauteuil de conférencier, abandonnez-le encore aux vénérables antiques ; — quand vous lisez au public un livre qui a cinq ans de date et qu’il connaît par cœur — à votre grande gloire, on est tenté de dire : ça, c’est de la réclame.
ANDRÉ MONSELET
Mars↑
V. D’Antin, « Causerie
parisienne », Le Monde
Lyonnais, 5 mars 1881, p. 210
Fonds Yves Jacq.
[…]
Après ces ovations, vous entretiendrai-je d’une nouveauté ?
Nouveauté, je me trompe, reprise d’une œuvre consacrée, il y a cinq ans, par un succès de tapage.
Pas ordinaire, cette Chanson des Gueux, qui valut à M. Jean Richepin une cabine peu confortable à Sainte-Pélagie. La note bohême, la note misérable y sonnait d’or : après les fantaisies de Murger, les âpretés de Vallès.
M. Maurice Dreyfous édite de nouveau ce curieux volume. Édition pimentée d’une préface. Bien mieux, le poète endosse le frac du conférencier, et devant un public bien nourri, il explique, sans l’atténuer, son péché. Je m’attendais à voir comparaître un monsieur amer, hirsute. Pas du tout. Une barbe peignée descend de joues fraîches. Sur une tête douce la chevelure s’ébouriffe avec un désordre voulu. Sous un elbeuf solide le plastron bombe, piqué de trois boutons riches. Une pierre miroite à un doigt sorti du lavabo. L’œil est clair : la diction caressante, parisienne…
Ah çà ! aurions-nous affaire à un simple farceur ? Tout beau ! Bourgeois irascibles ! Les énormités amputées par Anastasie, littérature, littérature pure. En aucun temps M. Richepin n’a demandé un asile aux workhouses de ses modèles ; le haillon ne pendit jamais à sa charpente robuste, mesurée par un Dusautoy quelconque. Le gentleman ramasse de la poésie sur le talus d’un trottoir, sur le bord d’un chemin. Qu’importe, si le diamant est serti, si le couplet est ému ! Chanter les misérables, c’est encore leur faire l’aumône.
Nous sommes avec M. Richepin lorsque, au nom de l’art vrai, il revendique le droit de tout dire. Que la police balaye la vitrine et le kiosque des ordures pornographiques, le travail est bon ; on ne dépose que des fleurs sur le socle du Beau. Mais que le peintre consciencieux ait ses franchises. Qu’on ne traîne plus en prison une muse dont Rabelais fut le parrain. Oui, le péplum se dérange parfois, mais la chair est sainte autant que savoureuse. Si le Lubin ne l’asperge pas, si un rire quelque peu hardi sort de ses lèvres empourprées, au moins cette chair condamne par sa virginité nos corruptions faisandées.
Voilà ce que notre Gaulois démontre dans une préface bien lue. Ajoutons : si l’art et la morale sont distincts, l’art n’est haut, l’art n’est prestigieux que lorsque la morale, la grande, celle qui vit d’amour et de pudeur, jette un reflet sur son manteau.
V. D’Antin
Avril↑
Louis Ulbach, « Les Livres »,
Le Rappel, 1er mars 1881, p. 3.
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[…]
M. Jean Richepin est un vrai poète, en prose autant qu'en vers ; ce qui est la démonstration la meilleure du sentiment poétique ; ce qui prouve que celui-ci n'est pas une illusion musicale produite par la rime.
La Chanson des gueux, dont l'auteur nous donne une édition revue, augmentée, définitive, a eu des malheurs jadis en police correctionnelle, et, provisoirement, jusqu'à ce qu'une amnistie permette à un bon poète d'exercer ses droits de bon citoyen, M. Richepin est exclu de la République. Il y rentrera bientôt, je l'espère.
En attendant, son Super flumina Babylonis ne manque pas d'ironie, et il se console gaiment dans une préface qui le venge.
Je n'ai pas besoin de prévenir que les attentats condamnés sont soigneusement absents de ce joli volume. Il n’outrage plus que la routine et le lieu commun.
Pour être absolument sincère, j'avouerai qu'un peu plus de lieu commun me plairait dans ce recueil.
J'entends par là que les poètes ont surtout à prouver qu'ils savent comprendre, traduire, faire comprendre et faire aimer ces banalités inépuisables et sublimes, la nature, l'amour, la famille, la patrie. Ils n'ont pas tant à se défendre des idées générales, qu'à les agrandir et à les élever, et c'est surtout quand ils chantent le peuple, qu'ils doivent tenir un beau langage, un peu convenu, mais au moins universel. Le secret de la poésie, c'est le don d'émouvoir, beaucoup plus que celui d'étonner.
M. Richepin a voulu faire à la fois une œuvre de chercheur, d'observateur précis, de savant en argot, de peintre naïf et pourtant de poète délicat. J'aimerais mieux la séparation absolue des tableaux.
Ce mélange de tons qui se heurtent harasse l’attention.
Ces réserves faites contre le grotesque qui violente la rêverie, je me rends au talent du poète.
Dans la partie du livre intitulée les Gueux des champs, combien de croquis fins, habiles dans leur finesse qui paraît ingénue ! Dans les Gueux de Paris, combien de caricatures presque tragiques comme celles de Daumier ! et dans Nous autres gueux, combien de couplets d'âpre amertume, de désespoir éloquent ? J'aime, entre toutes, dans la première partie, une petite pièce de seize vers, qui me paraît excellente de sentiment, parfaite de forme et qui me servira de moralité finale. C'est la Flûte :
Je n'étais qu'une plante inutile, un roseau.
Aussi je végétais, si frêle qu'un oiseau En se posant sur moi pouvait briser ma vie.
Maintenant, je suis flûte et l'on me porte envie.
Car un vieux vagabond, voyant que je pleurais,
Un matin, en passant, m'arracha du marais,
De mon cœur, qu'il vida, fit un tuyau sonore,
Le mit sécher un an, puis le perçant encore,
Il y fixa la gamme avec huit trous égaux ;
Et depuis, quand sa lèvre, aux souffles musicaux,
Eveille les chansons au creux de mon silence,
Je tressaille, je vibre, et la note s'élance ;
Le chapelet des sons va s'égrenant dans l'air ;
On dirait le babil d'une source au flot clair ;
Et dans ce flot chantant qu'un vague écho répète
Je sais noyer le cœur de l'homme et de la bête.
Comme le poète a raison ! Comme le roseau dit vrai ! Au lieu des bruits inutiles qu'on recueille, en se laissant vivre sur ses racines, au lieu de répéter seulement le secret du barbier du roi Midas, en se balançant sur soi-même, ne vaut-il pas mieux cent fois, se laisser percer le cœur, brûler sa moelle pour servir aux bruits sonores, aux frémissements de l'inspiration ; pour chanter l'hymne qui appelle à la lutte, la mélodie qui console des défaites, pour jeter à tous les échos le secret de la vie universelle ?
Mai↑
Maxime Gaucher, « Causerie
littéraire », La Revue
politique et littéraire, 28 Mai 1881, p. 698.
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[…]
V.
Si vous cherchez dans un roman de brillants effets de style, de la poésie, de la couleur, des contrastes à effet, de grandes images, et, plus que cela encore, des passions qui vibrent, des cris éloquents, cris du cœur ou cris de la chair, lisez le Roi vierge (1) de M. Catulle Mendès. Si vous cherchez une intrigue suivie, des événements qui s’enchaînent, une action fortement nouée, l’intérêt dramatique en un mot, ne le lisez pas. C'est une œuvre étrange et hardie, si hardie qu’il me serait difficile de l’analyser ici ; mais c’est l’œuvre d’un écrivain de grand talent.
Je ne suis guère moins embarrassé avec le roman de M. Jean Richepin, la Glu (2). La Glu, c’est le nom de guerre d'une Parisienne en villégiature à Guérande. Elle a pour devise sur son cachet : Qui s’y frotte s'y colle. Vous aurez maintenant une idée de l’action si j’ajoute que trois oiseaux se sont englués. Un pauvre petit serin, maigre et chétif ; un serin décrépit et déplumé, aïeul du premier ; enfin un jeune émouche sauvage. Très vigoureusement peint, l’émouche, avec ses ardeurs farouches et obstinées. Les trois oiseaux sont finalement sauvés par un bon coup de merlin qu’assène une poigne rustique sur le crâne de l’étrangère. Morte la bête, mort le venin. Bien bizarre, lui aussi, ce roman, dont je ne puis parler davantage, bien décousu, plein d’invraisemblables ; mais quelle vigueur de touche et quel coloris ! Il y a là des coins de tableau où l'on sent la main d’un maître.
Théodore de Banville, « Jean
Richepin », Gil Blas,
29 mars 1881, p. 1.
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(LA GLU, roman, troisième édition, chez Maurice Dreyfous )
Le roman de Jean Richepin intitulé La Glu, dont les lecteurs du Gil Blas ont eu la primeur, vient d'obtenir en librairie un rapide et éclatant succès, et c'est là un rassurant symptôme, un heureux événement artistique, dont nous devons nous réjouir, non seulement pour la renommée grandissante du poète, mais au point de vue de l'art lui-même. A ce moment où les surprises, les violences, les astuces les artifices du roman-feuilleton et ses finesses cousues de fil blanc ont atteint la précision d'un art mécanique, c'est un bon, un inespéré miracle qu'un livre conçu avec la simplicité la plus haute et la plus ferme, et ne devant rien à la détestable habileté du prestidigitateur littéraire, ait pu, même publié par morceaux au bas d'un journal, charmer, passionner la foule et le grand public. Mais, que dis-je ! moi aussi, je cède à un préjugé faux, que j'ai toujours combattu. Non, il n'y a là rien d'inespéré, rien d'étonnant même ; le public, mille fois plus artiste que ne veulent le supposer ses maladroits pourvoyeurs, a prouvé mille et mille fois que le grand art, pourvu qu'il soit humain et sincère, n'a rien d'inaccessible pour lui. Tandis que sa naïveté et son impeccable instinct le rendent apte à goûter virilement les plus grandes créations poétiques, on s'obstine à le traiter en enfant, ou plutôt comme il ne faudrait même pas traiter les enfants, qui, eux aussi, peuvent savourer la vraie poésie, et, au lieu des insipides boissons frelatées, boire le vin des forts.
Cette vérité, qui trouve sa démonstration toutes les fois que la foule est admise connaître une œuvre réellement belle, vient d'être consacrée une fois de plus, et le succès du nouveau livre de Jean Richepin, dont trois éditions ont été vendues en quelques jours, est fait pour- déconcerter les prôneurs du roman à manivelle, qui veulent qu'à la fin de chaque chapitre un nouvel étonnement sorte du récit, comme un diable élastique sort de sa boîte à surprise.
***
En effet, il n'y a pas la moindre surprise dans ce livre conçu avec la simplicité grandiose d'une tragédie grecque, où les événements se déroulent conformément aux prémisses d'abord posées, et où la catastrophe est amenée par la seule Fatalité, c'est-à-dire par la logique inéluctable des passions et des caractères mis en jeu. Le poète a placé en face l'une de l'autre et opposé l'une à l'autre deux forces également terribles, absolues, irréductibles : la corruption froide, invétérée, implacable d'une Messaline sachant compter, d'une bourgeoise devenue courtisane, et l'innocence, la passion, la fureur d'un faune, d'un être primitif, d'un tout jeune pêcheur ignorant tout et affamé d'amour. Supposez ces deux bêtes réunies au Croisic, dans une sorte de désert baigné des flots ; imaginez que l'ennui et la curiosité de la Parisienne, que le sang bouillonnant dans les veines du jeune gas, les amalgament dans une sorte de monstrueux hymen, et que la Glu, malgré elle comme fondue et réchauffée par l'amour de Marie-Pierre, cependant envahisse son cœur, son sang, ses nerfs, et enveloppant tout, jusqu'à son âme, y étouffe la vertu, la charité, la pitié et tout ce qui n'est pas elle ; lequel succombera, lequel sera éliminé, de ces deux antagonistes dont l'accouplement est impie, et dont l'un des deux ne peut continuer à vivre ?
Certes on croirait que c'est le jeune homme. Cependant, l'être qui meurt au dénouement, puni et foudroyé, c'est La Glu, la courtisane, Fernande Cézambre. Pourquoi ? ! C'est que dans cette tragédie, comme dans toutes celles qui expriment la vie, il y a, au-dessus de l'élément humain, le divin, le surnaturel, le dieu, et c'est lui qui frappe, en vertu de la justice supérieure et éternelle. Ce dieu est ici l'immense, l'invincible, l'inexorable Amour maternel, qui, après avoir épuisé la souffrance, le martyre et le pardon, fait avec sérénité son œuvre divine, et sans hésitation comme sans remords extermine le monstre.
***
Cette dernière scène du drame a la
majesté et la titanique horreur d'un chant épique. Lorsqu'après
s'être cogné et brisé le front contre les murailles en apprenant
que la femme qu'il aime est une vile marchandise offerte à tous,
qu'elle s'est vendue au vieux comte des Ribiers et à son
petit-fils Adelphe, et qu'elle est la femme légitime du docteur
Cézambre ; lorsque, après s'être ainsi assommé lui-même comme un
bœuf, Marie-Pierre repose sous la garde de sa mère
Marie-des-Anges, qui le dispute à la mort, et lorsque la Glu
effrontément veut le reprendre, le ressaisir, le plonger mourant
dans sa boue infâme, la Maternité, l'être divin, juge et foudroie
avec l'impassibilité de l'élément et de la loi primordiale. Après
avoir assommé d'un coup de merlin la courtisane qui tombe morte,
la tête ouverte en deux jusqu'au menton, la mère ne pousse
qu'un : Han ! comme l'ouvrier qui vient d'accomplir une rude
besogne. Elle a frappé, non pas même comme la prêtresse, mais
comme la déesse outragée dans son temple, et elle est alors
l'événement qui ne peut être évité et la Fatalité sacrée.
Mais, pour qu'un tel dénoûment fût possible, il fallait que la vieille Marie-des-Anges fût non pas seulement une mère, mais toutes les mères, et qu'elle résumât ainsi en elle toutes les grandeurs et toutes les majestés augustes de la Maternité.
Elle est cela précisément, et j'insiste sur l'originalité de cette création, à laquelle je ne vois rien d'analogue dans aucun drame et dans aucun poème.
***
Marie-des-Anges est la figure même de l'Amour maternel, de cet amour invincible, infatigable, profond comme le ciel, immense comme l'océan, infini comme Dieu, que rien ne lasse et ne décourage, qui toujours persiste semblable à lui-même, et berce, et console, et caresse, et donne, et se donne, et à chaque seconde qui s'écoule enfante de nouveau l'enfant mille fois béni, caressé, baisé, ressuscité, disputé à la vie et à la mort. Tous les martyres, Marie-des-Anges les a subis ; toutes les douleurs lui ont labouré le flanc, toutes les hontes, elle les a bues ; il ne reste pas dans son cœur une place grande comme la pointe d'une épingle qui n'ait été déchirée par des glaives, et il n'y a pas eu non plus un instant où elle ait cessé d'adorer son enfant, ingrat, coupable, fou, proie d'un monstre qui lui a donné la moitié de son âme horrible. L'intensité de ce sentiment comparable à nul autre, si profondément humain et si supérieur à la nature humaine, est admirablement exprimée dans la chanson qui termine le livre, dite par le vieux matelot Gillioury, et qui a toute la saveur, toute la tragique naïveté d'une chanson populaire, mais que pourtant l'auteur de La Glu a certainement écrite lui-même.
On se rappelle ce qu'elle dit ! C'est l'histoire d'un misérable. Il aime une femme qui ne l'aime pas, et elle lui dit : « Apporte-moi le cœur de ta mère, pour mon chien ! » Il va chez sa mère et la tue, Et lon, lan laire ! il prend son cœur et se met à courir vers la belle. Mais en courant il tombe, et le cœur roule par terre. Et alors le gas entendit le cœur de sa mère qui parlait, et qui en pleurant lui disait :
« T'es-tu fait mal, mon enfant ? »
***
Marie-des-Anges est cette mère, qui
elle aussi a eu son cœur dévoré par la chienne. Et sous la dent
ensanglantée et féroce, sous les crocs hideux, elle n'a jamais dit
autre chose que cette douce parole inquiète : « T'es-tu fait mal,
mon enfant ? » Sa grise crinière échevelée, elle a hurlé comme une
louve autour de la mai- son où on lui dévore son Marie-Pierre,
fatiguant l'air de ses cris inutiles ; quand le gas, têtu comme
une mule, a voulu, malgré toutes les remontrances, aller à la
recherche de sa maîtresse enfuie, la mère, ne pouvant le retenir,
l'a suivi, silencieuse, accablée, n'ayant plus rien à dire.
Marie-Pierre s'est sauvé en voiture avec la Glu, laissant son
ancienne au milieu du chemin, anéantie, désespérée, brisée, et
lorsque enfin elle est retournée une dernière fois l'appeler,
l'adjurer sous les fenêtres de Fernande, l'infâme le conseillant
et le poussant, lui a mis dans les mains un pot de fleurs que le
gas a lancé affreusement contre sa mère vénérable !
Alors la mère s'est enfuie, épouvantée du parricide ; en sa bonté infinie, elle peut bien absoudre son fils, mais lui seul. Quant à Fernande, elle s'est jugée et condamnée elle-même ; ce coup qu'elle a destiné à Marie-des-Anges est celui-là même qui la tuera, et elle meurt frappée et supprimée par sa propre action.
« Le docteur courut à Marie-des-Anges, lui arracha le merlin, l'empoigna et dit :
- Pas un mot ! Personne ne vous a vue. Il est entendu que c'est moi qui l'ai tuée.
Ainsi se termine l'avant-dernier chapitre du roman, et quant à moi, je regrette cette invention, qui est un excellent moyen de théâtre, mais enfin un moyen de théâtre.
Ici Marie-des-Anges est le justicier ; elle décide avec autant de légitimité et de certitude que le juge sur son siège, vêtu d'écarlate et d'hermine, et elle n'avait nul besoin d'être sauvée par le dévouement empirique du docteur, qui, lui, n'avait pas le droit de tuer sa femme, après l'avoir si longtemps épargnée. Certes, la mère indignée et vengeresse se serait assise sur le banc des criminels ; mais le poète devait-il lui refuser ce dernier morceau de son calvaire ? Eh bien ! oui, elle eût été accusée, mais quelle cause à plaider pour un Lachaud, et comme elle serait sortie de là acquittée et triomphante ! Il ne fallait pas diminuer son imprescriptible droit, et donner une excuse à l'effrayante explosion de la colère divine.
***
Pour qu'un livre soit réellement beau, il
faut, d'une part, que la conception en soit absolue et générale,
bonne pour tous les temps qui viendront, et, d'autre part, qu'il
porte l'empreinte irrécusable et fidèle de la minute présente.
C'est ce qui fait que La Glu est, en effet, une œuvre destinée à
rester plus tard et à vivre maintenant. Car si son expression
épique de l'Amour maternel peut s'appliquer à tous les temps et à
tous les âges, en revanche les types que nous montre le roman sont
d'une audacieuse, palpitante et vraiment originale modernité. A
commencer par l'héroïne du livre, ils échappent tous au lieu
commun, à la convention traditionnelle, et n'auraient pu ni vivre
ni être imaginés à une époque autre que celle où l'auteur a écrit.
On sait si la littérature moderne a usé et abusé des courtisanes ;
mais toujours, d'après Balzac, dont la Comédie fut une exacte
image des aspirations de son temps, et qui avec raison lavait
l'âme de son Esther dans les eaux rédemptrices de l'amour et de la
mort, on leur avait donné une certaine grandeur farouche, et nul
écrivain n'avait osé marier en elles le vice avec la platitude. Le
temps est venu de cet exécrable hymen ; la Vérité ordonne qu'il
soit célébré, et le
poète de La Glu a osé obéir à sa voix
impérieuse.
En effet, Fernande Cézambre n'a ni la beauté, ni la passion, ni le prestige de la révolte ; elle fait du vice avec ordre et méthode, avec l'intelligence des plus vulgaires calculs, comme certains philistins, qui ont retourné leur casaque, font de l'art et de la poésie, dans le but d'arriver au bonheur et aux honneurs, en flattant avec préméditation ce qu'il y a de dégradé et de bas dans l'âme humaine. Bourgeoise par la naissance, par l'éducation et les sentiments, la Glu sait très bien mettre des sous les uns sur les autres, et si le providentiel coup de merlin ne lui fendait la tête en deux, elle mourrait, non à l'hôpital comme une inconsciente, ni comme Esther dans une fête de l'esprit et du luxe parisien, mais dans une bonne maison confortable, avec des chevaux à l'écurie et de beau linge dans les armoires. Obéissant à une très récente formule, elle veut le bonheur calme dans le libertinage, et elle a adopté cette devise commode :
« Fais à ta fantaisie et advienne ce que tu voudras ! »
***
Le jeune vicomte Adelphe n'est pas moins moderne ; ce n'est plus le viveur d'autrefois, épris de la noblesse des traits, des parures, des belles attitudes, et entraîné par la passion, qui rêvait des amours excessives et superbes. C'est un voluptueux tranquille, enfoncé dans la glu, heureux d'y rester, et d'autant plus content de lui qu'il se sent mieux vautré dans son ignominie et dans son ordure. Croyant Fernande libre, il veut l'épouser, en dépit de l'honneur, du bon sens et de tous les raisonnements, non par un coup de tête, mais par réflexion, parce que cette nature commode et vile est bien sœur de la sienne ; il la veut, comme Orlando veut Rosalinde, et pour la même raison : parce qu'elle est à la taille de son cœur ! Sachant résister à toute fausse idéalisation, à tout grandissement empirique, Jean Richepin n'a pas fait de son Marie-Pierre un poète de campagne, ni de sa Naïk une jeune fille au profil d'ange, ni de Gillioury un vieux sorcier; ces personnages n'ont rien de plus ni de moins que la beauté à laquelle ils ont droit, et ne profitent pas de ce qu'ils sont entrés dans un roman pour usurper les traits d'Antinous, l'immatérialité d'Eloa, ou la majesté d'un vieux fleuve; non, ils sont tels que la nature les a faits et qu'on peut les voir à l'heure ;présente. Et aussi le poète ne les montre pas plus sauvages et frustes qu'ils ne doivent l'être, ce qui serait de l'idéalisation à rebours ; car, ainsi que l'observe si bien Edgard Poe, dire que la neige est noire n'est pas plus compliqué ou plus original que de dire tout bonnement qu'elle est blanche.
Le vicomte Audren de Kernan des Ribiers, avec son libertinage de bonne compagnie et son indulgence uniquement limitée par l'honneur aristocratique et le respect humain, le vieux chevalier d'Amblezeuille aimable, taquin, ratatiné, crispé, frit dans l'huile de la province, offrent aussi un incontestable cachet de vérité, et il n'est pas jusqu'au bon abbé Calvaigne, si amoureux du calme, si avide et jaloux de la conciliation à tout prix, qui ne soit une figure essentiellement récente. On dirait qu'il est personnellement las de la Saint-Barthélemy, des dragonnades, des autodafés et de toutes les guerres de religion qui ont eu lieu depuis le commencement du monde, comme s'il les avait subis lui-même. Volontiers il ferait sortir de terre des buissons et des plantes pour y cacher sa tête, comme l'autruche ; être tranquille est son rêve tendrement caressé, et s'il n'était bon chrétien, on pourrait croire qu'il aspire au nirvana des Indous, et que son secret et intime désir est de ne pas avoir lieu !
***
Ainsi, parmi ces contemporains vus
avec les proportions exactes de leur petite taille,
Marie-des-Anges apparaît seule comme une figure colossale, parce
que seule en effet elle représente quelque chose de supérieur à
l'accident, à l'événement défini, aux mœurs changeantes; parce
qu'elle est ce type immense et divin de la Maternité, que rien n'a
altéré ni diminué depuis le jour où la grande Eve pleurait sur son
fils mort et sur son fils meurtrier, et tous les deux les serrait
sur sa large poitrine avec un égal amour ! Et de même qu'en
écrivant son livre, le poète a osé être absolument et strictement
sincère dans sa conception, de même en tant qu'artiste, et c'est
ce dont il faut le louer sans restriction, il a su éviter avec un
égal bonheur l'emphase et la platitude.
Peu d'écrivains ont le courage de vouloir se tenir dans cette juste mesure, et ceux qui le voudraient ne le peuvent pas toujours en effet, pour être simple, il faut toujours employer le mot propre, le substantif décisif, le verbe qui peint l'action, et ne pas les remplacer par d'incohérents panaches d'épithètes. Pour cela, coup de tournures de phrases, car les exhibitions de quincaillerie et de couleur truculente ne sont bien souvent qu'indigence et misère. Helléniste, élève de l'école normale, esprit fécondé par l'étude des sciences, Jean Richepin ne s'est pas laissé mettre sur le dos la bricole classique ; il a voulu voir la nature, l'étudier, et être un artiste sincère ; mais il n'a pas oublié ce qu'il a appris, et il emploie sa science très réelle à éviter tous les pathos, le classique et le romantique, avec le même soin jaloux. Il agit comme un grand seigneur qui se contente de porter des vêtements d'une élégance raffinée et délicate, et qui laisse les oripeaux et la joaillerie aux clowns du Cirque.
** *
J'ai parlé longuement de La Glu, bien, qu'elle ait été publiée dans Gil Blas, et bien que son auteur soit un des écrivains les plus appréciés par le public qui nous lit.
La modestie est une belle chose ; mais encore ne faut-il pas faire comme ce personnage de Tragaldabas qui aurait, condamné son fils, même innocent. De ce que le poète de La Chanson des Gueux et des Caresses, de ce que le jeune romancier déjà célèbre des Morts bizarres et de Madame André est avec nous, il ne s'ensuit pas que nous devions lui refuser pour cela notre admiration et notre sympathie. Après avoir lu La Glu en feuilletons, le public persiste et l'achète en volume ; blâmer cette vogue méritée serait sans doute impartial, mais constituerait peut-être un dandysme excessif. N'imitons pas ces maîtres de maison qui, fêtant leurs convives et ne voulant pas s'en faire accroire, calomnient leur propre festin et disent avec hypocrisie : « Acceptez cette caille en caisse ; ou bien : Veuillez manger cette aile de faisan, elle est détestable ! » Au contraire, si nous avons un bon poète chez nous, prenons-en notre parti ; la chose n'est pas assez commune pour tirer à conséquence, et vous auriez tort de craindre que votre jardin, si beau qu'il soit, puisse jamais être dévasté par le foisonnement des roses bleues ou par l'invasion des merles blancs.
THÉODORE DE BANVILLE
Juin↑
Anonyme, « Bibliographie du
gaulois », Le
Gaulois, 5 juin 1881, p. 2.
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Voici un livre hardi et puissant, et tel que l'on pouvait l'attendre de l'auteur des Caresses et de la Chanson des gueux. Le sujet en est des plus simples et tient facilement en quelques lignes. Une Parisienne surnommée la Glu, si vicieuse et pervertie que Madame Marneffe, auprès d'elle, a l'air d'une petite pensionnaire, vit au Croisic, depuis un mois dans une maison isolée. Un jour, sur la grève, elle fait rencontre de Marie Pierre, un gars trapu, suant l'huile des lubines et des chiens de mer dont il est nourri, et voilà que par caprice elle le prend, et que commence la tragique histoire des amours de cette perverse, au corps de qui logent bien plus de sept démons, avec le gars affolé et possédé. Un tel sujet si extrême et violent convenait parfaitement bien aux qualités maîtresses de M. Richepin, à son style solide à la fois et retentissant, et à cet instinct d'agencement dramatique dont il avait déjà fait preuve dans Madame André. Cette sorte de Caliban, ce monstre rude et mal léché, obéissant à cette sorcière au nez en éventail, à la tignasse blonde et à falbalas, nous a fait penser, le dirons-nous ? à la Béatrix de Balzac, cette autre cruelle Parisienne, et au beau Calixte de Guérande, tremblant et rampant devant elle comme le gars tremble devant la Glu. A coup sûr, M. Richepin n'a pas songé une minute à ce roman du maître, et il n'y eut jamais livres plus dissemblables que Béatrix et que la Glu, quoique nés de la même idée mais pourquoi s'étonner de cela, puisque dans la multitude infinie des feuilles des bois il n'en est pas une de semblable à l'autre ?
Camille Delaville, « Causerie
littéraire », La
Presse, 8 juin 1881, p. 3.
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[…]
Le poète le plus crânement moderne de notre époque, Jean Richepin, a fait peu de prose en dehors de ses articles de journaux, qui ne sont pas toujours dignes de son nom, il faut l'avouer ; un seul roman de lui est connu de ceux qui ont un culte particulier pour l'auteur de la Chanson des rues, car le public des machines à sensation en sait à peine le titre. Ce roman, c'est Madame André, à mon avis, un véritable chef-d'œuvre.
Dans la préface de La Glu, qui vient de paraître en volume, après avoir fourni, je crois, un feuilleton au Gil-Blas, Richepin, s'adressant à son baby, un mioche de quatorze mois, s'excuse d'avoir écrit le premier livre, dans lequel une femme, profondément et superbement amoureuse, écarte son enfant pour plaire à son amant, et être tout à lui.
En vérité, point n'était besoin de s'excuser. Mme André est un livre admirable, admirablement écrit et dans lequel les passions humaines chantent leurs notes les plus justes ; mais ce n'est point une apologie des mères qui délaissent leurs enfants ; c'est un récit. Nous avons tous vu ces choses fort tristes elles existent plus fréquentes que les crimes odieux dont on fait tous les jours des romans, pourquoi ne pas les peindre ? Mme André est même avec Marianna, de Jules Sandeau un des rares livres qui peut sauver une femme à la veille d'une chute.
Mme André, qui a donné bien plus que sa vie à son amant, qui lui a donné son talent anonyme, ce qui est le comble du sacrifice, est abandonnée par lui après douze ans d'intimité, pour la cause la plus vulgaire : un mariage bourgeois ; et elle meurt écrasée petit à petit par un désespoir morne. La mère est donc largement punie par le supplice de l'amante. Tout cela est parfaitement juste, il n'y a rien à redire ; c'est ainsi que cela se passe et que cela doit se passer. Le mariage le plus banal avec la jeune fille la moins intéressante aura toujours raison d'une liaison illégitime qui a duré quelques années ; l'homme dût-il à cette femme son bonheur, sa vie ou sa fortune, et eût-elle le génie de Corinne et la beauté de Vénus, Astarté. Dans chaque cas particulier, le spectateur peut être révolté ; mais en considérant l'ensemble des faits, on est obligé de reconnaître que c'est heureux, car, sans cet équilibre qui se rétablit fatalement, la société deviendrait un véritable gâchis. Richepin a donc, tout jeune, produit un livre parfaitement observé et digne de nos plus grands romanciers.
La Glu, au contraire, qu'il a écrit sept ou huit ans plus tard, ayant eu le temps de beaucoup voir et de beaucoup retenir, me paraît tout à fait une œuvre d'imagination sans la moindre portée sociale ou philosophique. Le thème est celui-ci : Une cocotte abominablement vicieuse s'en va passer une saison au Croisic ; seule momentanément, elle s'ennuie, et ayant aperçu un jeune pêcheur tout à fait fruste, non débarbouillé, sentant l'huile, pas beau en somme et pas propre, elle le met dans son lit par un caprice, bestial et ne le rend à la mère du pauv gas que lorsqu'il n'a plus que la peau sur les os et qu'il est à peu près idiot. Cette fable donne matière à un réalisme qui fera beaucoup lire le roman, — je n'appuie pas, mais elle n'a aucune vraisemblance. — Les Glus s'éprennent d'un cabotin, d'un coiffeur, voire même d'un garçon de restaurant, tous gens qui emploient du savon, sont rasés de près et portent du linge blanc et des parfums plus ou moins fins ; mais pas d'un paysan sale, quelque paysannes qu'elles aient pu être elles-mêmes, parce que le contact de ce primitif ne leur cause rait aucun agrément. Ensuite comment dire cela ?... Eh bien ! un gas de vingt ans, un enfant du littoral, élevé à travers l'eau salée et les brises de l'Océan, nourri de poissons et de coquillages et n'ayant jamais voyagé au pays du Tendre, ne devient pas malade à mourir, et idiot parce qu'il a passé un mois chez une jolie fille. Il est incontestable que Mme André est supérieure à la Glu, mais ce dernier ouvrage n'en contient pas moins des passages très saisissants, entre autres ceux ayant trait à la mère du pêcheur énamouré, qui pleure et reprend son fils avec des cris de fauve. Quant au titre c'est une trouvaille, et il aidera au succès du livre. Du reste, en fait de titre, il est impossible de prévoir où s'arrêteront les romanciers, ils sont sur une pente très raide, et glissent vers les gros mots avec une rapidité déplorable.
Juillet↑
Anonyme, « Bibliographie », Le Voltaire, 16 juillet
1881, p. 3.
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site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.
L’éditeur-bibliophile Henry Kistemaeckers, 25, rue Royale, à Bruxelles, vient de nous restituer, dans une plaquette soignée, les pièces supprimées dans l’édition de Paris. Ce sont : Idylles de pauvres, Fils de fille, Voyou, Frère, il faut vivre, Ballade de joyeuse vie. C’est une bonne fortune pour les amis des pièces rares.
Jean Richepin a écrit pour la plaquette un avertissement très digne dans une langue fière et brève : « Je signe, dit-il, l’acte de naissance de ces poèmes et me proclame leur père, crânement et le front haut. »
Septembre↑
Coppe Lio, « Le Parnasse
satyrique », Gil
Blas, 14 septembre 1881, p. 2.
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[…]
Encore un condamné, un criminel comme Baudelaire. An honourable murderer, a dit Shakespeare. J'estime que la morale publique n'est pas assassinée du tout dans les cinq ou six pièces de la Chanson des Gueux, de Jean Richepin, qu'un tribunal pudibond a cru devoir flétrir. Les plus rudes d'accent, Voyou et Fils de fille, sont d'un poète et d'un penseur, et dignes de prendre place, ainsi que les vraies œuvres d'art, dans toutes les bibliothèques intelligentes, à côté des Fleurs du mal, ou bien de ces admirables pièces de Théophile Gautier, telles que Musée secret, qui devaient faire partie de son livre Emaux et Camées, et que les scrupules d'un éditeur ont supprimées au dernier moment, il est impossible de s'expliquer pourquoi.
Armand Silvestre, « Jean
Richepin », La Vie
moderne, 24 septembre 1881, p. 621-622.
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Dans la pléiade des jeunes écrivains qui, depuis moins de dix ans, ont conquis mieux que leur place au soleil, il convient de citer M. Jean Richepin. Il était à peine entré dans le monde des lettres qu'il s’y était fait un nom, et un nom de bon aloi, celui d'un poète. Dans son premier livre de vers dont le succès s’était affirmé chez tous les connaisseurs avant qu’un scandale judiciaire le confirmât pour le public tout entier, il avait brillamment rompu avec les traditions du groupe de poètes dont François Coppée, José Maria de Heredia et Sully-Prud'homme sont demeurés les représentants. Je ne prononce pas ici le nom de Parnassiens, qui n’a jamais voulu rien dire. Le groupe dont je parle avait pour idéal de rendre au vers la majesté rythmique, la rime riche, la musique et la couleur, suivant en cela la trace glorieuse de Victor Hugo, de Théodore de Banville et de Leconte de Lisle. A ce point de vue, Jean Richepin lui appartient absolument puisque c’est un rieur châtié et un écrivain particulièrement scrupuleux de la forme. C’est surtout par la nature nouvelle des sujets que la Chanson des Gueux se présentait avec un aspect vraiment original et nouveau. Un petit-fils de Villon s'était révélé en plein XIXe siècle. Châtillon et Gustave Mathieu se découvraient un frère, ayant sur eux l'incontestable supériorité de parler une langue vraiment divine.
Après ce beau début, Jean Richepin se montra tour à tour romancier curieusement psychologique dans Madame André, romancier audacieux dans la Glu, chroniqueur vigoureux au Gaulois et au Gil Blas. Il est donc peu de genres auxquels il n’ait touché, apportant dans tous la grande éducation de styliste qu’il doit à l’Ecole normale, et un tempérament très personnel qui lui permet d'en tirer parti en demeurant constamment lui-même. Mais il me pardonnera de voir surtout en lui le poète et de consacrer à ses vers la plus grande partie de cette rapide étude, en donnant dans son œuvre la meilleure place à la Chanson des Gueux et aux Caresses.
J’ai prononcé le nom de François Villon à propos du premier de ces recueils. La ballade du Roi des gueux qui ouvre ce volume, ne lui semble-t-elle pas dédiée ?
Venez à moi, claquepatins,
Loqueteux, joueurs de musettes,
Clampins, soupeurs, voyous, catins,
Et marmousets et marmousettes,
Tas de traine-cul les houssettes
Race d'indépendants fougueux,
Je suis du pays d’où vous êtes :
Le poète est le Roi des gueux.
Ne sont-ils pas tous compris dans cette brillante énumération, les « crieurs de saule verte », comme les appelait Rabelais ? Gueux des champs ! Gueux de Paris ! Autres gueux ! — Nous autres ! — Ils sont tous là, gueux humains et gueux fraternels des autres races, hommes et bêtes, rimeurs crevant de faim et animaux décriés ? — C’est une note charmante jetée dans ce livre que tout ce qui y parle des êtres dont la vie entoure la nôtre, sans s’y mêler jamais. Voyez plutôt ce poème touchant des Vieux Papillons :
Un mois s’ensauve, un autre arrive.
Le temps court comme un lévrier.
Déjà le roux genévrier
A grisé la première grive.
Bon soleil, laissez vous prier.
Faites l'aumône !
Donnez pour un sou de rayons.
Faites l'aumône
A deux pauvres vieux papillons.
La poudre d’or qui nous décore
N'a pas perdu toutes couleurs,
Et malgré l’averse et ses pleurs.
Nous aimerions à faire encore
Un petit tour parmi les fleurs.
Faites l’aumône ! Donnez pour un sou de rayons.
Faites l’aumône A deux pauvres vieux papillons !
Mais, hélas ! les vents ironiques
Emportent notre aile en lambeaux.
Ah ! du moins, loin des escargots,
O violettes, véroniques,
Servez à nos cœurs de tombeaux !
Faites l’aumône
A deux pauvres vieux papillons
Emue comme du Pierre Dupont et ciselée comme du Banville, j’avoue que cette pièce me ravit absolument.
Dans les Gueux de Paris, j’en trouve une, entre cent, d'un tout autre genre, et que je ne puis m’empêcher d’en rapprocher, pour faire apprécier l’extrême diversité d’aspect du talent de Jean Richepin. Celle-ci est une poésie bigorne, comme le poète appelle celles qui sont écrites dans la langue des escarpes et des malingreux de ce temps.
POIVROT.
Eh ben ! oui, j’ suis bu.
Et puis, quoi ?
Que qu’vous m’voulez, messieurs d’la rousse ?
Est-ç’ que vous n’aimez pas comm’ moi
À vous rincer la gargarousse ?
Voyez-vous, frangins, eh ! sergots,
Faut êt’ bon pour l’espèce humaine.
D’vant l’pivois les homm’s sont égaux.
D’ailleurs j’ai massé tout’ la s’maine.
(Tu sais, j’ dis ça à ton copain,
Pa’ç’que j’vois qu’ c’est un gonç’ qui boude.
Mais entre nous, mon vieux lapin,
J’ai jamais massé qu’à l’ver l’coude.)
Après six jours entiers d’turbin,
J’ me sentais la gueule un peu sale.
Vrai, j’avais besoin d’ prend’ un bain ;
Seul’ment j’l’ai pris par l’amygdale.
J’ sais ben c’ que vous m’ dit’s : qu’il est tard,
Que j’ baloche et que j’ vagabonde.
Mais j’ suis tranquill’ j’ fais pas d’pétard.
Et j’ crois qu’ la rue est à tout l’ monde.
Les pant’s sont couchés dans leurs pieux,
Par conséquent je n’ gên’ personne.
Laissez-moi donc ! j’ suis un pauv’ vieux.
Où qu’ vous m’emm’nez, messieurs d’la sonne ?
Quoi ? vrai! vous allez m’ ramasser ?
Ah ! c’est muf! Mais quoi qu’on y gagne !
J’m’en vas vous empêcher d’pioncer.
J’ ronfle comme un’ toupi’ d’All’magne.
Que pensez-vous de ce « document humain », comme dit M. Émile Zola ? Moi je trouve ce petit morceau d’une perfection rare dans sa brutalité savante, et je devais le citer comme un échantillon des fantaisies populaires de ce recueil, fantaisies qui se recommandent par un singulier caractère de réalité dans les mots.
Le second livre de vers de Jean Richepin marque peut-être encore un progrès dans la forme. Les Caresses font penser à Catulle, le poète romain, dont elles égalent souvent l’intensité passionnelle et la fièvre amoureuse. Ce poème en quatre chants, portant du latin emprunté au calendrier républicain : Vendémiaire, Thermidor, Brumaire et Nivôse, est tout entier écrit à la gloire de la femme. Il contient des morceaux vraiment parfaits au point de vue de la plastique du vers et dont le rythme savant a l’harmonieuse élégance des maîtres décadents, témoin ce sonnet romain :
La belle Julia languissamment s'étale
Sur les gradins du cirque, assise au premier rang
Sans voir l'œil inquiet du Samnite mourant
Dont la vie est pendue à son doigt de vestale.
La vierge songe bien à la clameur brutale
De la plèbe, au vaincu qu'un vain espoir reprend
Elle songe, rêveuse et le cœur soupirant.
Au beau prêtre de la Vénus Orientale,
{622}
Au Syrien frisé qui sait les chants d’amour,
Et qui, le soir, marie aux sanglots du tambour,
Sur un rythme voilé, sa voix chaude et lascive.
Et la vierge, qui sent tressaillir son sein nu,
Se ferait avec joie enterrer toute vive,
Pour connaître avec lui le mystère inconnu.
Le Morituri te salutant est, n’est-ce pas, bien ingénieusement commenté dans ce morceau d’une irréprochable exécution. On est toujours le fils de quelqu’un, dit sagement Beaumarchais. Si je cherchais l’influence qui domine dans ce nouveau recueil, je la trouverais, je crois, en rapprochant un certain nombre de ces pièces le livre de Baudelaire. De pareilles parentés n’impliquent nullement l’imitation servile, encore moins le plagiat. Dans la vie d’un poète qui, comme celui qui nous occupe, vit incontestablement de lui-même, elles ne sont que les témoignages fugitifs d’une admiration inconsciente dans ses manifestations. Il faut être d’ailleurs bien profondément poète pour faire penser, même de loin, à l’auteur des Fleurs du mal. C’est donc un éloge que j’adresse ici à Jean Richepin, en signalant le parfum qu’il semble avoir gardé de leur lecture dans des pièces comme le Violon, dont je citerai simplement les quatre premiers vers qui sont vraiment délicieux, et évoquent également le souvenir d’un petit poème merveilleux de Paul Verlaine :
Mon cœur est un violon
Sur lequel ton archet joue
Et qui vibre tout du long,
Appuyé contre ta joue.
Tant l’air est vif et gai
Comme un refrain de folie,
Tantôt le son fatigué
Traîne avec mélancolie.
Exquis, n’est-ce pas ?
Le violon gémit comme un cœur qu’on afflige.
A écrit Baudelaire, et cette poésie charmante aurait pu prendre pour épigraphe ce vers merveilleux. Ce n’est qu’en les citant qu’on parle des poètes. Décrit-on, en effet, la poudre impalpable qui veloute l’aile des papillons ? Non, certes ; pas plus que la poussière d’or qui s’attache aux étamines du lys. Plus fragile encore est l’essence même de la poésie. C’est d’elle qu’on pourrait dire ce que les conservateurs de musées mettent sur les vitrines des objets précieux : « Regardez, mais ne touchez pas ! » Je ne me flatte pas d’avoir donné une idée complète des vers de Jean Richepin. Mais tout au moins ai-je dû inspirer à ceux qui ne les connaissent pas, le désir de les lire, et à ceux qui les connaissent mal, celui de les revoir. C’est là mon seul but.
Comme prosateur, il est dans toutes les mains. Madame André et la Glu ont été deux romans à succès. J’ai oublié de signaler un volume de nouvelles très osées qui mérite aussi une place dans toutes les bibliothèques de lettrés : les Morts bizarres. Je me suis attaché surtout au poète, et j’en ai dit la raison. Les vers de Richepin sont encore, à mon avis, son premier et son plus beau titre à la renommée, et ceux qui aiment son talent vigoureux et sain, pittoresque et pur à la fois, attendent de lui un nouveau volume de poésies où s’affirmera, dans une forme immortelle, la maturité de son esprit.
Armand Silvestre
Octobre↑
Anonyme, « André Gill », La Presse, 21 octobre
1881, p. 3.
Article recensé par Yves
Jacq.
Gill a quitté hier l'hospice d'Evère, où sa femme et Jules Vallès sont allés le chercher. Tous trois sont partis à une heure pour Paris.
Le malheureux a été relativement calme pendant son séjour dans la maison. C'est dans la nuit de samedi à dimanche qu'il avait été enfermé à l'Amigo de Bruxelles, puis conduit par la police à Evère. Il était sans argent et avait pris une voiture après avoir longtemps erré dans la campagne.
Il est arrivé à Paris dans un état assez satisfaisant. Le soir, il s'est assis à la terrasse d'un café du boulevard, en compagnie de quelques amis, avec lesquels il s'est entretenu sans que sa conversation trahît aucun dérangement d'esprit.
Il voulait assister à la représentation des Nouveautés et l'on a eu beaucoup de peine à l'en empêcher.
D'après le diagnostic des médecins, Gill serait atteint d'une paralysie progressive du cerveau. On craint qu'il ne soit incurable.
Nous avons dit que pendant son voyage à Bruxelles, il avait écrit un sonnet sur le champ de bataille de Waterloo. Voici cette pièce de vers :
Ce n'est plus aujourd'hui qu'une très morne plaine,
Où le rare passant, d'histoire halluciné,
Trouvant la terre grasse et gluante, étonne,
S'imagine enfoncer dans de la chair humaine.
Des corbeaux, des champs ras. Un guide suranné
Qui vous parle de Thiers et de Hugo, qui trame
Un bâton, de cent sous pour l'Anglais, mais donné
Pour dix à nous, Français, qui n'eûmes pas déveine.
Un lion bête. Au loin, une ferme où picore
Une poule. Du vent, des pas, peut-être encore
Le musée où l'on voit, sous un casque fendu,
Rire les dents d'un mort broyé dans la tourmente.
Par trois fois j'ai crié, d'une voix éclatante :
Napoléon ! L'écho ne m'a pas répondu,
Nous avons dit que le poète-caricaturiste était atteint de la folie des grandeurs. Le malheureux ne songeait qu'à une chose : être riche.
De son véritable nom, Gill s'appelle Gosset de Guines. Son atelier, où se réunissaient autant de littérateurs que de peintres Richepin, Vallès, Bouchor, Valabrëgue, d'Hervitly, Nadar, Mahalin, Paul Arène, est situé boulevard Denfert-Rochereau.
Gill vivait là, depuis quelque temps, assez retiré, avec sa femme et son enfant. Le pauvre petit mourut récemment et ce fut encore un grand chagrin qui vint s'ajouter aux déceptions éprouvées par le malheureux caricaturiste.
Un de nos confrères se demande s'il n'y aurait pas un peu de contagion dans sa folie.
Dans les premières années de sa vie , Gill a fréquenté des hommes de son âge qui, presque tous, ont été touchés avant lui par cette terrible folie des grandeurs.
Il a eu pour ami d'abord Charles Baudelaire, l'auteur des Fleurs du Mal, qui perdit, lui aussi, la raison pendant un voyage en Belgique.
Il a vécu dans l'intimité de Charles Bataille, lequel fut frappé de démence en 1868, parce qu'on ne l'avait pas décoré.
Il a enfin travaillé pendant quatre ans de suite avec Auguste Polo, le fondateur de la Lune, mort pendant le siège de Paris à la suite d'une attaque de satyriasis et d'un désir immodéré de faire une grande fortune.
Gill n'aurait-il pas, en effet, ressenti quelque chose de ces fréquentations ?
Jules Vallès, « Chronique »,
Le Réveil, 4 novembre
1881, p. 1.
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Quelques camarades étaient présents, l’autre matin, quand on vint demander, pour l’imprimerie, l’article sur Gill, celui-là même qui vient de soulever l’indignation d’un chroniqueur sentimental.
De ces camarades, l’un était le plus ancien ami du pauvre fou, les deux autres ses admirateurs convaincus. Je leur lus les feuillets avant de les livrer. Personne ne trouva un mot à changer. Il est vrai que les juges étaient, non des littérateurs de métier, mais des écrivains de combat. Ils trouvaient la thèse utile ; M. Richepin a trouvé l’avocat cruel.
J’ai dit ce que je pensais et je ne m’en repens pas !
Je ne crains pas d’être blâmé par ceux qui se connaissent, non pas en phraséologie, mais en choses de cœur. Ceux-là ont bien vu dans ma colère contre le mal la preuve irréfutable de mon chagrin. En tout cas, personne ne croira que j’abandonne Gill. Tandis que certains pleureurs littéraires versaient leurs larmes dans leur encrier et songeaient d’abord à la copie, je courais vers lui, à la première nouvelle du malheur, elle ramenais, comme un enfant, avec moi.
Pendant quinze ans, il m’appela son ami, son maître même. Mais je devais cette amitié et ce titre à l’estime qu’il avait pour ma façon résolue d’attaquer les idées par le haut, le taureau par les cornes.
Devant Gill perdu, j'ai gardé cette façon !
Et je l’ai pris, lui-même, pour servir une théorie que je crois juste.
L'article dénoncé défend les idées qu’il m’entendit éternellement soutenir, au temps où sa raison vivait.
Tout ce que j'ai écrit, tout ce dont M. Richepin s’attriste ou s’irrite, je l’ai crié à Gill sous l’empire, pendant la guerre, du fond de l'exil, depuis l’amnistie, et, si Gill ressuscitait, il vous le crierait à son tour !
Soldat de l'idée sociale, croyant à la relation souterraine des douleurs et des malheurs humains, je me suis cru le droit de profiter de ce crime du hasard, pour signaler le danger aux autres. J'ai ramassé le fou étendu terre et je Fai planté contre le mur, comme un épouvantail pour ceux qui veulent s’isoler dans la fantaisie et dans le rêve. Ma brutalité même a été un hommage arraché au souvenir d’une grande force inutilement perdue.
Devant le public qui nous regarde et nous écoute, nous avons mandat de chercher les causes des blessures des hommes et d’en découvrir les remèdes, quitte bousculer les malades pendant la visite et, pour appeler la foule à la clinique, il faut saisir le moment tout chaud, quand la curiosité sert de cloche, quand le cas est célèbre et que la sympathie fait cercle autour du blessé.
Je l’ai fait.
Certains ne l’ont pas compris. Mais mieux vaut encore qu’on m’ait mal jugé, qu’on ait calomnié mon cœur et que quelques-uns de la race de Gill aient été sommés de réfléchir avant de s’engager dans le chemin qu’il a suivi. Sans compter qu’en dehors du monde des arts et des lettres, a des infortunés par centaines — des ouvriers, des obscurs, des simples, qui, depuis des mois, ont crevé la faim et qui commencent à mourir de froid ! Il est bon que ces pauvres sachent que nous ne limitons pas au pays du journal nos souvenirs et nos tendresses. Et j’ai voulu, à propos d’un des hommes que j’ai le plus aimés démontrer la nécessité de la grande solidarité sociale. Si généreuse que soit une corporation, eût-elle à son service le tambour de la presse et le casque de Bélisaire qui traîne dans les ateliers, cette corporation est impuissante à faire longtemps le bien.
Il a fallu aller demander la charité d’une bourse au ministère ; avant la catastrophe, le pauvre Gill, lui-même, n’avait-il pas dû courber l'échine dans ces antichambres pour essayer d’obtenir des commandes qui ne sont pas venues.
Le mot d’aumône vous a révoltés ; comment appellerez-vous cela ?
Ayez donc, pour une fois, le courage douloureux de dire, avec moi, que la misère étant la compagne nue ou masquée de quiconque n’a pas une fortune de patrimoine ou de hasard, les artistes, plus que tous autres, sont obligés de s’agenouiller levant l’Etat pour avoir du pain et du travail.
Voilà ce que j’avais à répondre à M. Richepin.
Je crains bien qu’il n’y ait, chez lui, plus d’universitarisme inconscient que de désespoir vrai. Ce n’est peut-être qu’une guerre de synonymes entre lui et moi. J’ai dit que nous étions forcés de « mendier » pour le fou. J’aurais dû écrire « quêter » et le normalien eût moins souffert.
Question de high-life aussi. Dans le monde que fréquente maintenant monsieur Richepin, le malheur d’un artiste peut servir d’affiche aux belles manières comme aux bons sentiments, près des lettrés et des dames. J’aurais dû mettre des gants. Au lieu de cela, je parle de sébile, la gamelle à charité des pauvres, alors que le chroniqueur rêvait sans doute d’aumônières à glands d’or tendues par des femmes en robes de velours.
L'auteur des Etapes d’un réfractaire n’est pas le premier venu pour moi. Il paraît qu’il m’a aimé ; il annonce qu’il ne m’aime plus. Il se contentera, dit-il, de m’admirer sans me comprendre. Je crois peu à son admiration, mais je souhaiterais, pour lui, qu’il me comprît davantage.
Je lui expliquerais comment tel garçon, qui a paru original à ses débuts et s’est cru chef de cénacle, a compromis son talent pour n’avoir songé qu’à réussir et qu’à briller. Je lui dirais qu’il ne suffit pas de mettre sa muse au chaud sur les cendres des gueux de Baudelaire, de poivrer ses romans avec les épiças de d’Aurevilly, de renverser dans ses chroniques la salière de Bergerat, et de puiser à pleines mains dans ma pauvre rhétorique de cinquante mots dont la monotonie le désespère.
Si je suis réellement si peu riche que cela, il est vraiment mal à M. Richepin de m’avoir tant emprunté, pour si peu rendre, alors qu'il n’avait que le choix dans la foule de ses créanciers.
Ceci, pour rire un peu, après avoir parlé de choses tristes. Tout « cuirassé d’orgueil » qu’il me représente, quelque « superbe de haine » que je sois, paraît-il, j’ai gardé l’amour des ménageries et me plais à voir pleurer les crocodiles.
La conclusion de tout cela, le dernier mot que j’en veuille dire, est que ceux qui ont véritablement aimé Gill savent bien que je n’oublierai pas celui qui est prisonnier là-bas.
Depuis longtemps, ceux qui m’accusent auront désappris le chemin de l’asile, alors que, moi, je ferai encore le voyage, et j’irai, seul, porter à notre grand enfant des images et des oranges.
JULES VALLÈS.