Corpus de textes du Laslar

1883

Théodore de Banville et Georges Rochegrosse, « Jean Richepin », La lanterne magique ; Camées parisiens ; La Comédie-Française, Bibliothèque-Charpentier, G. Charpentier, 1883, p. 389-390.

Ce chanteur à la toison noire et au visage couleur d’ambre a pris le parti de ressembler à un prince indien, sans doute afin de pouvoir écouler, sans attirer l’attention, un tas de perles, de rubis, de saphirs et de chrysolithes. Ses sourcils droits se rejoignent presque et ses yeux enfoncés, aux prunelles grises, striées et cerclées de jaune, sont comme dormants et troublés à l’ordinaire, et dans la colère lancent des éclairs d’acier. Le nez petit, presque droit, terminé en bille, a les narines mobiles et très expressives ; la bouche petite, rouge, bien {390} modelée et dessinée, finement voluptueuse et amoureuse, les dents courtes, étroites, blanches, bien rangées, solides à manger du fer, donnent une originale et virile beauté au poète des Caresses. La longueur avancée du menton disparaît sous la jolie barbe frisée et fourchue, et cachant sans doute un haut et large front, du sommet du crâne se précipite jusque sur les yeux une mer aux flots pressés : c’est l’épaisse et brillante et noire et onduleuse chevelure.

Janvier

Edmond Deschaumes, « Richepin », Indépendance française, 26 janvier 1883, p. 1.

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Ce n’est pas la première fois que le poète Jean Richepin tente la fortune au théâtre. Déjà, il y a pas mal de temps de cela, l’auteur de la Chanson des gueux conviait la critique à venir entendre une piécette intitulée L’Étoile, dans laquelle il jouait lui-même le principal rôle. Son collaborateur était André Gill. Son théâtre était la Tour-d’Auvergne. Le collaborateur est fou ; le théâtre n’existe plus. D’ici quelques années, si la folie et la mort continuent à sévir, si le marteau des démolisseurs poursuit son œuvre destructive, les jeunes gens d’aujourd’hui ressembleront à des vieillards ; ils ne reconnaîtront ni un homme, ni une maison.

***

Richepin est une des figures les plus curieuses et les plus originales de notre époque. Depuis le succès et le retentissement de sa Chanson des Gueux, il a lutté contre lui-même, en homme qui ne veut pas être écrasé sous le poids d’un premier succès. De là, des étapes dans sa vie littéraire, des hésitations, des essais. Qu’on lise l’œuvre déjà considérable de cet écrivain, qui n’a guère plus de trente-cinq ans : Les Morts bizarres, les Caresses, Madame André, Quatre Petits Romans, la Glu, on retrouvera toujours, chez Richepin, une dépense de force prodigieuse, un besoin d’échapper aux moules vulgaires, une haine puissante de la banalité. Il est évident que, dans cet aperçu sommaire, je ne puis ni analyser ni étudier les volumes, publiés par Richepin avec un succès mérité. Je me garderai encore plus d’un jugement rapide qui manquerait de considérants et qui semblerait prononcé à la légère.

Je fais ici besogne de chroniqueur, et non de critique. Je tiens donc simplement à présenter aux lecteurs de ce journal un écrivain de valeur qui est en même temps un confrère des plus sympathiques. J’entends ne pas sortir de ce rôle, tout en prétendant que ledit rôle ne consiste pas à instruire le public des heures auxquelles Richepin mange, travaille ou dort. Je ne me crois pas obligé par ma profession de raconter la composition de ses menus, ni l’emploi de ses journées. C’est un métier qui est à la mode, mais qui ne m’a pas encore séduit.

Ce que je voudrais faire toucher du doigt à tous les jeunes poètes ignorés qui rêvent d’être un jour la gloire radieuse de leur pays, c’est qu’il n’y a pas de couronne sans épines, de triomphe sans labeur et sans souffrance. S’il leur fallait passer par les épreuves qu’a traversées Jean Richepin, les poètes inédits briseraient leurs lyres avec transport et préfèreraient aux ivresses de l’art les joies pures de la quincaillerie.

On répète trop que rien n’est plus facile maintenant que de vivre de sa plume. Il y a des tas de malheureuses victimes qui croient ça comme parole d’évangile, et qui deviennent en quelques mois la chair à canon de Paris. Si on leur prouvait -clair comme le jour- que les plus favorisés ont souvent passé par des misères sans nom, les poètes et les écrivains de l’avenir entreraient dans la carrière avec des allures plus réservées.

Richepin n’était pas le premier venu. Il avait fait d’excellentes études et il avait passé une année à l’Ecole normale. Peu désireux de concourir à l’éducation des jeunes élèves de l’Université de France, Richepin jeta sa robe de professeur aux ronces du chemin et ne tarda pas à mener la dure et joyeuse vie de Bohème. Protégé d’André Gill, il forma un trio demeuré célèbre avec deux autres poètes qu’on voyait au Quartier-Latin : Maurice Bouchor et Raoul Ponchon. Un autre poète distingué, raffiné, qui s’est révélé depuis comme un critique de race, Paul Bourget, du Parlement, se montrait assez souvent dans ce groupe d’humeur joyeuse. Certaine pièce de la Chanson des Gueux, sévèrement intitulée : Maudissons Bourget ! prouve que Bourget n’avait pas tout à fait les mêmes habitudes ni le même régime que ses amis.

Au Quartier-Latin, Richepin vécut de cette vie fantaisiste, pleine d’imprévu, de sourires et de larmes, que nos débutants aujourd’hui traitent avec un injuste dédain.

Ce fut pourtant au milieu « de ces ballades joyeuses », de ces équipées folles, avec des alternatives d’opulence et de misère que le poète commença, poursuivit et paracheva la Chanson des Gueux, qui devait le mener à la notoriété et en police correctionnelle.

Gill s’était chargé de lui trouver un éditeur, et il l’avait emmené avec lui pour qu’il assistât à la lutte et à la victoire. Il va de soi que le poète était bien moins confiant dans le cabinet de l’éditeur, la tête haute, avec cet air de grandeur qui lui était familier. Il présenta Richepin, et déclara aussitôt que ce beau garçon avait dans la poche de son paletot un manuscrit capable de faire la fortune d’un éditeur ; mais dès que le caricaturiste eut avoué qu’il s’agissait de vers, l’éditeur s’agita dans son fauteuil comme un diable dans un bénitier, et répondit que les vers ne se vendaient plus.

On sait ce que c’est qu’un éditeur qui s’est mis en tête de ne point publier de volumes de vers. Il flanquerait Musset à la porte, si Musset revenait dans notre monde pour faire éditer quelques morceaux inédits. Il refuserait tout au moins de recevoir Victor Hugo, ou le prierait de repasser.

L’éditeur de Gill se défendit donc avec l’intrépidité que donne le désespoir. Mais son adversaire n’était pas homme à se laisser démonter :

-Ecoutez-le ! s’écria Gill. Quand vous l’aurez entendu, vous me remercierez et vous ne voudrez plus nous laisser partir.

-Qu’il soit fait comme vous l’exigez, soupira l’éditeur, qui se crut sauvé par cette suprême concession.

***

Richepin ne se le fit pas répéter deux fois. Il tira de sa poche le fameux manuscrit et lut coup sur coup plusieurs pièces de son volume.

Quand il eut terminé, l’éditeur était vaincu, et il gardait le manuscrit. On peut juger du bonheur de Richepin et de la folie de Gill. Ils durent s’embrasser dans l’escalier, lorsque la porte se fut refermée sur leurs talons.

Quand ils furent sortis, l’éditeur ne se dissimula point qu’il avait eu tort de capituler. A ce moment, la mode n’était pas, comme à présent, aux poètes et à la poésie ; et les malheureux volumes de vers jaunissent, sans trouver d’acheteurs, à la devanture des libraires. Seuls, quelques noms célèbres faisaient recette. Mais l’affaire était conclue, et il ne restait plus qu’à envoyer la copie à l’imprimeur. On remarqua bien, en corrigeant les épreuves, certaines pièces un peu hardies et décolletées, mais on les maintint sans y attacher d’autre importance.

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Une fois paru, le volume justifia les prévisions de Gill. On l’acheta, on le lut ; les journaux le discutèrent. Le Charivari donna l’alarme. Le Charivari fit la prude et rougit jusqu’au blanc des yeux. Le journal, qui publie sans sourciller les légendes les plus pimentées de Grévin, se cabra devant l’argot du poète, poussa les hauts cris, prit feu, prit flammes, et s’indigna de la mollesse du parquet, qui laissait colporter de semblables infamies. Le livre de Richepin eut alors des partisans enthousiastes et des adversaires forcenés. Mais Richepin ne fut pas moins condamné à un mois de prison, et ses deux complices (l’éditeur et l’imprimeur) durent payer une amende de cinq cent francs. Quant à leurs droits politiques, ces trois grands coupables en furent naturellement privés.

La liberté de la presse a été violée une fois de plus ce jour-là. Il est vrai que la morale publique a été sauvée. S’en porte-t-elle mieux ? J’en doute fort.

***

Tels ont été les premiers pas de Richepin dans la littérature. Après cela, nous l’avons vu aborder tous les genres : le roman, le journalisme, sans abandonner pour cela la poésie. Le voilà qui s’essaie au théâtre. Cette tentative sera certainement curieuse, et nous n’avons point à craindre avec lui quelque piteuse tentative, selon les traditions usées. Il va nous montrer les vieille Marie-des-Anges la fine Naïk, le père Gillioury, Marie-Pierre, le docteur Cézambre et toutes ces figures énergiques et curieuses qu’il a groupées autour de la femme étrange dans laquelle il a personnifié la Glu. Nous les avions suivis avec curiosité dans le roman ; nous aurons un nouvel intérêt à les entendre parler et à les voir se mouvoir sur les planches de l’Ambigu

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Au moment fatal où le régisseur frappera les trois coups, si Richepin a le temps d’évoquer, en quelques secondes, son passé littéraire, le chemin parcouru depuis le jour où il se présentait pour la première fois chez un éditeur, au bras du pauvre Gill, le jeune et déjà célèbre poète pourra reconnaître qu’il n’a pas à se plaindre de sa destinée.

S’il n’a pas encore pris une place définitive, on sait qu’il est de taille à la prendre demain – si ce n’est pas aujourd’hui même. La critique la plus morose serait disposée à faire crédit à ce mâle et vigoureux talent.

Plus jeune que Richepin, ayant vécu avec la génération littéraire qui vient directement après la sienne, je suis heureux de lui tendre fraternellement la main, avant la bataille qu’il va livrer sur le théâtre, et de lui souhaiter bonne chance et succès. Il mérite l’un et l’autre, autant par son talent que par le rude labeur et les dures années de sa jeunesse difficile.

Edmond Deschaumes.

Pierre Giffard « Richepin », Le Figaro, 27 janvier 1883, p. 1-2.

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Voilà Richepin à la veille d'affronter « le feu de la rampe. » Et sous quelles auspices ! L'Ambigu renaissant, un jeune directeur, la Censure en émoi, une affiche piquante, tout Paris attentif. C'est un grand jour dont les copains du lycée Charlemagne saluent l'aurore. Pour quelques-uns d'entre eux, qui travaillent encore sans éclat dans le brouhaha littéraire, un jour semblable viendra plus tard. Pour le grand nombre d'entre eux, il ne luira jamais, parce qu'ils ont placé obstinément entre lui et eux-mêmes des montagnes de contrats de mariage ou des encyclopédies médicales, des piles de dossiers et des monceaux de réquisitoires. Peu importe ; les Charlemagne de 1869 saluent Richepin. Il leur donnait tant d'espérances !

Imaginez la rue Saint-Antoine d'une part, avec l'église Saint-Paul et le lycée Charlemagne au bout ; d'autre part la rue Culture-Sainte-Catherine, et les deux bandes interminables des Favard et des Massin convergeant vers le vieux lycée, comme au temps décrit par Edmond About dans les Mariages de Paris, mettez à ce décor la date de 1869, et vous aurez le premier milieu, le premier public de Richepin, un gros garçon noir, à tête crépue, qui enlevait au grand concours tous les prix de sa classe, pour la plus grande gloire de l'institution Massin. Il avait l'air d'un créole ou plutôt d'un Tzigane. C'était un Tzigane de La Fère en Tardenois. Sérieusement ! Il y a près de là Fère, racontait Richepin, un petit village où vivent depuis deux siècles des Tziganes qui font de la vannerie, et son père, chirurgien en retraite de l'armée, est né au milieu de ces Tziganes-là.

{2}

Nous étions les uns plus jeunes, les autres plus âgés que Richepin ; tous nous disions qu'il ferait quelque chose. Il avait des vers étonnants plein son buvard. Il faisait des sonnets et des odes aux rimes parfaites, aux images originales.

Nous sentions en lui— ceux d'entre nous du moins qui rêvaient de choses littéraires — un « bonhomme ». Il lisait à ceux de sa classe un poème qui roulait, je crois, sur la pluralité des mondes. On en récitait des fragments un peu partout dans le lycée. Il y avait, si je ne m'abuse, une apostrophe au soleil et, à la terre qui se, terminait ainsi : 

Va, papillon d'or et de soufre,
Va, fleur brune aux pétales verts !

Sur cette chûte, on, s'exclamait ; et le reste était vraiment très bien.

La manie du journal imprimé est, on le sait, l'une des plus âpres qui s'emparent du jeune homme qui veut écrire. Nous avons tous plus ou moins fondé des journaux au collège. Pour ma part, je faisais alors circuler dans la classe, de seconde un -pamphlet manuscrit et périodique, intitulé l'Anthropophage (on n'a jamais su pourquoi), qui fut saisi maintes fois, non sans avoir porté la bonne parole dans un tas de sous-mains discrètement entr'ouverts. Mais, hélas ! Richepin, élève de philosophie, faisait à ces petits papiers une concurrence terrible, avec un vrai journal, une feuille imprimée qui s'appelait la Jeunesse, et qu'il dirigeait sournoisement sous le pseudonyme d'Henri Pic. Nous allions l'acheter, avec rage chez une vieille libraire de la rue des Lions-Saint-Paul.

Le pseudonyme était transparent, mais la boutique du charbonnier de la rue d'Ulm où siégeait la rédaction, était très malpropre. Ce qui s'imprimait là-dedans faisait hausser les épaules à nos professeurs ; mais nous exultions. On y glissait surtout des allusions politiques qui faisaient notre joie, car nous en voulions à l'Empire, naturellement. Richepin avait été des « nôtres » à la Sorbonne quand le petit Cavaignac, aujourd'hui ingénieur et député, avait refusé le prix que devait lui remettre le Prince Impérial. Les Charlemagne s'étaient distingués ce jour-là par le boucan dont ils avaient accompagné la démonstration de Cavaignac. Et nous étions fiers ! Il fallait nous voir.

***

Richepin était des forts en thème ; il entra à l'Ecole Normale sans qu'on sût pourquoi. Qu'allait-il faire dans cette galère ? Lui, un poète ! Nous l'eussions préféré à l'Ecole de Droit, plus commode pour les expansions poétiques que la grande caserne de la rue d'Ulm, — justement voisine de la boutique du charbonnier où la Jeunesse continuait à paraître. Il fallut à Richepin beaucoup de force d'âme pour résister au régime de la maison-mère de l'Université. Il donna un beau jour sa démission et s'en alla sur le pavé de Paris, seul, sans un rouge liard, chercher des gens à qui sa muse pût dire des choses en vers. Le père n'était pas content.

La guerre vint ; Richepin s'engagea dans des francs-tireurs quelconques, et fit la campagne de l'Est. Après la guerre commencèrent les dures périodes où l'esprit est vivant, le gousset vidé, l'existence vague. Le père n'aimait pas la littérature vagabonde : Richepin donna çà et là des leçons. Il ne fait pas grand-chose pendant trois ou quatre ans. Nous le revoyons de loin en loin, tantôt au café de la jeunesse archi-sérieuse, au Tabourey— défunt aujourd'hui— devisant de psychologie fantaisiste, tantôt sur les planches du théâtre de la Tour d'Auvergne, où il joue lui-même une pièce faite en collaboration avec André Gill : l'Etoile.

La singulière soirée ! C'était en 1873. Rien que des amis et des camarades dans la salle. La pièce était en vers. Richepin et Gill y, comparaient ensemblement les âmes à des chandelles qui s'en vont illuminer le paradis après la mort. Et Richepin vibrait tout comme un autre ; et il roulait ses grands yeux noirs sous sa tignasse d'ébène.

Après un petit entr'acte, Ernest d'Hervilly parut habillé en astrologue et joua aussi quelques scènes de sa façon. Il avait un grand bonnet pointu, naturellement. C'était on ne peut plus drôle.

***

Enfin Richepin, vers 1875, arrive à publier la Chanson des Gueux. L'œuvre est forte, peu commune. On lui administre un mois de prison. C'est toujours autant, mais la besace du poêle est toujours vide. Alors le journalisme, le fatal journalisme s'empare du barde qui voudrait bien gagner sa vie en même temps que les sommets du Pinde. Le Richepin des dernières années est connu. Il a publié successivement de curieux romans, d'inexplicables paradoxes, des fumisteries, si l'on veut, et de beaux volumes de vers, en même temps qu'il a chroniqué çà et là. Il s'est marié voilà cinq ans, à Marseille, où il a dirigé quelque temps un journal.

La Glu de l'Ambigu fut d'abord un roman que Richepin écrivit d'après nature, je crois, à Escoublac et au Croisic. Pour revenir du Croisic à Paris, Richepin n'avait pas d'argent. Il trouva un moyen simple de gagner son voyage. Ardent comme tous les robustes aux voyages sur la mer, il s'embarqua en qualité de novice sur un bateau qui faisait le cabotage pour Bordeaux. Arrivé en Gironde, Richepin aida l’équipage, comme c'était son devoir, à débarquer les barils d'huile, les mannes de harengs et autres marchandises, du bord, en chantant des riguinguettes et des riguingo qu'il improvisait sur des airs vieillots, ce qui paraissait délicieux aux mathurins ses frères.

Son noviciat avait effacé les traces d'une passion cruelle... et il avait gagné son retour à Paris, en troisième classe, je suppose. Il écrivait à un ami cette phrase étonnante, qu'on ne peut guère rapporter textuellement : 

— Je viens d'arriver en loques. Mon pantalon est aussi troué que mon cœur.

Que sera cette Glu ? Le public le dira demain. Heureux ou non devant le public, son auteur est un « bonhomme » Et chose rare, dès le collège c'était quelqu'un.

Pierre Giffard.

Paul Alexis, « Jean Richepin », Le Réveil, 28 janvier 1883, p. 1.

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Ce soir, première représentation de La Glu. M. Jean Richepin tiendra, je l’espère, un véritable succès. Nul ne souhaite plus sincèrement que moi une décisive victoire. S’il enlève cette victoire, j’applaudirai des deux mains et sans arrière-pensée à l’avènement dramatique d’un écrivain de ma génération, au talent vivant et passionné. Même, en cas d’insuccès, je serais le premier à crier sur les toits qu’une épreuve unique ne décide rien et à démontrer ; que le vaincu resterait fort capable de prendre une éclatante revanche. Mais, quelle que soit l’issue de sa première bataille au théâtre, Jean Richepin me semble arrivé à un moment psychologique où il ferait bien de rentrer en lui-même, de s’interroger à froid, d’examiner le chemin déjà parcouru. C’est dans l’espoir de susciter en lui les plus salutaires réflexions que je veux esquisser aujourd’hui sa physionomie littéraire. L’aimant depuis longtemps, comme il le sait, je ne peux parler de lui qu’à cœur ouvert Mon but est de lui être utile.

Un peu après la guerre, voici quelque dix ans, lors du déclin définitif du Parnasse contemporain, avant la constatation éclatante du mouvement naturaliste, à une époque d’ailleurs indécise et fortement troublée par la politique, nous commençâmes à entendre parler, en diverses régions littéraires, d’un groupe de nouveaux venus, faisant des vers, par conséquent très-jeunes comme nous, mais répudiant hautement les tendances « impassibles », extraites de Gautier, de Baudelaire, par MM. Leconte de Lisle et Catulle Mendès. Les « anti-parnassiens », eux, étaient cinq, quatre tout au moins, et, avec beaucoup de crânerie, s’intitulaient « les vivants ».

Nous, nous sommes vivants, et très vivants, morbleu !
Nous trouvons le vin bon et les femmes bien faites,
Et nous ne voulons pas mettre un crêpe au ciel bleu...

Naturellement, dans mon coin, profondément inconnu et isolé, j’eus tout de suite leurs tendances en grande sympathie, avant même que les hasards de la vie littéraire me les eussent fait connaître individuellement tous les quatre : Ponchon, Maurice Bouchor, Paul Bourget et Richepin. Hélas ! aujourd’hui, dix ans après, « le groupe des vivants » a vécu... ce que vivent les groupes, politiques ou littéraires. Sans rompre, je crois, leur amitié, le temps a fatalement distendu le faisceau, et les choses ont suivi leur cours, et chacun est allé où il devait aller. Ponchon, lui, a probablement le moins varié : il sera resté le même délicieux fantaisiste, dilettante avec amour, paresseux comme un loir, réjouissant à regarder avec son visage rabelaisien ; entre deux strophes aux rimes surprenantes, il doit peindre encore de ces fulgurants ciels gueulards, fous, en goguette, susceptibles, selon une de ses expressions : « de consterner le bourgeois par une Commune de couleurs ».

Maurice Bouchor, lui, après quatre volumes de vers, dont les trois derniers n’ont pas retrouvé le succès des Chansons joyeuses, est toujours sans doute un correct gentleman, riche, « anglomane », idolâtre de Shakespeare, et un incorrigible voyageur, fort capable de nous surprendre tous, quelque matin, en apportant du bout de l’univers quelque fort belle œuvre, nouvelle manière, composée dans une hutte au murmure du Niagara.

Quant aux deux autres, Richepin et Paul Bourget, moins abracadabrant, eux, plus dans la vie, et, par suite, devenus seuls de véritables hommes de lettres, « des réguliers », dirait Vallès— comme si lui tout le premier, Vallès, et nous tous qui nous décarcassons à produire, n’étions pas les vrais réguliers, — quant aux doux autres, Paul Bourget mérite également une étude particulière, que je lui consacrerai quelque jour. Voici Jean Richepin.

Voici les deux Jean Richepin, devrais-je dire, car j’en ai en quelque sorte connu deux.

Le premier, je le revois, comme si c’était d’hier, tel qu’il m’apparut anciennement lorsqu'un ami commun, Ernest Leblanc, l’auteur de Dépravée, nous présenta l’un à l’autre. Dans son petit appartement, très-élevé, mais d’où Richepin avait toute la vue superbe du boulevard et de la façade, alors en construction, du nouvel Opéra, nous causâmes longtemps. Fils d’un chirurgien militaire, né à Alger pendant une garnison du père, mais originaire de Besançon par ses parents, il me fit l’effet d’un jeune dieu chevelu, très beau, à la fois exubérant et maître de lui, croyant à son étoile littéraire, bien que n'ayant pas encore trouvé d’éditeur pour cette Chanson des Gueux destinée à la bonne fortune d’une poursuite par le parquet, comme Madame Bovary et les Fleurs du Mal.

Et tel je le vis encore pendant plusieurs années, mais à de longs intervalles. Un soir, au théâtre de la Tour-d’Auvergne, aujourd’hui détruit, les bras nus jusqu’à l’épaule, jouant L’Etoile, sa pièce, avec André Gill. Longtemps plus tard, dans un petit restaurant de la place Bréda, à l’entresol, où je lus en épreuve les premiers feuilletons de Madame André. Et c'était toujours mon Richepin d’autrefois, un joyeux, un bien portant, un insouciant en apparence, cajolé de ses camarades, aimé des femmes ; il occupait alors un tout petit pavillon, voisin de celui du bon Cabaner. Fanfaron de bohème, du désordre voulu, il laissait par exemple pousser ses cheveux et sa barbe, tout ça probablement pour faire plaisir à Ponchon, tandis qu’aujourd’hui, Cabaner mort, Ponchon n’étant plus là, le mariage et les années ayant fait le reste, nous connaissons un Richepin radicalement différent, bon bourgeois, excellent père de famille, qui a définitivement remplacé le premier, ce dont je le félicite. Oui ! il faut avoir la force d’embourgeoiser sa vie, afin de réserver pour l’œuvre toutes les fougues du tempérament.

L’œuvre, maintenant ? C’est ici que, en quelques mots, avec le peu de place qui me reste, je voudrais, sinon faire convenir Richepin de certaines choses, tout au moins le pousser à un examen de conscience d’où pourrait sortir toute une direction nouvelle, un plus judicieux emploi de son talent.

En poésie d’abord. J’ai toujours eu une réelle sympathie, plus que ça ! de l’admiration pour la Chanson des Gueux, — l’œuvre de Richepin que je préfère, même à Madame André, que je mets alors, elle, bien au-dessus de tout le reste. Je ne nie pas la curiosité de cette note vivante, à part, vraiment passionnée, marquée par conséquent de sa personnalité. Mais les Caresses, valent-elles la Chanson des Gueux ? Et que vaudront les Blasphèmes, depuis longtemps promis ? Certes, malgré une virtuosité probablement croissante, ces vers nouveaux ajouteront-ils quelque chose à la note si curieuse apportée par un exceptionnel début poétique ? Comme Guy de Maupassant, comme bien d’autres, Richepin, je n’oserais l’affirmer, mais je le crois, s’apercevra tôt ou tard, si ce n’est déjà fait, qu’en lui le poète est mort, je veux dire : s’est de plus en plus transformé en prosateur.

Au contraire, dans le roman, Richepin est loin d’avoir donné toute sa mesure. Et il a pourtant débuté par Madame André, un livre réellement digne de l’auteur de la Chanson des Gueux. Avec Paul Bourget, qui, à la veille de la bataille du conseil n’a pas pu prendre connaissance d’aujourd’hui, vient de consacrer à son vieux frère d’armes une étude touchante d’affection, et, en bien des points fort justes, je regarde Madame André « comme très remarquable, et par la force de la donnée, et par l’acuité de l’analyse » J’innocenterai même l’œuvre d’un reproche que lui adresse Bourget : trop de personnages secondaires autour du couple principal, Madame André et Lucien Ferdolle ! Ce sont au contraire ces personnages secondaires, qui, selon moi, font rendre au livre le son de la réalité, et le mettent « bien dans l’air », comme disent les peintres. Richepin a même prouvé par-là combien il possédait le sens de la vie, en coupant, par des figures de second plan, l’étude psychologique de l’œuvre, qui, sans cette précaution, eût versé dans le tendu ou dans l’abus de la subtilité. Et c’est justement parce que Richepin possède ainsi ce sens de la vie, si important et si rare chez l’artiste, que je voudrais le pousser tout particulièrement à cultiver à fond le champ large du roman moderne. Il s’y ferait une place bien à lui. Il y découvrirait quelque couche de terreau gras, lui appartenant en propre, où ses précieuses facultés, méthodiquement dirigées, prendraient un développement énorme. Quant à son second roman, la Glu, j’avouerai franchement à Richepin que, ambitionnant pour lui une haute place de romancier, je n’ai vu dans la Glu que le scénario raconté d’un drame, scénario mis en récit pour le feuilleton, faisant d'ailleurs bien augurer de l’homme de théâtre. Et en journalisme, donc ? Oh ! ici, je me montrerai dur, mais là, oui ! très dur, envers Jean Richepin. N’ai-je pas maintes fois entendu exprimer cette idée, par lui et par d’autres, qu’il existe une véritable hiérarchie littéraire. En bas, au plus infime échelon, la critique : un genre inutile et terre à terre, bon pour les pédants et les ennuyeux. Au-dessus, pas beaucoup plus haut, le théâtre : un appas grossier pour piper les foules, qui ont besoin d’être émotionnées. Plus haut encore, mais point tout à fait au sommet, le roman : capable, lui, d’amuser, d’amuser seulement, des individualités intelligentes. Puis, au summum définitif de l’art, pour les élus, pour de rares initiés : la poésie ! Eh bien ! non, c’est par trop raide ! Le talent reste tout : le genre, lui, n’est rien. Il n’y a pas de genres ! Un article de Paul Bourget vaut cent pièces de vers de M. Deroulède, contient même beaucoup plus de poésie réelle. Et j’en veux justement à certains de mes confrères, de traiter par-dessous la jambe le journalisme, de le considérer comme un attrape-nigauds, bon seulement pour gagner de gros sous en exécutant le grand écart au nez du public épaté. Richepin, lui, par exemple, a inventé une excellente série : Les chroniques du pavé, autant de petits bijoux artistiques, d’où lui est venu en grande partie son succès de journaliste. Mais que dire, en vérité, de « la pâleur » systématique de certaines de ses grandes chroniques, et de « la légèreté » voulue avec laquelle, pour l'amusement de la galerie, il bafoue parfois le naturalisme — en malheureux enfant qui tire sur les siens ! — Remarquez que, personnellement, je n’ai jamais eu à m’en plaindre, au contraire. Et je l’aime de tout mon cœur ! Aussi, pour le mal que je lui veux, je lui souhaite de remporter, avec la Glu, outre un triomphe véritablement littéraire, un gros succès d’argent. Le talent de ce vivant et de ce passionné est fort capable de remuer le grand public. Ce qui l’éloignerait, lui, définitivement, de cet absorbant mais de ce tout puissant journalisme, que les professeurs de troisième à Castelnaudary traitent encore de « genre inférieur ».

Paul Alexis

Léon Chapron, « La Glu, drame de Jean Richepin », Gil Blas, 29 janvier 1883, p. 1-2.

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Le drame que le théâtre de l'Ambigu a représenté hier, était impatiemment attendu. Après les Mères ennemies, la Glu. L'administration de ce théâtre s'honore par de belles tentatives. La Glu est l'œuvre d'un écrivain de haute valeur, que je n'ai pas à présenter aux lecteurs du Gil Blas, attendu qu'ils le connaissent et l'apprécient de longue date, Jean Richepin. Comme tous les gens qui ont poussé dès le début un ut de poitrine formidable, Richepin a manqué de succomber sous sa Chanson des Gueux. La Chanson des Gueux a failli être pour lui ce que le fameux sonnet a été pour Arvers, et ce que le Vase brisé a menacé d'être pour Sully Prudhomme. Il en a appelé vaillamment, en laborieux et en vigoureux, a chroniqué, fait des romans, s'est affirmé. Aujourd'hui il aborde le théâtre.

C'est dans les colonnes mêmes de ce journal que le roman la Glu a paru en feuilletons. Vous vous rappelez le sujet. Un monstre, une hideuse femelle s'accroche aux flancs d'un jeune sauvage, un peu calqué sur le modèle de ce louveteau de Mauprat. Mais la Glu n'est pas la douce Edmée. Elle se fait gloire de son surnom et, comme le dit l'épigraphe du livre, a pris pour devise insolente : Qui s'y frotte s'y colle. Je suis sûr que personne, parmi ceux qui à ce moment-là lisaient Gil Blas, n'a oublié la puissance de déduction psychologique qui émanait de cette rude étude. Un instant, l'affolé d'amour va sacrifier sa mère. Et je ne puis résister au désir de citer les trois derniers couplets ; de la chanson, vieille légende bretonne, qui clôt le livre et en dégage la moralité. La Glu, la Goule, a dit au gas qu'elle a perdu de passion qu'il lui faut, dès le lendemain, « le cœur de sa mère pour son chien ». Et l'infâme va tuer la vieille, lui arrache le cœur et court l'apporter à sa maîtresse.

Comme il courait, il tomba
Et lonlan laire
Et lonlan la
Et par terr'le coeur roula.
Et pendant que l' coeur roulait
Et lonlan laire
Et lonlan la,
Et pendant que 1' coeur roulait,
Entendit l' coeur qui parlait.
Et l’coeur disait en pleurant
Et lon lan laire
Et lon lan la,
Et l’coeur disait en pleurant :
T’es-tu fait mal mon enfant ?

Cette belle, cette touchante, cette admirable chanson du vieux temps, c'est tout le roman de Richepin et toute sa pièce. Une femme, surnommée la Glu dans le monde où l'on est censé s'amuser, est la femme légitime d'un ex-médecin-major de la marine qu'elle a abandonné depuis longtemps, le docteur Cézambre. La Glu s'est lancée, à corps — et à cœur - perdu, dans la haute bicherie, où elle tient le haut du pavé. Un hasard de sa vie galante la met à même de plumer au choix {2} ou le comte de Kerman ou son neveu. Comme de raison, elle se décide pour l'oncle et va tendre ses filets en Bretagne, au Croisic, où le vieux comte a sa gentilhommière. A cette habituée du tour du lac, à cette vicieuse éternellement inassouvie, il faut un passe-temps. Le passe-temps lui apparaît sous la forme d'un pêcheur de homards, un gars bien râblé et bien musclé, Marie-Pierre. Marie-Pierre, qui n'a jamais flairé tant d'opoponax, se prend pour la donzelle d'une passion furieuse et maudite. Sa mère, Marie des Anges, l'ancienne, comme ils disent sur la lande bretonne, aidée de tous les gens qui aiment Marie-Pierre, le docteur, le vieux Guilloury, la jeune Naïk, essaye de ramener au bercail la brebis égarée. Peines perdues ! vains efforts ! La gangrène y est, et le corps y passera. A plusieurs reprises, la vieille sainte tâche de reprendre son bien. La pieuvre est là, qui ouvre ses suçoirs et happe le malheureux enfant. Mais les événements se précipitent. Avec un indicible effroi et un suprême dégoût, le docteur Cézambre reconnaît dans la Glu sa femme légitime, cette créature odieuse qui a déserté son foyer. L'explication a lieu devant Marie-Pierre, qui, de désespoir, se fracasse la tête sur les roches. Au dernier acte, dont le décor est agencé à merveille, nous nous trouvons dans un intérieur de pêcheur. Un escalier conduit à la chambre où repose Marie- Pierre, blessé. Il semble que la paix définitive soit revenue dans l'humble demeure. Le docteur et la vieille Marie des Anges croient tout péril conjuré. C'est compter sans la drôlesse. Elle se présente, le front haut. Marie-Pierre est sa proie, elle veut sa proie. Alors, en face de cette misérable, Marie des Anges, l’ancienne, se sent prise comme d'une fureur sainte. Avec un cri de lionne à qui on veut arracher son petit : « Tu ne passeras pas ! » crie-t-elle. La drôlesse hausse les épaules. Vous voyez venir, n'est-ce pas, le coup de pistolet du Mariage d'Olympe ! La Glu gravit quelques marches. C'en est trop ! La vieille vengeresse, la grande justicière — la mère — s'arme de sa hache et — han ! — brise le crâne de l'immonde traînée. On accourt au bruit. L'assassinat va se découvrir, quand le docteur, brandissant l'instrument, prend bravement le crime pour son compte et, fort de l'excuse légale, s'écrie : « C'est moi qui l'ai tuée ! » Tel est ce drame sobre et fort. Il est très bien joué par la troupe de l'Ambigu. L'éloge n'est plus à faire de M. Lacressonnière. Il prend possession de tous ses personnages avec une sûreté et une autorité sans pareilles. Sous les traits de Marie-des- Anges, Mlle Agar jargonne des harné ! des morguenne et des jarnonbille qui nous évitent son habituelle et insupportable vibration. Mlle Raynard est fort gentiment gnangnan dans l'éternel rôle de la jeune personne sacrifiée tout le long de quatre actes et définitivement heureuse à la fin du cinquième. La silhouette originale du vieux loup de mer Guilloury — un des rôles les mieux venus du drame — est très finement esquissée par le comique Petit. M. Decori, L'englué, a beaucoup de chaleur et de force. J'ai gardé pour la fin Mlle Réjane. Nous savions déjà qu'elle avait bien de l'intelligence et de la finesse. A notre grand étonnement, elle s'est révélée hier artiste remarquable, presque de premier plan. Cette jeune femme sèche, nerveuse, sans beauté de visage, taillée à coups de serpe, mais pleine d'un charme singulier et pénétrant, est bien la Glu, telle qu'a dû la rêver Richepin. La création de ce rôle fait le plus grand honneur à cette comédienne qui, hier encore, n'était qu'une fantaisiste de tréteau.

LÉON CHAPRON.

Gilbert-Augustin Thierry, « Théâtre de l’Ambigu – La Glu – Drame en cinq actes et six tableaux, par M. Jean Richepin », Indépendance française, 29 janvier 1883, p. 2-3.

Ce document est extrait du site RetroNews.

La Glu… L’école littéraire dite naturaliste a livré avant-hier soir grande bataille au théâtre de l’Ambigu et tente grosse aventure.

Un de ses chefs, M. Jean Richepin, a fait représenter un drame destiné, dans sa pensée, à devenir un manifeste. Je ne connais point personnellement M. Richepin, mais j’ai lu son œuvre, et, avant d’ouvrir toute discussion, je tiens à dire qu’il m’a toujours paru homme de valeur, fin connaisseur de langue française, curieusement doué du sens de l’observation, et hardi avec bonheur dans ses conceptions comme dans son style.

Oui, certes, l’auteur de la Chanson des gueux et des Morts bizarres est une personnalité intéressante. J’en demande d’ailleurs, bien pardon à ses admirateurs comme à ses critiques : cet écrivain est évidemment un hérésiarque en l’église naturaliste, puisqu’il a de l’imagination.

Devenu, en peu d’années, un des maitres du roman contemporain, et, comme dit l’autre « loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là », M. Richepin essaye aujourd’hui de transporter ses procédés littéraires au théâtre. Son entreprise a-t-elle réussi au gré de son ambition ? C’est là ce que nous allons dire.

***

La Glu !... Bien avant notre auteur, un vieux conteur du seizième siècle faisait ainsi jargonner ses héros :

« O belle, que votre grâce et votre maintient me gluent ! »

Et le bon maître Ronsard, parlant de l’amoureux, disait aussi :

Il ressemble à l’oiseau lequel plus se remue
Captif dans les gluaux plus fort se renglue.

La métaphore, pour être naturaliste, n’en est pas moins ancienne : elle n’en demeure que plus française… Mais, quelle est cette « Glu » dont nous entretient M. Richepin ! L’exposition de son drame va nous l’apprendre.

***

Au lever du rideau, nous sommes au Croisic, dans le château du vieux comte de Kerman, une bonne bête de la vieille roche qui court la maritorne et vie dans l’attente de son « roy ». Il a fort usé sa vie et perdu ses cheveux au jeu de la galanterie. Mais que d’illusions encore sous votre crâne, monsieur le comte !

Dans son salon causent et fument : un jeune idiot, le vicomte son petit-neveu, beau nourrisseur de cocottes : un chevalier d’Amblezeuille, qui d’ailleurs n’a rien à faire dans la pièce, et le docteur Cézambre, médecin principal de la marine, à en juger par les cinq galons d’or brodés sur le velours grenat des manches de sa tunique. Salut, monsieur le major ! mais pourquoi diable n’êtes-vous pas à votre service ?... Ces messieurs bavardent et parlent filles.

Entre un vieux loup de mer, le matelot Gilloury : un excellent type de buveur d’eau de vie et de chanteur de complaintes. Dans une langue imagée, notre matelot vient demander au docteur Cézambre d’aller faire visite à la mère Marie-des-Anges…

La pauvre femme est quasi folle depuis que son gars l’a quittée. Ah ! tonnerre de Brest ! stupide Marie-Pierre ! Il s’est laissé enjôler, l’innocent, par c’te parisienne de malheur qui a jeté l’ancre au chalet de la baie des Bonnes-femmes.

– Oui ! Oui ! Cette chère Fernande, mademoiselle la Glu ! di Kerman, esquissant une grimace mécontente…

– La Glu ?

Eh oui ! la fine fleur de la galanterie parisienne, la déesse de la rue Mosnier, l’adorable charmeuse à l’amour de qui nul ne peut s’arracher ! La Glu ! Parce qu’elle a pour devise : « qui s’y frotte, s’y colle… »

Et le rideau tombe sur ce premier tableau assez terne, trop dépourvu d’intérêt ; exposition d’une banalité toute classique.

***

Maintenant, voici la baie des Bonnes-Femmes. Un décor superbe. Au fond, la mer se brisant contre les récifs sous un ciel en tourmente, où par instants se montre la lune. Sur le premier plan, à gauche, une masse de roches toutes noires sous leur sombre vesture de varech ; à droite, un élégant chalet bâti sur une terrasse et qui brille en la nuit d’une lueur discrète. De grands cris de femme se font entendre :

« Marie-Pierre ! Marie-Pierre ! »

C’est la pauvre « ancienne », la mère du gars, la Marie-des-Anges, qui appelle son fieu à clameurs désespérées. Gillioury, la bonne pratique, l’accompagne et veut remmener.

— Allons, la mère, pas de bon sens de faire une telle sarabande à pareille heure !...

Elle ne veut rien entendre : « Marie-Pierre ! Marie-Pierre ! » — Eli ben, l’ancienne, poursuit l’amateur de chiques, puisque vous n’avez pas la jupette de vous taire, j’m’en vais vous l’appeler, ce coureur ! Cachez-vous seulement derrière le rocher...

Ainsi fait-elle. Alors, décrochant son banjo, une guimbarde qu’il porte toujours en sautoir, notre gibier se met à chanter une sérénade tout comme s’il était à l’Opéra-Comique « sous le beau ciel des Espagnes. »

Le petit gars ouvre la fenêtre et se montre en bras de chemise sur le balcon.

— Eh ! c’est toi, l’ami ? Mais il n’a pas le temps de tenir un long discours ; Mlle La Glu, en simple peignoir de nuit, lui met la main sur l’épaule :

— Allons, rentre, grand benêt ? Tu sais, mon mignon, je t’aime.

— C’est mon ami, Fernande.

— Du propre, ton ami ! Un pochard, un vieux soûlaud !... Allons, chéri, les draps nous attendent ; viens t’en achever la nuit !

Mais l’ancienne, la Marie-des-Anges s’est élancée :

— Marie-Pierre ! Marie-Pierre !

— Oh ! là, là ! fait Mlle la Glu ; c’est ta maman, bijou ! Quelle gueule !

Et de fait qu’elle est bien en gueule, ce soir-là, Marie-des-Anges. Elle endégoise ferme à cette demoiselle La Glu.

— Ah ça ! est-ce que son gars va devenir un fainéant, un propre a rien ? Il ne va plus relever les filets ! Est-ce donc elle, la vieille, qui ira chercher les homards ? (Le homard tient large place dans ses doléances.) Et pour l’amour de qui se moisit-il ainsi, bon Dieu ! Pour un avorton, un manche à balai, une punaise sur laquelle tout le monde a craché !

Et patati et patata, tous les mots en in d’être vomis à la file.

— Voyons ! ne vas-tu pas me venger ? crie La glu au gars hébété.

— Oui dà, mon amour !... Il saisit un pot de fleurs et menace la tête de sa mère ; mais la main du drôle a tremblé et son projectile n’atteint pas Marie-des-Anges.

On a beaucoup applaudi l’énergie brutale de ce second acte. La conception de cette fille galante, écœurée d’amours anémiques ou d’impuissances séniles, découvrant au bord de la mer un gaillard de formes athlétiques, bien musclé, bien râble, bien bestial, fort comme un taureau et comme lui, dur à la besogne qu’elle demande, se gaudissant à cette vue et soudain sautant sur ce mâle, a paru à beaucoup d’admirateurs du naturalisme la plus haute expression de l’audace littéraire. Et de fait, messieurs, ce n’est point là du Florian ! Je reconnais, d’ailleurs, que nombre d’hystériques, pareilles à La Glu, se rencontrent à la Salpêtrière dans le service du docteur Charcot. Les filles galantes, de tous trottoirs, doivent fournir quantité de pensionnaires. Considérée comme cas pathologique, j’admire, sans restriction, l’héroïne de M. Richepin... Maintenant, mon tribut de louanges une fois payé, je poursuis mon analyse.

***

« Après la nuit le jour », dit le proverbe. Or, la nuit d’amour de La Glu vient de prendre fin (troisième tableau) vers les deux heures de l’après-midi. Madame est déjà en grande toilette ; sous les armes. Tout en trinquant avec Mlle Mariette, sa femme de chambre, elle expose à cette confidente ses projets d’avenir et ses desseins du présent.

Pour l’instant, elle met proprement le gars à la porte : il « posera » une semaine, voilà tout. On va faire atteler ; madame montera dans son panier, prendra en son château le vieux- comte de Kerman et s’en ira passer huit lunes de miel avec lui à Nantes. Quel malheur qu’elle soit mariée ! (Cet artifice de dialogue nous apprend qu’elle est mariée, en effet.) Comme elle amènerait le bon birbe A la blasonner du titre de comtesse ! Et son coquin d’époux qui ne peut pas mourir ! N’importe, il y a gros à gagner ; belle affaire... En route pour Nantes ! Aimable petite dame.

Marie-Pierre descend enfin de la chambre nuptiale. Dans quel état on l’a mis, bon Dieu ! ce pêcheur de homards ! Il s’effondre sur un canapé, s’étire les bras et bâille à se rompre la mâchoire.

— Quelle nuit ! mon doux Jésus, et que j’ai sommeil !...

Mariette, l’attrape-science de La Glu, s'approche de lui :

— Que servirai-je ? Un biscuit et un verre de bordeaux ? C’est le réveillon ordinaire de ces messieurs...

— Pas de tisane ! Une croûte de pain et du cidre...

{3}

Le gars se taille une tartine et vide le pichet.

— Mauvais pain et mauvais cidre ! dit ce gourmet toujours en appétit de ragoût faisandé.

— Oh ! pour ce que ça coûte à monsieur ! répond cyniquement la soubrette.

Puis, changeant de ton :

— Maintenant, mon garçon, il faut partir. Madame fait un petit voyage et te renvoie pour quelque temps à ta maman.

Mais, Marie-Pierre, qui a pris goût, paraît-il, au lit de palissandre, n’entend pas ainsi. Il ferme les poings, tape du pied, grince des dents et va s’élancer à la poursuite de sa Glu voyageuse quand – ô tableau ! – l’ami Gillioury le reçoit dans ses bras et le jette ensuite dans ceux de « l’ancienne » la mère Marie-des-Anges.

Dire au lecteur que ce tableau rappelle à la mémoire deux situations fameuses, l’une de la Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas, l’autre des Filles de marbre de Théodore Barrière, serait, je pense, un soin superflu. Qui, d’ailleurs, ne serait frappé de la curieuse ressemblance existant entre Fernande dite La Glu et Mlle Marco, sa congénère et devancière de trente années ?... Mais n’insistons pas. « La nouvelle génération de littérateurs, disait un jour un vétéran des gloires d’antan, M. d’Ennery, est bien heureuse : elle peut impunément reproduire tout ce qu’a fait le passé, puisqu’elle refuse de le connaître ».

***

Et dig din don,
Allons à Lorient pêcher la sardine ;
Et dig din don,
Allons à Lorient pêcher le hareng.

Nous sommes à l’Opéra-Comique. C’est la fête des sardinières. Les garçons et les filles du port de Croisic, costumés comme ceux du pays de Quimperlé d’il y a quelque cent ans – pourquoi ? – culottés de la braie et coiffés en longs cheveux plats, dansent une branle et un hroal.

Marie-Pierre pendant ce temps boit et boit comme un gouffre : pichets de cidre et bouteilles d’eau-de-vie passent dans son gosier et bientôt enfument sa cervelle. Une parole imprudente que laisse échapper le cabaretier François, un jovial et un malin, lui apprend que La Glu son adorée a pendant huit jours fait à Nantes les délices du comte de Kerman. Aussitôt, ce gars irascible de reproduire les jeux de scène des actes précédents : grincements de dents, cris gutturaux et sauvages… « Ah ! nom de Dieu ! nous allons rire ! » Et soudain, l’enragé prend son élan, culbutant sur son passage Marie-des-Anges, la vieille qui pleure, et Naïk, une jeunesse qui lui sourit.

Rien à dire de ce tableau, sinon qu’il est traversé d’un bout à l’autre par un souffle de poésie champêtre que sauront apprécier les amis de la couleur locale… Mais pourquoi Fernande, La Glu, n’a-t-elle pas daigné venir elle-même arracher le gars à sa mère et à sa fiancée ? Une telle scène a été attendue de tout le monde pendant la durée entière de l’acte. L’auteur l’a dédaignée : elle eût été sans doute excellente… oui, mais si « vieux jeu ! ».

***

Cinquième tableau. Encore chez La Glu.

La donzelle est en pleine occupation – occupation d’affaires. Le comte de Kerman, le vicomte son neveu et le chevalier d’Amblezeuille l’entourent et la chiffonnent : trio de vieillards de tous âges, mais sans chaste Suzanne.

La porte s’ouvre : le gars se jette en scène avec la furie d’un bœuf piqué par un taon. D’explications avec l’infidèle, il n’en veut pas – ou plutôt ses deux poings vont lui en donner, et de bonnes… Mais toujours chevalier des belles, le comte de Kerman sort un revolver de sa poche et le braque sur le butor.

– Tire, eh ! tire donc sur lui ! s’écrie La Glu, excédée à la fin de tant d’ardeur.

De nouveau, la porte s’ouvre et, sur le seul, le docteur Cézambre s’arrête épouvanté :

« Ma femme ! »

Dans Fernande, il vient de reconnaître sa légitime épouse.

Alors, hébété, ahuri, le gars, en vrai Breton, donne de la tête sur la muraille et tombe sur le plancher, le crâne fracassé, la face sanglante. On l’emporte.

Une grande scène, bien faite et remplie de tirades éloquentes, s’engage entre les époux. A qui la faute de tant de malheurs ?... La Glu démontre péremptoirement à son mari qu’il est le seul coupable. Pourquoi – pauvre homme ! – n’a-t-il compris les aspirations de la femme ? Qu’avait-il besoin, l’imprudent, d’épouser plus jeune que lui ?... Pour conclusion, La Glu offre amoureusement à l’époux retrouvé de s’asseoir derechef au foyer conjugal et de reprendre sa place dans son cœur comme dans son lit. Indigné – on le comprend sans peine – le chirurgien Cézambre refuse ; il crache son mépris à la face de la drôlesse et lui commande de partir.

–Quitte ces lieux, malheureuse, avant ce soir ! ou sinon, prends garde !

***

Nous arrivons maintenant à une scène vraiment superbe : le dénouement.

Marie-des-Anges et la petite Naïk veillent sur le sommeil de Marie-Pierre à grand’peine sauvé de la mort. Pour endormir l’enfant, sa mère lui a chanté la complainte du

Pauv’ gas
Qu’aimait cell’ qui n’l’aimait pas.

Où M. Richepin a-t-il trouvé cette ballade d’une mélancolie si navrante ? Elle ne figure pas au Barden- Breiz, et, pour ma part, je ne la connais point. Si elle est l’œuvre de sa seule imagination, je m’incline et veux lui dire : « Monsieur, vous êtes un vrai poète !... »

Le chirurgien de marine est entré dans la maison du pêcheur ; il constate que le pauvre garçon est bien malade et ordonne qu’on le porte en sa chambre. Les deux femmes soulèvent le blessé et s’éloignent avec lui. Mais voilà qu’au moment où le médecin va sortir il voit devant lui se dresse sa femme. La Glu n’a pas obéi : elle ose venir… elle veut son amant…

– Vous n’entrerez pas ! lui enjoint le docteur Cézambre.

– Je suis entrée ! riposte-t-elle, et je vais voir Marie-Pierre !

Déjà, elle gravit les marches de l’escalier rustique situé au fond de la chambre, quand Marie-des-Anges apparaît.

– Sors d’ici, voleuse d’enfant !

La Glu ricane.

– Sors d’ici ! crie de nouveau la mère, qui saisit une cognée de bûcheron.

La Glu monte encore une marche, hautaine, provocante. Alors, le bras de la mère abat la cognée, et l’ignoble créature roule au bas de l’escalier et tombe sur le sol – morte.

– Qu’avez-vous fait ? demande le docteur Cézambre.

Et comme la vieille femme se tait, stupéfaite de son crime, le médecin s’empare d’une hache, ouvre violemment la porte, et appelant les gens du village :

— Venez voir tous ici comment un mari outragé se venge et châtie !

Ce dénouement, d’une énergie féroce, mais d’une puissante beauté, a fait le succès de la pièce. Il rachète bien des défauts répandus dans une œuvre dont les crudités de langage ne suffisent pas toujours à dissimuler les inexpériences scéniques... Mais quels que soient mes critiques, le drame de M. Jean Richepin n’en est pas moins un essai de haut vol, à large envergure et qui ne fera qu’accroître le juste renom de l’auteur de la Chanson des Gueux.

***

La pièce est montée avec un luxe pittoresque de costumes et de décors : les artistes sont presque tous excellents.

Mlle Agar a déployé une science de composition remarquable dans le rôle de la vieille Marie-des-Anges, « l’ancienne », à l’amour maternel presque bestial.

Un débutant, M. Decori, a compris son rôle de gars breton en véritable artiste : on ne saurait imaginer avec quelle âpreté sauvage ce jeune acteur a rendu la physionomie de ce rôle difficile.

Très intéressants également M. Lacressonnière et M. Georges Richard dans leurs deux rôles de mari justicier et de galantin sexagénaire.

Le comique, M. Petit (Gillioury), a fait rire : beaucoup de naturel.

Mais le triomphe de la soirée a été pour Mlle Réjane. Quelle perversité savamment étudiée dans son allure ! Quel cynisme dans ses yeux et dans l’intonation de sa voix ! D’une créature répugnante, elle a fait un type presque effrayant : et dans les palpitations de son agonie, on a cru voir un instant la merveilleuse artiste Sarah Bernhardt.

Le théâtre de l'Ambigu, en dépit de quelques protestations qui se produiront peut-être, vient de remporter une grande victoire auprès des lettrés.

Gilbert-Augustin Thierry.

E. Lepelletier, « Les Brutalistes », Le Réveil, 30 janvier 1883, p. 1.

Nous aimons beaucoup Richepin au Réveil, et personnellement j’applaudis des deux mains (comme si on pouvait applaudir d’une seule !) au succès de la Glu.

Mais il ne s’ensuit pas que l’école brutaliste soit à mes yeux l’idéal poétique, et que cette phalange de poètes qu’on a essayé de ridiculiser sous l’épithète de Parnassiens, qu’ils ont d’ailleurs relevée avec fierté des Gueux des Flandres, soit aussi finie, aussi démodée, aussi enfoncée dans le troisième dessous que le prétend mon collaborateur Alexis.

La Chanson des Gueux, pour prendre l’œuvre principale du groupe brutaliste, malgré ses pages pleines d'une véritable poésie, et toutes imprégnées d'une saveur pénétrante rappelant Burns à travers Pierre Dupont, est une œuvre de jeunesse que l’auteur de la Glu, voué désormais aux ouvrages sérieusement conçus et sévèrement exécutés, ne désavouera sans doute pas, mais dont il ne procédera plus. Les diverses pièces de la Chanson qui se sont le plus rapidement gravées dans la mémoire, sont en général fort médiocres d'inspiration et choquantes par leur violence même. Il n’y aurait pas à revenir sur ces parodies singulières si on n’avait prétendu les ériger en monument et faire du poète bigorne un chef d’école, un innovateur, un fondateur de poétiques nouvelles.

L’argot tient véritablement trop de place dans ces poèmes pimentés, et la phraséologie macabre ou ordurière s’y étale avec un sans-façon qui n’est même plus pittoresque, C’est amusant parfois, c’est singulier toujours, mais ce n’est ni grand, ni passionnant, ni même écrit, ce qui est le comble. L’usage et même l’abus de l’apostrophe et de l’élision, tolérable au café-concert, sont insupportables dans le format de bibliothèque.

Est-ce que j'exagère ? Faut-il une citation ! Prenons celle-ci au hasard. C'est un gamin de Paris qui conte sa vie :

J’ai dix ans. Quoi ! ça vous épate ?
Ben ! c’est comme ça, na ! j’suis voyou,
Et dans mon Paris j’carapate
Comme un asticote dans un mou.

Je ne suis pas un Prudhomme et n’entend point faire de procès à Richepin sur la portée plus ou moins morale de ses poèmes ; je ne traite ici que la question d’art. Mon ami Paul Alexis, dans son enthousiasme méridional, a prétendu ici même que la hiérarchie des genres n’existait pas en littérature, et il s’est emballé jusqu'à confondre la Chanson des gueux avec celle de Roland.

C'est là une hérésie qu'il m’est impossible d’accepter. Boileau que copie Alexis inconsciemment sans doute, avait déjà dit « qu'un sonnet sans défaut valait un poème ». Pur paradoxe ! Le sonnet d’Arvers, celui de Soulary sur le More, ou sur les deux cortèges, sont certainement sans défaut. Mettez-vous Soulary et Arvers au-dessus de Milton, de Gœthe ou de Victor Hugo ? Il y a des défauts cependant et d'énormes dans Paradis perdu, dans le Divan oriental, dans la Légende des Siècles, cependant quel critique serait assez fantaisiste pour renverser la juste échelle des admirations humaines envers ces divers auteurs. Il faut proportionner le respect des œuvres à la proportion de l’effort fourni et des beautés accumulées. J’ai connu au régiment un sergent-major qui découpait Notre-Dame-de-Paris dans un bouchon. Auriez-vous eu pour ce sculpteur en liège la même admiration que pour les puissants architectes du moyen-âge bâtisseurs de cathédrales en pierres ?

Aussi, tout en classant Richepin et ses amis à un très bon rang parmi les jeunes poètes odeurs et chercheurs de la seconde moitié du XIXe siècle, serait-ce faire preuve d’une injustice criante et d’un défaut complet de goût en couchant aux pieds de l’école brutaliste tous les malheureux Parnassiens. Ceux-ci ont, même dans les plus prodigieux écarts de pensées, conservé la forme. Ils ont entraîné la Muse un peu partout, mais ils exigeaient que partout, même en retroussant sa jupe, elle conservât le respect de la langue et parlât français.

Certes, je trouve très curieuse la fameuse pièce de la Chanson des Gueux où Richepin décrit les misères d'un vagabond sans feu ni lieu, recevant l'averse glaciale par une nuit d’hiver.

Bon sang d’bon dieu ! quel turbin

J’vin d’mett’ mon pied dans une flaque : 
C’est l’hasard qui m'offre un bain.
V’lan ! V'la l’vent qui m'fiche une claque,
Fait vraiment un froid d'attaque.
Quand j’pense que suis pas couvert.
Et qu’j’ai pas de poils comme un braque !
C’est pas rigolo l’hiver.

Je ne conteste pas qu’il n’y ait là une certaine vigueur de touche. Mais la poésie consiste-t-elle à paraphraser en termes argotiques des sentiments généraux et des souffrances universelles comme la misère, l'isolement, les intempéries des saisons subies durant de mortelles heures d’angoisses ?

François Villon, ce roi des gueux de Paris, avait lui aussi exprimé des sensations semblables, mais dans un langage autrement relevé. Les poètes de l'école brutaliste s’inspirent de Villon, c’est possible, mais au moment d’écrire, ils le confondent avec Charles Colmance, le chantre d'Ohé ! les petits agneaux et de ça vous coupe la gueule à quinze pas. C’est la lyre qui r’mue.

Sans ôter tout mérite à ces compositions en langue très vulgaire, Alexis ne m’empêchera pas de mettre le Vase brisé de Sully-Prudhomme ou le Banc de Coppée, dans un rang assez lointain, mais bien au-dessus de la Ballade des loupeurs ou des Fleurs de boisson

Je suis peut-être très bourgeois, très pompier en osant écrire de pareilles énormités, mais j’ose quand même, il faut savoir dire la vérité à tout le monde, — même à Ponchon.

Ce jeune sous-chef de l’école brutaliste doit sa célébrité très grande dans quelques cafés du quartier latin à des dédicaces retentissantes de ses amis Richepin et Bouchor, et aussi à une pièce de vers très libres, d’une fantaisie un peu funèbre, qu’on psalmodiait il y a quelques années, vers deux heures du matin, sur un ton lugubre, dans les brasseries féminises ornées d’un piano.

Elle est trop connue pour que je la cite en entier. C'est la ballade de Montmartre qui commence ainsi :

Je l’ai rencontré par hasard
A l’époque où les communards
Sur Thomas commettaient des meurtres
A Mont-meurtre...

Cette poésie canaille, dans le genre de la Levrette en paletot de Châtillon, vaudra à elle seule les œuvres délicates, pénétrantes, profondes parfois et bien écrites toujours de ces infortunés Parnassiens ? A Montmartre doit-il faire oublier le reliquaire, les intimités de Coppée, les stances et poèmes les solitudes de Prudhomme, Verlaine, Mérat, Valade, Glatigny, d’Hervilly, Delthil, Catulle Mendès, Armand Silvestre et tous les poètes capricieux d’imagination mais sévères de style, et respectueux avant tout de leur art qui forment le groupe dit des Parnassiens ? Je ne le pense pas.

Qu’il me soit permis d’ajouter que les Parnassiens composaient eux aussi, mais en se moquant, des brutalités voulues ils avaient grand soin de garder pour un petit cercle ces fantaisies populacières qu’aujourd’hui on imprime sur vélin et qu’on livre au public toutes brochées sous cette rubrique effrontée : poésie :

Nous nous souvenons encore de cette cocasse élucubration : l’Ami de la Nature que Paul Verlaine l’auteur des poèmes satiriques, récitait en manière de blague et de parodie, et qui n’a jamais figuré dans ces œuvres :

J'crache pas sur Paris c’est rien chouette,
Mais comm’ j’ai infâme d’poète,
Tous les dimanches j'surs de ma boite,
Et j’m’en vais avec ma compagne
A la campagne !
Elle met sa robe d’la Reine Blanche...
Etc., etc...

Nous n’appelions pas cela de la poésie, nous autres, et nous réservions notre admiration pour ce qui était traînent beau, fort, puissant, délicat, raffiné ou subtil, — et l’ami Richepin, j’en suis sûr, partage encore au fond du cœur notre opinion.

J’en appelle de l’auteur poissard des odes à Ponchon au poète touchant et fort des stances à Adrien Juvigny, — ces vers superbes d’émotion et larges de facture qui apparaissent au milieu des dégueulades de la Chanson des gueux et autres cochonneries, comme une violette odorante et suave qu’un ivrogne poétique aurait, en se promenant dans les champs un soir d’été, planté négligemment sur un caca.

E. Lepelletier.

Alexandre Hepp, « La glu moderne », Le Voltaire, 30 janvier 1883, p. 1.

Voici qu’on nous parle encore de naturalisme à propos des cœurs de morgate, des crapauds de marais et des épatements de langue dont Jean Richepin a maîtrement ponctué son drame.

Simple naturalisme d’épithètes cependant, que le chroniqueur du pavé pratique en éminent académicien de l’argot.

Cette forme très naturaliste a profité du poivrier de Vallès, du savoureux jargon de la marée aux arrivages des Halles..., et des larmoiements de Dennery — quand elle ne rappelle pas, en quelques vers, le délicieux poète Richepin.

Au fond, rien de moins pris dans le vrai des passions de notre heure que cette Glu chiffe et vasque. Elle n’est qu’un héritage littéraire, le type de la femelle de convention, qui traîne depuis vingt ans sur les planches et dans l’imagination des petits Marie-Pierre de faubourg.

La Glu de Richepin a évoqué mille et un souvenirs ; le « monsieur qui a beaucoup lu » et le critique qui a vingt ans de fauteuil d’orchestre dans l’esprit, ont l’occasion belle de soigner un joli étalage d’érudition.

La Glu, c’est Circé, c’est la Dalila de Feuillet et la Dalila de l’Ancien Testament, c’est la Marco de Barrière et Nana avec le coup de soleil de l’Arlésienne. II y a sous cette Glu de l’Olympe d’Augier et de la Dame aux Camélias. Et que sais-je encore !

Le temps où nous sommes sourit quelque peu devant cette Glu romantique. C’est le vieux jeu du vice, c’est la tradition usée des goules, des femmes vampires, et des femmes pieuvre.

Cent feuilletons ont renvoyé sur ce monstre démodé leur suite au prochain numéro.

Ce très délicieux Qui s’y frotte s’y colle résume toute une hypertrophie littéraire, celle des vices et des instincts grossis. Longtemps écrivains et public se sont délectés de ces phénomènes en qui on veut incarner l’enfer de la chair, — la femme fatale.

Mais l’espèce en diminue. Aujourd’hui la Glu ne s’attache plus guère aux petits Bretons bretonnants, le long des falaises ; elle se met sur le beau ventre des propriétaires piriformes, elle se colle sur le grand livre et suce l’argent.

Sa science, ses fameux embrassements, ses ardeurs ne vont plus s’abattre sur les petits vierges de l’amour...

La Glu absorbe les roublards de la cote, elle réserve ses colles les plus chaudes au bon moineau, au bon pigeon — dont les plumes cachent des liasses sous l'aile.

Elle a l’hystérie docile. Ses impulsions la mènent rarement au bord d’un précipice. Rangée, discutant valeurs et coupons, elle n’est plus qu’une glu à gogos.

Ce type si utile au roman, disparaît insensiblement du train-train. La Glu n’opère plus pour la satisfaction de son instinct, on ne la voit guère démolir, semer ruines et hontes pour l’assouvissement d’un sang tourmenté de jouissances.

Elle n’a plus le vice sacré, — c’est la névrose de l’intérêt.

Le docteur Charcot a été inventé pour les cas où quelque sincérité se mêlerait à ses explosions. Immédiatement après qu’elle a senti le clou s’enfoncer dans son cerveau et la boule lui remonter à la gorge, elle court anxieuse, quai Manquais. Elle devient une banalité pathologique, l’amour mis en observations, — et sous la douche...

La Glu, riche, n’est plus alors qu’une bourgeoise bien en traitement : la Glu sans économies, le sujet entré d’office à la Salpêtrière, n’est plus que la pauvre fille, la pauvre enfant que tâte l’interne de service, en jouant avec sa grosse pelote à épingles.

La Gouine qui reconnaît son mal, se soigne, et jalousement. Elle a peur du béguin qui pourrait lui faire « perdre sa position, » elle ne veut pas s’emballer sur le petit. Elle a le cœur et le corps pratiques.

Si elle est maigre, elle prend du lait Mamilla ; si elle tousse, du fer ; si elle pâlit, du quinquina. Au lieu de courir les falaises pour arracher les gâs à leur mère, elle ne demande qu’à les déposer entre temps dans leur famille, comme dans un débarras.

Je vous jure que parmi les fouines parisiennes, bien peu ont le feu aux moelles. Tiens, cette bêtise, pourquoi faire ? Elles s’en soucient, — moins que d’un huissier !

D’ailleurs, dans ce faubourg où elles ont poussé, tout en elles s’est précocement jauni, énervé.

La sardine forcée a tué le désir, la frite a bourré le cœur.

Cette Glu terrible, cette femme d’amour, pour premiers tressautements de chair ou de tendresse — n’a eu que les crampes d’estomac.

C’est la faim, l’ennui, le dégoût qui la chassent du taudis où croupissent les parents, les petites sœurs et les frères. Le ruban rose que Nana se pique aux cheveux ne veut ni séduire ni donner, il est l’enseigne et il dit : à vendre.

C’est là aussi la fin d’une légende. Le tempérament, la fatalité, sont de moins en moins sous ces existences déroutées. Je ne crois plus à la Glu parisienne, — de Paris, — qui fuit l’atelier, le ménage, ou le carré de la grande maison, uniquement parce qu’elle aime, brûle et souffre d’une sourde inquiétude des sens.

Paris étreint ces natures sous son immense travail ; c’est une absorption de la passion et de l’instinct par la vie pleine de fièvres factices et de besoins âpres.

La soif du luxe chez les petites fouines domine la soif de l’amour ; Paris attire et perd surtout par le bien-être qu’il dispense : les bijoux de Faust l’emportent sur la jeunesse et la beauté de Roméo.

Ni chaumière ni cœur, — pas même en rêve !...

Un hôtel et un imbécile.

Il faudrait aller loin, dans la bonne province, pour trouver la vraie Glu. à cette heure.

La Glu qui aime l’amour pour l’amour le respire bruyamment, le hume — et s’en saoule.

Et plutôt encore une de ces paysannes de Millet, — belle et robuste bête, qu’une des brunes faucheuses de Breton, qui regardent trop le soleil se coucher en rouge du côté de Paris.

Sur le boulevard, la Glu. — la mauvaise femme dont les mères parlent tout bas, la Glu de profession qui empoigne les gosses sans se rassasier et se lasser, elle n’est plus. Même au théâtre, on voit la Glu se moquer de la Glu par excellence, la Glu de l’histoire, la Glu Marguerite de Bourgogne : elle ne comprend plus cette chasse à l’homme — pour l’homme.

Elle songe, gentiment, â devenir quelque jour une honnête vieille garde, adipeuse, souriante dans sa graisse à bourrelets, pot de bière ou pot à tabac. Elle aura fait son métier en conscience, — pas le plus petit sentiment, pas la moindre sensation troublante à se reprocher.

Elle dira encore, par habitude, comme la Barucci : Ze souis oune belle fille : une belle conserve, oui.

Avec des rentes, elle est assurée contre tout accident, et si, d’aventure, il lui faut une fin plus grave, elle épousera sagement un comédien en retraite — son type à elle, le type qu’elle avait entrevu un instant, gamine, et qu’elle n’a jamais pu s’offrir parce qu’il lui aurait mangé ses économies, — trop tôt !

La Glu d’aujourd’hui, c’est une réserve pour le prix Monthyon. Comptant ses amants à 1’Avoir, se tenant écartée de toute émotion, sans colères ni brûlaisons de cœur, ni tempêtes dans le verre d’eau placé sur sa table de nuit ; indifférente et passive, — telle l’observation nous montre la Glu contemporaine.

Elle ne mérite ni trop de mépris ni trop de haine. Un romantisme très lyrique pouvait seul nous faire passer pour des goules et des pieuvres ces femmes qui se laissent plus justement comparer à d’honnêtes cucurbitacés.

Il n’y a pas de danger à s’approcher de cette Glu moderne : Qui s’y frotte, s’en décolle !

Alexandre Hepp

Février

Guillaume Livet, « A propos de « La Glu » », Indépendance française, 1er février 1883, p. 2-3.

La première représentation de La Glu, de mon ami Richepin, a donné lieu aux commentaires les plus divers, et deux courants d’opinions bien distinctes se sont formés à son sujet.

L’âge, en particulier, a beaucoup influé sur les jugements ; pour les vieux critiques, la pièce est médiocre ; elle est superbe pour les jeunes : je ne veux pas entrer ici dans le détail et expliquer le pourquoi de ces divergences ; j’aborderai un point spécial.

Le caractère même de la Glu a été très discuté ; mon excellent confrère du Voltaire, M. A. Hepp, le regarde comme absolument faux d’un bout à l’autre : selon lui, la femme fatale est un type imaginé par la vieille école ; selon lui encore, le type n’existe plus, et « la gouine chiffe et visque (?) » de Richepin est une figure « poétique », c’est dire sortie armée de toutes pièces de l’imagination de l’auteur.

Pour quiconque a observé avec soin la vie parisienne, c’est là une erreur profonde qu’il importe de relever.

***

La Glu existe, telle que l’a peinte Richepin, et elle n’a aucun point de ressemblance avec la femme fatale de M. Hepp.

Ah ! Cette femme fatale ! Elle a fait le sujet de cent feuilletons, de cent auteurs différents ; elle est si commode ! on la voit, on l’aime ; on s’en fait aimer ; on dépense pour elle toute sa fortune ; et, ruiné, dédaigné aussitôt par elle, on se tue. Le type a trop servi, il est usé ; M. Hepp le renvoie au musée des souvenirs, et il a raison.

Mais la Glu, qui nous a montré l’Ambigu, n’est-ce point un type nouveau, celui-là ? On ne peut la voir sans l’aimer ; elle vous charme ; elle vous attire ; pour elle vous faites mille folies ; et, quand un fois vous avez goûté ses baisers, vous ne pouvez plus la quitter ; vous avez faim de ses lèvres.

Elle connait son influence ; elle connaît la solidité des filets dans lesquels elle vous emprisonne ; elle ne vous lâche plus ; elle s’attache à votre argent quand vous vous collez à son corps ; elle vide {3} votre bourse jusqu’au fermoir, et vous êtes heureux de vous laisser faire.

Grâce à vous, elle possède un hôtel de deux millions, des chevaux de vingt mille francs la pièce ; des voitures superbes, un train de maison de deux cent mille francs l’an ; elle vous ruine, et dix imbéciles avec vous ; afin de ne pas vous user trop vite, elle demande ceci à l’un et cela à l’autre. ; celui-ci paie la modiste, celui-là la couturière ; cet autre l’écurie ; ce quatrième les domestiques ; ce cinquième la cuisine, et ce sixième « les sorties » !... Chacun a son rôle, et elle les peut mener de front, sans crainte ; par elle, ils se connaissent, se saluent, se serrent la main, au besoin, - dame, entre confrères ? – et ne songent point à réclamer ; si l’un d’eux s’avisait de dire : « Mais, quand je ne viens pas, tu me trompes !... » Elle a sa réponse toute prête :

- Qu’est-ce que cela te fait, puisque je t’aime quand tu es là ? Je te donne une heure seulement, c’est possible ; mais songe donc qu’il y a des gens qui se ruineraient pour avoir une heure de mon temps : tu as encore de la chance, va !

***

Et cela est vrai ; et cela est certain que celui qui a l’honneur d’être admis par la Glu à jeter au travers des fenêtres des millions pour elle est un homme heureux ; s’il refusait, un autre prendrait sa place ; mais elle est si attachante qu’on préfère la partager que de ne l’avoir point.

C’est ainsi qu’est, à notre époque, la grande demi-mondaine ; je n’ai visé personne, cependant dix d’entre celles que Paris connait, que je connais, se reconnaitront ; ce qui complétera le portrait, c’est ce détail ajouté par Richepin : l’amant de cœur.La Glu tient un livre de comptes : sur la page des recettes sont inscrites avec soin les sommes versées par ses… protecteurs : M… X tant, et tant M. Z… L’argent a été aussitôt placé en bonnes rentes sur l’Etat ou en actions de rapport, car la Glu a de l’ordre et de l’économie ; elle ne dépense à son train de maison que juste assez d’argent pour attirer l’argent : - la poudre aux yeux. Elle a de l’ordre, dis-je, et de l’économie ; ses protecteurs sont des associés. Pour elle, elle est le fonds social : tout cela se règle comme une affaire financière. La demi-mondaine ignore la vie de bohème, elle songe à ses vieux jours et ne va cueillir les fraises dans les bois que si sa journée lui est payée : elle est fille de la Bourse ; son cœur est un capital dont une Société lui paie les intérêts.

Tout cela est exact, et M. Hepp n’a point tort de le laisser entendre ; seulement cette Glu nous dira toujours, parlant d’un de ses protecteurs : « je ne l’aime point ; je me donne à lui parce qu’il me paie ; je n’y éprouve aucun plaisir »

Poussez un peu la Glu à s’expliquer, elle ajoutera que ces hommes ne l’aiment point non plus ; qu’ils vont à elle, parce qu’elle est cotée, parce qu’elle classe un individu, par amour-propre, par vanité, et qu’alors elle a bien raison de leur faire payer cher le plaisir qu’ils se donnent et la satisfaction de leur égoïsme. Poussez-la davantage, elle vous racontera son roman ou ses romans.

Il est bien simple, ce roman, et toujours le même : La Glu, dans une circonstance fortuite, a rencontré un beau gars, un beau mâle, comme on dit : elle a pensé : « un homme comme cela doit rendre une femme bien heureuse ! » Les nerfs s’en sont mêlés, elle a fait des avances à l’homme, qui a répondu rudement peut-être, et elle n’a pas eu de cesse qu’elle ne l’aie amené dans ses bras ; elle a gouté avec lui toutes les joies de l’amour ; tandis qu’elle rudoyait ses protecteurs, elle a été pleine de caresses, d’attentions délicates pour lui.

Il n’est pas à Paris une demi-mondaine qui n’ait un mâle collé ; elle l’aime et tâche d’être aimée de lui ; il est sa satisfaction, à elle, comme elle est la satisfaction des financiers qui l’entretiennent.

Et c’est ainsi que la Glu, de Richepin, a aimé ce gars solide Marie-Pierre ; c’est ainsi que le type n’a été formé par le poète que sur des documents nombreux ; c’est ainsi que mon confrère Hepp se trompe en croyant qu’à côté de l’amour qu’elle vend, la demi-mondaine – la Glu enfin – ne cherche pas l’amour qu’elle accepte gratuitement, - au besoin qu’elle achète.

Guillaume Livet.

Maurice Guillemot, « Jean Richepin », L’Opinion nationale, 5 février 1883, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

C’est un mâle, un puissant : grand, fort, solidement musclé, bien campé, un cou de taureau ancré dans des épaules larges, une tête étrange par sa rudesse et son échevelé, les lèvres épaisses et sensuelles, le nez épaté aux ailes frémissantes, les yeux brillants sous l’arc violemment indiqué des sourcils, la barbe et les cheveux d’un noir de jais et tout embroussaillés, tel est l’auteur de la « Glu » ; je me le rappelle un de ces matins d’hiver, en sa maisonnette, là-bas, au bout de l’avenue de Villiers, vêtu d’une ample robe de chambre entièrement rouge avec des Doutons d’acier, il semblait une sorte d’Othello magnifique : on a fait des portraits de célébrités « en robe de chambre », lest bien comme cela que je désirerais portraiturer Jean Richepin, si au lieu d’une plume, mes doigts tenaient un pinceau .

Il est né à Médéah, le 4 février 1849.

Emile Zola a prétendu rattacher le poète de la « Chanson des Gueux » à celui des « Fleurs du mal » : ce dernier n’est-il pas trop amer, trop désillusionné, trop corrosif, pour être la source de cette poésie gauloise, au rire franc et large, aux grands yeux ouverts, au nez bourgeonnant, qui a le verre en main et la gaudriole aux lèvres ! S’il fallait trouver un ancêtre à Jean Richepin (je ne parle pas de Raoul Ponchon qui est un contemporain) je remonterais bien plus loin que Beaudelaire, j’irais jusqu’au bon maître François Villon.

Roi des poètes en guenilles comme il l’appelle dans une de ses ballades: la bohème de l’un en effet est presque celle de l’autre, c’est celle aussi de Rabelais, le bohème des franches lippues et des grandes beuveries : nous ne sommes plus au temps des buveurs dodu, au temps de cette misère déguisée de Murger où traîne encore un lambeau de larmoiement byronien, où la sentimentalité raffinée existe attendrissante avec des créatures sympathiques comme Musette et Francine, non, cette Muse-ci « c’est une brave et gaillarde fille qui parle gras et qui gueule même, échevelée, un peu ivre, haute en couleur, dépoli tiraillée au grand air, salissant ses cotes hardies et ses pieds délurés dans la glu noire de la boue des faubourgs ou dans l’or chaud des fumiers paysans ... » ; ni pâleur ni chlorose, pas de mouchoir taché de sang pas de lèvres violettes pas de poitrines maigres et blanchâtres secouées par la toux et les sanglots , pas de feuilles d’automne jonchant les gazons roussis , non , la vie, toujours la vie, rien que la vie, — frère ! il faut vivre

Nous sommes vivants et très vivants, morbleu !

Nous trouvons le vin bon et les femmes bien faites.

Et nous ne voulons pas mettre un crêpe au ciel bleu...

Ces vers sont extraits d’une pièce dont la censure a cru devoir retrancher certains passages qu’elle jugeait immoraux ; ceux-là et quelques autres ont valu à l’auteur un procès et une condamnation. De ce reproche d’immoralité qui l’a envoyé on prison, l’auteur s’est défendu ainsi ; « La gauloiserie, les choses désignées par leur nom, la bonne blanquette d’un style en manches de chemise, la gueule populacière des termes propres, n’ont jamais dépravé personne. Cela n’offre pas plus de dangers que le nu de la peinture et de la statuaire, lequel ne paraît sale, qu’aux chercheurs de saletés. Ce qui trouble l’imagination, ce qui éveille les curiosités malsaines, ce qui peut corrompre, ce n’est pas le marbre, c’est la feuille de vigne cette feuille de vigne qui accroche les regards, cette feuille de vigne qui rend honteux et obscène ce que la nature a fait sacré. Mon livre n’a point de feuille de vigne et je m’en flatte ! »

Ce livre est la « Chanson des Gueux. »

Il est difficile de donner une idée résumée de ce recueil de poésies qui n’est pas comme « les Caresses », le mémorial d’une passion fougueuse, le journal d’un amour puissant, tour à tour gracieux idyllique et fauve, ou comme « les Blasphèmes » (un livre qui va paraître) une réunion de pièces philosophiques d’où dessert un code de doctrines, un ensemble do croyances ou de doutes, d’où l’on dégage la pensée de l’auteur synthétisée dans tel ou tel passage saillant ; la « Chanson des Gueux » est une sorte d’album ou le regard rencontre à chaque page, ici un croquis, là une eau forte, plus loin une aquarelle : la pensée générale de l’œuvre est évidemment une exaltation de l’artiste, du poète, du gueux mais si on la veut prendre par lo menu, c’est un album qu’on feuillette où il y a d’exquises choses ; à côté du « Bouc aux enfants, de vieille statue, du grand-père sans enfants, » qui semblent de délicieux bas-reliefs de Clodion, sa trouve comme une suite d’eaux-fortes poussées à la manière noire et violemment mordues, des odyssées de vagabonds, des morceaux de la vie hasardeuse des sans feu ni lieu, l’œil s’arrête sur des paysages de banlieue, gris et enfumés, ternes, des terrains vagues des talus dénudés qu’on croirait signés Raphaëlli, ou errent en haillons, à la recherche d’une croûte de pain pour se réconforter ou d’un trou écarté pour s'y étendre, de sordides loqueteux, des misérables, des truands, et l’on aperçoit se silhouettant sur le clair du ciel au-dessus de la lande dépouillée ces Thomas Virelocque qui déambulent...

Les vers sont empreints d'une grande mélancolie mêlée de tendresse, car le poète les aime, tous ces claque-patins, il a vécu leur vie, il les connaît, il les sait, et pour eux, il rime des ballades charitables et bonnes ; s’il rit parfois avec eux, s'il rigole même, il pleure aussi, il partage leurs peines comme leurs joies, il comprend jusqu’aux plus ténues délicatesses de leur âme, et il nous y initie comme dans « Larmes d’arsouille ».

Il a vécu leur vie — en effet, Jean Richepin, venu d’Algérie tout enfant, et gavroche de nos faubourgs, s’est trouvé, par le hasard des circonstances poussé dans ce milieu bizarre, étrange de « l’arrondi », et ces pièces entièrement écrites en argot qui déroutent le lecteur en certains endroits de la « Chanson des yeux », ont été récitées avec grand succès du reste par l’auteur à ceux-là même qui en fournissaient le sujet; et, quand Richepin, dans un affreux cabaret de Grenelle ou de Montparnasse disait, par exemple, ses vers, intitulés « j’suis dô » les assistants applaudissaient, enchantés, frappés de la ressemblance et se reconnaissant comme dans une glace.

Ce que j’en dis n’est pas pour exalter outre mesure cette mise en œuvre d’une langue fort colorée évidemment, mais trop incompréhensible pour la masse, mais bien pour laver l’autour de cette accusation fausse et absurde, d’avoir travaillé à coups de dictionnaires et do lexiques pour arriver à faire du tapage «je parle cette langue couramment > a-t-il écrit quelque part, cet aveu ne suffirait-il pas à le justifier ?

Après le poète le romancier

(A suivre)

Maurice Guillemot, « Jean Richepin », L’Opinion nationale, 6 février 1883, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

Je passe sur le « Révérend père Calixte, publié en feuilleton dans la « Petite république française » sur « les morts bizarres », recueil de nouvelles fantastiques, sur « Madame André » ou histoire d’un « collage » (ô Paul Alexis !) et j’arrive de suite à la « Glu » livre avec lequel Jean Richepin s’affirme. Je trouve dans un cahier de notes anciennes quelques lignes écrites immédiatisent après une première lecture sous l’impression encore toute chaude et toute, fiévreuse de l’effet produit : « Roman d’une simplicité tragique qui fait songer aux pièces de théâtre grec: intrigue nue et dramatique, style osé, violent, âcre la narration brusque en phrases courtes, hachées, scandées avec intention , fait image : on songe aux fantastiques compositions de Goya, aux hallucinations étranges d’Hogarth; c'est âpre et sauvage comme le paysage qui sert de décor comme la tempête qui mugit sur la falaise, comme les flots qui rien cents briser sur les rochers du bord. »

« La Glu » laisse une impression de cauchemar. « C’est ce que j’ai voulu lu faire» me disait l’acteur à qui je faisais part de ce que j’avais éprouvé : ce personnage de la mère, sacrifié dans « Madame André », le premier roman, mais exalté ici, grandit démesurément à la réflexion : cette pauvre vieille paysannerie Marie-des-Anges, courant affolée dans les rochers en clamant lamentablement des appels désespérés à son fils qui l’abandonne possédé qu’il est par « la Glu », semble avec ses cheveux défaits, ses mèches grises cinglant sa figure couturée de rides, sillonnée de pleurs, quelque personnage de ballade bretonne que le voyageur attardé dans la lande croit distinguer dans les vapeurs grises s’élevant des marais ; c’est la nature dans toute sa sauvagerie, comme la Glu c’est la modernité dans toute sa hideur raffinée ; cette Nana effrayante de puissance est comme une pieuvre engluant tout ce qu’elle touche, retenant collé à son corps tout ce que ses tentacules peuvent atteindre, c’est la chair, rien que la chair, avec la griserie de ses parfums capiteux, le relent de ses voluptés secrètes ; la femme, arrivée à ce point confine au monstre et il est juste qu’elle disparaisse, frappée par un coup de hache vengeur.

Si l’on ne tient compte d’une piécette faite avec A. Gill, le pauvre grand artiste interné, et qui a été jouée par l’auteur lui-même au théâtre de la Tour-d’Auvergne, jadis, c’est par « la Glu » qu’il a tirée du roman dont nous venons de parler que Richepin va affronter la scène pour la première fois et nous pouvons prédire que la foule sera violemment remuée, impressionnée, brusquée même par ce jeune auteur dramatique; l'analyse du drame est simple comme celle du roman ; l’amour maternel en lutte avec l’amour physique et passionnel, et le terrassant : j’ai appelé la Glu une Nana, le rapprochement d’ailleurs ne s’impose-t-il pas, la pièce de Jean Richepin se jouant là même ou celle de Zola retouchée par Busnach ou (vise versâ) a été applaudie.

Au reste, nous verrons sans doute l’auteur critiqué par lui-même, car il est journaliste, et ici un scrupule me prend à parler de ce poète faisant de la copie, comme il me déplairait dans un autre ordre d’idées de noter chez un peintre les travaux essentiellement productifs, du commerce; sauf les « petites chroniques du pavé » que leur auteur va réunir en volume et qui se rattachent comme généalogie littéraire aux si curieuses et si amusantes études de Rivat [sic] d’Anglemont, je ne veux rien dire de Jean Richepin journaliste, il n’est ni plus ni moins bon qu’un autre, supérieur seulement à certains par un style vigoureux et violent qui est la marque de sa personnalité; qu’il ne m’en veuille pas de paraître ainsi laisser de côté des quatre ou cinq cents lignes qu’il donne deux fois la semaine au « Gil Blas », je lui emprunterai à lui-même la justification de mon silence : n’est-ce pas dans « Madame André » qu’il a mis ces paroles sur les lèvres du spirituel et original Nargaud.

« ... Le journalisme, c’est le poison pour l’artiste. Tous ceux qui en ont bu, en sont morts, même les plus vaillants. Le journal est au livre ce que la glaise est au marbre : on s’y gâte la main dans la facilité d’un travail vulgaire. Étant forcé de parler quand même tous les jours et sur toutes choses, on prend l'habitude de parler pour ne rien dire. La poésie, l’art, c'est une autre paire de manches qu’un article broché sur commande à tant la ligne. On ne doit pas, on ne peut pas prendre l’hippogriffe à l’heure, comme un fiacre. Le poète et le journaliste, c’est le chanteur et l’avocat : tu vois d’ici la différence. L'un émet des notes, l’autre du bruit. L’aime entre eux est encore plus grand que cela : je n’en dis pas assez. Les journalistes et nous, deux races qui n’ont rien de commun. Nous, les gentils hommes de l’esprit, voilà ! eux, les bourgeois de la plume. Que dis-je ? les nègres de la copie. Ils disent qu’ils font de la littérature ; ce n’est pas vrai. Ils en vendent au détail et d’occasion, et frelatée. Ils ne l’aiment pas. Ils ne la comprennent pas. Ils prétendent la vulgariser, oui, au vrai sens du mot, en la rendant vulgaire. Ils se vantent de la mettre à la portée de tout le monde. Quelle gloire ! c’est ce qu’on fait d’une femme quand on la prostitue ».

X X X

Jean Richepin a le travail facile, — trop facile parfois ; son écriture est épaisse, les lettres grosses, appuyées ; rappelant celles de Zola, avec cependant moins de lourdeur, moins de rectitude pesante : tandis que l’auteur de « Pot Bouille » va toujours d’un pas uniforme, ne traçant pas un mot plus viatique l’autre, avançant lentement et uniformément, celui de la « Glu » a des emballements brusques, des emportements fiévreux qui hachent et qui brouillent les manuscrits.

J’ai dit comment Jean Richepin écrivait dans le sens le plus terre à terre du mot, je voudrais maintenant montrer ce qu’il écrit ; comme les croquis que l’on met dans une étude sur un peintre ou un sculpteur, ne puis-je pas enchâsser ici à la fin de cet article, une pièce de vers, aussi fraîche et aussi gracieuse qu’une aquarelle de Heilbuth, qui me chantonne dans la mémoire et que j’écris sous la dictée du souvenir ; c’est, je crois, dans les « caresses ».

X X X

C’est le matin. À la fenêtre grande ouverte
Tu viens respirer l’air de la ramure verte,
Et tes yeux sont encore imprégnés de sommeil.
Aussi, pour les garder des baisers du soleil,
As-tu mis sur ta tête un grand chapeau de paille.
Quel chapeau merveilleux, étrange ! Une broussaille
De rubans clairs, de fleurs folles s’ébouriffant,
Un nimbe de féerie à ton minois d’enfant.
Pour goûter la fraîcheur du jour tu te recueilles.
Tous les petits oiseaux dans leurs maisons de feuilles

 
Redoublent de chansons et de cris éclatants
À voir s’épanouir en toi tout le printemps.
Moi j’admire, dans la fenêtre grande ouverte,
Le bouquet chaud que mêle à la ramure verte
Ton chapeau d’arc-en-ciel, jardin des sept couleurs,
Tout fleuri de rubans, tout rubanné de fleurs.

Emile Blémont, « Revue dramatique », Beaumarchais, 4 février 1883, p. 3-4.

La Glu, représentée samedi dernier à l'Ambigu, on plutôt à l'Ambiglu, comme disent les amis de l'auteur, est le début au théâtre de M. Richepin.

C'est Nana encadrée dans l’Arlésienne, compliquée de La Closerie des Genêts et couronnée par Le Mariage d'Olympe, ont immédiatement remarqué les critiques justes et sévères. Il y a de tout cela, en effet, dans La Glu. Il y a aussi des réminiscences d'un beau roman de Léon Cladel, Ompdrailles. J'y renvoie le lecteur et le spectateur ; comparer les textes et les idées serait long et fastidieux. Ompdrailles est d'ailleurs, une maîtresse œuvre qui vaut assurément le temps qu'on perdra à la lire ou à la relire.
Mais il y a autre chose encore que tout cela dans le nouveau mélodrame. Il y a le tempérament ou plutôt la manière de M. Richepin. C'est ce qu'il importe de juger. Si M. Richepin, avec des souvenirs de Ompdrailles, de l’Arlésienne, de Nana, de La Closerie, du Mariage d'Olympe et même d'autres œuvres encore, avait eu la force et la fortune de faire une créations supérieure, on ne saurait trop lui prodiguer les applaudissements. L'invention en art s'applique certainement au choix des matériaux employés par l'artiste, mais elle s'affirme surtout par l'idée et par l'émotion qu'il éprouve dans son travail et qu'il met dans son œuvre

On a inventé pour M. Richepin, ou peut-être il a inventé pour lui-même un mot qui le caractérise à tort ou à raison, le mot brutaliste. Tout un petit groupe, fort ambitieux et quelque peu tapageur, a pris cette qualification, les groupes réalistes et naturalistes lui paraissant perdus de fadeurs et de morbidesses.
De même que le naturalisme a été la caricature du romantisme, le brutalisme est devenu la charge du naturalisme. Que de mots en isme, dira-t on. Hélas ! je serais fort heureux de les remplacer tous par une rose, à la façon de Monselet. Mais ils ont envahi la critique ; et ces hannetons qui volent dans le cerveau de la Muse, il faut bien les attraper, pour que le public ne soit pas assourdi parleur bourdonnement.
L'histoire de notre littérature depuis trois siècles pourrait être résumée en peu de lignes. Avec les classiques de Louis XIV, prépondérance et bientôt tyrannie de l'esprit d'abstraction, de l'idée philosophique du type général et symbolique qui finit par se dépouiller si complètement de tout caractère individuel et de toute couleur locale, qu'il n'est plus qu'une âme sans corps, une âme en peine, un fantôme, un rien. Avec les romantiques, à l'aurore de notre siècle, restauration de la forme, de la force concrète, des manifestations plastiques. Phénomène analogue à celui de la Renaissance, après l'épuisement mystique du Moyen- Age. L'art restitue la substance, le corps, la vie, à la poésie ressuscitée. C'est un nouvel avril, c'est la floraison merveilleuse d'un printemps gonflé de sève jeune et féconde. Tout revêt les couleurs éclatantes et la plénitude harmonieuse des contours, qui annoncent la santé, la vigueur, l'énergie. Un équilibre superbe se fait entre la puissance intellectuelle et la puissance physique. L'âme heureuse de retrouver le corps, ne songe plus à l'asservir. Liberté pour toutes les facultés ; de l'homme. Revendication de tout ce qui le développe- l'élève, le complète, le fortifie, l'idéalise. Le poète a les pieds solidement appuyés sur la terre ferme et le- front dans les étoiles. Tout s'exalte et se divinise en un panthéisme inconscient. C'est le triomphe, c'est l'apothéose de l’école humaine.

***
Puis, arrivée au faite, la littérature du siècle aspire à redescendre. Le corps, la matière, cherchent à saisir le pouvoir despotique usurpé jadis par l'esprit. Le sentimentalisme fait une guerre acharnée à l'esprit philosophique aux idées hautes et générales. Le triumvirat, établi pendant quelques années de gloire entre le sens, le cœur et la raison, est violemment dénoncé.

L'école sentimentale livre bataille sur bataille, elle chante déjà victoire, quand, attaquée elle-même par l'école sensuelle, jusqu'alors sa suivante et son alliée, {4} elle voit son astre pâlir. De telle sorte qu'aujourd'hui nous voici échoués au bas de la pente, dans les marécages et les fondrières. Comme le XVIIIe siècle, après Rousseau et le culte de la nature, le XIXe siècle est entrainé, après Michelet et le naturalisme, aux dernières extrémités du monde matériel, aux exagérations ultimes de tout ce qu'il y a de bestial dans l'humanité.

Aux temps classiques, on ne se représentait généralement qu'en buste, suivant l'expression de Mme de Staël. Aujourd'hui, c'est le contraire. On supprimerait le buste volontiers. La partie supérieure disparaît. On ne considère plus que l'inférieur, le postérieur. Le cœur et le cerveau, rois jadis, sont exclus à présent.

Le ventre gouverne. « Frappe au ventre ! » dit, comme Agrippine, la Muse nouvelle aux petits Nérons à la mode. Et c'est pourquoi M. Richepin écrit La Glu. Car s'il s'est baptisé brutaliste, il n'est au fond ni brutal, ni naïf. Il y a certes, en lui, une certaine violence de tempérament. Mais je ne crois pas qu'il y ait une grande hardiesse d'esprit. Il veut frénétiquement être original ou passer pour tel ; mais l'originalité, jusqu'à présent, lui a presque toujours fait défaut.

Ce n'est pas un créateur. Il n'a rien inventé, il n'a même rien renouvelé ! Il a simplement exagéré, non les choses, mais les expressions.

On a prétendu qu'il réagissait contre l'école parnassienne. En réalité, il n'est autre chose qu'un parnassien déguisé en Couche-tout-nu, avec un maillot chair et un dictionnaire de l'argot dans la poche de son collant, et une petite fleur bourgeoise entre deux pages de son lexique. C'est un mouton, un mouton brun, très brun, qui se donne des airs de mouton enragé.

Rassurez-vous ; il n'a pas été mordu, et il ne mord pas. Pour varier son répertoire, il se revêt parfois de la peau d'un lion de l'Atlas, et bêle un rugissement terrible. On peut lui crier alors, comme on crie au personnage du Songe d'une nuit d'été : « Bien rugi ! lion ! » Mais on ne saurait frémir, et l'on ne se sent pas devant une force de la nature.

Avoir l'air très hardi, en restant très prudent, c'est très habile. Et les Philistins n'aiment rien tant qu'un Philistin comme eux qui ressemble à Samson, qui se laisse couper les cheveux par Dalila, mais qui ne renverse jamais, même quand sa chevelure est toute repoussée, les colonnes du temple sur les idoles et les idolâtres.


Aussi, M. Prudhomme envisage-t-il avec assez de tendresse ce parnassien à rebrousse-poil, qui ne déchaîne l'animal que pour l'émasculer, qui ne tente des coups d'Etat littéraires que pour le bon motif, qui ne va de travers que pour rentrer dans le droit chemin, et qui ne s'enivre que pour servir d'Ilote à lui- même et aux autres. Il a beau descendre de la Courtille, on sait qu'il revient de l'Ecole normale et qu'il y retourne. On le sent à ses raffinements de naïveté, à ses ingénuités laborieuses, à ses préciosités bourrues. Il y a évidemment du vrai dans cet ancien aspirant au professorat, qui prêche le retour à l'état sauvage. Il fait son possible pour redevenir primitif, à l’instar des préraphaëlites anglais. Mais, comme dit son héros, il ne peut pas ! il ne peut pas ! Ce n'est jamais qu'un Huron de la Sorbonne, encore qu'il se soit exercé à scalper dans ses moments perdus. Son p’tit gas reste toujours dans la peau d'un rhétoricien en rut, d'un normalien hystérique.

C'est un barbare, disent quelques-uns. Oui, mais un barbare seulement en apparence et pour la décoration, avec toutes les sciences et toutes les malices d'un concitoyen de Lucius Verus. La légende que Mme Agar déclame si bien au dernier acte de la Glu, marque à souhait ce double caractère. Ces vers ont la prétention d'être populaires, et on y reconnaît, à chaque mot, l'imitation faite de chic. Le refrain jure avec le couplet. C'est cherché, mais ce n'est pas trouvé.
Ce lon Ion laire et ce cœur saignant nous rappellent les petits Jésus coloriés, chers à l'imagerie religieuse, -qui ouvrent leur poitrine aux passants et montrent leur viscère percé de flèches. L'idée et l'expression sont également factices. C'est douceâtre et criard. Ce fait est tourné, ces sanglots détonnent.
Fleur des champs ou fleur des grèves, si l'on veut ; mais fleur artificielle et montée sur fil de fer ! Ne prenons pas des enfantillages vieillots pour le dernier mot de la poésie rustique ! En somme, la Glu a des qualités fort appréciables, avec ses défauts accentués. C'est une tentative faite en de bonnes conditions par un écrivain qui sait son métier ; et elle n'a pas été mal accueillie.
Je souhaite, de grand cœur, un grand succès pour le poète d'abord, puis pour Mme Sarah Bernhardt, qui a si bien monté ce drame, et pour ses interprètes qui sont excellents. Mes meilleures félicitations à Mlle Réjane, qui s'est mise au premier rang, et aussi à Naïk- Raynard. Tous mes compliments à MM. Decori, Richard, Petit. On ne pouvait mieux traduire l'idée de l'auteur. Et Mme Agar ! Quelle admirable comédienne !


Quelle supériorité, quelle majesté, même dans cet humble rôle de vieille paysanne ! Et quel dommage qu'elle n'ait pas à s'affirmer en de plus hautes créations !

« Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, a écrit Gautier, est un trait caractéristique de l'art espagnol ; l'idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complétement d'esthétique. » L'art naturaliste et brutaliste touche par là à l'art espagnol.


Mais, faute d'idéal et d'esthétique, on arrive à adorer, comme en Espagne, des christs hideusement maquillés, des apôtres qui semblent sortir de la Cour des Miracles, et des saintes-vierges qui ne sont que des poupées. Prenons-y garde !

Nestor, « L’Art et la pathologie », Gil Blas, 14 février 1883, p. 1.

A Monsieur J. Richepin


Moi, qui ne suis pas un « soireux », comme dit M. E. Bergerat en ses colères ingénues, et qui me donne le loisir de voir et de revoir une comédie ou un drame avant de m'en faire une idée définitive, je suis retourné à votre Glu. Je l'ai revue bien tranquillement, assis dans un bon fauteuil, entre deux bourgeois innocents, entouré d'un public sans nervosité, sans parti-pris, sans malices. Rien ne m'a distrait, ni les bons mots des reporters, ni les aphorismes des critiques graves, colportés dans les corridors, ni les minois connus et les chapeaux toujours grandissants des belles dames qui, n'ayant plus d'illusions sur les premières de l'amour, se rattrapent sur les premières de la comédie.

Je ne vous dirai pas que vous avez fait un chef-d'œuvre. Vous avez assez d'esprit et de talent pour n'avoir déjà plus de vanité. Mais vous avez, à coup sûr, fait une œuvre, et c'est bien joli pour le temps qui court !

Aussi, c'est à vous que je m'adresse, dans ce journal où je reviens parler d'art et de littérature, comme en un de ces rares salons où l'on peut encore, sans ridicule, se passionner pour autre chose que le projet Floquet ou la combinaison Wilson, et c'est à vous que je crie de prendre garde et de ne pas tomber dans l'erreur commune à une bonne moitié de notre jeune génération lettrée.

Cette erreur, c'est de croire que la physiologie peut se substituer à l'art, du moins qu'elle peut en faire son esclave et que le romancier ou le dramaturge ont assez fait quand ils ont mis en beau style ou en tableaux pittoresques l'observation d'un cas médical. Il faut absolument que vous ou les rares qui, avec vous, ont reçu du ciel —comme disait Boileau, qui se montrait là aussi observateur que nos micrographes — il faut que vous échappiez à la littérature de carabin.

Savez-vous bien que si votre drame n'était pas très amusant, par le pittoresque, s'il n'avait pas la saveur exquise d'un album de croquis marins, brossés de main d'artiste, il serait, dirait la Palice, presque ennuyeux, par cela seul que vous avez laissé prendre un pan de votre blouse de
voyageur dans l'engrenage de nos prétendus savants ? Vous avez cru, vous aussi, ou vous avez laissé croire que la peinture d'un tempérament pouvait suppléer à l'étude d'un caractère. Cette confession est la plaie de l'art moderne. Le tempérament, que les siècles classiques n'ignoraient pas tant qu'on veut le dire, n'est qu'un des éléments d'un personnage. La liberté humaine, servie par mille influences occasionnelles, par les milieux sans cesse déplacés au hasard de la vie, est en réaction et en lutte constante contre le tempérament. Cette lutte, c'est la vie, c'est l'art ! Quand elle n'existe plus, le personnage n'est plus qu'un mort-vivant, une épave, une dépouille, une forme vaine.

Ce n'est plus, grand peintre de mer que vous êtes, la barque qui ouvre sa voile, tâche d'aller où elle doit aborder, lutte contre le flot et s'en sert, louvoie, triomphe ou s'engloutit, ne s'abandonnant jamais et, même dans l'ouragan, ayant son pilote noyé sous les embruns, mais l'œil aux étoiles ; c'est la coque, démâtée, laquelle en l'air, qui se laisse bêtement rouler par le flot. Quand le vieux Salluste, ce coquin de génie, que vous lisez en latin, savourant une langue puissante comme notre langue du seizième, dit, au début de son livre, que « l'homme est un corps et une âme », il nous donne une leçon de littérature. Traduisez « un tempérament et une volonté » et vous aurez une formule supérieure à celle de nos cliniciens de lettres. Car elle a un terme de plus, et vous n'êtes pas des nigauds qui pensent que les choses simples sont les plus parfaites.

Votre Glu est trop simple. Ce n'est pas une femme. C'est un vibrion, un estomac dans un tube ; avec une ouverture à chaque bout. Artiste jusqu'au bout des ongles, vous avez dissimulé, à force d'enjolivements, la pauvreté de cette conception médicale. Mais vous n'avez pu réussir à faire une amoureuse d'une nymphomane. Vous nous montrez la rivière qui déborde, un torrent d'hystérie, de mensonge, de perversité, de méchancetés qui vont jusqu'à la folie : mais quelle pluie a gonflé ce torrent ? mais de quelles larmes est-il fait ? mais quels obstacles ont arrêté et précipité tour à tour sa fureur ? Quel vent d'orage a rebroussé son cours ? Vous nous montrez l'effet, vous négligez la cause. Voilà le monstre ; Mais l'art et la science elle-même ne se contentent pas de le regarder. Le physiologiste remonte aux origines, et le poète est fait pour déchiffrer l'énigme des sphinx.

Vous pensez bien que je ne suis pas assez sot pour nier l'intervention de la science dans l'art. J'ignore ce que c'est que d'être « idéaliste », et je n'ambitionne pas la gloire de mériter, comme ce bon M. Louis Enault, le sobriquet de « la dernière guitare ! » Entre nous, quand je médis des carabins, je médis de moi-même, car j'ai été de la partie. Mais c'est justement parce que j'entends quelque chose à ces matières, que je m'inquiète d'une tendance qui ferait de M. Charcot l'Apollon définitif de notre Parnasse. Si nous n'y prenons pas garde, notre littérature ressemblera bientôt à un cahier d'observations, et, comme il arrive toujours quand les incompétents s'en mêlent, à un cahier d'observations mal faites. Si le travail n'était pas trop ardu pour être fait ici, où nous causons sans prétention à professer, je m'amuserais à prendre l'œuvre des naturalistes, et à relever les erreurs amusantes qu'elle contient ! Ceux qui ont du talent, malgré eux, échappent sans cesse à la vérité scientifique, qui n'est qu'une partie de la vérité dans l'art. Leurs malades ne sont même pas de vrais malades : leur fatalité héréditaire subit d'étonnants accrocs. Laissons donc les malades, et regardons les bien portants ! Laissons l'hôpital, et peignons la vie. Elle embrasse tout, et le tempérament et la volonté, et les maladies et les passions. Regardons le monde comme l'ont regardé les grands artistes, sans lunette, sans microscope, sans télescope. Il faut des mois, au laboratoire ou à l'observatoire, pour savoir se servir de ces instruments. Maladroitement employés, ils troublent toutes choses, sans compter qu'avec le verre grossissant, on regarde parfois le détail misérable ; et le détail exagéré, c'est le tableau perdu.

Vous le savez, vous, dont la plume est un pinceau. L'observation spécialisée du pathologiste remplaçant l'observation généralisée du philosophe, nous irions tout droit, en un rien de temps, à un art tout particulier dont quelques échantillons paraissent ici et là à la vitrine des libraires, et qui consiste tout simplement à raconter au monde des cochonneries sur un mode triste. C'était, au temps où j'étais carabin, une récréation de nos salles de garde d'improviser des fantaisies médico-littéraires : la fièvre typhoïde, sonnet, ou les vaso-moteurs, rondeau. Charges inoffensives de rapins du scalpel. Ces charges sont aujourd'hui prises au sérieux. On nous donne un volume de quatre cents pages, qui s'appelle je ne sais comment ou que je ne veux pas citer, pour nous ra conter l'existence d'un monsieur qui a de fâcheuses habitudes, auxquelles il sacrifie dans la solitude avec une monotonie regrettable. Encore, étant donné qu'on surmonte la répugnance que cause un tel sujet, si les raisons de cette dégradation physique et morale nous étaient dites, le livre pourrait trouver son utilité ou sa raison d'être. Mais non. Le fait est présenté dans sa nudité brutale ; l'homme est un simple dément. Comment voulez-vous qu'on trouve quelque intérêt à une observation pathologique, qui n'a d'ailleurs ni la précision ni l'austérité de la science ? Dans ces bas-fonds du naturalisme, — et il va de soi que je ne songe ici à aucun des maîtres qui ont touché à cette école, et restent des artistes dignes de respect, — dans cette littérature érotique sous un masque de science, je flaire à la fois mystification et spéculation. La spéculation est sûre, ancienne déjà : tous les libraires vous diront que certains livres d'anatomie se vendent, pour les figures qu'ils contiennent, à de vieux et jeunes priapiques dont le vice bête est pour faire pleurer Vénus.

Quant à la mystification, elle est faite d'hypocrisie, ce qui me la fait haïr. Eh ! mes amis, il n'est pas défendu de raconter de joyeuses ou tendres histoires d'amour ! Les récits passionnés ne me font pas peur davantage. Je suis un peu païen dans les moelles, et n'entends pas que la vie soit une pénitence. Qu'on nous montre tant qu'on voudra Eros faisant des siennes, même en costume mythologique. S'il est un peu leste avec les nymphes complaisantes, je sais bien qu'un jour aussi il versera une larme sur Psyché enfuie. Mais qu'on nous sauve de l'horrible vision d'Eros malade, atteint d'une myélite, escorté de médecins et à qui on a été obligé d'attacher les mains derrière le dos !

NESTOR.

Mars

[Maurice] Guillemot, « Jean Richepin », Revue libérale, janvier-mars 1883, p. 110-113.

C’est un puissant, et certes, parmi les derniers venus dans la littérature de notre temps, un des jeunes les plus rapidement arrivés, un de ceux qui ont été planter le plus haut l’étendard triomphant de l’Art.

Fils d’un médecin, enfant de l’Université, il est comme la résultante de ces deux influences primordiales et diverses, l’une lui ayant inculqué l’amour de la science exacte, de la donnée précise, du document vrai, l’autre celui de la forme extérieure et tangible de la pensée, le culte de la langue et du style et aussi l’érudition, ce bagage que l’écolier considère parfois comme bien lourd aux heures du collège et de l’École normale, mais que l’homme fait ne se prend jamais à regretter, y trouvant la raison de sa supériorité évidente sur le vulgaire et les trésors abondants où il lui est toujours loisible de puiser à pleines mains.

C’est dans le romancier surtout que cette première influence originaire se retrouve, et c’est là que nous la verrons s’affirmer. Le poète qui est en Jean Richepin ne relève et ne procède de personne, on peut le dire : c’est un talent original dans toute la force du mot, pareil à ces plantes qu’on voit tout à coup paraître dans un champ désert, y pousser leur tige et leurs feuilles, puis y fleurir, sans qu’on puisse expliquer comment la graine en a été apportée : Emile Zola a prétendu rattacher l’auteur de la Chanson des gueux à celui des Fleurs du mal ; ce dernier n’est-il {111} pas trop amer, trop désillusionné, trop âcre, trop corrosif, pour être la source de cette poésie gauloise au rire franc et large, aux grands yeux ouverts et scintillants, au nez bourgeonnant, qui a le verre en main et la gaudriole aux lèvres ? S’il fallait trouver un ancêtre à Jean Richepin, je remonterais certes bien plus loin que Baudelaire, j’irais jusqu’au bon maître François Villon,

Roi des poètes en guenilles,

Comme il l’appelle dans une de ses ballades ; la bohème de l’un en effet, est presque celle de l’autre ; c’est celle aussi de Rabelais, la bohème des franches lippées et des grandes beuveries ; nous ne sommes plus au temps de ces buveurs d’eau, au temps de cette misère déguisée de Murger, où traîne encore un lambeau de larmoiement byronnien, où la sentimentalité raffinée existe attendrissante avec de douces créatures sympathiques comme Musette et Francine ; non ; cette muse-ci, « c’est une brave et gaillard fille, qui parle gras, et qui gueule même, échevelée, un peu ivre, haute en couleur, dépoitraillée au grand air, salissant ses cottes hardies et ses pieds délurés dans la glu noire de la boue des faubourgs ou dans l’or chaud des fumiers paysans… » ; ni pâleur, ni chlorose, pas de mouchoir tâché de sang, pas de lèvres violettes, pas de poitrines maigres et blanchâtres secouées par la toux et les sanglots, pas de feuilles d’automne jonchant les gazons roussis, non ; la vie, toujours la vie, rien que la vie : frère ! il faut vivre !

Nous, nous sommes vivants et très vivants morbleu !
Nous trouvons le vin bon et les femmes bien faites,
Et nous ne voulons pas mettre un crêpe au ciel bleu…

Ces vers sont extraits d’une pièce dédiée à Raoul Ponchon et dont la censure a cru devoir retrancher certains passages quelle jugeait immoraux ; ceux-là et quelques autres ont valu à l’auteur un procès et une condamnation, qui prouvent, une fois de plus, combien la critique de Beaumarchais sur les juges est éternellement vraie ; et si l’auteur du Mariage de Figaro revoyait aujourd’hui sa pièce , pourrait-il hésiter à se croire au Théâtre-Français plutôt qu’à telle ou telle chambre du palais de justice ?

De ce reproche d’immoralité qui l’a privé de ses droits civils, grâce à la condamnation qui l’a suivi, l’auteur s’est défendu ainsi :

{112}

« La gauloiserie, les choses désignées par leur nom, la bonne franquette d’un style en manches de chemise, la gueulée populacière des termes propres, n’ont jamais dépravé personne. Cela n’offre pas plus de dangers que le nu de la peinture et de la statuaire, lequel ne paraît sale qu’aux chercheurs de saletés. Ce qui trouble l’imagination, ce qui éveille les curiosités malsaines, ce qui peut corrompre, ce n’est pas le marbre, c’est la feuille de vigne qu’on lui met, cette feuille de vigne qui raccroche les regards, cette feuille de vigne qui rend honteux et obscène ce que la nature a fait sacré. Mon livre n’a point de feuille de vigne et je m’en flatte. »

Ce livre est la Chanson des gueux.

Il est difficile de donner une idée résumée de ce recueil de poésies qui n’est pas, comme les Caresses, le mémorial d’une passion fougueuse, le journal d’un amour puissant, tour à tour gracieux, idyllique et fauve, ou comme les Blasphèmes (un livre qui va paraître), une réunion de pièces philosophiques d’où ressort un code de doctrines, un ensemble de croyances ou de doutes, d’où l’on dégage la pensée de l’auteur synthétisée dans tel ou tel passage saillant. La Chanson des gueux est une sorte d’album où le regard rencontre à chaque page, ici un croquis, là une eau-forte, plus loin une aquarelle ; la pensée générale de l’œuvre est évidemment une exaltation de l’artiste, du poète, du gueux, mais si on veut la prendre par le menu, c’est un album qu’on feuillette, et il y a là d’exquises choses, et qui plus est, toujours variées : à côté du Bouc aux enfants, de Vieille statue, du Grand-père sans enfants, qui semblent de délicieux bas-reliefs de Clodion, se trouvent, comme une suite d’eaux fortes poussées à la manière noire et violemment mordues, des odyssées de vagabonds, des morceaux de la vie hasardeuse des sans feu ni lieu ; l’œil s’arrête sur des paysages de banlieue gris et enfumés, ternes, des terrains vagues, des talus dénudés, qu’on croirais signés Raphaëlli, où errent en haillons, à la recherche d’une croûte de pain pour se réconforter ou d’un trou écarté pour s’y étendre, de sordides loqueteux, des misérables, des truands ; on aperçoit, se silhouettant sur le clair du ciel au-dessus de la lande dépouillée, ces Thomas Virelocque qui déambulent… Les vers sont empreints d’une grande mélancolie mêlée de tendresse, car le poète les aime, tous ces claque-patins ; il a vécu leur vie, il les connaît, il les sait, et pour eux il rime des ballades charitables et bonnes ; s’il rit parfois avec {113} eux, s’il rigole même, il pleure aussi, il partage leurs peines comme leurs joies ; il comprend jusqu’aux plus ténues délicatesses de leur âme et il nous y initie.

Il a vécu leur vie ; - en effet, Jean Richepin, enfant de Paris, gavroche de nos faubourgs, s’est trouvé, par les circonstances, poussé dans ce milieu bizarre, étrange, effrayant parfois, de l’argonji, et ces pièces entièrement écrites en argot qui déroutent le lecteur en certains endroits de la Chanson des gueux, ont été récitées, avec grand succès du reste, par l’auteur à ceux-là même qui en fournissaient le sujet ; et quand Jean Richepin, dans un affreux cabaret de Grenelle ou de Montparnasse, disait par exemple ses vers intitulés « J’suis dô », les assistants applaudissaient enchantés, frappés de la ressemblance, et se reconnaissant comme dans un miroir.

Ce que j’en dis, n’est pas pour exalter outre mesure cette mise en œuvre d’une langue, fort colorée évidemment, quoique trop incompréhensible pour la masse, mais bien pour laver l’auteur de cette accusation fausse et absurde, d’avoir travaillé à coups de dictionnaires et de lexique pour arriver à faire du tapage.

« Je parle cette langue couramment », a-t-il écrit quelque part ; cet aveu ne suffirait-il pas à le justifier ? Vivant dans ce monde-là, il en employait le langage usuel ; étant poète, il en vint à penser ses idées sous cette forme ; enfin, ayant fait ces poésies, il était tout naturel qu’il tint à les publier.

Je ne veux rien citer de la Chanson des gueux, bien que ce soit l’œuvre poétique la plus puissante de Jean Richepin, ou plutôt à cause de cela, car c’est aussi la plus connue : ce que les artistes seuls peut-être auraient flairé délectablement, est arrivé au nez de tout le monde, grâce au retentissement du procès ; la chose a pris un attrait de fruit défendu qui, à mon avis, a pour ainsi dire dévoyé le jugement et l’appréciation ; en effet, quoiqu’ait déjà fait et quoique puisse faire Jean Richepin, il est, pour bien des gens, l’auteur de la Chanson des gueux, rien de plus. -Il est vrai que c’est déjà beaucoup.

Les Caresses, son second volume de vers, pourrait se passer de commentaires, car le titre indique suffisamment le sujet du livre ; c’est un ensemble de poèmes amoureux, tour à tour âpres et caressants, violents et doucereux, fougueux et délicats : Floréal, Messidor, Brumaire, Nivôse.

La première de ces divisions contient un bouquet de sonnets, un cadeau charmant envoyé par l’auteur à une femme, chaque sonnet est la peinture synthétique d’une époque, c’est exquisement fait comme les ciselures de Banville ; j’en citerai deux :

Sonnet moyen-âge


Dans le décor de la tapisserie ancienne

La chatelaine est roide et son corsage est long.

Un grand voile de lin pend jusqu’à son talon

Du bout de son bonnet pointu de magicienne.

Aux accords d’un rebec la belle musicienne

Chante son chevalier, le fier preux au poil blond

Qui combat sans merci le Sarrazin félon.

Elle garde sa foi comme il garde la sienne.


Il reviendra quand il aura bien mérité

De cueillir le lis blanc de sa virginité.

Peut-être il restera dix ans, vingt ans loin d’elle.

Et s’il ne revient pas, s’il périt aux lieux saints,

Elle mourra dans son serment, chaste et fidèle,

Et nul n’aura fondu la neige de ses seins.

Le sonnet moderne, peinture d’une autre époque et dont il nous est plus facile d’apprécier la ressemblance, a quelque chose du vivant des figurines de Grévin.

sonnet moderne


Elle mit son plus beau chapeau, son chapeau bleu,
Et la robe que nul encor n’a dégrafée,
Puis elle releva la boucle ébouriffée
Que sa voilette avait fait redescendre un peu.
Elle se dit : « C’est mal, très-mal ! Et comme il pleut !
Je serai faite, vrai, comme une vieille fée ! »
Puis, avant de sortir, pour prendre une bouffée
D’air chaud, elle allongea ses mains devant le feu.

Et sous son en-tout-cas la voilà qui trottine
Dans la pluie. On ne voit d’elle que sa bottine
Et sa croupe qui fait un pouf au waterproof.
Elle arrive. « Mon Dieu ! que c’est haut le cinquième ! »
La clef est sur la porte, elle entre, elle fait : Ouf !
Et lui mouille le nez en lui disant : « Je t’aime. »

Je ne puis résister à la tentation de citer encore, dans un ordre d’idées différent, une piécette délicatement tournée et fraîche comme une aquarelle de Ferdinand Heilbuth :

C’est le matin. A la fenêtre grande ouverte,
Tu viens respirer l’air de la ramure verte
Et tes yeux sont encore imprégnés de sommeil
Aussi, pour les garder des baisers du soleil,
As-tu mis sur ta tête un grand chapeau de paille,
Quel chapeau merveilleux, étrange ! Une broussaille
De rubans clairs, de fleurs folles, s’ébouriffant,
Un nimbe de féérie à ton minois d’enfant.
Pour goûter la fraicheur du jour, tu te recueilles.
Tous les petits oiseaux dans leurs maisons de feuilles
Redoublent de chansons et de cris éclatants,
A voir s’épanouir en tout tout le printemps.
Moi, j’admire dans la fenêtre grande ouverte
Le bouquet chaud que mêle à la ramure verte
Ton chapeau d’arc-en-ciel, jardin des sept couleurs,
Tout fleuri de rubans, tout rubanné de fleurs !

A en croire ces derniers vers, tout, dans les Caresses, ne serait que lys et que roses ; ce serait mal juger ainsi le livre : à côté de ces douceurs, il y a l’amour violent ; à côté du soupir, le cri ; à côté de l’idylle, le rugissement.

J’ai appelé Jean Richepin poète ; je quitte le poète pour le romancier, comme plus tard il me faudra quitter le romancier pour l’auteur dramatique, car Jean Richepin est une nature trop puissamment douée, une intelligence trop forte pour se claquemurer dans l’étroitesse d’un genre ou d’une spécialité ; il peut et veut tout aborder.

En prose, il a débuté par des nouvelles, les Morts bizarres, pages bizarres, comme l’indique le titre, où l’on trouve beaucoup de sang, des choses hideuses, des sensations outrées ; rien de la poésie délicate des Contes du lundi ; nous sommes bien loin de l’auteur des Lettres de mon moulin, dans ce recueil plein d’horreur et de gaîté cocasse, de rires sonnant mal et de sanglots.

Son premier roman est Madame André, composition un peu touffue, manquant de cette unité indispensable à toute œuvre d’art, et dont le sujet peut se résumer par un seul mot : une liaison. Le personnage principal, Mme André, ne conquiert pas tout d’abord la sympathie du lecteur, mais cependant lui en inspire après coup. Cette femme a abandonné son enfant, c’est vrai ; mais, en présence du dévouement dont elle fait preuve envers Lucien, ce grand enfant qui demande des soins maternels, on lui pardonne cette monstruosité du début de sa vie pour ne plus voir que son admirable charité pour son amant, cet homme de lettres qu’elle fait sien. « A coup sûr, dit l’auteur en sa préface, Mme André est une exception, et rare ; mais elle n’est ni un être chimérique, ni même un monstre. Toute mauvaise mère qu’elle puisse sembler, elle est mère néanmoins ; seulement sa maternité est dévoyée. » Plus surchargée comme personnages que la Glui, un roman dont nous allons parler, Madame André présente cependant une intrigue relativement simple, circonscrite à Lucien et à sa maîtresse. Nargaud, le boute-en-train, l’éclat de rire paradoxal de l’œuvre, rappelle certain joyeux bon vivant fort drôle de Manette Salomon, les Fresson représentent ce côté mesquin, bourgeois ou épicier. Dans cette œuvre de début, Jean Richepin n’a pas encore complètement dans la main cet outil puissant dont il se servira pour écrire la Glu ; bien qu’à certains endroits la phrase s’emballe superbement, avec une énergie qui campe les personnages d’une façon supérieure, la coloration générale du style est dans une gamme ordinaire de tous moyens, avec çà et là, il est vrai, des rehauts violents, des coups de pinceau jetés de main de maître. En résumé, l’œuvre est faible en ce qu’elle pèche essentiellement par la base, la donnée première répugnant à l’esprit tout d’abord et pouvant presque être taxée d’invraisemblance. Au reste, pourquoi insister davantage ; l’auteur n’a-t-il pas fait cet aveu dans la préface à son fils : « Si l’œuvre était à refaire, je ne la referais pas comme cela… bien sûr qu’aujourd’hui si j’avais l’idée de ce livre, je ne pourrais concevoir cette mère abandonnant sa fille. »

Jean Richepin progresse et s’affirme avec la Glu ; c’est là un des romans les plus virils, les plus remarquables de notre temps ; je trouve dans un cahier de notes quelques lignes écrites immédiatement après la lecture du livre, sous l’impression encore toute chaude et toute fiévreuse de l’effet produit : -Roman d’une simplicité tragique qui fait songer aux pièces du théâtre grec ; intrigue crue et dramatique ; style osé, violent, âcre ; eau-forte bien mordue, farouchement arrangée. On sent un auteur plein de souffle, chez lequel le talent fait irruption, obligé parfois de se contenir pour ne pas laisser déborder le flot trop abondant ; un emploi ingénieux de termes populaires, de mots techniques, ajoute au pittoresque de l’œuvre. La narration brusque, en phrases courtes, hachées, scandées avec intention, fait image ; on songe aux fantastiques compositions de Goya, aux hallucinations étranges d’Hogarth. C’est âpre et farouche comme le paysage qui sert de décor, comme la tempête qui mugit sur la falaise, comme les flots qui viennent se briser sur les rochers du bord.

La lecture de la Glu laisse une impression de cauchemar : « C’est ce que j’ai voulu faire », me disait l’auteur à qui je faisais part de ce que j’avais éprouvé. Ce personnage de la mère, sacrifié dans madame André, mais exalté ici, grandit, démesurément à la réflexion ; cette pauvre vieille paysanne Marie-des-Anges, courant affolée dans les rochers en clamant des appels désespérés à son fils qui l’abandonne possédé par la Glu semble, avec ses cheveux défaits et ses mèches grises cinglant sa figure couturée de rides et sillonnée de pleurs, quelque personnage de ballade bretonne, que le voyageur attardé dans la lande croit distinguer dans les vapeurs grises qui s’élèvent des marais : c’est la nature dans toute sa sauvagerie et dans toute sa rudesse, comme la Glu, c’est la modernité dans toute sa hideur raffinée ; cette Nana, effrayante de puissance, est comme une sorte de pieuvre engluant tout ce qu’elle touche, retenant collé à son corps tout ce que ses tentacules peuvent atteindre ; c’est la chair, rien que la chair, avec la griserie de ses parfums capiteux, le relent de ses voluptés secrètes ; la femme, arrivée à cette puissance, confine au monstre, et elle doit disparaître, frappée par un coup de hache vengeur.

J’ai parlé de Richepin, auteur dramatique ; si l’on ne tient compte d’une pièce en un acte faite avec Gill, le pauvre grand artiste interné, et qui a été jouée, par l’auteur lui-même, au théâtre de la tour d’Auvergne jadis, c’est par la Glu que J. Richepin a affronté la scène pour la première fois. L’analyse du drame est simple comme celle du roman : l’amour maternel entre en lutte avec l’amour physique et passionnel et le terrassant ; la pièce, pour être prise à un roman, c’est pas une succession de tableaux plus ou moins bien découpés et coordonnés, mais la peinture, habilement graduée de mouvements excessifs, agitant des âmes spéciales ; s’il fallait rattacher jean Richepin à une école, évidemment il toucherait au naturalisme par cette théorie d’une pièce de théâtre sans intrigue. Au reste, nous verrons l’auteur critiqué par lui-même, car il est journaliste, et ici un scrupule me vient à parler de ce poëte faisant de la copie, comme il me déplairait, dans un ordre différent de choses, de noter chez un peintre les travaux essentiellement productifs du commerce. Sauf les Petites chroniques du pavé, qu leur auteur va réunir en volume, et qui se rattachent comme généalogie littéraire, aux si amusantes et si curieuses études de Privat d’Anglemont, je ne veux pas parler de Jean Richepin, journaliste, il n’est ni plus ni moins bon que les autres, supérieur seulement à la commune moyenne par son style puissant et vigoureux qui est, au reste, la marque indéniable de sa personnalité. Qu’il ne m’en veuille pas de laisser ainsi de côté les 400 ou 500 lignes qu’il donne chaque semaine au Gil Blas, comme chroniqueur, au Gaulois, comme critique théâtral ; je lui emprunterai la justification de mon silence, d’aucuns diraient mépris ; n’est-ce pas dans Madame André que Richepin fait dire au spirituel et original Nargaud :

« … Le journalisme, c’est le poison pour l’artiste. Tous ceux qui en ont bu en sont morts, même les plus robustes. Le journal est au livre ce que la glaise est au marbre. On s’y gâte la main dans la facilité d’un travail vulgaire. Etant forcé de parler quand même tous les jours, et sur toutes les choses, on prend l’habitude de parler pour ne rien dire. La poésie, l’art, c’est une autre paire de manches qu’un article broché sur commande à tant la ligne. On ne doit pas, on ne peut pas prendre l’hippogriphe à l’heure, comme un fiacre. Le poète et le journaliste, c’est le chanteur et l’avocat : tu vois d’ici la différence. L’un émet des notes, l’autre du bruit. L’abîme entre eux est encore plus grand que cela : je n’en dis pas assez. Les journalistes et nous, deux races qui n’ont rien de commun. Nous, les gentilshommes de l’esprit, voilà ! Eux, les bourgeois de la plume. Que dis-je ? Les nègres de la copie. Ils disent qu’ils font de la littérature. Ce n’est pas vrai. Ils en vendent au détail et d’occasion, de frelatée. Ils ne l’aiment pas. Ils ne la comprennent pas. Ils prétendent la vulgariser. Oui, au vrai sens du mot, en la rendant vulgaire. Ils se vantent de la mettre à la portée de tout le monde. Quelle gloire ! c’est ce qu’on fait d’une femme quand on la prostitue… »

***

Cette puissance et cette fougue que nous avons trouvées dans le poète, dans le romancier, nous les retrouvons dans l’homme : le tempérament de l’artiste et celui de l’homme ne font qu’un ; à voir ce splendide gars qu’est Jean Richepin, on devinerait les hardiesses et les ardeurs de son talent : grand, fort, solidement musclé, bien campé, un cou de taureau ancré dans des épaules larges, une tête étrange par sa rudesse et son échevelé, les lèvres épaisses et sensuelles, le nez épaté aux ailes frémissantes, les yeux brillants sous l’arc violemment indiqué des sourcils, la barbe et les cheveux embroussaillés, d’un noir de jais, le poète de la Chanson des gueux est un homme. Je me rappelle un de ces matins d’hiver, en sa petite maisonnette, là-bas, au bout de l’avenue de Villiers, vêtu d’une ample robe de chambre entièrement rouge avec des boutons d’acier, une sorte d’Othello magnifique : on a fait des portraits des célébrités « en robe de chambre », c’est bien comme cela que je désirerais portraiturer Jean Richepin si au lieu d’une plume mes doigts tenaient un pinceau.

Son écriture est épaisse, les lettres grosses, appuyées, rappelant celles de Zola, avec cependant moins de lourdeur, moins de rectitude pesante ; tandis que l’auteur de l’Assommoir va toujours d’un pas uniforme, ne traçant pas un mot plus vite que l’autre, avançant lentement, celui de la Glu a des emballements brusques, des emportements fiévreux qui hachent et brouillent les manuscrits.

J’ai dit comment Jean Richepin écrivait, dans le sens le plus terre-à-terre des choses ; je voudrais maintenant montrer ce qu’il écrit ; comme les croquis que l’on joint à une étude sur un peintre ou un sculpteur, ne puis je pas enchâsser ici à la fin de cet article, une phrase qui termine un des plus beaux chapitres de Madame André, et qui me revient à la mémoire dans tout son prestigieux éclat ; par ce, le lecteur se séparera de moi, sous le coup d’une bonne impression : 

« … c’est l’instinct qui poussait madame André, l’instinct plus fort que la raison. Elle obéissait, aveugle, à une puissance inconnue. Elle ne se sentait pas libre de résister. Elle n’avait plus conscience d’elle-même. Grisée, effarée, éperdue, elle se ruait à l’amour avec rage, avec folie, comme ces cavales sans cavalier que ne modèrent plus la bride ni l’éperon, et qui galopent à corps perdu dans la bataille, sans rien voir, sans rien entendre, la crinière au vent, les étriers vides sonnant sur leurs flancs en sueur, les naseaux grands ouverts et soufflant du feu, et qui traversent la fumée, les balles, les coups de sabre, la mitraille, pour aller enfin, dans un dernier bond, se crever le poitrail contre un obus ou s’éventrer sur les baïonettes. »

Maurice Guillemot.

Anonyme, « Petites Nouvelles », Gil Blas, 18 mars 1883, p. 2.

C'est aujourd'hui que La Glu, drame, paraît en brochure chez Maurice Dreyfous. La pièce, étant l'œuvre d'un véritable écrivain, ne saurait que gagner encore à la lecture.

L'édition, d'ailleurs, est curieuse à double titre. Elle est conforme au manuscrit original, épreuve avant la censure. Elle est, en outre, précédée d'une préface de haulte gresse que Gil Blas se fera un plaisir d'offrir demain à ses lecteurs, toujours friands d'un régal littéraire, l'abondance des matières ne permettant pas de la publier aujourd'hui.

- Salle du boulevard des Capucines, 39, jeudi 22 mars, conférence de M. Francisque Sarcey, sur Jean Rchepin. — Madame André et la Glu.

Avril

Anonyme, « Bibliographie », le xixe siècle, 10 avril 1883, p. 4.

L'éditeur Maurice Dreyfous vient de faire une nouvelle édition des Morts Bizarres de Jean Richepin. L'ouvrage contient six nouvelles inédites.

Inutile de vanter le charme et l'originalité du livre, l'auteur de la Chanson des Gueux, de la Glu et de Madame André y a jeté à profusion toutes ses qualités.

Un habit noir, « Les Théâtres », La Presse, 14 avril 1883, p. 3.

Article recensé par Yves Jacq.

M. Maurice Bernhardt vient de recevoir, pour le théâtre de la Porte-Saint-Martin, un drame en cinq actes, en vers, intitulé : Nana-Saïb, de M. Jean Richepin.

Mme Sarah Bernhardt remplira le principal rôle et, à côté d’elle, M. Jean Richepin (!) jouera lui-même ( !!) le rôle de Nana-SAïb.

Mai

Anonyme, « Courrier des théâtres », L’Opinion nationale, 2 mai 1883, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

Le « Pierrot assassin » de M. Richepin n’a obtenu qu’un médiocre succès au Trocadéro, et Mme Sarah-Bernhardt en raison de la froideur du public, ne voulait plus reparaître au 3e acte. Sur les instances pressantes des organisateurs, elle s’est résignée à terminer. L’aimable artiste qui avait grâcieusement offert son concours à une bonne œuvre ne pouvait être trop critiquée. Mais nous serons francs, en disant qu’elle n’a que médiocrement réussi.

Anonyme, « Revue de la presse », Sémaphore de Marseille, 16 mai 1883, p. 1

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

On ne peut pas toujours se nourrir de politique. D’autant que c’est souvent viande creuse. Certains journaux de Paris l’ont tellement bien compris qu’ils ont pris l’habitude, depuis quelque temps, de faire une assez large place à la littérature. Ainsi, il n’est pas de semaine que, dans le Parlement, le Temps, le Jour, la Justice, la Liberte, le Paris, etc, sans parler de L’Evenement, du Gaulois et autres journaux plus particulièrement boulevardiers, on ne trouve d’excellents travaux littéraires, de spirituels portraits à la plume, de piquantes fantaisies, des croquis de mœurs fort intéressants. Sous le titre : le Pavé, M. Jean Richepin – qui n’est pas un inconnu pour les Marseillais – s’est amusé précisément pendant plusieurs mois, dans le Gil blas, à étudier les petits coins de Paris, à en noter les paysages de rues, les métiers inédits, les cris curieux et populaires. Toutes ces études réunies ont formé un volume plein de saveur, de sincérité et où semble éclater, comme dirait Baudelaire, une ribote de vitalité. Car, dans ce nouveau « Tableau de Paris », M. Richepin est un Sébastien Mercier sans apprêts, dédaignant les observations de chic, les notes puant le calepin. Il raconte délibérément ce qu’il voit et il le dit dans une langue vivante, remuante, hardie, où l’on retrouve parfois les morsures de l’eau-forte. Qu’on en juge par ce petit tableau de bal d’Auvergnats :

Ah ! certes, ce ne sont pas des figures de malandrins, des frimousses d’Alphonses, des museaux de dogue ou de fouine. Rien que de bonnes grosses faces rougeaudes qui sentent encore le soleil rude et l’âpre vent de là-bas. Pas d’yeux clignotants aux paupières rongées ; mais des regards simples et sains, bruns comme la peau des châtaignes ou bleus comme le ciel d’été. Pas de bouches aux lèvres minces, mais de franches lippes couleur de fraise. Pas de moustaches en pointes à crève-cœur, ni re rouflaquettes pommadées, mais des barbes de sapeur ou des favoris de matelot, et des tignasses hirsutes semblables à des broussailles, et parmi ces broussailles, ainsi qu’une églantine sauvage, la fleur épanouie de la gaîté, la large rose des joyeux éclats de rire. Et ces fortes filles qui, les poings sur les hanches, toutes droites, infatiguables, tricotant des jambes, ont l’air de danser une danse de guerre antique, et poussent des « yous » pareils à des hurlements d’amazones, qu’ont-elles donc de commun avec les pâles et mièvres rôdeuses de tarrières, avec ces gamines émaciées, perdues de chlorose et d’anémie plus encore que de vice. Pauvres spectres errants de la débauche précoce et de la misère perverse ? Ah ! les gigoteuses de cancan n’auraient pas beau jeu et tomberaient vite pâmées s’il leur fallait tenir tête aux sauteuses de bourrée, dont la gorge tendue se contente d’une brassière en guise de corset, dont les mollets sont plus durs que du chêne, dont les poumons ont été bronzés par la farouche baleine des montagnes.

Le livre de M. Richepin fourmille de ces croquis pris sur le vif, enlevés avec crânerie et qui vous donnent la sensation toute chaude d’un Paris sincère et vécu.

Anonyme, « Les Livres », Le Petit Parisien, 28 mai 1883, p. 4.

C'est aujourd'hui que parait, chez Maurice Dreyfous, le nouveau roman de Jean Richepin : Miarka, la fille à l’Ourse. Le nom de l'auteur dit assez quelle est la valeur de l'œuvre sous le rapport du style, de la passion, de l'intérêt et de l'originalité. Qu'il nous suffise d'ajouter que la fille à l'Ourse, dépasse, et de beaucoup, tout ce qu'on pouvait attendre du célèbre auteur de La Glu, de Madame André, de la Chanson des Gueux, etc. C'est une œuvre de tous points hors de pair, poétique par le style d'une saveur sauvage pleine de mouvement et de péripéties.

Z…, « Les Livres », Gil Blas, 29 mai 1883, p. 3.

[…]

Et pour terminer, nous annoncerons — nous annoncerons simplement — que Miarka, la Fille à l'Ourse, vient de paraître en volume.

Jean Richepin continue son œuvre de romancier, commencée avec Madame André et la Glu. Il est superflu de rendre compte d'un ouvrage publié dans notre feuilleton. Sa recherche de Gil Blas dans le choix de ses romans nous dispense également de faire des compliments à l'auteur. Nous n'aurions qu'à répéter ceux que nous lui avons adressés, l'autre jour, en parlant du Pavé. Notre collaborateur nous saura gré, nous l’espérons, de ne point user à son égard du style de quatrième page. Nous y serions inhabiles, et nous estimons qu'il mérite mieux que de tels éloges.

Z.

Juin

Anonyme, « Bibliographie », Le Voltaire, 25 juin 1883, p. 4.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

[…]

Un nouvel ouvrage de Jean Richepin est toujours une bonne fortune pour les gourmets de lettres. Le Pavé est le titre du livre qu’il vient de publier chez Maurice Dreyfous, dans le format de luxe de l’édition définitive de ses œuvres.

C’est tout ce que Paris contient d’existences bizarres ou joyeuses, ce sont les misères et les gaietés de la grande ville, dites en cette prose nourrie, coloriée et vive qui rappelle la langue de la Chanson des Gueux.

Le Pavé a été écrit pour ceux qui aiment la rêverie les promenades sans but, le noctambulisme, les coins ignorés du Paris désert, et les romans du trottoir. La lecture de ce livre vigoureux et bien portant sera un délassement de haut goût pour les lettres.

Septembre

D. Miracle, « Courrier des spectacles », L’Opinion nationale, 22 septembre 1883, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

Lundi aura lieu, à la Porte-Saint-Martin, la lecture de « Nana-Sahib », cinq actes en vers de M. Jean Richepin.

Les rôles principaux seront joués par Mme Sarah Bernhardt, MM. Taillade et Marais.

Dans le cas où tout à fait improbable où « Froufrou » ne fournirait point de recettes suffisantes jusqu’à la première de « Nana-Sahib » Mme Sarah Bernhard jouerait « Mac Beth » avec M. Taillade.

Pour l’instant, on paraît avoir renoncé au Misanthrope et à « Zaire ».

Sergines, « Les échos de Paris », Les Annales politiques et littéraires, 30 septembre 1883, p. 212.

[…]

M. Jean Richepin lira aux artistes de la Porte-Saint-Martin son Nana-Sahib, qui sera créé par Mme Sarah Bernhardt et MM. Marais et Tailhade. M. Richepin ne parait pas vouloir donner suite à son projet de jouer lui-même un rôle dans sa pièce, ce qui, d’ailleurs, ne serait pas un premier début. Il y a bien longtemps, bien longtemps, il créa à la Tour d’Auvergne un rôle dans une pièce en un acte en vers, l’Etoile, qu’il avait rimée avec ce pauvre André Gill. Ce théâtre a disparu ; André Gill aussi. On m’assure que ce dernier vient d’être rejoint dans l’asile d’aliénés où s’achève lugubrement sa vie par M. Gustave Fould, l’ancien député, qui fit aussi du journalisme et qui obtint un succès au Gymnase il y a sept ans, avec la Comtesse Romani, où Mme Pasca était bien belle.

Depuis quelques années, la carrière des lettres conduit autant de pensionnaires à l’asile Sainte-Anne que de candidats à l’Académie.

[…]

Novembre

Le marchand de contremarques, « Courrier des théâtres », La Presse, 1er novembre 1883, p. 3.

Article recensé par Yves Jacq.

Une scène violente s’est passée ces jours-ci au théâtre de la Porte-Saint-Martin, pendant une répétition de Nana-Sahib. Mme Sarah Bernhardt, à la suite d’une discussion assez vive avec M. Richepin, a été prise d’une crise de nerfs ; on l’a transportée immédiatement dans sa loge et la répétition a été levée.

D. Miracle, « Echo des théâtres », L’Opinion nationale, 4 décembre 1883, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

« Nana-Sahib » ne passera que du 12 au 15 courant à la Porte-Saint-Martin. On a essayé samedi les principaux décors de la pièce. On fera relâche cependant à la fin de cette semaine pour les répétitions générales de l’œuvre de M. Jean Richepin.

Scapin, « Soirée parisienne – Rien n’est beau que le vrai », Le Voltaire, 7 décembre 1883, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

Rien n’est beau que le vrai... C’est ce qu’a dû évidemment penser Mme Sarah Bernhardt en montant Nana-Sahib, car voici ce qu’on nous annonce à propos de l’ouvrage de Richepin.

Non contente de déployer pour ce drame tout le luxe oriental que peut comporter une mise en scène dont les échos de coulisses disent merveille, la co-directrice de la Porte Saint-Martin a tenu à soigner minutieusement l’exactitude des détails.

C’est ainsi qu’elle vient de s’assurer le concours d’une jeune fille mahratte — ô mahratte ! mahratte! dont le grand’père, cavalier partisan de Nana-Sahib, fut tué par les Anglais. Que voulez-vous, l'homme n’est pas parfait.

Or, un ami de M. Richepin, le capitaine Dor — c’est un beau rêve, ah ! ne l’éveillez pas—du navire la Louise, l’a amenée il y a quelques jours des Indes à Marseille et de Marseille à Paris.

Aussitôt Sarah Bernhardt avec ce coup d’œil d’aigle qui ne la quitte jamais, s’est immédiatement écriée : — Il me la faut !

Ce désir était un ordre ; ça n’était pas le Nicham ni le Venezuela, mais il suffisait à l’aimable et galant navigateur.

Une heure après, la jeune mahratte, —je me la dilate, — entrait au service de l’éminente comédienne, où de simple domestique elle se voyait promue au gradée de suivante, dans le drame qui va se dérouler comme un simple rouleau de papier peint.

La nouvelle recrue s’appelle Djamma, et c’est précisément son nom qui a été adopté pour l’héroïne de la pièce, interprétée par Sarah Bernhardt.

Seulement, comme on pense bien, ce n’était là qu’un avant-goût du travail auquel on résolut de se livrer pour que tout dans Nanah Sahib répondit à ce commencement de reconstitution et d’authenticité.

C’est ainsi que, pour les armes, le garçon d’accessoires de la Porte-Saint-Martin n’a pas hésité à se laisser enfermer un soir au musée d’artillerie, afin d’y chiper les sabres et les fusils damasquinés utiles à la pièce — lesquelles armes constituent ainsi un corps de Delhi.

Les uniformes anglais ont été commandés sur la mesure des combattants de 1857, à la fameuse maison aux voitures rouges : Old England.

Les vers du manuscrit ont été ciselés par l’auteur selon les plus beaux procédés orientaux.

L’action en est conduite d’après les meilleures traditions de Victor — du Gange.

On a emprunté les canons les plus foudroyants de l’Eglise et tous les soirs on attachera à leur gueule des figurants marrons d’Inde, chargés de représenter les cobayes et qui seront réduits en mille morceaux.

Le décor qui représentera la ville de Cawnpour sera peint avec de la véritable couleur locale fabriquée spécialement pour l’ouvrage.

Enfin M. Marais portera un justaucorps de Pau — et non pas de Gand, comme on en avait fait courir û bruit, pour Mlle Pierson — rapporté du pays par la Nana de Zola et le dessinateur Sahib.

Si après cela les spectateurs ne sont pas contents, ils prendront des cartes — et ils étudieront la topographie des Indes anglaises.

Décembre

Ladiane, « Bien Parisien ! », Le Clairon, 19 décembre 1883, p. 1.

Une histoire bien parisienne est en train de se passer à l’heure qu’il est.

Il y a quelques jours paraissait un volume signé par Mlle Marie Colombier, intitulé Sarah Barnum, et dans lequel Mme Sarah Bernhardt était, paraît-il, visée, égratignée, et même diffamée.

Cet ouvrage est gros d’orages, il faut le croire, car il a eu pour premier résultat un duel entre M. Bonnetain, l’auteur de sa préface, et M. Mirbeau, qui l’avait apprécié sévèrement dans son journal. Au cours de la rencontre, M. Bonnetain a reçu un léger coup d’épée.

Mais ce n’est pas tout. Mme Sarah Bernhardt n’étant pas défendue par les lois, a voulu se faire justice elle-même, comme Me Agar dans la Glu.

Hier, à trois heures de l’après-midi, Mlle Marie Colombier recevait chez elle, 9, rue de Thann, Mlle Marie Desfresnes, artiste dramatique, et M. Jehan Soudan, qui, à la veille de se rendre en Espagne, était venu faire une visite d’adieux.

Tout d’un coup, la porte s’ouvre bruyamment, et M. Maurice Bernhardt apparaît, la canne à la main.

Mlle Marie Colombier, interloquée, balbutie :

-Que demandez-vous ? Quelle singulière façon de se présenter !

Mademoiselle, vous n’êtes qu’une fille.

-Monsieur, je répondrai à Madame votre mère ; mes démêlés avec Mme Sarah Bernhardt ne regardent qu’elle et moi ; vous n’avez pas à intervenir.

Je vous répète que vous n’êtes qu’une fille. Je vous cravacherai à la première occasion.

Sur ces entrefaites, MM. Ker Bernhardt, cousin de Mme Sarah Bernhardt, et Stevens, fils du peintre bien connu, apparaissent dans le salon, engagent M. Maurice Bernhardt à se retirer et l’emmènent

Quelques minutes plus tard, Mlle Marie Colombier entend dans l’antichambre un bruit de voix. La camériste s’efforce de défendre l’accès des appartements de sa maîtresse à plusieurs personnes qui insistent avec énergie.

Une violente altercation éclate, les pas se rapprochent, les voix résonnent, aigües et irritées.

La porte s’ouvre une seconde fois avec fracas, et Mme Sarah Bernhardt elle-même, brandissant un poignard, M. Jean Richepin, armé d’un couteau de cuisine, M. Maurice Bernhardt, toujours avec sa canne, envahissent le salon.

Une lutte homérique s’engage. Mlle Marie Colombier se défend comme elle peut, avec le parapluie de M. Jehan Soudan, qui, de son côté, s’efforce, des pieds et des pains, de repousser les assaillants.

M. Jean Richepin, apercevant le dessin de Willette, qui est reproduit sur la couverture de Sarah-Barnum, fait voler le cadre en éclats et lacère l’œuvre du dessinateur.

Puis il se retourne contre M. Jehan Soudan, et lui porte un coup de couteau qui l’atteint, peu gravement d’ailleurs, à la face antérieure du poignet droit.

Cependant, Mlle Marie Colombier s’est échappée.

Alors commence une poursuite indescriptible.

Les justiciers courent et bondissent à travers l’appartement.

D’un coup d’épaule, M. Jean Richepin fait sauter une porte.

-Mille francs pour toi, dit-il, à la camériste morte de peur, si tu m’indiques la retraite de ta maîtresse. Où est-elle, que je lui ouvre les boyaux ?

-Où est cette fille ? crie M. Maurice Bernhardt.

Quant à Froufrou, elle assouvit sa rage dans le cabinet de toilette : elle met en lambeaux les robes et les jupes de son ennemie.

La salle à manger est livrée au pillage : partout des bibelots en miettes, et des débris de vaisselle.

Enfin, après avoir satisfait leur juste colère, Mme Sarah Bernhardt et ses défenseurs se sont retirés.

Epilogue : M. Jehan soudan va envoyer ses témoins à M. Jean Richepin.

M. Prudhomme dirait que tout cela est très regrettable.

Mettons que c’est bien parisien, et n’en parlons plus.

LADIANE

Anonyme, « L’affaire Sarah Bernhardt Marie Colombier », La Presse, 20 décembre 1883, p. 2.

Article recensé par Yves Jacq.

Depuis vingt-quatre heures, le demi-monde parisien et le monde des cabootins sont agités par une monture tragi-comique. Le Figaro et quelques autres feuilles ont fait de cette aventure un récit fantaisiste, embelli pour la plus grande gloire de l'héroïne principale. Le Figaro est un maitre farceur. Voici, d’après le Clairon, le récit sincère des faits :

Une histoire bien parisienne est en train de se passer à l’heure qu’il est.
Il y a quelques jours paraissait un volume signé par Mlle Marie Colombier, intitulé Sarah Barnum, et dans lequel Mme Sarah Bernhardt était, paraît-il, visée, égratignée, et même diffamée.
Cet ouvrage est gros d’orages, il faut le croire, car il a eu pour premier résultat un duel entre M. Bonnetain, l’auteur de sa préface, et M. Mirbeau, qui l’avait apprécié sévèrement dans son journal. Au cours de la rencontre, M. Bonnetain a reçu un léger coup d’épée.
Mais ce n’est pas tout. Mme Sarah Bernhardt n’étant pas défendue par les lois, a voulu se faire justice elle-même, comme Me Agar dans la Glu.
Hier, à trois heures de l’après-midi, Mlle Marie Colombier recevait chez-elle, 9, rue de Thann, Mlle Marie Desfresnes, artiste dramatique, et M. Jehan Soudan, qui, à la veille de se rendre en Espagne, était venu faire une visite d’adieux.
Tout d’un coup, la porte s’ouvre bruyamment, et M. Maurice Bernhardt apparaît, la canne à la main.
Mlle Marie Colombier, interloquée, balbutie :
-Que demandez-vous ? Quelle singulière façon de se présenter !
Mademoiselle, vous n’êtes qu’une fille.
-Monsieur, je répondrai à Madame votre mère ; mes démêlés avec Mme Sarah Bernhardt ne regardent qu’elle et moi ; vous n’avez pas à intervenir.
Je vous répète que vous n’êtes qu’une fille. Je vous cravacherai à la première occasion.
Sur ces entrefaites, MM. Ker Bernhardt, cousin de Mme Sarah Bernhardt, et Stevens, fils du peintre bien connu, apparaissent dans le salon, engagent M. Maurice Bernhardt à se retirer et l’emmènent
Quelques minutes plus tard, Mlle Marie Colombier entend dans l’antichambre un bruit de voix. La camériste s’efforce de défendre l’accès des appartements de sa maîtresse à plusieurs personnes qui insistent avec énergie.
Une violente altercation éclate, les pas se rapprochent, les voix résonnent, aigües et irritées.
La porte s’ouvre une seconde fois avec fracas, et Mme Sarah Bernhardt elle-même, brandissant un poignard, M. Jean Richepin, armé d’un couteau de cuisine, M. Maurice Bernhardt, toujours avec sa canne, envahissent le salon.
Une lutte homérique s’engage. Mlle Marie Colombier se défend comme elle peut, avec le parapluie de M. Jehan Soudan, qui, de son côté, s’efforce, des pieds et des pains, de repousser les assaillants.
M. Jean Richepin, apercevant le dessin de Willette, qui est reproduit sur la couverture de Sarah-Barnum, fait voler le cadre en éclats et lacère l’œuvre du dessinateur.
Puis il se retourne contre M. Jehan Soudan, et lui porte un coup de couteau qui l’atteint, peu gravement d’ailleurs, à la face antérieure du poignet droit.
Cependant, Mlle Marie Colombier s’est échappée.
Alors commence une poursuite indescriptible.
Les justiciers courent et bondissent à travers l’appartement.
D’un coup d’épaule, M. Jean Richepin fait sauter une porte.
-Mille francs pour toi, dit-il, à la camériste morte de peur, si tu m’indiques la retraite de ta maîtresse. Où est-elle, que je lui ouvre les boyaux ?
-Où est cette fille ? crie M. Maurice Bernhardt.
Quant à Froufrou, elle assouvit sa rage dans le cabinet de toilette : elle met en lambeaux les robes et les jupes de son ennemie.
La salle à manger est livrée au pillage : partout des bibelots en miettes, et des débris de vaisselle.
Enfin, après avoir satisfait leur juste colère, Mme Sarah Bernhardt et ses défenseurs se sont retirés.
Epilogue : M. Jehan soudan va envoyer ses témoins à M. Jean Richepin.

Anonyme, « Bataille de dames », La Petite République, 21 décembre 1883, p. 2.

Ce sont surtout les messieurs qui se sont battus ; mais il y avait des dames dans l’affaire, et si elles ne se sont pas… crêpé le chignon, c’est qu’on s’est jeté à temps entre les deux sœurs ennemies.

Voici la chose

Une actrice devenue bas-bleu, Mlle Marie Colombier, avait récemment fait paraître un livre intitulé : Sarah Barnum.

Titre transparent, n’est-ce pas, sous lequel il était facile de lire : Sarah-Bernhardt. D’autant plus facile que la directrice de la Porte-Saint-Martin était arrangée de la belle façon tout le long dudit volume.

Froufrou ne s’y est pas trompée, et mardi, munie d’une cravache, elle se rendait au domicile de Mlle Colombier. Avant, elle avait passé par le bureau de M. Clément, commissaire de police, pour lui demander aide et protection ; mais celui-ci lui avait fait comprendre que les choses n’en finiraient pas, si elle s’adressait à la justice.

Froufrou file donc comme une flèche chez son ennemie, monte quatre à quatre les étages, enfonce les portes, et, brandissant un poignard :

– Où est-elle, que je la tue, que je l’assomme, que je l’éventre !

Un monsieur Jehan Soudan, qui se trouvait là, se précipite ; il empêche une catastrophe ; mais, en même temps il est saisi lui-même par le champion de Mme Bernhardt, M. Jean Richepin, qui, lui, agite un couteau de cuisine en criant :

– Je te tire les boyaux du ventre !

Laissant les messieurs se débrouiller, les dames se pourchassent. Marie réussit à s’échapper par un escalier de service – comme le Trublot de Pot-Bouille. Furieuse, écumante, Sarah s’en prend alors aux bibelots chinois de l’appartement, qu’elle fauche comme un champ de blé.

En sortant, Froufrou a eu un mot épique.

Elle présente sa cravache au concierge de la maison :

– Elle me vient de maréchal Canrobert, mais je la donne à Mlle Colombier, comme souvenir !

Dernière heure – M. Jean Richepin n’a pas tiré les boyaux du ventre de M. Jehan Soudan.

M. Richepin a même refusé de se mesurer en duel avec M. Soudan, qui, après l’incident, l’y avait provoqué.

Tallemand des écus, « Les premières », L’Opinion nationale, 22 décembre 1883, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

Porte-Saint-Martin. – Première représentation de Nana-Sahib, drame en cinq actes, sept tableaux, par M. Jean Richepin

M. Richepin fait partie du clan des jeunes écrivains dont il est convenu de dire qu'ils osent. Nana-Sahib est donc la seconde audace théâtrale du poète de la Chanson, des Gueux. Et bien, en dépit de tout ce qu’on pourrait nous objecter, nous demeurons convaincu que pas plus La Glu, que le drame représenté hier à la Porte-Saint-Martin, ne feront faire un pas en avant à l’art dramatique. Cela nous amuse vraiment de voir piétiner, en marquant le pas, dans les sentiers battus de la convention, ceux qui ont la prétention de révolutionner le monde littéraire, et de créer de nouveaux moules avec les débris des anciens. Cela nous prouve une fois de plus qu’il n’y a rien de nouveaux sous le soleil, et que les poètes et les auteurs dramatiques se bercent d’illusions comme le reste des mortels.

La Glu n’est en effet qu’un drame de Dennery. Il ne diffère des pièces de cet adroit dramaturge, que parce que celui-ci s’est toujours refusé à parler une langue que M. Richepin ne crains pas de faire passer sur ses lèvres. quant à Nana-Sahib, il nous semblait entendre le Tour du Monde en 80 jours, ou quelque autre fantaisie géographique de M. Verne qu’un poète de race se serait amusé à mettre en vers,

Ce n’est pas que le drame de M. Richepin soit sans mérite. II en est bourré au contraire. Il y règne à travers les scènes qui le composent un souffle poétique et un souffle dramatique de la plus exquise sincérité. Ce qui lui manque, c’est la mesure dans tout son ensemble, c’est l’équilibre, c’est la logique entre les diverses actions. Car il y a plusieurs actions dans ce drame qu’il est difficile de suivre d’un bout à l’autre, parce que les événements ne s’y enchaînent pas les uns aux autres, que l’auteur s’est dérobé à une exposition toujours nécessaire, et que bien des scènes inutiles, quoique admirables par elles-mêmes, tiennent en suspend l’attention du spectateur en le détachant de l’action principale.

Où est-elle cette action principale ? On croit à chaque instant l’avoir trouvée ; puis il ne s’agit plus de cela et il faut courir un autre lièvre. Ce qui a séduit M. Richepin, c’est le cadre grandiose du pays Hindou, c’est l’idée patriotique qu’il pouvait développer en ce cadre, plus qu’une intrigue dramatique proprement dite Nana-Sahib est en effet la mise à la scène d’un épisode de la révolte des Cipayes, qu’eurent à réprimer les Anglais dans leur colonie des Indes, de 1857 à 1859 et Nana-Sahib n’est autre que le monstre avide de sang et de carnage devant qui les prisonniers ne trouvaient ni grâce, ni merci. Ce Nana-Sahib pour mieux mener à bien ses secrets desseins, avait feint d’abord une soumission complète aux Anglais, encouragé par l’amour de Djamma, la fille du rajah Tippoo-Raï. Un esclave, un paria, Cimrou, a osé lever les yeux sur Djamma ; il demande sa- main en échange d’un secret qui doit mettre les révoltés en possession des trésors cachés de Siva. Repoussé et jeté dans les fers, il ne sera délivré qu’après que le bruit de la mort de Nana-Sahib aura été répandu après la défaite des Indiens. Les Anglais en effet, surpris une première fois, sont sauvés par la jalousie de Djamma, qui croit à l’amour de Nana-Sahib pour miss Ellen, la fille de lord Whisley et qui l’a fait évader. C’est la ruine de toutes les espérances de Nana-Sahib. Errant à travers le désert du Tigre, le Rajah que tout le monde croit mort, ne réparait à Cawnpore, sous les haillons d’un paria, que pour se dresser en face de Djamma, au moment où Cimrou va conduire à l’autel la fille de Tippoo-Raï, à qui il a promis de livrer les trésors secrets de Siva. Nana-Sahib n’échappe au supplice qui l’attend, que parce que personne ne veut reconnaître sous la vermine du mendiant, le puissant promoteur de la révolte du second tableau. Les sixième et septième tableau, nous conduisent par des chemins fantastiques dans le temple souterrain où gisent des richesses sans nombre. Tippoo-Raï et Djamma, guidés par Cimrou, ne tardent pas à y être rejoints par Nana-Sahib. Tous quatre y trouvent la mort. Nana Sahib et Djamma, dans les bras l’un de l'autre, après une scène d’agonie amoureuse, qui rappelle de très près le dernier acte de d’Hernani de Victor Hugo.

Tel est ce drame, qui ne comporte pas par lui-même l’originalité à laquelle il prétend, et qui procède de tous les mélodrames connus par la forme, sinon par la langue. Il est merveilleusement mis en scène. Si nous disons en effet, que les décors sont signés : Carpezac, Rubi, Chaperon et Robecchi, que les costumes ont été dessinés par Clairins, on comprendra la vérité de notre assertion. C’est un spectacle éblouissant. C'est l’Inde évoquée devant nous dans toute sa splendeur féerique, dans toute sa majesté orientale. Les deux dernières décorations, celles des chemins qui conduisent au temple souterrain surtout, sont d’un effet saisissant. Un divertissement pour lequel Massenet a écrit une musique très colorée et très pittoresque, ajoute à la beauté du spectacle.

Quant à l’interprétation elle est bien inégale. M. Marais est farouche jusqu’au paroxysme et pousse l’exagération au point de barbouiller les tirades réussies de M. Richepin. Le public s’est montré pour lui d’une froideur justifiée. Le succès masculin a été pour M. Volny, dans le rôle deCirnrou, et pour M. Laray, qui nus haillons d’un prophète mendiant, t’est fait souvent très justement applaudir. Arrivons à Mme Sarah Bernhardt qui rend supportable le mauvais rôle de Djamma, dans lequel elle a des élans de tendresse, de passion et de colère, quelle traduit avec cette voix merveilleuse que tout le monde a dans l’oreille et qui lui a valu depuis le premier vers jusqu'au dernier, un véritable triomphe.

Tallemant des Ecus.

Nicolet, « Courrier des spectacles », Le Gaulois, 24 décembre 1883, p. 4.

Article recensé par Yves Jacq.

Si M. de Pène a vu juste en prédisant un succès colossal au Maître de Forges, il a vu juste également avec Nana Sahib dont l’insuccès n’est plus douteux.

Les chiffres sont pour cela la meilleure preuve.

A la seconde de Nana-Sahib, la Porte-Saint Martin a fait 8,000 fr., à la troisième au lieu de faire 10,000 fr. la pièce de M. Richepin n’a plus produit que 7,300 fr. et encore grâce à la location faire avant la pièce.

Heureusement, Mme Sarah Bernhardt-Damala n’a qu’à reprendre Froufrou ou la Dame aux Camélias, pour refaire bien vite de grosses recettes.

Henri de la Pommeraye, « Critique dramatique », Paris, 24 décembre 1883, p. 1-2.

Lorsque Racine, dont le Théâtre-Français et l’Odéon ont célébré cette semaine a naissance, donna en 1672 à ses contemporains étonnés sa tragédie de Bajazet, il y avait trente-sept ans seulement que le héros de cette tragédie avait été tué. Aussi Racine croyait-il devoir expliquer pourquoi « il avait osé mettre sur la scène une histoire si récente ».

Il écrivait dans sa préface : « Je ne conseillerais pas à un auteur de prendre pour sujet d’une tragédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle s’était passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragédie, ni de mettre des héros sur le théâtre qui auraient été connus de la plupart des spectateurs. Mais, on peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous ; Major e longinquo reverentia. L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. »

Si M. Richepin avait besoin d’un précédent et de raisons à donner pour le choix de son sujet, il pourrait recourir à cette haute autorité de l’auteur de Bajazet. Car M. Richepin aussi « a osé mettre sur la scène une histoire récente », Nana-Sahib avant dirigé la révolte contre les Anglais, en 1857, c’est-à-dire il y a seulement un quart de siècle. Mais la condition d’éloignement des pays répare bien la proximité des temps, la province de Cawnpore dans l’Hindoustan, où se passe l’action du drame nouveau, étant à plus de mille lieues du boulevard Saint-Martin. Oui, quand la toile se lève pour la première fois, on voit une terrasse du palais qu’habite Nana-Sahib, rajah de Cawnpore. On est en 1857, et le gouverneur anglais va venir visiter Nana-Sahib. Aussi fait-on de grands préparatifs pour la réception. On suspend des guirlandes aux branchages, on dresse des mâts pour les étendards anglais. Les travailleurs s’entretiennent de Nana-Sahib, dont ils blâment la soumission aux Anglais et la dureté pour ses concitoyens. Ils déclarent lui préférer Tippoo-Raï, son cousin, qui affecte d’être bon pour le peuple et dont la fille Djamma est charitable à tous. Elle paraît presque aussitôt, cette Djamma dont nous avons entendu l’éloge — Djamma c’est Mme Sarah Bernhardt — et pratiquant l’une des vertus qu’on lui attribue, la générosité, elle répand des bienfaits sur tous ceux qui l’entourent. A un guerrier elle donne un poignard ; aux enfants des fruits, des gâteaux ; aux femmes des voiles et des robes ; au cou des vierges qui bientôt seront des épousées, elle suspend des bijoux. Un vieillard est dans la foule. Djamma le questionne sur ses désirs. Et le vieillard répond : 

Un seul présent, pourrait me satisfaire, un seul,
Mais hélas ! il n’est pas dans votre main bénie.

DJAMMA

Qu'est-ce donc ? Dis toujours.

LE VIEILLARD

La mort sans agonie.

DJAMMA

Eh bien ! j’ai ce trésor. Prends ce grain de poison.
Il vous fait voir la mort comme un clair horizon
Dans lequel, parmi des vapeurs roses et vertes
On s’envole en chantant, les deux ailes ouvertes.

LE VIEILLARD

Merci, princesse !
(Il avale le grain de poison.)
O joie ! ô sommeil radieux !
O ciel illuminé du sourire des dieux !

(Il meurt.)

DJAMMA

Homme, te voilà libre et quitte envers la vie !
De ta chair qui souffrait sort ton âme ravie.
Quel que soit le destin qu’on lui réserve après,
Elle n’aura pas vu les funèbres apprêts.
Les râles, les sanglots, les affres coutumières.
Tandis qu’elle s’en va dans des flots de lumière,
Ton corps descend d’un coup à la paix du tombeau.
Et mon dernier présent fut ainsi le plus beau.

Cette façon de présenter Djamma est originale, et dès cette scène le public comprend qu’il est en face d’une héroïne de race particulière.

Djamma est fiancée à Nana-Sahib. Elle est, en outre, aimée par un paria, Çimrou, qui a rêvé de l’épouser. Pour cela, le paria compte sur la puissance d’un secret magique. Fils d’un brahme sacrilège qui a quitté le sacerdoce pour une paria, Çimrou a appris de son père où se trouvait le fameux trésor du dieu Siva, et, seul au monde, il a la clef du mystère. Mais pour pouvoir arriver jusqu’au trésor, il lui faut franchir les trois enceintes d’un temple, et les parias sont éloignés des lieux sacrés. Çimrou veut donc s’ennoblir par son mariage avec la fille d’un rajah ; du reste, il adore Djamma. J’avouerai tout franc que cette histoire de trésor m’a paru très mélodramatique. J’accorde que nous sommes dans un pays où peuvent fleurir des contes comme ceux des Mille et une Nuits, mais nonobstant cette raison, je n’aime guère l’épisode du trésor qui amènera cependant le dénouement.

Tippoo-Raï, au lieu d’accepter les propositions de Çimrou, fait mettre le paria en prison, aux fers, et c’est sur cette sentence que finit le premier tableau.

Quand la toile se relève, on est encore sur la terrasse du palais, mais la réception est commencée et Nana-Sahib est assis sur un banc de gazon en face du gouverneur anglais.

Le rajah se montre injuste et cruel envers les indigènes qui ont eu à souffrir les mauvais traitements des Anglais. Même lorsque le gouverneur reconnaît le bien fondé de la plainte, Nana-Sahib refuse justice et punit les plaignants. Il agit ainsi pour exaspérer le peuple ; celui-ci hésite à se rebeller, mais enfin les Indiens ne peuvent supporter que les Anglais insultent un yogui un ascète divin ; ils tuent donc un sergent qui avait bâtonné le yogui ; alors Nana-Sahib comprend que la mesure de la patience est comble, et que l’heure de la révolte peut sonner. Aussi jette-t-il le masque et, après avoir donné l’ordre aux cipayes d’arrêter le gouverneur et les officiers anglais, il s’écrie : 

… J'ai longtemps préparé la révolte.
Ma haine est un verger, Aujourd’hui j’y récolte.
Mais par quels soins jaloux j’ai fait mûrir le fruit !
Ma haine est un palais patiemment construit ;
Mais avant d’en drosser les hautaines murailles,
Quels travaux souterrains pour fouiller ses entrailles !
O palais monstrueux, palais resplendissant
Dont les pieds ont germé dans des mares de sang,
O palais de ma haine, enfin je te contemple,
Comme un dieu réveillé qui marche dans son temple !

L’image est belle, n’est-il pas vrai ?

Et, continuant son œuvre de vengeance, Nana-Sahib, après avoir fait emmener les otages, permet à la foule de se ruer sur les Anglais.

Au troisième tableau, l’auteur nous introduit dans l’une des salles du palais de Nana-Sahib. Le père de Djamma, Tippoo-Raï, voudrait que Nana-Sahib renonçât à l’union promise. Il a réfléchi, et la proposition du paria Çimrou a soulevé ses appétits et son ambition.

Il a donc supplié sa fille d’obtenir de Nana-Sahib un ajournement au mariage. Mais l’amour de Djamma pour le rajah est plus fort que le respect filial, et voici en quels termes, d’une éloquence passionnée, la jeune fille jure fidélité à son fiancé : 

O fier seigneur, vers vous tout mon être s’élance.
Je vous aime. Je vous suivrais. Je vous comprends.
C’est pour moi, pour Djamma, que vos desseins sont grands.
Vous la vouliez parmi des gloires triomphales !
Et de la guerre alors affrontant les rafales,
Quittant le port tranquille où l’on dort près du quai,
Sur des flots hasardeux vous avez embarqué.
Oui, ces Ilots contre vous poussent des cris funèbres.
Et vous allez voguant, roulant dans les ténèbres,
Perdu. Mais je te vois surgir à l’Orient,
Trône d’or ou Djamma s’assied en souriant !
Je te vois, clair pays qu’aborde notre rêve !
O mon maître, avec vous je veux toucher la grève.
Si noirs que soient les flots, je vous suivrai sur eux.
Partez, partez gaiement, mon bel aventureux
Aux souffles inconnus ouvrez vos larges voiles !
Mes yeux que vous aimez vous serviront d’étoiles.
Et si contre un écueil la nef doit se briser,
Nous y mourrons tous deux dans un dernier baiser.

Ainsi qu’on le voit par ces deux dernières citations, le poète use volontiers de la métaphore. Cela, est tout naturel, puis qu’il fait parler des Orientaux ; et ses métaphores sont aussi riches par 1’expression que hardies, aussi justes qu’abondantes.

Cependant, le père de Djamma, et aussi le yogui, insistent au nom des intérêts de la révolte. Pour soutenir l’effort de l’insurrection contre les Anglais ; il faut des fusils, des canons, et pour cela l’argent manque. Or Çimrou sait où en avoir abondamment ; mais il est inébranlable : il veut Djamma comme prix de son secret, il ne veut qu’elle ! Nana-Sahib refuse de vendre sa fiancée et ne se laisse pas effrayer même par les prophéties sinistres du yogui, lequel lui annonce la défaite, la captivité et la mort. Djamma raffermit l’âme triste de Nana-Sahib, en l’assurant que tout au moins, il gardera la consolation et les joies de l’amour : 

Vaincu, traqué, proscrit, au milieu des périls,
Tu garderas toujours les éternels avrils
De mon cœur printanier entr’ouvrant ses corolles,
Et mes chansons d’amour aux magiques paroles,
Et mon rire d’enfant plus gazouillant qu’un nid,
Et mes bras à ton cou comme un collier bénit.

Réconforté par ce serment, Nana-Sahib ne pense plus qu’à triompher ; pour terrifier l’Angleterre, il ordonne qu’on introduise les prisonniers anglais, leurs femmes, leurs enfants, et il fait fusiller tous ces malheureux, afin que désormais il y ait, entre les dominateurs de l’Inde et les révoltés, un fleuve de sang que ceux-ci ne puissent plus franchir pour aller faire leur soumission. Le massacre a lieu sous les yeux du public et il a paru à beaucoup de personnes un spectacle trop horrible. Parmi les prisonniers, lord Whisley et sa fille Ellen ont seuls été épargnés afin que leur vie puisse servir comme de rempart à Nana-Sahib. Le rebelle espère traiter à de meilleures conditions en vendant la liberté des deux captifs. Car Nana-Sahib est acculé aux dernières extrémités. Il a subi déjà plusieurs défaites, et lorsque commence le quatrième tableau du drame, le radjah livre un suprême combat aux Anglais. Djamma et lord Whisley en attendent chacun l’issue, mais naturellement avec des sentiments différents qu’ils expriment en phrases rapides et coupées qui sont d’un très saisissant effet : 

LORD WHISLEY

On distingue un galop de chevaux haletants.

DJAMMA

Il s’y mêle des cris, comme des cris de fête

LORD WHISLEY

Vous vous trompez. Ce sont des clameurs de défaite.

DJAMMA

C’est le rajah vainqueur !

LORD WHISLEY

C’est le rajah battu

Oui, Nana-Sahib est battu. Il accourt dans la citadelle, son dernier refuge. I1 est couvert de sang, affolé, furieux : 

Aux fossoyeurs anglais j’ai taillé de l’ouvrage.
Ils m’ont vu fuir, mais comme on voit fuir un orage
Qui laisse, en s’en allant, l’épouvante après fui.
Tel le tonnerre avant que son éclair ait lui,
Mon sabre les frappait sans donner à sa proie
Le temps de regarder sa lame qui flamboie.

Pourtant, Nana-Sahib compte sur ses otages ; mais il lui manque miss Ellen, Djamma, jalouse de la jeune Anglaise, l’a fait sortir de la citadelle afin que Nana-Sahib ne soit plus tenté par la vue de cette Européenne. Miss Ellen a dû, malgré son dévouement filial et par patriotisme, obéir à son père qui lui a ordonné d’accepter la liberté. On devine l’exaspération de Nana-Sahib. Enfin, il lui reste du moins un des deux otages ; il somme le général anglais d’exécuter ses ordres que voici : 

Du haut de ce talus on domine la porte.
Vous allez y monter ; et là, d’une voix forte,
Parlant à vos soldats, mylord, vous leur direz
Que je veux du pays les voir tous retirés,
Que je veux pour mes gens, pour moi, libre sortie,
Les honneurs de la guerre avec pleine amnistie,
Et que si votre Edwards y met trop de lenteurs,
Je vous livre à l’instant aux bras des tourmenteurs.

LORD WHISLEY

Si dure qu’elle soit, j’accomplirai ma tâche.
J’y vais.
(Il se dirige vers le talus.)

NANA-SAHIB, à part.

Ah ! grâce au ciel, cet homme n’est qu’un lâche !
La torture l’effraie, et nous sommes sauvés...

L’ARMÉE ANGLAISE, au lointain.

Hurrah !

NANA-SAHIB

Parlez mylord.

LORD WHISLEY, d'une voix forte.

Soldats de l’Angleterre
C’est toujours moi qui suis votre chef militaire,
Et sir Edwards ici n’est que mon lieutenant.
Donc vous m’obéirez. Ecoutez, maintenant.
Je vais être soumis aux plus affreux supplices
C’est l’ordre du rajah. Serez-vous ses complices
Soldats ? Souffrirez-vous qu’un de vos généraux
Meure en esclave au lieu de mourir en héros ?
Non ! Choisissez pour lui le trépas qu’il préfère,
Et faites hardiment ce qu’il vous dit de faire

{2}

Ecoutez bien ! Soldats, pour la reine et pour Dieu !
(Découvrant sa poitrine.)
Et visez droit au cœur, voici la cible ! Feu !
(Mousqueterie. Lord Wisley tombe mort.)

Est-il besoin de dire que la situation est sublime ? Par cet admirable sacrifice de sa vie, lord Whisley enlève à Nana-Sahib tout moyen de traiter, et le révolté, préférant être la proie des tigres que le prisonnier des Anglais, s’élance du haut de la citadelle au risque de se noyer dans la vase ou de périr dans les jungles. Entre le quatrième et le cinquième tableau, un certain temps s’est écoulé. On ne sait quel a été le sort de Nana-Sahib. La révolte a été étouffée, les Anglais ont accordé l’amnistie et l’on célèbre la paix par des chants et par des danses. Le nouveau gouverneur anglais, lord Edwards, qui a épousé miss Ellen, assiste à la fête avec un brillant état-major.

La musique des hymnes et du ballet a été écrite par Massenet, le maître-coloriste, qui n’avait qu’à se souvenir du Roi de Lahore, pour noter les chants religieux des brahmes et les harmonies qui conviennent aux bayadères.

Après le divertissement, Tippoo-Raï présente à la foule le nouveau fiancé de Djamma, Çimrou ; mais un homme, vêtu comme un paria, s’avance ; il déclare que Çimrou est de sang esclave et qu’il n’est pas digne d’une telle union. Cet homme ressemble à Nana-Sahib. Est-ce une résurrection, est-ce un simple hasard ? Si Nana-Sahib est reconnu, il va être mis à mort. Alors, tour à tour, Djamma, miss Ellen et un ancien compagnon d’armes de Nana-Sahib sont interrogés. Aucun des trois ne consent à reconnaître Nana-Sahib : le soldat, par fidélité ; miss Ellen, par reconnaissance, et Djamma, par amour. Bien plus, pour écarter tout soupçon, Djamma accepte la main de Çimrou, résolue toutefois à se donner la mort dès le soir même. « Non, vis, je le veux ! » lui dit tout bas le paria ; qui est bien vraiment Nana-Sahib.

Nous voici au dénouement. Ainsi qu'il s’y est engagé, Çimrou, maintenant qu’il est marie à Djamma, va révéler à Tippoo-Raï le secret du trésor de Siva ; seulement, comme ils se méfient l’un de l’autre, ils se font accompagner par Djamma ; Tippoo-Raï ne voulant pas donner la fille avant d’avoir le trésor, et Çimrou ne voulant pas montrer le trésor sans être sûr que la fille ne lui échappera pas.

M. Richepin conviendra avec moi qu’il y a dans cette promenade forcée de Djamma, à travers les cavernes, quelque chose de bizarre, et qui rappelle trop le genre d’Ennery, et lorsque Çimrou veut appliquer le principe « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », on a plus envie de sourire que de trembler. Mais ne chicanons pas trop le poète, qui va nous donner de belles émotions. En effet, Nana-Sahib a suivi Çimrou, Tippoo-Raï et Djamma, et au moment où Çimrou se rue sur Djamma pour la posséder — même devant le père ! — Nana-Sahib s’interpose. Un duel s’engage, duel dont encore je n’ai que médiocre souci. Mais ce qui me plaît, c’est la scène finale. Frappé à mort par Nana-Sahib, Çimrou refuse de dire à son rival comment il pourra rouvrir la porte de fer qui est retombée sur eux, et qui fera de la caverne un tombeau. En outre, et pour assurer encore mieux la mort de Djamma et de Nana-Sahib, Çimrou met le feu à un bûcher dont la flamme et la fumée rendront plus fatalement mortel le lieu où les amants se trouvent réunis. Alors, à la lueur du bûcher, et aussi du scintillement des richesses, diamants, or accumulés, Djamma et Nana-Sahib célèbrent leurs tristes noces. Cela rappelle la Haine. C’est vrai ! Et aussi Aïda. Je le sais bien ; mais le duo écrit par Richepin vaut celui de Verdi. Ecoutez-en les derniers accents : 

DJAMMA.

(A Nana-Sahib, en courant an bûcher.)
Viens, viens ! je n’ai plus peur du bûcher qui rougeoie.
A notre nuit d'hymen qu’il serve de flambeau !
Pour chambre nuptiale acceptons ce tombeau.
L’enfer même est un ciel lorsque l’amour le dore,
Et je t’aime !

NANA-SAHIB.

O Djamma, mon âme, je t’adore.

DJAMMA, montant sur le bûcher.

Viens donc ! Viens ! Nos baisers seront notre linceul,
Nos deux cœurs en mourant n’en feront plus qu’un seul.
(Ils s’enlacent dans la flamme qui grandit toujours.)
Oui, monte, monte encore, ô flamme ardente et folle !
Notre amour avec toi prend l’essor et s’envole.
C’est parmi les chansons de ton hymne vermeil
Que nous allons dormir notre dernier sommeil.
De ces murs rayonnants quand tu vas redescendre,
Ta suprême caresse unira notre cendre.
Et quand tout croulera, quand tes langues de feu
Jailliront, fleurs de pourpre et d’or, vers le ciel bleu,
Tu nous emporteras, mêlés, fondus en elles,
Au paradis rêvé des amours éternelles !

(Ils sont enveloppés dans les tourbillons de la flamme.)

Mort, non pas bizarre comme celles qu’a contées M. Richepin dans un livre connu, mais mort grandiose, poétique, et qui m’émeut bien plus que celle de Nana, par exemple, victime de la petite vérole.

Oui, je suis résolument pour la poésie contre la réalité ! Et je sais bien des gens qui sont de ma religion artistique, m’encourageant à affirmer ma foi.

Je n’ai pas dissimulé dans cette analyse les parties faibles de l'œuvre, mais il reste assez de beautés pour que j’applaudisse l’auteur qui parle une langue à la fois si virile, si imagée et si tendre. Et cette magie du style eût encore soulevé davantage les bravos, si, comme je l’ai déjà dit, le spectacle pour les yeux n’avait trop souvent distrait les esprits. Je ne crois pas que la pompe de la mise en scène, le luxe des décors soient très propres au drame en vers.

M. Richepin se rappelle certainement que le 9 août 1873, avant la représentation de trois pièces de Paul Arène, de Gill, de d’Hervilly et de lui, il disait ceci au public : 

… Nous jouons dans un drame écossais
Et très féroce, avec des costumes français ;
Et parmi les splendeurs d'un ex-palais tragique,
Nous donnons un grand bal qui doit être magique,
Dans un petit jardin de guinguette avec dix
Ou quinze lampions qui servirent jadis,
Nous avons une pièce en un décor de ville
Qui doit représenter l'espagnole Séville,
Et sur lequel, comme un dos de caméléon,
On voit s’enfler le dôme altier du Panthéon.
Bast ! tout cela n’est rien. Dites-vous que Shakespeare
Se jouait sans décors et n’en était pas pire.
Certes, nous n’avons pas l’outrecuidance, non,
De comparer nos noms obscurs à ce grand nom ;
Mais enfin, si nos vers disent ce qu’il faut dire,
Si nous faisons sonner les sanglots et le rire,
Si notre jeu traduit dans sa naïveté
Ou l’âpre passion ou la franche gaîté,
Si vous vous sentez pris aux mailles de la rime,
C’est tout ! Vous n’oserez vraiment nous faire un crime
Des mille petits riens que verront les railleurs.
C’est dans vos cœurs que sont nos décors les meilleurs.

Dans Nana-Sahib, on a été pris aux mailles de la rime, surtout quand l’œil était le moins en lutte avec l’oreille. L’un nuit parfois à l’autre.

Cette réserve formulée, nous rendrons de nouveau hommage au luxe et au goût des metteurs en scène, peintres, dessinateurs et costumiers.

Le troisième tableau, l’intérieur du palais de Nana-Sahib, est le décor que je préfère. Mais, occupons-nous surtout des interprètes.

Mme Sarah Bernhardt dépasse de cent coudées tous ses partenaires. Quelles ailes elle met à la poésie, et comme, en passant par sa bouche, les mots prennent des sonorités enchanteresses ! Et quel art apporte Mme Sarah Bernhardt dans la composition d’un rôle ! Comme tout, par le geste, l’attitude, la démarche, la façon d’écouter, comme tout est bien mis en valeur, rendu avec soin, et, sauf en un ou deux passages où les nerfs ont dominé, comme tout est dans la mesure, avec les contrastes nécessaires !

M. Marais a certes aussi de la passion, mais cette passion est mal réglée. Il a voulu trop donner, cela lui a nui. D’ailleurs, au second tableau et au cinquième, M. Marais a montré ce qu’il pourra faire quand il sera plus familiarisé avec le vers, dont il avait un peu perdu la pratique.

M. Volny était mieux préparé par son séjour à la Comédie-Française et il a été fort remarquable dans sa création de Çimrou.

M. Laray a bien dit les belles strophes du yogui, et le jeune M. Lenormand, qui tenait le rôle du gouverneur anglais, a eu une mort très dramatique.

Les autres artistes sont convenables, rien de plus.

Le talent n’est pas un fruit à la portée de tous, et comme M. Richepin — qu’il est naturel que je cite beaucoup aujourd’hui — l’a écrit dans sa pièce de vers à Frédérick-Lemaître : 

Ah ! le monde qui vient au théâtre et s’amuse
Ne sait pas ce que coûte un baiser de la Muse,
Quelle amertume il laisse et quels déchirements
Dans les grands cœurs blessés qu’elle a pris pour amants.
Non, vous ne savez pas qu’il faut souffrir sans trêve
Pour donner une forme, une vie, à son rêve,
Que la fleur idéale a pour sève les pleurs,
Que les enfantements sont toujours des douleurs.

Rapprochement piquant et non singulier, car les idées justes germent — Dieu merci ! — dans plus d’un cerveau, c’est un sentiment semblable à celui que vous venez de voir exprimé qui a inspiré à M. Paul Pellegrin l’à-propos en vers représenté à l’Odéon vendredi, jour anniversaire de la naissance de Racine, et intitulé la Veillée du Poète. M. Paul Pellegrin nous montre Racine sous le coup d’une grande tristesse, d’un abattement profond. La Muse lui demandé quelle est la cause de cette mélancolie, qui le pousse vers la retraite et le cloître, et qui lui ferait, d’une main sacrilège, anéantir dans les flammes ses chefs-d’œuvre. Racine dit, lui aussi, les amertumes ressenties par le poète, les injustices dont il est la victime, les blessures de son cœur, et ce que « le baiser de la Muse lui a coûté ». Mais la Muse relève le courage de Racine, en lui exposant éloquemment quelle est la mission des hommes de génie, sublimes éducateurs ; et l’auteur d’Andromaque quitte son stérile désespoir.

C’est par l’élévation des pensées que l'à-propos de M. Pellegrin m’a conquis, et je salue en mon confrère un coreligionnaire dans le culte de l’idéal.

L’Odéon a aussi honoré Racine en remontant avec soin Phèdre. J’assistais, non le vendredi, mais le lundi à la représentation de cette tragédie, dans la quelle Mlle Hadamard jouait le rôle si lourd de Phèdre. Mlle Hadamard a eu l’intelligence de ne point forcer sa nature et de prendre le personnage sous l’aspect qui convient le mieux à sa propre personnalité.

Or, on peut à merveille comprendre une Phèdre plus contenue, moins en dehors que celles dont le public a eu souvent la vue. Mlle Hadamard, qui a plus de pénétration que de force, nous a donné cette Phèdre-là et elle a produit beau coup d’effet. On l’a fort applaudie et rap pelée. Ce n’était que justice. Je voudrais avoir la place nécessaire pour louer comme ils et elles le méritent : M. Prad, un acteur qui fait progressivement et sûrement son chemin ; MM. Rebel et Cornaglia, Mlle Léa Caristie, une touchante Aricie, et Mlle Lefèvre. Ce lundi-là, on jouait après Phèdre, le Jeu de l’amour et du hasard, ce qui nous a permis de goûter une fois de plus le charme de Mlle Nancy Martel dont la beauté et la grâce ont une action indéniable sur le public.

Mais hâtons-nous, car voici des débutants qui nous appellent à la Comédie-Française, Mlle Marsy surtout dont le triomphe foudroyant aux derniers concours du Conservatoire est dans le souvenir de tous ceux qui s’intéressent aux études théâtrales classiques.

Mlle Marsy avait, lors de ces concours, séduit tout le monde par l’éclat de sa jeunesse et la verve de son jeu qui illuminèrent un instant la salle du Conservatoire d’un, rayonnement inattendu. Hier, Mlle Marsy s’est enlevé tout d’abord l’une de ses deux qualités. La jupe de sa robe la rapetissait ; la taille se dégageait mal la coiffure découvrait trop le front, les diamants dont Mlle Marsy était surchargée, pesaient lourdement sur elle ; bref, la jeune comédienne qui a réellement l’âge de Célimène, vingt ans, paraissait avoir la trentaine. Il faudra réformer cela et la chose est facile.

Quant à la verve, je comprends qu’une débutante qui joue si grosse partie ne soit pas en possession d’elle-même et je ne tiens que peu de compte d’un apparent aplomb qui parfois cache imparfaitement, à des yeux exercés, une peur très grande. Donc, nous ne sommes point surpris que Mlle Marsy ait eu hier moins de brio qu’au Conservatoire. Mais ce que nous devons lui conseiller c’est de ne pas gâter, par de l’afféterie, ses qualités naturelles et de ne pas abandonner la sincérité dans l’expression qui était chez elle un don inné. Pour accentuer les mots de Molière — qui certes, n’ont pas besoin de cela, — elle a forcé sa diction jusqu’à la sécheresse. Et pourtant la voix est vibrante, d’un timbre clair et sonore.

Nous disons ces vérités à Mlle Marsy, car nous la servirions mal en les lui cachant ; et ce devoir accompli nous nous empressons de reconnaître que Mlle Marsy a été très applaudie, rappelée plusieurs fois, et nous la félicitons d’avoir tenu avec autorité certaines parties d’un rôle si difficile. Mlle Marsy peut certainement espérer un avenir brillant ; mais il ne faut pas qu’elle se grise d’un encens qui l’empêcherait de se diriger sérieusement vers un but qu’elle n’a pas atteint du premier coup. 

M. Samary a été sans gaieté ; Acaste est cependant une figure facile à reproduire.

Mme Broisat est une Elianto idéale.

Il ne me reste plus de place pour Fanfreluche ! Mais cette bonne fille si délurée et qui a su se faire bien venir de tous n’a pas besoin de moi. Elle est gentille comme sa sosie Jeanne Granier ; MM. Burani, Hirsch et Saint-Arroman lui ont donné leur esprit et leur pointe de gaieté gauloise ; M. Serpette a écrit pour elle les mélodies les plus gracieuses dans un style plus pur que les pensées quelles recouvrent ; elle a conquis et elle gardera le succès sans mon aide. Je ne dédaigne pas, tant s’en faut, le théâtre aimable ; mais je suis plus attentif aux manifestations dramatiques dans lesquelles la littérature, la philosophie et la poésie ont la plus grande part.

Voilà pourquoi j’ai sacrifié Fanfreluche à Djamma, à la Muse de Racine, à Phèdre, à Célimène, qui sont, — dans des proportions différentes, — de hautes expressions de l’art.

HENRI DE LA POMMERAYE.

Trublot, « A Minuit », Le Cri du peuple, 26 décembre 1883, p. 3.

Et puis, pourquoi qu't'éreinte tout de même Nana-Sahib « œuvre violente et enfantine », dis-tu ? Pourquoi trouves-tu le vers de Richepin « soufflé et boursouflé », tandis que Richepin est au contraire un virtuose, tournant admirablement l'alexandrin — et la prose. J'vas te le dire.

C'est que Richepin a fait la Chanson des Gueux et Madame André. Tandis que toi, qué qu't'as fait ?

Je n'insisterai pas davantage.

V. Tréholle, « Premières représentations – Porte-Saint-Martin – Nana Sahib – Drame en vers en 7 tableaux, de M. Jean Richepin », L’Album théâtral, 28 décembre 1883, p. 1-4.

Article recensé par Yves Jacq.

L’auteur s’est emparé de l’idée de M. de Villiers de l’Isle-Adam. C’est une nouvelle édition du Nouveau-Monde, que M. Richepin nous a offerte. Même idée, mêmes personnages, à cela près que l’Inde remplace l’Amérique.

Je pourrais même ajouter que le rôle de courtisan, joué par Nana Sahib dans la première partie de l’œuvre, rappelle un peu l'Espion, joué sur la même scène par M. Dumaine.

Mais je n’en finirais pas s’il fallait disséquer l’œuvre et retrouver un à un tous les auteurs dont M. Richepin s’est inspiré.

Nana-Sahib n’a de bien personnel que le style, qui est vigoureux, mais peu théâtral. Je suis certain qu’à la lecture l’œuvre gagnera beaucoup. Il est toujours agréable de lire de beaux vers, et ceux de M. Richepin sont très colorés, trop parfois, ce qui leur donne, entendus au théâtre, une certaine tournure enfantine, qui nous reporterait aux commencements du théâtre.

Mme Sarah Bernhardt s’est enthousiasmée du sujet ; elle y a vu un triomphe personnel et une bonne spéculation ; elle s’est trompée, tant pis, mais ce qui est fait est fait. Personne ne peut s’intéresser aux amours de ce monstre, qui tue pour le plaisir de satisfaire des rancunes personnelles et non pour sauver son pays.

Il faut bien le dire aussi, il y a écueil, quand une pièce, qui a la prétention d'être une épopée grandiose, est entièrement remplie parles bâillements amoureux d’une actrice et les rugissements de son amant.

Aimez-vous Mme Sarah Bernhardt et M. Marais, on en a mis partout. Devant ces deux personnalités, tout s’efface. La mort héroïque de Lord Whisley est ennuyeuse. Le divertissement et la musique de M. Massenet sont monochromes, sans existence. Tout est sacrifié à la couleur locale. Cette boucherie en sept tableaux écœure et fait sur le public une douloureuse impression.

Les spectateurs sont dans la position d’un monsieur qui s’ennuie beaucoup dans un salon et qui n’ose le dire ? il regarde avec envie la porte. C’est cette impression qui a été ressentie par tous ceux qui ont assisté à la première. A la deuxième, c’était plus triste encore, des creux dans la salle, des loges vides, tout cela augmentait le sentiment de malaise. Il n’y a rien qui donne une sensation désagréable comme de voir, en présence d’une salle peu garnie, un spectacle coûteux et de songer que tout ce luxe a été dépensé en pure perte. Cette sensation, je l’ai éprouvée, et je crois être très franc, en disant que tous nous l’avons ressentie. J’aborde de suite la mise en scène qui est merveilleuse, mais je dois dire que de beaux décors et de jolis costumes ne sont pas suffisants pour sauver une pièce littéraire, insuffisamment jouée.

Mme Sarah Bernhardt n’a pas produit son effet ordinaire, elle a joué avec un sans- gêne qui frise la malhonnêteté artistique. Elle se réserve pour certains effets, comme un clown qui ne désire se faire applaudir et rappeler qu’au moment du double saut Périlleux. Si j’osais donner un conseil à la
directrice, je lui dirais : « Ne jouez que les reprises, que des pièces où vous ne puissiez
rien toucher ». On sent que dans Nana-Sahib vous avez fait trancher, rogner et
ajouter bien des scènes pour vous faire la pièce meilleure. Mauvaise politique qui
coule et a toujours coulé les directeurs-acteurs. Je pourrai citer des exemples, mais
ce n’est ni le lieu ni le moment. — Que Mme Sarah Bernhardt le sache bien : quelques pièces comme celles-là la couleront comme artiste, comme directrice, espérons que celle-ci ne sera pas suffisante. M. Marais est archi mauvais, est-ce sa faute, il est surmené ; il cherche à étonner et il n’est arrivé qu’à détonner

M. Valvy, ordinairement froid et ennuyeux, est aujourd’hui excellent, un bon
point à cet acteur. Compliments à Laray, un tempérament artistique qui seul a un peu d’énergie et de couleur. M. Lenormand, qui a le rôle héroïque et sympathique de la pièce, manque de moyens.

Quant aux autres rôles, ils n’existent pas. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il
n’y a pas un seul rôle de femme, madame Sarah Bernhardt, la grande tragédienne, les remplace toutes, et ennuie à elle seule autant que toutes les autres réunies.

V. TRÉHOLLE.

Voici en quelques lignes mon opinion sur la pièce de M. Richepin, j’ai résumé la
pensée générale, la pilule que va avaler la famille Bernhardt est très amère. Je ne parle naturellement pas du préposé à la location, M. Derembourg. On m’affirme que ce roublard de fils des Hébreux n’a pas risqué grand’chose dans cette affaire et qu’il se rembourse tous les jours. Tant mieux pour lui. Cet impressario est en cela plus heureux qu’avec M. Lisbonne, qui l’avait royalement, radicalement, républicainement giflé et qui n’a été condamné qu’à UN FRANC pour tout dommage. Enfin, si l’indemnité a été faible, il aura la chance de ne pas avoir perdu d’argent avec Mme Sarah Bernhardt, ce qui est et sera un titre de gloire. Du reste, le bailleur de fonds de la Porte Saint-Martin aura une ressource s’il perd quelque chose, il viendra à la Bourse, le Parquet et la Coulisse sont à sa disposition.

Je ne puis finir mieux qu’en donnant l’opinion de la Presse sur la pièce, j’ai pris indistinctement tous les journaux et tous sont d’accord sur un point, c’est que l’œuvre est faiblement interprétée et que la pièce est franchement ennuyeuse.

Ce jugement a été ratifie par le public, le soir de la deuxième représentation la salle présentait des vides lamentables et les marchands de billets donnaient pour rien des fauteuils d’orchestre Espérons que M. Fournier, le chef des Biftonniers, aura le temps de repêcher les 40,000 francs qu’il a prêtés à la grande Tragédienne, pour prendre le théâtre des Nations, et aider M. Ballande à acheter cinquante mille pieds de vigne pour son château du Périgord.

En attendant, amis lecteurs, juge vous-même l’œuvre de M. Richepin, et voyez si
votre avis n’est pas celui de la Presse. Dites carrément si, après avoir souffert pendant quatre heures et demie dans votre fauteuil, vous serez tenté d’entendre à nouveau les vers de M. Richepin et la voix d’or de Mme Sarah Bernhardt.

REVUE DE LA PRESSE

A tout Seigneur-Souteneur tout honneur, à toi bon Figaro, qui, malgré ton toupet ordinaire n’a pu faire séduire M. Auguste Vitu, le plus correct des critiques :

« Ce long mélodrame n’est, comme on le voit, depuis le premier jusqu’au dernier tableau, qu’une suite de massacres et de tueries ; il n’en ressort pas un intérêt proportionné à la quantité d’horreur qui s’en dégage. J’ai cité deux fragments qui suffisent à faire connaître le style de M. Jean Richepin. Ce style possède des qualités maîtresses, l’abondance, la couleur, le nombre et la puissance. L’auteur de la Chanson des Gueux est maître de son instrument ; il ne reste donc qu’à discuter la musique qu’il y joue.

« A vrai dire, son nouveau drame ne me fixe pas encore sur le point de savoir si M. Richepin a le don du théâtre et s’il pourra l’acquérir. Après avoir étudié Nana Sahib avec l’attention bienveillante que mérite un effort considérable en soi, je n’y ai pas découvert une idée-mère, une situation centrale, qui expliquât et justifiât l’éclosion de la pièce. »

M. A. Vitu arrive à la fin de son compte-rendu et se résume ainsi :

« En résumé, le drame de la Porte-Saint-Martin ressemble beaucoup plus à un roman ou à une épopée découpés en morceaux qu’à un drame véritable. Le défaut de préméditation dans le plan amène M. Jean Richepin à traverser, à chaque instant, sans en avoir conscience, des situations créées ou popularisées par d’autres que par lui. C’est ainsi que sa meilleure figure, le général Whisley, rappelle de très près le personnage analogue dessiné par M. Villiers de Lisle-Adam dans son Nouveau Monde, et que son dénoûment pourrait être ainsi résumé : « La dernière scène d'Aida dans le caveau aurifère de Lise Tavernier, d’Alphonse Daudet.» Les réminiscences sont inévitables lorsqu’on entreprend d’écrire une pièce sans savoir où l’on va, et pour ainsi dire au hasard de la Muse. »

Puis, arrivant à l’interprétation, le critique du Figaro se montre très sévère : « L’interprétation de Nana-Sahib ne m’a pas donné, à franchement parler, les satisfactions que j’en attendais. Sans doute, Mme Sarah Bernhardt possède toujours le don d’agir sur la foule ; elle a des étrangetés de regard et d’attitude qui séduisent ; elle excelle dans l’art de débiter une tirade entière sans la nuancer, mais en la terminant par une sorte de câlinerie caressante et presque enfantine d’un irrésistible effet. Quant aux passages de force, Mme Sarah Bernhardt ferait sagement de les éliminer dorénavant de ses rôles ; elle est trop habile et trop savante pour ne s’en pas tirer encore par la puissance du geste, par l’exubérance étourdissante de l’action et, aussi, moins heureusement, par des déblaiements redoublés qui lui permettent de reprendre son élan sur un ou deux passages de valeur. Mais la voix s’y brise et s’y détimbre, et la diction s’y perd. On a pu s’en apercevoir dans le dithyrambe final de Djamma, que la tragédienne s’est sentie obligée de crier pour le faire parvenir du haut de son bûcher jusqu’au public. »

M. Vitu traite les autres interprètes de la même façon, il ne fait exception que pour M. Laray qu’il trouve excellent, ce qui est vrai. Je ne parle naturellement pas de la soirée du Monsieur de l'Orchestre. En ce jour mémorable, M. Mortier a cédé sa place à M. G. Boyer, son secrétaire, et le Salarié de Mme Sarah Bernhardt. C’est vous dire que les fleurs étouffent les plaintes des victimes et des mécontents. M. A. Wolff, le couriériste de L’Evènement et le défenseur à forfait de Mlle Sarah Bernhardt dans le Figaro, a été tellement dégoûté de la besogne qu’il avait à faire, qu’il a passé sa bonne plume de Tolède à M. L. Beseon ( Ponserosse) :

« Ainsi finit l’œuvre, dont les larges extraits que je publie donnent au lecteur une
idée précise. Elle est superbe dans sa forme, mais parfois confuse dans le fond. — Partant, elle est discutable au point de vue de l’architecture générale.

« Les personnages qu’on nous présente sont tous odieux à force d’être violents. Djamma seule inspire la sympathie pour son amour farouche, et Cimrou le Barbare intéresse, plus que Nana Sahib, le spectateur, à cause de la sincérité de ses désirs.

« Mais ce rajah sanguinaire, mais ce beau-père cupide deviennent écœurants

« M. Richepin a pu être vrai et logique. — Il eût dû peut-être, dans l’intérêt bien entendu de son œuvre, faire des concessions plus grandes au public.

« Il est beau de chausser les souliers de Shakespeare, mais encore faut-il marcher dans une voie acceptable, et trop souvent Richepin a mis le pied dans des sentiers de traverse.

Sa tentative n’en restera pas moins grandiose, et le poète a droit à des éloges unanimes, malgré la forme saccadée de ses vers, dont l’hémistiche est emporté et haché souvent dans la tempête de ses phrases à la moderne.

« Mme Sarah Bernhardt, qu’on a acclamée, — peut-être avec une ostentation qui ressemblait à une revanche, — a composé le type de Djamma d’une superbe façon.

« Elle a repris sa voix d’or, monotone et harmonieuse comme le bruit de la vague tranquille qui lèche les paillettes sur les bords des fleuves aurifères Elle est amante enivrante et patriote terrible. Elle a des soubresauts étranges et se cabre magnifiquement. »

Les journalistes qui trouvent la voix d’or monotone sont priés de ne plus passer à la caisse.
C’est ça qui fera plaisir à Edmond, un de ceux qui aiment le plus et le mieux à payer de Paris.

Dans le Gil-Blas, M. Léon Chapron apprécie ainsi la pièce : « Ah ! ce Richepin, comme il nous a mis l’eau à la bouche, et comme nous avons cru un instant qu’il allait nous donner une œuvre puissante et magistrale. »

Puis il passe à l’analyse de la pièce même, et conclut que tout cela est digne tout au plus d’une féerie au Châtelet. M. Richepin a fait œuvre de poète, mais le dramaturge n’a pas su intéresser le public. Tous les personnages ne sont point en chair, en sang et en os, mais en métal, comme ce dieu Siva. Tout cela ne saurait nous émouvoir. M. Chapron, passant à l’interprétation, termine court en disant :

« La pièce de M. Richepin est d’ailleurs supérieurement jouée par M. Marais et Mme Sarah Bernhardt, particulièrement par M. Yolny, l’homme à la cédille, qui nous a surpris et s’est taillé un joli succès personnel dans ce drame. Les autres acteurs du théâtre de la Porte-Saint-Martin
ne disent pas l’alexandrin : ils le baragouinent. »

Le Gaulois, sous la plume autorisée de M. H. de Pêne, fait ressortir les côtés hi deux de l’œuvre :

« J’ai raconté patiemment cette œuvre considérable d’un poète digne d’attention, qui, dans un jour heureux, fit résonner sa Chanson des Gueux, page immortelle. Il y a dans Nana-Sahib de grandes qualités de versification, de la sonorité, de la richesse.

Les rimes semblent faire partie du trésor même de Siva, dont il est tant question dans le poème. Les images sont plus pauvres ; elles pèchent par une certaine mono tonie dans la force, qui est le défaut de ce style. L’Inde de M. Richepin est une ménagerie, car ses personnalités ne cessent guère de se comparer à des fauves. Il est vrai qu’ils agissent à l’avenant, et ils hurlent, et ils rugissent ! On dirait un concours dans un conservatoire d’animaux féroces. »

M. de Pêne critique sévèrement les principaux interprètes. Voici ce qu’il dit de Mme Sarah Bernhardt et de M. Marais : « Le prestige de Mme Sarah Bernhardt est très grand ; elle exerce une véritable domination sur le public, qui la fête presque également dans ce qu’elle manque et dans
ce qu’elle réussit. Son nom sur l’affiche est un aimant. A quoi bon dire que son geste est rarement juste et d’accord avec sa parole ; que celle-ci a, par moments, des précipitations étranges et que ce caprice seul de l’artiste justifie ? Mais elle est supérieure et impose même ses défauts, j’ai presque dit : ses ridicules, « M. Marais, qui n’est pas, tant s’en faut, de la même taille, est en train de perdre ses qualités précieuses à cette dangereuse école. Dans Nana-Sahib ce n’est plus qu’un hurleur. ». Remarquez que cet article est signé par celui qui chevaleresquement proteste contre le livre ordurier de Mlle Marie Colombier.

Le Clairon, sous la plume de M. François Oswald, cherche les circonstances atténuantes, voir même un alibi, et, malgré ses sympathies, ce rédacteur est obligé de reconnaître que M. Richepin a probablement trop écouté les conseils de la grande tragédienne ; lisez :

« Je dois dire ici que le dramaturge m’a semblé moins heureux que le poète. M. Richepin a trouvé, pour peindre l’exaltation guerrière de Nana-Sahib, des accents d’une énergie extraordinaire ; il a trouvé, pour ses duos d’amour avec Djamma, des accents d’un charme infini, mais il a trop vite épuisé, au point de vue de l’action, les ressources que lui offrait ce combat entre les passions de son héros, et il a été obligé d’introduire, vers le milieu de la pièce, un nouveau personnage sur lequel se concentre désormais l’intérêt. De là, un manque de pondération dans l’œuvre, qui n’en reste pas moins, à mes yeux, une des plus con sidérables que nous ayons eu à apprécier depuis longtemps. » Voici pour les circonstances atténuantes ; quant à l’alibi, M. Oswald est en train de le chercher ; prière de le rapporter au bureau du Figaro-Programme, 26, rue Feydeau, Paris.

Certes, notre numéro aurait paru plus tôt, si je n’avais attendu avec impatience l’article de M. Francisque Sarcey. Le critique du Temps ne dit pas un mot des interprètes ; en six lignes, il résume son impression et ces quelques mots, prouvent que Nana-Sahib n’a pas fait une meilleure impression sur lui que sur les autres :

« La semaine prochaine sera vide : je réserve donc pour, le feuilleton de lundi, et le Nana Sahib de Richepin, un conte des Mille et une Nuits, découpé en forme de drame et écrit en vers, spectacle plus curieux qu’intéressant, plus bizarre qu’original. »

M. Paul Perret, dans la Liberté, n’est pas satisfait, il traite la pièce d’œuvre enfantine : « Je me bornerai à cette analyse d’une œuvre violente et enfantine. On dit que la critique est aisée ; ici, elle le serait, vraiment, jusqu’à être inutile. On raconte encore que M. Jean Richepin composa ce
drame il y a une dizaine d’années ; il l’aurait rajusté seulement et mis au point où le souhaitait Mme Sarah Bernhardt, blessée par la fantaisie de paraître sur la scène en habit de princesse orientale ? ce caprice en vaut un autre.

« Quant à la qualité de l’ouvrage, peut- être ne s’en soucie-t-elle point ; elle peut donc être satisfaite. Le vers de M. Richepin, ordinairement énergique et tout plein de douleurs, n’est que soufflé et boursouflé dans Nana-Sahib. Les images sont forcées, prolixes autant qu’abondantes, et tous ces
artifices font long feu. De la conception, encore une fois, je ne parlerai plus.; j’ad mirerai seulement, et sans réussir à le comprendre, comment l’auteur et la tragédienne en sont arrivés à s’imaginer que ce grand massacre rimé pourrait intéresser un public moderne et même altéré de « modernité ».

Puis le critique aborde l’interprétation et constate que Mme Sarah Bernhardt joue en comédienne très fatiguée, et que M. Marais a produit une douloureuse impression. En passant, il faut constater que la critique est d’accord pour trouver M. Marais en- exécrable. C’est mon avis, et j’en profite pour dire qu’il n’y a de la chance que pour ce frétillant de Kouing ; il est lâché par un
comédien qui faisait recette chez lui ; il en retrouve immédiatement un autre, M. Damala, qui remplace avec avantage le pour Dieu, la Patrie, le Czar et Mme Sarah Bernhardt. M. Koning, directeur éclairé, l’est de cent mille francs par le dit M. Marais, et cet artiste, devenu mauvais, insuffisant dans Froufrou, est insupportable dans Nana-Sahib.

M. Alexandre Hepp, du Voltaire, n’est pas tendre pour la pièce, il serait même tenté de démolir l’œuvre, si on ne devait avoir quelque ménagement pour un drame en vers en cinq actes. Voici son entrée en matière :

« Le succès de la Gravait posé au théâtre M. Richepin comme un mâle ; il avait eu de belles audaces de tempérament et des trouvailles pleines de saveur. Le drame en sept tableaux qu’il donne aujourd’hui est encore une œuvre d’artiste, parfaite dans la forme, mais heurtée, confuse et par endroits languissante pour le fond.

« Ce qu’il faut admirer sans restrictions dans cette pièce, c’est la facture de M. Richepin ; le poète est un merveilleux ouvrier qui force le vers à dire ce qu’il veut, sans inversion ni contorsion ; tout ce qu’on peut faire avec les oiseaux, les brises et les fleurs, il le fait. Quant au drame lui-même, quoiqu’applaudi souvent pour sa haute inspiration, il m’a paru d’assez mince étoffe. Mélo, {4} fée- rie, tragédie, Nana-Sahib emprunte à tous les genres, même au genre ennuyeux.

« Je ne veux pas insister trop sur ces imperfections, étant de ceux qui estiment que le labeur immense, — et rare, d’un drame en cinq actes et en vers, mérite plus d’un ménagement. »
Dans le Paris, M. Henri de Lapommeraye s’exprime ainsi. L’honorable critique remet le détail de son appréciation au feuilleton du dimanche :

« Pour le moment, dit-il, je ne veux que résumer mes impressions et celles des spectateurs des deux soirées.

« Or, nous sommes tous, critiques et public, d’accord sur ce point, que le drame de M. Richepin a de grandes beautés.

« Les scènes d’amour sont d’une poésie délicieuse, et elles ont été dites avec un admirable talent par Mme Sarah Bernhardt. Dans l’acte de la citadelle, il y a deux épisodes très saisissants. Le dénouement est d’une magnifique élévation. Les autres parties du drame ont de la vie, du mouvement, du pittoresque et de la couleur. Le style est ferme et souvent éloquent. Voilà pour le poète. »

Le critique ne conclut pas, ne parle ni de M. Marais, ni des autres interprètes. Critique poli, qui est ordinairement enthousiaste.

Dans le feuilleton de dimanche, M. de Lapommeraye a sans doute revu la pièce, il semble plus favorable à l’œuvre et il conclut :

« Je n’ai pas dissimulé dans cette analyse les parties faibles de l’œuvre, mais il reste assez de beautés pour que j’applaudisse l’auteur qui parle une langue à la fois si virile, si imagée et si tendre. »
Partisan enthousiaste de l’artiste, M. de Lapommeraye constate cependant que dans certains passages Mme Sarah Bernhard détonne, comme tout ce qui se fait à la Porte- Saint-Martin depuis la direction de la nerveuse tragédienne.

M. Saint-Juirs, le critique de la France, est poli, mais on voit bien qu’il n’a aucune foi dans la pièce : « Il faut voir Nana-Sahib avec des yeux de peintre et l’écouter avec des oreilles de poète. Alors c’est un spectacle qui laisse loin derrière lui les misères du théâtre moderne et les splendeurs des opéras et des féeries. Le ravissement est grand. On jouit d’une éblouissante vision de l’Inde, splendidement évoquée par les décors, par les costumes et par les passions de tigres qui
grondent dans les beaux vers de Jean Richepin. »

Eau bénite de cour qui ne signifie absolument rien. Le critique ne peut espérer que le public* qui apporte ses dix francs pour s’amuser au théâtre sera suffisamment peintre et poète pour applaudir l’œuvre bien écrite, mais ridicule de M. Richepin.

Puis, plus loin, détaillant la pièce : « Si l’on se place à un autre point de vue, si l’on cherche l’émotion poignante et grandissante qui résulte d’une action savamment concentrée, il se peut qu’on ne la trouve pas dans la pièce nouvelle. Avec une accumulation de faits dramatiques presque excessive, M. Jean Richepin n’est pas parvenu à donner à son œuvre un intérêt puissant.

« Peut-être s’est-il trop laissé tenter par les surfaces et par les couleurs. Il agite bien et souvent le rideau rouge brodé d’or, mais il ne le soulève pas. Son observation ne fouille pas assez profondément le cœur humain. »

« Et puis, il faut bien le dire, l’auteur de la Chanson des Gueux ne paraît pas avoir fait une étude complète du métier d’auteur dramatique.

« De même que les charpentiers négligent presque toujours le style, au théâtre, les poètes, beaux chanteurs de vers, sont trop portés à dédaigner l’architecture des pièces. Ils obéissent à leur tempérament, et le travail de l’ingénieur qui calcule les résistances des chevrons leur est odieux. »

Le critique ajoute que la pièce est faiblement jouée : M. Marais est sans voix, madame Sarah Bernhardt n’a pas un rôle important. C’est donc un insuccès. Si la pièce n’est pas faite par un auteur qui a fait une étude complète du métier d'auteur dramatique ; si les artistes sont au-dessous de leur talent ordinaire, c’est donc un four.

Fauchery, de l'Intransigeant, est aimable, mais constate que s’il y a de bonnes scènes, il y en a d’autres qui sont ennuyeuses au point de porter le diable en terre. Lisez cette phrase hypocritement démocratique :

« Il y a, dans ce drame violent, sauvage, des scènes d’amour pleines de tendresse, et aussi des épisodes terribles ou héroïques. L’un des plus beaux est la mort du général anglais Whisley, qui, pour échapper à des supplices raffinés, se fait fusiller par ses propres soldats. La scène a produit un grand effet. »

Voyez comme est jugée la pièce par M. Alphonse Duchemin, du Soir :

« Nous pouvions espérer que, sur cette sanglante épopée du chef hindou, M. Jean Richepin avait bâti un grand drame historique dans le goût de Dumas ou de Casimir Delavigne Hélas ! M. Richepin a écrit une féerie en vers, où la banalité le dispute à l’invraisemblance.

« Je n’insisterai pas sur les détails d’un drame où abondent les réminiscences, depuis celles du Nouveau-Monde, de Villiers de l’Isle-Adam, jusqu’à la scène finale, qui rappelle à la fois Aida, Guido et Ginevra, la Haine, etc., etc. Toutes ces banalités, entassées et comme empilées sans ordre et sans mesure, forment le plus curieux salmigondis qui se puisse imaginer.

« Si le poète a manqué d’invention dans le développement de son sujet, a-t-il eu au moins l’idée d’un drame ? Certes non, car je ne puis donner le nom de drame à cette intrigue à la fois si noire et si puérile où je cherche en vain un sentiment humain ou un caractère sympathique.

Puis, passant à l’interprétation : « Malgré son activité dévorante, Mme Sarah Bernhardt ne peut suffire aux obligations que lui impose son double emploi de directrice et d’artiste. Confiante dans son grand talent et dans la faveur du public, il me semble qu’elle néglige un peu, depuis quelque temps, les études sans lesquelles une artiste, si grande qu’elle soit, ne peut conserver l’exercice de ses facultés.

« Si M me Sarah Bernhardt possède toujours cette voix d’or, cette voix musicale et enchanteresse qui n’a dû appartenir, avant elle, qu’aux sirènes de la Fable, son organe manque de persuasion dans les parties vio lentes du rôle. M me Sarah Bernhardt doit s’en rendre compte cependant, car elle se réserve dans les scènes de médiocre importance au point de ne plus prendre même la peine de nuancer ; elle ne dit plus, elle récite des tirades toutes entières.

« Mais je la retrouve avec tout l’éclat de son talent dans les couplets d’amour qu’elle roucoule avec un charme incomparable, mêlant son élégance exquise à la grâce demi-sauvage de cette fille de l’Inde, qui nous séduit malgré la pauvreté du rôle.

« M. Marais n’a rien pu faire du personnage antipathique de Nana, où il ne peut être ni touchant dans sa tendresse, ni dramatique dans sa colère. Cet artiste fera bien aussi de surveiller sa prononciation, qui s’altère sensiblement. »

Résumé : un insuccès complet.

Le critique de la Paix juge ainsi l’œuvre : « L’auteur de la Chanson des Gueux est et restera un poète. Il faut qu’il s’y résigne. Nous éprouvons d’autant moins de peine à le lui dire, qu’une telle résignation est de celles dont un écrivain ne doit pas se sentir humilié. N’est pis poète qui veut, surtout poète de grand talent. M. Jean Richepin l’est et le reste si absolument, qu’il ne peut dépouiller le vieil homme même lorsque les circonstances exigeraient qu’il revêtit un autre personnage. »

Puis, examinant l’œuvre, il se résume ainsi :

« Nous avons admiré l’habileté de l’ouvrier, la virtuosité de l’artiste, mais nous avons vainement attendu le dramaturge qui devait nous prendre aux entrailles et faire vibrer nos passions. »

La conclusion est très juste, et l’écrivain dit, comme nous, sous une forme plus douce :

« Aussi ne croyons-nous pas que le directeur de la Porte-St-Martin puisse sur cette pièce fonder de grandes espérances. Il est évident que le public, celui qui fait nombre et recette, n’y viendra pas. Le luxe de quelques décors et la bonne volonté de quelques artistes de talent ne sauraient tenir lieu de tout. Or, au théâtre, le principal, pour ne pas dire le tout, est de faire du théâtre. M. Derembourg, qui préside aux destinées de la scène où se produit Mme Sarah Bernhardt, fera sagement, s’il tient à s’épargner des déceptions fâcheuses, de ne pas compter exclusivement, pour fixer le succès, sur l’incontestable action que sa pensionnaire exerce sur le public. Or, il nous paraît que l’occasion est bonne de lui donner ce conseil désintéressé. »

Le Petit Parisien est moins sévère, mais il est à remarquer que la sévérité des journaux est en raison inverse de leur autorité sur le public. Cependant, ce journal avoue que :

« La pièce, au fond, n’est qu’un [long mélodrame, une suite de massacres et de tueries d’où ne ressort pas un véritable intérêt, ce je ne sais quoi qui vous empoigne et vous tient haletant jusqu’au dénouement.

Rien qui vous saisisse et vous étreigne : du pittoresque à pleins tableaux, et rien que cela. Beaucoup d’inspiration, à coup sûr, et pourtant drame inégal, heurté, confus et languissant parfois »

Ce journal chante les louanges des artistes. Bonne politique, mais tout cela sonne faux.

Le Petit Caporal dit franchement que la pièce est nulle, mais que c’est écrit en beaux vers.

« Ses vers sont une musique tour à tour délicieuse, passionnée et sauvage. Au point de vue littéraire, Nana-Sahib est une œuvre de premier ordre a malheureusement, l’architecture dramatique ne répond pas au poème. En outre, l’action, bien qu’intéressante, est poussée au noir avec excès ; à chaque tableau, le nombre des gens tués est incalculabl ;; au troisième, particulièrement, il y a une boucherie véritablement pénible pour les spectateurs.

« En somme, c’est un ^insuccès dont je voudrais être l’auteur. » Moi aussi, je voudrais en être l’auteur, mais je ne voudrais pas être à la place de ceux qui ont dépensé des sommes folles pour monter une œuvre que le prestige de Mme Sarah Bernhardt ne pourra sauver.

La Lanterne constate le succès de la mise en scène et des vers de M. Richepin, mais le critique reste absolument muet sur la pièce :

« Constatons d’abord le succès avec lequel ont été accueillis les beaux vers de M Jean Richepin, et félicitons la direction de la Porte-Saint-Martin d’avoir monté un drame en vers avec un luxe de mise en scène habituellement réservé aux féeries : les décors et les costumes sont dignes de l’Opéra et, quant à l’interprétation, elle est absolument remarquable. Sarah Bernhardt a été acclamée d’un bout à l’autre de la pièce et a partagé cette longue ovation avec MM. Volny, Marais, Laray et P. Reney. »

Le Tam-Tam n’y va pas par quatre chemins, je donne in extenso le compte rendu de notre ami A. Bapeaume :

« Succès d’estime avec Nana-Sahib où Marais, Volny et Laray ont rivalisé de talent. Belle mise en scène et beaux décors. Mais l’intérêt... Ah ! il fait défaut. Quant à Sarah Bernhardt, elle a, pendant trois heures, psalmodié la même ritournelle. C’est énervant ! »

Voyez la Silhouette : Maurice Lagarde tourne en charge... la charge charentonnesque de M. Richepin, et conclut ainsi :

« Somme toute, beaucoup de travail pour tous dans ces sept tableaux, l’auteur a dépensé une force énorme sans parvenir mal heureusement à intéresser le public à aucun de ses personnages ; c’est triste, triste, et nous doutons que le public se précipite aux guichets de location.

« M me Damala, qui fut Sarah Bernhardt, soit fatigue, soit émotion, perd de plus en plus de la beauté de sa voix et de sa diction, on senties efforts qu’elle est obligée de fai re à certains passages, et l’on déplore qu’une artiste qui avait tous les dons pour rester au rang des grandes célébrités en soit arrivée par sa faute à surmener et, par conséquent, à affaiblir un talent que les années se chargent de saper. Vienne le jour où les amis, trop zélés, se lasseront et disparaîtront, et les jeunes, n’auront vu de ses superbes facultés que ce qu’il en restera, diront en haussant les épaules : « Décidément nos anciens avaient la vue basse ! »

M. Maurice Lagarde est vrai. Mme Sarah Bernhardt déploie un laisser-aller qui justifie son article-charge Sarah-Barnum de Marie Colombier.

CONCLUSION

J’ai fait un compte rendu fidèle et impartial d’une œuvre jouée dans un théâtre dont je ne suis ni l’ami, ni l’ennemi. J’ai reproduit l’opinion des hommes les plus autorisés de la presse parisienne. Tous sont d’accord pour trouver Nana-Sahib parfaitement ennuyeux.

Un restant de politesse et une protestation légitime leur a forcé la main en faveur de cette femme insultée dans sa vie privée Ces messieurs ont eu raison ; mais le fait brutal est là. La pièce est mauvaise et sinistre. C’est du théâtre malsain, qui rappelle les douloureuses époques de notre
existence politique.

C’est l’œuvre d’un cerveau mal équilibré, appuyée par une femme capricieuse et malade.

La Glu était malpropre comme pièce mais quelques beaux caractères en sauvaient les parties bestiales et triviales. Dans Nana-Sahib rien de beau, de bon, ni d’humain ; l’horrible seul reste. Est-ce assez pour satisfaire le public ? non ! non ? mille fois non !

Je me résume : la pièce de la Porte. Saint-Martin est un insuccès complet, mal gré des efforts artistiques très louables, nous sommes en présence d’une œuvre qui lasse le public et qui ne fait pas faire un pas à l’art.

Quelles seront les conséquences de ce four pour la direction ? Madame Sarah Bernhardt sera-t-elle obligée de passer la main et de finir là sa carrière directoriale ?

Cette artiste a fatigué tout le monde par ses excentricités. Elle fatigue par ses colères stupides ; elle se joue du public en jouant comme par grâce. Il est donc temps qu’elle en finisse une bonne fois et qu’elle rentre dans le rang. Allez, Madame Sarah Bernhard ! quittez la Porte-Saint-Martin comme vous avez quitté les Nations et l’Ambigu ! Promenez votre réputation en province et à l’étranger ; amassez des gros sous, et que l’on n’entende plus parler de vous que comme d’une actrice de talent, désireuse de plaire au public et de se créer une honorabilité artistique que vos farces théâtrales ne vous donneront jamais.

V. TRÉHOLLE.

H. D’Arsay, « Courrier des théâtres », L’Impartial, 29 décembre 1883, p. 3.

Nana-Sahib a failli être arrêté en plein succès. M. Marais, très fatigué déjà le jour de la première représentation, s’est trouvé hier, au dernier moment, dans l'impossibilité de paraître en scène. D'aucuns prétendent, mais nous ne l’assurons point, que c’est à la suite d’une discussion violente avec la directrice que M. Marais aurait abandonné son rôle.

Que faire ? On allait rendre la recette, ce qui eut été vraiment fâcheux, car elle était très belle, quand l'auteur Jean Richepin, sur la demande de M. Derenbourg, accepta de prendre le rôle et sauva ainsi la situation.

Cet acte de dévouement a été récompensé par un grand succès. Aussi, M. Richepin continuera, jusqu’à nouvel ordre, à jouer le magnifique rôle de Nana-Sahib.

Puisque nous parlons de Nana-Sahib, annonçons que la pièce sera jouée dans quelques mois en Amérique, avec Mme Sarah Bernhardt dans le rôle qu’elle elle vient de créer d’une façon si pittoresque. Un traité vient d’être conclu à cet effet entre l'auteur et un imprésario américain.

Le splendide matériel de la Porte Saint-Martin sera expédié en Amérique, dès que le succès aura été épuisé à Paris.

Henri Second, « Les auteurs-acteurs », La France, 29 décembre 1883, p. 3.

M. Jean Richepin, poète lyrique, auteur dramatique et romancier, vient d’ajouter une nouvelle corde à son arc. Il a débuté avant-hier au théâtre de la Porte-Saint Martin, dans le principal rôle de sa propre pièce. Est-ce bien un début, et le suppléant de M. Marais n’a-t-il pas déjà quelque peu « brûlé les planches » ? Les mauvaises langues vous diront que, la semaine dernière, le chansonnier des Gueux improvisai le mélodrame en chambre, alors que, un couteau de cuisine à la main, il se précipitait, à la suite de Mme Sarah Bernhard, dans un appartement habité. Les gens prétendument bien informés ajouteront que, bien avant cela, il battait la campagne avec des bohémiens, faisant la parade, interprétant des pantomimes, conviant et remerciant l’honorable socilliété dans les boniments de sa façon « tombant » au besoin l'amateur, avalant des sabres, jonglant avec des poignards, qui sait ? dansant peut-être sur la corde raide, avec ou sans balancier. Enfin, les rats de bibliothèque, les collectionneurs de vieux journaux, les gaillards qui, n’oubliant rien, savent tout et autre chose, vous rappellent que, bien avant tout cela encore, à une époque qui se perd dans la nuit des temps, M. Jean Richepin jouait lui-même, rue de La Tour d’Auvergne, un acte écrit en collaboration avec André Gill.

Nous n’aurons pas la cruauté de remonter jusque-là et de reprocher cette lointaine peccadille à notre auteur. D’ailleurs, tout le monde a, plus ou moins, passé par le petit théâtre de La Tour-d’Auvergne, et Paris est peuplé d’élèves de Talbot. Nous laisserons également de côté le roman comique en action attribué, à tort ou à raison, à un littérateur qui est aujourd’hui un parlait gentleman, généralement très correct d'attitudes et de manières. Et nous ne tiendrons dans la cause, comme on dit au Palais, que le fait éminemment parisien, absolument authentique, d’hier : l’apparition inopinée du M. Jean Richepin sur la scène de la Porte-Saint-Martin, dans la peau, ou tout au moins dans la pelure de Nana-Sahib.

Hâtons-nous de le reconnaître, le débutant a eu du succès. Plus qu’un succès de curiosité. Cela ne nous étonne pas. Il a assez de talent de reste, comme poète, pour en avoir un peu comme comédien. Ce succès l’encouragera sans doute à continuer. Et ainsi se trouvera définitivement constituée la grande trinité des auteurs-acteurs, interprétant eux-mêmes, devant le public, leurs chefs-d’œuvre. Il y avait Shakespeare et Molière ; il y aura Richepin.

Encore, pour ce qui concerne les deux premiers, faut-il faire quelques réserves. L’un et l’autre, en effet, effaçaient volontiers leur personnalité sur la scène qu’ils se contentaient de remplir de leur génie. Molière jouait généralement les tuteurs bafoués, les maris trompés, les Géronte et les Sganarelle, en un mot, les Ganaches.

La création du personnage d’Alceste est une exception dans sa carrière d’acteur. Quant à Shakespeare, il était moins exigeant encore. De véritables « pannes » lui suffisaient. Je me suis laissé conter par de vieux anas qu’il « faisait » le spectre dans Hamlet. Les « soiristes » du temps s’accordent même à constater qu’il le faisait avec un véritable esprit.

M. Richepin, plus ambitieux que ses deux illustres prédécesseurs, vise aux grands jeunes premiers rôles. Quand on prend du galon… Et pourtant, bien franchement, toute plaisanterie mise de côté, ce galon-là ajoutera-t-il quelque chose à la couronne du poète ? Certes, il n’enlèvera rien à la dignité de l’homme ; le temps est passé ou les comédiens étaient traités en parias dans ce monde et en réprouvés dans l’autre.

Mais l’auteur dramatique ne ferait-il pas mieux de laisser sa pièce marcher toute seule et de ne point tolérer que sa personne serve de réclame à son œuvre ? Assurément, la réclame, très originale, doit réussir… au moins pendant quelques jours. Elle fera du bruit dans ce grand Landernau que les géographes appellent Paris, et elle attirera au théâtre la foule et les gros sous, l’une apportant les autres. Et puis, après ? Si l’on annonçait demain que M. Perrin va reprendre les Burgraves, avec Victor Hugo dans le rôle du trisaïeul, ou que, dorénavant, M. Emile Zola figurera dans Pot-Bouille, il y aurait tous les soirs, au Théâtre-Français et à l’Ambigu, quelques centaines de badauds de plus. Mais la gloire de Victor Hugo, la réputation littéraire de M. Zola n’en seraient guère rehaussées. Au contraire, sans être Boileau, il est permis de regretter que

…le sac ridicule, où Scapin l’enveloppe,
Nous cache quelquefois l’auteur du Misanthrope.

D’ailleurs, qui peut le plus ne peut pas toujours le moins. De très grands poètes auraient fait de pitoyables cabotins. Alfred de Musset, entre autres, lisait fort mal ses vers. Il bredouillait, mâchait la moitié de ses mots et avalait le reste. Le contraire se rencontre aussi quelquefois. M. Maurice Rollinat est, assure-t-on, un déclamateur de premier ordre. En somme, tout cela ne prouve pas que M. Richepin ait bien fait de monter, — ou plutôt de descendre, — sur les planches. Les heures qu’il passerait dans son cabinet de travail seraient, selon moi, mieux employées. Victor Hugo s’est adressé jadis un alexandrin dont tous les artistes producteurs : gens de lettres, compositeurs de musique, peintres pourraient faire leur profit : 

Ami, cache ta vie et répands ton esprit.

La vérité, la sagesse sont là. Je demande pardon à M. Richepin pour la liberté grande que je prends, moi, le premier venu, de lui donner un conseil. Mais c’est précisément parce qu’il émane du premier venu que ce conseil doit être pris en sérieuse considération. Il s’agit d’un poète dont j’aime et j'admire le talent. Je regrette de lui voir prendre une voie que je crois mauvaise, et je lui crie « casse-cou ». L’auteur dramatique est le général en chef, l’acteur est un soldat. La place du général en chef n’est pas aux avant-postes, surtout quand, au lieu de balles, il s’expose à y recevoir des pommes cuites. M. Richepin est auteur dramatique, qu’il reste auteur dramatique ; cela peut suffire à remplir la vie d’un homme. Qu’il fasse des pièces, qu’il tâche d’écrire des chefs d’œuvre et qu'il les laisse jouer par Mme Sarah Bernhardt et par M. Marais. Tout le monde y gagnera, M. Richepin plus que personne. A chacun son métier, les muses seront bien gardées.

Henri Second.

Adolphe Brisson, « Nana-Sahib », Les Annales politiques et littéraires, 30 décembre 1883, p. 422-423.

« Haine du banal » : ces trois mots pourraient servir de devise à M. Jean Richepin. Cet écrivain, d'ailleurs distingué, a conçu pour tout ce qui est vulgaire ou simplement ordinaire, une insurmontable horreur. Il adore l' « étrange », cherche l' « original », toujours et quand même, se grise lui-même du cliquetis de ses mots, de la musique de ses vers. Nous ne détestons pas cette tendance, les esprits qui cherchent sont ceux-là mêmes qui trouvent, et leur préoccupation est souvent féconde. Mais, enfin, la poursuite incessante qui les éloigne des sentiers battus, suffit-elle au théâtre ; fait-elle du poète un dramaturge, remplace-t-elle ces dons essentiels : la vie, le mouvement, l'art de nouer des situations fortes et de soutenir l'intérêt ? Telle est la question qu'on s'était posée, après la Glu, la première pièce de M. Jean Richepin, telle est la question que l'on se pose, avec plus d'inquiétude encore, au lendemain de Nana-Sahib.

Nous parlons de la Glu. Cette pièce avait, dans une certaine mesure, réussi. Le public l'écoutait avec sympathie. Il y régnait un souffle de passion, un emportement de tendresse, et, par instant, une cruauté d'observation morale qui l'avaient séduit. Enfin, la couleur pittoresque des tableaux, la poésie qui se dégageait de ces scènes de mœurs bretonnes, plaisaient à l'œil plus encore qu'à l'esprit, mais avaient charmé tout le monde. Et, cependant, à le bien prendre, au fond, cette originalité, cette couleur n'allait guère plus loin que le cadre. Si, par la pensée, vous isoliez le drame lui-même du milieu où l'auteur l'avait très habilement placé, que restait-il ? peu de chose ; une aventure, en somme assez banale, une réédition, à quelques variantes près, de la Dame aux Camélias. Dès que vous supprimiez les jolis décors, les costumes chatoyants, tout cet appareil breton, l'Action, dépouillée de ses oripeaux, semblait bien nue et bien pauvre.

Car c'est là un des caractères les plus curieux du talent de M. Jean Richepin. Ce poète, ce « chantre des gueux », qui toute sa vie a couru à la poursuite du « nouveau », de l' « original », l'a peu rencontré. Cherchez dans son œuvre entière, dans ses romans, dans ses contes, même dans ses vers, une situation, une conception, une idée vraiment personnelle ; vous y fouillerez longtemps, mais vous aurez toutes les chances du monde de n'y rien trouver. Il semble que M. Richepin se soit rendu compte lui-même de l'inutilité, de l'inanité de ses efforts, et que, voyant fuir la pensée, il se soit accroché désespérément au « mot ». Ne sentant pas en lui la force de concentration, le don d'observation nécessaires pour créer des types, des caractères vivants, pour imaginer des combinaisons dramatiques puissantes et neuves, il a demandé à l'expression et au style l'originalité que la pensée lui refusait. Là, par exemple, il a réussi, et de la façon la plus éclatante. La langue française, entre ses mains, s'est faite souple comme un lambeau d'étoffe bien tissé, et que l'on aurait teint des plus éblouissantes couleurs. Il n'est pas de rythme qu'il n'ait essayé, de sonorité qu'il n'ait éprouvée, de rime invraisemblable qu'il n'ait trouvée comme en se jouant ; il a hérité de la palette de Théophile Gautier, mais son pinceau a quelque chose de plus audacieux, de plus hardi, et aussi, il faut bien le dire, de plus maladif et de trop nerveux. Une fièvre, une trépidation continuelles règnent sur ce style bouleversé, tourmenté, qui roule pêle-mêle des paillettes et de la lave brûlante, des rubis aux rouges reflets et de la boue. Certes, ce mélange n'est pas vulgaire ; le goût de cette étrange mixture, tantôt est âpre et rude comme une boisson sauvage, tantôt (bien que plus rarement) doux et délicieux comme le miel de l'Hymette. Ces contrastes, cet amalgame de mille éléments divers, ce miroitement de style, cette recherche de rime et de rythme, dérobant sous ses pittoresques splendeurs la pauvreté de l'idée et arrivant presque à faire illusion, cette variété, cette couleur, tout cela forme pour l'oreille un met piquant, relevé, pimenté, dont la saveur est bizarre.

Il nous faut cependant arriver à Nana-Sahib. Dure nécessité ! Que ne nous est-il permis de n'en rien dire ! Prenons notre courage à deux mains. — Le nouveau drame de M. Richepin est très inférieur à la Glu. Le lecteur n'exigera pas qu'on le lui raconte ; deux colonnes n'y suffiraient pas. Qu'il lui suffise de savoir que la situation capitale de Nana-Sahib est identiquement celle du Prophète. Nana-Sahib, le rajah, est cerné par les Anglais, dans sa forteresse ; il s'échappe, se cache, erre le long des chemins ; il retombe entre les mains de ses ennemis, et se voyant perdu s'il avoue son nom, prétend ne pas être Nana-Sahib. II faut le convaincre de mensonge et trouver un témoin qui le reconnaisse. On fait venir sa fiancée, sans la prévenir. On espère surprendre en elle un mouvement de tendresse qui le trahira. Elle approche, mais voyant l'œil du rajah fixé sur elle avec anxiété, elle comprend et se tait. La situation est peu neuve ; elle est mise en scène avec une gaucherie regrettable, mais ce qui est plus grave encore avec un parfait mépris de toute psychologie. Au risque d'humilier M. Richepin jusqu'au fond de l'âme, en lui préférant Scribe pour la circonstance, il faut bien s'y résoudre et en convenir. Scribe n'avait certes pas grand souci de l'observation ni de la vérité morale ; il l'a surabondamment prouvé. Mais il possédait une connaissance parfaite du public et cet instinct particulier au dramaturge qui lui apprend à tirer d'une situation donnée tous les effets qu'elle comporte. Avec quelle adresse il est construit, ce troisième acte du Prophète ! Comme la gradation des sentiments de Pidès est habilement indiquée ! Sa tendresse d'abord, puis sa colère, puis sa terreur sous le poignard des anabaptistes, puis l'explosion finale de sa douleur ; toutes ces nuances sont rendues avec une science et une précision telles que, même sans le secours du génie de Meyerbeer, la scène, bien jouée, serait émouvante. Hélas ! on n'en saurait dire autant de Nana-Sahib.

Ici aucun art, nulle gradation, nulle succession de sentiment. Djamma, la fiancée, arrive, regarde le rajah, et se tait, sans trouble, sans hésitation, comme s'ils s'étaient entendus d'avance. Cela est contraire à toute vérité scénique et humaine ; cela n'a pas le sens commun ; ajoutons que cela manque absolument d'intérêt. Ce qui fait l'intérêt d'une scène comme celle-là, c'est la lutte soutenue par les personnages, le combat qui se livre en eux, et dont le spectateur partage l'émotion. Ici, point de combat, partant point d'émotion. Et cette critique ne porte pas seulement sur une scène isolée. Elle atteint malheureusement l'œuvre tout entière ou peu s'en faut. Les personnages de M. Richepin entrent, sortent, vivent et se tuent, sans que l'on saisisse bien clairement le motif de leurs brusques résolutions. Nous nous abusons peut-être, mais cette œuvre, incomplète, inégale et mal pondérée ne semble pas témoigner d'un travail soutenu et suivi. On dirait que l'auteur y a travaillé par boutades, à ses heures, après de longues interruptions. Était-il mal disposé ? Sa forme s'en ressentait. Se trouvait-il dans une heure d'inspiration ? Il laissait couler de sa plume de très beaux vers, car il y a de très beaux vers dans ce drame. Ne faut-il pas qu'il y ait quelque chose ? Au dernier tableau, le poète met dans la bouche de Djamma, sur le point de périr avec son bien-aimé, une tirade charmante :

Qu'il regarde nos mains et nos lèvres s'unir,
Nos bras entrelacés, nos yeux pleins d'étincelles !
Qu'il entende nos mots d'amour battre des ailes !
Je t'aime, je t'adore, ô mon maitre. Je veux.
Que ton souffle embrasé caresse mes cheveux.
Je veux mettre à ton cou ma bouche purpurine,
Sentir ton noble sang, réchauffer ma poitrine,
Peuplons de notre amour chacun de nos instants.
Dans une fleur d'un jour fleurit tout le printemps ;
Et l'Océan, avec le bruit de ses rivages,
Avec ses flots chanteurs, avec ses flots sauvages.
Avec ses vents fougueux soufflant à pleine poumons,
Tient tout entier au fond d'un coquillage. Aimons !
Dis-moi que je suis belle, et jolie, et charmante,
Que le vin des baisers dans tes veines fermente.
Que tu m'aimes, que rien, rien, ne vaut ce moment
Où nous allons mourir ensemble en nous aimant.

Ces vers sonnent délicieusement dans la bouche harmonieuse de Mme Sarah Bernhardt. Cette voix enchanteresse, pourquoi la gâte-t-elle en la forçant ? Lorsqu'elle consent à ne pas en fausser, le timbre exquis, c'est un délice de l'entendre, et l'on se croit revenu aux beaux jours (trop tôt disparus, hélas !) de Phèdre, d'Hermione et de Dona Sol.

Nous parlions tout à l'heure de l'horreur invincible qu'inspire à M. Richepin {243} la banalité des sentiers battus. Si nous avions la prétention d'être un moraliste, nous ne manquerions pas d'invoquer comme une preuve nouvelle, la soudaine résolution qu'a prise M. Richepin de jouer lui-même son drame dès la sixième représentation. Un poète montant sur la scène, et se montrant au public dans sa propre pièce, cela n'est pas commun, assurément ; et depuis Molière, les auteurs acteurs se comptent. On a bien dit que c'est, pour sauver la recette, devant une indisposition de M. Marais, que M. Richepin s'est résolu à ce sacrifice. J'imagine que le sacrifice lui a peu coûté, et que, depuis longtemps, il était hanté du désir de suivre sur la scène, son éminente interprète. Qu'il soit satisfait ! Il s'est, d'ailleurs, fort bien tiré de sa tâche. Sa voix est un peu faible, mais les gestes sont d'une aisance et d'un naturel surprenants. Son ardeur est extrême et se comprend. Car, chaque soir, maintenant, le comédien défend le poète et lutte pour son drapeau !

ADOLPHE BRISSON.

Alexandre Hepp, « Les Tréteaux du poète », Le Voltaire, 30 décembre 1883, p. 1.

Un des collaborateurs du Voltaire a donné hier son opinion sur l’étrange fantaisie de M. Richepin : c’est mieux qu’un coup de théâtre, ai-je lu avec stupéfaction, c’est un coup de maître.

Les opinions étant libres et les coudées franches dans ce journal, j’en profite.

Pour moi, je n’assiste pas sans chagrine humeur à cette pot-bouille de la Porte-Saint-Martin.

Richepin, dans cette maison, n’est plus le poète qui remet son œuvre, la livre en toute fierté et disparaît tandis qu’elle vit son destin : il est dans la coulisse, suivant la robe de son interprète, soumis, — associé.

Il apporte à cette exploitation, ses vers en capital, et sur un sourire de la patronne, il culbute pour sauver la caisse.

Elle a dernièrement traîné l’homme à sa suite dans une aventure histrionnique ; elle s’en est parée, elle l’a touché de sa folie,— et maintenant voici qu’elle fait du poète que nous aimions, le cabot qui grimace.

Lui, il ne sait plus ! indépendant et fort, il tombe dans le lamentable énervement ; il est pris à la glu, et la Glu le laissera là quelque jour, sec d’os et de pensée I

Sa jeunesse et son inspiration aboutissent à la boîte à grime ; il est encaqué dans une loge et s’étouffe sous les oripeaux, lui qui chantait tout ce qui est le ciel ouvert !

Ali ! il s’agit bien maintenant de plein soleil, de mouron pour les petits oiseaux, de gueux qui frissonnent : le régisseur crie : « Le deux commence ! » et Djamma, avant qu’il entre en scène, dit au poète près de s’émouvoir à sa propre œuvre :

— Surtout, bêta, ne va pas croire que c’est arrivé !

Qu’on demande aux colonnes Morris si le poète compte encore pour quelque chose I

En vedette, en grosses lettres, elles portent ces noms d’acteurs : Sarah Bernhardt et Jean Richepin ; plus bas, sous le titre, le nom de l'auteur, un Jean Richepin tout petit, honteux, annihilé.

Allons ! c’est toi qui as rêvé cette œuvre, qui l’as forgée, qui t’es élevé avec elle ? disparais gendelettre !

Tu nous as montré l’âme du poète, — sors donc ta tête, et tes bras et tes cuisses, cela sera mieux ; à cette condition seule tu auras droit au tire l’œil !

Elle t’a dit : Tu vois ce que vaut et rapporte une œuvre, ça nous met tous dedans ; lâche donc cette obsession stupide, en avant la parade ! Et le poète inconscient s’est affublé, et au lieu de chercher encore et de découvrir la rime merveilleuse, il a pris la patte de lièvre !

En vain, autour de lui, l’étourdit-on avec l’histoire, digne de Shakespeare et de Molière/ Il apparaît à cette heure comme le déserteur de l’art grand et pur.

Ce mâle s’est allongé sur les coussins de Nana-Sahib et de Nana-Sarah, et il y a perdu de sa crâne mine, de sa puissance, de sa dignité.

Oui, nous avions tous tenu ce concert, chanté qu’elle rendait service à l’Art, et qu’elle sauvait les poètes. Ah ! elle en fait de belles exécutions !

Pour plaire à Djamma, mais ce poète aujourd’hui couperait sa poésie en petits morceaux de prose !

Lui qui aurait pu avoir le superbe rôle du dédaigné et de l’incompris, lui que ses vers plaçaient plus haut que ce public qui s’y ennuyait, il a capitulé, il s’est servi en hors-d’œuvre, il s’est laissé montrer...

Djamma le produit à la foule, elle le tient par la patte, — dresseuse de poètes savants.

Et il est docile, et lui qui a pensé, il répète la leçon, — perroquet de son génie !

Dans cette déchéance ce qui me blesse et m’irrite, c’est le succès exorbitant. Paris court à la Porte-Saint-Martin, Paris, qui donne dans tous les cabotainages. Personne ne s’est donc trouve parmi les amis du poète pour le tirer brutalement par la manche et l’enlever à l’attention paternelle du souffleur ? Personne dans le public ne s’est rencontré pour siffler ce dévoyé et le remettre ainsi dans son chemin !

Le sifflet aurait été généreux, — et il aurait relevé ce temps. Il serait venu là comme un avertissement, comme les justes représailles du bon sens et de la pudeur.

Si quelque sifflet s’était produit le premier soir, Richepin n’en serait pas à doubler aujourd’hui M. Marais, à qui il commandait hier de toute sa hauteur d’inspiré !

Mais non, on s’est ébaubi et l’aveuglement et la bêtise du grand Paris ont laissé cet homme tranquillement se jeter à la mer.

Ils ont accouru, les bons petits pour cette noyade, et le poète, un nom au début du spectacle, n’était plus à la fin, qu’une curiosité. On l’encourage dans cette voie, on lui sert l’épithète avec luxe, — la rampe seule est glorieuse.

Pourquoi Richepin a-t-il pâli sur sa table ? Un peu de rouge sur les pommettes lui assure plus de succès que ses veilles laborieuses.

Il a tapé dans le mille du cabotinage, — et c’est le cabotin, depuis quatre jours, qu’on crie à la porte et qu’on acclame.

En une heure l’acteur Richepin a empoigné la vogue, — il peut être satisfait ; les directeurs qui lui refusaient ses drames vont lui offrir d’interpréter les drames des autres.

De quelle allure il doit arpenter les coulisses de son théâtre !

Hier auteur tombé, de qui le menton violet s’écarte, dédaigneux ; aujourd’hui étoile qui fait recette et qui assure aux ouvreuses de longs pourboires !

Richepin est roi des planches, rajah de l’avenue du Villiers, et, qui sait, le futur Frédérick ?

Combien pourtant il comptait plus à cette époque lointaine déjà, où Mounet-Sully disait sur la tombe du grand artiste ces vers de notre Richepin naissant : Tu ne nous connais pas, mais nous te connaissons ! Allons ! rappelle-toi ce temps-là, ce temps où lu portais dans ton cœur la chanson des gueux, où tu rôdais avec ton Ponchon et ton Bouchor sous les marronniers du Luxembourg, où tu étais nôtre, — où tu étais toi !

Mon cher Richepin, lâchez-nous cette baraque, ce fard, ces accessoires, ces peluches, cette vedette : vous avez parbleu bien droit à une autre vedette que celle-là !

Vous valez mieux que cette fin, vous êtes au-dessus de cette débandade; retirez-vous des pitreries de ce quart de siècle — le siècle de Sarah !

Les cercueils de I’Ensorcelée c’était bien ; les excentricités, c’était permis. Je ne veux pas refaire le procès de son existence bizarre tout au long, on le sait de trop...

Mais, cette fois, j’ai le droit de crier haut : car ce n’est plus un indifférent, un inutile qu’elle agrippe, c’est un poète, — un avenir, qu’elle nous prend et qu’elle perd...

Alexandre Hepp

Adolphe Racot, « Paris au jour le jour », Le Figaro, 31 décembre 1883, p. 4.

[…]

L'apparition de M. Jean Richepin dans le rôle de Nana-Sahib, ne pouvait manquer de provoquer force chroniques rétrospectives sur les divers auteurs dramatiques qui, depuis l'origine du théâtre, ont joué eux-mêmes leurs pièces.

Je préfère, à ces souvenirs trop anciens, ceux, très personnels, que donne, dans la Liberté, M. Drumont, sur les commencements de M. Richepin. L'auteur de Nana-Sahib faisait, vers la fin de l'Empire, partie d'un petit cénacle littéraire, qui se tenait rue Visconti (ancienne rue des Marais-Saint Germain où VÉCUT Racine, et où Balzac fut imprimeur), chez M. Mario Proth, auteur de la brochure alors célèbre : Place aux jeunes.

Il ne venait pas là seulement des poètes, comme MM. Paul Arène et Ernest d'Hervilly. On y voyait aussi des peintres, des journalistes et même de futurs hommes politiques comme Yves Guyot et Sigismond Lacroix. Yves Guyot avait de l'esprit, du feu, des idées qui, d'ailleurs, étaient généralement fausses ; Sigismond Lacroix, terne et blafard, ne proférait jamais un mot. Un naïf se serait dit : « Le premier réussira, jouera un rôle, sera député de Paris. » Un bien avisé, au contraire, aurait prévu dès lors que c'était le silencieux et le terne qui devait avoir la bonne place.

M. Richepin était l'un des habitués de ces réunions et M. Drumont, qui les fréquentait aussi, raconte quelles impressions exerçait, dès ce temps-là, le futur poète de la Chanson des Gueux.

A une certaine heure de la soirée, il récitait ordinairement la Guerre aux dieux. La Guerre aux dieux était une sorte d'imitation de Lucrèce, où les vers bien frappés n'étaient pas rares et où les dieux de toutes les théogonies étaient insultés, arrachés de leur autel et traînés dans la boue : Anubis, Siva, Brahma, Vishnou, Jupiter, Odin, tous y passaient. Le poète cinglait tous ces usurpateurs de ses hémistiches indignés en les invitant à sortir de leur nuage afin qu'il put les fouailler lotit à son aise.

Qu'avaient fait tous ces pauvres dieux à.' Richepin pour exciter tant de courroux ? On ne le- découvrira probablement jamais ; mais ce qui éveillait l'intérêt, c'était la façon de dire. Cette pièce, qui contenait un millier de vers, Richepin la disait, du commencement à la fin, sur un ton très haut, mais sans détonner, sans que la voix baissât une minute avec une continuité de violence d'un effet saisissant. Le geste, très rare, était d'une simplicité et d'une justesse absolues. Pour tous ceux qui étaient là, c'était un spectacle intéressant. Accoudé à la cheminée, les cheveux rejetés en arrière, le poète paraissait vraiment réaliser l'idéal de la beauté intelligente et virile, a Quel bel acteur ce serait ! » pensait-on. C'est probablement en ce temps-là que M. Richepin, à ce que raconte la Légende, s'amusait à coller sur sa une carte de visite ainsi libellée : « Richepin, athée. » On se figure les effarements des paisibles locataires voisins, devant cette excentricité à la Baudelaire.

J-J. Weiss, « La semaine dramatique », Journal des Débats politiques et littéraires, 31 décembre 1883, p. 1-2.

Péripétie de Nana-Sahib. Le poète s'est fait acteur ; le directeur de la Porte-Saint- Martin a forcé les artistes à étudier leurs rôles à neuf ; il a pratiqué des coupures dans la pièce et voici que le monde se porte à son théâtre.

Il ne faudrait pas croire pour cela que le drame de M. Richepin se soit transformé d'une semaine à l'autre. Les tirades amphigouriques restent de l'amphigouri ; seulement les vers à effet et les bons vers se détachent et ont trouvé tout leur prix. Nana-Sahib n'est pas plus qu'auparavant une composition qui respecte les règles élémentaires du drame; seulement le public s'est fait à cette pièce en panorama, et il l'écoute; les parties scéniques du second, du quatrième et du cinquième tableau ne le laissent plus incertain; bref, Nana-Sahib serait un succès d'estime et d'honneur assez prononcé, n'étaient les deux derniers tableaux frelatés et surannés où se combine le vieux conte de la lampe merveilleuse avec le conte rebattu de la caverne d'Ali-Baba. Le risque le plus grave que coure désormais la pièce, ce n'est pas d'être arrêtée dans sa carrière faute de spectateurs qui la viennent voir, c'est de ne plus être représentée, faute de comédiens qui la jouent. Nous avons dit que les divers personnages du drame meurent tous à la scène les divers acteurs chargés de ces personnages mourront tout de bon de fatigue dans leur lit avant que le drame ait atteint cinquante représentations.

M. Marais n'a pas pu y tenir. Il a rendu le rôle de Nana-Sahib. Ce n'est pas tant la longueur que la nature du rôle qui est écrasante. Nana-Sahib n'a pas en somme à prononcer et à pousser plus de 460 vers, hémistiches ou exclamations variées. Or, les comédiens à l’Odéon et à la Comédie française ne succombent pas sous le rôle d’Oreste qui contient près de 420 vers, ni même sous le rôle d'Hernani qui, outre qu'il est fort dur, renferme environ 800 vers. La passion d'Oreste qui coule de source aide beaucoup soutenir un acteur ; Oreste n'est pas toujours en fureur ; il a des parties d'entretien doux et ordinaire ; il prononce des harangues où il n'a à mettre que le ton calme, raisonné et persuasif de la politique. Dans le drame de M. Richepin tous les rôles sont tout le temps à la violence et à l'éclat ; ils souffrent tous de la même prolixité stérile ; celui de Nana-Sahib plus que les autres. Même quand Nana-Sahib roucoule ses élégies amoureuses, il ne s'agit là-dedans que de tempêtes, de tigres et de sang, et tout cela à froid, avec des vers savans et contournés, sans choc de l'âme. Ajoutez qu'à la Porte-Saint-Martin les mêmes artistes jouent tous les jours et au besoin deux fois en un jour et qu'ils n'ont pas, comme leurs camarades de la Comédie et de l'Odéon, la longue habitude et la pratique continue du vers qui, plus facile à la mémoire que la prose, est beaucoup plus fatiguant pour le débit. Vous vous expliquerez par là la défaillance vocale subite de M. Marais et cependant M. Marais est possesseur de l'un des organes les plus mordans et les plus vibrans qu'il y ait au théâtre. M. Marais a joué le personnage

touffu et chargé de Nana-Sahib cinq fois le soir, deux fois le jour, en tout sept fois il a beau être jeune et fait d'acier flexible, à la septième fois, il a cassé. Il n'y a pas de raison pour que M. Laray, qui débite avec une vigueur extraordinaire les vers plus qu'humains du rôle du Yogui, ne soit pas bientôt aussi contraint de se reposer. Seule, la déesse résistera sa voix, chose mirifique, est devenue meilleure que le premier jour. Cette voix ne déblaye plus elle perle tout elle ne bronche jamais ; comme elle a l'éclat limpide du cristal, elle en a la solidité.

M. Jean Richepin a pris bravement le rôle quitté par M. Marais. Il opère lui-même. Le spectacle est curieux je crains que pour l'aller voir il ne faille se dépêcher. Dans cinq jours d'ici le médecin du théâtre sera obligé de mettre M. Richepin au régime des eaux d’Enghien à domicile, dans dix jours il le fera partir millions, ils veulent bien ne pas désespérer pour Cannes par le rapide. L'aphonie commence. J'applaudis de grand cœur à la résolution originale et courageuse qu'an prise M. Jean Richepin de jouer son œuvre en personne. Foin des préjugés La poésie comme l'amour est enfant de bohème et le poète ne connaît pas les lois des Philistins.

Mais faire un livre, disait sagement La Bruyère, est un métier, et jouer la comédie en est un aussi, bien différent de l'autre. Nul exercice, nul entraînement graduel n'a préparé M. Richepin aux labeurs de la profession comique nulle étude préalable ne lui en a appris les procédés, les règles, les artifices. La fatigue pour lui est énorme ; il ne joue que depuis quatre jours et tout indique qu'il ne se maintient en scène que par un effort héroïque de volonté. Si M. Richepin a pris le parti de devenir comédien, certes il le deviendra. C'est une chose surprenante comme il s'est mis tout de suite au point du théâtre. M. Richepin a bien un peu de gaucherie lorsqu'il fait le tigre énamouré auprès de Djamma, tigresse. Il bien un peu d'embarras dans la démarche. Il a bien un peu de monotonie dans le regard. Il frappe un peu bien souvent le plancher de son pied droit ; c'est sa manière de produire des effets imposans. Voilà les critiques à faire. M. Jean Richepin joue d'ailleurs admirablement le second tableau et la scène du paria au quatrième. Il se précipite du haut des tours comme s'il n'avait fait que cela toute sa vie. Son débit est clair et sobre ; son énergie de diction, singulière. Je ne prétends pas que M. Richepin produise d'aussi beaux effets que Talma dans le rôle de Néron ou Beauvallet dans le rôle de Polyeucte.

Il a pourtant dit avec une atrocité saisissante le vers à la vieille femme Tu vas être bénie aussi dans l'eau du Gange.

Au fond ! allez !

les mots soulignés surtout. Il a été superbe au quatrième tableau dans sa prise à partir du général anglais. Lorsqu'il a déployé ces deux vers

Ainsi je massacrais, j'écrasais, j'étranglais,

Moi, l'éléphant indou, ces léopards anglais,

il vibrait d'une joie féroce. Assurément, M. Richepin ne doit pas aimer l’Angleterre. Mais la voix, la voix ! Toute forte soulevait pas seulement une question et toute mâle qu'elle soit, elle paraît dès à présent plus qu'à demi-brisée. Ce n'est pas son métier, à cette voix, d'éclater pendant cinq actes tous les soirs elle ne suffira pas à la tâche où se meut désormais à l'aise l'harmonieuse Djamma. La tigresse vaincra à l'user le tigre. C'est une figure que M. Jean Richepin. Ne perdons pas l'occasion de l'arrêter au passage. M. Richepin peut avoir maintenant de trente à trente-cinq ans. Il est fils d'un chirurgien militaire qui était né lui-même dans un village du nord de la France, où la légende veut qu'une colonie de tziganes se soit établie, il y a longtemps. M. Jean Richepin, s'il faut en croire son biographe et son ami M. Pierre Giffard {Figaro du 27 janvier 1883), attacherait une certaine signification à cette dernière circonstance. Le heïmweh vers l'Inde lui viendrait de là. M. Richepin a fait ses études à Charlemagne et il est bien du cru ; Louis-le-Grand, Rollin et Fontanes ne produisent guère de ces types. A. vingt ans M. Richepin eut le tort ou le malheur, se sentant la vocation du poète et du romancier, d'aller se mettre sous cloche à l'Ecole normale. Il est vrai qu'il s'est dégagé le plus tôt qu'il a pu de cette machine pneumatique. Il était entré à l'Ecole, je crois, en 1868 ou 1869. En 1870, la trompette sonna ; le fils du chirurgien des armées se fit soldat. La guerre finie, il alla se jucher dans un grenier du quartier Latin. Il embrassa avec vaillance et confiance la vie de travail à bâtons rompus, de gêne et de misère à laquelle doit se résigner l'homme qui, se réservant pour écrire, veut se tenir indépendant de tout métier. Cette vie de misère, soutenue d'espérance, est malheureusement aussi entre jeunes gens une vie de cénacle et de coterie. Jean Richepin passa alors à l'état d'idole littéraire pour tous les décousus et tous les réfractaires pair genre de jeunesse qui fourmillent entre le quai de Seine et l'allée de l'Observatoire. Il leur lisait ses vers qu'ils applaudissaient sans discuter. M. Jean Richepin, en ce temps-là, ne déjeunait pas tous les matins. Qu'importe Il était immense pour Ponchon, Chepin, Bourchor et une demi-douzaine d’autres. Il était immense, mais inédit.

Enfin ses vers à huis clos trouvèrent marchand. Le volume la Chanson des Gueux parut. Pour une fois, les petits camarades de cénacle ne s'étaient pas trompés. Nous avions un poète ; très restreint encore à un genre, mais ce genre lui appartenait bien. Depuis la Chanson des Gueux, M. Jean Richepin à beaucoup écrit. Il a publié au Gaulois et au Gill Blas de vigoureuses chroniques qui valent par le tempérament. Il a composé de petits récits et de petits tableaux de prose, à la mode du jour; deux ou trois romans qui ont paru en feuilleton. Il a aussi donné un second volume devers, les Caresses. Je n'ai pas eu occasion de lire les romans. On peut à propos de Nana-Sahib, laisser de côté dans M. Richepin le prosateur et considérer uniquement le poète. Tenons-nous en donc au bagage poétique de M. Richepin, qui se compose de la Chanson des Gueux, des Caresses et de Nana-Sahib. Il y a plus de bien à en dire, beaucoup plus de bien à dire de Nana-Sahib, suite de vers, que de Nana- Sahib, drame. De la Chanson des Gueux à Nana-Sahib M. Jean Richepin a élargi notablement son champ de poésie; dans ce champ plus étendu, le bouquet d'herbes capiteuses reste toujours la Chanson des Gueux. Avec les Gueux, M. Richepin a, été pur poète. Il a eu là sa matière et son heure. Je voudrais pouvoir dire en quelle année, dans quelles circonstances chronologiques a paru ce livre d'une saveur si particulière.

M. Richepin néglige de nous renseigner là-dessus, quoi qu'il ait mis à sa Chanson des Gueux une préface assez longue et même deux. Je possède la onzième édition du livre- qui est elle-même sans date. En quelque année que la Chanson des Gueux ait paru, (en tous cas, c'est postérieurement à 1871), je me souviens que le livre de M. Richepin fit éclat. Il y avait dans les vers du jeune poète la sensation, la facture, la verve, le son et aussi la note du moment. Les gueux et les vagabonds que nous exprime M. Richepin, sont des vagabonds et des gueux tout à fait impropre. Adieu le vagabond amer, mais contenu et classique de Béranger

Que me font vos vins et vos blés
Et vos orateurs assemblés ?

Adieu les gueux ratissés, émondés et débarbouillés du chantre de Roger Bontemps et des Bohémiens Adieu le bonhomme Patience, vagabond prédicateur et doué de respectabilité ! Adieu également la Cour des Miracles du romantisme où il y avait tant qu'on voulait des clampins, des loqueteux, des truands, des ribaudes, des coupeurs de bourse et des coupe-jarrets, mais d'où les haines sociales étaient exclues Adieu don César de Bazan, grand d'Espagne jusque dans sa gueuserie! Ce sont là des gueux 1830, des gueux orléanistes. Sur les gueux mal lavés et pris en leurs bricoles de Jean Richepin ont passé les journées de juin 1848, la Commune de 1871, l'école de la littérature brutale, les sensations littéraires sinistres à la façon de Vallès. Pour que M. Jean Richepin eut la vision qu'il a eue des gueux et s'enhardit à la fixer en ses vers, il a fallu d'abord que M. Vallès eût écrit la Rue et les Réfractaires. Chez M. Vallès, le besoin des attitudes et le propos délibéré gâtent tout, tandis que M. Richepin a chanté ses chansons sous l'impression sincèrement subie des loques, de la paresse, des vices de misère, de la faim, du froid, de la bise, de l'indiscipline errante.

Dors, mon fieu, dors,
Bercé, berçant;
Fait froid dehors,
Ça glace l'sang;
Mais gna d' chez soi,
Qu' pour ceux qu'a d' quoi.

Dans ces cris de gueux grincent l'envie, la colère, la haine bestiale populaire, un esprit destructeur, l'implacable mépris de tout droit convenu, sans lequel ni morale ni société pourtant ne subsistent. L'accent de vérité pénètre et entraîne, même quand on voudrait se défendre et se retenir. Quelle couleur ! Quelle saisie du paysage ! Parfois, quel sentiment profond de la vertu des misérables et des félicités de la misère ! On pourrait citer sur ce ton cinq ou six pièces de l'inspiration la plus délicate et la plus robuste. Je ne demanderais pas mieux que de vous en dire au moins les titres. La chose m'est impossible quand on a lu le volume de M. Richepin et qu’on y veut repasser ce qui a plu, on s’aperçoit que ce volume sans millésime est aussi sans table des {2} matières

MM. les éditeurs et MM. les auteurs ne marquent pas assez d'égards pour le public quand ils commettent ces sortes de négligeance.

Je ne yeux tromper personne. S'il n'y avait dans la Chanson des Gueux que les dépenaillés en révolte contre la vie et contre la morale bourgeoise (qui, en somme, est la bonne), je ne mettrais guères de sourdine à mes éloges ; les cœurs d'hommes indépendans et rebelles sous la guenille, les ébats de dévergondage hors de la geôle sociale, la nature libre en son plein air appartiennent au large domaine du poète. Malheureusement, M. Richepin n'écarte rien, mais rien il ne supprime rien, ne réserve rien, ne se retranche rien. Il y a dans son livre des pages littéralement nauséabondes, où lui, qui est poète, se laisse pervertir par l'exemple de ceux qui, sous prétexte d'art, ne font qu'exercer la profession de ciseleur en immondices. Est-ce que M. Richepin n'a pas imaginé d'introduire dans sa Chanson des Gueux sous la rubrique commune au Pays de Largonji (au Pays de l'argot) une demi-douzaine de pièces, où il célèbre les joies, les tristesses et même les nobles fiertés du métier de… du métier qui… enfin du métier d'ami des femmes ! – Mais je m'explique en argot, dira M. Richepin ce n'est pas moi qui parle, c'est mes héros. Il se peut que l'argot dans les mots brave l'honnêteté il ne sauve pas le lecteur du dégoût. Pouah

D'ailleurs, même en français, et parlant en son nom, M. Richepin sur ce sujet ne s'est pas toujours épargné. Voir les Larmes de l'arsouille, où il court des bouffées si étranges de contentement poétique. Je ne crois pas qu'il y ait rien de plus propre à soulever le cœur que la sensation poétique répandue sur tout ce qu'il y a de plus ignoble. La pire des dégradations est encore celle de la poésie.

Optimi corruplio pessima.

Revenons bien vite à ce qui est dans M. Richepin, le poète avouable, encore que hardi et se donnant licence jusqu'aux extrêmes limites. Pas de millésime, je le répète dans les livres de M. Richepin ; je ne sais, par conséquent, à quelle distance les Caresses ont suivi la Chanson des Gueux. Dans les Caresses, le poète et la poésie sont beaucoup moins immédiats que dans la Chanson des Gueux. Ils sont l'un et l'autre moins intenses de deux ou trois degrés. Vous trouverez dans les Caresses, quantité de choses vives, charmantes, capricieuses, légères, osées et enlevées. Par exemple, cette strophe

Mignonne, allons-nous en dans un pays de songe,
Joli, capricieux, absurde, comme vous,
Azuré d'impossible et fleuri de mensonge,
Où les arbres, les eaux et le ciel seront fous.

ou ces versiculets :

Te souviens-tu du baiser,
Du premier que je vins prendre
Tu ne sus pas refuser,
Mais tu n'osas pas le rendre.
Te souviens-tu du baiser,
Du dernier que je vins prendre
Tu n'osas pas refuser,
Mais tu ne sus pas le rendre.

Il y a là peu de pièces du volume les Caresses où l'on ne trouve ainsi à glaner de l'ingénieux, du joli, du pittoresque, du violent. Saisit-on là dedans la « caresse » elle-même? Y sent-on le courant d'amour

Ou de volupté ? Euh ! euh ! Combien il a existé dans le monde de poètes de l'amour mais parmi ces poètes, combien peu d'amoureux et d'éperdus Pas même Henri Heine écrivant les Lieder, encore moins Goethe écrivant les Elégies romaines ! Pas non plus M. Richepin !

M. Richepin a la prétention, venu après tant d'autres, d'exprimer enfin l'amour réel, el amor netto, celui qui n'est pas en quintessence, celui du taureau qui enlève Europe

L'amour que je sens, l'amour qui me cuit,
Ce n'est pas l'amour chaste et platonique,
Sorbet à la neige avec un biscuit.
Ce n'est pas non plus l'amour de roman,
Faux, prétentieux, avec une glose
De si, de pourquoi, de mais, de comment ;
C'est l'amour tout simple et pas autre chose.

Très bien dit, et le dernier vers très bien touché, pour railler les amours en extase et en festons verbeux des autres ! Mais comment va-t-il nous le rendre lui-même, son amour tout simple

C'est l’amour puissant, c'est l'amour vermeil.
Je serai le flot; tu seras la dune,
Tu seras la terre et moi le soleil,
Et cela vaut mieux que leur clair de lune !

Que de métaphores, tout aussitôt, pour nous faire comprendre et goûter cet amour tout simple !

Et M. Richepin ira presque toujours ainsi. Il décrira, il discutera, il moralisera en termes plus ou moins chauds, plus ou moins hardis, avec des audaces plus ou moins décentes, plutôt moins que plus. II se donnera des airs d'étalon bondissant, la crinière échevelée, sous l'aiguillon d'amour. Il se gavera sur le lit orgiaque avec toutes les mines qu'il faut pour effaroucher le bourgeois et flageller son ménage pudibond. Et moi, je penserai que les poètes qui sont amoureux, et amoureux très pratiques, n'ont pas besoin de tant de cris fauves et d'images sans respect pour' écrire le billet à Eléonore :

Apprenez, ma belle,
Qu'à minuit sonnant,
Une main fidelle,
Une main d'amant.

et le billet à Lesbie

Vivamus mea Lesbia, alque amemus…

Le voilà, l'amour au naturel, sans recherche d'idéal, sans roman ni romantisme. On croit entendre parfois dans les Caresses, malgré tout le talent et à cause du talent de l'auteur, un imaginatif blasé qui s'éperonne avec des mots. L'étalage de crudité sensuelle n'y fait rien. Lui aussi, le peintre superbe et viril de la Vénus impudique, il glose ; il donne des gloses d'artiste en amour; le vers qu'il frappe sur son tambourin de corybante sonne l'amour et n'est pas amoureux.

Il faut qua M. Richepin surveille en lui l'artiste, pour l'empêcher de se développer aux dépens du poète si franc de la première heure. Dans le style de Nana- Sahib, il y a lutte encore entre le poète et l'artiste. Comme l'artiste autrefois s'est étudié à parler l'argot, il s'étudie maintenant à parler l'indoustani ou le dravidien.

Car je suppose que c'est la couleur locale et le génie indoustani que tous les tropes flamboyans sous lesquels M. Jean Richepin submerge dans Nana-Sahib sa langue poétique.

Je ne sens pas encor le vint de la défaite
Aux ailes de corbeau souffler dans mes cheveux.

Ce doit être de l'indoustani puisque ce n'est pas du français. Il y a beaucoup du poète, il y a un peu trop de l'artiste en mots jusque dans le rôle élégiaque si mélancolique et si doux, mais trop fleuri, de Djamma. Ecoutez, entre autres, le couplet délicieux avec préciosité

Plus tu seras maudit et plus je t'aimerai,
Viennent les jours de deuil.
Djamma sera couchée au travers de ta selle.
Pauvre, tu n’auras pas besoin d’autre trésor,
Avec mes dents de perle et ma crinière d’or.

C'est encore l'artiste qui trompe et abuse le poète dramatique, quand M. Richepin met indifféremment tel ou tel couplet poétique dans la bouche de tel ou tel personnage. L'artiste trouve que la poésie en subsiste toujours, où qu'elle soit placée; le dramaturge, maître de lui, l'eût fixée à sa vraie place. Je signale, à ce point de vue, l'effet tout à fait bizarre que produit le récit de bataille de Nana-Sahib, au quatrième acte. La comparaison,

Quand l'éléphant de chasse attaqué par derrière.

serait d'un mouvement et d'une cou- leur magnifiques, elle vaudrait la description du monstre dans le récit trop raillé de Théramène, si c'était un officier de Nana-Sahib, qui, le combat étant encore incertain, vînt conter, pendant la bataille même, par le menu, les exploits de son chef. Puis Nana-Sahib arriverait

haletant, pour dire la déroute. En fait, c'est Nana-Sahib qui parle. Il est dans la rage et dans les soucis de la défaite; il a été gravement blessé Et il a le souci de dresser de si belles comparaisons! Il va jusqu'à limer des vers qui, l'hôtel de Rambouillet, eussent paru affectés :

Dans les rangs dont la broussaille m'entourait,
Bûcheron de la mort, j'ouvris une clairière.

Cela passerait encore si M. Jean Richepin ne se piquait pas au théâtre de naturalisme. Mais il s'en pique. Nana-Sahib apparaît couvert de sang, des pieds à la tête, afin de prouver pertinemment que l'auteur se moque bien d'agacer les nerfs du bourgeois. Mais plus le sang lui dégoutte du front, de la main, du bras, moins nous concevons qu'il mette en ce moment-là l'histoire romaine ou indienne en madrigaux et qu'il s'enjolive du titre de bûcheron de la mort qui ouvre des clairières.

Comme on goûte cependant les vers de M. Richepin quand ils sont en leur lieu, et qu'il en a émondé les choses trop orientales, le galimatias double, tel que le morceau de Nana-Sahib « Ma haine est un palais », le gongorisme, plus insupportable à la scène qu'ailleurs. Que de beaux vers que de vers suaves

Astre qui brille encor même en disparaissant
Je suis sa fille, douce au cœur désespéré,
Comme la flamme au pauvre et comme l'onde au pré
Dans une fleur d'un jour fleurit tout le printemps
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II se peut qu'elle hésite et manque de courage
A suivre l'aigle altier qui plane en plein orage,

Le vers, concis et frappé droit du marteau tragique, ne lui manque pas non plus :

Par crainte de l'Anglais, vous rêvez aujourd'hui,
L'ayant trahi pour moi, de me trahir pour lui.
J'ai rougi pour Djamma d'un époux sans honneur,
Et, si dans les éclairs, je hausse un front rebelle,
C'est que je voulais être aussi grand qu'elle est belle.

La coupe du dialogue lui-même est ferme, rapide, serrée, lorsque le sujet scénique lui vient. Voir la scène VIII du quatrième tableau, l'une des très rares où le spectateur sente vivement une an- goisse de drame, et qui se termine ainsi

DJAMMA

C'est le rajah ! vainqueur!

LORD WHISHLEY

C'est le rajah battu

On le voit. La poésie tragique et l'art du style tragique sont prêts chez M. Richepin, ou bien près d'être prêts. Il est nécessaire maintenant que M. Richepin apprenne le drame et que, l'ayant appris, il trouve un sujet dramatique. Trop d'idées, naïves sur l'art du drame lui courent dans la tête. M. Richepin est bien persuadé qu'un personnage en scène excite la terreur par cela seul qu'il débite du terrible en veux-tu, en voilà ; c'est ce que fait Nana-Sahib quand il décrit le palais de sa haine, qui d'ailleurs se trouve être aussi un verger, ou quand il détaille au général anglais, son prisonnier, toutes les tortures qu'il lui fera subir. Hélas Nana-Sahib, en ce moment-là, n'épouvante pas il frise le ridicule. M. Richepin est tout à fait convaincu qu'un massacre en scène, par fusillade, c'est empoignant. Qu'arrive-t-il ? Les femmes, dans la salle se bouchent les oreilles, pour n'entendre pas les coups de fusil des assassins; et c'est tout ce qu'on éprouve d'émotion. Un dramaturge sachant son métier eût mis le massacre à la cantonade et les fusillades dans la coulisse; il n'eût gardé, en scène que lord Whisley et miss Ellen, suivant des yeux le carnage, par une fenêtre, en contant d'une façon brève les épisodes, en disant les douleurs et les colères; et l'horreur passant fille à l'âme du spectateur, eût été auss i tendue que possible; car, au théâtre, on s'intéresse à un homme, et non à la foule innommée. M. Richepin croit encore, comme il croirait au Coran, que, plus on met de morts dans une pièce et de squelettes sur un décor, plus la pièce est une tragédie. Le contraire tout juste est la vérité ; l'un des maîtres de la scène l'a observé en termes exquis remettons sous les yeux des jeunes auteurs sa leçon

Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie; il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques; que les passions y soient excitées et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. Toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien ; et tout ce grand nombre des incidens a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions.

M. Jean Richepin n'a qu'à relire son drame, avec cette règle sous les yeux ; il verra que dans Nana-Sahib l'action est toujours violente, au lieu d'être simple, et que les passions qui devraient être violente, sont toutes à la bonne franquette, non seulement trop simples et trop peu compliquées, mais presque plates en leurs brusqueries. M. Georges Ohnet, qui n'est peut-être pas aussi bien doué que M. Richepin, a appliqué dans le Maître de forges, les conseils de Racine. Il n'a pas mis trente-six choses et le reste dans son drame. Il y a mis deux amans, nés l'un pour l'autre, qu'une faute d'une heure semble avoir séparés pour toujours et qu'il s'agit de ramener l'un à l'autre. C'est assez. Le pathétique du sujet et de l'action subjuguent le spectateur et le fait passer par dessus les fautes de composition que nous avons signalées.

Le succès de la pièce, noble et généreuse, de M. Ohnet va grandissant. Il prend les proportions d'un événement. On dirait d'une réaction délibérée du public, non pas seulement contre les procédés de M. Zola, mais encore contre la méthode de M. Dumas fils. Grâce à M. Damala, la Mode s'en mêle. Tout le monde a vu, veut voir et verra M. Damala dans le Maître de forges.

J.-J. Weiss.