Corpus de textes du Laslar

1884

Janvier

Francis Enne, « Hommes et choses – poète et cabot », Le Radical, 1er janvier 1884, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Eh bien ! oui. Voilà Richepin acteur ; il joue lui-même sa pièce ; il récite ses vers, il ne se contente pas d'écrire un drame, il le mime, il le déclame devant le public étonné, et il est aussi bon dit-on que les autres artistes dramatiques.

Tous les soirs maintenant on court à la porte Saint-Martin applaudir le poète-cabot ; on le voit se rouler aux pieds de Sarah-Bernhardt comme un tigre du jardin des Plantes ; et il donne aux spectatrices le frisson d'amour, — car il est beau Richepin ; n'est-ce pas mesdames ? beau comme Capoul seulement, mais pas comme Molière et Shakespeare ; et cependant c'est à ces deux grands hommes qu'il voudrait ressembler ; il n'en faut pas douter.

Richepin se trompe ; Molière et Shakespeare exerçaient le métier d'acteurs ; par conséquent, ils se rehaussaient en écrivant leurs drames ; pour Richepin c'est le contraire, eût-il le génie dramatique de Frédéric-Lemaître, il s'abaisse en jouant son drame, et en s'exhibant ainsi.

Richepin n'a pas conscience de l'époque dans laquelle il vit !

Parbleu ! il a eu toujours la manie de cabotiner ; on le sait : n'a-t-il pas joué jadis une piécette bizarre de lui et d'André Gill : L’Etoile ? Mais encore, si bel acteur fût-il alors, on ne considérait cet essai de cabotinage que comme une fumisterie, et d'ailleurs la salle de la Tour-d'Auvergne où on représentait l'Etoile n'était remplie que d'amis.

Il n'en est plus de même aujourd'hui ; Richepin ne joue plus pour les artistes, mais pour les passants quels qu'ils soient.

J'ai connu un autre poète qui, comme Richepin, adorait le cabotinage, mais c'était un fantaisiste plus fort, et un poète plus grand ; il ne jouait pas ses pièces — elles étaient injouables — et il était mauvais acteur. Ce poète c'est Albert Glatigny.

Il comptera certainement dans la littérature de notre temps ; il comptera plus que Richepin, quoiqu'il ait été grotesque au point de vue de l'art scénique et qu'il ait laissé une légende dans le monde des cabotins.

Albert Glatigny, né dans une gendarmerie de province, se croyait enfant de la balle, parce qu'un beau jour il était parti de son pays avec une bande de saltimbanques ; c'est ce qui a fait sa perte au théâtre ; après des tournées épiques dans toutes les foires de départements, il avait trouvé moyen de débuter à Paris dans les Deux Aveugles. C'est Glatigny qui passait sur le pont et laissait tomber le sou, objet de l'homérique dispute entre Patachon et Giraffier.

Ce début glorieux a gâté toute la vie de ce poète !

En effet, il n'a plus voulu « quitter le théâtre » ; il avait la rage de réaliser, dans sa vie, le Roman comique, et il a parcouru l'Europe entière en jouant les utilités et les pères nobles.

Entre les répétitions et les représentations, il écrivait les Flèches d'or, par exemple — une œuvre qui restera à côté des œuvres des maîtres du seizième siècle, et que les poètes futurs apprendront, réciteront et imiteront.

Il me semble très difficile d'établir un parallèle exact entre le poète Richepin et Glatigny, tous deux acteurs. Ce dernier était excusable, parce qu'il jouait la comédie comme une savate ; tandis que Richepin a un véritable talent de cabotin. Glatigny était méprisé par ses confrères du théâtre, on le considérait comme un simple comparse ; il n'en est pas ainsi pour Richepin, qui, certainement, peut porter ombrage aux Mounet-Sully et aux Coquelin de nos jours.

Pourtant, je dois l'avouer, Glatigny avait, comme on dit, des prétentions, il essayait de faire croire à ses amis du journalisme qu'il possédait un grand talent de comédien et il advint un jour qu'il nous envoya des dépêches pour nous annoncer qu'il venait d'avoir un grand succès dans Pierrot Posthume au grand théâtre de Castelnaudary. Personne n'ajouta foi à cette dépêche.

Chaque artiste a sa manie : on sait que Ingres se croyait un violoniste hors ligne, Glatigny aurait donné toute sa gloire de poète pour un succès dans une pièce quelconque et, quand on le plaisantait sur son incapacité d'artiste dramatique, il se fâchait très sérieusement.

Pauvre Glatigny ! Quelle épopée tragicomique que la sienne !

Presque tous les théâtres dans lesquels il allait s'engloutir en province faisaient faillite, et on le rapatriait chaque été difficilement. Ses amis, Théodore de Banville et Asselineau, essayaient bien, à l'entrée de l'hiver, de le retenir à Paris ; ils n'y réussissaient pas. Glatigny avait la rage des coulisses provinciales et, dès le mois d'août, il se mettait à courir les agences théâtrales pour y découvrir un engagement quelconque ; ah ! il ne regardait pas au prix qu'on lui offrait, il ne discutait guère les emplois ; pourvu qu'il entrât dans une troupe — peu lui importait.

Quelques années avant sa mort, il fit une saison désastreuse au théâtre de Clermont-Ferrand ; il avait affaire à un directeur brutal et filou tout à la fois.

Un jour, ce directeur voit arriver Glatigny qui lui demande une avance peut retirer un colis resté en souffrance à la gare.

– Je n'ai pas mis dans mon traité que je vous avancerais de l'argent, lui dit sèchement le directeur.

Et il refuse. Glatigny ne souffle mot.

Le lendemain, on jouait la Tour de Nesle. Au troisième acte, Glatigny s'arrête a milieu d'un mot et quitte la scène.

Tumulte dans la salle. On est obligé de baisser le rideau. -

Le directeur arrive furieux.

– Pardon, lui dit Glatigny, dans mon engagement, il est convenu que je ne dois apprendre que 150 lignes par jour — or, je me suis arrêté à la 151e ligne, nous sommes quittes, mon colis est toujours à la gare !

Et il fit faillite ce directeur, naturellement.

Un beau soir, je vis arriver Glatigny la gare d'Orléans avec un passeport d'indigent.

Le poète portait un large chapeau de paille sur la tête ; il était vêtu d'une blouse et avait des sabots aux pieds.

C'est en ce costume bizarre de paysan qu'il voulut aller au café de Suède sur le champ ; puis chez Dinocheau, où on dîna copieusement.

On a beaucoup ri ce soir-là et, au dessert, Glatigny nous a récité L'illustre Brizacter, trois actes en vers qu'il avait écrits pendant que son directeur le malmenait et le laissait crever de faim ; et ces vers là valent bien ceux de l'acteur Jean Richepin ; j'en appelle au jugement des vrais poètes.

On meurt à mal jouer la comédie, comme Glatigny, mais le poète reste.

Francis Enne.

Léon Bloy, « L’homme aux tripes », Le Chat Noir, 5 janvier 1884, p. 208.

Je me moquerais de tout le monde et de moi-même si je prétendais le désigner plus clairement, ce parfait drôle qui me disait un jour en présence de témoins que je pourrais nommer : « Je viens de forniquer avec Maman, Papa tenait la chandelle et trouvait ça très rigolo. »

Il y a six ans déjà. Il venait de publier son premier livre, la Chanson des gueux, œuvre de violent effort et d’imitation compliquée qui fit croire un instant à la plus puissante originalité poétique. Mais il ne recommença pas. Il n’avait absolument que cette note de crapaud dans le gosier et l’étalon superbe de la Renommée, pour avoir une seule fois sailli cette vieille jument à trompettes, fut éreinté du coup et vint s’atteler humblement à la charrette nocturne du journalisme.

La prétention la plus affichée de ce Richepin était alors de prolonger Villon et de renouveler la tradition des puissants goinfres dont Rabelais fut le prophète. Cette extrême nouveauté fit l’effet d’un coup de soleil du génie sur les têtes jeunes et le poète radieux, envahi d’un besoin subit de dénouement, se maria pour n’être pas seul à porter une aussi grande lyre.

Il se maria et devint un sot romancier. Triste fin ! Un seul rayon subsiste désormais de son ancienne rutilance : l’amour rabelaisien de la tripe, de ce qui remplit la tripe et de ce qui sort de la tripe. Il ne parle plus que de cela et quand il combat un géant corps à corps, il lui dit fièrement : « Je m’en vas mettre tes tripes au soleil. » La tripe est devenue le flambeau de son esprit.

Tous les peuples ont écouté en silence le récit de la scène grandiose de ces jours derniers où Richepin, de Sigisbé pacifique devenu souteneur sanguinaire, étripait un pauvre homme après le coucher du soleil, tandis qu’à la clarté rougeâtre d’une simple aurore boréale, le punais Bonnetain se battait avec Mirbeau. stupéfait de se trouver en tête-à-tête avec cet avorton.

Il fallait le tintamarre de cette réclame pour dignement préparer le début au théâtre de Jean Richepin, réalisant enfin sur le vrai tréteau le cabotinisme de ses anciens rêves. Je n’ai pas vu ce noble spectacle. Le théâtre me dégoûte invinciblement et ce n’est pas cette pièce de néant, Nana-Sahib, qui m’y pousserait. D’ailleurs, je connais suffisamment le faquin, type accompli de la plus idéale ignominie, dans une société patibulaire, abolisseuse de la potence.

Qu’on se représente un Carthaginois du bon temps des Mercenaires, devenu citoyen romain après les massacres et convoitant le patriciat pour banqueter avec le vertueux Caton. Physionomie à la fois ardente et impassible, bronzée et recuite au four de toutes les crapules, éclairée intérieurement d’on ne sait quelle sale lumière qui, débordant par deux yeux d’Indien jongleur, fait penser aux lampes symboliques des trois cents cruches de Gédéon. Caracalla par le front, Spartacus par le mufle, larbin à tout faire par tout le reste de sa personne, cette apparition met en miettes les inventions les plus caractérisées des romanciers.

Une pareille contradiction de tous les systèmes de physiognomonie ne s’imagine pas. Lorsque je vis pour la première fois cette remarquable brute, je crus que c’était un de ces communards suprêmes qui rêvent de se faire une paillasse de cadavres humains pour leurs immondes ébattements. Je pensai, naïf, qu’il y avait peut-être, sous « la bouillonnante écume de ténèbres » de ce front d’esclave, l’idiote croyance à l’égalité, puisque, après tout, cette doctrine jumelle de l’identité hégélienne a pour premier résultat pratique d’abriter l’orgueil de tous les Abjects réunis sous le panache d’insolence du premier imbécile venu. Doctrine tellement commode que la supériorité même d’un puissant esprit égaré dans cette métaphysique d’égoutier y trouve encore son compte, en ce sens qu’elle lui offre un refuge assuré contre toute loi d’obéissance, sans désespérer le moins du monde son inconsciente fringale de despotisme.

Mais non ! Richepin n’est pas un égalitaire, ni même un communard. Peut-être est-il simplement une chrysalide de bourgeois vertueux. Depuis, surtout, qu’il a pris l’habitude de jouer aux dominos avec madame Sarah Bernhardt, le diable seul pourrait dire ce qu’il est exactement. Il est, LUI, lui seul, et cela doit suffire. Il monte sur le canapé ou sur la borne, tend son biceps, piaffe comme s’il était la plus noble conquête de l’homme, trousse son derrière comme un gaillard qui trouve la vie très bonne et vous crie : regardez-moi, contemplez-moi, car je suis moi et j’ai inventé l’existence !

Voici, maintenant, une petite histoire qui donne sa mesure. Un jeune catholique des plus ingénus lui dit un jour qu’il tenait tous ses blasphèmes pour de viles fanfaronnades, que le fond de tout cela était une grande lâcheté et que les athées les plus impavides en apparence reculaient toujours devant une certaine chose à laquelle les plus acculantes provocations apostoliques étaient impuissantes à les déterminer. En d’autres termes, il paraissait impossible d’obtenir qu’un de ces audacieux se confessât, ne fût-ce qu’à titre d’expérience psychologique, et cela faisait grande pitié. Le catholique ajoutait qu’un pareil acte accompli comme l’Église entend qu’il le soit, si on pouvait y décider un athée, aurait pour résultat probable la conversion du personnage.

Richepin résolut aussitôt de tenter l’expérience. Il se confessa deux fois, pria, jeûna, s’abstint fort chrétiennement toute une semaine et, le dimanche suivant, jour de Pentecôte (1877), reçut la communion à Saint-Sulpice au milieu d’un groupe de dévotes édifiées.

Un chroniqueur inexact a raconté qu’en sortant de l’église, il aurait dit au jeune enthousiaste qui l’accompagnait : « Mon cher, le Dieu qui me fera rêver pourra se vanter d’être un rude lapin », — facile parodie d’un mot célèbre qui aurait eu pour résultat vraisemblablement immédiat une de ces raclées complètes que ce Capanée de caboulot a toujours soigneusement évitées.

Il fut, au contraire, sage et modeste et même, paraît-il, quelque peu troublé. Ce ne fut que quelques jours après qu’il avoua à son apôtre que cette communion ne lui avait rien fait du tout. Encore cet aveu fut-il assez pleutre, quant à l’expression, et nullement accompagné de sous-entendus ironiques ou insolents. Le drôle parlait sous la trique de Damoclès et sa prudence fut irréprochable.

Émile Goudeau qui écrit ici, à côté de moi et dont j’aime le talent, a jugé que le temps était enfin venu de se déshonorer quelque peu. Dans son dernier bulletin, il applaudit l’auteur de Nana-Sahib et déclare ne pouvoir contenir son admiration au spectacle d’un poète devenu saltimbanque. Émile Goudeau, qui est pourtant un caractère, pense que c’est une très bonne politique que de vautrer sa main dans la main de tout le monde et qu’il faut être extrêmement tendre pour les individus les plus dégoûtants, tels que M. Bonnetain, par exemple, le ramasseur des bouts de cigares de l’amour ou M. Champsaur, le collectionneur de tous les coups de pied au cul disponibles dont il conditionne sa célébrité et qu’il met pieusement sur son cœur.

Émile Goudeau ayant annoncé déjà qu’il se séparait absolument de moi, je n’ai pas le droit de trouver mauvais qu’il se prostitue comme bon lui semble. Seulement, je trouve un peu écœurant que le seul journal assez courageux pour dire la vérité sur tant de choses et tant de gens consacrés par la lâcheté universelle, verse, lui aussi, du côté de la réclame et de la réclame pour Richepin, l’homme aux tripes, le bourgeois étalon, le substitut de quarante alphonses, le cabotin idéal et définitif, — comme s’il n’y avait plus au monde un seul homme de talent obscur et désespéré que les Samaritains du journalisme pussent ramasser sous le couteau des aventuriers de lettres, et faire monter dans la lumière !

5 janvier 1884.

P-J. Barbier, « Courrier des Théâtres », La Presse, 9 janvier 1884, p. 2.

Article recensé par Yves Jacq.

La Matinée annoncée dimanche, à la Porte-Saint-Martin, n’a pu avoir lieu, Mme Sarah Bernhardt et M. Jean Richepin étant accablés de fatigue. Ils ont demandé à M. Derenbourg la supression des Matinées tant qu’ils joueront Nana-Sahib.

Damon, « M. Richepin dans Nana Sahib » L’Univers illustré, 12 janvier 1884, p. 19-21.

Un chroniqueur théâtral ne peut pourtant pas, malgré la place qui lui est mesurée, laisser passer {21} inaperçu l'événement curieux dont tous les grands critiques se sont occupés. A savoir le « début » de M. Jean Richepin dans sa propre pièce de Nana Sahib. M. Richepin a monté sur les planches ; le poète s'est fait comédien pour sauver son œuvre menacée d'une interruption désastreuse par la maladie de M. Marais. Le poète n'a pas hésité et au pied levé, il a joué le rôle de M. Marais. C'était de l'audace, mais l'audace lui a réussi. M. Richepin, en effet, s'est admirablement tiré d'affaire et l'on aurait cru qu'il avait joué le drame toute sa vie. Il n'a pourtant pas fréquenté le Conservatoire et il n'y a eu qu'un cri pour saluer cette étonnante improvisation. Depuis cette première soirée, M. Richepin a gardé le rôle ; il y obtient un vrai succès et les recettes montent. Voilà le fait qui a été diversement interprété. On a notamment reproché à M. Richepin son « escapade » et on a essayé de lui faire sentir qu'il s'était ainsi diminué à plaisir. Diminué, pourquoi ? L'art du comédien est un art charmant et difficile, et nous voyons tous les jours combler d'honneurs les hommes de talent qui s'y distinguent. Allons-nous ressusciter le vieux « préjugé » et toutes les rengaines d'un temps qui n'est plus ? C'est incroyable à une époque d'égalité et de liberté. M. Richepin, s'écrie-t-on, s'est fermé les portes de l'Académie. — Comme Molière, sans doute ! Mais depuis Molière, la vieille Académie est revenue de beaucoup d'erreurs. Elle n'a pas reçu Molière parce que comédien ; mais elle a admis sans difficulté Alexandre Duval et Picard, quoique comédiens. Pourquoi n'ouvrirait-elle pas ses portes à M. Richepin qui ne manque pas de sérieux titres littéraires pour avoir le droit d'y entrer. L'essentiel, c'est que M. Richepin a du talent comme auteur et que sa tentative échappe au ridicule. Elle était peut-être une imprudence ; mais elle a bien tourné. M. Richepin a sauvé sa pièce, et je crois qu'il s'en tiendra là. Il a combattu pro domo sua ; il n'a, croyons-nous, nulle envie de sauver ses confrères ni de faire concurrence à Dumaine. Il restera un poète, un écrivain de grand mérite, il n'aura été qu'un comédien amateur. Cependant il n'y a pas de raison pour que l'attrait du théâtre et le succès conquis ne le décident à tenter de nouveaux essais. Seulement nous ne manquons pas de comédiens ; les poètes sont plus rares et nous serions désolés que le comédien nous enlevât le poète.

Février

Ernest Dupuy, « Jean Richepin », La Gironde littéraire et scientifique, 10 février 1884, p. 5.

Jean Richepin est loin d'être un nouveau venu. Depuis dix ou douze ans qu'il bataille pour la renommée, sa voix de cuivre a dominé plus d’une fois le bruit de la mêlée, et non-seulement les témoins du combat, mais les combattants eux-mêmes se sont laissés aller à noter cet accent. Richepin n’est pas non plus un inconnu pour les lecteurs de ce journal ; nous leur avons déjà présenté le jeune poète et nous avons fait passer sous leurs yeux de nombreux extraits de ses œuvres ; mais il y a encore intérêt à y revenir.

Il me serait assez facile de parler aux lecteurs du journal de la jeunesse de Richepin, et de retracer ici les traits principaux de sa physionomie ou de son caractère. Mais il me semble que la critique abuse aujourd’hui de ces sortes d'enquêtes ; à force de vouloir interroger l'homme, elle finit par perdre de vue les écrits de l'auteur. Je dirai plus. Dans les œuvres d’un écrivain qui a fait métier de sa plume (et presque tous les écrivains d’à présent en sont réduits à cette nécessité), c’est le droit, c'est le devoir de la critique de négliger tout ce qui a été produit au jour le jour, toute la besogne alimentaire. Il faut chercher les mérites et les défauts de l’auteur dans les œuvres écrites à loisir, et où il a eu le dessein de donner la mesure. Je ne prendrai donc dans les écrits déjà nombreux, et tous intéressants, de Richepin que trois ouvrages qui me semblent dominer les autres, le poème de la Chanson des Gueux, le roman de Miarka la fille à l’ourse et le drame de Nana-Sahib.

I.

On se souvient du bruit que souleva l’apparition de la Chanson des Gueux. L’auteur du poème fut maltraité par les tribunaux ; mais le jugement du public lettré ne se laissa pas égarer, et tous les gens qui, pour crier « bravo ! », n’ont pas besoin de s’appuyer sur des années d’admiration publique, tressaillirent de surprise et d’aise. Ce début était celui d’un vrai poète. L’inspiration de certaines parties du livre pouvait choquer bien des lecteurs ; mais, à n’en pas douter, il y avait là inspiration. Il y avait surtout une facture hardie, éclatante, un tour très personnel, une note nouvelle, et je ne sais quoi d’inédit jusque dans les imitations. Car il y avait des imitations, c’est-à-dire des adaptations de souvenirs antiques dans cet ouvrage d’aspect si moderne, et comme je ne crois pas qu’on les ait souvent indiquées, comme elles sont tout l’opposé de plagiats vulgaires, qu’elles nous montrent au contraire le procédé poétique de Richepin et les ressources de son invention, je prendrai la liberté d’y insister dans cette étude.

Je n’ai pas à apprendre au lecteur ce que contient la Chanson des Gueux : elle a déjà eu plus d’éditions que beaucoup de romans en vogue. Si je rappelle ici la disposition du livre et sa division en trois grandes parties : Les Gueux des Champs, Les Gueux de Paris, Nous autres Gueux, c’est surtout pour avoir l’occasion de dire que Richepin s’est peut-être avisé le premier de composer très rigoureusement un volume de vers.

À regarder de près, ces divisions sont cependant un peu artificielles.

Ainsi, sous la rubrique : Gueux des Champs, l’auteur fait entrer deux sortes de pièces d’inspiration fort diverse. C’est d’abord un groupe de poésies très modernes et, à mon sens, très originales, d’un accent très âpre, mais très fort. Ce sont les Chansons de Mendiants. Elles enferment presque toutes quelque menace sinistre :

Ouvrez la porte
Aux petiots qu’ont un briquet.
Les petiots grincent des dents.
Ohé ! les durs d’oreille !
Nous verrons là-dedans,
Bonnes gens,
Si le feu vous réveille !

J’en découvre au moins deux qui viennent en droite ligne de l’Anthologie grecque. La première est cette pièce de la Flûte qui ouvre la série intitulée : Les Plantes, Les Choses, Les Bêtes.

Je n’étais qu’une plante inutile, un roseau.
Aussi je végétais si frêle, qu’un oiseau
En se posant sur moi pouvait briser ma vie.
Maintenant, je suis flûte, et l’on me porte envie.
Car un vieux vagabond, voyant que je pleurais,
Un matin, en passant, m’arracha du marais,
De mon cœur, qu’il vida, fit un tuyau sonore,
Le mit sécher un an, puis, le perçant encore,
Il y fixa la gamme avec huit trous égaux ;
Et depuis, quand sa lèvre aux souffles musicaux
Éveille les chansons au creux de mon silence,
Je tressaille, je vibre, et la note s’élance ;
Le chapelet des sons va s’égrenant dans l’air ;
On dirait le babil d’une source au flot clair ;
Et dans ce flot chantant qu’un vague écho répète,
Je sais noyer le cœur de l’homme et de la bête.

Voici le canevas de cette broderie exquise. C’est l’œuvre anonyme d’un des innombrables poètes, dont l’anthologie de Planude et celle de Céphalas nous ont transmis quelques feuillets merveilleux, quelques distiques inoubliables : « J’étais un roseau, une plante inutile, ne produisant ni figue, ni pomme, ni raisin. Mais un homme m’a initié aux fêtes de l’Hélicon, en me taillant un bec effilé, en me creusant un étroit canal. Depuis cette initiation, quand j’ai bu un noir breuvage, je suis comme inspiré, et de ma bouche muette il sort toute espèce de paroles et de vers. »

Je n’ai pas besoin d’insister sur la supériorité de l’imitation. Ce n’est pas ici une simple traduction des idées, une reproduction des images du poète ancien ; c’est un développement du thème retrouvé ; c’est surtout une adaptation ingénieuse, exquise, de sentiments nouveaux sous ces formes grecques, les plus belles et les plus pures qu’on ait encore imaginées.

Quelquefois, comme dans la pièce du Bouc aux Enfants, un mot du modèle sert de prétexte à quelque large et superbe amplification. Je ne citerai point la pièce même, que le lecteur connaît sans doute, et à laquelle il sera heureux de revenir, en relisant tout le volume ; mais voici le modèle. C’est une épigramme de quatre vers de la poétesse Anyté, une Grecque qui écrivait trois siècles avant notre ère : « O bouc », dit-elle, « des enfants t’ont mis des rênes de pourpre et ont garni d’un mors ta bouche barbue ; ils se jouent à figurer des courses de chevaux autour de l’autel du Dieu, tandis que doucement tu les portes tout réjouis. » L’expression de « bouche barbue » est devenue, dans Richepin, le point de départ d’une excellente peinture. Il décrit ce bouc, dont on lui a montré un trait : ab ungue leonem. Sa pièce, par là même, perd le caractère antique, la sobriété du détail ; par contre, elle devient un morceau accompli de réalisme vigoureux. Mais c’est ici le point à noter : Richepin a besoin de faire rentrer ces pièces d’origine grecque dans son cadre des Gueux des Champs, et de les rallier, en quelque sorte, à l’opinion communiste qui inspire les morceaux voisins ; il imagine donc que c’est un vieux gueux qui a façonné la flûte, et que les enfants à cheval sur le bouc sont de tout petits mendiants. À ce vieux vagabond comme à ces petits va-nu-pieds la nature est plus douce que la société.

Si Richepin a lu de près les poètes grecs, il n’a pas moins étudié son seizième siècle. Il doit être un des rares auteurs de ce temps-ci qui réciteraient par cœur des pages de Rabelais. Je n’en veux pour exemple que cette pièce, l’une des plus curieuses du volume, et qui a pour titre La Fin des Gueux. Un gueux qui rôde aperçoit dans la nuit ce spectacle assez singulier :

…Le vieux
Faisait une besogne à vous troubler les yeux.
Il avait ramassé, parmi les tombes vertes,
Les pommes de sapin dont elles sont couvertes ;
Dans les petits enclos ravagés et fouillés,
Il avait pris les bois de croix les moins mouillés ;
Puis, pour faire son feu, se construisant un âtre
Avec des os pour pierre et du sable pour plâtre,
Il avait en chenets appuyé contre un mur
Deux tibias posés en travers d’un fémur,
Et, comme s’il était l’esprit du cimetière,
Il se chauffait, assis sur le dos d’une bière.

Je n’ai pas peur que Richepin me démente, si je lui dis que sa pièce, de plus de deux cents vers, a été faite le jour où il s’est avisé de remarquer cette ligne du Pantagruel, au livre II, chapitre 7 : « car les guenaulx (gueux) de Saint-Innocent se chauffoient le cul des ossements des morts. » Et je ne veux pas, en m’exprimant ainsi, diminuer l’idée qu’il faut se faire de Richepin. C’est, au contraire, la marque des imaginations de poètes de faire jaillir ainsi du premier texte venu quelque image inaperçue jusqu’alors, et de l’enchâsser richement dans le vers, comme une pierre de belle eau. Je serais bien étonné, par exemple, que Hugo, qui a tant lu et tant retenu, n’eût pas tiré de Rabelais, lui aussi, son dénouement d’Eviradnus :

« Hé ! dit-il, je n’ai pas besoin d’autre massue ! »
Et, prenant aux talons le cadavre du roi,
Il marche à l’empereur qui chancelle d’effroi ;
Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,
Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue
Au-dessus de sa tête en murmurant : « Tout beau ! »
Cette espèce de fronde horrible du tombeau.

Qu’on relise le chapitre vingt-neuvième du deuxième livre de Pantagruel : « Les géans n’en tindrent compte, voyant que Pantagruel était sans baston (sans armes). Lorsque approcher les vit, Pantagruel prit Lougarou par les deux pieds, et son corps leva comme une picque en l’air, et, d’iceluy armé d’enclumes, frappoit, parmi ces géans armés de pierres de taille et les abatoit comme un maçon fait des couppeaux… Et, à voir Pantagruel, sembloit un fauscheur qui de sa faux — c’estoit Lougarou — abatoit l’herbe d’un pré — c’estoient les géans. — »

Pour revenir à la Chanson des Gueux et à ce que Richepin n’a trouvé chez personne, il faut noter dans la seconde partie du volume toutes les satires sous forme de noëls, de ballades et de chansons. La petite fille qui tousse, le petit mendiant qui s’est « repu de vent » tout le jour de Noël, et qui n’a pas de cheminée où mettre son soulier dur et crevé, la marchande de violettes dont « les bouquets sont couleur des cieux », les vendeurs de mouron, c’est-à-dire la vieille aux jambes de fuseau avec les deux petits qui, trouvant le temps long, « traînent en allant leur talon », voilà des sujets cueillis au bon endroit, et maniés en maître. Que nous sommes loin de la sentimentalité un peu fade d’un Coppée crayonnant les humbles ! Combien ici la plainte est pénétrante, la raillerie amère, le trait mordant, l’impression troublante ! C’est là le meilleur du livre, le chapitre qu’emplit un sentiment — profond sous sa forme discrète — de sympathie pour les déshérités.

Mais il faut tourner la page et arriver à cette longue plaisanterie des pièces en argot. Ce n’est pas une raison, parce que l’on admire Villon, et qu’il a écrit Les Repues franches, pour s’imposer un travail également bizarre, et pour infliger aux lecteurs l’étude d’une trentaine de rébus. C’est à croire que Richepin, qui excellait jadis aux vers latins, a gardé le goût de cet exercice, et qu’armé d’un dictionnaire de la langue verte en guise de Gradus, il a voulu perpétuer, sous une forme nouvelle, ce labeur assez ingénu. Quand il a eu son cahier d’expressions à peu près fourni, il s’est mis en quête de sujets appropriés à son jargon d’emprunt. Mais ceux qui s’indignent de ce qu’il a écrit là, et qui prennent certains mots au pied de la lettre, ne connaissent guère le tour d’esprit mystificateur de Richepin : c’est une de ses facéties ; il en a commis de pires, et de meilleures.

Il y a bien de la fantaisie dans Nous autres Gueux, la partie du livre qui met en scène le groupe des familiers de Richepin : Ponchon, Bouchor, Bourget et autres néo-romantiques. Comme leurs devanciers, ceux-ci ont lu Shakespeare, mais leur héros n’est plus Hamlet le mélancolique, c’est Falstaff, le joyeux buveur. Ils se « gavent » donc du matin au soir, et, du soir au matin, se grisent d’ale, de vin, d’espoirs fumeux et peut-être aussi de rengaines paradoxales. Leur plus grand tort est de nous détourner des misères du début et de nous faire oublier les vrais gueux, ceux qui n’avaient pas une croûte à mettre sous la dent. L’impression du livre en est, on peut dire, affaiblie.

Tel qu’il parut, le livre de Richepin semblait un peu gros ; il a éprouvé le besoin de le grossir, dans ce qu’on appelle l’édition définitive. Cette édition est épuisée, et l’exemplaire vaut déjà quatre fois son prix ; les exemplaires de l’édition saisie sont introuvables. Si j’étais l’auteur, je réduirais le livre à un assez petit nombre de pièces de choix. Mais que ce choix serait exquis et quelles pages achevées, impérissables même, que celles qu’on voudrait détacher pour les loger dans une anthologie, qui nous consolerait d’avoir perdu « la fleur du panier » de celle de Méléagre ! Relisez, avec cette idée, Pâle et Blonde, Mon petit Toutou, etc. ; rapprochez de la première de ces pièces une chanson à boire d’Horace ou le motif sépulcral de Ronsard : « Et mi-nue me verse du vin » ; comparez à l’épitaphe de dom Buchet le petit chien, le Moineau de Catulle, ou tel autre chef-d’œuvre analogue, la Chatte de Remi Belleau : vous aurez de la peine à décider de quel côté est l’avantage, et vous pourrez, sans être mauvais juge, préférer encore l’accent plus nouveau, plus vivant, de la Chanson des Gueux.

II.

En passant de la Chanson des Gueux au roman de Miarka, nous passons seulement d’un poète en vers à un poème en prose. A dire vrai j'aime mieux qu’il en soit ainsi. Ce n'est pas là les vrais romans de Richepin. Madame André, par exemple, soient ceux d’un médiocre psychologue ou d'un écrivain qu'on puisse dédaigner. Je n’apprendrai à personne qu'il y avait dans Madame André des pages de premier ordre, que la conception en était hardie, les analyses fines, et la plupart des tableaux d'un réalisme original. Le livre avait, si je ne me trompe, un défaut qu’on a peu remarqué. Il rappelait, par certain côté, le chef-d'œuvre des Concourt, ce Charles Demailly, peu lu aujourd’hui, sinon des curieux, mais d’où sont sorties tant d'idées qui ont germé, tant de mots qui ont fait fortune, tant de pourpre et d’oripeaux dont d’autres se parent, tant de bijoux d’expressions, tant de cailloux de strass que des trousseurs illustres ont sertis. Richepin, à l’époque de Madame André était encore un peu l’élève de ces bleu maîtres. Dans Miarka il est revenu à sa nature, et il a conçu le livre avec son cerveau de poète, et de poète incontestablement original.

L’histoire est, dans sa première donnée, d’une simplicité charmante. Une Bohémienne fait et grandit dans un village du nord de la France. C’est en vain que les liens de l’amitié, de la reconnaissance forment autour d’elle un réseau comme autour d'un oiseau captif. Exaltée par les récifs et les leçons de la vieille Bohémienne qui l’éleva, elle allumé la venue de la tribu d’où elle est originaire, d’où son père avait été exclu pour s’être métallisé, et où le sort, souvent consulté, lui a prédit qu'elle règnerait. La tribu vient un jour, et la jeune fille part avec soie, aimée du roi des Bohémiens, de ce jeune héros « aux yeux jaunes » qu’elle avait adoré dans la légende et dans le rêve avant de le voir surgir tout à coup dans la réalité.

Tout ce que l’auteur du roman a accumulé de scènes violentes, de tableaux aux couleurs sanglantes, d'effets sinistres et de détails terrifiants n’arrive pas à détruire l'impression de grâces de fraîcheur qui se dégage de la fable même, et qui est le principal, le plus durable attrait de ce volume.

Je sais bien qu’il faut un grand talent pour imaginer el exécuter une exposition de roman comme celle-ci : une voiture de Bohémiens où pourrit le cadavre d’un homme mort depuis trois jours ; une jeune femme, sa veuve, on gésine; une vieille, la mère «lu mort, attendant avec impatience la délivrance de cette malheureuse qu’elle hait pour lui arracher le fruit de ses entrailles et la laisser pourrir par mégarde ou peut-être à dessein : car elle aurait donné à l'enfant du lait d’étrangère. Mais à ce réalisme violent, dont on commence à être un peu moins étonné, je préfère l'idylle exquise et tout à fait neuve du chapitre Miarka grandit ; j’aime mieux ces courses de Miarka et de la Vougne à travers les bois et les ravins, en compagnie de l'innocent Gleude, l’oiseleur merveilleux, qui fait penser au Polyplième amoureux de celle qui ne peut pas se fixer près de lui; j’avina mieux ces entretiens, dans le silence de la nuit, avec les livres mystérieux d’où l’auteur extrait un peu beaucoup de choses, de la botanique, de la pharmacie, des proverbes, mais quatre ou cinq merveilleuses chansons. Celle du savoir, celle de l’eau, celle des nuages, celle de la poussière, celle de la pluie.

La pluie, la pluie aux doigts verts

Joue sur la peau des feuilles mortes

Son joyeux air de tambourin

J’aime encore beaucoup, quoi qu’on en ait dit, cet admirable fragment d’odyssée où les vagabonds impatients s’élancent dans les aventures, à la recherche de la tribu qui tarde à venir, et cette page tragique la recherche de la tribu qui tarde à venir, et cette page tragique de la mort de la Vougne au milieu d'une tempête, avec ce sinistre enfouissement de la vieille Romane dans la boue crayeuse d'une lande. On a rappelé, à propos de cet épisode, la scène fameuse du Capitaine Fracasse, l'ensevelissement du Matamore sous un linceul de neige dans le désert où le char de ce nouveau roman comique manque périr avec tous les voyageurs. Ce rapprochement meme donne plus que toute autre chose la mesure du grand talent de Richepin. Les pages de Gautier sont des plus belles qu'il ait écrites; on peut les relire et ne pas sentir diminuer le plaisir et l'admiration que cause toute cette partie du roman de Miarka.

Le livre finit sur une scène d'amour d'une grâce poétique telle qu'il faudrait, pour en re- trouver l'équivalent, remonter aux pastorales bibliques, aux effusions passionnées de la Sulamite et de son amoureux. « A ce moment, le roi se dressa. Suivant l'usage, après la chanson de bienvenue chantée par les Romanis, il devait à son tour improviser quelques vers à sa fiancée. Tandis qu'elle le regardait, souriante, presque agenouillée devant lui, il chanta d'une voix chaude et douce :

C'est toi, je t'ai reconnue

Aux serpents de tes cheveux,

Aux saphirs verts de tes yeux,

C'est toi, je t'ai toujours vue !

Toujours ton image a lui

Dans les astres de mes nuits.

C'est toi, je t'ai attendue !

Ton amour est arrivé.

Vivant ce que j'ai rêvé.

C’est toi t contre ma peau nue

Tout ton corps frissonnera,

Et mon sang te brûlera.

C'est toi ! sois la bienvenue !

Je veux mourir épuisé

Dans un linceul de baisers.

A son tour Miarka se leva. Là-bas, derrière elle, le village disparaissait, le village ou avait fleuri son enfance ... Un soupir de regret lui gonfla le cœur, et elle eut envie de tourner la tète pour adresser à sa patrie passagère un suprême adieu.

Mais le roi la regardait avec ses beaux yeux jaunes, pailletés d'or et flambants d'amour. Et alors, se dressant jusqu’à ses lèvres, elle le baisa longuement, puis chanta cette chanson improvisée qui racontait l'histoire mème de sa vie :

Miarka nait. Miarka grandit.

Miarka s'instruit. Miarka n'aime pas.

Miarka se défend. Miarka s'en va.

Miarka était une hirondelle

Qu'on avait mise dans une cage.

Et les hirondelles n'y vi vent pas.

Un jour le vent est arrive.

Il a ouvert la porte de la cage.

L'hirondelle est repartie dans l'orage.

L'orage est beau. L'orage est libre.

Il a les cheveux en noirs nuages ;

Il a des yeux aux prun les de cuivre.

Ne pleurez pas sur la cage ouverte.

La petite hirondelle est heureuse.

Elle a des ailes, c'est pour s'envoler.

Elle s'envole dans la tourmente.

Dans les aventures, dans le vent qui pas.

Dans la liberté, dans l'amour.

III

Le drame de Nana-Sahib a eu contre lui les dispositions d'une critique en général hostile, et voici la meilleure preuve de cette hostilité. La première représentation a été un grand succès. Les acteurs ont été rappelés à chaque acte ; des applaudissements très nourris et réitérés ont accueilli à la fin le nom de l'auteur. Le lendemain, la plupart des journaux constataient un échec.

Qu'ils eussent trouve la pièce mauvaise, c'était leur droit comme c'est le nôtre de voir la une œuvre éminente ; mais qu'ils aient donne un compte-rendu inexact de la soirée, cela n'est plus de bonne guerre, et toutes les imprudences de Richepin ne justifient pas ces sortes de représailles.

La plus grave de ces imprudences, nos lecteurs l'ont peut-être oublie, c'est la préface de la Glu. Au lendemain de la représentation de sa pièce réaliste, Richepin, mécontent de quelques feuilletons, crut à propos de rééditer la fameuse injure adressée aux critiques par Théophile Gautier dans la preface de Mademoiselle de Maupin. II écrivit un apologue oriental assez joli sur l'impuissance des lundistes. Ceux qu'il avait traite d'eunuques ont tire leur grand coutelas, et, comme dirait Jean des Entomeures, ils se sont délectés à « égorgeter » Nana-Sahib.

Aux yeux de presque tous, le grand tort du drame, c'est de n'être pas une pièce bien faite. N'en finirons-nous pas avec ce préjugé que nos habitudes dramatiques ont fait naitre et que notre critique se charge d'entretenir, à savoir qu'une pièce de théâtre est une sorte de meuble a compartiments, une pièce de menuiserie compliquée, et que les chefs-d'œuvre, les morceaux de maitre en ce genre sont les bibelots industrieux d'un Scribe ou de tout autre ébéniste acccompli ? Si une Chaine est l'idéal dramatique, si tout ouvrage de théâtre qui n'est pas agencé et chevillé de la sorte n'est pas bon, il faut retirer le nom de tragédie à presque toutes les pièces du théâtre grec ; il faut, dans le théâtre de Shakespeare, ne laisser l'étiquette de drame qu'à deux ou trois de ses œuvres, et même, à la grande rigueur, qu'a l'unique pièce d'Othello. Cette préoccupation de la structure, de la charpente, qui est le plus sérieux effort de nos écrivains en tout genre, ce fanatisme de la composition, qui est l'erreur de tout notre art français, cette superstition de l'unité ou plutôt de l'uniformité, qui est le péché mignon de notre critique, il serait bien à souhaiter qu'un écrivain autorisé prit à tâche d'en démontrer la puérilité.

C’est bien la peine d’avoir fait une révolution romantique, une réaction réaliste, et d’avoir ferraillé sous toute espèce de drapeaux pour en revenir à des jugements aussi exclusifs que pourraient l’être ceux des abbés d’Aubignac : « Voyez, s’écrient ceux qui devraient conduire et non pas suivre le public ; voyez, jeunes gens, ce que c’est que la puissance des règles, et combien une pièce banale, mais bien faite, est sûre de son effet. Discite et erudimini. » Est-ce là le langage de la vraie critique ? N'a-t-elle pas un ròle plus noble et plus utile à remplir que celui de tâter ainsi le pouls du gros public, et d'adopter ses préférences vulgaires et de se rallier à ses mesquines exclusions?

« Ris donc, parterre; ris donc, » disait Molière à son public bien moins nombreux, bien plus apte

à juger des véritables mérites, mais qui cependant s'égarait lui-même en matière de goût.

« Voilà qui est beau et bon, en dépit de votre surprise », devraient dire aux spectateurs ceux qui ont des chances d'être écoutés et d'être pris au mot. Ils le disent, il est vrai, mais ils semblent préférer le dire après ou d'après tout le monde.

L'objection connue « quand tout le monde a tort, tout le monde a raison » n'en est pas une. Rien n'est plus facile à guider que la foule quand il s'agit d'art. La preuve en est dans cette fortune bizarre de Nana-Sahib. Le premier soir, succès incontestable ; le lendemain, enterrement par les journaux ; depuis, salle froide et réservée, qui n'ose applaudir de peur du ridicule, qui ricane de temps à autre aux passages un peu hardis d'ex- pression. Sentant le désarroi, l'auteur se jette à l'eau et se décide à jouer le principal rôle, comme Molière revenant dire son sonnet ; les applaudissements du premier soir éclatent de nouveau.

Qu'aurait-il fallu pour que la pièce allât aux nues, c'est-a-dire eut le même nombre de représentations que menace d'avoir le Maitre de forges ? Il eut suffi qu'un Weiss et un Sarcey se fussent décidés tout des premiers à la louer très franchement. Le feuilleton de Francisque Sarcey est venu un peu tard, et bien qu'il marque son estime pour l'œuvre de Richepin et le grand cas qu'il fait de son talent, de sa forme imagée, hardie et vigoureuse, il reste là un parti-pris classique ; il aurait fallu faire grâce à l'auteur de Nana-Sahib de la formule étroite d'après laquelle ont composé surtout nos dramaturges français.

Pour laisser de côté les critiques de détail, on blâme Richepin d'avoir confondu les genres, d'avoir mis dans sa pièce de la poésie lyrique, des fragments d'épopée, de la musique, de la danse, des décors de féerie. Savez-vous que c'est là un reproche dont il aurait lieu d'être fier, si le public naïf ne devait pas le prendre trop au sérieux ?

Aristote pensait qu'une bonne tragédie doit justement contenir tout cela. C'est la vraie formule du drame antique. Les anciens louaient Eschyle de rappeler l'Iliade et l'Odyssée par la splendeur de ses récits épiques, et lui-même appelait modestement ses œuvres « les miettes du festin d'Homère ».

Quant au lyrisme de l'Orestie, du Prométhée, des Sept chefs devant Thèbes, je crois superflu d'y insister. La musique et la danse accompagnaient ces chœurs inimitables. Les scènes se déroulaient dans un cadre gigantesque, illuminé de splendeurs naturelles, avec lesquelles tous les Rubé et Chaperon du monde ne luttent pas. Quand un auteur arrive avec une œuvre composée d'après de tels modèles, il faut, pour s'en plaindre, avoir dans le cerveau des cellules fortement impression- nées par la tradition des Campistron et des La Harpe.

D'autres s'attaquent au style et lui reprochent de ne pas avoir la platitude de celui de tel drame

a la mode. Quelques vers, qui pour le ton rappellent ceux de la Légende des Siècles, ou des Quatre Vents de l'esprit, et qui, pour être mal déclamés, n'en sont pas moins beaux, ont paru étranges. Le style est précisément la qualité inattaquable de cette œuvre. Il procède directement de la conception des caractères : d'une part, les Hindous avec leurs images colorées et ardentes, de l'autre les Anglais avec leur sècheresse hautaine et leur formalisme orgueilleux.

C'est là le principe général ; mais, dans l'application, que de nuances intéressantes à saisir, et qu'il serait seulement juste de signaler, non plus au parterre, comme autrefois, mais plutôt au publie plus illettré des gens du monde ! Voici le héros de la pièce, Nana-Sahib avec ses emportements passionnés, soit que sa haine de l'étranger, longtemps contenue et dissimulée par une sorte de complicité criminelle, éclate enfin en véritables transports et se marque par des flots d'éloquence brulante autant que par des actes inouïs, soit que son amour pour Djamma s'exhale en effusions de tendresse heureuse, ou jaillisse en traits violents, en paroles heurtées, en imprécations de de jalousie sauvage. Voici Djamma, d'abord poétique et idéale comme une héroïne des antiques poésies de l'Inde, comme une Saïvala, puis ardente et jalouse comme une Hermione, enfin fidèle au souvenir de celui qu'elle a aimé, et mourant comme une Didon virgilienne, mais une Didon plus heureuse, puisqu'en montant les degrés du bucher, elle étreint entre ses bras son farouche amoureux. Et l'ascète, le yogui, dont la bouche souffle des imprécations, et qu'un des personnages de la pièce compare à un prophète hébreu, mais qui, dans sa fureur sanguinaire, ressemble plus encore à quelque prêtre du dieu Moloch, l'idole punique qu'on nourrissait de chair humaine.

Par une chance heureuse, toute cette couleur que le poète a répandue dans son œuvre, il a pu la réaliser jusque dans les moindres détails de l'exécution. Les décors, les costumes, les accessoires, sont d'une richesse et d'une beauté fastueuses, et ici l'effet produit par le pur spectacle est d'un ordre vraiment élevé. Il n'est pas si aisé qu'on le croit de sortir du médiocre en matière de figuration. Ce n'est pas affaire de paillon, de feux de Bengale ou de lumière électrique. Par exemple, au moment où Djamma entre en scène, sur ce palanquin du dix-huitième siècle, dans sa toilette orientale de paravent Louis XV, avec un œillet rouge aux mains, un de mes amis, placé à mes côtés à la représentation, reconnaissait et croyait voir se détacher la figure principale de la merveilleuse tapisserie du château de Boussac ; et les amateurs d’art peuvent, à ce souvenir, estimer la valeur du « tableau vivant », qui se déroulait sous nos yeux.

On pourrait multiplier les preuves et montrer au public combien, s’il était juste, il devrait de reconnaissance à l’étrange et fantasque actrice qui, loin de spéculer sur les œuvres d’esprit comme un barnum vulgaire, prodigue toutes les ressources et fait appel à toutes les inspirations pour donner aux Béotiens comme aux Athéniens de Paris une impression de tous points artistique.

Ernest Dupuy

Avril

Henry Houssaye, « Le roman contemporain », Journal des débats politiques et littéraires, 22 avril 1884, p. 3-4.

[…]

III.

Avant d'en venir à ces hommes de rigoureuse doctrine qui prétendent renouveler le roman moderne par l'expérimentation et le document humain, il faut parler de quelques romanciers trop souvent classés à tort parmi les naturalistes. Certaines analogies de détail dans les procédés expliquent la confusion, mais on s'abuserait en regardant ces écrivains comme des représentants de la nouvelle Ecole.

S'il suffisait d'être un analyste et un peintre pour être incorporé dans l'escouade des naturalistes, l'escouade deviendrait vite un régiment, et M. Alphonse Daudet en aurait le commandement au même titre que M. Zola ou que M. de Goncourt. Mais il va de soi que l'analyse et la description n'appartiennent pas en propre aux naturalistes. Et, d'ailleurs, M. Daudet regarde peu à la physiologie ; c'est surtout un psychologue. Chez lui, la faculté de l'observation n'est point développée au détriment du sens critique. Il pense, comme George Sand, qu’il ne faut choisir dans le réel que ce qui vaut la peine d'être raconté. S'il lui arrive de composer des romans, un peu à l'aventure, par tableaux juxtaposés, témoin le Nabab et Numa Roumestan, il sait aussi concentrer l'action, témoin Fromont jeune, et surtout l'Evangéliste. M. Alphonse Daudet a de la poésie, du charme, de la chaleur, de la sensibilité ; il sympathise avec ses personnages, et, pour nous émouvoir, il suit le conseil d'Horace : Si vis me flere... Toutes ces qualités-là sont des hérésies esthétiques, selon les naturalistes. Par quoi M. Alphonse Daudet se rapproche quelquefois d'eux, c'est par la recherche et la complication raffinée du style, les savantes tortures infligées à la langue. On n'ignore pas, en effet, que la suprême caractéristique du naturaliste est le plus profond dédain pour le style naturel.

Comme M. Emile Zola, et même avant M. Emile Zola, M. Jules Claretie s'est avisé de romans qui fussent surtout des tableaux de la vie contemporaine. C'est ainsi qu'il a montré le monde politique dans le Renégat et Monsieur le Ministre, le monde des ouvriers dans le Train 17 et la Maîtresse, le théâtre dans le Troisième Dessous, la galanterie dans Mademoiselle Cachemire, l'hôpital dans les Amours d'un interne. Avant de concevoir le drame, M. Jules Claretie conçoit la scène ; les personnages ne sont créés que pour motiver les décors et la foule des comparses. De là, la prolixité des expositions, l'abondance des détails, la multitude des épisodes, le luxe des descriptions. Sur ce point, M. Claretie se rencontre avec les naturalistes, mais il s'en sépare sur tous les autres. Bien que le sujet proprement dit ne soit pas chez lui l'idée première du roman, ce sujet, il ne s'épargne point à le chercher avant de se mettre à l'œuvre, et il le trouve touchant ou dramatique, et il le développe d'une façon intéressante. M. Jules Claretie ne fait point fi de l'idéal. Il estime avec La Bruyère et avec Voltaire que tous, les tableaux ne sont point bons à montrer. Il oppose les sentiments aux instincts, l'effort vers le bien au mal irrémédiable ; il proteste au nom du libre arbitre contre la loi de l'hérédité, cet avatar de la Fatalité antique. M. Guy de Maupassan.t est un conteur qui a de l'imagination, de la largeur, de l'abandon, de la verve. C'est plus qu'il n'en faut pour le mettre hors des rangs naturalistes. Il manie la plume avec légèreté et vivacité, au contraire de M. Zola, qui semble écrire avec un soc de 'char rue. Si ce n'étaient l'inconvenance de certaines scènes et un choix d'héroïnes qui sortent trop souvent de la Maison Tellier, on n'aurait jamais pensé à voir dans les romans et les Nouvelles de M. de Maupassant des œuvres naturalistes. M. Jean Richepin est physiquement et psychologiquement un sanguin. C'est un chaleureux et un emporté, un homme de premier jet et de spontanéité. Il diffère ainsi des greffiers naturalistes, qui sont, dans l'ordre littéraire, ce que les animaux à sang froid sont dans le règne animal. Supprimez de Madame André quelques mots trop crus et quelques tableaux trop passionnés, et vous ne trouverez plus dans ce remarquable roman le moindre vestige de naturalisme. Dans la Glu, qui est bien loin de valoir Madame André, la donnée, les personnages, le dénouement à coup de merlin sont tout à fait romantiques. Romantiques aussi, absolument romantique est cette scène de Une Vie, de M. de Maupassant, où le mari outragé enferme les deux amants dans une cabane de berger, asile de leurs amours, la roule jusqu’au bord d’une falaise et la précipite sur les brisans.

[…]

Mai

Octave Robin, « Le Livre du Désespoir », Le Voltaire, 12 mai 1884, p. 1.

Lassé, excédé de fades ou sottes lectures, j’ai ouvert les Blasphèmes, de Jean Richepin, et dès les premiers mots j’ai poussé un cri d’allégresse :

Enfin !...

Enfin, le voilà le livre attendu qui va nous arracher à la torpeur littéraire, au train-train des œuvres « vécues », aux études documentaires de la vie courante, dans lesquelles les petits Christophe Colomb du naturalisme nous expliquent, avec une candide proximité, ce que c’est que la terrasse d’un café des boulevards, ce qu’on y boit et ce qu’on y voit ; découverte sans prix.

Il y a belle lurette qu’elle nous fait bâiller, l’école des relents, des buées et des coups de lumière crue qui mettent comme des taches !...

Il va falloir songer à tirer d’une autre futaille, car on demande du nouveau, n’en fût-il plus au monde. Mon avis est qu’il n’y en a plus, mais il y a des façons de recommencer qui valent presque le vrai neuf.

C’est ainsi que M. Jean Richepin a repris pour son compte le romantisme le plus truculent ; il l’a fourbi, repeint de couleurs féroces. Il y a incrusté, en un précieux travail, des termes que 1830 ignora, et d’un seul coup, d’un bond prodigieux, il s’est élevé jusqu’aux étoiles d’un ciel également inconnu des astronomes et des compulseurs de théogonies, quelque chose comme l’empirée de la Désolation.

Son procédé est d’une simplicité extrême. Il a commencé par détruire (il nous en fait l’aveu) tout ce qui existe en ce monde et tout ce qu’on peut admettre, par hypothèse, dans les mondes extérieurs. Les croyances, la morale, la société, la famille, le droit, la propriété, le matérialisme, le positivisme, le spiritualisme sont tour à tour tombés sous ses coups.

Après avoir accompli ce formidable abattage, il s’est senti très seul au milieu du néant, dans les ténèbres qui couvraient la face de l’aime, et il a éprouvé le besoin de procéder à une nouvelle Création du ciel et de la terre ; mais le découragement ne l’a pas abandonné ; il s’est dit : A quoi bon ! ce serait toujours à recommencer, — et il s’est assis avec accablement sur son beau volume grand in-quarto.

Je ne me ferai pas tirer l’oreille pour reconnaître que cette effroyable démolition n’était point le fait d’une manette et qu’il fallait un ouvrier bien râblé pour s’en tirer congrûment.

Juger et condamner l’humanité, et écrire, en vers superbes, la Bible de l’anathème universel, c’était atteindre de prime saut aux dernières limites de l’extraordinaire.

Je me demande ce que M. Jean Richepin pourra bien écrire après cela sans déchoir.

Une tâche pareille n’allait point sans quelques difficultés. La première consiste à faire croire à la sincérité de ce déchaînement de malédictions lyriques contre tout ce qui est. M. Jean Richepin l’a senti et, dans une courte préface, il s’est porté au devant des critiques, les défiant, en jeune dieu que les faibles humains pourront braver un instant, mais devant lequel ils devront finir par courber leurs fronts humiliés !

— Je m’attends, dit-il, à tous les malentendus, volontaires ou non, et d’avance, je me croise les bras devant toutes les haines.

Eh ! mon cher Richepin, quelle mouche de l’Hymette vous a donc piqué au front ? Des haines ?... Toutes les haines ?... Connaîtriez-vous assez mal votre temps pour ignorer que les haines philosophiques ou littéraires sont éteintes — ce qui, du reste, est un malheur — et que tout au plus on court le risque de faire éclore des sourires si l’on s’avise de se croiser les bras, à l’instauré de Polyeucte, aux approches d’un martyre imaginaire.

Que pouvez-vous craindre, en réalité ?

Que des critiques naïfs retournent contre vous une partie des anathèmes que vous venez de lancer, en une gerbe de feu, sur la pauvre humanité ? Mais c’est là, je suppose, votre vœu le plus cher. Vous avez soif du martyre ; vous l’appelez de toutes les forces de votre âme tourmentée, et avec des rimes d’une richesse asiatique dont Nana-Sahib eût volontiers fait des colliers et des rivières pour parer son hiératique Djamma.

Déjà vous avez pu goûter la volupté du doux supplice. Dans leur feuille, « qui sent la crasse et non l’billet », les héritiers déshérités de Louis Veuillot proclament que vos Blasphèmes sont « le dernier terme de l'immonde et du démoniaque ! » Démoniaque ! Hein ?... Pas banal, ceci. Ab ! gourmand, vous vous en pourléchez avec délices.

— Je me demande, dites-vous, à qui ma sincérité ne sera pas désagréable.

A qui ? Mais à tous ceux qui aiment les beaux vers sonores, l’originalité puissante, et que ne fâche point la véhémence préméditée, quand elle s’accorde avec un art supérieur.

Ceux-là liront avec admiration votre magnifique prologue, qui se termine par la belle image du poète heurtant avec désespoir contre « l’ouvrable porte », contre « l’obstacle abhorré » ; ils rapprocheront de chefs-d’œuvre que je ne veux point désigner par égard pour votre modestie le merveilleux poème du Juif-Errant ; dans la Mort des dieux et dans la Chanson du sang ils choisiront pour les relire quelques pages d’une grandeur et d’une brutalité surprenantes, où vous avez accumulé tout ce qui pouvait provoquer la surprise et le holà !

Au milieu de ce torrentueux débordement d’idées élevées, cyniques, profondes odieuses, ingénieuses, folles, gouailleuses, élégantes, triviales, émues, qui roulent pêle-mêle à grand fracas, entraînant dans leurs ondes la Raison à demi noyée, quelques humbles Philistins, dont je suis, resteront confondus devant cette musculeuse fantaisie d’un vigoureux artiste surmenant toutes les forces de son être pour parvenir à « épater le bourgeois ».

Si j’aimais moins le talent tout à fait exceptionnel de M. Jean Richepin, je ne m’attarderais pas à rechercher le secret mobile de ses fureurs contre toutes les choses humaines. Je me bornerais à signaler son livre et je dirais : « Voyez, cherchez là-dedans votre vie ; il y a de tout, sauf du calme et de cette vieillerie démodée qu’on appela : le bon sens. »

Mais depuis longtemps j’ai reconnu en ce poète une force peu commune, unie à une très subtile habileté. Quand il chanta la Chanson des gueux, il traça clairement la voie qu’il allait suivre.

Faire simplement de beaux vers ? A quoi bon ? D’autres en ciselaient à volonté avec un art impeccable. Affiner encore le raffiné, repolir l’or bruni des rimes étincelantes, sertir avec plus d’exquise dextérité les pierres fines dans le plus pur métal, était une œuvre vaine : les maîtres lapidaires ne manquaient pas. Ce qu’il fallait pour ameuter la foule, c’était du violent, du brutal, de l’exaspéré, du farouche, le sacré-chien rimé, le poétique tord-boyaux. De là la Chanson des gueux, puis les Blasphèmes, que voici.

Ces Blasphèmes sont l’œuvre rare ou tout concourt à étonner. C’est une négation emportée de toutes les conceptions humaines, qui se termine par une superbe invocation au Christ futur, à celui qui viendra, M. Jean Richepin en a la parfaite assurance. Il le lui dit sans le connaître, il l’appelle : le dernier né des dieux, et il lui promet la croix, non celle de la Légion d’honneur, dont il n’aurait que faire, mais celle d’un nouveau Golgotha qui terminera logiquement le grand et inutile apostolat.

Ce nouveau rédempteur retrouvera parmi les hommes le Doute (le fameux Doute de 1830), et il souffrira, lui aussi, sa passion : 

Oui, oui, je te le dis, moi qui ne suis qu'un homme,
De quelque nom sacré que l’avenir te nomme,
Et quand même ce nom en cantiques fervents
Aurait pour le chanter l’orgue des quatre vents,
Oui, oui, je te le dis et je te le répète,
Comme un coup de sifflet s'entend dans la tempête
Et domine à lui seul les flots en hourvari,
Dans ton triomphe tu n’entendra que mon cri ;
Et, maigre le troupeau des bedon les Madeleines
T’enveloppant de leurs cheveux, de leurs haleines,
Tu sentiras perler à ton front pâlissant
Les horribles rubis de la sueur de sang.
Oui, oui, tu souffriras tout ce qu’a souffert l’Autre !
Et c’est pourquoi dans mon blasphème je me vautre
Comme un lion s’étend sur sa proie et la mord.

Ainsi, plus d’espoir ; les Christs pourront succéder aux Christs sans que l’humanité retrouve sa foi à jamais perdue. C’est un triste avenir ; mais il faut s’en consoler en songeant que ce destin funeste aura du moins inspiré à M. Jean Richepin des vers de très haute valeur.

Au surplus, à quoi bon insister ? Le livre de M. Richepin est intitulé : les Blasphèmes ; le poète ne nous a pas pris en traître ; mais, par Jupiter, voilà un mortel qui s’entend terriblement bien à blasphémer !

Octave Robin.

Ferdinand Brunetière, « Revue Littéraire – Les Blasphèmes de Jean Richepin », Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 63, 1884, p. 695-705.

Si le bruit que l’on fait en ce monde était toujours en raison du désir que l’on a d’en faire, mais du mal surtout que l’on se donne pour le faire, personne assurément, depuis quelques années, n’en aurait fait ou dû faire davantage que l’auteur des Blasphèmes et de la Chanson des Gueux : M. Jean Richepin. Car à quels moyens bizarres ou violents n’a-t-il pas eu recours pour ameuter les badauds à ses trousses ? Mais à quelles excentricités, — en prose comme en vers et au théâtre comme dans le roman, — ne l’a-t-on pas vu se livrer pour étonner, alarmer, et scandaliser le bourgeois ? Voyez cependant l’infortune ! Le bourgeois est demeuré calme aux provocations de M. Jean Richepin c’est à peine si quelques naïfs ont fait mine de s’émouvoir; les autres, même à Miarka, la fille à l’ourse, et même à Nana-Sahib, encore qu’interprété par M. Richepin, n’ont donné qu’une attention distraite ; et maintenant, pour l’achever, en attendant que les Blasphèmes succombent à leur tour sous la même indifférence, voici que ceux qui s’y laissent d’abord séduire les louent, en vérité, comme si c’était la première fois que le nom de M. Richepin éclatât en public ! Plaignons sincèrement M. Jean Richepin. Était-ce donc la peine, depuis tantôt dix ans, d’avoir quotidiennement « éventré » quelqu’une des idoles du bourgeois, pour que ce bourgeois n’ait pas l’air de s’en être aperçu ni douté seulement ? Comment va-t-il falloir s’y prendre pour tirer le philistin de la sérénité de son scepticisme ? Et si les Blasphèmes n’y réussissent pas plus que la Chanson des Gueux, quelle ressource d’agitation restera-t-il à M. Jean Richepin ? Déception douloureuse, déception lamentable, et lamentable à ce point que je voudrais ici, ne fût-ce que pour complaire à M. Richepin, pouvoir m’indigner et crier, comme il dit, à la garde. Et en effet je m’indignerais, et très volontiers, s’il {696} ne dépendait que de moi, mais malheureusement cela dépend aussi du livre, et, pour valoir ce qu’il en coûte à se fâcher, le livre est décidément trop faible, tranchons le mot : il est trop médiocre.

Ce n’est pas que dans ces Blasphèmes, comme jadis dans sa Chanson des Gueux, — je ne puis dire dans ses Caresses, — M. Richepin n’ait fait preuve de quelques qualités de poète. Dans ce gros volume de trois cent quarante pages, et en y cherchant bien, il se rencontrerait plusieurs beaux vers. Mais qu’est-ce qu’un beau vers ? Les tragédies de M. de Voltaire, Zaïre, Mérope, Alzire, Tancrède étincellent de beaux vers ; j’ai ouï dire qu’il n’en manquait ni chez Luce de Lancival ni chez Parseval-Grandmaison, j’en ai moi-même découvert dans la Panhypocrisiade de Népomucène Lemercier ; et tout le monde peut vérifier que, sur le catalogue de l’éditeur Lemerre, ils sont bien une centaine au moins qui chacun ont fait plusieurs beaux vers : ils n’en sont pas pour cela plus modestes ; mais, en revanche, ils n’en sont pas plus illustres. De préférence aux beaux vers, et quand il y en aurait davantage, j’aime donc mieux louer, dans les Blasphèmes aussi bien que dans la Chanson des Gueux, une langue plus nette, plus ferme en son contour, plus précise enfin qu’il n’appartient communément à nos petits poètes. Dirai-je que Villon, François Villon lui-même, eût pu signer quelques pièces de la Chanson des Gueux ? Mais je sais au moins, dans les Blasphèmes, une ou deux inventions burlesques que Saint-Amant eût sans doute enviées à M. Richepin. Nous ne refusons pas, comme on voit, de lui rendre justice. À ces qualités de poète joignons donc maintenant de réelles qualités de rhéteur. En dépit de ses fugues « au pays de Largonji, » M. Richepin n’a pas tout à fait oublié les leçons de son École normale. Il sait développer un thème et conduire une idée, pousser à bout une énumération, répéter plusieurs fois la même chose, et remplir avec des mots les intervalles de l’inspiration. Ce n’est certes pas un talent qu’il convienne de dédaigner ; c’est toutefois un art dont il faudrait prendre garde à ne pas abuser. Si l’on veut, par exemple, exprimer ce que les philosophes appellent l’universalité de l’idée de Dieu, est-il bien nécessaire de faire successivement défiler devant nous,

Les mystiques Hindous, enfants des forêts vierges...
Les Perses enivrés du jour et de la flamme...
L’Égyptien troublé par le regard des bêtes...
Les Pélasges dévots aux cavernes...
Les barbares venus du bout des steppes vagues...
Le Juif toujours en lutte avec l’âpre colère
De Jéhova...
Le chrétien amoureux du squelette et des tombes...

Ce procédé, tout énumératif et tout analytique, n’est certainement pas d’un poète. Est-il même d’un rhéteur ? et, s’il fallait le nommer de {697} son vrai nom, ne serait-il pas plutôt encore d’un excellent rhétoricien ? Aussi, quand je vois l’abus que M. Richepin en fait dans ses Blasphèmes, suis-je tenté de croire qu’il y a dans ce volume bien des pièces déjà vieilles de plusieurs années, et comme qui dirait trop d’exercices d’écolier, — du temps que M. Richepin appliquait à des sujets défendus les leçons de ses maîtres. Il est au moins certain que la facture générale de la Chanson des Gueux était infiniment plus large et plus libre que celle des Blasphèmes. Là-dessus, je me reprocherais de ne pas ajouter que, s’il sait développer une idée, M. Richepin sait aussi composer un volume. Comme sa Chanson des Gueux et ses Caresses même, ses Blasphèmes se tiennent ; on y discerne un commencement, un milieu et une fin. C’est ce qui donne parfois l’illusion de l’ampleur du souffle et de la longue haleine. Je dis l’illusion et l’illusion seulement, parce qu’au fond, comme tous les rhéteurs, M. Jean Richepin compose par le dehors. Il commence par se tracer un cadre, et ce cadre, il songe alors à le remplir, et avec du temps, de la patience et de la « virtuosité » surtout, en effet il le remplit. Après tout, cela vaut peut-être encore mieux que de n’avoir pas de cadre du tout. Les poétereaux d’aujourd’hui ne se doutent pas comme nous sommes lassés des confidences et des confessions dont ils nous assassinent, madrigaux ou sonnets, idylles ou élégies qui ne sont qu’autant de feuillets détachés du livre banal de leur vie. Cette science relative de la composition, ai-je besoin de dire que c’est toujours à la discipline de l’École normale que la doit M. Richepin ?

Mais s’il fait beaucoup d’honneur à ses maîtres de rhétorique, l’auteur des Blasphèmes en fait peut-être moins à ses maîtres de philosophie. Les mots sont gros, dans son livre, il faut en convenir, mais les idées y sont bien minces. Assurément, si les doctrines que M. Richepin s’est proposé « de frapper jusque dans leurs avatars les plus subtils ou les plus séduisans » n’avaient jamais dû soutenir de plus rudes assauts que les siens, beaucoup d’entre elles seraient aujourd’hui moins branlantes qu’elles ne le sont; mais si c’est là ce qu’il appelle « être allé plus loin que l’on ne fît jamais dans la franche expression de l’hypothèse matérialiste, » c’est vraiment de sa part une grande ingénuité, qui ne va ni sans quelque ignorance de l’état des questions, ni sans quelque ingratitude pour Lucrèce, — après l’avoir tant imité. Et puis on ne se dit pas de ces choses-là à soi-même ; on ne se les dit pas même quand on aurait le droit de les penser ; et à plus forte raison, quand, comme l’auteur des Blasphèmes, on ne l’a vraiment pas. Lorsque l’on n’a rien trouvé de plus neuf, de plus original, de plus fort « pour tuer l’idée de Dieu » que de sommer Dieu, s’il existe, de se prouver sur l’heure en foudroyant Jean Richepin, cela peut bien fournir une strophe ou deux, plus ou moins heureusement frappées, mais on a donné du même coup sa mesure, et je ne vois pas {698} pourquoi l’on refuserait de croire à la descente parmi les hommes de Krichna, le Purucha suprême, ou aux cinq cent cinquante naissances de Çakya-Mouni, le Boddhisattva. Dix lignes de Voltaire, bien choisies, ou une page de Diderot, prise au hasard, contiennent plus de venin que tous les Blasphèmes de M. Richepin. C’est que, pour blasphémer utilement, j’entends pour opérer des conversions à son absence de doctrines, il lui faudrait une consistance, une autorité de penseur qui ne s’acquièrent pas précisément à jouer Nana-Sahib ni à écrire la Glu, ou au moins, à défaut d’une telle consistance, une originalité qu’il ne nous a pas été possible de découvrir dans les Blasphèmes.

Il n’y aurait que demi-mal si l’originalité de la forme rachetait ici la pauvreté du fond. Les poêtes, après tout, ne sont pas tenus d’être si grands clercs en matière de métaphysique ; d’autres qu’eux trouvent, combinent, et en les combinant diversement renouvellent les idées ; on estime que les poètes ont assez fait pour elles de daigner les reprendre et les revêtir d’une forme qui les éternise. Les Blasphèmes n’éterniseront rien, pas même l’impiété de M. Jean Richepin, attendu que si le fond n’en vaut pas grand’chose, la forme n’en vaut guère mieux. La langue en est généralement bonne, comme nous l’avons dit, mais le vers de M. Richepin est généralement dur. Il sent l’effort ; l’effort pénible et laborieux. Avec cela le remplissage y abonde, et depuis longtemps on n’avait vu pareille accumulation d’épithètes à la rime.

Où je vais ? Au pays fabuleux des chimères,
Vers les cieux enchantés ou les âmes en fleurs
Sont divins rossignols et non merles siffleurs,
Où nulle volupté n’a de rancœurs améres,
Que l’on ne connaît point les plaisirs éphémères,
Que suivent pas à pas les regrets querelleurs.

C’est de la prose habillée d’adjectifs.

Je viens vous confier mes angoisses secrètes...
……………………
Vous êtes des essaims d’abeilles travailleuses...
……………………
Et quels mots délirants, quels râles insensés...
Des anges effarés, lamentables et beaux...
Je le réchaufferais sur mon cœur impavide...
Ah ! ne la laissez pas dans les deux infinis...

Il va sans dire que, comme nous avions pris les six premiers vers dans un seul sonnet, c’est dans une seule pièce aussi, la Requête aux étoiles, l’une des plus remarquables du livre, que nous prenons ceux-ci. On se demande quelquefois ce que valent ces brevets d’habileté technique {699} et de science de leur métier que nos poètes comme nos peintres se décernent entre eux ; et pour peu que l’on aille au fond des choses, on se prend à douter que le métier soit si complètement possédé, l’habileté si entière. Pas plus comme « dompteur » de rimes que comme « dompteur » d’idées, je ne trouve M. Richepin « très fort » et il ne l’est pas plus comme « dompteur » de rythmes que comme « dompteur » de rimes. Quand, par exemple, on me dirait que l’abus des vers imparisyllabiques révèle un métricien de premier ordre, je persisterais à croire que les vers de cinq, sept, neuf et onze pieds ressemblent furieusement à de la prose mal cadencée :

En route ! En marche ! Déjà
Le matin sanglant a lui.
En route ! Hier il neigea,
Il va venter aujourd’hui.
Ou bien encore
Quittons ce vieux monde où tout est vieux,
Où le soleil las n’est plus joyeux.
Viens ! je sens des larmes plein mes jeux
Quand passe un nuage sur ma tête.

On conviendra qu’il serait difficile de placer plus maladroitement ses césures et de poser plus mal ses accents. Si ce sont là peut-être des rythmes touraniens, M. Richepin eût bien fait de les laisser au pays de Touran. Il eût bien fait aussi, — pour le dire au passage, — de choisir un peu plus habilement quelques-uns des types de strophes qu’il empruntait à Victor Hugo et que toute l’autorité du maître n’accréditera pas dans la langue, parce qu’ils sont illogiques et antimusicaux. Mais on ne nous demandera sans doute pas d’insister.

Que si maintenant, quelquefois, le mouvement et l’idée viennent mieux, on peut être à peu près assuré que ni l’idée ni le mouvement n’appartiennent à M. Richepin ; comme s’il n’avait d’inspiration que dans la mesure de sa mémoire, et comme s’il n’était poète qu’autant que les maîtres, Lamartine ou Victor Hugo, Musset ou Barbier, l’ont été avant lui. Je lui passe les moindres sans seulement les nommer.

Mon cher, fit-il soudain, en taquinant le feu
Avec son stick, je crois que vous pensiez à Dieu.
Vous me direz que non, que vous lisiez Lucrèce,
Épicure, et que vous savouriez l’allégresse
De voir qu’ils ont tué les dieux. Mais, entre nous,
Ne sentez-vous jamais monter dans vos genoux
Du frisson de terreur ?..

{700} C’est Mardoche tout simplement. Aimez-vous mieux du Lamartine ? passons à la pièce intitulée Vieux astres :

La nature ne vit que de métamorphoses,
Elle marche toujours et ne s’arrête pas ;
………………
Certes il faut que la terre à son tour passe et meure,
Elle n’est pas sans fin puisqu’elle n’est qu’un corps ;
………………
Le soleil usera son foyer solitaire,
Ses rayons pâlissant, il pâlira comme eux ;
………………
Comment peux-tu te croire une autre destinée,
Toi, dont le jour s’éteint aussitôt qu’il paraît ?
Vous avez reconnu les vers célèbres des Méditations :
Insensé, diront-ils, que trop d’orgueil abuse,
Regarde autour de toi, tout commence et tout s’use.
……………..
Dans leurs lits desséchés tu vois les mers tarir,
Les deux mêmes, les cieux commencent à pâlir.
Cet astre, dont le temps a caché la naissance.
Le soleil, comme nous, marche à sa décadence.
………………
Et l’homme, l’homme seul, ô sublime folie !
Au fond de son tombeau croit retrouver la vie.

Préférez-vous peut-être du Barbier ? Vous n’avez également que l’embarras du choix.

Hurrah ! mon grand cheval frissonne.
Hurrah! hurrah! le clairon sonne
D’âpres chansons.
Je veux que mon sabre ruisselle,
Et que les morts mordent ma selle
Jusqu’aux arçons.

Et de même que vous reconnaissez ici la pièce de Varsovie :

Hurrah ! hurrah ! j’ai courbé la rebelle.
J’ai largement lavé mon vieil affront,
J’ai vu des morts à hauteur de ma selle ...

vous retrouveriez la Curée dans l’Hallali de la Chanson du sang. Crierons-nous là-dessus au plagiat ? A Dieu ne plaise ! Les lecteurs savent le peu de cas que nous faisons de ce genre de reproche ; et c’est ici quelque chose de bien plus grave à nos yeux. Réminiscences de fort en thème et souvenirs de rhétoricien plutôt qu’imitations voulues, ce sont en effet les marques d’une imagination naturellement pauvre et {701} qui ne trouve rien dans son fond que ce que les modèles y ont successivement déposé.

Mais le maître que M. Richepin a surtout imité, celui dont la trace est empreinte, pour ainsi dire, à chaque page des Blasphèmes, c’est Victor Hugo, le Victor Hugo des Contemplations, le Victor Hugo de la Légende des siècles, le Victor Hugo des Chansons des rues et des bois et le Victor Hugo même des Orientales : dans le Bohémien, par exemple, ou encore dans le Turc.

Hop ! mon cheval, hop ! galope !
………………….
Quand aux carrefours des villes,
Nous broyons les foules viles,
Des chiens de chrétiens tremblans,
Tes pieds plus vifs que des ailes
Arrachent des étincelles
De feu rouge aux pavés blancs.

Je ne voudrais pas inutilement multiplier les citations. Il en est une pourtant dont je ne saurais me dispenser, car elle contient l’idée maîtresse du livre de M. Richepin, et cette idée, sur laquelle il est revenu plusieurs fois, dans son Prologue et dans la Prière de l’athée notamment, cette idée, mais surtout le mouvement et les termes eux-mêmes qui la traduisent, lui viennent évidemment d’un endroit célèbre des Contemplations.

Donc, les lois de notre problème.
Je les aurai.
J’irai vers elles, penseur blême.
Mage effaré.
J’irai lire la grande Bible ;
J’entrerai nu
Jusqu’au tabernacle terrible
De l’inconnu ;
Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,
Gouffres ouverts,
Que garde la meute livide
Des noirs éclairs ;
Jusqu’aux portes visionnaires
Du ciel sacré,
Et si vous aboyez, tonnerres,
Je rugirai.

Il est aussi question dans cette pièce, — Ibo, — si l’on se la rappelle, de traîner les comètes par les cheveux. Voici comment M. Richepin a transposé le motif du maître.

{702}

Je sonderai le gouffre immense,
Et je saurai s’il est un point
Où la création commence,
Elle qui ne flaira point.
Aux cavernes les plus obscures,
Une torche en main j’entrerai,
Et je forcerai les serrures
Du mystère le mieux muré.
J’ouvrirai toutes les alcôves,
Je mêlerai mes noirs cheveux
Aux crins d’or des comètes fauves...

Ces trois derniers vers peuvent en même temps servir à préciser ce que l’imitateur ajoute de lui-même aux maîtres qu’il imite : une fâcheuse recherche de l’obscénité dans l’expression ; un grand contentement de soi, de toute sa personne, de ses « os fins, » de sa « peau jaune, » de ses « yeux de cuivre, » de son « torse d’écuyer ; » et la préoccupation enfin d’enchérir sur ce que les métaphores ou comparaisons d’un Victor Hugo ont déjà de naturellement énorme, gigantesque et, si je l’ose dire, d’assez souvent grotesque.

C’est qu’au fond, dans ces Blasphèmes, M. Richepin, s’il a le souffle, manque cependant de ce qui seul peut s’appeler inspiration. La différence est profonde et, dans une occasion plus favorable, vaudrait la peine d’être démontrée ; contentons-nous aujourd’hui de l’indiquer. Donc on a le souffle dès que l’on a de vigoureux poumons logés à l’aise dans une vaste poitrine ; mais l’inspiration dépend de quelque autre chose que de la capacité d’un viscère et de la solidité d’un tempérament. M. Richepin n’a du poète que le tempérament ; il n’en a ni la souplesse, ni la sensibilité, ni l’émotion, et encore moins la sympathie, je veux dire l’inappréciable don de vibrer à l’unisson des choses et d’en faire passer le frémissement dans son vers. Ces rares qualités, sans lesquelles il n’y a jamais eu de vrai poète, nous ne lui demandons pas de les acquérir, puisqu’elles ne sont pas dans sa nature ; nous constatons seulement qu’il ne les a pas, et nous ajoutons conséquemment que, ne les ayant pas, il n’est qu’une moitié de poète. Il n’a pas non plus la couleur. Si ses vers sont monocordes, ils sont également monochromes, d’une monochromie qui ne comporte pas de valeurs et d’une monotonie qui n’admet point de nuances. Une seule couleur : du rouge ; une seule note ; le blasphème ; et c’est peut-être bien beau ; mais le rouge est bien aveuglant, le blasphème bien assourdissant et, tous les deux ensemble, horriblement fatigants. Aussi, beaucoup plus qu’ils ne sont blasphématoires, les vers de M. Richepin seraient-ils ennuyeux, si, de temps en temps, par fortune, on n’y rencontrait de quoi rire, et si du naufrage de ses autres ambitions poétiques M. Richepin n’avait réussi, malgré tout, à sauver un certain sens du comique. On en trouvera de fort bons exemples dans la Chanson du sang et dans la Mort des dieux : quelques vers de la Mort des dieux ne figureraient pas mal dans le Typhon ou dans la Rome ridicule ; quant à la Chanson du sang, elle mérite que nous y insistions davantage.

On ne dira pas au moins que ce soit une idée vulgaire, ni surtout une invention médiocrement divertissante à M. Richepin, que d’avoir motivé son « mépris des lois » et ses instincts de furieuse révolte sur ce qu’il a lui-même appelé sa descendance touranienne. Mais, à ce propos, sait-il seulement ce que c’est que les Touraniens ? Il devrait bien, alors, le faire savoir à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui l’ignore. Quoi qu’il en soit, c’est sa prétention. Rétif, au siècle dernier, ne remontait encore qu’à l’empereur Pertinax ; M. Richepin, lui, remonte aux temps préhistoriques ; et dans ses « rouges globules » il entend chanter les voix

Des Huns, des Bohémiens, des races vagabondes.

C’est d’eux qu’il tient :

… son esprit mécréant,
Son amour du grand air et des courses lointaines,
L’horreur de l’idéal et l’amour du néant.

C’est au nom des persécutions dont les Aryas, là-bas, dans l’Inde, ont accablé les Parias, qu’il se révolte aujourd’hui, chez Dreyfous, rue du Faubourg-Montmartre, contre les « lois, les sciences, les arts » modernes :

Dans l’ombre où nous travaillons,
S’ils comptaient nos bataillons,
Ces Aryas ;
Plus nombreux que des fourmis,
Ils verraient les insoumis,
Les Parias.

Et c’est au nom des Parias qu’il jette son anathème aux Dieux, à la Raison, à la Nature, au Progrès.

Hurrah ! pour l’hallali des dernières idoles,
Fanfares des aïeux, sonnez.

Je ne doute pas que M. Richepin ne s’amuse, et, véritablement, je goûte la plaisanterie. C’est drôle ! comme on dit aujourd’hui, d’un mot qui semble tout couvrir ; et au fait, la drôlerie a bien son prix. Nous serions injustes d’ailleurs si nous refusions d’accorder que, dans cette drôlerie de la Chanson du sang, mêlés à quelques-uns des plus mauvais qu’un laborieux versificateur ait jamais fabriqués se trouvent quelques-uns aussi des meilleurs vers que nous connaissions de M. Richepin.

{704}

Tels sont ceux-ci, quand il écoute son sang bourdonner confusément dans ses veines :

Que de clameurs à la fois !
Ce sont les milliers de voix
Qu’eurent mes milliers d’ancêtres.
Les cris de guerre et d’amour,
Qu’ils ont poussés tour à tour
Dans la bataille des êtres.
Chaque atome a ramassé
Un souvenir du passé
Qu’il roule à travers les âges.
Et ces échos clandestins
Résonnent dans m s destins
Qu’ils règlent de leurs présages.

C’est toujours un peu dur, et c’est toujours un peu prosaïque ; aussi préfèrerais-je à ce prologue de la Chanson du sang la pièce intitulée : les Nomades, dont quelques strophes se déroulent d’une assez belle et poétique allure.

Avant les Aryas, laboureurs de la terre,
Qui la firent germer sous leurs lourdes sueurs,
Et qui mirent des dieux dans le ciel solitaire,
Vivaient les Touraniens, nomades et tueurs.
Ils allaient, pillant tout, le temps comme l’espace.
Sans regretter hier, sans penser à demain.
N’estimant rien de bon que le moment qui passe,
Et dont on peut jouir quand on l’a dans la main.

Malheureusement, nous l’avons dit, quelques beaux vers égarés parmi la foule des autres ne suffisent pas à la fortune littéraire d’un poème. Il est d’ailleurs à craindre que le public, non pas précisément effarouché par les blasphèmes de M. Richepin, mais plutôt agacé de ses prétentions, ne prenne la Chanson du sang par ce qu’elle a de plus réjouissant, en somme, que farouche, et n’y trouve peut-être moins à s’étonner qu’à s’égayer. Et c’est ainsi qu’une fois de plus, M. Jean Richepin se sera battu les flancs, jusqu’à se les meurtrir... pour manquer finalement son effet. On n’est pas moins favorisé des Dieux, et je commence à comprendre que M. Richepin les blasphème.

Mais aussi c’est sa faute ; car quelle rage a-t-il de jouer un rôle pour lequel il n’est pas fait, comme la supériorité de sa Chanson des Gueux sur ses Blasphèmes nous le prouve surabondamment ? Ce pessimiste, en cela semblable à la plupart des pessimistes, aime la vie, la trouve bonne, et, quand le moment en viendra, sera plus fâché peut-être que bien des bourgeois d’en sortir. Or, c’était cette joie de vivre, étalée franchement, largement, audacieusement, — avec des termes plus crus et dans des tableaux plus vivants qu’il n’était utile, — qui {705} circulait, pour en animer les meilleures pièces, au travers de la Chanson des Gueux. Il y avait là un vif sentiment, un sentiment bien sincère de ce que la vie peut avoir encore de plaisirs pour les misérables ; il y avait aussi pour leurs souffrances un réel accent de sympathie, dont nous savons sans doute le danger mais qu’il y faut pourtant bien reconnaître. On pouvait espérer qu’à la longue, avec le temps et surtout avec l’âge, la verve du poète, encore trop grossière, finirait par s’épurer, mais, en attendant, l’essentiel était que le poète y fût, et la verve aussi. Tout en s’inspirant de Villon, de Marot, de Régnier, de Saint-Amant, M. Richepin comprendrait donc que la jeunesse des langues, ainsi que celle des hommes, n’a qu’un temps, comme dit la chanson, que, par conséquent, littérairement, il n’avait pas le droit de travailler à détruire, pour autant qu’il était en lui, l’œuvre accumulée de trois siècles de politesse et d’art. En s’appliquant patiemment à transposer sa pensée de l’ordre de la sensation pure dans l’ordre du sentiment, il la décanterait, pour ainsi dire, de ce qu’elle avait encore, dans ces premiers vers, de trouble et comme d’épais ; la lie tomberait au fond, et le plus exquis de ce vin chaud et généreux monterait seul à la surface. Et parmi tous ces poètes langoureux et fades dont on serait tenté de croire qu’ils cherchent leur inspiration dans leur impuissance même de vivre, nous verrions apparaître un Gaulois, qui renouerait dans la littérature moderne une antique tradition trop longtemps interrompue. Nous avions compté sans le Touranien et sans le normalien. Après avoir exercé sa rhétorique sur les gueux du pays de bohème, le normalien a pensé qu’il l’exercerait aussi bien sur quelque nature de sujet qu’il lui plût de choisir ; et le Touranien s’est trouvé là pour lui en fournir un que d’ailleurs un Touranien seul, arrivant sur son chariot parmi nos civilisations fatiguées, pouvait croire encore neuf. Et de là les Blasphèmes, et de là, demain, l’année prochaine, ou jamais : le Paradis de l’athée, l’Évangile de l’Antéchrist et les Chansons éternelles. C’est surtout aux poètes que leurs erreurs sont chères. Nous ne détournerons donc pas M. Jean Richepin du chemin qu’il lui a plu de prendre, nous ne le ramènerons pas à l’inspiration de sa Chanson des Gueux. Mais nous pouvons peut-être lui donner un conseil. Puisque c’est dans la rhétorique évidemment qu’il excelle, puisqu’il sait si bien développer et si habilement composer, puisqu’il apprécie tant les belles épithètes, et puisqu’enfin, dans le genre nouveau qu’il adopte, l’ingénieuse imitation lui est si naturelle, je sais où et comment tous ces mérites trouveront leur emploi. Quand il écrira le Paradis de l’athée, l’Évangile de l’Antéchrist et les Chansons éternelles, — qu’il les écrive en vers latins.

F. BRUNETIERE.

Anonyme, « Disparate » Le Petit Quotidien, 30 mai 1884, p. 1.

L’éloignement de Paris confond-il d’une curieuse façon les Hommes et les choses ? Après tout, comme je ne sens aucun solécisme à rapprocher incidemment les noms de M. Raoul Duval et de M. Jean Richepin, je rapproche.

C’est que le succès électoral de M. Raoul Duval à Bernay et le succès de M. Jean Richepin à la Porte-Saint-Martin me reportent à une époque sur laquelle dix années bientôt auront passé Je veux parler de la Chambre des députés de 1876. M. Raoul Duval était des ténors de la Droite et M. Jean Richepin rédigeait alors un Courrier parlementaire pour le journal La Tribune où il signa, je crois, ses articles d’un pseudonyme populaire.

M. Raoul Duval savait son Parlement. Il avait pris une part importante aux débats de l’assemblée de Versailles. Il occupait une place un peu spéciale dans la Chambre de 1876 qui s’ouvrait aux représentants d’une nouvelle génération politique.

M. Raoul Duval faisait groupe avec les bonapartistes qui ne se proclamaient pas embrasés du beau feu nouveau de l’Eglise catholique. On le dit protestant. La tribune de la presse l’accueillait parce qu'il avait le don d’agacer M. Dufaure.

Il montrait à la tribune une figure de gros chat sauvage blond, paraissant avoir le front orné de deux canicules, comme le Moïse de Michel-Ange, et comme M. Raphaël Dutlos, dans le rôle du rébarbatif Barnabo de Severo Torelli.

Il parlait rondement, gardant toujours dans sa main un crayon avec lequel il argumentait. Gambetta lui donna plus d’une fois des signes d'assentiment ; et se plaisait à le voir distribuer des coups de patte un peu lourds de ci, de là. Si je ne me trompe pas en relatant que M. Raoul Duval fut l'auteur du rapport qui livrait M. Arthur Ranc, député, au conseil de guerre. J’ajoute que Gambetta ne semblait pas lui témoigner une rancune particulière de ce fait.

M. Jean Richepin chambrier n’avait qu’une préoccupation, raisonnable du reste ; c’était d’avoir toujours terminé son compte rendu à l’heure où la séance était levée.

Il avait accepté la tâche parlementaire sans aucun enthousiasme. Alors, le plus tôt fini était naturellement le mieux. Il souhaitait pouvoir toujours écrire sa séance en vers, mais la poésie ne faisait pas le compte des lecteurs, qui auraient préféré de l’analytique.

L’auteur de la Chanson des Gueux se résignait à la prose. Car il était déjà l'auteur de la Chanson des Gueux. Il devait à ce moment-là terminer Madame André il avait déjà porté des gilets fameux, des bagues éblouissantes d’où nous aurions dû tirer le pressentiment de la bijouterie de Nana-Sahib, et rien ne lui semblait plus stupide et plus inutile que la cohue parlementaire qu'il allait fuiter pour se rendre à Sainte-Pélagie faire un mois de prison — pour ses vers. — Si M. Raoul Duval n’aimait pas M. Dufaure, et réciproquement. M Jean Richepin ne devait pas non plus porter dans son cœur le rugueux garde des sceaux. A supposer que ce ne soit pas précisément M. Dufaure qui ait ordonné des poursuites contre la Chanson des Gueux, on a mille chances pour une de ne pas se tromper en lui imputant cet exploit. Il n’aurait certes pas considéré comme une calomnie une erreur à ce sujet.

Ce n’est pas calomnier M. Jean Richepin que de lui prêter le ferme dessein, longtemps étudié, de lâcher un essaim de hannetons dans la salle des séances. Cette année-là manqua peut-être de hannetons, et nous fûmes privés de ce divertissement. Les hannetons durent être remplacés par un pierrot, et le pierrot finit par se transformer en pains à cacheter. La questure fit observer qu’à ce moment la presse cachetait énormément,

L’histoire peut assurer que M. Grévy n'a point surpris la course aérienne de ces pains à cacheter, habilement lancés entre le pouce et l’index, d’une pichenette.

Mais M. Bescherelle manifesta quelque étonnement de voir neiger des feuilles de nénuphar dans « le sein de la Chambre ».

Il ne connaissait pas la puissance créatrice et transformatrice des poètes, lui, poète, car il est pêcheur à la ligne !

Certainement la réapparition sur la scène apolitique de M. Raoul Duval n’a pas fait autant bruit que la Glu et les imprécations qu'il pourra lancer de la tribune au-dessus de laquelle sonne M. Brisson auront un retentissement moindre que les Blasphèmes.

Aussi, la distribution des récompenses a-t-elle été proportionnée.

Laissez au député la semaine présente. Les journaux que nous ne lisons pas, et qui savent la politique, doivent à leurs lecteurs quelques commentaires sur l’élection du député intermittent qui remplace le léger Janvier de la Motte.

Donc, la semaine au politicien, mais au poète, le demi-siècle !

Epris du talent de M. Richepin, j’avoue pourtant que je n’imaginais pas avoir eu la chance de voisiner et de communier sous la forme du pain à cacheter vulgaire, avec un homme auquel on attribuerait le gouvernement d'un demi-siècle littéraire. Le dix-neuvième siècle n'est pas à plaindre. Il est dominé sur un versant par M. Victor Hugo, sur l’autre, par M. Jean Richepin. Nous savons bien que, pour certains critiques peinés d’avoir découvert un peu tard le poète de la Légende des Siècles, c’était encore le meilleur moyen de se rattraper que de saluer et de conserver dès son aurore le jeune maître des Blasphèmes. Jusque vers 1875 on ignorait M. Victor Hugo, mais maintenant la lumière est faite, on proclame l’avènement de M Jean Richepin, et si l'on continue de s’éclairer, avec de la bonne volonté, vers 1899 ou après, l’on soupçonnera l'existence littéraire de Baudelaire.

Mais tant mieux, tant mieux pour les vivants.

Juin

Adolphe Brisson, « Les Blasphèmes, par Jean Richepin », Les Annales politiques et littéraires, 1er juin 1884, p. 348-349.

Le nouveau livre de M. Jean Richepin a causé un effroyable tapage. Beaucoup de gens ont crié au scandale, tous ont été obligés d'y reconnaître un admirable talent. Depuis longtemps déjà le poète le préparait. Il le fera suivre de plusieurs autres. Aux Blasphèmes, succéderont le Paradis de l'Athée, l'Evangile de l'Antéchrist. Ces trois titres réunis donnent au lecteur un avant-goût des thèses favorites de l'auteur. Il s'est proposé de frapper, de flétrir, de ridiculiser tout ce qu'on révère, non pas seulement les religions, les dieux, mais tous les sentiments de l'âme humaine, l'amour, l'amitié, le respect filial, et jusqu'à la Raison, le refuge, jusqu'à présent inviolé, de la libre philosophie. C'est la glorification du néant que M. Richepin a entreprise ; mais, avant de glorifier le néant, il faut s'efforcer de tout détruire et c'est le principal objet des Blasphèmes. M. Richepin trépigne avec furie, avec rage sur tout ce que vénère l'humanité, et cette pauvre humanité elle-même reçoit de sa main une pluie d'énormes soufflets. Voltaire, s'il vivait encore, lui répondrait sans doute ce qu'il écrivit à Rousseau, au lendemain du discours sur l'Inégalité : « Je me sens grande envie de marcher à quatre pattes quand je vous ai lu. » Le fait est que l'homme est un triste animal, contemplé à travers les lunettes noires de M. Jean Richepin.

Le poète est-il bien sincère, la grande colère qu'il exprime est-elle réellement ressentie, ce livre est-il le fruit d'une conviction profonde et mûrie, ou d'un emportement d'homme nerveux et passionné ? C'est un de ces problèmes que la critique n'a guère le droit d'aborder, et que l'auteur seul peut trancher dans son for intérieur. C'est affaire entre sa conscience et lui. Nous savons bien ce qu'on pourra lui répondre et ce qu'on lui a sans doute répondu. C'est que ces « blasphèmes » ont déjà souvent retenti, que Diogène le Cynique et le grand Lucrèce peuvent revendiquer la fraternité de bien des idées exprimées par M. Jean Richepin, ce qui donne à ces idées un âge des plus respectables. Mais nous ne le chicanerons pas sur ce point ; nous laissons aux moralistes de profession le soin de discuter ces doctrines et le plaisir de leur jeter l'anathème. Ce que nous avons à juger ici en M. Richepin ce n'est pas le philosophe, c'est le poète et l'artiste. Peu nous importe ce qu'il a chanté pourvu qu'il l'ait bien chanté ; nous n'examinons point sa thèse, mais la manière dont il la soutient.

Eh ! mon Dieu ! en matière de poésie, le sujet traité n'a qu'une mince importance. Ce n'est qu'un thème à brillantes variations. Est-il matière plus rebattue que le printemps, le soleil, l'amour ? Qu'un poète arrive cependant et accorde sur un air nouveau ces éternelles chansons, et nous serons émus, et nous serons ravis comme l'ont été nos pères, comme le seront nos fils. Lucrèce niait les dieux, Virgile les célébrait : ce sont deux grands poètes. M. Richepin arrive à son tour avec des blasphèmes au bout de la plume : qu'importe ? si cette plume nous donne une œuvre d'une incomparable vigueur.

C'est le cas. M. Richepin que l'on connaissait précieux ciseleur de rimes s'est révélé grand poète, à la surprise de beaucoup de gens. Il règne dans les Blasphèmes un souffle inouï, et qui par moment donne le vertige. Ce n'est plus le vol capricieux d'un colibri qui s'agite dans ces vers, mais un battement d'ailes frémissantes et puissantes. Il y a plus que du talent — disons le mot, — du génie dans deux ou trois de ces pièces : le Juif errant, la Mort des dieux, la Chanson du sang. Le Juif errant, c'est le symbole de la révolte, de l'incrédulité naissante ; le Juif errant se trouvait sur sa porte quand le Christ a passé. Il lui a refusé « son verre et sa maison ». Jésus l'a maudit :

Tu voulais me punir, Jésus la bonté même,
Tu m'as dit : Marche ! — Eh bien ! soit ! j'aime à voyager.

Et le voilà qui se met en route poursuivant son infatigable chemin. Mais pour le poète, {349} le Juif errant c'est l'homme lui-même, c'est l'humanité, qui marche en effet, qui progresse et ne s'arrête plus. M. Richepin exprime cette idée dans des strophes superbes :

J'ai marché, j'ai vu le monde ;
J'ai de bons yeux qui voient bien,
J'ai vu que la terre est ronde
Et que tu n'en savais rien...
J'ai vu fiers, impitoyables,
Les forts toujours triomphants
Ecraser les pauvres diables
Et les petits, tes enfants.
J'ai vu les gueux, le vulgaire,
Pour qui tu mourus naguère
Fauchés sans fin par la guerre
En ton nom, ô Dieu de paix...
Alors, j'ai crié vengeance
A ces crédules aigris,
Et j'ai vu l'intelligence
Partout surgir à mes cris....
— Marche, as-tu dit. Bien ! je passe,
En vain tu me crieras grâce,
A ma marche jamais lasse
Tu ne peux plus dire assez.
Le vrai nom dont on me nomme
Ce n'est pas le Juif errant,
O Dieu ! je m'appelle l'Homme
Et je vais. Le monde est grand.
Je suis le roi de la terre,
L'innombrable prolétaire
Qui va sans jamais se taire
Eu criant que tu n'es pas.
Il marche, et tant que la terre
Sera ferme sous ses pas,
Bien que le ciel déblatère,
Il ne s'arrêtera pas.
Il marchera fier et sombre,
Les yeux grands ouverts dans l'ombre,
Augmentant toujours le nombre
Des mystères qu'il comprend.
Pas de repos, pas de somme...
C'est avec le dernier homme
Que mourra le Juif errant.

Quel souffle, quelle puissance et en même temps quelle aisance ! Comme le poète est maître de sa forme, comme il se joue de l'énorme difficulté de ces strophes de douze vers. Le développement est abondant, ample et jaillit sans peine. Ces strophes semblent coulées d'un jet dans le bronze, et çà et là éclatent des expressions magnifiques et saisissantes. L'innombrable prolétaire : peut-on rendre eu deux mots une idée plus vaste, ouvrir un plus large horizon ?

Et à côté de ces invectives, de ces violences voici de frais tableaux qui se déroulent sous nos yeux La Muse furieuse de tout à l'heure se fait tendre. Lisez ce délicieux couplet :

Nature, je te hais pour l'avoir trop aimée.
O soupirs langoureux épars sous la ramée,
Confus chuchotements où l'on entend des voix
Comme si les buissons et les feuilles des bois
Se racontaient tout bas des histoires de fée ;
O propos amoureux que la brise étouffée
Vient bourdonner le soir au passant tout songeur ;
O troublante fraîcheur du matin ;
ô rougeur De l'aurore, par qui la nuée est pareille
A quelque joue en fleur de vierge qu'on éveille
Sous un baiser ; ô pourpre étrange des couchants ;
O parfums capiteux qui rôdez par les champs ;
O souffles vagabonds qui vous mouillez les ailes
En vous pâmant d'amour sur les roses nouvelles ;
O consolation endormeuse des flots
Qui semblent des amis répétant nos sanglots...
J'ai cru comme un enfant à vos promesses vagues

Le sourire succède aux larmes dans ce livre extraordinaire où tout est contraste, où la poésie la plus divine heurte par instant au coin d'un sonnet une ordure atroce, où le Grotesque, le Trivial et le Beau se coudoient dans un amalgame monstrueux mais profondément original.

Nous voudrions donner d'autres extraits. Bien des pièces mériteraient d'être citées. Il faut nous borner. Nous en avons dit assez, pour donner une idée et du livre, et de sa conception, et de sa forme. Si l'auteur consent à l'alléger de quelques morceaux fâcheux, d'une brutalité paradoxale qui révolte inutilement le goût, il pourra tirer de cette œuvre étrange un chef-d’œuvre. Se résoudrat-il jamais à « séparer l'ivraie du bon grain » ?

AD. BRISSON.

Grelot, « Le Catéchisme de Richepin », Le Triboulet, 1er juin 1884, p. 2

Credo

Je crois à mon biceps puissant,
A ma forte musculature,
A mon point levé menaçant
Contre le ciel, cette imposture.
Je crois au hasard qui m’a fait,
Sur cette terre où je respire,
-double cadeau, double bienfait-
Acteur, auteur comme Shakespeare ;
Au dieu Fatum, qui fait sans lois,
Sans cause première illusoire,
Pousser les feuilles dans les bois
Et les charlatans sur la foire.
Je crois à mon vers éloquent,
A ma rime sonore et riche,
Et je crois au théâtre quand
Nana Sahib est sur l’affiche.
Confiteor.
Je me confesse, étant bébé,
Frais poupon, vautré dans ma lange,
Quel opprobre ! d’avoir gobé
Que sur moi veillait un bon ange ;
D’avoir, quand mon torse suait
Sur les pupitres du collège,
Cru que le Dieu de Bossuet
N’était pas un vain sortilège,
Et maintenant même, morbleu !
D’avoir écrit, à tort peut-être,
Mes Blasphèmes. Blasphémer Dieu,
C’est encore le reconnaître.
Les commandements de Richepin
Œuvre de chair admireras
Chez toi d’abord modestement.
A peine éveillé tu feras
Une grimace au firmament.
Tes sourcils tu hérisseras
Et ta crinière mêmement.
Touranien tu te diras
De race et de tempérament.
Les chrétiens vilipenderas
Et les païens pareillement.
Zeus et Vhischnou tu blagueras
Et Teutatès également.
Comme tombeur de Dieux seras
Des foires d’été l’ornement.
Sur les églises cracheras
Et pis encore, bravement.
Et tous les jours tu couperas
La queue à ton chien bruyamment.

Pour copie conforme :

GRELOT.

Léon Bloy, « Un bâtard de Lucrèce », Le Chat noir, 7 Juin 1884, p. 294-296.

C’est Jean Richepin, Jules de son vrai nom, mais qui a voulu qu’on l’appelât Jean, en haine du latin et des races occidentales.

La prétention très chère de cet évangéliste retourné qui nous offre aujourd’hui les Blasphèmes, c’est d’être Touranien, c’est-à-dire ennemi mortel des Aryas, lesquels représentent toute civilisation, tout spiritualisme, tout idéal, toute loi.

Personne ne pensait aux Touraniens et aux Aryas, sinon quelques saliveux pédants qui les avaient inventés. Il paraît que l’histoire humaine n’est autre chose que l’antagonisme sempiternel de ces deux races. Cela remonte probablement à Abel et à Caïn. Les fils d’Abel adorent le Seigneur Dieu, cultivent la terre et s’occupent de littérature. Ceux de Caïn, au contraire, ont pour spécialité de tuer, de piller, d’être nomades, de ne croire à aucun Dieu et d’avoir

L’horreur de l’Idéal et la soif du Néant.

Richepin nous affirme qu’il est leur bâtard et que leur sang bout dans ses veines :

Oui, ce sont mes aïeux, à moi, car j’ai beau vivre
En France, je ne suis ni Latin, ni Gaulois ;
J’ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,
Un torse d’écuyer et le mépris des lois.

En tenant pour vraie cette commode et rudimentaire démarcation ethnographique par laquelle tout est simplifié, il saute aux yeux que le premier venu peut toujours se recommander imperturbablement de l’une ou l’autre de ces deux maîtresses branches du vieil arbre humain, et Richepin, en particulier, a bien le droit de se passer cette innocente fantaisie.

Malheureusement le désir littéraire d’être du vilain côté de la fourche l’aveugle ici d’une cruelle sorte. Je veux bien que l’auteur de la Chanson des Gueux et le cabotin raté de Nana-Sahib soit le bâtard de quelqu’un, mais non pas de ces gens équestres qu’il nous dépeint, réfractaires à toute poésie et dévorant la chaire pantelante de leurs amis et de leurs proches.

Richepin, au contraire, aime la bonne cuisine, quoique goinfre, et les beaux vers, quoique saltimbanque et, certes, il n’y a rien de plus occidental et de plus latin que cela. Qu’il ait, en même temps, un cœur ignoble, des instincts de proxénète ou de montreur d’ours, c’est fort possible et cela s’est vu. Mais il ne s’ensuit pas rigoureusement qu’on soit Touranien plutôt qu’Arya. Cela ferait une trop inégale répartition de la graine humaine.

Pour moi, je croirais plutôt volontiers qu’il est le bâtard de Lucrèce, l’épicurien athée auquel il ressemble par tant de points, ce que je supplie mes lecteurs de ne pas considérer comme une médiocre louange. Quoiqu’il ait beaucoup imité Hugo dont il suça longtemps la mamelle épique, il est évident pour tout homme ayant du frottement littéraire que Lucrèce est de tous les poètes connus celui dont il se rapproche davantage par la forme de sa pensée et la couleur de son expression. Certaines pièces des Blasphèmes sont d’un atavisme Lucrétien à faire crier.

Il est donc bâtard de ce père et voici comment : « Vous avez beau faire, disait aux sophistes de son temps l’absolu Donoso Cortès, vous ne parviendrez jamais qu’à être de mauvais catholiques. » Le monde, depuis deux mille ans, a été saturé de spiritualisme chrétien à de telles profondeurs qu’il est impossible de s’en dégager tout à fait, quelque volonté qu’on y emploie, et l’impavide Richepin n’a pas échappé à la loi commune. Il a beau écrire :

Je suis un porc repu, le groin dans son auge,

c’est une pure coquetterie d’artiste, une vanterie de poète. En réalité, il n’est pas repu du tout et c’est là précisément ce dont il enrage. C’est un catholique infiniment détestable, mais c’est un catholique et voilà ce qui le sépare de Lucrèce, lequel était un brave païen d’Arya, contempteur du polythéisme bestial de son siècle, il est vrai, mais nullement en guerre avec les lois et qui eût été peut-être un ardent adorateur de la Croix, s’il fût venu deux cents ans plus tard.

Richepin déclare que son cœur « est trempé de fiel par le besoin de voir l’invisible Substance », que « le désir de l’Infini le soutient autant qu’il l’accable et que sa vie est faite de ce désir ». Après cet aveu d’un éclat d’âme si peu extraordinaire, que deviennent les beuglements enragés du poète contre un Absolu dont il {296} avoue qu’il est affamé, que devient l’étiquette de Bible de l’athéisme dont il affuble son livre, et, surtout, que reste-t-il de cette médiocre facétie d’une origine Touranienne pour se donner le droit d’affirmer insolemment que la Propriété, la Famille, la Société, la Morale, etc. ne peuvent être défendues que par des sots et des hypocrites ?

Pour donner une idée du désordre inouï de cette tête cloisonnée, incapable de tout effort synthétique, il faut lire son Apologie du Diable, dans laquelle ce nomade grossier et indomptable s’agenouille devant le Maudit pour lui rendre grâce des bienfaits dont il accable le genre humain :

C’est toi, Maudit, c’est toi que j’aime et que j’adore,
Salut, consolateur béni des pauvres gens,
Bon nourricier, donneur de pain aux indigents,
Semeur d’espoirs qui nous font prendre patience,
Inventeur des plaisirs, des arts, de la science,
Accoucheur des esprits !

Ces vers ont peut-être la beauté du diable, mais enfin c’est là une étrange attitude pour l’anthropophage qu’on voudrait paraître et, Dieu pour Dieu, si l’on prend le démon, il est vraiment un peu ridicule de faire tant d’étalage d’un athéisme prétendu qui ne porte que sur des formules et qui n’est, au fond, qu’une préférence.

Cette vieille Gorgone de Mme Ackermann a plus de virilité. Son athéisme, éloquent et imprécatoire autant que peut l’être celui de Richepin, est infiniment plus net et n’a pas une minute de défaillance

C’est un athéisme philosophique et rectangulaire sur lequel on peut compter. Celui de Richepin est une simple fumisterie de cabot, exécutée avec une sorte de génie, j’en conviens. La série de pièces intitulée la Chanson du sang, par exemple, malgré l’empreinte du vieil Hugo, est une chose vraiment puissante et originale.

Ils ont pourtant un pauvre syllogisme commun, ces deux poètes si différents. – Dieu doit être bon, or le monde est plein de douleur, donc Dieu n’est pas. – Seulement, chez Mme Ackermann, cette sottise, savetée par tous les imbéciles et tous les lâches de l’univers, est un monstre solitaire qui a tout dévoré autour de lui et, chez Richepin, c’est une volaille inoffensive qu’il engraisse avec cinquante autres pour l’entretien de sa popularité.

En somme, j’ai retrouvé le Richepin que je connaissais depuis longtemps, brute glorieuse et sonore, téméraire avec prudence, aussi incapable d’héroïsme que de désespoir, et toujours prêt à tout accomplir de ce que tolèrent les lois pénales, en vue d’obtenir les deux seules récompenses qu’il lui soit donné d’ambitionner : un peu de bruit pour sa vilaine âme et de malpropres jouissances pour ses appétits de gladiateur.

J’ai déjà fait, ici même, le portrait physique et moral de Richepin. Je n’ai pas à y revenir et je n’aurais même rien dit des Blasphèmes sans l’énorme et scandaleuse réclame qu’on leur fait depuis deux semaines. Le personnage m’inspire un tel mépris que sa triomphante vanterie d’arsouille n’a même plus le pouvoir de me donner de l’indignation.

Si je voulais prendre la peine de discuter son misérable livre, je pourrais remarquer aussi bien que le premier venu la sottise essentielle d’un athéisme de chie-en-lit qui montre le poing à Rien-du-tout et qui a besoin de dix mille vers pour affirmer qu’il déteste de tout son cœur ce qui n’existe pas.

Je pourrais tout comme un autre exhiber les sordides ficelles de ce Guignol du Nihilisme qui attache les casseroles et les bassinoires de la rengaine anti-cléricale au tronçon de queue du chien classique d’Alcibiade.

Je pourrais, à la suite de tous les journaux informés, relever, tout aussi vainement qu’eux d‘ailleurs, l’impudente sérénité du plagiaire qui ne permet pas qu’on le confonde avec la multitude vile des poètes sans tréteau, tels que M. Paul Marrot ou Baudelaire, qu’il a daigné dépouiller.

Je pourrais encore et surtout souligner l’intense ridicule d’un matassin poétique, qui croit que son instrument est le réservoir de la foudre, et qui déclare en vers octosyllabiques que son blasphème s’en va percer tous les siècles pour atteindre et reclouer un jour, définitivement, le Christ futur.

Je me tiendrai sobrement à ce que j’ai déjà dit à propos d’un autre voyou que j’honorais du nom de chacal. L’Eglise est gisante et désarmée et c’est pour cela que tout le monde se rue sur elle. Sans doute le bourgeois trouve très courageux de traiter Dieu de vieille crapule et de parler de son « auréole à trois points ». Mais cet héroïsme se refroidirait bien soudainement si quelque répressif pouvoir existait encore pour châtier les Stercoraires accroupis au pied de l’autel.

Si j’avais l’honneur d’être ce pouvoir, Richepin n’obtiendrait pas de moi la palme du martyre. Je ne voudrais pas pour lui d’un châtiment que les dévots du matérialisme pussent inscrire avec orgueil sur leurs breneux diptyques. Je déciderais, sereinement, de déshonorer son supplice.

Je convoquerais, par exemple, un nombre indéterminé de bottés vidangeurs qui battraient la semelle à tour de rôle sur son impénitent derrière, aux sons d’une musique céleste, jusqu’à ce que la plus sale mort qu’on puisse rêver fût le digne terme d’une existence dont l’ignobilité idéale ne pourra jamais être surpassée.

LÉON BLOY.

Gérome, « Courrier de la semaine », Vert-Vert, 9 juin 1884, p. 2.

Aimez-vous Sapho ? On l’a mise partout, partout en même temps, en opéra (et avec quel éclat, vous le savez), en roman (il est vrai que la Sapho de M. Daudet n’est, en réalité, qu’un modèle d’atelier qui posa pour la Sapho de Ciésinger) et en histoire. C’est le terrible M. Richepin qui a consenti à se faire le biographe de Sapho. On ne comprend guère une telle condescendance de la part d'un Touranien comme M. Jean Richepin. Car vous savez que M. Richepin est Touranien. Il se reconnaît tel, vous dit-il, à ses yeux de cuivre,

Son torse d’écuyer et son mépris des lois ;

je ne discute pas le signalement, et j’accorde à M. Richepin une origine purement touranienne. J’hésite seulement à croire que cette particularité ethnique suffise à justifier le mépris subit et illimité que l’auteur des Blasphèmes éprouve pour tous les Indo-Européens. M. Richepin est dur pour nous, pauvres blancs, dont le sang bleu, dit-il, nous monte au cerveau. Il reproche aux Aryas d’être religieux, de respecter les vieillards et d’aimer les tentants. Ce sont là, pour un Touranien, de coupables faiblesses. A-t-il découvert que Sapho, de Lesbos, bascula Sapho, poétesse comme il est poète, était aussi Touranienne comme il est Touranien. Les Lesbiennes... Mais laissons ce sujet délicat et quittons Sapho pour lady Macbeth. Nous retrouvons encore chez elle M. Richepin.

***

On sait que Rachel se préposait, dans ses derniers temps, de jouer ce rôle de Lady Macbeth que joue en ce moment Mme Sarah Bernhardt. Le souvenir de mistress Siddons la hantait. Comme on lui disait que l’actrice anglaise avait tout épuisé, surtout dans la scène de somnambulisme :

— Oh ! mais j’ai une idée, moi, répondit la tragédienne française. Je lécherai ma main.

Se lécher la main, c’était passer Shakespeare là même où il passe tous les autres génies, c’est-à-dire dans l’expression de l’instinct animal. On n’attendait pas sans doute une audace de ce genre chez la noble interprète de Corneille. Mme Sarah Bernhardt n'a pas cette audace. Elle ne lèche pas a ses mains, ces petites mains que tons les parfums de l’Arabie ne purifieraient pas ». Elle se contente d<- h-s frotter désespérément. Je crois qu'elle fait bien et que la terrible scène de somnambulisme n’a rien à gagner à l’idée singulière de Rachel.

Puisque nous parlons de Macbeth, je vous con fierai que je le plains.

Je le plains non à cause de beaucoup de vilains mots que M. Jean Richepin lui fait dire, à lui et à sa femme, sans que l’exactitude de la traduction l’exige le moins du monde. Je le plains non pour ce poignard culotté, ces tétins, cette cervelle qui jute et autres choses moins shakespearienne que richepinesques dont on nous l’a gâté. Je le plains parce qu’il a été calomnié. Macbeth n’était pas ce que l’ont fait Shakespeare et la légende. Macbeth était bon, dit l’histoire.

« Elle peut dire tout ce qu’elle voudra, la pauvre histoire, s’écrie M. James Darmesteter à qui l’emprunte ces détails ; tant qu’il y aura une littérature européenne, tant que la tradition du génie vivra, Macbeth restera, de par Shakespeare, un des types sinistres de l’humanité, une des figures du groupe maudit dont Caïn fut la première »

Aϕ, « Les Blasphèmes », Journal des Villes et des Campagnes, 15 Juin 1884, p. 3.

Nous ne nous faisons pas d’illusion. Parler de certains écrivains, c’est tomber dans un piège. Notre indignation court le danger de leur être une manière de réclame et en criant au scandale nous en prolongeons le bruit, ce qui ne déplaît pas à un auteur qui précisément a compté sur le scandale pour vendre son livre. Cependant il est des questions de moralité et de propreté publique auxquelles ne peuvent rester indifférents ceux qui ne consentent pas encore à livrer la littérature aux rôdeurs de barrière. Et comme nous sommes en un temps où toute direction manque aux esprits, où le mot banal et niais de talent — appliqué à tort et à travers — suffit à tout excuser, à tout justifier, c’est un devoir pour nous de protester contre des indulgences qui touchent de près à des complicités. D’ailleurs, même dans le spectacle écœurant d’une littérature qui s’en va à l’égout, il y a une leçon à retirer. Il est triste mais nécessaire de montrer dans quels bas-fonds honteux se perd l'intelligence humaine, quand elle a rompu avec Dieu, avec l’âme, avec toutes les vérités qui doivent l’éclairer et la soutenir. Il est bon, puisque l’on nous accuse de répéter un lieu commun, d’apporter nos exemples, dussent-ils blesser la délicatesse. Sparte, pour inspirer à ses enfants le dégoût de l’ivresse, faisait danser devant eux des Ilotes ivres. Les Ilotes ont pris le goût du vin et aujourd’hui ce sont eux-mêmes qui s’enivrent et dansent sans en être priés.

* * *

Il nous fallait des motifs de ce genre pour imposer â nos lecteurs le nom et les Blasphèmes de M. Richepin. Que cette œuvre d’impiété obscène soit applaudie par la basse presse, nous n’en sommes pas étonnés ; mais ce qui est profondément triste, c’est le jugement à la fois indigné et flatteur par lequel on prétend concilier les droits du talent et ceux de la morale. On se dit révolté par les idées de M. Richepin et par la forme odieuse qu’il leur a donnée, on lui déclare que l’humanité ne se laissera pas arracher par lui ses espérances et ses consolations ; on est ainsi en règle avec la morale. Mais le poète ! oh ! le poète, dit-on, c’est une autre question. Athée ou croyant ? cela ne nous regarde pas. C’est un poète, un vrai poète. Quelle force et quelle verve ! Que Nana Saïb est beau dans ses colères ! C’est Prométhée qui fait voler en éclats le rocher auquel il a été enchaîné ! Blasphèmes, trivialités, gravelures : le flot emporte tout. Des flaques de boue, ou pire encore, c’est possible ; mais le pavé est en marbre. — Voilà quelques-unes des images que nous avons rencontrées ces derniers jours sous la plume de certains critiques qui s’occupent de M. Richepin. Eh bien ! ce mélange d’éloge et de blâme nous attriste. Il y a là le signe d’une sorte de transaction essayée entre l’art et la morale, où l’un et l’autre ont autant à perdre. Quoi donc ? On viendra insulter tout ce qui nous est cher, souiller tout ce que nous vénérons, blasphémer contre Dieu, la patrie, la famille, on viendra nous accuser, nous qui croyons, de mentir impudemment, de tromper le peuple et de le tenir, par nos grimaces sacrées, dans une ignorance que nous exploitons à notre profit ; mais le vers est ronflant, la rime est riche, l’expression a de l’insolence et de la hardiesse. Nous avons assez de sang-froid pour distinguer le poète de l’insulteur ! Et quand devant, nous le Christ, la Vierge sont bafoués, quand un homme, devant nous, ose détourner dans un sens infâme L’appel du Christ aux petits enfants, quand un homme ose jeter cet immonde sonnet à la face d’un père ou peut-être sur son tombeau, notre impartialité critique regrettera la pensée et louera l’expression !

* * *

M. Richepin peut alors se féliciter du résultat : il a fait les dupes qu’il voulait. Son livre se vend et son absinthe lui est assurée pour cet été. Qu’il ne se fie pas cependant à son succès, et puisque ses biographies — il ne les a pas démenties — nous apprennent qu’en temps de disette il se louait comme lutteur forain, nous lui conseillons de ne pas rompre avec toute relation avec les baraques dont il a fait le plus bel ornement. Il pourrait bien un jour avoir besoin de ses anciens confrères. Croit-il bonnement que ce succès honteux va durer ? Que tout ce bruit ne sera pas évanoui dans quelques semaines ? Que beaucoup ne rougiront pas d’avoir chez eux un livre dont on ne peut tourner les pages qu’avec des pincettes ? La niaiserie publique a sa limite. Il faudrait désespérer du bon sens français si ce scandale durait plus longtemps. Je l’avoue, je n’aurais jamais cru, avant d'avoir lu la préface de M. Richepin, que l’orgueil humain pût s’étaler avec ce mépris du ridicule. Mais Don Quichotte et Matamore n’approchent pas de M. Richepin. Savez-vous ce qu’il va faire, M. Richepin ? Il va retrousser ses manches et « éventrer toutes les idoles », oui toutes les idoles, celles d’abord des dévots d’une religion organisée, puis les idoles des déistes, adorateurs d’un Être suprême, ensuite les idoles des libres penseurs « accrochés à la ridicule trimourti du Vrai, du Beau et du Bien », après cela les idoles « en baudruche » des panthéistes, et enfin les idoles des matérialistes timides et honteux qui n’osent pas remplacer les causes par des hasards et les lois par des habitudes. Car M. Hercule Richepin se donne la mission de « traquer l’idée de Dieu » et partout où elle se cache « d’aller à elle et de la tuer ». M. Richepin se donne même de gaieté de cœur un ridicule de plus, celui de prévoir « la persécution » dont il va être la victime. Persécuté en l’an de grâce 1884, pour avoir insulté Dieu ! Quand nous nous préparons à chasser Dieu de la constitution ! Vraiment la prétention est par trop forte.

* * *

Eh bien ! non ! cette prétention n’est pas ? encore la dernière ni la plus grotesque. M. Richepin annonce qu’il se propose de nous donner « une morale, une métaphysique, une politique et une cosmogonie matérialistes ». Rien que cela, s'il vous plaît. Il veut bien nous dire « qu’il roule cette œuvre dans sa tête depuis plus de dix ans », et il se demande mélancoliquement s’il aura le loisir de mener à bout « cette terrible et chère besogne ». Que M. Richepin se rassure ! S’il devait tomber sur la route avant le temps, l’humanité n’y perdrait pas grand’chose. Ses Blasphèmes ont dit tout son secret. Sa métaphysique est d’une incomparable simplicité. Ces problèmes, qui ont fait pendant des siècles le tourment des plus hautes intelligences, d’un tour de de main il vous les a résolus. Tout est matière et le monde est un hasard qu’éveille le chaos. Quand on en sait tant, on connaît toute la métaphysique de M. Richepin. Les matérialistes vous bernent quand ils disent qu’il y a des lois. Il n’y a que des habitudes. Le soleil se lève et se couche, parce qu’il a l’habitude de le faire et qu’il n’a aucun motif pour changer d’habitude. Vous avez compris, n’est-ce pas, la différence essentielle des lois et des habitudes ? L’originalité du système de M. Richepin est là tout entière. Pour sa morale, elle est réjouissante et d’une pratique facile. Boire et manger, s'intoxiquer quand on a du chagrin, sans trop penser que demain on aura « mal aux cheveux et la gueule de bois », aimer « notre bon corps », le repaître, le rassasier, l’assouvir, « être un bœuf vautré dans l’herbe », ou mieux encore « un porc repu, le groin dans son auge ». M. Richepin a raison : sa morale peut se définir ainsi ; c’est la morale « du groin dans l’auge ».

* * *

Hélas ! l’homme est une si faible créature qu’il a même de la peine à se tenir aussi constamment « le groin dans l’auge ». Il a des distractions et il relève le groin. Serait-il vrai que l’homme est encore un orgueilleux jusque dans l’effort qu’il fait pour descendre au-dessous de la brute ? Oui, M. Richepin lui-même en est un exemple. Chose bien remarquable en effet ? Chez lui, comme chez tous les poètes matérialistes, les seules lueurs de poésie lui viennent de ces croyances mêmes qu’il nie et qu’il blasphème. Nous l’avions déjà remarqué en lisant les vers de Mme Ackermann, où peut-être pour la première fois se faisait directement sentir le contre-coup du positivisme contemporain. Mme Ackermann n’était poète que par le reflet même de la foi dont elle prétendait s’être affranchie. Le poète qui s’attaque au spiritualisme est comme ce fou qui voulait percer de ses flèches le soleil et qui devait au soleil même de le pouvoir viser. Mais Lucrèce lui-même, où est-il poète, je vous prie ? Est-ce quand il développe la doctrine ingrate et vide d’Épicure son maître ? En aucune façon ; mais c’est lorsqu’il personnifie, lorsqu’il divinise ces forces obscures dont il veut prouver l’aveugle et sourde fatalité, lorsqu’il invoque les Dieux dont il veut démontrer le néant. Eh bien ! oui, Richepin lui-même si enfoncé dans son « auge » qu'il a la vanité de paraître, ne contredit pas cette observation, et, si quelques fleurs ont poussé sur tout ce fumier, il les doit au spiritualisme qu’il nie, à l’idée religieuse qu’il insulte, â l’âme dont il est honteux. Nous en donnerons un seul exemple, car nous n’avons pas le goût, on le comprendra, de rester longtemps dans cette compagnie. De toutes ces pièces mal venues, grossières, qui sont du Tragaldabas de deuxième cuvée, je ne veux retenir que la Prière de l’athée. La prière ? un mot d’abord que M. Richepin vole à la langue religieuse et sur lequel il n’a aucun droit. Mais passe encore. L’athée s’en courage à ne plus penser, à vivre comme une brute, il veut être

Comme un gras champignon qui pousse au pied d’un hêtre

Le cœur plein de fumier.

A la bonne heure ! voilà la vraie poésie du matérialisme. M. Richepin s’y étale, s’y épanouit. C’est son droit et en bonne conscience il faut faire honneur au matérialisme d’avoir dicté à son poète des vers aussi élégants que ceux-ci : 

Je voulais m’échapper de la fange : j’y rentre,
Et je me traînerai, s’il le faut, à plat ventre
Dans l’imbécillité...
J’ai du ventre et je suis bête ;
Tout est pour le mieux...
Je ne suis, insoucieux,
Qu’un paquet de chair qui passe...
J’ai le cerveau plein de terre ;
Tout est pour le mieux...

Le ton est irréprochable, le genre est ici dans toute sa pureté. M. Richepin, en bon matérialiste, doit s’y tenir. Eh bien ! non. Voici une éclaircie soudaine, imprévue. Un instant — mais un instant seulement — M. Richepin, comme s’il avait été saisi par le doute de son néant, s’adresse à l’Inconnu — Dieu ou nature — dont la lèvre est close et le regard impassible et il lui crie sa misère : 

O mystère orgueilleux de tes voiles funèbres,
Quand on se dit un père, il faut l’être en effet.
Comment peux-tu me voir saigner dans les ténèbres,
Si c’est toi qui m’as fait ?
Comment peux-tu me voir à genoux sur la pierre,
Les bras tendus vers toi, de sanglots étouffants,
Sans qu’il vienne une larme au pli de ta paupière,
Si je suis ton enfant ?
L’aumône par pitié ! Ma misère est si grande !
Je ne suis pas méchant. Sois bon. Regarde-moi.
Mon pauvre cœur est plein d’amour et ne demande
Qu’à s’exhaler vers toi.

Ces vers sont presque beaux, j’ose le dire ; mais pourquoi ? parce qu’ils expriment un doute cruel, une angoisse morale, et c’est là du spiritualisme. Oui, chacun de nous, â un certain jour, a pu sentir son cœur percé par une de ces tentations. L’insondable problème de la souffrance s’est dressé devant nous et notre plainte s’est élevée vers Dieu presque comme un re proche. Mais aussitôt ; nous nous sommes ressaisis nous-mêmes. Nous nous sommes souvenus que Dieu se découvre aux humbles et qu’il ne répond pas à la sommation de l’orgueilleux, que le mystère même dont il s’enveloppe est la condition de notre mérite. Et notre plainte ne s’est pas achevée en blasphème ! Mais M. Richepin ne s’est-il pas dit que gras champignon et cette chair qui passé il n’a même pas idée de ressentir ces tristesses ? Les douze bons vers — les seuls â peu près — que nous ayons relevés dans son odieux livre sont une défaillance, une apostasie.

* * *

Rendons-lui d’ailleurs cette justice. Cette défaillance ne se reproduit pas et il rentre dans son « auge » pour n’en plus sortir. Nous l’y laisserons et nous n’aurons pas la naïveté de nous mettre en frais pour discuter les idées de M. Richepin. On ne discute pas le néant. Car tout se réduit à ceci : M. Richepin au début a juré qu’il tuerait Dieu et à la fin il jure qu’il a tué Dieu. Et la preuve qu’il apporte, c’est qu’il a blasphémé « à pleine gueule » et que Dieu ne l’a pas foudroyé ! Ces vers pleins de bave et d’écume ne sont que d’épilepsie. Que M. Richepin ait dans notre pitié le bénéfice de sa triste maladie ! Car nous ne voulons pas croire que M. Richepin soit de ces épileptiques savants — comme il en tombe parfois sur le pavé des rues — qui dupent les âmes sensibles, font ouvrir les porte-monnaie, empochent la caisse et vont continuer leur exercice dans un autre quartier.

Aϕ.

Covielle [A. Rogat], « Les Blasphèmes, par Jean Richepin », Le Triboulet, 22 juin 1884, p. 4.

M. Jean Richepin s’étant fait tout à coup une grande situation dans le monde comme blasphémateur, Caillette s’est empressé d’aller l’interviewer. Voici le résultat de ce remarquable entretien.

Caillette – Monsieur Richepin ?...

Jean Richepin – C’est moi, monsieur.

Caillette – C’est bien au blasphémateur que j’ai l’honneur de parler ?

Jean Richepin – C’est à lui-même.

Caillette – Enchanté, monsieur, de faire votre connaissance. Vous devez être content du succès de votre livre ?

Jean Richepin – Enchanté !

Caillette – Le fait est que ça doit vous rapporter de la monnaie. Vous auriez fait un livre honnête, que vous n’auriez pas gagné de quoi payer votre boulanger.

Jean Richepin – Ce n’est pas douteux

Caillette – De sorte que vous avez atteint un double but : vous faire un joli sac et épater le bourgeois. Car enfin, c’est là, n’est-ce pas, entre nous, toute la portée de votre livre ? Vous avez repris un vieux jeu. Nier Dieu et l’insulter – ce qui est d’ailleurs parfaitement incohérent, - outrager les sentiments les plus naturels, cracher sur son père et sur sa mère ; nier l’amour, et aussi la foi et aussi la raison ; ne laisser subsister de l’homme qu’un animal immonde, c’est tout à fait affriolant.

Jean Richepin – Oui, il y a toujours un public pour ça. On se dit : Avez-vous lu les Blasphèmes ?... Il y a un sonnet d’un raide ! Et puis, ceci et cela ; jamais on n’avait écrit des cochonneries comme ça. Tout le monde veut l’avoir lu.

Caillette – Ah ! Vous êtes un malin. Il faut convenir que sans les ordures dont le parfum réveille, votre livre serait bien ennuyeux.

Jean Richepin – Oui, mais c’est là notre force, à nous autres, la jeune école ! Que vaudrait, je vous le demande, Zola sans les saletés ? C’est comme ça, cher monsieur, qu’on arrive en quelques semaines au soixantième mille.

Caillette – Admirons ensemble le progrès des mœurs. Dans vos Chansons des Gueux, où, entre parenthèses, vous avez refait tout le temps, avec le servieux en pis, la Levrette en pal’tot, de Châtillon ; dans vos Chansons des Gueux, dis-je, pour quelques vers indécents, on vous traduit en police correctionnelle, et vous attrapez un joli mois de prison. Vous faites les Blasphèmes, où les obscénités, et personne ne vous dit plus petit mot.

Jean Richepin – Il ne faudrait pas s’y fer : Marie Colombier a été salée.

Caillette – Peuh ! le Charlot s’amuse ! de Bonnetain, qui est dix fois plus malpropre que Sarah Barnum, n’a été l’objet d’aucune mesure de rigueur.

Jean Richepin – Que voulez-vous, cher monsieur, ce sont les risques du métier.

Caillette –Vous annoncez de nombreux volumes dans le même ordre d’idées ; j’ai peur que ce soit bien ennuyeux.

Jean Richepin – N’ayez crainte, je pimenterai !

Caillette – Oh ! alors, c’est fort bien. Continuez vos engueulades, pardon ! vos blasphèmes, et dans trois ans vous pourrez vous retirer des affaires après fortune faite. Mais, laissez-moi vous le dire, c’est ça qui donne une crâne idée d’un gouvernement, qu’un citoyen puisse bafouer tout ce que les hommes respectent, tout ce qui distingue une société humaine d’une réunion d’animaux, sans que ce gouvernement intervienne au nom des principes sociaux foulés aux pieds, sans que ce citoyen ait à répondre devant les tribunaux des méfaits de sa plume.

Jean Richepin -C’est précisément ce qui fait à mes yeux la supériorité de la République.

Caillette – Eh bien, monsieur Richepin, une grande prospérité je vous souhaite. Mais je voudrais bien voir votre tête de blasphémateur au moment de votre mort, alors qu’il semblera pour vous de rendre un compte moins agréable que ceux que vous avez avec votre éditeur.

Covielle

Henri Chantavoine, « Variétés – Les Blasphèmes par M. Jean Richepin Maurice Dreyfous, éditeur Paris 1884. », Journal des débats politiques et littéraires, 23 juin 1884, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

Depuis dix ans M. Richepin a fait beaucoup de bruit et beaucoup de besogne. Il court sur lui un tas de légendes à dormir debout, dont quelques-unes à peine ont un petit fond de vérité. Il a donné au public, dans ces dix années, environ une dizaine de volumes, qui ne sont pas tous excellents, mais où il y a des qualités peu communes de verve et de style, et qui prouvent au moins chez leur auteur la fertilité et la variété de l'invention. Tel que je le connais, ou plutôt que je l'ai connu, avant qu'il fût décidément un « Touranien » et quand nous le prenions encore pour un « Arya », l'auteur des Blasphèmes est un vert et vigoureux garçon ; tout en dehors, un peu bruyant et vociférant, respirant la joie et l'ardeur de vivre, portant à bras tendu des poids invraisemblables, bon écuyer, bon gymnaste, bon escrimant, bon forgeron de vers, les récitant volontiers, comme il les fait, avec plus de mouvement peut-être que de justesse et plus d'éclat que de nuances, avide de bruit et de renommée mais prenant un peu le grelot et la clochette de la notoriété pour la grosse cloche de la gloire, dépourvu de tous les préjugés et même de ces préjugés séculaires et nécessaires dont la Bohème seule ne veut plus, musclé et aimé pour la bataille des êtres, où il a jeté son cri hardiment et fait sa trouée,

Au demeurant le meilleur fils du monde,

bref, un bon enfant et un grand enfant.

Voilà l'homme. Mettez en face un Léopardi, contrefait et maladif, tout souffrant de vivre sans joie et saignant d'aimer sans espérance, miné par la fièvre et par le lent et amer dégoût de soi-même et des autres, exaspéré par cette lutte silencieuse mais terrible contre la maladie, la douleur et l'obscurité, en révolte contre une nature vraiment marâtre et une Providence qui lui paraît injuste et féroce, irrité et déchiré par ce qu'il appelle dans ses Ricordanze « le cruel, l'odieux mystère des choses », vous aurez l'antithèse de deux figures et la différence de deux poésies.

M. Richepin qui est avant tout un poète, d'une imagination fougueuse et débridée, mais puissante, se donne à nous dans sa préface et dans son livre, pour un philosophe, c'est-à-dire pouf un homme à système, raisonné, mûri et cohérent. Je doute cependant de sa philosophie, et je hé suis pas convaincu par sa conviction. Je ne discute pas sa sincérité, mais sa compétence, à charge de revanche, bien entendu. Dans une des pièces de son poème, les Nomades, M. Richepin se des Huns et des Bohémiens, races vagabondes, dont il choit et prétend venir, en ligne directe. Je ne combats point cette thèse un peu étrange d'une hérédité si lointaine et d'un atavisme si persistant ; je l'admets. La thèse établie et ajoute :

Oui, ce sont mes aïeux, à moi. Car j’ai beau vivre

En France, je ne suis ni Latin ni Gaulois.

J’ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,

Un torse d’écuyer et le mépris des lois.

Elle aussi, la philosophie de M. Richepin est une philosophie d’écuyer. Il monte à cheval, comme Attila, et part en guerre contre les dieux, depuis l’Inde et la Grèce jusqu’au Calvaire.

Dieu le veut ! Dieu le veut ! te dis-je.

Et je sens l’attirant vertige

Me remuer

Il me prend une folle envie

D’épandre à flots rouges ma vie.

Et de tuer.

Hurrah ! mon grand cheval frissonne.

Hurrah ! hurrah ! le clairon sonne

D’après les chansons.

Je veux que mon sabre ruisselle,

Et que les morts modent ma selle

Jusqu’aux arçons.

Hurrah ! hurrah ! ma bonne bête !

Fends du poitrail et de la tête

Ce tourbillon,

Et dans ce sol de chair mouvante

Hurrah ! hurrah ! que l’épouvante

Creuse un sillon.

Il paraît inexplicable, à première vue, que cette croisade fantasmagorique contre les divinités ou, pour mieux dire, contre les idoles, se fasse au cri dévot et enthousiaste de : « Dieu le veut ! » mais M. Richepin est à cheval et n'en descend pas.

Le cheval qui l'emmène a pour nom la Révolte ;

et la route aussi, probablement. La bête renâcle, s'efface et se cabre. Mais comme elle est bonne et bien menée, elle emporte son cavalier à perdre haleine et fait çà et là des bonds superbes. Donc, M. Richepin, le fléau de Dieu, s'en donne à cœur joie, « A mort ! à mort ! Du sang ! Du fer ! » Il tue et massacre. Les dieux, tous les dieux, épouvantés, reculent devant lui, qui est tout seul. Le philosophe les foule, les écrase et jure après eux, car ces Blasphèmes ne sont parfois que des jurons. M. Richepin jure beaucoup et il jure bien ; il a l'imprécation facile, abondante, variée et toujours sonore. Fuis, sa besogne faite, et sa chevauchée d'iconoclaste et de blasphémateur accomplie, quand il a poussé tous les dieux, nouveaux et anciens, dans le chaos,

Et qu'il les a vus choir éperdument dans l'ombre,

M. Richepin se retourne fièrement vers le bon public vous et moi après ce grand travail équestre où il me semble avoir pris une piste d'hippodrome pour le tour de l'lnfini, et il nous dit avec tranquillité :

Frères, vous le voyez, j'ai lutté fier et nu

Contre ces tout-puissans revêtus d'épouvante.

J'ai fait acte d'orgueil impie, et je m'en vante,

Je suis parti là-haut et j'en suis revenu.

Ce n'est point « là-haut » que M. Richepin était parti, c'est « là-bas » au bout du monde et à l'envers du sérieux, du côté des Apocalyses. Est-il bien sûr, en descendant, de son hippogriffe, que les fleurs mystiques du champ des religions ne repousseront plus là où le pied de sa bête aura passé ! Le vieil Epicure et le grand Lucrèce qui furent tous les deux, le premier surtout, de vrais, philosophes, étaient moins certains de leurs systèmes et plus sombres d'affirmations ; et cependant leurs systèmes étaient plus complets et leurs affirmations plus raisonnées. M. Richepin se recommande de Lucrèce, qu'il connaît bien, et qu'il a, par endroits, très bien traduit, mais il n'a rien qui nous rende ou nous rappelle tout le vaste appareil, scientifique et démonstratif, du poète profond de la Nature des choses. Malgré les illusions dogmatiques de sa préface et certaines théories matérialistes de son poème, où il y a moins de vues que de visions et de faits probans que de métaphores, c'est un philosophe à la, Diderot, oratoire et inconséquent. Après tout, je suis peut-être comme M. Maurice Bouchor, un ancien ami de M. Richepin qui lui a dédié son livre. J'ai pris goût « au mauvais vin de l'ldéal, des Illusions spiritualistes, de la Foi en l'éternelle Justice ». Sans doute aussi, « c'est mon sang bleu qui m'est remonté au cerveau, mon sang d'Arya, mon pauvre sang vicié par six mille ans d'hérédité dévotieuse ». Quant à M. Richepin, il nous promet de « s'envelopper de plus en plus dans l'orgueilleuse solitude de sa pensée et de continuer son œuvre, sans autre désir que de s'y complaire », Il nous promet encore « d'établir à sa manière » – plus tard – « une morale, une métaphysique , une politique et une cosmogonie matérialistes ». Voilà bien des promesses, et, comme chante le bohémien, dont le poète a écouté la chanson :

Coulera ce qui coula,
Je repasserai par là.

En attendant, M. Richepin vient de lancer dans les Blasphèmes sa première profession philosophique ; il a cogné du front et du poing aux étoiles ; mais un défi n'est pas une victoire et un coup de poing n'est pas une démonstration. Venons au poète qui, heureusement, vaut mieux et beaucoup mieux que le philosophe. Il serait assez curieux de ! rechercher les origines littéraires de M. Richepin. Là encore on retrouverait les irréguliers, ou, comme il aime à dire, les bohémiens et les bohèmes de lettres, des Enfans sans-souci aux Bousingots et de François Villon à Baudelaire, en passant par les Burlesques et les Grotesques, inconnus ou méconnus, du siècle de Louis XIV, Saint-Amant, Cyrano de Bergerac, Scarron et les autres. Villon en particulier, je crois, et de bonne heure, a dû exercer sur l'auteur de la Chanson des gueux et des Blasphèmes une sorte d'attrait qui venait de l'affinité et comme une influence générique. Villon, Rabelais, Shakespeare et Victor Hugo, voilà, nous semble-t-il, ses livres de chevet. Puis, si les bons Touraniens ont donné leur sang de nomades à ce « buveur d'air », les « Aryas, blancs et subtils, les mangeurs d’idéal », ne lui ont pas refusé leur littérature. M. Richepin a beaucoup lu, et il a beaucoup retenu. Rien de plus naturel et j'ajouterai rien de plus rare. « Un homme qui digère mal et qui est vorace, a écrit Vauvenargues, est peut-être une image assez fidèle du caractère d'esprit de la plupart des savans. » M Richepin n’est pas un savant. Mais là où un pur érudit aurait trouvé surtout un prétexte à citations, un grammairien à commentaires, un lettré à rapprochement un moraliste à réflexions et un philosophe à théories, M. Richepin, jongleur et trouvère, dompteur de mots, fabricateur de rythmes et d’images, prend des thèmes, des métaphores et des harmonies.

La langue poétique de M. Richepin est une des plus colorées et des plus éclatantes que nous ayons vues ou écoutées depuis quelque temps. Les imagés sont parfois brutales et violentes ; elles tirent l'œil et le blessent, brusquement ; elles n'ont rien, par exemples de la naïveté toute fleurie et printanière des images alors que le langage était encore voisin de l'origine des pensées et que l’humanité, à son premier réveil,

Laissait errer sa vue étonnée et ravie

avec la candeur de ses yeux d'enfant ; elles n'ont pas non plus la grâce et la brièveté des images virgiliennes qui pas sent et frémissent, comme un rayon, flans des vers limpides. M. Richepin est un coloriste à outrance qui aime ce qui reluit et fait tapage, comme les lumières crues et les oppositions vives et feutrées. Il se soucie moins du charme des nuances et des demi-teintes que de l'effet soudain et irrésistible des projections. Le vers métallique et enflammé qu'il forge sur son enclume lance et répand autour de lui une gerbe d'étincelles. On en garde dans les yeux un éblouissement qui trompe quelquefois, à dire vrai, sur la valeur du métal et même sur les talents du forgeron, dont le marteau fait tant de feu et de bruit.

M. Richepin frappe et forge, comme un sourd, mais en cadence, et avec de beaux rythmes sonores et neufs, bien qu’il ait peut-être l’oreille, comme la vue, plus large que fine et plus ouverte que délicate. Après le grand orgue religieux et mélancolique de Lamartine, la lyre prodigieuse et indéfinissable de Victor Hugo, le beau luth éploré de Musset, le cor d’ivoire de Vigny, le chapeau chinois à clochettes d’or de Gautier, et à clochettes d’argent de M. de Banville, le gong barbare et la cithare grecque de M. Leconte de Lisle, le violoncelle grave et profond de M. Sully-Prudhomme, la mandoline de M. Coppée, et les flûtes, les fifres, les guitares ou les crécelles du Parnasse contemporain, M. Richepin est venu avec la paire de cymbales la plus retentissante et la caisse roulante la plus claire de tout l'orchestre poétique de ces dernières années. Il a choqué ses cymbales et battu sa caisse, vigoureusement, à tour de bras. On s'est attroupé et presque ameuté au tour de lui. Il en a été comme de la musique de Wagner chez M. Pasdeloup. Les uns ont applaudi, les autres sifflé. Les classiques ont persisté à tenir pour Bach, Gluck, Mozart, Beethoven, Meyerbeer et même Rossini ; les romantiques ont pro clamé la musique de l'avenir et traité les vieux musiciens de croque-notes. M. Richepin, comme il arrive toujours, a eu des idolâtres, amis fanatiques et maladroits, qui lui ont jeté des pavés, et de bons amis, un peu jaloux, qui lui ont lancé des pierres. Il a laissé faire les uns, avec bonté-et les autres, avec dédain, et il a continué sa musique. On ne peut plus douter aujourd'hui qu'on n'ait affaire à un musicien de talent et de savoir, doué entre tous et passé maître. Il y a dans les Blasphèmes toutes les notes et toutes les gammes, arpèges et trilles, accords plaqués ou filés, toutes les violences et les caresses, toutes les brusqueries et les langueurs du rythme, du chant et de la voix que l'on peut imaginer. Il y a même des hardiesses d'invention et des dissonances ou des assonances imprévues, qui ne sont pas également heureuses, à notre avis, mais qui sont le plus souvent originales : ainsi la strophe suivante, ailée et rapide comme une course de Nomades :

Les Aryas blancs.

Vont prier, tremblans,

Le soir,

Leurs morts précieux

Qu'ils envoient aux cieux

S'asseoir...

et celle-ci encore, où le refrain bondit et résonne en quatre couplets, comme les quatre fers d'un cheval qui galope :

Si mon rival
Est sans cheval
Et sans appui,
Voici ma loi :
Tant mieux pour moi,
Tant pis pour lui !

Toute la partie du volume qui a pour titre la Chanson de sang, et, dans cette suite de motifs un peu bizarres parfois et trébuchans mais nouveaux, les Marches touraniennes, sont un tour de force de virtuose. Nous ne disons rien de la rime, qui n'est pas toujours l'esclave de la raison, comme le voulait Boileau, un Arya ; mais il y a antipathie et divorce entre Boileau et M. Richepin ; comme entre le Lutrin et les Blasphèmes il y a un gouffre. Les rimes de M. Richepin ne sont pas seulement des rimes riches ; elles sont d'un luxe écrasant et insolent, d'une insolence qui va jusqu'au mépris pour la netteté du sens et la précision des termes, quand la pensée a le tort d'exiger un mot qui ne rime pas. Aussi bien cette richesse de la rime n'est que la petite monnaie du talent de facture très réel et très vigoureux de M. Richepin. L'abondance, la variété, l'éclat et le mouvement sont des qualités autrement précieuses qu'il possède et qu'il étale, sans contre dit, et qu'on ne Saurait nier ou diminuer chez lui, sans injustice. Il est déjà hors de rang ; il ne tient qu'à lui d'être hors de pair, quand il le voudra, quand il sera moins préoccupé d'étonner la foule que de l'émouvoir, de heurter la raison que de la satisfaire, d'effaroucher le goût par des brutalités sans mesure et sans excuse que de le contenter par des œuvres sans reproche, de tuer les dieux que de ravir les hommes, et quand, au lieu de ces Marches touraniennes, qu'il ne fera plus d'ailleurs puisqu'il les a faites, le long de sa route de bohémien voyageur, , il chantera d'une voix plus haute, et plus humaine les « Chansons éternelles » du beau pays, du doux pays des rêves, de la vraie poésie et de l'immortelle beauté.

Nous aurions voulu pouvoir donner du livre de M. Richepin des citations plus nombreuses. La Requête aux étoiles, la Prière de l’athée, le Juif errant, la Mort des dieux et les Dernières Idoles offrent un intérêt et renferment des beautés de premier ordre qui se goûtent et se sentent mieux à la lecture que dans une analyse forcément sommaire et insuffisante. Tel qu'il est, d'un bout à l'autre – et on le comprend de reste – le volume n'est pas fait pour toutes les mains, bien qu'il y en ait un peu pour tous les goûts. Ce « Bréviaire de l'athéisme », comme l'appelle M. Richepin, n'est pas encore la Bible de l’humanité. M. Richepin aura bien des lecteurs et quelques disciples ; il en a déjà. Les premiers pardonneront beaucoup à son talent, surtout s'il se renouvelle et s'épure ; mais qu'il se méfie des autres et de lui-même. Le malheur, quand on s'est mis une fois à crier très fort, est qu'il faut crier longtemps pour continuer à se faire entendre. D'ailleurs, les goûts changent, les modes passent, et il n'y a guère que le sens commun qui (demeure. Le précieux, jadis, a eu la vo gue, comme le naturalisme l'avait hier dans le roman, et paraît l'avoir à présent dans la poésie. Mais la nature, la bonne et simple nature, est plus jeune, et plus vieille que tous les naturalistes, en vers ou en prose. Le jour où M. Richepin ne choquera plus personne, il sera bien près de plaire à tout le monde. Il aura plus de lecteurs et plus de lectrices, comme Lamartine, Hugo et Musset, qu'on peut laisser sur toutes les tables et qui sont dans toutes les mémoires. Tant mieux pour lui. C'est la prière que je fais à M. Richepin, humblement. Mais il ne croit pas aux prières. Il va me traiter, moi aussi, de « catéchumène ». Tant pis pour moi.

HENRI CHANTAVOINE.

Juillet

Maurice Spronck, « Un poète du dix-huitième siècle et un poète de nos jours », La Révolution française, juillet 1884, p. 31-40.

Il est rare que l'écrivain le plus soucieux d'originalité n'ait pas avant lui quelque précurseur qui non seulement a émis des idées identiques aux siennes pour le fond, mais même les a présentées dans une forme et selon un mode aisément assimilables à la forme de l'œuvre que l'on considère comme entièrement nouvelle. Que l'auteur connaisse ou non cet ancêtre qui l'a précédé sur la route, que les ressemblances résultent d'imitations ou d'un simple rapprochement fortuit, peu importe au point de vue de la valeur littéraire ! Et cependant l'analogie devient sans conteste plus piquante si elle est inconsciente, et si l'on peut établir que les deux auteurs sont parvenus au même point sans être guidés l'un par l'autre et sans avoir cherché à se rejoindre. Les exemples de pareilles rencontres sont extrêmement fréquents dans l'histoire de la littérature ou de la philosophie on en pourrait citer des centaines et c'en est encore un nouveau que nous signalons aujourd'hui. A un siècle d'intervalle, deux poètes dont le plus ancien est probablement inconnu à l'autre se sont posés non seulement en négateurs, {32} mais même en blasphémateurs de la divinité. Le premier, Sylvain Maréchal, publiait en 1781 un Poème moral sur Dieu, œuvre très peu lue de son temps et maintenant complètement oubliée. Quant au second, Jean Richepin, il y a quelques semaines qu'il a donné son dernier volume de vers, dont le titre est déjà une profession de foi.

Il va sans dire qu'ici nous ne relevons les similitudes qui peuvent exciter entre Sylvain Maréchal et Jean Richepin qu'à titre de curiosité littéraire et sans intention aucune d'en tirer le moindre argument contre la puissance imaginative de ce dernier. Il a pris son bien où il lui a plu, quelquefois dans le trésor encore inexploré des civilisations orientales. Sur de vieux sujets il a mis son style personnel et ses rimes. Rien de mieux. Tous les poètes, à commencer par Victor Hugo, dans la Légende des siècles, pourraient encourir tout aussi fortement que lui l'étrange accusation de plagiat ; si l'on recherchait avec soin les sources auxquelles ils ont puisé, les vers qu'ils ont imités, les passages qu'ils ont traduits. D'ailleurs, dans le cas présent, la différence de mérite est telle entre les deux hommes qu'il ne viendra jamais à l'esprit de personne de reprocher à notre contemporain d'avoir été le copiste d'un écrivain assez obscur, mort et oublié depuis longtemps.

C'est même une tâche assez délicate que de mettre en parallèle dans une même étude d'une part le vers incolore, mal rythmé et à peine rimé dont se servit toute l'école du dix-huitième siècle, d'autre part la poésie éclatante, à rimes riches et à métaphores hardies, que le romantisme a fait triompher de de nos jours. Sylvain Maréchal, déjà bien terne par lui-même, apparaîtra à côté de l'auteur des Blasphèmes plus pâle encore. Aussi n'est-ce pas un intérêt de style ni une émotion poétique qu'il faut chercher dans son œuvre ce qu'on y peut trouver, c'est la manifestation d'un certain état psychologique qui se produit avec des allures particulières, parfaitement identiques {33} à celles qu'on découvre dans Jean Richepin dès qu'il agite la question religieuse.

Ni l'un ni l'autre n'a inventé l'athéisme. Ce qui les distingue de leurs nombreux devanciers, c'est l'ardeur acharnée et presque fanatique avec laquelle ils défendent leur idée du néant. Ils en ont fait une sorte de divinité nouvelle aux pieds de laquelle ils brûlent tout leur encens et chantent leurs cantiques les plus enthousiastes ce ne sont plus les négateurs sereins, les philosophes qui, après une vie d'études et de recherches, en arrivent à conclure que Dieu est une chimère, et qui se réfugient dans un calme mélancolique, sans cris haineux et sans blasphèmes. Ici nous sommes en présence, on pourrait dire, d'apôtres, qui ne supportent pas une religion en concurrence avec la leur ; ils ont presque l'air de provoquer leurs adversaires et leur attitude de défi semble faite pour exciter la foule, appeler la riposte et soulever le scandale.

Prenons la préface que Jean Richepin place au début de son œuvre. Comme il s'attend lui-même à n'être pas compris, il a soin d'indiquer aux dévots, aux déistes, à tous les philosophes, aux matérialistes aussi bien qu'aux autres, que c'est à eux qu'il en veut ; et, avant que personne puisse songer à l'attaquer, il prévient en se vantant qu'il s'est montré sans pitié pour les spiritualistes religiosâtres, pour les sectateurs de la Raison qui le verront cracher dans leur stupide encensoir. Toutes les oies du Capitule vont clabauder contre lui. Il s'attend à ne plaire à personne, à être jugé à tort et à travers, calomnié, vilipendé, voire persécuté. Peu importe il se croisera les bras devant ces persécutions dont il ne met pas l'imminence en doute et en quelques lignes il confesse nettement sa foi dans une langue parfaitement claire et accessible à tous

« Coûte que coûte, j'ai emboîté le pas à mon athéisme jusqu'au bout. Partout où se cachait l'idée de Dieu, j'allais vers elle pour la tuer. Je poursuivais le monstre sans me laisser effrayer {34} ni attendrir, et c'est ainsi que je l'ai frappé dans ses avatars les plus subtils ou les plus séduisants, j'entends le concept de cause, la foi dans une loi, l'apothéose de la science, la religion dernière du Progrès, Voilà ce que j'ai fait, et quelle qu'en doive être l'issue, je ne saurais m'en repentir » ; Sylvain Maréchal ne se pose pas devant le public avec la même insolente hauteur et il use assurément d'une forme moins violente dans l'exposé de son système. Cependant si l'on songe que le Poème moral de Dieu remonte à 1781 et qu'il a été, par conséquent, publié à une époque où l'Eglise possédait une puissance singulièrement plus étendue qu'à présent, on en arrive à reconnaître que l'écrivain du siècle dernier a de beaucoup sur- passé en audace notre contemporain. En 1781, il y avait dix- neuf ans que Calas avait été roué, quinze seulement qu'on avait brûlé vif le chevalier de Labarre, et l'auteur pouvait garder encore, net et précis dans sa pensée, le souvenir des terribles exécutions qu'avait provoquées un clergé ombrageux. Lui, plus que tout autre, il aurait pu s'attendre à être calomnié, vilipendé, voire même persécuté et lui aussi cependant, il met je ne sais quelle fanfaronnade à se proclamer le négateur de Dieu et des dieux. Toutes ses œuvres révèlent l'intention manifeste de frapper la foule par la hardiesse de ces conceptions, et il renverse les idées, unanimement admises jusqu'à lui, en quelque sorte avec l'éclat que les premiers chrétiens mettaient à détruire les statues des dieux. Son Dictionnaire des Athées contient les noms de saint Augustin, de Bossuet, de Leibnitz dans son Almanach des honnêtes gens, publié avant la Révolution, en 1788, ce n'est pas Satan qu'on trouve comme dans la chanson de Béranger, entre Épicure et Ninon, mais Jésus-Christ en personne. Et s'il n'écrit pas de préface au Poème sur Dieu, c'est que la première page, avec son titre, son épigraphe, ses indications de librairie, est déjà tout un audacieux exposé de doctrines. Quand un homme indique le lieu et la date de la {35} publication par ces mots : « A AthéopolisL'an premier du règne de la Raison » on peut sans crainte de méprise se prononcer sur son compte. Nous sommes en face d'un adorateur exclusif de la Raison et de la Vertu. Ad majorem gloriam virtutis, dit-il ; c'est la première phrase qui frappe les yeux quand on ouvre le volume, et c'est la dernière qu'on retrouve à la fin, après l'épilogue, après l'épitaphe que Sylvain Maréchal avait préparée lui-même pour sa tombe. Il semble avoir voulu enfermer son œuvre dans une double affirmation de respect pour la seule abstraction à laquelle il reconnaisse devoir un culte. Quant à Dieu ou aux dieux, les deux vers placés en épigraphe générale en font immédiatement justice :

L'homme a dit : « Faisons Dieu ; qu'il soit à notre image. »
Dieu fut : et l'ouvrier adora son ouvrage.


Cette idée de la création de Dieu par l'homme et de l'influence humaine sur la nature divine on la retrouve à plusieurs reprises dans le poème. Elle apparaît également, de temps à autre, dans Jean Richepin.

O Dieu ! mirage vain des désirs d'ici-bas.
Ta gloire et ton orgueil sont le fruit de nos songes,
Et sans nous tu n'es pas.

Et plus loin il dit de Jésus :

Le dernier né des dieux,
Homme très doux que l'homme a fait très odieux.

Mais les coïncidences se distinguent bien plus nettes et plus nombreuses à mesure qu'on feuillette le volume, et peu à peu on en rencontre toute une série qu'on ne saurait attribuer au seul hasard, encore moins à un plagiat, et qui deviennent explicables, étant donnée la similitude de but où tendent les deux écrivains.

{36} Il y a peu d'hommes qui, dans le calme de la nuit, ne se soient laissé aller à une sorte d'émotion mystique devant les étoiles, ces millions d'étoiles qui vers nous clignent si doucement des yeux. Tous les poètes ont chanté avec plus ou moins de lyrisme la splendeur des cieux constellés d'astres. Les plus religieux, comme Lamartine, chaque fois qu'ils ont repris le sujet, y ont retrouvé les aspirations les plus sublimes et ont élevé vers le créateur des hymnes d'enthousiaste adoration. D'autres plus sceptiques, mais non moins artistes, se sont contentés de célébrer la beauté plastique du tableau. Même l'athée de parti pris – comme Jean Richepin, – le philosophe sauvage qui se jure d'écraser sous les sabots des noirs chevaux de sa pensée toute la foule des divinités auxquelles nous dressions des autels, le voilà qui se sent envahir par un respectueux recueillement il hésite il doute de sa négation humblement, en implorant à deux genoux, il commence sa requête et lui qui, au début, nous avait si catégoriquement proclamé l'inanité de nos dieux, il vient demander à ces cierges, qui éternellement scintillent dans l'espace, le mot de l'énigme indéchiffrable. Peu à peu l'extase le domine il oublie ses serments de destruction il cesse de voir le but qu'il s'est proposé, et lui, Jean Richepin, il termine le morceau par une prière, et s'adressant aux étoiles il leur dit :

O vous que j'aime tant, ô vous que je bénis,
Ma prière vers vous comme un oiseau s'élance.
Ah ! ne la laissez pas dans les cieux infinis
A travers les hasards errer à l'aventure !
Dans vos seins maternels qu'elle trouve des nids !
A la pauvrette en pleurs que le doute torture,
Montrez le clair chemin qui conduit au savoir ;
Ouvrez-lui vos secrets merveilleux eu pâture ;
Donnez-lui la clarté que vous semblez avoir ;
Changez en hymne ardent sa cantilène triste ;

{37}

Et dans le sanctuaire obscur faites lui -voir
L'éternelle splendeur de l'Être, s'il existe !


S'il existe ! – C'est au dernier mot seulement que reparaît l'homme de la préface et des autres pièces du volume. Et encore est-il bon de noter que ce mot est moins une affirmation d'athéisme qu'un simple doute émis sur une question irrésoluble.

Sylvain Maréchal, en semblable occurrence, est plus conséquent avec ses principes : il ne les dément pas il profite même de l'occasion pour les affirmer avec une énergie nouvelle. Car, lui aussi, il a composé une requête aux étoiles ; lui aussi, en face des astres, il s'est demandé si tant de merveilles ne décelaient pas une intelligence suprême. Mais moins artiste, moins poète que Jean Richepin, il a su garder son sang-froid, et, aux questions posées par lui, sans hésitation il a répondu lui-même : non.


O Toi ! le souverain du monde planétaire,
Astre majestueux qui féconde la terre

Sans se mouvoir. Soleil ! qui meus tout, es-tu Dieu ?
Non tu n'es qu'un foyer de lumière et de feu.
Astre plus doux, et toi, des nuits reine paisible,
Dont le pâle flambeau plaît à l'amant sensible ;
Toi qui brilles, dit-on, d'un éclat emprunté,
Tu prétends encor moins à la divinité.

Feux sans nombre, habitants de la voûte azurée,
Êtes-vous Dieux aussi ? Toi, profond empirée
Quand le peuple sur toi lève en tremblant les yeux,
Ciel, le dernier de tous, lui caches-tu des dieux ?
Non… l'Être qu'on adore est l'âme universelle ;
La nature agissante en fournit le modèle.


Quelle piètre poésie à côté de la prière aux étoiles mais n'est-elle pas un nouvel exemple curieux de ce parallélisme d'inspirations entre deux écrivains étrangers l'un à l'autre ? Parfois ce n'est pas seulement la pensée qui est identique ; {38} les mêmes expressions, les mêmes vocables se retrouvent. Jean Richepin résume en deux mots les intentions agressives qui remplissent son œuvre et il l'intitule les Blasphèmes ; Sylvain Maréchal condense en un vers tous ses sentiments à l'égard de la divinité :

Et si je pense à Dieu c'est pour le blasphémer.

dit-il. Même idée, mêmes termes.

Néanmoins le poète du dix-huitième siècle, soit par prudence, soit par tempérament, use d'une forme moins violente dans ses réquisitoires, et, s'il blasphème, c'est plutôt par ses conclusions négatives que par des injures. Il intente de nouveau à Dieu le procès qui lui a été fait et refait des centaines de fois, dans le de natura rerum de Lucrèce, par exemple, ou encore dans un livre qu'on ne s'attendrait guère à voir citer comme un monument d'impiété, dans la Bible, dans le poème de Job. Il contemple le monde il y voit le mal régner sans opposition et son triomphe lui parait un irréfutable argument : 


Les ris du crime heureux, les pleurs de l'innocence,
Tout atteste d'un Dieu la malice ou l'absence.


Si d'autre part il regarde la société, il la trouve gouvernée par des rois et des prêtres, tous plus ou moins revêtus d'une mission sacrée, et tous plus ou moins souillés de meurtres et de débauches. Dieu, aussi bien qu'un autre souverain, sera responsable des infamies de ses mandataires non sans une apparence de raison, le poète lui jette à la face les monstruosités commises en son nom, et il dénie à ce despote féroce le moindre droit au respect des sages qui ont vécu, souffert et qui parfois sont morts pour le triomphe de la vérité et de la vertu.

Et puisqu'il faut à l'humanité des objets d'adoration, des êtres à qui rendre un culte matériel et tangible, les voilà ceux dont on doit placer les images sur des autels ce sont les sages. Leur mémoire mérite d'être à jamais respectée de la foule. Ils symboliseront les vertus :


S'il nous fallait des dieux pour être nos modèles,
Dans le chemin du vrai nos conducteurs fidèles,
Que ne choisissons-nous un Socrate, un Caton ?
Ces dieux ne seraient point un fantôme, un vain nom.
Qu'Antonin soit pour nous le dieu de la prudence
Bénissons dans Henri le dieu de la clémence, etc., etc.

Voilà donc les hommes affranchis de l'idée divine d'où sont sortis tous les malheurs et tous les crimes du monde. Dès lors nous allons voir renaître le temps de l'âge d'or, et l'humanité délivrée subitement de ses passions mauvaises ne vivra plus que pour la pratique de la sagesse et de la vertu. Elle trouvera sa récompense dans le parfait bonheur, goûté dès ici-bas et dû au calme de la vie, à la contemplation de la nature, à la jouissance modérée de tous les plaisirs moraux et physiques nous arrivons en somme à l'épicurisme, dans la belle et noble acceptation du mot.

Toutes ces idées ne sont pas neuves. Nous les retrouvons dans les Blasphèmes, analogues quant au fond, rajeunies dans la forme par l'incomparable talent de dompteur de mots auquel est due la meilleure gloire de Jean Richepin seules, ses conclusions peuvent au premier abord sembler différentes, et elles présentent cette originalité assez étrange d'être formées de deux théories absolument opposées. Là encore, son sens artistique l'a conduit à une contradiction le philosophe devait logiquement être amené à l'épicurisme. Mais d'autre part le poète, séduit par la sombre beauté du nihilisme, se laisse bercer dans les rêves d'une destruction grandiose de tous les dogmes, de toutes les croyances, de toutes les vertus sur lesquelles a vécu l'humanité. Et quand on a fini le volume, on se demande si {40} l'auteur est un adepte d'Épicure ou un disciple de Schopenhauer, deux écoles qui sont précisément, la négation l’une de l'autre.

Au reste nous n'avons ici à discuter la valeur philosophique ni de l'œuvre de Sylvain Maréchal, ni des poèmes de Jean Richepin. Le grand et mérité succès qu'a obtenu ce dernier nous a fourni l'occasion de rappeler le nom d'un écrivain contemporain de la Révolution française. Pour ce qui est de savoir si Dieu existe, si l'athéisme serait utile à répandre dans les sociétés, si même, étant donnée la nature humaine, il est susceptible d'être jamais propagé, ce sont des questions qu'il faut laisser résoudre aux métaphysiciens et aux psychologues ; depuis des siècles ils les agitent vainement, et il est probable qu'ils les agiteront longtemps encore avant qu'on puisse déclarer la discussion définitivement close.

Maurice Spronck

Racot, « Lettre de Paris », Revue générale, juillet 1884, p. 110-111.

[…] quelque idée que M. Richepin a dû plus d’une fois rire dans sa barbe d’ébène, d’un succès auquel contribuaient si puissamment et si bénévolement ceux-là même contre lesquels il avait dirigé son livre.

Mon sentiment est que ce livre, dans lequel on a voulu voir, ou feint de voir une œuvre de passion et d’entraînement, est au contraire un livre systématique, composé de sang-froid par un homme qui possède à fond la langue et les secrets du rythme, et qui, avant tout, rient à arriver à la notoriété rapide. Tirer des pétards est, en France, un moyen sûr de faire retourner les passants. En peinture, comme en littérature, nous en avons de nombreux exemples. M. Richepin, qui est doublé d’un érudit, qui est entré premier à l’école normale et en serait sorti premier s’il l’avait voulu, a perfectionné le pétard, ou plutôt l’a changé en fusée, en feu d’artifice, en bouquets. Il a commencé par tirer la Chanson des gueux, œuvre de révolte sociale qui attira les foudres de la police correctionnelle. Il a tiré ensuite les Morts bizarres, recueil de nouvelles plus extraordinaires ou plus horribles que celles d’Edgar Poë. Puis il a abordé le roman et le théâtre, dans un livre et dans un drame où l’on voit un fils tenter d’assommer sa mère avec un pot de fleurs, parce qu’elle trouve mauvaise la cohabitation de ce fils avec une coquine. Tout cela a mis très vite en vue M. Jean Richepin. Il convient de lui rendre cette justice, qu’entretemps il a publié sous le titre les Tendresses un volume, où l’on trouve sans doute encore bien des violences, mais qui, en résumé, appartient à un tout autre ordre d’idées. Les Tendresses trahissent un vrai poète, qui, à une autre époque que celle-ci, n’aurait probablement pas songé à demander le succès au tapage et au scandale. Mais M. Richepin est de son temps. Il est jeune, il a du sang, de l’ambition : il ne veut être dupe à aucun prix, et s’étant rendu compte, au premier coup d’œil, de la parfaite bassesse, de la stupide lâcheté de notre société décadente, ayant reconnu, à des précédents déjà nombreux, qu’une œuvre pacifique et pure, même lorsqu’elle est supérieure, met dix ans à pénétrer dans le public et ne nourrit jamais son auteur, M. Richepin s’est dit qu’il fallait donner à ce public, à cette société, ce qu’elle méritait. Il s’est dit : « Tu me maudiras, tu crieras à l’outrage, au subversif, mais au fond tu m’admireras, parce que la force et l’audace sont aujourd’hui les seules choses qui t’imposent, et parce que tu auras peur. » Ainsi a fait M. Richepin et l’événement, comme il n’était pas difficile de le prévoir, lui a donné complètement raison.

Qu’un livre licencieux, obscène, réussisse, même sans l’ombre de talent, à se vendre à cinquante et cent éditions, tandis qu’un autre livre, honnête, élevé, écoule avec lenteur ses mille ou quinze cents {111} exemplaires, il n’y a à cela rien que de naturel et de logique. Du jour où la loi est faite de telle sorte que de pareilles œuvres s’étalent impudemment aux vitrines des libraires, ou même peuvent être feuilletées en plein vent par les passants, depuis le désœuvré riche, jusqu’à l’ouvrière et le collégien qui passent, il est tout simple que la tentation du mal aboutisse à ce résultat. Il ne s’agit plus ici, en effet, de littérature ; il s’agit de vice. Précisément parce que l’œuvre est vile, médiocre, sans caractère et sans style, elle est accessible aux intelligences les moins ouvertes, et le succès ne vient pas des classes lettrées ou instruites. Mais lorsqu’on se trouve en présence d’un livre comme les Blasphèmes de M. Richepin, il en va différemment. Ici, d’abord, il s’agit d’un recueil de vers, d’un assemblage de poèmes, tous laborieusement conçus et rendus, où le mot propre a été cherché avec soin, où l’artiste se montre avant même l’athée et le révolutionnaire. Les classes travailleurs, l’ouvrier, et aussi l’enfant liste peu les volumes de vers, et à plus forte raison les vers à prétention didactique et philosophique. Même au théâtre, la forme poétique n’est jamais populaire : elle est un régal de délicat. Lors donc que je constate que les Blasphèmes ont atteint soixante éditions, c’est-à-dire ont été tirées à soixante mille exemplaires, je suis bien forcé de conclure que la majeure partie des soixante mille lecteurs qui ont donné trois francs cinquante pour savourer à loisir les imprécations de M. Richepin contre la religion, contre l’autorité, contre la famille, contre la morale, appartiennent à la classe instruite et lettrée. Or, cette classe étant précisément celle qui se targue de représenter la morale, la famille, l’autorité, on arrive à cette constatation attristante, que M. Richepin a accompli ce tour de force, de se faire faire un succès précisément par les gens dont il vilipende le plus cruellement les idées et les croyances.

J’insiste là-dessus, parce que c’est le plus terrible symptôme de notre décadence. Il s’est trouvé de nobles esprits pour dire hautement l’indignation que provoquait en eux ce livre violent. Personne, que je sache, ne s’est avisé jusqu’à ce jour de juger les Blasphèmes comme je crois qu’ils doivent être jugés : comme un défi méprisant à la badauderie d’une génération flasque, désorientée et sans boussole. Remarquez d’ailleurs que M. Jean Richepin ne s’en prend point seulement aux catholiques. Personne ne trouve grâce devant ce qu’il appelle ses blasphèmes : c’est un nihiliste qui veut faire table rase de tout ce qui existe. Il écrit dans sa préface :

« Quand je passe en revue les diverses catégories d’opinions que j’attaque sans quartier, opinions souvent contraires entre elles, mais toutes unies contre moi, je me demande avec inquiétude à qui ma sincérité ne sera pas désagréable. Avant tout, je vais scandaliser les dévots, les fidèles d’une religion organisée, quelle qu’elle soit. »

Anonyme, « M. Jean Richepin », Bibliothèque universelle et revue suisse, juillet 1884, p. 171-174.

[…]

– L'événement du mois a été un volume de vers. Pendant au moins huit jours - un siècle pour Paris - on s'est abordé en se demandant : Avez-vous lu les Blasphèmes ? Les journaux avaient appris à la France ravie que, grâce aux Blasphèmes, la seconde moitié du XIXe siècle n'avait rien à envier, en poésie, à la première moitié, et que M. Richepin valait à lui seul Lamartine, Musset et tous les autres réunis. J'ai lu cela de mes yeux, non pas une fois et dans une feuille de chou, mais plusieurs fois et dans ce qu'on appelle les grands journaux. - O mon Dieu, disait un sage, délivrez-moi de mes amis ; je me charge de mes {172} ennemis. M. Richepin n'a pas la ressource de s'adresser au bon Dieu, puisqu'il n'y croit pas, mais il ferait bien de s'adresser à quelque autre qui le débarrasse des réclames. Il doit aux amis trop zélés la déception qui a suivi le premier mouvement de curiosité.

M. Jean Richepin intéresse les Parisiens par sa personne autant que par ses œuvres. C'est un de ces êtres remuants, bruyants, originaux, qu'on aime ici à avoir pour bêtes curieuses. Sa physionomie étrange fait rêver les femmes, et lui-même en tire parti pour s'attribuer une de ces origines mystérieuses qui frappent les imaginations. « J'ai beau vivre en France, dit-il,

…je ne suis ni Latin ni Gaulois,
J'ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,
Un torse d'écuyer et le mépris des lois.

Qu'est-ce qu'on peut bien être, en France, quand on n'est ni Latin ni Gaulois, qu'on a un torse d'écuyer et qu'on s'appelle tout bêtement Richepin ? Je vais vous le dire. On est Touranien. Et qu'est-ce qu'on est, quand on est Touranien ? On est peut-être Bohémien, peut être Turc, peut-être Samoyède, peut-être Tatare. M. Richepin ne sait pas au juste de quelle nation il est sorti, mais il sait qu'il n'est pas Aryen et il a entrepris de réaliser dans sa vie l'antithèse des mots arya et toura dont l'un, « signifiant le travail de labour, de la culture, représente un peuple sédentaire et agricole, tandis que l'autre, exprimant la vitesse du cavalier, est l'image d'une race primitive de nomades et de chasseurs, ennemie jurée du premier. » L'explication est de Vapereau, dans son Dictionnaire des littératures, et M. Richepin, dans sa Chanson du sang, a paraphrasé la définition de Vapereau :

Avant les Aryas, laboureurs de la terre,
Qui la firent germer sous leurs lourdes sueurs,
Et qui mirent des dieux dans le ciel solitaire,
Vivaient les Touraniens nomades et tueurs.
Ils allaient, éternels coureurs toujours en fuite,
Insoucieux des morts, ne sachant pas les dieux,
Et massacraient gaîment pour les manger ensuite
Leurs enfants mal venus et leurs parents trop vieux.

Toute la série de pièces de la Chanson du sang fait ressortir l'antagonisme des deux races et le mépris du Touranien pour {173} les lois, la religion, la morale, l'existence tranquille et réglée. Personne n'ignore que la physiologie a découvert que les cellules dont se compose notre corps ont une mémoire obscure, par laquelle s'explique la transmission héréditaire des habitudes du corps, des gestes, des goûts. M. Richepin s'est toujours senti irrésistiblement entraîné par la mémoire des cellules à vivre de la vie sauvage et vagabonde de ses ancêtres touraniens.

Le nomade ! oui, ce nom, tout mon sang le répète.
Les globules, dans un tumulte plus ardent,
Ainsi qu'à des appels furieux de trompette
Redoublent à ce nom leur flot cavalcadant.
……………………………………………
Oui, oui, je me souviens. J'écoute. Je savoure.
Chantez, chantez plus fort, chantez tous à la fois,
O globules ! Battez vos marches de bravoure !
Les voilà, mes aïeux, les voilà Je les vois.


Il ne pouvait pourtant pas, quelque envie qu'il en eût, se faire nomade et anthropophage, à Paris, en 1884. Obligé de renoncer à redevenir Bohémien et à manger les petits enfants, M. Richepin se contenta d'être un peu bohème. Il fut cabotin, hercule de foire, normalien et portefaix. Il se lia avec un groupe d'aimables jeunes gens, dont M. Maurice Bouchor l'auteur des Contes parisiens en vers, qui se donnaient le plaisir innocent de se faire faire des gilets roses et des pantalons bleu de ciel qu'ils mettaient dans leur chambre, à huis clos, avec la conviction qu'ils portaient un coup terrible à la bourgeoisie. Nous avions, dans ce temps-là, le même tailleur, et il fallait voir les étonnements de l'honnête père Strôm, obligé de fabriquer des pantalons couleur du temps. Je n'oublierai jamais l'expression ahurie et orgueilleuse de son visage le jour où je lui appris que Maurice Bouchor l'avait mis dans ses vers :

Il se fit faire chez Strôm, le tailleur suédois,
Une jaquette étroite et tellement olive, etc.

Hélas ! M. Maurice Bouchor s'est perverti dans les derniers temps. Son ami Richepin l'annonce tristement au public dans un post-scriptum de la préface des Blasphèmes. La préface dédiait le livre à M. Maurice Bouchor. Le post-scriptum dit « Pendant que je persévérais dans mes idées, tu modifiais les tiennes. Tu avais subrepticement repris goût au mauvais vin de l'idéal, {174} des illusions spiritualistes, de la foi en l'éternelle justice. C'est ton sang bleu qui t'est remonté au cerveau, ton sang d'Arya, ton pauvre sang vicié par six mille ans d'hérédité dévotieuse. M. Maurice Bouchor redevenant spiritualiste, c'est encore un tour de la mémoire des cellules. M. Richepin, lui, reste ferme, grâce à son origine touranienne. Il a continué à porter des coups à la bourgeoisie en jouant, l'hiver dernier, avec Sarah Bernhardt, et il achève, cette fois, la société en proclamant en vers le nihilisme absolu. Rien n'existe, ni Dieu, ni le progrès, ni la morale, ni la beauté. Tout est néant et duperie. L'homme qui regarde plus loin que son assiette et son verre est un fou. M. Richepin le lui répète durant plus de 300 pages avec une variété de mètres et de rythmes, un éclat d'expressions, une verve de colère qui le classent au premier rang, non parmi tous les poètes du siècle, comme on l'a proclamé imprudemment, mais parmi les poètes de la jeune génération. Peu d'écrivains, au jour où nous sommes, manient la langue française avec autant de maestria. Quant aux idées, elles ne sont ni neuves ni profondes. C'est le matérialisme tout simple et tout cru. Par-ci par-là, des grossièretés telles qu'on fera bien de ne pas laisser traîner le volume dans une maison où il y a des femmes et de très jeunes gens.

– Les Blasphèmes sont cause que le nouveau roman de M. Alphonse Daudet a fait sans bruit son entrée dans le monde. Sapho (Charpentier) avait pourtant, en outre du talent, une forte pointe de piment. […]

Grelot, « La Fête de Neuilly », Le Triboulet, 6 juillet 1884, p. 6.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Entrez, rentrez dans nos boutiques,

Entrez, nourrices et moutards,

Epiciers, hommes politiques,

Gens grêlés et dynamitards.

Entrez, entrez dans nos baraques,

Tout le public en sort ravi ;

Pas de carottes, pas de craques :

C’est deux sous, un sou pour Grévy.

Regardez au stéréoscope,

Mesdames, c’est un pilori ;

Mais ne tombez pas en syncope

A l’aspect du nez de Ferry.

Et vous qui soupirez peut-être

Pour Waldeck, Don Juan Florissant,

Par ici ! vous allez connaître

Quelle est votre chaleur du sang.

Prudence, la magicienne,

Célibataires arriérés,

Prenant votre main dans la sienne,

Y lit que vous vous marierez.

Empiffrez-vous, douce débauche,

De macarons, c’est détergeant…

Voici la femme à barbe à gauche,

On dirait un intransigeant.

Là les puces apprivoisées

Avec un talent sans pareil :

Comme elles sautent, les rusées !

On dirait Foucher de Careil.

Voici le tir à l’arbalète ;

A tous coups on gagne un lapin.

Voici Marseille, fier athlète,

Qu’envie en secret Richepin.

Tirard, de ses yeux ardents, couvre

La femme géante en passant

Et tâte son mollet qu’il trouve

Plus ferme que son trois pour cent.

Çà ! voyons, qu’on accoure en foule,

Et qu’un public peu recueilli,

comme un large torrent, s’écoule

Le long de la foire de Neuilly

Ça ne va pas fort, le commerce,

Les nez des marchands sont bien longs ;

Mais narguons la fortune adverse,

Vive la fête et rigolons !

Dzim boum la boum, et que l’on masque

Sous les gais accents du crin-crin,

Sous le bruit des tambours de basque,

Tes misères, peuple souverain !

GRELOT.

Août

F-E Adam, « Jean Richepin (suite et fin) », Le Parnasse, 1er août 1884, p. 1-2.

Le livre des Blasphèmes n'est d'un bout à l'autre qu'une négation, sans preuve: ce n'est pas un livre de discussion. Le poète n'est pas le théologien de l'athéisme ; il n'a voulu faire œuvre ni de prêtre ni d'apôtre. S'il en est qui pensent comme lui, tant mieux; s'il est seul, cela lui est bien égal. Il a voulu seulement s'interroger, il a révélé le fond de son être; il a dit l'état de son cerveau fabriqué de telle sorte qu'il ne croit qu'aux hasards ; il n'admet pas les mots de Dieu, d'âme, de providence, de justice, dont sont remplies les théodicées humaines; d'un trait il biffe toutes les croyances, terribles ou consolantes, implacables ou clémentes, pleines de haine ou pleines d'amour. C'est le Balaam de nos jours, chargé de maudire; mais croyez-le bien, fidèle à la parole qu'il s'est donnée lui-même, il ne changera pas ses imprécations en bénédictions. Ah ! vous qui avez un moment de tristesse, ne prenez pas ce volume: ce n'est pas un livre de consolation, votre cœur n'y trouvera pas le sourire dont vous avez besoin; l'âme désespérée sortira de cette lecture plus désespérée encore. L'auteur l'a voulu ainsi, parce qu'il s'est cru en possession de la vérité. « Pourtant, — dit-il à son ami Maurice Bouchor, dans sa préface dédicatoire, — pourtant je ne demeure point sans tristesse en songeant à l'inimitié des gens de bonne foi, qui n'entreront pas en communion avec moi, simplement par impuissance. Hélas ! même parmi ceux qui me loueront, combien dénatureront mes idées en les accommodant à leurs partis pris ! même parmi ceux qui m'aimeront, combien peu oseront me suivre jusqu'au bas de cet escalier vertigineux qui conduit à l'épouvantable et serein nihilisme ! Mais il faut en faire son deuil ! Après tout, je ne cherche pas ma joie dans le suffrage des timides et des débiles, je la puise à la certitude d'avoir dit pleinement ce que j'avais dans la tête. Je suis descendu au fin fond de ma pensée, et cela suffit à mon « orgueil. » Son orgueil, voilà le sentiment grand, noble, sublime, qui le guide dans son œuvre et le fera aller jusqu'au bout. Comme l'archange révolté de la légende sacrée, il ne s'avouera jamais vaincu. Rien ne pourra le tomber, ce vaillant athlète des luttes de la pensée :

Avouer ma défaite et coucher au cercueil
Ce moi si fier, armé d'un indomptable orgueil,
Non, je ne puis ! Fuyons cette porte d'auberge !
Hâleur de l'infini, je hâle jusqu'au bout,
Et quand viendra mon tour de tomber sur la berge,
Je veux mourir dans un dernier effort, debout !

Cette mort, il veut bien l'attendre, mais non pas la chercher.

Bah ! se tuer! et puis?.

recommencer, sans doute, une seconde existence aussi ridicule, aussi pénible que la première. Mieux vaut rester à l'attache, le regard perdu sur l'horizon, cherchant quelque chose dans ces lointains vagues et mystérieux. Le poète sait bien qu'il n'y a rien derrière tout cela, mais pourtant il ne peut s'empêcher de regarder, de scruter, de désirer :

Tous un pareil désir, souvent à leur insu,

Les travaille, et toujours pareillement déçu,

Il demeure quand même à jamais implacable.

0 désir d'infini, malgré tout persistant !

Hélas ! il nous soutient autant qu'il nous accable ; On en meurt, et la vie en est faite pourtant.

Laissez-moi vous citer en entier le délicieux sonnet qui suit celui dont je viens de reproduire la fin :

LE PAYS DES CHIMÈRES

Où je vais ? Au pays fabuleux des chimères,
Vers les cieux enchantés où les âmes en fleurs
Sont divins rossignols et non merles siffleurs,
Où nulle volupté n'a de rancœurs amères,
Où l'on ne connaît point les plaisirs éphémères
Que suivent pas à pas les regrets querelleurs,
Où l'amour toujours calme ignore les pâleurs,
Où les femmes sont plus câlines que les mères.
Où je vais ? Au pays du repos éternel
Où le cœur, cessant d'être idéal et charnel,
N’est plus comme un blessé que chaque effort mutile.
Où je vais ? Au pays des rêves superflus,
Au pays dont l'espoir, hélas ! est inutile.
Je sais bien qu'il n'est pas ; je l'en aime encor plus.

Combien de fois dans cette œuvre—je ne dirai pas désespérée, puisqu'il n'espère rien ou plutôt ne veut rien espérer — se trouvent de ces rêves d'outre-terre, de ces contemplations mystiques d'un pays innommé ! Le cerveau du poète en est hanté ; il a beau se débattre, il a beau dire : « Je sais bien qu'il n'est pas! » il a beau le répéter cent fois, le crier bien haut pour se le faire croire à lui-même, il y a des moments, j'en ai l'intime conviction, où il doit se demander — sans se répondre — : « Si pourtant ce n'était pas le pays des chimères?. » Prenez la merveilleuse pièce intitulée: Requête aux étoiles, l'une des plus belles de l'œuvre de Richepin, et dites-moi si l'on n'est pas tenté d'y trouver — malgré la forme ironiquement émue et pénétrante, — une preuve à l'appui de ce que je viens d'écrire…

L'écrivain m'accusera, peut-être, s'il me lit, d'avoir dénaturé l'esprit de ses vers, de leur donner un sens qu'ils n'ont jamais eu ; soit, j'accepte l'accusation, et n'ai garde de m'en défendre. Quand je lis un poète, c'est pour moi seul que je le lis et non pas pour lui; dans son livre, je vois ce que j'y vois et non pas ce que le poète peut y voir lui-même; et si ma tournure d'esprit du {2} moment y découvre, çà et là, un sentiment, une aspiration idéale, du domaine de ce que nous autres rêveurs nous appelons le monde de l'âme, du diable si quelqu'un pourra me convaincre que j'ai tort !

Nous avons, à propos de la Mort des Dieux, montré quelle parenté Jean Richepin peut avoir avec Dante (I) ; l'auteur aura encore un autre point de ressemblance avec le grand Florentin : la Divine Comédie est une trilogie, l'œuvre du Touranien sera une tétralogie ; c'est lui qui l'annonce dans la première page de son volume. Voici en quels termes :

Il a dédié les Blasphèmes à son ami, Maurice Bouchor ; mais Bouchor n'a pas suivi Richepin dans les régions du nihilisme ; il a « repris goût au vin de l'idéal, des illusions spiritualistes, de la foi en l'éternelle justice », ce qui nous a valu un des plus beaux recueils de poésies de l'année 1883. L'auteur des Blasphèmes plaint son ami, mais son livre lui reste dédié quand même. « Je ne t'en veux pas, lui dit-il. C'est ton sang bleu qui t'est remonté au cerveau, ton sang d'Arya, ton pauvre sang vicié par six mille ans d'hérédité dévotieuse. Tant pis ! Mais ta rechute ne saurait me décourager, ni m'empêcher de t'aimer non plus. Seulement je ne chercherai qu'en moi-même mes Templa serena. Je m'envelopperai de plus en plus dans l'orgueilleuse solitude de ma pensée. Je continuerai mon œuvre sans autre désir que de m'y complaire. Cette œuvre, je la roule dans ma tête depuis plus de dix ans, et elle commence à prendre forme sous l'espèce de quatre livres que je publierai successivement : Les Blasphèmes, le Paradis de l'Athée, l'Evangile de l'Antechrist, les Chansons éternelles, etc. »

F. -E. ADAM.

Septembre

Octave Mirbeau, « La fin d’une apothéose », Le Gaulois, 29 septembre 1884, p. 1.

Les nouvellistes nous apprennent qu'aujourd'hui le commissaire-priseur, l'huissier, le syndic et tout ce qu'une faillite jette sur la maison maudite de gens à barbe crottée et a mine louche, ainsi que la puanteur attire autour des charognes le vol lourd des corbeaux et le troupeau des chiens maigres, seront en train d'opérer, chez Mme Sarah Bernhardt. Tout va disparaître sous la trombe des enchères, meubles, tableaux, souvenirs, têtes de mort japonaises, cercueils capitonnés, robes et bottines. Demain, - à moins de ces retours imprévus qui sont fréquents dans sa vie - en ce petit hôtel, où les fenêtres semblaient autant de trompettes immenses, soufflant sur le monde le bruit enragé de la renommée éphémère et de la vaine réclame, il ne restera que les murs nus et que la poussière qu'y auront laissés les tapis décloués et le pas des visiteurs indifférents. Il n'y a pas un an Mlle Marie Colombier publiait contre Mme Sarah Bernhardt un livre abominable, on se souvient du beau tapage. Aujourd'hui Mlle Colombier, poursuivie par la justice, fait ses malles pour Saint-Lazare, et Mme Sarah Bernhardt, poursuivie par la faillite, va fuir de garnis en garnis... jusqu'où ? Est-ce qu'on sait ? Ça n'est pas gai ? Ah dame on ne peut pas toujours rire.

***

Les malheurs des comédiennes n'ont pas le don de m'émouvoir et je réserve les larmes pour les vraies infortunes et les nobles douleurs. La situation que la bêtise et les instincts dépravés du public font aux comédiennes, quand elles sont jeunes et qu'elles ont du succès, est déjà bien assez exorbitante comme cela. Nous les comblons d'honneurs et d'argent. Chaque jour, dans nos journaux, nous vantons leur talent, leur génie, leur beauté. Nous chantons leur gloire, sur tous les modes connus. Nous leur bâtissons des monuments tels qu'on en n'élève pas à nos plus grands poètes, à nos plus grands savants. Fortune, succès, acclamations, elles ont tout. Quand elles sont vieilles et que l'argent gagné a été englouti, on ignore au fond de quels gouffres, gentiment nous les comblons de charités. Ce n'est pas assez des millions dont nous avons couvert leur succès, il nous faut encore jeter les gros sous à leurs pauvretés. Nous refusons souvent l'aumône au mendiant de la rue qui l'implore en pleurant, mais nous la donnons toujours à la comédienne qui la réclame en se moquant de nous. Dès qu'une actrice, qui a passé dans la vie, éparpillant des fortunes à tous les coups de vent de sa fantaisie, ne peut plus se payer des robes de deux mille francs, tenir table ouverte, entretenir des gens dans son antichambre et des chevaux dans son écurie, vingt journaux se réunissent, dix patronages d'hommes puissants s'offrent aussitôt, pour organiser des représentations à son bénéfice. On nous corne aux oreilles, en des articles apitoyés, que c'est généreux de s'y associer, que c'est indispensable, que c'est patriotique. Elle vous a fait rire, un soir, ou elle vous a fait pleurer, nous dit-on. Eh bien, ne l'avons-nous pas payée, comme on paye les comédiens ? Après l'avoir gorgée, pour ce plaisir d'un moment, et qui passe et ne laisse rien, sommes-nous donc chargés de continuer son luxe par surcroît ?

En voilà assez de ces charités cabotines, dont le monde seul du théâtre est appelé à recueillir les fruits. Si les comédiennes meurent pauvres, c'est qu'il leur a plu d'être pauvres. Elles ont gagné dans leur carrière assez d'argent pour se faire une vieillesse tranquille, à l'abri du besoin et des aumônes du public. Elles seront comme les camarades. N'y a-t-il pas des bureaux de bienfaisance pour les nécessiteux, des hôpitaux pour les infirmes, des places d'ouvreuses pour les femmes, de marchands de programme pour les hommes ! Le temps n'est pas toujours aux triomphes et aux couronnes de laurier d'or.

***

Il n'est encore question de rien de pareil pour Mme Sarah Bernhardt, mais je ne serais pas surpris que l'idée d'une fête monstre, et qui prendrait les proportions d'une manifestation nationale vint à quelques bonnes âmes, afin d'adoucir ses malheurs et payer ses dettes. Ce qui arrive à cette pauvre femme devait fatalement lui arriver, un jour on l'autre. La vie a une logique impitoyable. Elle n'aime pas qu'on porte aussi audacieusement le défi a sa morale, à sa raison, à son but. La fantaisie n'est point sa régie exclusive, l'irrégularité et le désordre, sa seule poésie elle rend coup pour coup, blessure pour blessure, et c'est ce qui console les pauvres de leurs misères, les souffrants de leurs douleurs, les honnêtes de leurs vertus. Aucune femme ne s'est élevée, en dehors de ses devoirs, plus haut que Mme Sarah Bernhardt, et par cette loi fatale de la vie, aucune ne sera précipitée plus bas. La chute commence aujourd'hui, elle ne s'arrêtera pas là, malheureusement.

Qui ne connaît l'histoire de Mme Sarah Bernhardt, ses débuts tourmentés, hagards, flottants, ses premiers succès à l'Odéon, dans le Passant où elle conquiert le public par le charme tendre de sa voix et aussi, faut-il le dire, par l'ambiguïté troublante de ses formes. Elle entre à la Comédie-Française, et voilà le tapage qui vient. On lui fait fête, on l'acclame. Certes, elle a du talent, une manière à elle, séduisante, une attitude harmonieuse et qui étonne. Mais, elle a la chance d'arriver, en un moment, où il n'y a plus de grandes comédiennes, et où cinq ou six vieux fidèles seulement ont gardé dans l'oreille et dans le cœur les souvenirs de celles qui furent Rachel et Augustine Brohan. Sarah Bernhardt ! Ce nom circule, grandit, emplit bientôt Paris, la province, l’étranger. On ne parle plus que d'elle, On la peint, on la sculpte, on la chante, jamais simplement. Chacun s'efforce de créer autour de cette physionomie qui se veut étrange, une atmosphère d'étrangetés voulues. On la représente avec des enroulements de serpent, des fantaisies macabres, des fonds terribles où des choses se tordent. Ses toilettes sont énigmatiques. Le moindre de ses gestes contient un mystère au fond duquel on a peur de pénétrer. Ses cheveux ont des folies communicatives, ses fleurs des poisons dont on croit mourir. Elle reçoit et son salon se remplit de tous les noms fameux. Les rois de la terre s'inclinent devant cette reine du caprice. Elle monte en ballon et les âmes se suspendent à la nacelle qui l'emporte ; elle écrit des livres que les éditeurs s'arrachent, elle fait des statues qu’on admire et des tableaux devant lesquels on se pâme. On dirait que son cerveau éclate sous la poussée de l'inspiration, que son âme est secouée par toutes les fièvres de création. Tout cela a un détachement, un désintéressement, un charme suggestif, qu'on célèbre.

Puis, tout d'un coup, on apprend qu'elle a quitté la Comédie-Française, on ne sait pourquoi, et qu'elle court le monde. On suit son passage à travers les peuples, par les applaudissements et les incidents diplomatiques qu'elle soulève. Elle est en Amérique, en Russie, en Suède, en Italie, partout à la fois, jonglant avec les millions. Et comme elle n'a pas fini d'étonner l'univers et de s'étonner elle-même, elle se marie, se démarie, achète tous les théâtres qui lui tombent sous la main, les abandonne, s'engage avec celui-ci, se dégage avec celui-là, désorganise tout ce qu'elle touche, et, pourchassée par les procès, tombant de ventes en saisies, trainant dans les plis de ses jupes une armée de créanciers auxquels, un jour, elle échappe, et qui, le lendemain, plus nombreux et plus colères la poursuivent de nouveau et la serrent de plus près, elle succombe enfin.

***

Je sais des gens qui la plaignent et prétendent que c'est la folie de l'idéal qui a perdu Mme Sarah Bernhardt. Ils disent, pour amortir sa chute sur une couche de poésie consolatrice, qu'en ce temps de métier corrupteur, elle s'est toujours consacrée à l'art pur et c'est pour avoir voulu relever le théâtre embourbé dans l'industrialisme où elle meurt du théâtre. Je ne vois rien de pareil dans la vie de Mme Sarah Bernhardt j'y vois, au contraire, M. Catulle Mendès et M. Richepin, j'y vois beaucoup de calcul, et beaucoup de folie ; mais de folie froide, de folie calculée ; j'y vois surtout, la passion de l'argent. Il n'est pas un acte de Mme Sarah Bernhardt qui n'ait eu l'argent pour mobile impérieux. Elle-même sentait le gouffre qui était en elle et qui toujours s'élargissait, et elle voulait les monceaux d'or nécessaires pour le remplir ce gouffre des Danaïdes. La passion de l'argent est aveugle et sourde ; elle vous perd et vous ruine aussi sûrement que les autres. C'est elle qui l'obligea à quitter brusquement la Comédie-Française ; c'est elle qui lui conseilla toutes les extravagances qui suivirent, et qu'elle fit sans hésitation, parce que c'était de la réclame pour elle, et la réclame de l'argent.

Elle a dépassé la mesure permise, même à ces enfants gâtés et prodigues, qu'on appelle des artistes, à qui pourtant on pardonne bien des choses pour les- quelles on condamne les simples mortels. Elle a fatigué l'indulgence, la réclame et le succès, et maintenant elle lutte contre l'impossible.

Que va-t-elle devenir ? Je suis de ceux qui pensent qu'une existence, si compromise qu'elle soit et de quelque manière qu'elle le soit, n'est jamais irrémédiablement perdue avec du courage et de la volonté. On m'a conté l'histoire d'êtres tombés plus bas encore et qui se sont relevés. Mais pour s'engager dans une vie nouvelle, rebutante et difficile, il faut des vertus et des énergies que bien souvent les femmes n'ont pas il faut, surtout, rompre avec le passé, si brillant qu'il ait été, et si obscur que se présente l'avenir. Elles aiment mieux rouler à l'abime définitif, plutôt que de déchirer leurs mains et d'ensanglanter leur corps aux aspérités des chemins que l'on remonte. Mme Sarah Bernhardt n'a que quarante-trois ans, elle est donc jeune encore elle possède toujours du talent. C'est beaucoup. Sera-t-elle donc l'impénitente éternelle.

Pourtant, Mme Sarah Bernhardt, retirée dans une petite maison, vivant obscurément, modeste et toute simple, comme une bourgeoise, ce serait si étrange et si imprévu, que je la crois capable de faire encore cette dernière surprise à ses contemporains.


OCTAVE MIRBEAU

Hyacinthe Loyson, « A M. Jean Richepin – Dernière lettre du père Hyacinthe à l’auteur des « Blasphèmes », Le Matin, 30 septembre 1884, p. 1.

Article recensé par Yves Jacq.

Au rédacteur du Matin,

Neuilly, 29 septembre

Monsieur, – Ma lettre à M. Richepin, quand je la lui écrivains après avoir lu une seule pièce de son livre, la plus cynique et la plus odieuse, il est vrai, était un cri d’irrésistible indignation. Cette lettre a reçu depuis une publicité pour laquelle elle n’était pas faite, mais que je ne regrette point, bien qu’elle m’ait attiré, de la presse irreligieuse ou légère, un débordement d’outrages adressés à ma famille et à mon Eglise autant qu’à ma personne.

Les journaux du boudoir et de la sacristie, qui prennent sous leur haut patronnage le célibat et l’adultère, en commun, me dénient le droit de parler contre l’immoralité. Comme si, en refusant d’enseigner l’infaillibilité du pape, que je ne crois point, et en réclamant mon droit à la vie de famille, que la superstition et l’arbitraire voudraient m’interdire, et que le pape reconnaît aux prêtres orientaux – ce sont les deux seuls crimes que l’on ait à me reprocher – je n’avais pas acquis des droits nouveaux au respect de ceux qui défendent, autrement que du bout des lèvres, l’absolue sincérité de la conscience humaine et l’absolue sainteté du mariage chrétien.

Quant aux feuilles qui semblent avoir pris à tâche de rendre la République odieuse, en l’identifiant avec l’impiété la plus grossière, elles s’étonnent que je puisse croire à l’âme et à Dieu, puisque je ne crois pas à la Salette et à Lourdes ; elles se raillent de moi, avec une gaieté plus bruyante que spirituelle, en me désignant comme le créateur et le pontife d’une religion nouvelle, religion qui pourtant s’appelle le vieux catholicisme, parce qu’elle n’a d’autres credos et d’autres rites que ceux de l’ancienne Eglise chrétienne, et qui est, à ce titre, officiellement reconnue par l’Etat en Suisse comme en Allemagne.

De telles critiques ne sauraient m’émouvoir. Mais ce que je tiens à repousser comme une calomnie, fruit de l’irréflexion ou de la perfidie, c’est le reproche que l’on m’adresse d’avoir dénoncé M. Richepin aux sévérités de la justice.

L’intolérance et la dénonciation n’ont jamais été dans mes habitudes, ni dans mon caractère, et il suffit de lire ma lettre avec quelque attention pour comprendre que la personne de M. richepin n’est nullement en cause, mais seulement son livre. J’ai dit après avoir lu une page de ce livre, et je répète, après l’avoir lu tout entier, que malgré son incontestable talent, et à cause de ce talent lui-même, il constitue un outrage des plus formels et des plus violents à la morale publique, et qu’à ce titre, il relève, non de la critique, mais des tribunaux, ou mieux encore de la pathologie. Il sera l’un des documents à consulter pour une étude qui s’écrira un jour sous ce titre : La Névrose anti-religieuse.

Libre, du reste, à M. Richepin – puisqu’il faut le citer tout en l’adoucissant – libre à M. Richepin de se donner pour « un spermatozoïde » égaré à travers les amours vagues « d’une succube » et « d’un touranien ! » Mais quand, du haut d’une telle noblesse, dont il paraît très fier, et dans le calcul ou dans la passion d’une éloquence brutale, il insulte à ces « pâles aryas », créateurs des dieux et de la morale, quand il menace « de son poing » ce qu’ils ont de plus cher et de plus sacré, c’est le droit du dernier d’entre eux de relever son insolent défi, au nom de la France et du bon sens déshonorés par ce fils d’Attila. Point n’est besoin, pour cela, d’être pape, inquisiteur ou célibataire : il suffit d’être un homme et d’être un patriote.

Je vous serai reconnaissant, monsieur, si vous voulez bien publier cette lettre dans votre prochain numéro, et je vous prie de recevoir l’assurance de ma considération distinguée.

HYACINTHE LOYSON,

Prêtre catholique.

Octobre

Un flâneur, « Elle et lui », La Nation, 29 octobre 1884, p. 1.

Il n'est question, depuis une semaine, que de la maladie de Mme Sarah Bernhardt. Non contents de nous donner, chaque matin, le bulletin de santé de la tragédienne, les gazetiers, pour qui rien n'est sacré, ont conté par le menu l’histoire de cette maladie plutôt morale que physique.

En romanciers-feuilletonistes habiles, ils ont parlé d'abord vaguement, avec force points suspensifs, de fatigues physiques excessives, de peines de cœur qu'il serait inhumain de dévoiler. Puis, la curiosité du public étant suffisamment éveillée, ils ont étalé en plein soleil le linge intime de l'artiste, pour la plus grande joie des badauds. On sait maintenant, dans les cinq parties du monde, que Mme Sarah Bernhardt est malade du mal d’amour, qu'un poète, M. Jean Richepin, l'a abandonnée, et qu'elle s'en va, nouvelle Calypso, errer sur les roches de Sainte-Adresse, clamant sa douleur aux vents de la mer. Au risque de passer pour un naïf, j'avouerai très franchement que je ne goûte pas beaucoup ce genre de reportage. Il aurait mieux valu, à mon avis, garder le silence sur cette aventure. La vie privée d’une femme doit être respectée, cette femme fût-elle la dernière des « filles ». Une comédienne ne relève du public qu’au théâtre, et c’est faire une mauvaise action que montrer et fouiller à coups de plume ses misères intimes.Ah ! si Mme Sarah Bernhardt pouvait lire, dans la solitude de Sainte-Adresse où elle s’est enfermée, tout ce qu’on imprime sur son compte, j’imagine qu’elle ferait d’amères réflexions. Si elle ne peut souffrir et pleurer sans que tout le monde le sache, c’est parce qu’elle-même a pris soin de prendre maintes fois l’opinion publique pour juge, dans des affaires purement personnelles. On ne joue pas impunément avec la réclame ; elle finit par tuer ceux qui en ont trop abusé.

Si Mme Sarah Bernhardt est à plaindre, M. Jean Richepin, lui, est profondément ridicule. Beau comme un jeune homme, plein de talent, la vie s’ouvrait belle pour lui. A l’âge où les poètes balbutient encore et font rimer jour avec amour, il a publié un volume de vers admirables, la Chanson des Gueux.

D’autres œuvres ont suivi : Les Morts bizarres, les Caresses, Madame André, les Blasphèmes qui lui firent une célébrité.

Mais la maladie de la réclame, qui fait tant de victimes, l’a gagné. Malgré les conseils de ses plus sincères amis, il s’est jeté, tête baissée, dans le cabotinage. La figure barbouillée de fard, vêtu d’oripeaux, on l’a vu sur les planches d’un théâtre jouer le rôle principal d’une de ses pièces.

Lui, le dompteur de mots, venait, à la fin de chaque acte, saluer le public comme un cabotin qui a bien dégoisé son « couplet », lui qui avait au front le vert laurier des poètes quémandait les couronnes en papier peint. C’était pitoyable.

Il a fini par comprendre tout le ridicule de sa situation. Il a quitté ses habits de carnaval, il a rompu brusquement la liaison qui le faisait vivre comme un chien à l’attache, et il est rentré dans sa petite maison tapissée de fleurs et de lierre grimpant. Espérons qu’il n’en sortira plus, et que, débarbouillé dans l’aurore et séché dans le soleil, il nous fera entendre encore ces belles et hardies chansons qu’il chante si bien.

Un flâneur.

Novembre

Josy Marliott, « Chez Richepin », Le Chat noir, 8 novembre 1884, p. 384.

Nous avons envoyé notre reporter aux grands pieds, Josy Marliott, demander à M. Richepin la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. Elle sortait du puits quand notre collaborateur a posé ses vastes pieds chez l’auteur des Blasphèmes.

Voici l’entretien :

Luy. – Bonjour.

Moy. – Je viens de la part du Chat Noir (espoir !).

Luy (brutalement). – Vous venez m’interviewez ?

Moy. – Oui.

Luy. – Vous venez fouiller ma vie privée ?

Moy. – Parfaitement.

Luy. - Compter mes spasmes ?

Moy. – Tu l’as dit !

Luy. – Analyser ma jouissance ?

Moy (à part). – Oùsqu’est mon fourneau ?

Luy. – Ce que vous faites là est infâme.

Moy. – Faut bien gagner sa pauvre vie !

Luy. – Vous avez un bien vilain métier.

Moy. – Si j’avais deux mille livres de rente, je collaborerais avec M. de Bornier.

Luy (à part). – Je vas l’casser ! J’ai été lutteur ! (haut) Dépêchez-vous . Votre visite me retarde. J’ai besoin de manger de la viande… Depuis que je mange des œufs sur le plat !

Moy. – Malgré votre dissimulation, je vois que la rupture de votre fil spécial a causé chez vous une grave perturbation. Vous êtes vêtu d’un blanc peignoir. Vous flottez dans la dentelle. M. Guérard, votre valet de chambre, a les ongles en deuil. Votre chaise longue a vue sur la mer.

Luy. – Ma situation n’est pas drôle. J’ai coupé le câble qui me retenait au bonheur.

Moy (finement). – Vous voulez dire au « Sarah Bonheur » ?

Luy. – M…

Moy. – Hein ?

Luy. – Monsieur !!!

Moy. – Que pensez-vous de M. Xau ?

Luy. – Rien.

Moy. – De Victor Hugo ?

Luy. – Rien.

Moy. – Des nouilles Ferrari ?

Luy. – Absolument rien.

Moy. – Merci, monsieur, ma mission est terminée. Le rédacteur du Chat Noir n’a pas perdu sa journée.

Luy (sévèrement ). – Moy, monsieur, à votre âge, je ne perdais pas mes nuits !

Décembre

Anonyme, « Tous fumistes ! » Le Matin, 6 décembre 1884, p. 1.

Depuis tantôt deux mois, le poète des Blasphèmes et le traducteur attitré de Shakespeare pour Mme Sarah Bernhardt, a laissé se former peu à peu autour de lui une légende qui, sans doute, ne déplaisait pas à cet habile metteur en scène.

Un beau jour, mystérieusement, dans les petits coins, quelques amis de Richepin se racontent à l'oreille qu’une rupture éclatante vient d'avoir lieu entre l'auteur de Nana-Sahib et sa fameuse interprète. Peu à peu, le bruit va grandissant. Richepin, pour fuir la charmeuse, s'est embarqué pour les pays d'outre-mer ; il est parti pour Terre-Neuve.

En même temps, Mme Sarah-Bernhardt tombe malade, et va s'enfermer dans son cottage de Sainte Adresse. La légende est faite. Calypso ne peut se consoler du départ d'Ulysse.

Cependant Paris, la ville oublieuse, ne s'occupait plus ni de cette fuite poétique, ni de ce grand désespoir de la tragédienne à la voix d'or.

Tout à coup c'est d’Alger qu'arrive la nouvelle. Une dépêche met en émoi le « tout-Paris » qui commence à la place de l'Opéra pour finir faubourg Montmartre : Richepin est fou ! Il a voulu entrer à la Trappe, puis, comme les religieux ont fermé la porte à ce mécréant, nouveau saint Jean-Baptiste, il s'est enfui au désert. Et Paris s'inquiète, et les journaux racontent le grand événement, et le nom de Richepin vole de bouche en bouche

Eh bien Paris, la presse, le boulevard ont été victimes d'une simple mystification.

Légende, le départ pour Terre-Neuve ! Légende, la folie ! Légende, la fuite au désert !

Chez Richepin.

Un rédacteur du Matin s'est présenté hier, dans la journée, au domicile de Richepin.

Bien loin, bien loin, à deux pas des fortifications, le poète a planté sa tente dans une petite rue qui va du boulevard Pereire au chemin de ronde, et qui porte le nom de rue Galvani. Au numéro 7 de cette rue, on voit un petit hôtel précédé d'un petit jardin : c'est là que, depuis quelques années, demeurent Richepin et sa famille.

En arrivant, le rédacteur du Matin remarque que les volets de la maison sont fermés ; fermés aussi les volets de la grille, et, même en montant sur le siège de son cocher, il est impossible à notre collaborateur de plonger un regard indiscret dans le jardin.

La maison serait-elle inhabitée ?

Le rédacteur du Matin sonne. La porte reste close : personne ne vient. Notre collaborateur veut en avoir le cœur net, il resonne, deux fois, trois fois. Toujours même silence. Enfin, il se pend à la sonnette et l’agite fébrilement. On entend d'abord une fenêtre s'ouvrir, puis des pas font craquer le sable du jardin. Un petit coin d’un volet de la grille s'entr'ouvre, mais un tout petit coin, et la tête d'une soubrette accorte apparaît.

M. Richepin ?

– Il n'est pas ici, monsieur.

– Mme Richepin ?

– Elle voyage avec monsieur.

Un voyage sentimental.

– Pourriez-vous me donner des nouvelles de Richepin, tout au moins ; on prétend qu'il vient de devenir fou !

– Ah ! monsieur vient de la part d'un journal ! Eh ! bien, tout ce qu'on a dit sur monsieur, c'est autant de mensonges.

– Vraiment ?

Jamais monsieur n'a été dans une maison de santé en Auvergne, il n'est pas plus fou que moi, et jamais il ne s'est mieux porté.

– Mais où est-il ?

Monsieur voyage, avec madame et ses enfants.

–Pouvez-vous me dire au moins où il voyage ?

– Oh cela monsieur, c'est impossible ! Monsieur ne veut pas qu'on sache où il est. Il ne le veut à aucun prix.

– Pourquoi ce mystère ?

– Oh ! Monsieur doit savoir pourquoi.

–Richepin aurait il peur qu'une dame ne courût après lui ?

– !!!!!!!!!!!!

La consigne ne vous permet pas d'en dire davantage ?

– !!!!!!!

Aussitôt la soubrette referme son volet ; elle a déjà disparu quand elle murmure

– Bonsoir, monsieur !

On entend encore le sable crier dans le jardin, puis une serrure grincer. Et la maison du poète rentre dans son mystérieux silence.

Le mystificateur.

Nous avons vu, hier, quelques amis de Richepin, tous ont été très frappés de la nouvelle publiée hier et se sont indignés contre le mystificateur ou la mystificatrice. Beaucoup en effet, prétendent que l'auteur de cette fumisterie serait une femme. Mais nous n'en croyons rien.

Ce qui est certain, c'est qu'une dépêche a été envoyée et envoyée d'Alger. Voilà une belle affaire à élucider pour notre habile chef de sûreté, M. Kuehn.

Un ami de Richepin.

D'autre part, le Gil Blas, ce matin, publie la note suivante

Nous avons reçu hier, au moment de mettre sous presse, une dépêche concernant l'état de santé de notre collaborateur et ami Jean Richepin. L'heure avancée à laquelle nous est parvenu ce télégramme ne nous permettait pas de contrôler l'exactitude de la terrible nouvelle qu'il contenait. Nous avons dû par suite l'enregistrer purement et simplement, en nous réservant toutefois de vérifier l'exactitude du fait et en gardant l'espoir de le voir démentir. Fort heureusement, il ne s'agissait là que d'une mystification lamentable, dont l'origine doit être recherchée et établie.

Nous avons télégraphié, en effet, à l'un de nos confrères d'Alger, à qui sa situation de journaliste en vue permet d'être bien informé. Il nous a été répondu par lui qu'après informations prises, personne en Algérie n'avait connaissance de ce fait.

D'autre part, nous avons envoyé au domicile particulier de notre collaborateur. Précisément, son père venait d'envoyer de ses nouvelles. Jean Richepin, qui, depuis deux mois, voyage avec sa femme et son fils Jacques, était hier en parfaite santé.

Par surcroit nous avons été rendre visite à celui des amis du poète qui est son correspondant à Paris : un récent télégramme de Richepin lui donnait les nouvelles les plus rassurantes.

Il n'y a donc là, nous le répétons, qu'une mystification sinistre, et il importe de savoir le nom du drôle qui en est l'auteur et à quel mobile il a obéi. 

Albert Wolff, « Courrier de Paris », Le Figaro, 7 décembre 1884, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

J'avais quitté Paris pour ne pas entendre parler de M. Richepin pendant une semaine, et à peine de retour dans ma bonne ville, voilà que cela recommence. Nous ne sommes qu'un tas de jobards et il n'y a pas sur la surface du globe de population pour supporter, je ne dirai pas avec résignation, mais avec un visible plaisir, les potins qui éclatent autour d'une personnalité en vue. Nous voici en pleine crise Richepin et, du train dont vont les choses, il est à croire que nous en aurons encore pendant un trimestre. Ce poète devient encombrant ; l'heure est venue de faire son bilan et d'arrêter le tintamarre. Il y a déjà trop longtemps que cela dure ! Le vieil Homère, Victor Hugo et Goethe ensemble n'ont jamais accaparé l'attention publique au même degré que le seul M. Richepin, bel homme, poète de talent, dramaturge et acteur ; sa vie privée n'a pas de secret pour nous ; on nous enseigne tout ce qu'il fait le jour et la nuit.

Aucun détail ne peut nous échapper. Si, à son lever, M. Richepin met par hasard une chaussette à l'envers, cela fait au moins trois bonnes colonnes dans six journaux dès lendemain ; encore un peu et nous aurions une rubrique spéciale : La Vie de Richepin, pour faire pendant à l'histoire parisienne que Parisis écrit au jour le jour ; peut-être bien le commissaire de la Bourse affichera-t-il un bulletin sur M. Richepin, chaque jour à trois heures, avant la clôture, pour que le marché ne soit pas troublé par les fausses nouvelles sur les derniers agissements de ce poète turlupinant et encombrant. Sera-ce tout ? Non ! Une fois lancé dans la folie furieuse, on ne s'arrête plus ; on me dirait que la semaine prochaine paraîtra un journal spécial : Le Richepin illustré, organe de toutes les folies, que je n'en serais point surpris.

***

L'heure a sonné à l'horloge du bon sens de renvoyer M. Richepin à ses chères études ; nous y gagnerions quelques volumes de beaux vers, et on ne nous casserait plus à tout moment de la journée le tympan avec toutes sortes d'historiettes dont aucune autre ville du monde ne s'occuperait seulement un instant. Au-delà de la frontière, on doit nous prendre pour des fous. Cela ne ferait rien, si on n'avait pas raison de nous juger en démence. A nous le docteur Charcot, et que cela finisse !

Voilà plus d'un an que dure la crise Richepin : elle était d'abord à l'état latent dans les coulisses ; puis, le Richepin a envahi le théâtre ; il a voulu lui-même dire ses vers devant le public idolâtre et se faire saluer par la claque : trois salves d'applaudissements soutenus le recevaient à son entrée ; six salves l'accompagnaient à chaque rentrée dans les coulisses, et, dans les entr'actes, on criait : Orgeat, limonade, bière, demandez les dernières nouvelles de M. Richepin. Un public de gobeurs se précipita vers le théâtre de la Porte Saint-Martin. Molière, revenant rue Richelieu pour jouer son répertoire devant le public du mardi, n'eût pas causé une plus profonde sensation que ce poète qui mettait du fard sur son visage et de la pommade rose sur ses lèvres pour débiter en personne son œuvre. Les hommes y allaient par curiosité : un peu pour le poète, beaucoup pour Sarah à qui il donnait la réplique ; les femmes y couraient pour voir si Richepin était réellement si beau qu'on le disait : tous les succès et toutes les fleurs. Vive Richepin sous tous ses aspects !

***

Ce ne fut encore rien ! Une fois sur la pente savonnée, la badauderie parisienne ne s'arrêta plus. Après avoir entendu les vers de M. Richepin et vu l'homme sous les riches costumes indiens, elle voulait pénétrer dans sa vie privée. Inutile de se donner beaucoup de mal pour cela : la tempête éclata un soir qu'on s'y attendait le moins ! Richepin l'avait quittée ou elle avait lâché Richepin ; l'histoire éclaircira un jour ce mystère ; elle s'enfuit et envoya ses plaintes à l'Océan, comme la Sapho de Gounod. A la vérité, cela manquait de musique, mais quand il s'agit d'une femme et d'une grande artiste, il convient de se montrer indulgent, même en présence des accès de folie furieuse !

Mais du côté de l'homme cela change. Et voilà le Richepin dans tous les journaux ; ceux qui ne savaient pas encore qu'il avait quitté femme et enfants l'apprennent maintenant. Aucune circonstance de la vie de ce génie ne doit être ignorée. Vous ne savez pas la nouvelle, mes enfants ? Depuis l'embarquement de Napoléon pour Sainte-Hélène, ce siècle n'a pas vu d'événement plus dramatique. Richepin s'exile : il est parti pour Terre-Neuve à la pêche de la morue, disent les uns. Non, s'écrient les autres, il va aux Indes chasser le tigre ! Vous faites erreur, exclame un troisième, Richepin est parti pour le Congo. Et les commentaires vont leur train. Un industriel prépare des images avec cette légende : « Cherchez Richepin ! » pour faire pendant à « Cherchez le chat ! » Bref, il est parti pour une destination inconnue. Les départs de Livingston, Stanley et M. de Brazza ont produit moins de sensation que celui de Richepin. Tous les matelots dans les vergues, le commandant saluant de l'épée cette grande infortune ; des larmes dans les yeux des vieux loups de mer ; quelle scène ! Enfin, le voilà parti, se dit-on. Tant mieux : on parlera d'autre chose !

***

Ahl vous croyez cela ? Eh bien ! vous vous trompez. C'est qu'il n'est pas parti du tout, et le potin reprend de plus belle. Pour faire pendant à l'enfant prodigue, on nous dépeint le retour de Richepin. Il paraît que c'était le soir vers sept heures cinq minutes. Au lieu de monter à bord, Richepin a pris un fiacre ! Était-il de la Compagnie, ou bien une Urbaine a-t-elle eu la gloire de transporter Richepin ? Nous le saurons un jour ou l'autre ; enfin, depuis le fiacre qui a transporté l'Impératrice au 4 Septembre, aucun sapin n'avait vu de si près un si grand événement historique. Richepin est rentré chez lui, très pâle. Depuis lord Byron aucun poète n'a eu ce teint livide ; il poussa la porte : une lampe éclaira le salon, une simple lampe, quand la lumière électrique suffirait à peine pour éclairer cette scène colossale : Richepin rentrant chez lui ! Aucun poète égaré loin de son domicile n'a jamais regagné son logis avec plus de majesté ; il pavanée : le voyez-vous marcher ?

Ce n'est pas Alfred de Musset qui aurait mis une telle désespérance dans chaque pas. Je n'insiste pas autrement sur cette scène de famille, très respectable, parce qu'une femme qui a beaucoup souffert y-joue un rôle. Glissons. Enfin, se dit-on, nous voici débarrassés de Richepin : il va se mettre au travail, préparer quelque belle œuvre, car, certes, le fait de quitter le toit conjugal et de n'y rentrer qu'un an plus tard ne constitue pas un bagage de lettré qui pourrait nous faire oublier le reste !

Enfin, on a un moment de repos. Richepin est chez lui ; il s'est couché, il ronfle. Pour Dieu, ne le réveillons pas. Le vacarme recommencerait !

***

Alors, au moment où ce Richepin promettait de nous laisser un instant tranquilles, il fait une rentrée dans les journaux ; il est fou comme Le Tasse, s'il vous plaît. On l'a vu sans cheveux ! Quelle histoire ! Depuis la coupe de cheveux de Samson, on n'a rien vu de pareil ! Il est en Afrique, à la recherche, dit-on, d'Abd-el-Kader, mort depuis longtemps et qu'il veut mettre en vers. A sa vue, le lion, épouvanté, regagne sa tanière et dit à ses enfants : « Voyez passer cet homme ; c'est ainsi que finissent ceux qui abusent de la passion de l'amour. » Richepin, l'œil hagard, les vêtements en lambeaux, se dirige vers le désert. Une caravane qui passe l'a vu, dit-on. Le simoun qui soufflait s'est apaisé devant ce spectacle un chacal en promenade a fui devant ce spectre. Que diable Richepin a-t-il fait de ses cheveux ? Les a-t-il vendus ou en a-t-il fait don au musée d'Alger ? Les deux suppositions sont admissibles ; tous les reporters sont sur les dents. On sait, de source certaine que Richepin a enfermé ses cheveux dans une bouteille et les a jetés dans la mer ; un billet dans la bouteille cachetée s'exprime ainsi : « Ne cherchez pas, c'est tout ce qui reste, du plus grand poète de ce siècle.»

Muse, pleure ! Tu viens de perdre le chantre qui, à lui seul, a fait plus de tapage que Musset, Lamartine, Leconte de Lisle, Coppée et même M. Manuel ensemble ; sur le boulevard, il n'est question que de la folie de Richepin. Pauvre homme, disent les attendris. Enfin, cela vaut encore mieux que de jouer la comédie à la Porte-Saint-Martin.

O ma tête, ô ma pauvre tête ! C'est encore une fausse alerte. Richepin n'est pas en démence ; on l'a vu à Alger rôtir au soleil. Un immense-panama couvrait sa tête garnie de tous ses cheveux. Ah ! vraiment ! c'est d'un bout à l'autre de l'Europe comme un cri de délivrance : Que nous importe le fléau 1 Que nous fait la crise. Tant que Richepin a. ses cheveux, il ne faut pas désespérer de l'avenir.

***

Qu'apprendrons-nous demain ? Dieu seul le sait. A l'heure où nous mettons sous presse, Richepin monte peut-être dans un ballon dirigeable de son invention : il traverse le désert, arrive au centre de l'Afrique, est proclamé Roi de quelque chose et mange les petits blancs en tournée dans ses Etats. Mais il se peut aussi que tout cela soit démenti le lendemain et que les reporters le découvrent au Bouillon-Duval entrain de noyer son incommensurable douleur dans la sauce d'un haricot de mouton. L'humanité s'enorgueillit de quelques poètes qui ont laissé des traces lumineuses. Mais à aucune époque on n'en a vu un qui ait à ce point abusé de l'attention publique, à qui on ait consacré plus d'articles, dont on ait commenté les prouesses avec une telle persévérance.

Il y a deux Richepin : l'un est un homme de talent, et je me contente de celui-ci ; l'autre est bien l'être le plus envahissant et le plus insupportable sous la calotte des cieux. Je comprends qu'on se passionne pour ou contre les Blasphèmes. Mais qu'est-ce que cela peut bien nous faire que M. Richepin aime furieusement une grande artiste ou qu'il rentre dans son ménage, qu'il se fasse couper les cheveux ou qu'il se fasse coiffer chez Lespès, qu'il se promène au boulevard des Batignolles ou le long de la Méditerranée ? Si grand que soit le talent de M. Richepin, il ne l'est pas encore assez pour justifier l'infernal tapage qui, sous un prétexte ou un autre, se fait autour de ce personnage.

Pourvu que maintenant il ne s'éprenne pas d'une négresse, car alors tout serait à recommencer. De ce Richepin-là, de celui dont on trompette les amours dans les gazettes, dont la passion ou l'abandon envahissent à tout moment, dans nos journaux, une place que nous ferions mieux, de conserver à des choses plus intéressantes, de ce Richepin à coups de grosse caisse, j'en ai assez : il m'agace, il m'énerve, il me rend fou. Vous aussi ? Parbleu, je m'en doutais ! M. Richepin seul ne sait pas qu'on n'abuse pas avec une telle ténacité de l'attention publique, sans que, finalement, le bon sens pousse un cri de détresse. Allons, en voici assez ! Puisque M. Richepin est en Afrique, qu'il se retire dans le désert, et si, au bout de quelques années, il nous peut revenir avec une demi-douzaine de chefs-d’œuvre, nous lui ferons peut-être la place immense que, bien à tort, il accapare dans la vie contemporaine.

Albert Wolff.

Octave Mirbeau- « Réclame », Le Gaulois, 8 décembre 1884. p. 1.

Dès qu’on eut appris, sur le boulevard, la nouvelle de la folie de M. Jean Richepin, chacun s’écria, en esquissant un sourire : « Ce Richepin, quel malin ! ». Il ne vint à l’esprit de personne — même à ceux qui ne connaissent pas cette nature calculatrice et froide — que M. Jean Richepin pût être réellement fou, et tout le monde, au contraire, pensa que c’était M. Richepin lui-même qui, avec la complicité d’un ami — le poète Ponchon, peut-être — faisait ainsi courir, de par les cafés, le bruit de sa folie soudaine. On admirait surtout la mise en scène très ingénieuse, tout à fait nouvelle, qu’on eût dite réglée par M. Duquesnel, de ce drame empoignant : les trappistes refusant d’ouvrir la porte de leur cloître à l’auteur des Blasphèmes, la malheureuse épouse partant à la poursuite du désespéré, et celui-ci, la saleté sur le corps et la révolte dans l’âme, s’enfonçant dans le désert, le désert mystérieux d’où nul n’est revenu, et où on nous le représentait déjà, aimé des panthères, domptant des lions et soulevant des peuplades errantes.

— Quelle superbe féerie, s’écria un jeune auteur dramatique, en avalant sa troisième absinthe. Je le vois. Il n’y a plus qu’à l’écrire… Et quels décors !... Le prologue se passe au Havre, à Sainte-Adresse… Violent, haletant, passionné… Ah ! les belles scènes, les rugissements terribles… et les coups de couteau, et du sang… Puis la mer, la mer furieuse, qui brise et gronde ; à l’arrière d’une barque fuyant à pleines voiles, Richepin, debout, dans la tempête, le poing tendu contre le ciel, tandis que, sur la jetée, une femme en noir s’évanouit dans les bras de Mme Guérard qui lui tape dans les mains et dit : « Nous le retrouverons, madame. » Maintenant, c’est le désert, tout rouge… Des touffes d’alfa, un palmier, un chameau, une autruche… La femme en noir, accompagnée de Mme Guérard et de M. Fernand Xau, un reporter que nous ferons très spirituel, comme il convient, entre, exténuée de fatigue. Elle s’assied sur le sable brûlant et se lamente. M. Fernand Xau, en préparant le repas du soir, se plaint vivement qu’il n’y ait ni cafés, ni bureaux télégraphiques dans le désert et se répand en plaisanteries gaies contre la routine de ces pays incomplètement civilisés. Tout à coup on entend un rugissement ; deux prunelles brillent dans l’ombre. C’est le lion qui rôde et qui a faim. Il va s’élancer sur les malheureuses femmes, quand un cavalier arabe, splendidement vêtu, arrive, descend de cheval, et, par des gestes farouches, fait reculer le roi du désert, qui se couche, rampe et, vaincu, vient lécher les pieds du cavalier. Ce cavalier, vous l’avez reconnu, c’est Richepin. Je passe sur mille péripéties émouvantes : la scène des deux femmes, ou trois, car l’épouse est partie aussi à la recherche du mari… Vous comprenez, je synthétise dans ces deux rôles la lutte du bien et du mal et j’ai trouvé des effets admirables… Enfin, au troisième acte, Richepin, devenu quelque chose comme le Mahdi, a soulevé tous les musulmans contre sa patrie. Il meurt tué, dans une bataille, par Ponchon, devenu capitaine de chasseurs d’Afrique et chez qui le patriotisme l’emporte sur l’amitié. Vous voyez le tableau d’ici : Richepin sur un monceau de cadavres ; à ses pieds, la femme en noir, poignard dans le cœur… et près d’elle, pleurant, Mme Guérard et M. Fernand Xau ; Ponchon, dans le fond, agitant le drapeau tricolore et criant : « Vive la France ! » et enfin, comme apothéose, l’épouse montant au ciel, soutenue par l’Espérance et la Résignation, aux ailes déployées…

Personne ne s’étonna, ni ne s’indigna. On résuma l’aventure par l’indulgente et boulevardière formule avec laquelle on résume tous les puffismes et les calembredaines de ce temps : « Elle est bien bonne ! » Puis on exprima cette idée que M. Richepin avait fait un livre ou achevé une pièce : « Il fait sa rentrée, ce garçon. » Comme on eût dit : « Il faut bien vivre ! » Cela paraissait tout naturel, qu’après un silence de quelques jours un homme de la taille de Richepin nous revînt, non point simplement, mais avec une histoire prodigieuse qui mît autour de son nom quelque chose comme du scandale et de la gloire de cirque, et donnât à son éditeur la chance de vendre quelques éditions de plus. Ce dont on s’étonne aujourd’hui, c’est qu’un auteur, pour faire de la réclame à son livre et lui assurer le succès, n’aille pas jusqu’au vol et à l’assassinat.

Le cas de M. Richepin — pour être le plus retentissant — n’est point un cas isolé, malheureusement. C’est le cas de presque tous les écrivains du moment. Chacun a son mode de publicité, sa petite agence personnelle, ses trucs pour lesquels, sans doute, il prend des brevets d’invention ; formidable concurrence aux agences connues et qui paient patente. L’un — comme s’il avait besoin de ces petites réclames périodiques — tous les huit jours, écrit dans les journaux que d’infâmes brigands usurpent son nom pour faire des dupes dans des hôtels de province, les casinos des stations thermales et même les maisons louches. Il y a des détails précis qui sont tout à son avantage, des anecdotes qui font rêver, des menaces qui donnent une crâne et terrible idée de l’écrivain. On fait appel au Procureur de la République, aux commissaires de police ; on met les juges d’instruction sur les dents, et, en fin de compte on ne trouve rien. Les quatre-vingt-six départements seront mis, de la sorte, à contribution. Naturellement, les journaux locaux s’emparent de la question, la discutent, jettent du « remarquable, de l’illustre, du génial » à la tête de l’auteur. Il en résulte une recrudescence dans la vente de ses livres, et c’est ce qu’on voulait. L’autre fait apitoyer tous les cœurs sur ses infortunes conjugales. Les histoires pleuvent, navrantes et scabreuses, qui excitent au plus haut point les curiosités malsaines et la pitié, amènent le désir et les larmes. D’autres rappellent leurs duels, leurs faillites, leurs bosses ; ils vont fouillant dans leur vie pour y trouver un ridicule, ou une honte, ou une malpropreté, ou une action d’éclat, et livrent tout cela en pâture à la voracité du public. Mensonge ou vérité, peu leur importe, pourvu qu’on parle, pourvu qu’on écrive, pourvu que le journal, le matin, aille porter à plus de cent mille lecteurs leur héroïsme ou leur infamie, dansant au haut de leur nom, l’enragé cancan de la publicité.

M., « Lettres parisiennes du dimanche », La Gironde, 9 décembre 1884, p. 2.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

Que vous dirai-je du nouveau canard relatif à la folie de Jean Richepin ? Une longue fréquentation du boulevard m’a rendu fort circonspect en pareille matière. Il va sans dire que je n’ai pas un seul instant cru un traître mot de la fausse nouvelle qui montrait l’auteur des Blasphèmes errant, tête rasée, dans les solitudes sahariennes comme un marabout des Batignolles ; mais je me garderai bien de rien affirmer en ce qui concerne l’origine du canard. Peut-être M. Jean Richepin en rit-il à belles dents dans sa barbe non rasée. La publicité qui en résulte est énorme, en effet, et cent mille francs n’eussent pu suffire à la payer. Vienne maintenant un nouveau volume et il se trouvera tout naturellement lancé.

Je lisais hier soir un livre de M. Félicien Champsaur intitulé les Massages, qui vient de paraître chez Dentu ; il contient justement de curieuses notes sur M. Jean Richepin. J’y vois que ce dernier est né à Médéah en 1848. Son père, un médecin militaire, l’envoya aux lycées Napoléon et Charlemagne. Il étudia la médecine ; puis, tournant court, il entra à l’Ecole normale et en sortit au mois d’août 1870. Pendant la guerre il fut successivement rédacteur en chef de l’Est, à Besançon, et franc-tireur sous Bourbaki. Après Ia guerre il vint à Paris et traversa une période de profonde détresse, écrivaillant un peu çà et là, donnant des leçons mal payées. La Chanson des Gueux le fit connaître et le conduisit en prison à Sainte-Pélagie où il écrivit les Morts bizarres. Puis il voyagea, publia les Caresses et Madame André.

« Comme j’arrivais à Paris, dit M. Champsaur, je connus Richepin rue de La-Rochefoucauld chez un musicien impressionniste du nom de Cabaner. Je le vois encore aussi chez un marchand de vin, près du Jardin des Plantes, avec Paul Bourget. A quatre heures du matin, Richepin était arrivé chez lui de Montmartre, seulement vêtu d’une robe de chambre et d'une paire de pantoufles. Il me montrait à moi, collégien échappé, sur un bras assez musculeux, Ies morsures de sa maîtresse avec qui il s’était battu. (Plus tard, Surdon disait après une visite chez Sarah Bernhardt : « Ça sentait les coups ! ». Il était parti, il l’aurait tuée. J’admirais. C’était beau, la littérature ! » M. Félicien Champsaur confirme le fait des pérégrinations de Jean Richepin au milieu d’une troupe de bohémiens.

[…]

Francis Enne, « La Réclame », Le Radical, 10 décembre 1884, p. 1.

— C'était une réclame, cette folie de Richepin !

Voilà ce que, définitivement, tout le monde se dit maintenant, voilà ce qu'on publie ; et, jamais on ne pourra persuader à qui que ce soit qu'il en peut être autrement.

Richepin, lui-même, écrirait avec son sang un poème entier pour prouver au public qu'il n'est en rien mêlé à cette « fumisterie » on ne le croirait pas.

Sarah Bernhardt, elle-même, irait dans toutes les cours chanter de sa voix d'or l'innocence de Richepin dans cette opération, qu'on ne lui jetterait pas un sou pour lui prouver qu'on est ému et qu'on croit à cette innocence.

J'avoue que ce procédé de publicité ne m'a guère amusé ; il est un peu trop simple, légèrement vieux jeu, et il n'est pas digne de l'auteur des Blasphèmes, ni des amis qui l'entourent. Ce mode de réclame n'a ni la finesse gauloise des annonces de Vassy pour la fameuse bretelle, ni l'excentricité américaine des journalistes yankees ; il n'a même pas la goguenardise vantarde des Marseillais.

De tous temps, des gens se sont fait passer pour fous, afin qu'on s'occupe d'eux. Demandez des renseignements à un homme illustre : M. Gounod, l'auteur de Faust.

Il y en a même qui ont fait croire à leur mort.

Un de nos confrères de la presse réactionnaire, M. Mirbeau, relève le fait en question et se montre fort mécontent ; il est même un peu dur pour Richepin, car il fait remarquer que des hommes comme Barbey d'Aurevilly et Leconte de Lisle ont dédaigné l'emploi de pareils moyens pour se faire connaître, et n'en sont pas moins connus. Le parallèle, il me semble, est au moins impertinent.

M. Mirbeau, avec une véritable colère, réprouve l'emploi de pareils moyens, et trouve, avec raison, qu'on abaisse l'art et le talent quand on a recours à la réclame mystificatrice ainsi comprise.

Tout cela est fort juste, en effet. Je doute que l'œuvre prochaine de Richepin soit d'une valeur plus grande à cause de ce grand « potin », et la folie simulée ne pourra se changer subitement en hénie.

Cependant, faut-il beaucoup en vouloir aux poètes et aux gens de lettres de notre génération, quand, à l'instar des marchands de moutarde, ils osent se faire de la réclame avec impudence ?

Faut-il les considérer comme des honnêtes parce qu'ils cherchent à se donner une plus-value à l'aide du puffisme ?

Ce serait être bien sévère, en vérité.

Sans aller aussi loin que le poète dont il s'agit ici, on a certes le droit de se faire valoir, et je sais peu de mes confrères qui s'en privent.

Même les plus timides, les plus ambitieux sont forcés, aujourd'hui, de déployer une certaine activité, quand ils publient un livre auquel ils croient, qui leur a coûté des nuits sans sommeil pour pouvoir le faire annoncer et le faire critiquer dans les journaux.

Quand ils ont enfin décidé un éditeur à leur acheter le livre, à le mettre en vente, il faut qu'ils aillent eux-mêmes solliciter dix lignes par ici, un article là, une citation ailleurs ; et, disons la vérité : le mieux, c'est de faire son éloge soi-même et de le remettre à un confrère qui l'insère dans le journal avec d'autant plus de joie que c'est de la besogne toute faite.

Et, plus le siècle avance en âge, plus la réclame sera dévorante, plus on en aura besoin, plus l'artiste se verra obligé de s'identifier avec les finesses commerciales, plus il se verra obligé de délaisser son art afin de songer aux trucs nécessaires pour le mettre en lumière.

Et il n'est pas douteux qu'un homme plein de talent, s'il néglige ces détails ennuyeux et avilissants, ne parviendra jamais à sortir de l'obscurité.

Pour le poète, il ne s'agit pas comme jadis de « prendre son luth », il faut qu'il « courre l'annonce ». Il en est de même pour les romanciers, les philosophes, les auteurs dramatiques.

Il faut qu'on crie soi-même : « Je suis un grand homme » on finit par vous croire. C'est là ce qu'a très bien compris Jean Richepin, et ce qu'ont saisi aussi beaucoup de nos contemporains ; mais, véritablement, il en est qui vont un peu loin.

Il est bien certain qu'en fin de compte les grands ignorés, les simples, les modestes qui ont un véritable mérite seront connus quand même, plus tard, après leur mort. On leur rendra alors justice et on les plaindra d'avoir été méconnus ; ils seront classés sérieusement dans l'art du siècle où ils ont vécu et souffert ; on leur élèvera même des statues.

Tout cela est très beau, mais quel sera le bénéfice pour ces grands hommes ? Ils auront leur monument, leur gloire, et après ? Ils n'en seront pas moins pourriture et poussière, tandis que les hardis qui auront mis en œuvre la réclame durant leur existence, ceux-là auront mené joyeux train et se seront vus grands hommes et acclamés par leurs contemporains.

C'est vraiment plus pratique, la réclame, n'est-ce pas ?

FRANCIS ENNE

Covielle [Albert Rogat], « La folie Richepin », Le Triboulet, 14 décembre 1884, p. 6.

Les trois personnages de ce temps les plus encombrants que je connaisse sont, dans des genres différents, MM. Déroulède, Paulus et Richepin.

Le premier fait des vers que ses amis et lui trouvent délicieux sans parvenir à faire partager cet opinion aux connaisseurs, et, en outre, il a monopolisé le patriotisme dans des conditions, telles qu’il paraît entendu que c’est à M. Déroulède qu’on devra, un de ces matins, la délivrance de l’Alsace et de la Lorraine ; ce qui est, d’ailleurs, la grâce que je nous souhaite.

On sait de reste la place que s’est faire dans les préoccupations de ses contemporains l’interprète de la Chaussée Clignancourt.

Quant à M. Richepin, grâce à la complicité de ses camarades de la presse et à la niaiserie des badauds du boulevard, il enroue furieusement les cent voix de la renommée. Il s’est construit une maison de verre, au milieu de laquelle il circule dans un état de nudité absolue et comme il s’y comporte en véritable touranien, ou mieux en simple gorille, il nous fait assister à d’étranges spectacles.

On ne sait pas grand-chose de la vie d’Homère, mais il n’y a pas une particularité de l’existence de M. Richepin qui ne soit archi-connue. Soit que ses amis nous le montrent trainant sur les bancs des brasseries en chemise très fine, mais sans empois, escorté de deux molosses et de plusieurs femmes qu’il traitait moins bien que ses chiens ; soit qu’on nous raconte les équipées au milieu d’une troupe de saltimbanques au milieu de laquelle il avait toutes les raisons du monde de ne pas se trouver déplacé.

S’il marche, il met le pied sur un pétard ; s’il écrit un livre, il tire un coup de pistolet. Il a écrit un livre absolument ignoble, et il s’est trouvé de bons jobards de lettres pour applaudir, prenant bonnement pour un feu d’artifice ces misérables explosions de globules méphitiques venant crever à la surface d’un dépotoir.

Des Blasphèmes, ces vociférations incohérentes ? Mais il n’y a pas de charretier ivre qui n’en fasse autant dans une forme moins curieuse, mais avec plus de sincérité.

Un beau jour, il s’éprend d’anatomie, et il s’en va faire des études sur un squelette célèbre. Là, par exemple, il avait son égal, en fait de réclame, la devise dudit squelette étant « un scandale par jour ». Tout Paris fut mis dans la confidence de cette liaison. On ne manquait pas de nous apprendre que pour satisfaire ce goût dépravé pour l’ostéologie, il avait abandonné femme et enfants ; ce qui était du dernier touranien.

Puis, le cliquetis des ossements décharnés ayant cessé de lui plaire, il fit savoir à l’univers qu’il passait les mers pour se soustraire à cette Calypso ; et l’autre, de son côté, informait ses contemporains qu’elle s’empoisonnait et qu’elle était inconsolable d’être abandonnée, comme si c’était la première fois que l’aventure lui arrivât.

À peine ce ragoût servi à la curiosité publique était-il dévoré, que M. Richepin donne un nouveau coup de tam-tam : il fait dire qu’il est devenu fou – devenu est bien drôle ; comme s’il n’avait pas pour excuse de l’avoir toujours été ! – qu’il s’est présenté aux trappistes d’Algérie qui l’ont envoyé promener, et qu’il s’est enfoncé dans le désert en proie à une lypémanie intense.

À peine nous remettions-nous de l’émotion d’une si grosse nouvelle que notre farceur nous fait dire qu’il n’a jamais été fou -pas même du squelette ? – et qu’il s’est raccommodé avec sa femme.

Franchement, est ce que n’en voilà pas assez ? Est-ce que Paris est décidément tombé à un état d’abrutissement tel, qu’il ne peut vivre sans savoir comment vit M. Richepin ? En vérité, on le croirait. Constatons d’ailleurs que M. Richepin sait bien ce qu’il fait avec sa réclame à outrance : on s’arrachera son prochain volume, et en empilant les écus dans son tiroir, cet excentrique à froid aura beau jeu pour se moquer de la bêtise contemporaine si savamment exploitée.

Covielle