1885
Félicien Champsaur, « Jean
Richepin », Le
Massacre, Paris, E. Dentu, Éditeur, 1885, p. 25-34.↑
On parle souvent de l’affolement parisien. N’est-ce pas un affolé, le garçon de talent qui, ayant passé la trentaine de plusieurs années, après avoir écrit des œuvres qui le classent parmi les vrais artistes de ce temps, à la veille de la première représentation d’un drame, en vers, s’en va, accompagnant une folle, son fils, le cousin et un inconnu (ce devait être Canrobert), s’en va, brandissant un couteau de cuisine, les autres armés de cravaches et de poignards, secouer les puces de Marie Colombier ? Il criait comme un romantique en exagérant :
– Où est-elle, que j’étende ses tripes au soleil ?
Et il offrait mille louis (ça va bien) à la femme de chambre pour qu’elle dît où était cachée sa maîtresse. Qu’est-ce qu’il aurait fait. Pas de soleil ce jour-là ; il bruinait.
{26}
***
Richepin ambitionne de monter sur un piédestal ; il s’est placé sur un pilori de charlatan bohémien. Qui donc disait qu’il était devenu bourgeois ?
En effet, en 1878, il a épousé, à Marseille, la fille d’un maître d’hôtel ; il en a eu un fils et il en a profité pour lui dédier la nouvelle édition d’un vieux roman. Richepin gagnait de l’argent ; il économisait. Il fallait une revanche.
A la suite de Sarah, il est allé, après déjeuner, chez une grosse actrice, avec un coutelas pris à l’office ; il a hurlé qu’il voulait des tripes au soleil.
Tout son talent est dans cette exagération.
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Bulletin bibliographique :
Richepin, né à Médéah, en Algérie, en 1848. Son père était médecin militaire. Fit ses études aux lycées Napoléon et Charlemagne. De six à huit ans, habita Belleville. Ses études finies, deux ans à Douai. Après avoir commencé la médecine avec son père, il entra à l’Ecole normale. Quittant l’Ecole en août 1870, il passa le temps de la guerre à Besançon, où il fut successivement rédacteur en chef du journal l’Est et franc-tireur sous Bourbaki. Il arriva à Paris le 20 mars. Tout le temps de la Commune, il écrit au Mot d’Ordre. Après, grande misère. Les Etapes d’un réfractaire, dans la Vérité ; des chroniques au Corsaire. En 1872, une pièce en un acte, l’Etoile, en {27} collaboration avec Gill, qu’il joue lui-même à la Tour-d’Auvergne. En ce temps, il donnait des leçons de tout, pour soixante francs par mois, cinq heures par jour, chez un marchand de soupe. Nombreux changements de domicile, pour cause de pavage. Il vécut beaucoup sous les galeries de l’Odéon ; rendez-vous fixé à Ponchon sur les affiches des théâtres. Alors il composa la Chanson des gueux, s’inspirant de son ami. Deux mois en Italie, avec Félix Bouchor, homme riche. Après l’Odéon et l’Italie, Batignolles et Montmartre. Ses poèmes parurent en volume ; condamné à un mois de prison, il acheva à Sainte-Pélagie les Morts bizarres. Ensuite, six mois à Guernesey, avec Ponchon ; heureusement les Bouchor vinrent les rejoindre. A Guernesey, sans remplacer Victor Hugo, il acheva les Caresses et commença Madame André. Au retour, il collabora à la Lune rousse, à la Petite Lune, en argot. Ne pas oublier, en 1878, dans le Peuple lyonnais, un roman : Z…1313, poste restante, à Lyon.
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Et il devint amoureux, à Montmartre. Alors, comme j’arrivais à Paris, je connus Richepin, rue de la Rochefoucauld, chez un musicien impressionniste du nom de Cabaner. Je le vois encore aussi chez un marchand de vin, près du Jardin des Plantes, avec Paul Bourget. A quatre heures du matin, Richepin était arrivé chez lui, de Montmartre, seulement vêtu d’une robe de chambre et d’une paire de pantoufles. Il me montrait, à moi, collégien échappé, sur un bras assez {28} musculeux, les morsures de sa maîtresse, avec qui il s’était battu. (Plus tard, Sardou disait, après une visite chez Sarah Bernhard : « Ça sentait les coups. ») Il était parti ; il l’aurait tuée. J’admirais. C’était beau la littérature !
Pourquoi s’étaient-ils aimés ? Qui pourrait dire comment ces choses commencent ? Un soir, vers onze heures, ils se rencontrèrent rue des Martyrs. Lui était en compagnie de deux amis ; apercevant une grande et forte fille, aux cheveux en broussaille, qui marchait devant eux, il l’embrassa sur la nuque, pour rire. Elle se retourna, furieuse ; ils se gobèrent. C’est très simple.
Il fallut des mois et des mois pour se guérir de ce baiser. Les extases, les râles, les attendrissements, les griseries de chair, l’anéantissement de tout, sauf la chère aimée ; les larmes amères, les sanglots pendant lesquels il semble que la poitrine se brise, les atroces jalousies.
Judith fut la première glu.
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Enfin, laissant sa chambre, rue Hélène, où sont encore les réverbères à pétrole, une rue en retard, il partit en province avec une bande de bohémiens. « N’ayant pas autre chose à faire que de voyager, pour enlever le noir de ma tête, j’ai signé engagement avec des Bohémiens que je rejoins samedi. La vie en plein air, dans des voitures, saltimbanque. Mais combien isolé parmi eux ! Je fais appel à ce que {29} tu as de meilleur en toi. Si tu as quelque chose sous le sein gauche, sois bonne. Envoie-moi ton portrait de gosse et celui en chemise, les bras croisés. Je n’ose demander les cheveux. Ce que tu voudras, quoi ! Départ samedi pour les étoiles. » Les bohémiens le lâchèrent bientôt ; il n’était pas assez nature.
Après avoir erré un peu partout et travaillé un jour comme portefaix à Bordeaux, il tomba dans sa famille « comme un aérolithe », à ce qu’il m’écrivait. Il ajoutait : « Je suis Touranien, nomade, ennemi de la race blanche, qui a inventé le foyer, la famille, la patrie, l’idéal et les dieux. »
Le fou d’amour était tout de même dans sa famille, près de sa mère. Même lorsqu’on est devenu un homme, c’est toujours maman. Comme elle séchait autrefois les larmes de son petit elle soigna la blessure du grand, et, de façon discrète et merveilleuse, sans avoir besoin de confidence, elle apaisa cette passion douloureuse. Il y eut cependant des retours terribles, au souvent de l’ancienne. La preuve en est dans ce fragment : « Laisse-moi crever et rigole, et dis du ma de moi avec ceux qui t’en disent, et, si tu veux, je ferai mettre dans les journaux que je crève à cause de toi. Cela fera des caricatures ou des articles qui te feront rire en buvant un bock. Et tu m’appelleras imbécile, et on rira autour de toi. Tas de gredins ! Oh ! ma petite Nini, ma femme, quel trou tu as à la place du cœur, et je t’embrasse tout de même en pleurant. »
Tout passe, tout casse, tout lasse.
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Le poète oublia celle dont les yeux le troublèrent longtemps ; il ne se souvint plus de celle dont les baisers desséchèrent, de longs mois, sa cervelle, et torturèrent son cœur. L’ennemi de la race blanche, qui a inventé la famille, fut un brave homme, heureux dans son ménage. Que deviennent les vieilles maîtresses et les vieilles lunes ?
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Le début de son succès fut au Gil Blas ; il y a publié un roman, la Glu, dont il a tiré un drame, et un autre roman, façon de poème en quatre chants : Miarka, la fille à l’Ourse. Sans compter des tableaux très pittoresques : le Pavé. Enfin, dans l’hiver 83, Sarah Bernhadrt a monté un drame de Pauvrepin, drame en vers, en sept tableaux, avec divertissement, comme une féérie : Nana Sahib. Sarah jouait Djelma, l’auteur jouait Nana-Sahib ; il disait à Sarah, devant le public :
Ô mon amante, ô mon épouse, ô ma maîtresse,
Dans un rayonnement d’extase, je te vois.
Le ciel, c’est ton regard, l’ivresse c’est ta voix.
Un frisson parfumé de ton être à mon être…
C’est inoubliable. Ils s’aimaient, ils se le disaient, ils se baisaient sur la bouche ; et six mille personnes étaient les témoins de leur joie profonde, de l’élan de leur corps et de leur esprit l’un vers l’autre. Ils multipliaient la sensation par la présence d’une foule renouvelée.
Et c’était vraiment très beau après tout.
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Cela ne l’empêchait pas, quelques mois après, en octobre, voulant écrire un livre de poésies sur la mer, de s’embarquer pour Terre-Neuve et le Canada, quitte à rebrousser chemin, et de dire en partant ce mot abominable à un ami : « J’ai assez de la morue sèche, je vais voir de la morue fraîche. »
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On se souvient de ce que M. Vitu, le meilleur critique de ce temps, le plus savant et le plus judicieux, a écrit de la Glu : « Ma déception a été plus grande qu’on ne saurait l’imaginer en écoutant ce mélodrame, qui, à part la grossièreté voulue de l’expression ne présente dans sa donnée générale, comme dans ses développements, que la plus étonnante banalité. »
Dans ce roman et dans ce drame, Richepin a fait œuvre de rhétoricien habile. Après avoir choisi l’Océan comme décor, il a mis en présence les uns des autres des personnages sauvages et grossiers, et une petite femme, presque laide, mais possédant à un étrange degré une quintessence de corruption parisienne. Procédé trop voulu d’antithèse. Richepin fait parler à ses héros l’argot de la mer avec la même habileté qu’il mettrait à traduire une chronique pschutt en vers latins. C’est une transposition, ce n’est pas une évocation.
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Au reste, cet art des transpositions Richepin l’a toujours poussé à l’extrême. Son inspiration connaît les sources cachées. Ainsi, plusieurs morceaux de la Chanson des Gueux sont d’origine grecque. Par exemple, cette pièce :
Je n’étais qu’une plante inutile, un roseau,
Aussi je végétais, si frêle, qu’un oiseau
En se posant sur moi pouvait briser ma vie.
Maintenant, je suis flûte, et l’on me porte envie.
Car un vieux vagabond, voyant que je pleurais,
Un matin, en passant, m’arracha du marais,
De mon cœur, qu’il vida, fit un tuyau sonore…
C’est presque traduit : « J’étais un roseau, une plante inutile, ne produisant ni figue ni raisin. Mais un homme m’a initié aux fêtes de l’Hélicon, en me taillant un bec effilé, en me creusant un étroit canal. Depuis cette initiation, quand j’ai bu un noir breuvage, je suis comme inspiré, et de ma bouche muette il sort toute espèce de paroles et de vers. »
Une autre idylle, le Bouc aux Enfants, est une amplification de quatre vers de la poétesse Anyté : « O bouc, des enfants t’ont mis des rênes de pourpre et ont garni d’un mors ta bouche barbue ; ils se jouent à figurer des courses de chevaux autour de l’autel du Dieu, tandis que doucement tu les portes tout réjoui. »
Le vieux qui, dans la dernière pièce du volume, la Fin des Gueux, se chauffe interminablement assis sur le dos d’une bière, a lu dans Rabelais que « les guenaulx de Saint-Innocent se chauffaient le cul aux ossements des morts. »
Et les preuves des adaptations de Richepin n’en finiraient pas. dans les Blasphèmes, il a traduit {33} textuellement une poésie asiatique (les Bohémiens), mieux qu’il n’a fait pour Macbeth. La fin du Conquistador :
Ouvre comme une aile de condor,
La voile noire des caravelles.
Si l’océan est couleur de fiel,
Là-bas la terre est d’ambre et de miel,
Et l’on y voit, au jardin du ciel,
Fleurir des étoiles nouvelles.
est encore une paraphrase du dernier tercet d’un sonnet de José-Maria de Hérédia sur les conquérants :
…penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter dans le ciel ignoré,
Du fond de l’Océan, des étoiles nouvelles.
Les vers, assez mauvais d’ailleurs, de M. Richepin :
Vauquelin et Fourcroy vous ont analysées,
O larmes, et, dans leurs creusets, sur leurs réchauds,
Ils ont trouvé ceci, tel que je vais l’écrire :
« Eau, sel, soude, mucus et phosphate de chaux. »
ressemblent fort à d’autres plus anciens de M. Paul Marrot :
Vauquelin et Fourcroy les ont analysés,
Ils ont trouvé dedans du sel et du mucus…
Il n’y a certainement pas là de très grands crimes. Mais pour un poète original qui a toutes les audaces, M. Richepin semble avoir superbement celle du démarquage.
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Revenons à la Glu. Ç’aurait été d’un artiste vraiment moderne, c’est-à-dire moins universitaire et plus {34} dégagé des lectures romantiques, de ne pas rechercher ces oppositions anormales d’un petit gas breton et d’une fille pourrie de chic.
Richepin, bon ouvrier de la langue française, forgeron de belles phrases, que penseriez-vous comme sujet de roman, avec ce même titre, la Glu, des amours d’un poète, non pas au Croisic, mais à Paris, puis un peu partout, en Hollande, au Havre, à Londres, avec une femme artificielle, intelligente jusqu’au génie ; des amours d’un poète se grisant de luxe, qu’il n’a jamais eu, dans la soie, les dentelles, dans la coquetterie d’un hôtel ?
Cela serait facile à compliquer.
La femme laissée, l’enfant abandonné, la petite maison, près des fortifications, close depuis deux mois dans la tristesse d’un jardin qui n’a plus les chansons des feuilles et les cris du baby ? Qu’en pensez-vous ? car on doit mettre dans son œuvre non seulement de la couleur, mais la saveur amère de la vie.
Ce serait de la réalité frissonnante.
Armand de Pontmartin, « M. Jean
Richepin – Les blasphèmes », Souvenirs d’un vieux critique, Calmann
Lévy, éditeur, 1885, p. 177-191.↑
Lorsqu'on se trouve en présence d'un casseur de vitres et de vitraux, d'assiettes et de calices, rien ne serait plus maladroit que la colère. C'est tout ce que demande l'auteur d'un livre à scandale. Comme il est sûr d'avoir pour lui l'énorme cohue des libres penseurs, des curieux, des pourceaux d'Épicure et des moutons de Panurge, rien ne manque à son succès, si les gens assez arriérés pour croire en Dieu ajoutent à ce bruit l'explosion de leurs anathèmes. Mais sa gloire n'a plus de bornes et sa joie fait peur, si les défenseurs — ou soi-disant tels — de la religion et de la morale donnent à leurs protestations et à leurs critiques l'expression mélancolique d'une admiration plaintive, et copient en gémissant le mot de M. de Fontanes à propos du retour de l'île d'Elbe : « C'est abominable, et, ce qu'il y a de pire, c'est que c'est admirable ! »
Je viens de lire avec moins d'horreur que de {178} dégoût les Blasphèmes de M. Jean Richepin, et je crois pouvoir prouver que ce prétendu génie n'est qu'une médiocrité tapageuse, gonflée de toutes les vanités de l'homme de théâtre ; que cet athéisme n'est pas athée ; que cette bravoure n'est pas brave ; que cette poésie n'est pas poétique ; que cette originalité n'est pas originale.
On a eu le courage d'évoquer les noms de Lamartine, d'Alfred de Musset, de Victor Hugo, et d'affirmer que ce livre hideux serait une date mémorable dans l'histoire de la poésie contemporaine ; que, grâce à ce livre, et en rayant d'un trait de plume Coppée, Sully-Prudhomme, Leconte de Lisle, Brizeux, Laprade, Banville, Gautier, Déroulède, etc., etc., notre siècle poétique allait finir presque aussi bien qu'il avait commencé. Je ferai d'abord remarquer qu'on en disait autant, il y a quinze mois, des Névroses de M. Maurice Rollinat, aujourd'hui parfaitement oublié. Puis je vous dirai : je suppose que vous savez par cœur le Vallon, l'Hymne de l'enfant à son réveil, la Prière pour tous, la Tristesse d'Olympio, l'Espoir en Dieu, l'Epitre à Lamartine, les Nuits... Eh bien, répétez-les tout bas, dans le clair-obscur de votre mémoire ; ensuite, à ces vers délicieux opposez... Non, c'est impossible, et voilà la force de ces gens-là ! On ne les attaque que dans les journaux qui se respectent, qui respectent leurs lecteurs, et dès lors, en les critiquant, on se sent désarmé ; impossible de les citer, et, par conséquent, {179} d'employer le plus irrécusable des arguments. Les journaux vous parlent sans cesse des affaires d'attentats aux mœurs, qui se qui se jugent à huis clos. La justice humaine, la vindicte publique n'en demandent pas davantage. Mais le huis clos neutralise la critique ; il paralyse aussi l'éloge. Je constate en passant, comme un trait caractéristique, que, dans les articles écrits par des plumes habituellement convenables en l'honneur de ces Blasphèmes, il n'y a pas une citation. Singulier génie, bizarre chef-d’œuvre, que l'on ne peut goûter qu'en commençant par écarter les jeunes gens, les jeunes filles, les hommes et les femmes de bonne compagnie, ou, en d'autres termes, le véritable public des poètes !
Essayons pourtant ; prenons nos plus longues pincettes ; fouillons dans le tas (c'est un des mots favoris de M. Richepin), et cherchons quelques vers que l'on puisse transcrire sans trop de nausées :
DIAGNOSTIC
« Le front est balafré de plis, les yeux ardents
Flambant de fièvre et tout noyés de pleurs ; la bouche
Fait un trou noir béant, plein de bave et farouche,
Où ballotte la langue, où se cognent les dents ;
Le ventre convulsé s’enfle, rentre en dedans,
Luis ressort bossué en nœuds comme une souche,
Et les poumons crachant le spasme qui les bouche,
S'essoufflent par la gorge en cris durs et stridents...
Mais quel est donc ce mal, ce coup d’épilepsie,
Où l’on râle écumant, la cervelle épaissie,
Les muscles brisés, les sens perdus, où la chair
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Semble un poisson dans une poêle à frire ?
Hélas ! ce mal c’est notre ami, c’est le plus cher,
C’est le consolateur des hommes ! c’est le... Rire »
Voilà le plus décent de ces sonnets, dont
la plupart – le premier, par exemple, Tes père et mère, — sont si immondes,
que, même après les avoir lus, on ne parvient pas à y croire, et que
l'on se demande comment de pareilles ordures ne suffisent pas à
déclasser tellement un livre, que la littérature en fasse
immédiatement cadeau à la police. Néanmoins, ne craignez pas de me
voir recourir aux grands mots de cauchemar, de mauvais rêve, de
vision satanique, d'archange rebelle, de Titan foudroyé, d'Ajax
révolté contre Jupiter. M. Richepin rirait, et il vient de nous dire
en trop beaux vers ce que le Rire fait d'une face humaine, pour que
nous ayons envie de gâter par ce coup d'épilepsie, par ce trou noir plein de bave,
par ce ventre bossué,
par ce spasme des
poumons, la superbe prestance et la tête de grand premier rôle
que nous admirions naguère à travers les hurlements de Nana-Sahib.
Non ! Je me contenterai d'une métaphore plus modeste à propos de
tant d'immodesties. Je suppose que ma mauvaise étoile m'égare, passé
minuit, dans un quartier mal famé, et me fasse rencontrer une bande
d'ivrognes, de souteneurs, de récidivistes et de filles de trottoir
qui, naturellement, me cribleront des plus riches onomatopées de
leur répertoire. Voilà l'impression exacte. M. Jean {180} Richepin
est à Lamartine, à Victor Hugo, à Musset, à Coppée, à
Sully-Prudhomme, ce que M. Gambetta était à Berryer, ce que M. Paul
Bert est à Victor Cousin, ce que M. Rochefort est à Prévost-Paradol,
ce que Thérésa est à madame Malibran, ce que Clairville est à
Molière, ce que Thibaudin est à Canrobert, ce que l'argot est à la
langue, ce que la courtisane est aux marquises et aux duchesses du
faubourg Saint-Germain, ce que M. Grévy est à Washington, et, pour
tout dire, ce que la République de. 1884 est au gouvernement
regretté, désiré et espéré par les honnêtes gens. La République de
1884 ! Elle seule — et c’est là un de ses innombrables bienfaits, —
a pu rendre possibles l'incubation, l’impunité et le succès d'un
pareil livre !
Une des qualités essentielles du génie, c'est la spontanéité ; c'est que nous sentions, en l'approchant, qu'il ne pouvait pas ne pas être ce qu'il est. Or rien de moins spontané que ces Blasphèmes ; rien de moins vécu. Tout y est voulu, calculé, artificiel, postiche. L'auteur joue les athées, les échevelés, les révoltés, les blasphémateurs, comme Bocage jouait les Antony, comme Frédérick-Lemaître jouait les Robert-Macaire, comme lui-même il jouerait tel ou, tel drame de la Porte- Saint-Martin pour rendre service à madame Sarah Bernhardt. L'athéisme n'a pas coulé de ses veines avec le sang de ses blessures ; il s’est posé sur ses joues à l'aide d'une patte de lièvre et d'un pot de rouge. Personne, plus que M. Richepin, n'a été {182} infecté de ce virus théâtral qui est une des maladies régnantes de notre époque, que l'on retrouve chez le politicien, chez le tribun, chez le beau parleur de café, chez le journaliste intransigeant, chez l'orateur de la salle Graffard, chez le peintre impressionniste, chez l'artiste raté, chez le boulevardier refusé, chez le débitant de drogues socialistes, chez le outlaw, chez le héros de cour d'assises: tous charlatans ou cabotins, tous fanfarons de civisme, d'impiété, de vice, de sacrilège ou de crime !...
Vous, un athée, un athée pour de bon ? dirai-je volontiers à M. Richepin. Allons donc ! Vous, un démon ? Mensonge ! Un diable d'opéra ou de féerie tout au plus, habillé et équipé par le costumier de l'Ambigu.
« Jean Richepin se trompe, il n'est pas si coupable ! »
Il a fait graver sur ses cartes et clouer sur sa porte : « JEAN RICHEPIN, ATHÉE » — à peu près comme les faux nobles qui font peindre sur les panneaux de leurs voitures une couronne de marquis ou de comte, pour se persuader qu'ils sont gentils-hommes. Où a-t-on jamais vu un athée plus inquiet, plus agité, plus troublé, plus bourrelé, qu'un croyant en état de péché mortel ? Que penser d'un nihiliste, c'est-à-dire, j'imagine, d'un sectateur du rien, cherchant, interrogeant, cognant du poing et du cerveau (sic) à la porte de l'infini, pour savoir si, derrière cette porte, il n'y a pas quelque chose ? Vous niez {183} l'existence de Dieu ; soit ! mais alors, si Dieu n'existe pas, pourquoi lui lancer, en style de voyou aviné, d'infâmes injures ? Insulte-t-on le néant ? Outrage- t-on le vide ? Tant de colère, tant de bruit, non pas pour rien, mais contre rien ! Vous répondrez que vous vous vengez sur ce Dieu-Zéro des crimes que l'on a commis, des torrents de sang que l'on a versés en son nom : Prenez garde ! Sans doute, les passions religieuses ont fait couler le sang comme les passions politiques, comme les passions populaires, les querelles de peuple à peuple, l'esprit de con- quête, les discordes civiles, etc., etc... Mais voyons ! A qui persuaderez-vous que les tyrans les plus sanguinaires de l'antiquité la plus reculée ou des pays les plus lointains, les Tamerlan, les Gengis-Kan, les Nabuchodonosor, les Pharaons, les Phalaris, les Mézence, et, plus près de nous, les Tibère, les Caligula, les Néron, les Domitien, se soient préoccupés de l'idée de Dieu en multipliant les exécutions les plus atroces, les plus épouvantables supplices ? Est-ce que l'idée de Dieu a guidé les massacreurs de Septembre, les pourvoyeurs de l'échafaud, les assassins des otages ? Lorsque la Convention guillotinait Louis XVI et que Louis XVI pardonnait à ses bourreaux, de quel côté était l'idée de Dieu ? De quel côté était-elle, lorsque Raoul Rigault faisait fusiller l’archevêque de Paris et que l'archevêque bénissait ses meurtriers ? Et, dans d'autres cadres, croyez-vous que Napoléon Bonaparte et ses généraux aient souvent pensé à Dieu en couvrant de cadavres des centaines {184} de champs de bataille ? Croyez-vous que M. Gambetta — dont un républicain vient de faire bonne et décisive justice, — se soit agenouillé devant un autel quelconque — même chinois ou hindou, — quand, pour le bon plaisir de son ambition et de son orgueil, il envoyait à une mort certaine et inutile des milliers de soldats, de conscrits et de mobiles ?
C'est pourtant là le fond de la plupart de ces Blasphèmes. C'est, notamment le texte de la grosse pièce, intitulée la Mort des Dieux, sur laquelle je reviendrai tout à l'heure, et qui est évidemment le morceau de choix dans ce monstrueux étalage. La Mort des Dieux est une sorte de poème apocalyptique, encore plus inintelligible que l'Apocalypse ; — une hallucination teinte en rouge, où l'auteur se met en scène, c'est son tic, — enfourche son dada, cheval fourbu qui a l'air étique, et aperçoit les dieux mourants, figurés par un soleil sang de bœuf, qui se couche au fond d 'un horizon livide et qui, avant de se coucher, s'amuse à compter ses victimes, chiffrées par autant de milliards que notre budget républicain. Voici quelques petits échantillons de cette poésie macabre, qui doit détrôner, non seulement tous les dieux, mais tous les poètes :
« Et le soleil roulait, toujours, plein de furie,
Satisfait du viol, joyeux de la tuerie ;
Féroce, il se léchait les lèvres en riant... »
Un soleil qui se lèche les lèvres ! il faut vraiment {185} prendre langue avant de savourer de semblables merveilles !
« Derrière lui, criblé de flèches, l'Orient
Flambait comme un brasier dans un poêle de cuivre.
Devant lui, sur le grand chemin qu'il allait suivre... »
Mais alors il ne se couchait pas ?
Mystère…
« Une averse de pourpre en flux torrentiel
Mettait un tapis rouge au pavé bleu du ciel ;
Et lui, noyé dans cette atmosphère écarlate
Qui servait d'auréole à sa figure plate,
Semblait un assassin ivre se prélassant
Dans un lit d'incendie aux oreillers de sang... »
Ouf ! que dites-vous de ce galimatias ? Tout le poème, qui a cinquante pages, est de ce ton. Nous avons même mieux que cela à vous offrir, Athéniens du café Bignon et de la Librairie nouvelle ! Mais, ici, je vous prie de me pardonner en songeant que, ayant l'embarras d'un choix immense entre des infamies, des blasphèmes et des saletés, je ne puis choisir que les saletés :
« Des colosses d'airain, chauffés à blanc, le ventre
Raide et tendu, la gueule ouverte comme un antre,
Piétinaient un bûcher croulant, monstre vaincu,
Qui leur léchait les pieds et leur baisait le... (de sac ou de lampe, à la volonté des personnes.)
Et, bourrés de vivants qui flambaient comme paille,
Gavés, ils digéraient en ronflant leur ripaille,
Buvant une fumée épaisse entre leurs crocs
Dans des mugissements entrecoupés de rots... »
{186}
Pour la rime, il faudrait rocs ; mais l'effet serait moins suave pour les lecteurs aristocrates qui, dit-on font queue à la porte du libraire et achètent, par brassées, cet aimable volume. C'est plus beau, n'est-ce pas, que les Préludes et que les Fantômes ? A bas le romantisme ! vive le naturalisme ! Richepin for ever — et surtout très fort en vers !
Que serait-ce, si je vous racontais le Cyclope, et la façon dont Polyphème imite le tonnerre pour prouver qu'il se moque de Jupiter tonnant ? Mais assez de concessions pantagruéliques. Restons dans les généralités. Cela sent moins mauvais.
J'ai dit que cette bravoure n'était pas brave. Hélas ! la date du livre peut me dispenser de commentaires. Aujourd'hui, sous le régime que subit la France -ci- devant chrétienne, ce qui serait bravé, ce qui serait hardi, ce serait de déclarer, en vers ou en prose, que l'on croit en Dieu, que l'on est catholique, que l'on fait sa prière, que l'on va à la messe. Là serait l’audace ; car, avec ce programme, on aurait contre soi toutes les puissances de la terre, tous les distributeurs de récompenses nationales, tous les arbitres des succès a grands tirages, et même — ô douleur ! — on risquerait d'être laissé dans l'ombre par ceux qui, disposant d'une publicité bruyante, en font profiter la littérature du mal, et se croient quittes envers les gendarmes quand ils ont dit aux malfaiteurs ; « Quel dommage ! Vous êtes si gentils ! Pourquoi faire de la peine à petit papa ? » — Voilà la hardiesse de M. Richepin devant les hommes. Quant à sa témérité {187} devant Dieu, je vous ai dit ce que l'on doit en penser. M. Richepin ressemble à ces poltrons qui, à l'approche du danger, chantent à plein gosier ou crient à tue- tête, pour persuader qu'ils n'ont pas peur.
Cette poésie n'est pas poétique ; comment le serait-elle ? La poésie a des sources, et vous les tarissez toutes. Vous dites au printemps dans votre langue exquise :
Ah ! ne me parlez pas du printemps ! Zut ! Assez !
……………………. Comme c’est drôle
De revoir ce ténor en culottes d'azur !
L'amour ? Musset, dans une de ses
boutades, l'a traité d'exécrable folie ; vous, vous le condamnez
à se vautrer dans un matérialisme infect qui le déshonore et qui le
tue. La jeunesse ? lorsque, endoctrinée par vos vers, elle ne voudra
plus ni rien aimer, ni rien espérer, ni rien croire, elle n'aura
plus vingt ans, elle en aura soixante. Les riantes fictions de la
mythologie antique ? vous les enveloppez dans la même haine que le
christianisme, ou plutôt vous flagellez tous les dieux afin d'avoir
un prétexte pour frapper plus fort sur le nôtre. Le passé ? vous le
supprimez, puisque rien n'a existé avant le 89 poétique dont vous
êtes tout ensemble le Mirabeau, le Danton et le Marat. L'avenir ?
dans votre épilogue, vous vous acharnez à lui interdire même une foi
nouvelle sur les ruines des anciennes croyances. La famille ? ah !
l'on peut voir ce que vous en faites par ce hideux sonnet que vous
appelez Tes père et
mère. La religion {188} enfin, quelle qu'elle soit, d'Homère ou
d'Eschyle, de Sophocle ou de Virgile, de Dante ou de Milton, de
Calderon ou de Shakespeare, de Racine ou de Lamartine ? vous la
représentez comme la pourvoyeuse des bûchers, des échafauds, des
charniers, des gigantesques boucheries humaines, comme
l'inspiratrice de tous les grands scélérats, de tous les effroyables
tueurs d'hommes, en si bons termes avec la mort, que, dans une
dernière embrassade, la mort a fini par l'étouffer. Que reste-t-il à
votre poésie et à vous ? rien. Voltaire lui-même, Voltaire avait dit
:
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
Vous criez, vous : « Dieu n'existe pas, et, s'il existait, il faudrait le maudire ! » Réduite à cette extrémité, votre poésie n'est qu'une fantasmagorie au feu de Bengale, une curiosité colossale comme la femme géante, une manière de great attraction, plus pimentée que les autres, et, à ce titre, ameutant plus de badauds que n'en a jamais harangués Mangin. Vos Muses, ces nobles Muses, qu'ont respectées les Grecs eux-mêmes malgré leurs complaisances érotiques, sont des êtres sans sexe, sans cœur et sans nom : Furies, Messalines de lupanar, poissardes de la halle, ou bien sorcières de ce Macbeth, que vous venez de traduire si médiocrement en prose, dédaignant - comme vous dédaignez les dieux, — l'admirable traduction de M. Jules Lacroix !
L'originalité de M. Jean Richepin est ce que
je {189} connais de moins original. Schopenhauer, Max Stirner,
Feuerbach, Proudhon, voilà les apôtres de son Évangile, voilà les
Pères de son église. Madame Ackermann nous avait déjà seriné la
poésie de l'athéisme ; mais comme sa tenue était plus correcte, son
langage plus sérieux, son accent plus sincère ! Quant à la forme, au
procédé, au chic, c'est du Victor Hugo, pénultième et dernière
manière. Cette pièce de gros calibre, — la Mort des Dieux, — je la retrouve
éparse dans les Châtiments, — « IL NEIGEAIT... » — dans
l'Ane, dans Religions et Religion, dans
les Quatre vents de
l'Esprit ; c'est la même façon de cheviller avec des poutres,
de ficeler avec des câbles,
de forger l'alexandrin sur une
enclume dont la sonorité accuse le creux, de ruiner l'idée pour
enrichir la rime, de faire marcher les strophes en ordre de
bataille, de les aligner en des dénombrements infinis, de les
essouffler dans un crescendo si extraordinaire, que, à la fin, le
poète ne sait plus ce qu'il dit et que le lecteur ne sait plus ce
qu'il lit. Seulement, l'impiété, tout aussi agressive chez le
Maître, se pique d'une sorte de déisme. Chez l'imitateur, elle se
hérisse d'athéisme. Mais, comme M. Hugo ne daigne croire en Dieu que
sous bénéfice d'inventaire et à condition d'être au moins son égal,
comme M. Richepin conclut par ce vers (qui, par parenthèse, est
faux) :
Car il N'Y A qu'un Dieu sur la terre, c'est l'homme !
{190}
Vous voyez que les différences, en somme, sont imperceptibles. Dans son Torquemada, M. Hugo a peint un pape sous les traits d'un bandit. Dans les Blasphèmes, M. Richepin a, lui aussi, son pape, un peu plus infâme que celui de M. Hugo ; car l'imitateur est toujours enclin à exagérer son modèle.
Ô vous que les douces et saintes figures de Pie VII, de Pie IX et de Léon XIII ont souvent consolés des iniquités de ce monde, que dites-vous de ces vers ? (Je cite les moins orduriers.)
Quel chemin parcouru, souvent louche et nocturne,
Avant l'heure où mon nom sortit enfin de l'urne
Comme un soleil levant sort d'un lac ténébreux !
Que de métiers j'ai faits, et combien de scabreux !
Marchand de drogues, chien de bourreau, condottiere,
Ma mémoire tient plus de morts qu'un cimetière.
Dans l'infamie encore et dans la saleté
J'ai ramassé du pain quand on m'en a jeté.
Mignon de prêtre, amant de courtisane riche,
Valet qu'on bat, filou qu'on pend, joueur qui triche,
Mendiant, proxénète et pamphlétaire enfin,
J'ai su manger de tout pour manger à ma faim...
Assez ! assez ! Au rideau ! On ne critique pas des insanités pareilles : on les vomit. Dans un passage de ce volume qui devrait être, non pas brûlé par le bourreau, mais utilisé dans les water-closet, l'auteur, lançant à Dieu (qui n'existe pas) un héroïque défi, semble lui dire : « Si vous existez, prouvez le-moi en me foudroyant ! » Dieu, en épargnant ce mauvais comédien d'athéisme, grisé de vin bleu, prouve une fois de plus sa suprême sagesse. Il faut qu'il y ait {191} des Richepins pour nous faire mieux savourer le charme de la vraie poésie, comme il faut qu'il y ait des scorpions et des crapauds pour que nous prenions plus de plaisir à regarder les cygnes et à écouter les rossignols.
Janvier↑
Marin Thibault, « Lettres
d’Algérie »,
L’Univers, 4 janvier 1885, p. 3.
[…]
Autre nouvelle à sensation : la présence de Richepin à Alger. L'auteur des Blasphèmes serait-il devenu complètement fou, comme on serait tenté de le croire après la lecture de son dernier livre ? C'est affaire au docteur Charcot de résoudre la question. Ce qu'il y a de certain, c'est que M. Richepin n'est point à Alger actuellement. Il n'a fait, que passer dans notre ville, mais où est-il ? Lui seul le sait. Renseignements pris, il a été visiter la Trappe de Staouëti, mais il n'a point fait connaître son véritable, nom. Voilà ce que nous croyons savoir de bonne source.
[…]
Maxime Gaucher, « Causerie
Littéraire », La Revue
politique et littéraire, 10 janvier 1885, p. 61-62.
III.
M. Richepin, nous dit M. Alfred Dubout, est le lion, ce grand roi chevelu du désert ; moi, je suis la cigale cachée sous une touffe d’herbes, qui a crû par miracle au milieu des sables brûlants. Quand la voix du lion, un tonnerre, retentit, tout se tait, même chacals et hyènes ; seule, la cigale continue son chant aigrelet. Donc, tandis qu’en ce temps-là M. Richepin, le lion chevelu, non encore du désert comme aujourd’hui, mais du théâtre de la Porte Saint-Martin, rugissait ses Blasphèmes, M. Dubout murmurait de petits hymnes en l'honneur de Dieu, de la famille, de la vertu. Il les publie aujourd’hui sous le titre significatif de Contre-Blasphèmes (2). Toute comparaison cloche, comme l’on sait-, il ne faut donc pas prendre à la rigueur celle-ci. Quand la cigale bruit, c’est sans prétendre répondre au lion ; sa petite chanson n’est pas une riposte et ne sent nullement la polémique. Tout au contraire celle de M. Dubout, qui s’en va en guerre contre M. Richepin. C’est un duel, et il n’est que juste d’honorer le courage de M. Dubout, qui combat à armes inégales. Après tout, qui sait ? David a bien tué Goliath. Et remarquez que, lorsque le petit David a attaqué le géant Goliath, on a aussitôt fait cercle autour d’eux. C’est bien sur cette curiosité sympathique que compte M. Dubout. La foule aurait pu laisser la cigale chanter tout l’été, et même l’automne et l’hiver, sans s’arrêter à l’écouter, la pauvrette ; mais quand elle annonce que sa petite voix frêle va faire taire les rugissements du lion, aussitôt on s’arrête et l’attroupement se forme. La cigale profile de l’occasion pour entremêler ses chansons guerrières de beaucoup d’autres tout à fait pacifiques, façon adroite de placer tout son répertoire. Je l’ai écoutée jusqu’au bout et ne le regrette pas. D'abord, dans ce duel, elle est le champion de toutes les bonnes causes ; puis sa voix, bien qu’un peu aigre et maigre, n’est pas désagréable à entendre. Quand le blasphémateur insulte en ricanant au dévouement, à l’amour, aux larmes :
Eau, sel soude, mucus et phosphate de chaux,
O larmes, diamants du cœur !... laissez-moi rire !
David proteste par quelques petits mots qui en disent long à eux tout seuls : héros de Reischoffen, Roméo et Juliette, pleurs du soldat qui soutient son frère d’armes mourant. Et où les as-tu prises, Goliath, ces larmes que tu distilles dans ton alambic ?
Est-ce aux yeux de l’époux dont les larges épaules Tressaillent sur un lit où tout souffle s’est tu ? Est-ce aux yeux de l’enfant qui, le soir, en prière, Près de son père en deuil dit : « Jésus, pour ma mère ! » Est-ce au bord du petit cercueil jonché de fleurs D’où la mère en sanglots lentement se retire ?... Oui, poète, dis-nous où tu les pris, ces pleurs. Ensuite tu pourras recommencer à rire. Gentiment brui, cigale ! Quand vous voulez forcer la voix, arriver à la note vibrante, à l’ironie violente et, pour tout dire, imiter feu Veuillot — ainsi, lorsque vous nous montrez le blasphémateur tentant de monter jusqu’au ciel pour éteindre les étoiles et renverser Dieu de son trône, puis rebroussant chemin parce qu’il a la colique,
Et c’est ainsi que Dieu fut sauvé ce jour-là, alors, entre nous, je suis moins charmé. Heureusement ces accès de violence ne vous prennent que fort rarement. La note doucement émue est votre note ; restez dans la note doucement émue.
X., « L’esprit normalien », Le Français, 26 janvier
1885, p. 1.
L’étude que nous publions nous a été envoyée par un de nos amis, ancien élève de l’Ecole normale. S’il nous fallait examiner ce que devrait être, dans un État régulier, le rôle de l’Ecole chargée de former les professeurs qui doivent enseigner dans les collèges, peut-être y aurait-il lieu de toucher certaines questions que notre correspondant a volontairement laissées de côté ; mais, au point de vue où il s’est placé, sa communication nous a paru intéressante à connaître :
La presse, s’occupant d’Edmond About, pendant cette dernière semaine, en est venue tout naturellement à s’occuper de l’École normale. Le rapprochement s’imposait. About fut un des plus remarquables sujets de l’École normale ; et celle-ci, en se faisant représenter à ses obsèques, a montré qu’elle pardonnait à son brillant élève des articles parus à propos d’une récente affaire, et où l’ancien normalien malmenait rudement ses jeunes camarades. C’était une bonne occasion pour jeter un coup d’œil sur les écrivains, romanciers, journalistes, historiens, sortis de l’École. Or, il y a, en pareil cas, un cliché que les journaux de toute nuance ne manquent pas de rééditer, un article tout fait qu’on prend à peine le soin de rafraîchir. Il est entendu que tous les normaliens se ressemblent, comme les copies d’un même exemplaire, et qu’à lire dix lignes de leur prose on peut dire sans crainte de se tromper : Cela vient de la rue d’Ulm. Regardons à notre tour.
La promotion qu’il est d’usage de citer est celle de 1818, qui comptait, avec About, MM. Taine et Sarcey. J’accepte l’exemple. About et Sarcey ont pu être les meilleurs des amis et les plus inséparables des frères d’armes. C’étaient deux écrivains diamétralement opposés. Le premier, esprit vif, léger, alerte, dont la prose rapide et pimpante faisait songer à Voltaire. Sarcey, lourd, pédant, pesant, étale sa large carrure, son gros rire et ses propos gras. A qui ressemble M. Taine, sinon à lui-même et à lui seul ? Tempérament de chercheur, érudit prodigieux, historien philosophe, quelles qualités a-t-il en commun avec le littérateur brillant et superficiel qui fut About, avec le journaliste étincelant qui fut Paradol, ou bien encore avec l’historien qui est M. Wallon ? Et sa phrase, chargée de mots, amie de la comparaison et de l’image, non point délicate, mais puissante et poussée à l’effet, n’est-elle pas l’opposé de la phrase élégante, correcte et gris clair, qui passe auprès du public pour être la phrase normalienne ? Prenons d’autres exemples : Cousin, Bersot, ce furent deux normaliens et je cherche pour ma part un rapport entre la phrase courte, l’ironie fine de celui-ci, et la période arrondie, sonore, ronflante du premier. M Weiss et M. Ganderax font de la critique dramatique, et en font autrement que le feuilletoniste du Temps. Et, pour finir, c’est encore un normalien que l’auteur de la Chanson des Gueux et de la Glu, M. Jean Richepin. Mettez à la suite les noms que je viens de citer, oubliez pour un instant leur origine normalienne pour ne vous souvenir que des œuvres produites, et je doute que vous sentiez la nécessité impérieuse d’unir ces écrivains dans une indissoluble confraternité. Que faire alors de ce vieux et si commode cliché, de l’air de famille normalien ? Qu’en faire, sinon le briser ?
Si l’on tient à toute force à prouver, en dépit de la réalité, que tous les normaliens sont fabriqués sur le même modèle, cela vient, je crois, d’une métaphore consacrée. L’Ecole normale, bon gré, mal gré, est pour le public un « séminaire laïque ». La locution est sotte et ne veut rien dire, je l’accorde, mais cela n’a jamais empêché une locution de faire fortune. Or, dans un séminaire, tous les jeunes gens ont même croyance, même avenir, et font les mêmes études en vue d’une même œuvre. Il y a une uniformité qui doit avoir un écho dans le style comme dans la parole. Mais c’est précisément l’inverse qui a lieu à l’École normale ; les idées y sont profondément diverses, et chacun tient à ses idées.
Que cette absence d’unité soit un bien ou un mal, je laisse à d’autres le soin de trancher cette question. On a dit que l’Ecole normale était une école de scepticisme voltairien ; on a dit aussi, et je vous l’assure, que c’est un foyer de cléricalisme. Ces deux assertions sont également fausses : la vérité est que toutes les opinions sont représentées dans une école qui compte parmi ses anciens élèves, à côté d’About et de Sarcey, Mgr Perraud, qui est évêque, et le P. Olivaint, qui fut Jésuite. Il y a là des athées et des croyants, des républicains et des royalistes. Et ceux qui assurent que les normaliens pensent, croient ou nient tous comme un seul homme, en sont cette fois encore pour leurs frais d’imagination.
Faut-il conclure qu’il n’y a pas d’ « esprit normalien », qu’il n’existe aucune tendance commune aux écrivains sortis de cette même école ? Non certes. Mais l’influence normalienne, au lieu de fondre en un seul teint les différences des caractères et des esprits, contribuerait, au contraire, à accuser davantage la personnalité de chacun. Cet esprit normalien, il me semble que M. Sarcey l’a justement indiqué dans une page de ses Souvenirs. M. Sarcey a bien souvent parlé à faux de son école, comme un ancien qui on est resté à ses vieilles idées pendant que les jeunes générations marchaient en avant. Mais il disait juste, quand il a écrit : « Il n’est pas de lieu au monde où l’on ait plus qu’à l’école normale la sainte horreur de la phrase. »
Ajoutez : l’horreur de ce qui est factice et convenu. Opinions reçues sans contrôle et phrases toutes faites, idées qui traînent partout et métaphores usées, grands mots qui ne veulent rien dire et qui sonnent creux, on désapprend tout cela rue d’Ulm. Et cela est tout naturel. Dans un milieu jeune, si l’on veut avoir sa place, il faut d’abord déposer à la porte les vieilleries ; on n’a pas vingt ans pour rabâcher. De là un souci, et, si l’on veut, une recherche de l’originalité : il faut être soi-même et rien que soi. Les écrivains normaliens l’ont compris ; c’est leur mérite.
C’est aussi leur défaut ; je le reconnais, et j’y vois une preuve de plus pour l’opinion que j’exprime. On a dit bien souvent que l’Ecole normale avait produit peu d’écrivains. La première raison de cette stérilité relative est que cette école est destinée à former des professeurs et non des hommes de lettres. Mais il y a encore une autre cause. Pour écrire un volume de trois cents pages, il faut se résoudre à rhabiller un lieu commun et à dire plus de banalités que de choses neuves. Combien d’ouvrages qui ont eu un grand succès, et mérité, et qui ne sont que l’expression d’idées courantes, presque vulgaires. Il faut n'être ni trop délicat, — ce qui est un défaut, — ni trop difficile. Il faut écrire pour tout le monde : d’instinct le normalien écrit toujours pour les anciens camarades et les maîtres d’autrefois, et il juge inutile de leur raconter des choses qu’ils savent sans doute comme lui. Quand il n’a rien de neuf, ou tout au moins de personnel à dire, il se tait. C’est un tort. La méthode est mauvaise et, si tout le monde l’appliquait, elle nuirait singulièrement à la production littéraire. Nous constatons cependant l’existence de cette méthode, et pour l’opposer à l'opinion reçue, répétée et réimprimée, et à laquelle il serait temps de dire adieu. L’Ecole normale a pu ne produire que peu d’écrivains et surtout de grands écrivains ; mais, â coup sûr, elle est autre chose qu’une association d'anciens camarades, réduits par une inconsciente nécessité à n’être que les copistes et les singes les uns des autres. Les normaliens aiment mieux encore renoncer à être écrivains que se résoudre à endosser l’uniforme, fût-ce l’uniforme de l’Ecole.
X.
Février↑
Diablotin, « Les Propos du
Boulevard », L’Echo de
Paris, 6 février 1885, p. 1.
Nana-Sahib viendrait-il consoler Théodora ? Toujours est-il que Jean Richepin, qui, d'après les uns vivait cloîtré dans un couvent, la tête rasée et les pieds déchaux, qui, d'après les autres, errait avec sa famille dans les sables brûlants du désert, vient de rentrer dans sa bonne ville de Paris, où il est arrivé avant-hier par le rapide venant de Marseille.
Fidèle aux habitudes contractées en Orient, c'est au hammam de la rue des Mathurins que le poète de la Chanson des Gueux a rendu sa première visite. Après, un bain et un massage dans toutes les règles, Jean Richepin, frais et dispos, plus chevelu et plus barbu que jamais, a pris un vulgaire sapin et s'est dirigé vers les hauteurs du parc Monceaux. Songerait-il à se rendre acquéreur de l'hôtel de la rue Fortuny ? Le poète doit avoir le culte des souvenirs !
Francisque Sarcey, « Mon frère
Yves – Miarka » Le
xixe siècle, 19 février 1885,
p. 2-3.
[…]
Je viens de lire également le dernier roman qu'a publié M. Richepin, il y a déjà quelques mois, et dont le nom vous paraîtra sans doute un peu singulier : Miarka, la fille à l'ourse.
Tout le monde sait que M. Richepin porte sur son visage, dans sa chevelure, dans sa manière d'être, et un peu peut-être aussi dans le tour de son imagination et de son esprit, des traces évidentes d'une hérédité exotique, tzigane probablement. Des tribus de Tziganes se sont, en effet, dans des ternes très anciens, fixées au pays d'où il est originaire : il est probable que quelques gouttes de ce sang lui ont été transmises, et que, par un bizarre effet d'atavisme, il a retrouvé dans son être quelques-unes des passions qui ont animé ces nomades et les ont poussés à des voyages sans fin à travers le monde civilisé.
Je ne veux pas toucher à des points qui me sont interdits. Je ne crois cependant pas sortir des convenances en disant que chez M. Richepin il y a toujours eu des instincts de bohème qui l'ont, à diverses reprises, emporté loin de la vie régulière : on sait notamment que durant quelques mois il a suivi une tribu de Tziganes et a vécu de sa vie, couchant sous la tente, apprenant quelques mots de leur langage et, peut-être aussi, faisant la cour à quelqu'une de ces belles filles chez qui il retrouvait comme le souvenir d'une vie antérieure.
C’est apparemment dans ce milieu étrange que M. Richepin a puisé les éléments de Miarka, la fille a l’Ourse.
Je disais tout à l'heure que Mon Frère Yves n'était pas un roman, mais une étude ; Miarka n'est pas un roman, mais un poème ; le poème de la vie libre et vagabonde, avec ses grandeurs pittoresques et ses navrantes misères, opposées au train bourgeois de la vie ordinaire d'un homme civilisé.
Le livre se divise en six chants : Miarka naît ; — Miarka grandit ; — Miarka s'instruit ; — Miarka n'aime pas ; — Miarka se défend ; — Miarka s'en va.
Miarka est la fille d'un prince tzigane qui a dérogé en épousant une fille blanche ; le père a été chassé de la tribu : il est mort, et il ne reste de lui qu'un enfant près de naître et sa mère, une vieille et terrible Tzigane qui avait rêvé de faire de son fils le roi de toutes les tribus et qui a reporté cette espérance sur l'enfant que la femme de son fils porte dans son sein. Cet enfant, c'est Miarka. La vieille l'arrache des entrailles de la mère à demi morte et lui donne pour nourrice l'ourse, qui était le seul gagne-pain de la famille. Chassée par ses congénères, elle a été obligée d'accepter, chez le maire d'un petit village, l'hospitalité d'un hangar en ruines. C'est là qu'elle élève Miarka, la fille à l'ourse ; elle l'imprègne de sa haine contre la civilisation, elle la nourrit dans l'amour et dans le respect des vieilles traditions tziganes, elle lui fait épeler les antiques livres nationaux dont elle a emporté le trésor en s'enfuyant. Mais, quoi qu'elle fasse, Miarka grandit dans un autre milieu, et tout l'intérêt de ce livre est dans l'étude de cette éducation farouche, dressée comme une barrière autour de la jeune fille, que des effluves plus doux pénètrent et amollissent.
Un beau jour, la vieille s'enfuit de ce lieu de perdition avec son ourse et un pauvre garçon, un innocent, car M. Richepin n'aime à peindre que les natures absolument élémentaires ; elle s'en va retrouver loin, bien loin, là-bas en Espagne, la tribu dont son fils a fait partie et qui doit reconnaître sa petite fille pour reine à de certains signes mystérieux.
Les voilà partis, traversant à pied, sous un ciel qui se fond en eau, les champs crayeux de la Champagne pouilleuse. Je vous prie de lire ces quarante pages, alors même que vous n'auriez pas le temps de prendre connaissance du volume ; je ne crois pas que jamais, dans la langue française, tableau plus saisissant ait été fait d'un voyage de pauvres diables à travers un pays morne.
L'averse crevait, torrentielle, épaisse, drue, dense, non plus en gouttes, mais en nappes. En moins de rien, les voyageurs furent trempés de la tête aux pieds, comme s'ils avaient passé sous une cataracte. L'eau leur coulait dans le cou, perçait leurs vêtements, ruisselait à même leur chair, lei pénétrait. Ils en avaient les cheveux collés aux joues, les oreilles bourdonnantes, le nez battu, les yeux aveuglés ; ils marchaient dans un tourbillon de pluie.
En même temps, sous leurs pas, la poussière s'était changée en une boue molle, en un blême mastic - de craie spongieuse où leurs semelles s'engluaient et glissaient tout à la lois, Gleude, écrasé du poids de sa hotte, avait peine à garder son équilibre.
Miarka et la Vougne (la grand'mère) s'accrochaient l'une à l'autre pour ne point tomber. L'ourse effarée s'arrêtait par moments se couchait, se vautrait, le ventre collé dans cette fange visqueuse, les poils du dos aplatis comme une chevelure de noyé. On ne voyait plus, on allait à tâtons ainsi que vont les plongeurs ; il fallut faire halte pour laisser passer la première violence de l'orage.
{3}
J'ai voulu donner ces lignes comme spécimen de la manière de M. Richepin ; il est impossible de mieux peindre avec les mots. M. Richepin a un dictionnaire très riche, trop riche même, j'oserai le dire, car il aime à créer lui-même des termes qu'il croit plus sonores et plus aptes à rendre sa pensée, ou il en va chercher d'anciens et d'inconnus soit dans les patois locaux, soit dans le lexique des vieux écrivains.
Il y a telle page où l'on pourrait citer jusqu'à huit ou dix mots qui seraient inintelligibles au gros des lecteurs et qui ne se trouvent dans aucun dictionnaire courant, pas même celui de Littré. J'ai vérifié moi-même le fait pour les trois premières pages. Mais quand M. Richepin veut bien s'en tenir à l'idiome des lettrés, en n'y joignant que les curiosités qui ne passent point leur intelligence, personne ne fait du mot un usage plus puissant et plus pittoresque. Ses descriptions peuvent être égalées aux plus belles de Théophile Gautier, et peut-être a-t-il plus que le maître, qui se pique d'être un impassible, la sensation intime et profonde des misères qu'il dépeint.
La fatigue du voyage ramène Miarka à son premier hangar ; elle y revient seule, car la grand'mère est morte en lui murmurant tout bas à l'oreille ces paroles prophétiques : « Tu seras reine ! » Elle attend donc, courtisée par Gleude l'innocent, par le maire du pays qui s'est laissé prendre à sa beauté étrange, mais ne songeant ni à l'un ni à l'autre, les yeux perdus dans l'infini de son rêve. Un jour elle est sur le pas de sa porte : des tambours retentissent, c'est un convoi de Tziganes qui passe ; elle a, de loin, reconnu les emblèmes de sa tribu ; elle revêt les habillements de reine qu'elle a hérités de sa grand'mère ; elle s'avance, en chantant une chanson en romané, vers le chariot en marche ; elle est reconnue du je ne prince que lui avaient promis les livres prophétiques ; elle monte dans la voiture et reprend sa course errante à travers l'Europe.
Et c'est ainsi que s'en alla Miarka, la fille à l'ours. Et c'est ainsi que se termine le poème de Richepin par une sorte d'apothéose.
FRANCISQUE SARCEY
Avril↑
Emile Goudeau, « La jeune
littérature », La
Presse, 17 avril 1885, p. 1.
Je vais raconter l'histoire littéraire de ces dix dernières années, non point l'histoire des célèbres, des arrivés, des puissants ; mais celle des débutants, des lutteurs, des petits, destinés à devenir grands à leur tour. Pour mener à bien cette narration, je profiterai de la liberté absolue que le directeur de la Presse veut bien laisser à un sincère ami du paradoxe tel que moi, tout en se réservant, comme il convient, de me faire supporter l’entière responsabilité de mes dires.
Mais avant d'entamer cette campagne, où il y aura plus de malédictions à recevoir que de poignées de mains à gagner, je tiens à élucider un grave point de l'histoire littéraire, en définissant une fois pour toutes ce que l'on entend par ce mot agaçant : les jeunes ! Axiome : on est jeune tant que l'on n'est pas arrivé.
Mes amis et moi, vous pensez bien, repoussent avec énergie ce titre ridicule, et l'appliquent au contraire à leurs aînés, à ceux qui avant la guerre de 70 étaient déjà jeunes et qui fatiguent le monde de leur jeunesse déjà antédiluvienne. Car l'Invasion et la Commune peuvent à juste titre passer pour un déluge de feu, de sang et d'idées.
Ces aînés sont, du reste, en train de manger le plat de lentilles de la célébrité ou du rotage, selon leurs diverses fortunes. Nous regardons ces Esaüs avec tranquillité, s'emplir benoîtement le ventre, tandis que, riant sous cape, nous autres, Jacob nouveaux, nous attendons l'heure prochaine où nous recueillerons l'héritage des ancêtres qui nous est dû.
Mais un peu de préface, plus ou moins philosophique est ici nécessaire.
Le romantisme, déjà agonisant aux derniers jours de l'Empire, a épuisé ses ultimes forces vivantes en ces dix années. De multiples causes, dont la présence du vénéré maître Hugo parmi nous n'était pas la moindre, ont contribué à ce résultat inattendu, d’une survie ajoutée à une existence déjà glorieuse.
C'était pourtant sa défaite morale que le triomphe de la force, portant le drapeau germain, jusqu'aux chevaux de Marly.
D'où nous vient le romantisme sinon de cette croyance que la race littéraire gauloise était épuisée, et qu'il était nécessaire de lui infuser le sang germain ? Mme de Staël, dans son livre de l'Allemagne, découvrit Goethe, Schiller et Lessing ; les philosophes Kant, Hegel suivirent par la brèche, et furent mis au point par l'éclectique Victor Cousin. De là naquit cette école, plus étrangère que française ; plus cosmopolite ou terrestre que patriote, plus anglomane, hispanophile, ou italogobe, que franchement franque : l'école de 1830.
Je ne parle, bien entendu, que pour le fond. Dans la forme, — grammaire, dictionnaire ou prosodie, — les romantiques rendirent la liberté aux vocables que les monarchies tenaient en chartre privée, et furent véritablement les héritiers littéraires de la Révolution de 89. Mais, oubliant qu'une race ne peut vivre qu'à la condition de garder sa raison d'être, et conservant autour d'elles des frontières sacrées, ils laissèrent couler à plein bord leur cosmopolitisme littéraire, qui, aboutissant à la fadaise ridicule, si bien chantée par les naïfs de 48 :
Les peuples sont pour nous des frères (bis),
devait amener, comme contre-partie fatale, les boulets des lecteurs de Gœthe et de Schiller sur le Panthéon où la patrie française a couché Voltaire.
Ça été, certes, une merveilleuse adaptation, imposée avec un singulier génie par une pléiade étonnante, que celle du génie anglo-allemand à notre race littéraire, un peu trop scepticisée, émaciée, anémiée par l'abus de l'esprit voltairien. Il y a eu de belles heures de rêverie humanitaire durant ce mouvement philosophique, et Victor Hugo a dû prendre une attitude de véritable géant du Progrès le jour où, comme il l'écrit dans le Rhin, il cria : Salve Germania mater, aux étudiants tudesques qui passaient, et qui lui répondirent — ô ironie des casques à pointes ! – Salve Gallia soror !
Bien que le grandissime poète Henri Heine fût venu exprès de Cologne à Paris, pour clamer : Méfiez-vous ! les incorrigibles romantiques tournèrent toujours vers le vent d'Est leurs visages convulsés d'admiration, et le vent d'Est qui jetait des strophes, des sonates, des symphonies ; finit par apporter des canons jusque sur la butte de Châtillon, près Paris la grand'Ville. Ce ne fut pas, pour les romantiques, une raison de maudire cette horde gothique, puisque le chef, vieux et vénérable tout en se coiffant d'un képi, adressait aux assaillants des paroles de paix, des proclamations qui rappelaient à s'y méprendre le refrain de 48 :
Les peuples sont pour nous des frères (ter).
Ce n'est donc pas de la queue du romantisme qu'il s'agira ici, ni, je le dis tout de suite, des violents patriotes, qui oublient les lois de la césure ou les immuables règles de la prosodie en se couvrant du drapeau national. Une autre œuvre est à accomplir à l'heure actuelle : resouder la France littéraire nouvelle à l'ancienne France ; revenir, comme des enfants prodigues, à la table gauloise trop longtemps désertée au profit des elfes germaniques ou des sorcières de Macbeth.
Profiter du mouvement grammatico-prosodique qu'a produit le romantisme et jeter par-dessus bord toute la ferblanterie d'au-delà les frontières, tel était, à vrai dire, le programme des jeunes-jeunes à la suite de l'effondrement produit par la guerre. Savoir qui l'a suivi ou qui l'a trahi depuis, en ces dix années, tel est le programme que je m'impose et auquel s'ajoutera, comme condiment indispensable, la série d'anecdotes et la liste de noms propres que les circonstances amèneront au bout de ma plume. Les lignes qui précèdent sont à peine une préface, ou avertissement, pour que les lecteurs ne soient pas absolument étonnés d'opinions qui pourraient leur paraître hétéroclites au premier abord.
Un lecteur averti en vaut deux.
Emile Goudeau, « La jeune
littérature », La
Presse, 21 avril 1885, p. 1.
II. Comment on arrive jeune à l’ancienneté
Les jeunes ! Ce vocable résiste. Combien de fois a-t-il failli crouler dans le ridicule ! Les jeunes ! On a versé des brouettées de railleries sur chaque lettre ; ceux mêmes qui le défendaient de leur mieux l’ont à près accablé d'une pyramidale et cyclopéenne charretée de pavés de l'ours. Les jeunes ! Du haut de leur titre, dans la solennité de leurs manchettes, les journaux, graves ou légers, épileptiques ou sereins, ont tracé, à l'usage de ces jeunes, comme un Mané, Thécel, Pharès, ces mots cabalistiquement prescripteurs : Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.
Pauvres jeunes !
Et pourtant ce vocable résiste.
Obstiné, têtu, acharné à vivre, il se cramponne au Dictionnaire de la conversation ; il semble que lui soient poussés des griffes, des mandibules, des crocs pour le visser indéracinablement dans la littérature courante ; comme un nénuphar dans la Marne verte ; il tient, en s’agglutinant, aux profondeurs du langage pour étaler en pleine surface de la vie sa douloureuse fleur.
C'est que ce vocable illustre contient en ses syllabes la magique essence du renouveau. Il ne peut pas plus devenir ridicule que le soleil.
Jeune ! on veut tant l'être de façon quelconque. Jeunes élèves, dit un jeune professeur ; puis jeune homme, puis homme jeune, puis jeune député, jeune ministre, jeune sénateur, jeune grand'père. Tout le monde en veut.
C'est une furie de jouvence.
Autrefois, chez les aïeux, la jeunesse finissait entre vingt-cinq et trente ans. Heureusement 89 et 1830 ont détruit les préjugés antiques et classiques, enlevé cette barrière de grand siècle et la liberté des mots a été enfin décrétée. Dans cette effroyable bagarre, le mot vieux a péri.
Qui est-ce qui est vieux, sinon les pauvres, les infirmes et les monuments ?
Dans la vie parisienne, ni vieux, ni vieilles, tous jeunes ! Aussi les pamphlétaires peuvent continuer à traîner dans la boue de leurs encriers cet étincelant vocable ; ce fumier l'engraisse et le vivifie.
Il faut donc encore parler des jeunes. Le jeune, c'est un littérateur, un artiste ou un musicien en route.
C'est ici le cas de dire un mot de l'arrivé. L'arrivé est un homme entre deux âges parfois poivre et sel, souventes fois rhumatisant, la plupart du temps décoré. Mais si souriant, si calme dans sa force, si fier de son gousset, si indulgemment dédaigneux de toute concurrence, si certaine de son arrivage, que les muscles de sa face, jadis tendus et contournés par la lutte parisienne, se sont galamment redressés, et que malgré le poivre et sel, le rhumatisme et la décoration, il apparaît plus jeune et plus collégien, qu'un étudiant de première année. Si l'arrivé allait à Bullier, il étonnerait les bosquets eux-mêmes par la fraîcheur de sa gaieté triomphante.
Même avec un râtelier, l'arrivé sait sourire. Le jeune est plutôt sinistre.
Surtout le vieux-jeune, l'ancien copain de l'arrivé, le camarade de lutte qui n'a pas eu de chance, le pur-sang qui s'est dérobé à la banquette irlandaise ou qui s'est jeté dans la rivière, celui que les journaux, les librairies et les théâtres ; ont coté à 931, ceux enfin dont on se moque comme de l'an 30 ou de l'an 40, époque où ils étaient déjà jeunes. Le vieux-jeune s'est souvent présenté à l'Académie ; s'il a quelque fortune personnelle ou matrimoniale ; il débine au contraire l'Académie dans les brasseries de Montmartre et les bording-house où fleurit le crédit, s'il est sans le sou sur le dur pavé de la grand'-ville.
Le vieux-jeune a l'éloquence amère, mais romantique, il est préférablement byronien, il a des lignes. D'un geste autoritaire il réfrène les paradoxes des jeunes-mûrs et des jeunes-jeunes.
Les jeunes-mûrs sont assez volontiers profonds. L'obscurité de la pensée ne leur déplaît pas, et leur amertume se voile souvent de la couche épaisse d'un incompréhensible au-delà. Ils bêchent par derrière les vieux-jeunes, mais les respectent : ils sentent qu'ils deviendront vieux-jeunes, à leur tour, et ne veulent pas saccager davantage l'héritage fatal de jeunesse endurcie, qui doit bientôt leur revenir. D'ailleurs, quelques-uns d'entre eux, appelés secrètement dans le sanctuaire de la Destinée, sont transformés par la rapide Renommée en gens arrivés ; cet événement, tout en frappant douloureusement le cœur des compagnons envieux, leur fait se dire in petto : Moi qui ai beaucoup plus de talent que X…, j'aurai mon tour.
Ils espèrent. D'aucuns se résignent, et abandonnant l'ingrate carrière de la jeunesse, décident à être consuls. Plusieurs se font photographes on en a vu sombrer dans la folie, et d'autres dans la bureaucratie.
Leur amertume, moins lyrique que celle des vieux-jeunes, est souvent plus spirituelle ; ils ont des mots surtout quand il s'agit de leurs camarades de promotion qui sont devenus célèbres. Généralement ils ont une allure satanique, un rictus à la Henri Heine, ou une dédaigneuse allure à la Baudelaire. Il ne leur déplaît pas d'être profonds on ne sait pas à quel point la culture de l'obscur au-delà donne de profondeur à la pensée de ces jeunes-mûrs.
Dans un autre chapitre, je parlerai des jeunes-jeunes, de ceux dont l'âge cadre avec le titre ; mais il était absolument nécessaire de dire un mot de cette colossale armée de jeunes-vieux et de jeunes-mûrs qui resteront toujours dans l'antichambre du succès, au fond des chapelles spéciales du quartier Latin ou de Montmartre.
Le grand public lui ne connaît que les gens arrivés il s'enquiert peu de la cuisine préparatoire, et goûte l'œuvre ; parfois il la déclare trop salée, ou trop fade, trop empâtée ou trop limpide, mais il l'avale d'après une loi qu'un Newton esthétique pourrait formuler ainsi : Le public achète un livre en raison directe du carré du nom de l'auteur, et en raison du cube de son ancienneté. La Fontaine est plus vendu et lu que Musset, et Musset plus que Zola.
Pendant ce temps l'armée des jeunes attend qu'il se produise des vacances ; or, les vacances ne se produisent guère ; l'armée des jeunes-vieux et des jeunes-mûrs en piétine de rage, surtout lorsqu'un jeune-jeune, avec l'agilité que comportent son âge vrai et l'audace de ses vingt ans, grimpe rapidement les échelons hiérarchiques, et s'empare d'une renommée artistique dès longtemps convoitée.
Il me souvient qu’à l’apparition de la Chanson des gueux de Jean Richepin, un jeune-mûr, effrayé du tapage de cette œuvre à succès d’un jeune-jeune, déclara qu’il fallait absolument barrer le passage, et ajoutait cette parole, qui éclaire d’un jour tout nouveau l’art de parvenir : « Comment ? voilà un garçon qui prendrait, sans dire gare, la place poétique dûe à notre ami X… qui attend depuis dix ans ! »
Dix ans de jeunesse pour être nommé jeune ! l’ancienneté dans la jeunesse ! Les droits acquis dans l’armée de l’attente ! la loi des écoles ! tout cela passant sous la jambe d’un inconnu de la veille, qui n’avait comme états de services campagnes et blessures que deux ans tout au plus de vache enragée. Que voulait cet aspirant-jeune, qui, d’un seul coup démolissait les règles de l’avancement ?
Bref, ce fut ainsi dit, et je le consigne pour apprendre aux jeunes-jeunes combien leur audace est mal vue dans le clan des vieux-jeunes.
Voici du reste à peu près comment, d’après ces jurisconsultes, on devrait arriver jeune à l’ancienneté.
De vingt à vingt-cinq ans, envoyer des vers à Victor Hugo, qui répond toujours, montrer l'autographe à ses amis ; ou bien, concourir pour le prix de l'Académie, qui répond rarement, faire des visites plaintives à des hommes arrivés. Déjeuner, si c'est possible, chez un personnage du journalisme, de la littérature, du théâtre, qui un beau jour vous sacrera aspirant-jeune par ces mots de présentation : Vous verrez, on parlera de ce gaillard-là ! Vers vingt-cinq ans, il est l'heure de renier un peu ses protecteurs, pour essayer de l'indépendance envers ces gens arrivés, mal vus et mal notés dans l'armée des jeunes.
De vingt-cinq à trente ans, lâcher définitivement les arrivés pour caresser les vieux-jeunes, afin de sortir du rôle d'amateurs.
(N.B. L'amateur est la bête noire des jeunes de tout âge.) Cette période de noviciat est très dure, les vieux-jeunes étant sinistrement coriaces et peu accueillants ; ne pas se laisser effrayer par leurs sourires morbides, et ne pas oublier de donner à leurs cheveux blancs du « cher maître » à bouche que veux-tu. Un homme très arrivé peut être, sans inconvénient, appelé « monsieur » jamais un vieux-jeune car le vieux-jeune est entré dans, la maîtrise. Et puis cet homme, qui n'a ni gloire ni argent, souvent pas de brossé à habit, est respectable c'est un ancêtre, une façon d'Homère de la jeunesse, et le jeune de vingt-cinq à trente ans, qui désire se lancer dans cette aride et peu lucrative carrière, doit à son aîné, atteint de longévité, des marques évidentes de gratitude pour avoir su élargir jusqu'au milieu même de la sénilité caduque les bornes jadis étroites du noble métier de « jeune ». Cher maître !
Ne pas trop se risquer avec les jeunes-mûrs qui pressentent un concurrent avide ; dissimuler son ambition ou faire semblant, de s'ignorer soi-même ; dès lors saluer les jeunes-mûrs d'une façon hypocritement camarade car il faut être politique à prévision, et savoir d'avance que beaucoup de ces jeunes mûrs seront plus tard des vieux-jeunes, pleins d'autorité à Montparnasse et parfois au café de Madrid.
Une froideur polie, de la discrétion ; si, l'on est riche, quelques prêts adroits ; si l’on est pauvre, fournir des mots et traits d'esprit surtout ne jamais revendiquer la paternité des choses que l'on vous dérobe. Ne pas oublier que, souvent, le jeune-mûr est à la fois plagiaire et susceptible.
Parler négligemment et avec insistance d'oncles à héritage, apoplectiques ou catarrheux, que l'on possède dans le midi de la France, et dès lors crier très haut qu'on a l'intention formelle de fonder, après le décès de ces êtres fantastiques, une Revue ou un Journal de jeunes, et ajouter avec une certaine emphase que l’on paierait les poésies à tant la ligne !
Le jeune-mûr a un attrait particulier et bien naturel, mon Dieu ! pour la copie payée.
De trente à quarante ans, se donner les allures de jeune-mûr : être spirituel, si c'est possible, déjeuner en ville, dîner de même ; ménager toutes les chèvres et tous les choux du boulevard ; guetter le monsieur de province qui vient à Paris pour être éditeur ou pour fonder une gazette ; commencer en public l'éreintement progressif des plus jeunes, des plus faibles que soi, et discrètement, à huis clos, entamer le débinage des grands journaux, des directeurs de théâtre, des libraires repus, ventrus et indélicats ; peu travailler de la plume, mais beaucoup parler du chef-d'œuvre en train : « Ceci ou cela que je fais n'est rien ! vous verrez quand paraîtra mon Apocalypse ou mon gigantesque Ramayana ! » On ajoute « C'est une synthèse. »
Persuader les femmes est un point capital c'est ici que l’au-delà entre en scène. Une nuance de mystification hystérique ne saurait être méséante : l'au-delà consiste à envelopper ses pensées les plus ordinaires d'une brume épaisse qui les irise et leur donne une fantastique et céleste apparence.
De quarante à cinquante ans continuer à mûrir sa jeunesse. C'est la période du rictus amer et dédaigneux ! On peut aussi être un inconsolé. Il est meilleur d'inventer une école, pour se créer un entourage de jeunes-jeunes que l'on morigène ; ou bien de vivre seul en tête-à-tête avec l'Apocalypse non terminée et l'interminable Ramayana.
Il est permis de parler éloquemment, en homme revenu de tout le fatras poétique des joies de la famille, si l'on s'est marié, ou de renseigner les amis sur l'endroit où se boit la meilleure absinthe, celle de Musset, si l'on est demeuré célibataire.
Parfois il est utile, durant cette période où s'affirme la jeunesse, de s'attendrir sur ses cheveux grisonnants, sous la fatale averse des luttes et des déboires.
Il est excellent de jeter à travers une causerie des morceaux appris par cœur, dans quelque Encyclopédie, et d'aposter un compère qui, au moment de la sortie du jeune de quarante-cinq ans, s'écriera : Dieu qu'il est fort ! Ah ! s'il voulait, mais il ne veut pas !
De cinquante à quatre-vingt-dix ans on est enfin en possession de la jeunesse, on y est établi à demeure : les directeurs de journaux ou de théâtres, de Paris et de l'étranger, les éditeurs français ou belges savent que vous êtes un jeune. Promu ainsi à l'ancienneté, vous tenez une position inattaquable de jeune. L'audacieux folliculaire qui se permettrait de ne pas vous reconnaître tel, serait en proie à la risée universelle. Aussi, tout en travaillant toujours à votre Apocalypse ou à votre Ramayana, ne dédaignez pas d'abuser de votre situation pour présenter à l'Odéon un petit acte, prose ou vers, qui sera salué par l'unanime critique de ces mots approbateurs : « Enfin, on fait quelque chose pour les jeunes ! » Les provinces les plus bretonnes, les départements les plus arriérés apprendront ainsi votre jeunesse.
Votre Apocalypse ou votre Ramayana, toujours inédits, ne peuvent que bénéficier de cette auréole scénique.
Dès lors, n'étant pas arrivé à être un arrivé, du moins, on goûte cette suprême joie d'être arrivé indestructiblement â être jeune. A l’ancienneté !
Combien faut-il de force pour atteindre à cette caducité de la jeunesse ? A combien de fluxions, de poitrine, de fièvres typhoïdes et de choléras qui n'ont point épargné les confrères en jeunesse, a-t-il fallu échapper soi-même pour être dans cet état de béatitude, du haut duquel on peut mépriser les camarades devenus académiciens ou riches, chroniqueurs célèbres ou dramaturges autorisés, et de là en appeler sereinement à la juste postérité, qui incontestablement...
Dans cette position, l'allure sybilline est préférable à toute autre. Le vieux-jeune ne produit plus de l'esprit, chose futile ; il se nourrit et nourrit ses voisins d'axiomes, il est plein de vérités fondamentales. Il est quelque chose de granitique et de marmoréen ! Il consentira peut-être à avoir des pieds d'argile, mais il se sent « statue de Nabuchodonozor » Le voilà JEUNE en bronze ; la mort pourra le jeter à terre en lui coupant les talons du tranchant de sa faux, mais il restera pour la postérité à l'état d'idole immense couchée sur le sol de la jeunesse : Cul-de-jatte sans doute, mais de jatte-éternelle !
A cent ans. – Le jeune est peu fréquent à cet âge car la nature, d'après la statistique, a placé beaucoup trop bas le niveau de la vie moyenne de notre faible et passagère humanité. Quand de hasard un jeune peut atteindre ce cap de la sécularité, il est assuré du respect général : les libraires le saluent, les journaux s'agenouillent et les théâtres eux-mêmes se signent devant lui ; ils mettent de la vénération dans le refus de l'éditer.
Les autres jeunes le jalousent, mais se soumettent à sa critique.
J'ai connu un jeune de cet âge-là, il buvait de l'absinthe vénérablement, rue Saint-Jacques. Son Apocalypse en train, et des fragments de son Ramayana, gonflaient la poche de sa redingote : vrai vêtement de jeune, horriblement râpé.
Avant d'entamer le récit des aventures et tribulations des jeûnes-jeunes de 1875 à 1885, de dire ce qui s'est passé en ces dix années, de jeunesse, il était bon d'indiquer au public qui l'ignore ce que ce qualificatif « jeune » a parfois d'étrange et de funambulesque.
Ceux dont je veux parler n'avaient pas vingt ans au moment de la guerre. Il est temps de fixer l'histoire de leur début au moment où les uns sortent déjà de la foule, sur la route du succès, tandis que les autres entament la seconde période de la jeunesse à l'ancienneté.
Emile Goudeau, « La jeune
littérature », La
Presse, 28 avril 1885, p. 1.
Idéalistes et réalistes
Les cafés se sont substitués à l'agora d'Athènes et au forum romain, comme il appert des longues discussions politiques, des dissertations sur la stratégie, qu'on y peut ouïr, entre deux parties de dominos ou de bézigue ; mais, de plus, ces établissements ont remplacé le jardin d'Académus, où les philosophes promenaient péripathétiquement leurs déductions et inductions, et même le salon de l'hôtel Rambouillet, où le sonnet d'Oronte obtenait les suffrages de Voiture et de Benserade.
Cela est surtout vrai au quartier Latin. Des jeunes hommes qui viennent pour étudier, dans des hôtels garnis peu récréatifs, éprouvent un féroce besoin de camaraderie, et vont en chercher là où on en trouve, c'est-à-dire dans le prolongement de la rue parisienne qu'on appelle un café. Ceux surtout qui rêvent littérature, et qui, débarqués de leurs provinces, ne connaissent personne et ne sauraient à laquelle des cent mille et une portes de Paris frapper, les pauvres troubadours, jetés sur le pavé de la Grand'Ville, s'estiment heureux d'aller rôder autour des quasi célébrités et des demi-gloires que l'on peut rencontrer dans les lieux de réunion ouvert à tous. Le café devient ainsi-une succursale des bureaux de rédaction.
Il y a en effet, toujours devers le boulevard Saint-Michel, un journal littéraire, quelquefois deux, qui donnent le ton. A cette époque reculée, la petite revue chargée des destinées poétiques de la rive gauche, s'appelait la Renaissance ; elle était dirigée par M. Emile Blémont, poète parnassien. M. Catulle Mendès, qui, depuis longtemps, était le chef du groupe, le chef actif du moins, ne reconnaissant qu'à titre de présidents d'honneur M. Leconte de Lisle et M. Théodore de Banville, sous la royale protection de Victor Hugo, souffrait avec peine qu'un modeste lieutenant comme M. Emile Blémont pût tenir une si grande place dans ce quartier Latin, dont il avait été naguère littérairement l'empereur incontesté. Aussi descendit-il prestement des hauteurs de Montmartre pour fonder une publication rivale : la République des lettres, où serait soutenu le bon combat poétique.
Il faut ici ouvrir une parenthèse. Le quartier Latin est jaloux comme une jolie femme ; il n'admet pas qu'on lui fasse la moindre infidélité. Tout artiste qui se déplace et va, soit vers le boulevard, soit vers Montmartre, vieillit de dix ans ipso facto, et passe à l'état d'ancêtre. M. Mendès revenait donc dans de mauvaises conditions malgré le succès relatif remporté par lui au théâtre de Cluny, — ce second Odéon-Français, – avec les Frères d'Armes. D'autre part, ses anciennes troupes parnassiennes étaient bien dispersées : Coppée se faisait rare, il sentait que ses réels succès ne rendaient pas les camarades aussi heureux qu'ils le disaient ; Sully-Prudhomme n'avait jamais beaucoup erré, sur la rive gauche ; Armand Silvestre se confinait, préparant une pièce pour le Vaudeville.
La petite armée parnassienne était diminuée, les nouvelles recrues se montraient indisciplinées ; de plus, avec l'intransigeance de la vingtième année, les néophytes de la poésie accusaient de sénilité les trente-cinq ans de M. Mendès. C’est la loi : on vieillit vite en ce pays d'outre-les-ponts, où chaque octobre jette un millier de conscrits de dix-huit ans, avec un baccalauréat tout fait, en face, d'aînés déjà fatiguées par la lutte. M. Catulle Mendès ne se rebuta point. Il avait encore à cette époque — il a conservé depuis — un remarquable zèle d'apôtre, au profit de la poésie, et en même temps une rudesse de général d'armée, une aptitude réelle au commandement, qui, si elle fait des réfractaires, donne en revanche de la solidité aux soldats obéissants.
Seulement les jeunes-jeunes, les aspirants-jeunes prétendaient farouchement à 1’indépendance. Ils criaient qu'à l'époque nouvelle, — et 1870 leur paraissait devoir créer une période neuve, une ère, une hégire, — il fallait des hommes nouveaux, des doctrines nouvelles. Erreur ou non ! les années qui ont succédé ont-elles tenu tout ce que l'on promettait à cette date reculée ? Qu'importe ! Mais alors il en était ainsi. De plus, les susdits jeunes étaient plus ou moins imbus des doctrines naturalistes, ils se disaient plutôt élèves de Balzac que de Victor Hugo, et trouvaient dans le modernisme une meilleure voie à suivre que celle prônée par M. Mendès, qui se proclamait poète historique et légendaire ; avec une grande netteté, il a, du reste, renouvelé cette profession de foi dans ses conférences sur le Parnasse (1884).
« Une force invincible m'attire vers la légende, humaine ou religieuse, inventée ou rénovée, vers la lointaine légende »
Les jeunes poètes que repoussait M. Emile Zola au nom de la prose, et qui ne voulaient pas se soumettre à la théorie romantique, se révoltèrent un beau matin. Car M. Mendès, comme la plupart des Parnassiens, a beau dire : « N'importe où se trouve le talent, nous l'accueillons ! » il n'en est rien, c'est le talent analogue, sinon similaire, qu'ils préconisaient alors. Et j'en ai pour preuve l'immense besoin qu'il éprouvait de régenter, de discipliner, de fonder une véritable Ecole, comme le prouve cette parole de M. Mendès : « Ce qui nous manquait, c'était une ferme discipline, -une ligne de conduite précise et résolue. »
Le jour où fut mis à l'essai ce projet de réglementation, tout craqua. Plus de rois, plus de maîtres ! plus de chefs, plus d'écoles ! crièrent les jeunes.
Qu'on ne croie pas que ces détails sont de purs enfantillages : c'est de la sorte, et pas pour d'autres causes, que commencent les révolutions, grandes ou petites.
Qu'elles aboutissent ensuite, c'est une autre affaire. Aujourd'hui, avec plus de sang-froid et grâce au scepticisme fatal qu'amènent dix années de Paris dans l'âme des plus dévots sectaires, je ne comprends guère plus moi-même les colères épiques, les serments farouches et les projets gigantesques que chaque jour voyait éclore sur un bout de table du café Voltaire ou de la petite brasserie du Sherry-Cobbler. C'étaient généralement les maîtres, ou du moins leurs effigies, sur lesquels des deux parts on se livrait à de barbares exécutions : pendaisons morales, auto-da-fé fictifs.
— Ah ! tu dis du mal du naturalisme, attends ! je vais te déclarer que Victor Hugo est un faux philosophe.
— Victor Hugo un faux philosophe ? et Balzac donc ! répliquait le parnassien, Balzac avec ses théories catholiques !...
— Moi, je suis positiviste et darwinien. J'étudie Littré...
— Littré ! un singe !
— Si vous reniez les maîtres idéalistes, écrivez en prose ; car la poésie vit d'au-delà, disait l'un.
— L'au-delà ! répliquait l'autre, où cela réside-t-il ? Dans l'Inde ? au Moyen-Age ? dans la constellation d'Hercule, ou bien dans les rêves d'un fou ?
— Mais que vous faut-il ?
— Il nous faut donner en nos poèmes la sensation de la vie vécue, et non de la vie rêvée, argumentait un jeune. La poésie existe partout, dans un bec de gaz porte-lumière, dans le bitume du trottoir, dans le crâne d'un bourgeois quelconque ; il s'agit de l'en extraire ; c'est comme l'arsenic dont parlait Raspail et qu'il disait se trouver jusque dans le fauteuil du président des assises. Tout est relatif.
— Mais non, mais non ; il y a une poésie éternelle, éternellement la même, qu'il faut tout simplement formuler en rythmes stricts, en vers solides et éclatants, disait un romantique. Le fond ne change pas, ne vous occupez que de la forme.
— Vous croyez devoir enseigner cette sempiternelle poésie-là, cette religion de l'au-delà poétique ?
—Vous pontifiez, répondait un moderniste exaspéré. Vous pontifiez ! hiérocrates !
— Nous, pontifes, allons donc ! Regardez mieux. Y a-t-il quelque part meilleurs compagnons, plus francs buveurs, plus gais amoureux que nous ?
— C'est précisément ce pourquoi nous gémissons au nom de l'Art : que vous soyez tels à nos côtés, et que, aussitôt que vous saisissez votre lyre, ou que vous donnez le bras à votre muse, votre personnalité disparaisse pour faire place à on ne sait quel héros bizarre, point vivant de la vie réelle, mais simplement et purement littéraire: Avec une frénésie remarquable, on se battait ; et, comme il advient généralement, de la discussion surgissait une obscurité opaque, si bien que l'on finissait par ne plus rien voir dans ce conflit de doctrines encore peu définies. En résumé, c'était le réalisme et l'idéalisme qui étaient aux prises, avec cette nuance que le réaliste avait pour lui, comme argument, le parfait accord entre ses actes et ses paroles, entre sa façon de vivre et sa manière d'écrire des vers : l'homme se sentait sous le poète. Tandis que l'idéaliste ressemblait à ces prédicateurs qui déclarent : « Faites ce que je dis, et non ce que je fais ! »
Lorsque Lamartine chantait l'église du village, ou la sonnerie des cloches dans le soir, on comprenait très bien qu'effectivement, et en réalité, il les avait aimées ; quand Musset écrivait l'Espoir en Dieu, il y avait sous chaque vers un élan éperdu vers la croyance ; tandis que ces thèmes sont devenus une sorte de matière à vers français entre les mains des derniers romantiques.
Ainsi les jugeait-on. Je le répète, ces appréciations peuvent, à distance, paraître singulièrement exagérées ; mais la jeunesse est intransigeante : c'est là son vice et aussi sa vertu.
Dans le petit journal la Renaissance, M. Jean Richepin, entama la lutte par un article intitulé les Vieux Ratés ; au sujet duquel un spirituel parnassien qui avait trente ans au plus, s'écria : Raté, je ne dis pas... mais vieux ?
C'est quand on a trente ans soi-même, que l'on comprend ce cri du cœur.
Entre temps, M. Mendès fondait la République des lettres, revue mensuelle. Pour rallier les volontés éparpillées, il écrivit sur la première page ces lignes conciliantes : « La Revue poursuit le but de grouper, autour des personnalités illustres qui ont bien voulu lui assurer leur collaboration, les talents nouveaux déjà célèbres, et les talents encore inconnus. La communauté de travaux n'exigera pas des collaborateurs une entière conformité de tendances. Pour donner à l'ensemble de leurs œuvres un noble caractère d'unité, il suffira qu'ils aient entre eux ces points de communion : l'amour et le respect de leur art. »
Le projet était beau, et devait, à la longue, réussir. Il est clair que le public a le droit d'être fort étonné en voyant des poètes se disputer âprement le champ de plus en plus restreint, où leur permet d'évoluer l'envahissante prose. Mais, ô public ! même pour la possession d'une place de conseiller municipal on se bat, pourquoi ne s'égorgerait-on pas pour la défense des rêves et des rythmes qui seuls peuvent vous octroyer ce merveilleux brevet de poète si grand à la fois et si comique dans une société positive de boursiers et de politiciens.
Un soir de 1875, sous les galeries de l'Odéon, trois jeunes gens se jurèrent de réformer la littérature et de conquérir la poésie contemporaine. Il s'agissait d'infuser de la vie brûlante, de donner du sang et des nerfs à la poésie parnassienne, si roide en ses vêtements hiératiques. Au lieu de rester, comme, les devanciers de 1860, à l'état de parfaits ouvriers, dont l'impeccable talent manque d'humanité, dont la main ne tremble pas assez en clouant les rêves à coups de rimes dans la châsse des sonnets et des sextines, il fallait redevenir vivants. Les vivants ! tel fut le nom que se donnèrent ces trois conjurés : Jean Richepin, Paul Bourget et Maurice Bouclier.
Je ne connaissais encore les poètes que de vue. Une incroyable timidité me retenait devant ce titre plus glorieux que celui d'empereur : les poètes ! Je les suivais de loin. Je buvais, solitairement ; dans leurs, cafés ou brasseries, et je frémissais, naïf, quand Catulle Mendès entrait au Voltaire, suivi de Léon Dierx, d'Albert Mérat, de Léon Valade et d'autres encore ; ou bien quand, au Sherry-Gobbler, assis devant un bock, paisible, j'entrevoyais la tête à la Caraccalla de Jean Richepin, la barbe rousse de Maurice Bouchor ou, la douce et aimable figure de Paul Bourget. Je fis leur connaissance d'une façon bizarre. Précisément dans un des derniers numéros de la Renaissance. — Ce fut le premier journal que je vis mourir ! Combien depuis !! — Je lus la petite note suivante : « Les poètes qui voudraient s'entendre pour fonder une revue ou journal, doivent s'adresser à M. M... T..., rue L..,, vendredi à huit heures du soir. » .
Je me rendis à cet appel.
EMILE GOUDEAU
Anonyme, « Une nouvelle pièce
de M. Richepin », Le
Matin, 27 avril 1885, p. 2.
Le Figaro publie la nouvelle suivante
M. Richepin n'a pas perdu son temps depuis qu'il s'est remis sérieusement au travail ; il a écrit un drame en trois actes, en vers, qu'il va présenter cette semaine à la Comédie-Française.
Dimanche dernier, l'auteur a lu sa pièce à M. Coquelin ainé. Coquelin major ne l'a pas dissuadé au contraire de demander une lecture au comité.
Henri Séna, « Un revenant »,
Le Gagne-Petit, 30
avril 1885, p. 3.
J’ai lu comme tout le monde dans les journaux d'hier une petite note qui m'a frappé pour plusieurs raisons. II y était dit que M. Jean Richepin était rentré à Paris avec un drame en trois actes et en vers dans sa poche, et que M. Coquelin, après avoir entendu l'ouvrage, n’avait pas dissuadé l’auteur de le présenter au Théâtre-Français. Loin de là, même, l’éminent comédien y avait engagé le poète.
C’est donc aujourd'hui un fait acquis. Nul écrivain, s’il n’est pas un des maîtres consacrés par trente années de succès, ne peut aborder un théâtre sans l’assentiment et le secours d’un acteur célèbre. Cette protection est assurément des plus honorables, mais je ne sais pas si le résultat est bien avantageux pour l'art dramatique. C’est une mode qui tend à substituer un rôle à une œuvre, car, en général, le comédien cherche plutôt une belle création pour sa personne qu’une belle pièce pour le public. Je n’ai pas trop le courage de l’en blâmer : il est homme et par conséquent égoïste. Cependant, si nous n’y prenons garde, cette manie actuelle des artistes achèvera de dégoûter du théâtre les derniers gens de lettres qui en ont gardé la passion.
***
Mais je crois qu’on est communément d’accord sur cette question, de sorte qu’elle reste sans faire un pas. Il vaut donc mieux n'y pas insister. Aussi bien la note dont je parlais nous annonce le retour de M. Jean Richepin parmi les hommes, et il n’est pas de figure plus typique.
Octave Feuillet, qui a écrit un drame admirable appelé Dalila, pour montrer combien étaient nuisibles aux inspirés la vie irrégulière, les secousses du cœur et la course aux aventures, serait bien surpris en analysant l’existence du chantre des Blasphèmes. Toutes les productions de M. Jean Richepin en effet coïncident avec une tempête qui l’emporte à mille folies et qui le ramène avec un manuscrit nouveau, plein de pensées vigoureuses, hautaines et durables.
La chronique s’est beaucoup occupée, dans ces temps derniers, de ses amours, de ses voyages et de ses extravagances.
Il a eu sa légende forgée par avance, et on l’a représenté dans le costume de Jean-Baptiste levant ses bras amaigris vers le ciel au milieu d’un désert africain. La vérité, c’est qu’à cette époque il buvait du vin d’Argenteuil sous les pampres d’un chalet meublé, vers Rois-Colombes ou Chaton ; mais ce sont précisément ces alibis romanesques qui enthousiasment la curiosité publique. Jean Richepin venait d’ailleurs d’accaparer l’attention de Paris par sa liaison orageuse avec une femme dont les actes ne passent point inaperçus, et il avait donné à la Porte Saint-Martin un Nana-Sahib d'envergure superbe et une traduction de Macbeth qui nous faisait toucher l’âme vivante de Shakespeare.
Il serait permis de remonter plus haut dans sa carrière, et l’on retrouverait toujours ce même besoin de tumulte et d'intrigues ardentes correspondant à l'enfantement d’un travail littéraire. Ceci ne veut point dire que la thèse d’Octave Feuillet est fausse ; je la considère comme très juste et très morale ; seulement, Richepin est une physionomie exceptionnelle et curieuse.
Depuis qu’il fit paraître la Chanson des gueux jusqu’à aujourd’hui, il n’a eu qu’une période tranquille, c’est celle où son talent s’est presque endormi : il ne publia guère que son roman de la Glu, qui n’est pas de première qualité dans son bagage. Mais voici qu’il porte ce roman à la scène et qu’il rencontre Mme Sarah Bernhardt. Adieu le repos, les belles envolées recommencent. Le drame de la Glu était d'une inoubliable fierté, puis vinrent d’autres œuvres, celles que je citais et qui ne sont pas moins belles.
La fièvre intime de l’homme enivrait le poète et aidait à l’éclosion de ses ouvrages, comme son amitié pour incomparable tragédienne aidait à leur mise au jour.
Pendant quelques mois, il s'est éclipsé et n'a point employé ses droits d’auteur à bâtir des monastères dans les solitudes, ainsi qu’on le prétendait à tort. Il a tout bonnement loué une villa aux environs de Paris, et, ayant en lui l’élan que lui avait mis au cœur la bourrasque récente, il a écrit deux pièces, soit un total de sept ou huit actes, ce qui est une noble manière d’occuper son loisir sentimental.
Henri Séna.
Mai↑
Emile Goudeau, « La jeune
littérature », La
Presse, 5 mai 1885, p. 1.
Sic vos non vobis !...
Au cours de ma recherche forcenée d'un Messie pour la jeune littérature, je croyais en Adelphe Froger. La nature de l'homme est ainsi faite que l'athée le plus extravagant conserve en son tréfond quelque étrange superstition qui contrecarre l'ensemble de ses négations, par une affirmation audacieuse.
– Oui, disais-je à Paul Bourget, oui ! Adelphe Froger est avec nous dès que sa majorité aura lui sur l'horizon des dates, on verra éclore une hégire pour la jeune poésie.
Et nous allions le soir au Sherry-Cobbler. Sûr de la fondation d'une revue, où j'aurai le rang de secrétaire, je m'abandonnais à la confiance. Je commençais à prendre des attitudes. J'osais parler aux poètes, pour les prier de devenir les collaborateurs de cette future entreprise destinée à renverser Buloz et à étonner les vieilles gloires académiques.
Je me mis à parler à Jean Richepin, à Maurice Bouchor, à Maurice Rollinat, et même à Catulle Mendès, comme si je n'avais pas été timide. J'osais aborder le redoutable Sapeck, et me laissais aller à tutoyer Georges Lefebvre qui était alors directeur du fameux théâtre Taitbout, et –néanmoins ! – tenait un succès avec la Cruche cassée et Céline Chaumont.
Adelphe Froger se montrait parfait compagnon. Dans cette petite brasserie du Sherry Cobbler, il apparaissait comme une providence au petit pied. Avoir à peine vingt ans, et mettre à la disposition des poètes un capital, semblait tellement extraordinaire que le blond jeune homme semblait auréolé de lumière.
C'est ici le cas de devenir – pour un instant – un profond physiologiste, un éminent anthropologue. Le blond a l'horreur du brun : c'est un fait. Le brun, lui, va son petit bonhomme de chemin, sans trop se soucier de la couleur des cheveux de ses contemporains. Pas le blond Lui, il abhorre l'homme aux poils noirs. C'est ainsi.
Malheureusement, nul Littré, nul Claude Bernard, nul Dumontpallier n'a songé à formuler la loi : le brun repousse le blond.
C'est dommage, vraiment ; car on saurait d'avance quelles sont les affinités cachées qui attirent les gens, sur quelles sympathies on doit compter, contre quelles antipathies on doit se mettre en garde.
Adelphe Froger était blond. Il se mit à cordialement détester Jean Richepin le brun ; et moi-même, tout en me considérant comme un bon camarade, il ne me tint pas longtemps en haute estime. II supportait Rollinat, qui est de couleur indécise, Bourget, le châtain, et Bouchor, l'homme roux ; mais son admiration sans borne alla tout droit à Catulle Mendès, qui a poussé l'art d'être blond jusqu'au génie. Dès lors, Adelphe Froger louvoya vers Catulle Mendès par cette raison que, si les extrêmes se touchent parfois, ils se repoussent ensuite, et que les analogues seuls peuvent se souder indissolublement.
Un soir, tandis que je parlais à Paul Bourget de la future revue, j'appris d'un tiers que, dès le lendemain, Adelphe Froger, enfin majeur, devenait co-rédacteur en chef de la République des lettres.
Le journal, ainsi subventionné, désertait le Quartier-Latin, fuyait la rive gauche, et s’en allait dans la rue de Châteaudun, où M. Richard Lesclide, depuis devenu secrétaire intime de Victor Hugo, possédait une boutique de librairie.
Funeste sort ! pas si funeste !! Adelphe Froger promit à ses amis et camarades de leur donner leurs grandes entrées dans cette République des Lettres : Richepin, Rollinat, Germain Nouveau, Maurice Bouchor et autres, nous devions en être. La France poétique était sauvée !
Ce fut une belle période d'enthousiasme.
Néanmoins, le soir où la chose fut décidée, je trouvai l'aventure amère. Avoir rêvé d'être secrétaire… pensez donc ! J'en fis part aux camarades réunis au Sherry-Cobbler ; et nous nous mîmes à maudire Catulle Mendès à la fois et Adelphe Froger. Ah ! la patrie brune vendue aux blonds !
Ah ! nous ne savions pas encore ce qui allait arriver. On nous prouva que le plus parfait éclectisme régnait en cette Revue ; que tous les talents, généralement quelconques, pourvu qu'ils fussent talents, seraient acceptés. C'était ce pourvu qu’ils fussent talents ! dont on devait se méfier ; mais, comment douter ? M. Catulle Mendès, accompagné de M. Adelphe Froger, étaient allés trouver Emile Zola, un brun pourtant, au moment où le Bien Public, journal de feu Ménier, suspendait la publication de l’Assommoir. La République des Lettres, renouvelée, vraie république très ouverte, allait quérir cet abandonné chef-d'œuvre.
On publierait l'Assommoir dans la Revue ! Le naturalisme faisait son entrée au milieu des romantiques et des parnassiens qu'il avait cruellement conspués. Quelle plus merveilleuse preuve d'éclectisme pouvait-on donner ?
Tout le monde respira. Les poumons bruns se dilatèrent.
Quel beau rêve ! un terrain neutre où se rencontreraient toutes les écoles et toutes les non-écoles littéraires, un coin où l'on serait soi, sans vouloir obliger le voisin à prendre de vous vos tics nerveux, vos aberrations, vos haines ou vos amours ; du villemessantisme poétique à la bonne heure. Quelle largeur d'idées Songez que deux poètes blonds allaient enfin accomplir ce miracle !
On pleura de tendresse, on exultait de joie ; on alla casser deux ou trois pianos, dans des brasseries, à force de jouer la Vague de Métra, et le Beau Danube bleu. Si quelqu'un s'était permis de ne pas appeler Catulle Mendès et Adelphe Froger les pères de la littérature, on l'aurait lynché vivement, on l'aurait pendu haut et court au plus prochain bec de gaz, en récitant solennellement des vers modernistes. La seule personne qui gémissait en cette occurrence, c'était Joséphine.
Ah pauvre Joséphine ! si belle, charmante et spirituelle ! Elle vivotait, patronne du Sherry-Cobbler, brasserie très fantastique, je vous jure L'éditeur de la République des Lettres était son voisin, un porte à porte. Les premiers clients, les vrais, les gommeux avaient été peu à peu évincés par l'invasion des exubérants poètes, et les discussions sur les deux ou trois césures, l'emploi facultatif de l'apostrophe, la rime pour les oreilles seulement et pas pour les yeux, et une multitude d'autres mécaniques mécanisantes.
Les poètes devinrent vite les uniques clients de la brasserie. Ils payaient peu, c'est vrai, mais si gais, chantant de si belles chansons. `
Vigni, vignonslevin,
La voilà, la jolie vigne au vin,
La voilà, la jolie vigne !
Eh donc ! Tous, ils allaient partir, là-bas, rue de Châteaudun, au diable !! Pauvre belle Joséphine !
Mais il n'en fut rien. Dès que la République des Lettres eût emménagé rive droite, et qu'on eût commencé à publier l’Assommoir, la guerre se ralluma dans le clan des poètes, qui se disputent hélas ! pour le partage d'un brouillard du Mississipi, tout pareil à celui que Law offrait aux gogos du dix-huitième siècle.
Entre temps, Maurice Bouchor, Jean Richepin et Paul Bourget publiaient des volumes de vers, auxquels le public lettré faisait un franc accueil de bon augure.
Ça rétablissait l'équilibre.
Maurice Bouchor, jeune, pimpant et fier de ses dix-huit ans, Jean Richepin, âpre et rude, Paul Bourget, moderniste tendre, cherchant le long des balcons ouvragés et parmi les allées du Bois de Boulogne, l'antique amour et l'éternel féminin.
Emile Goudeau.
Emile Goudeau, « La jeune
littérature », La
Presse, 12 mai 1885, p. 1.
La Chanson des Gueux
Pour ceux qui avaient encore dans l'œil la lueur des incendies de la Commune, la Chanson des Gueux, de Jean Richepin, éditée enfin par Dreyfous, apparut vite comme le chant du Coq rouge, qui se serait subitement réveillé dans les broussailles, enchevêtrées sur les ruines des Tuileries et du palais de la Cour des comptes
Ouvrez la porte
Aux petiotsqui ont bien froid,
Les petiots claquent des dents.
Ohé! ils vous écoutent !
S'il fait chaud là-dedans,
Bonnes gens,
Il fait froid sur la route...
Ouvrez la porte
Aux petiots qui ont bien faim.
Les petiots claquent des dents.
Ohé ! il faut qu'ils entrent !
Vous mangez là-dedans,
Bonnes gens,
Eux n'ont rien dans le ventre.
Ouvrez la porte . .
Aux petiots qui ont sommeil,
Les petiots claquent des dents..
Ohé ! leur faut la grange !
Vous dormez là-dedans,
Bonnes gens,
Eux, les yeux leur démangent.
Ouvrez la porte
Aux petiots qu'ont un briquet.
Les petiots grincent des dents.
Ohé ! les durs d'oreilles ! Nous verrons là-dedans,
Bonnes gens, Si le feu vous réveille.
Pour caractériser cette poésie haute en couleur, le surnom choisi par Maurice Bouchor : les Vivants, ne semblait pas devoir suffire, Jean Richepin inventa le brutalisme : Non plus seulement la vie en poésie, mais la violence. A la place du chant doucement modulé des derniers enfants de chœurs qui servaient la messe romantique, les cris de la place publique, les refrains désordonnés de la horde des gueux : gueux des champs et grands chemins, gueux des villes et des hôtels garnis (plus ou moins garnis), gueux populaires et gueux poétiques.
Venez à moi, claquepatins,
Loqueteux, joueurs de musettes,
Clampins, loupeurs, voyous, catins,
Et marmousets et marmousettes,
Tas de traîne-cul-les housettes.
Race d'indépendants fougueux !
Je suis du pays dont vous êtes :
Le poète est le Roi des Gueux.
Laissant le clan bourgeois pour la pure bohème, le poète Jean Richepin se sacrait Roi des Truands. Il portait alors comme marque distinctive de cette dignité étrange, un bracelet porte-bonheur au poignet gauche, pour couronne il se coiffait d'un chapeau de forme spéciale. Ce fut même, entre le pauvre André Gill, et Jean Riche pin, une lutte épique, une pacifique querelle à qui dénicherait, chez les divers chapeliers de Paris, le plus bizarre couvre-chef. Tantôt Gill avait l'avantage ; mais souvent Richepin l'emportait. L'illustre Sapeck jugeait en dernier ressort, et offrait la palme au vainqueur.
Ce n'était donc un point funèbre poète que Jean Richepin. La philosophie de ses gueux brutalistes n'apparaît pas toujours aussi féroce que celle des petiots armés du briquet. Non. Ils sont plutôt railleurs, donnant l'exemple de la belle humeur : ainsi celui qui chante, en regardant travailler les paysans qui s'échinent.
Qui qu'est gueux ?
C'est-il nous
Ou ben ceux
Qu'a des sous ?
Quel travail à grand orchestre !
C'est pas fait pour les envier.
Ça va depuis 1' premier d'janvier
Jusqu'au soir de Saint-Sylvestre.
Ce spectateur finaud conclut :
Allez, allez dans la terre,
J'tez vot'blé ! Mais quel guignon !
Faudra m'couper mon quignon
Dans vot' pain d'propriétaire.
Qui qu'est gueux ?
C’est-il nous
Ou ben ceux
Qu'a des sous.
C'est surtout dans la pièce intitulée : les Oiseaux de passage, que se montre le pur ; dédain des gueux, libres et fiers de leurs soucis, envers les oiseaux de basse-cour, dont la vie platement heureuse n'est pas faite pour séduire les aventureux oiseaux de passage.
Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir il faut voir
Cette jeune oie en pleurs : « C'est là que je suis née,
Je meurs près de ma mère et j'ai fait mon devoir. »
Seulement la Société, représentée par les juges de la police correctionnelle, se vengea cruellement du poète : un mois de prison pour attentat aux mœurs, privation des droits civils et politiques, etc. Ah ! tu es roi des gueux, attend ! tu ne seras jamais, là, jamais de la vie, conseiller municipal.
Le poète des gueux fit son mois de prison à Sainvers les fortificationste-Pélagie. Le soir de la sortie, des étudiants enthousiastes, le portèrent en triomphe au bal Bullier. André Gill ; qui, lui, n'avait jamais été porté en triomphe, se contenta de déclamer avec cet accent inimitable, où l'on ne savait démêler si le dessinateur se moquait de ses auditeurs ou bien parlait sérieusement : Moi ! si j’entrais dans Paris sur un cheval blanc, on me nommerait empereur !
La Chanson des Gueux avait été poursuivie et condamnée pour deux ou trois pièces, dans lesquelles le poète abordait carrément certaines réalités dont, tous les jours, il est parlé dans les faits divers, et le compte rendu des tribunaux d'une multitude de journaux.
Mais, chut ! la thèse n’est pas ici en son lieu ; en cette occurrence, je m'en réfère plutôt à la sagesse de Jean Richepin ; dans la préface de la dernière édition, il écrit :
« Pour ce qui touche à la justice, tu me permettras (ami lecteur), d'imiter le bon soldat qui, au dire de M. Scribe, doit souffrir et se taire sans murmure. »
Seulement, il s'insurge avec raison contre le procédé peu confraternel du journal qui l'avait dénoncé au parquet. Ce journal, c'était — le croirait-on ? — le Charivari. Au nom de quelle esthétique, de quelles lois morales, de quelle religion particulière, de quelle divinité ou de quelle pagode, ce prédicateur, inattendu fulminait-il l'anathème contre un poète ? C'est un mystère. Une des critiques les plus bizarres qui fut alors adressée à Richepin, c'était d'avoir employé des apostrophes comme suit :
Avoir l'air d'un mâl' v'ià c'quej'gobe.
Mince querelle ! Il faisait parler ses personnages comme il les avait entendus chanter, avec des hiatus et de l'argot. Il y a des gueux qui ne savent pas l'orthographe ; et dans ce livre complexe chacun devait avoir sa place. En revanche, écoutez comme Jean Richepin change de ton lorsqu'il s'adresse au poète, roi des espaces lumineux.
Que tes cheveux soient une queue
De comète, et royalement
Ouvre au vent ta bannière bleue
Découpée en plein firmament.
Monte plus haut, comme un grand aigle
, Plus haut toujours, comme un condor ;
Monte sans frein, sans loi, sans règle,
Et perds-toi dans le couchant d'or.
Et vogue enfin à pleines voiles.
Loin du monde, loin de céans ;
Que tes larmes soient des étoiles,
Et tes sueurs des océans.
Et là-haut, dans le libre espace,
Sur ton corps glorieux et beau,
Si tu vois qu'il reste une trace
De la bataille ou du tréteau.
Sur ton front si tu vois encore
De la boue et du sang vermeil,
Débarbouille-toi dans l'aurore
Et sèche-toi dans le soleil.
Afin de se sécher dans du soleil, on allait alors en Orient. L'Orient, avec une gracieuseté dont nous ne saurions trop lui savoir gré, se sentant trop loin des poètes parisiens, trop loin, là-bas, vers l'Asie-Mineure et les Archipels, s'était transporté rue Monsieur-le-Prince, sous la forme d'un restaurant turco-grec. On y venait déjeuner de sisquebah, manger des gâteaux bizarres et des confitures de roses envoyées de Smyrne ; on y buvait du raki et du zwicka. Il y avait deux palrons, l'un grave, servant le café turc avec une majesté ottomane, l'autre vif et pétulant, portant toujours caché dans sa longue manche un long stylet que nous appelions le kandjar du palikare. Ohé ! roi des montagnes !
C'est de là que partit un soir pour ne plus revenir, un jeune Valaque, qui faisait parfois des vers. Ce suicide fut perpétré d'une façon extrêmement digne, avec un parfait dandysme. D..., revêtu d'habits neufs, des bouquets plein les mains, se présenta à la caisse, et, gracieux, orna de fleurs le comptoir et le corsage de la caissière. Puis, s'adressant à un étudiant en médecine, il lui dit nonchalamment : Mon cher, j'ai fait le pari que la petite pointe du cœur se trouve ici entre ces deux côtes. Et il désignait un point sur son gilet collant.
— Pas du tout, reprit l'autre, c'est plus bas. Là !
— J'ai donc perdu. se contenta de répondre D.
Il fit venir un fiacre et donna l'ordre de le conduire vers l'Arc de Triomphe.
Quand le cocher, arrivé au bout des Champs-Elysées, ouvrit la portière, il ne trouva plus qu'un cadavre sur les coussins. D... s'était tiré un coup de revolver en plein cœur.
Comme on l'emportait, une jeune femme qui était descendue de son coupé remarqua que les bottines du mort n'avaient point servi ; pas un atome de poussière sur les semelles jaunes.
Les gens corrects ou non ne sont pas toujours des gens heureux.
— Encore un verre de racki, monsieur le patron.
Emile Goudeau
Anonyme, « Une indiscrétion »,
Le Matin, 12 mai
1885, p. 2.
Une indiscrétion de l'Événement sur la pièce que M. Jean Richepin doit présenter ces jours-ci au Théâtre Français
« L'œuvre pourrait s'appeler la vieillesse de Scapin ; je ne sais même pas si ce ne sera point là le titre définitif de la comédie : Scapin a gagné du ventre et perdu des cheveux ; il est rangé, propriétaire, bourgeois comme les Gérontes qu'il a jadis bernés, volés, mystifiées, il a une fille pour laquelle il voudrait un parti convenable », c'est-à-dire un gendre laid mais riche, vieux mais titré, si c'est possible.
« L'Agnès naturellement, aime un jeune Léandre qui n'est ni riche ni titré, et celui-ci a pour auxiliaire le domestique de Scapin, qui est un Scapin jeune et joue vis-à-vis de son maître le même rôle que celui-ci a joué jadis auprès de ses maitres.
Scapin vieux se souvient alors de ses anciennes roueries et fourberies et y a recours pour déjouer le complot de Léandre, d'Agnès et de Scapin junior. Comme le veut la logique, Scapin junior roule son maître.
Jennius, « Théâtres », La Liberté, 22 mai 1885,
p.4
Nous recevons la lettre suivante, répondant à celle que M. Pénavaire nous avait prié d’insérer ; ce qui, pour nos lecteurs, doit clore l’incident :
« 5 mai 1885.
» Monsieur,
» Je ne connais en aucune façon les livrets inédits sur lesquels M. Pénavaire a pu travailler. M. Pénavaire ne connaît ma comédie que d’après un titre faux et une analyse inexacte, publiés à mon insu dans les journaux. Dès lors, que signifie sa réclamation ? Que signifie, surtout, la malveillante insinuation dont il l’accompagne ? Il a fait Monseigneur Scapin. J’ai fait Monsieur Scapin. Nous nous sommes rencontrés sur un nom qui ne nous appartient ni à l’un ni à l’autre. Molière seul a le droit de crier au voleur, et je ne pense pas que M. Pénavaire soit le représentant et l’héritier de ce grand homme.
» Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.
» Jean Richepin. »
Juin↑
Pradelle, « Chronique – M. Jean
Richepin », Le Sémaphore
de Marseille, 11 Juin 1885, p. 2.
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I.
Il faut en prendre son parti ; la curiosité publique a fait bascule.
Au XVIIe siècle, la France n’avait d'autre modèle, d'autre culte, d'autre religion que le roi et la cour. Au XVIIIe, l’aristocratie s’avise de s'émanciper de l'adoration royale, et, après elle, la bourgeoisie. Il y a des mœurs, des caractères, des passions, des sujets d’étude, en dehors de la cour. Manon est une fille, mais Des Grieux est chevalier.
Diderot, le premier, ose analyser la ville. Le XIXe siècle, analytique par excellence, en toutes les branches des connaissances humaines, se lance avec une profondeur d’étude incroyable dans l'observation patiente et sincère de l'homme et de la société. Jetant à bas l’ancien absolu, l’ancien ordre, l'ancien respect, avec Michelet, avec Stendhal, avec Balzac, avec Hugo, avec Comte, avec Proudhon, avec Taine, il a recherché la vérité, la nature, la vie, en histoire, en critique philosophique et littéraire, en poésie.
Des classes supérieures, l'esprit critique est descendu, peu à peu, en pleine bourgeoisie, Puis, de degrés en degrés, lentement, comme sans secousse, avec une dégradation scientifique, il est arrivé au peuple, puis à la sainte canaille, a dit Barbier. Nous touchons maintenant à la canaille, pas sainte, à un monde multiple qui a aussi « sa cour et sa ville » et dans lequel M. Jean Richepin a trouvé sa "Chanson des Gueux” (I)
***
D'aucuns se sont gravement scandalisés de voir la poésie s'avancer intrépidement, j'allais dire angéliquement, dans les bas-fonds de l’humanité et se perdre dans les bouges où grouillent la misère et le vice. Je suis moins effarouché.
J'estime que comme l’Histoire, comme la Critique, comme le Roman, comme la Science, la Poésie a son champ naturel partout où il y a de l'air et des hommes. Bien plus infinie, bien plus vaste, bien plus souveraine que les diverses applications du génie humain, il n'est rien, absolument rien, qui échappe à sa merveilleuse puissance d’évocation, à sa souplesse d’idée, à sa profondeur d'analyse et de synthèse. Elle est universelle, et, de toutes 1es facultés de l'âme, c’est celle dont le domaine échappe le mieux à toute circonscription.
Je trouve légitime que la poésie se démocratise, avec nos lois, avec nos mœurs, avec vous-même ; elle entre en plein dans nos joies, dans nos alarmes, dans nos passions, dans nos épouvantes : qu'elle prenne sur le vif l’âme palpitante du prolétariat, ses haines, ses naïvetés et ses vices. Je ne lui demande que de rester toujours elle-même, c'est-à-dire l’harmonie, le rythme, le nombre, la pondération musicale et plastique du fond et de la forme ; car, avant tout, avant la morale, avant la vertu, avant le progrès, la première fonction de la poésie, inéluctable absolue, est de faire de beaux vers.
***
Je ne chercherai donc pas chicane à M. Jean Richepin d’avoir mené la muse dans les rues, aux champs, dans les terrains vaques des banlieues, de lui avoir donné pour compagnons de pâles voyous et de jaunes pierreuses. Je ne me montrerai pas plus délicat que la Muse, qui s'est éprise avec lui de ces déshérités, de ces faméliques, de ces loqueteux, de la grande famille humaine.
La “Chanson des gueux” a été chantée par Maître François Villon, par Mathurin Régnier, par Béranger. De siècle en siècle, le peuple lui-même a grossi cet interminable rosaire de désespérance et de foi, dont les grains marquent les étapes d’ahan de Jacques Bonhomme dans sa marche douloureuse à travers l'humanité. Elle se 1’attache à la complainte, à la lugubre et triste lamentation gît sort du sillon, de la forge, du cabaret, du grand chemin, du ruisseau, et elle remonte en se traînant jusqu’à la Ballade de François Villon. Cette gueuse descend d'une lignée, une lignée de misère qui a son blason : la belle étoile sur champ d'azur ; depuis un temps très éloigné, elle a la crainte de Dieu Monsieur ! et des sergents ; quoique en haillons, quoique humée par la bise et le soleil, et martyrisée par le temps et la vie, elle a toujours la beauté du diable, l’âcre saveur d’un sauvageon.
***
Il va sans dire que les gueux de M. Jean Richepin ne sont pas de sucre candi, ni en carton-pâte.
Le poète est un observateur rigide, pénétrant et sévère ; il voit, il scrute, il sonde les âmes et les choses. A la façon de Gavarni, des de Goncourt, de Félicien Rops. Il étudie ses modèles, il les comprend. Il les sait par cœur, il les aime, n'ayez crainte qu’il farde la réalité ou qu’il triche avec la vérité. Il les pose d'après nature, avec la laideur du vice ou du geste, avec l'Imprévu de l'attitude ou de l’accent il les présente tels quels, et ils vivent, ils parlent, ils geignent avec une intensité d'action si aigue, si patente, si pittoresque, qu’en les voyant, vous diriez que J. Richepin a emprunté à Gavarni, à Grevin, à Rops, aux Goncourt leur objectif, cette critique qui mort comme une eau-forte.
Le poète l’emporte sur l’artiste et sur le romancier par une sympathie contenue, intrinsèque, involontaire, qui se dégage malgré lui, de la froide impersonnalité de son œuvre.
Ces vauriens, ces filles, ces filous, ces mendiantes, ces petits va-nu-pieds, vivent effrontément, leur misérable, leur lamentable existence. Le poète n'a garde de nous les peindre en beau, de plaider les circonstances atténuantes ou de gueuser un siège de député sur leur vermine; il se contente de les mettre devant nous dans leur impitoyable nudité d'âme et de corps, il montre l'os et la moelle ; pas un pli de sa lèvre, ou de sa paupière ne trahit l’émotion, mais elle perce, elle jaillit de l’implacable et impersonnelle mise en scène, et, par le prestige d’une poésie pittoresque, robuste et nerveuse, il arrive à l’émotion, ce but direct ou indirect de tout œuvre d’art.
Je me souviens du vers final des “Oiseaux de passage” ;
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux !
Je le crois bien ; on le serait à moins. On digère mal après avoir entendu cette chanson.
***
On a beaucoup discuté sur la convenance d’un tel sujet et sur l'inconvenance de la forme.
Les journalistes et les critiques ont jeté de hauts cris. La morale publique a apaisé la pudeur de la presse avec un mois de prison. Il y a dix ou douze ans, la morale publique avait besoin de pareils ménagements. Aujourd’hui les juges doivent avoir des remords ; la morale publique en a entendu bien d’autres sans piailler, et nos mœurs ne sont certes pas pires.
Nous n'avons à nous occuper ici que du goût, c'est le seul tribunal dont soit justiciable la “Chanson des gueux". Nous n'avons pas la bégueulerie facile ; nos âmes, on le sait, ne se blessent pas aussi complaisamment que celle de Tartuffe. « Je hais les mots grossiers, ce n'est pas ma manière ». dit Monna Belcolore. Cette fille est de l'école de Tartuffe. Nous avons plus de tolérance ; nous savons, nous prisons le pouvoir d'un mot mis à sa place, mais, avec la Belcolore de Musset, nous voudrions que M. Jean Richepin, quand il ne lui faut qu'un, n'en dit jamais deux.
Il en dit souvent trois, quatre, dix. Et c'est là que notre goût est choqué. Nous allons nous en expliquer.
J. Pradelle.
Pradelle, « Chronique – M. Jean
Richepin », Le Sémaphore
de Marseille, 13 juin 1885, p. 2.
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II.
Y-a-t-il des sujets convenables ? Peut-on établir une ligne de démarcation entre l’étude permise et l'étude défendue ? Y a-t-il, dans le domaine de la pensée, des fleuves, des mers où le droit de pèche soit interdit ? des bois, des coteaux où la chasse soit gardée ? Le monde extérieur et intérieur n'est-il pas ouvert à tous ? Chacun, suivant ses goûts, son tempérament, sa vocation on son génie, ne peut-il pas, à sa guise, aller à l’aventure et chercher fortune où bon lui semble ? La pensée humaine est-elle esclave ? la parole est-elle enchaînée ?
Cela est inadmissible. Autant vaudrait contraindre l'air qui passe ou bâillonner le son qui fuit.
La même idée est tour à tour victime et bourreau, triomphante et proscrite. La convenance change avec le siècle, le lieu, les circonstances, les mœurs. Où donc sera la règle ? On ne peut on imposer aucune. Toute composition littéraire a le public pour arbitre ; il juge en premier et dernier ressort ; c'est lui qui décrie, non du choix ou de la nature du sujet, mais de la façon dont il a été mis en œuvre.
II n’y a donc pas à s'étonner qu'ayant chanté, les gueux, M. Jean Richepin n'ait pas mis aux poignets les manchettes en dentelles du Grand-siècle, et qu'il ait présenté son monde interlope dans le cadre cynique où il se meut.
D'ailleurs tout n’est pas sec, rebutant et désespéré dans cet enfer de la canaille. De ci, de là, pareilles aux exquises et frêles fleurs que l'on voit s'épanouir dans l’ombre des quartiers louches, à une fenêtre borgne, A un trou de mansarde, jaillit dans la nuit de ces existences lamentables, un éclair, un rayon, une larme, par où ces misérables, ces condamnés, ces parias se rattachent à la grande poésie, celle qui vient des entrailles de l'âme humaine. Cet éclair, ce rayon, cette larme, ce n’est rien, mais qu'il a de prix ce rien ! et qu'il en dit plus que toutes les théories sociales et démocratiques dont on nous assomme ! Il y a dans l’“Odyssée du vagabond”, dans "Achetez mes belles violettes", “Du mouron pour les p'tits oiseaux !”, “Larmes d’arsouille”, “Les Terrains vagues", dans “la Première gelée”, une émotion contenue, une vérité d'accent, une sobriété de mise en scène où filtre ce long pleur des misérables qui, depuis Villon jusqu'à Richepin, se retrouve dans toutes les inspirations de la muse populaire.
C’est là qu’il est vraiment poète, poète jusqu’à la moelle ; c’est là qu'il rencontre de ces bonheurs d'expression, de ces trouvailles de style, de ces tours vraiment gaulois, comme on en trouve dans Lafontaine, Mathurin Régnier et François Villon. Je songe, au vieux vagabond qui “fait plus de pas qu’un roulier”, à l'enfant emmenant ses jeunes frères, loin du toit maternel qui ne peut plus les nourrir, à ce gamin chef de famille :
Car le long du chemin voici qu’ils sont en marche
Et l’enfant de douze ans devient un patriarche.
Je songe à la pauvre femme enceinte, fuyant dans la nuit, dont les mamelles “sont pleines comme des gamelles”, à son “hiver tueur des pauvres gens”, à sa “jeune oie édifiante”, à cette langue de bonne pâte, substantielle, parfumée, savoureuse comme un plat fumant de venaison, et honni soit qui mal y pense ! je salue dans ce faire un renouveau du vieux génie classique.
***
Le mot est dit ; je ne m'en dédis pas. Si moderne, si parisien, si ondoyant que soit le talent de M. Jean Richepin, son esprit a été nourri du suc des maîtres, poètes et prosateurs du XVIIe siècle. Il a reçu une gaillarde éducation normalienne ; il est semblable à ces enfants drus et forts du bon lait qu’ils ont sucé, dont parle Labruyère, et qui battent le sein de leur nourrice.
Son cerveau, rompu à la gymnastique intellectuelle des martres, s'est pénétré de leur belle abondance, de leur discipline, de la musculature aisée et simple de leur style. En se les assimilant, il a pris la netteté, la force, l'ordonnance, cette distribution logique de la pensée dont les anneaux, si polis qu'ils soient, ne se déroulent pas toujours sans monotonie, ni sans quelque sécheresse. On le verra dans les Blasphèmes. Dans la “Chanson des gueux” on ne peut qu'admirer cette langue hardie et toujours française qui dit toujours quelque chose, cette netteté dans l’observation, cette précision originale dans l'Idée, si étrange, si pittoresque, si complexe qu’elle soit.
Son faire classique se révèle surtout dans la partie de son livre intitulée “Les Plantes, les Choses, les Bêtes”, avec une perfection peu commune. Sans doute, l'inspiration est essentiellement particulière à notre temps mais la forme, quoique forte en gueule et très impertinente, reste sobre, harmonieuse, classique en un mot.
Cette belle et rigide discipline de la langue, il l'apportera dans les sujets les plus bas, les plus répugnants, – dans le “vénérable”, par exemple, – et, toujours, il relèvera la vulgarité, la grossièreté ou la bassesse du modèle, par le juste équilibre des lignes. L’application de cet instrument de précision littéraire est admirable dans ses “Gueux de Paris” ; moins dans “Nous autres Gueux”, dont la bohème gamine et fanfaronne ne justifie pas le sous-titre et, en général, dans tout son œuvre.
Dans “Nous autres Gueux”, perce en folles échappées la pose acrobatique qui atteindra des proportions héroïques dans les “Blasphèmes” ; elle s'y essaye en riant, au milieu d'un cénacle où fume et déborde le vin de la jeunesse ; nous la retrouverons fatale et mâchant du fer dans les emportements des “Caresses"; elle éclatera enfin dans toute sa superbe, dans les défis athlétiques des “Blasphèmes”.
Il y a cependant bien de l'humour, une poussée bien gauloise, de larges tranches de pantagruélique gaieté dans ce “Nous autres Gueux”, qui compose la troisième partie de la “Chanson". Il faut lire : "Nos gaietés”, “Chanson des cloches de Baptême", “ ὅ τι ἂν τυχῶ”, “Fleurs de buisson", “Nos revanches”. J'aime moins "Nos tristesses" (A part deux pièces émues dédiées à Adrien Juvigny) et “Nos Gloires”, qui sentent l'apprêt, l'emphase et l’emballement à froid. C'est le tremplin de la bohème en chambre. Voilà beaucoup de larmes pour quelques fringales rentrées !
***
La “Chanson des Gueux” a fait violence à la tradition, non-seulement par le choix du sujet, mais encore et surtout par la crudité des mots. Je ne me plaindrai jamais du milieu quel qu'il soit d’où naîtra la poésie, de la pierre des trottoirs, des cailloux des grands chemins, si l'étincelle en jaillit ; j'ai le droit de me montrer plus difficile, non pas pour la forme, ce n’est pas le cas chez M. de Richepin, mais pour l’emploi du vocable.
Le poète des Gueux a usé à son gré du mot grossier, du mot sale, de l’argot. Pourquoi l'argot dans son livre ? Est-il écrit pour les dilettanti des terrains vagues des carrières et des fours à plâtre ? Alors que ne l’est-il tout entier en langue verte. S’il est écrit pour le grand public, pour le public français, avez une constante et visible préoccupation du bien dire, que signifie l’argot, et cet acharnement à stupéfier le bourgeois à coups de mots sales, de mots grossiers, de mots répugnants ?
J'admets, en un tel sujet, la liberté la plus entière, la plus fantaisiste, la plus débraillée ; le fond emporte la forme. — Vos qualificatifs de barrière, votre vocabulaire fleurdelisé de rouflaquettes, vos coups de gueule ne m'offusquent pas. Ils sont là, à leur place ; le soleil de poésie les illumine, les cuit à point comme l’or du fumier dans les matinées de juin. Tout ce monde vit, parle, chante, souffre, aime et crève, comme il doit. Que ne vous en tenez-vous au mot juste, nécessaire ; au mot propre, si sale, si puant, si pustule qu'il soit ? Je le comprends, je l’admire celui-là, parce qu’il est à sa place ; il est le ton juste, la valeur voulue ; il complète l'idée ou le personnage. Je ne comprends plus, je n'admire plus voire, goinfreriez, votre empifrement, votre pleine eau dans l’égout. A quoi bon ? Vous voulez faire un pied de nez à la tradition, au convenu, au bourgeois ? Soit ; mais dix, mais vingt, mais cent !...
Le tempérament de M. Jean Richepin, net, musculeux, admirablement équilibré par la gymnastique de l'idée et de la forme est doublé d'un artiste extraordinairement amoureux de ce qui brille, de ce qui éclate, de ce qui sonne.
Le penseur, le philosophe, est doué d'une lucidité de vue étrange, d'un sens très profond des choses visibles et invisibles, d'une inaltérable impassibilité ; mais en lui l’artiste, le comédien, le mime, le gymnaste — il y a de tout cela un peu dans l'artiste — s'insurge, se débat, fait tapage. Il rêve de maillots écaillés de constellations aveuglantes, de foules ahuries de le voir fendre l'air comme un météore, de luttes prestigieuses au milieu d’ovations frénétiques ; tel est l’artiste, outrancier, poseur, épater en diable.
Le poète, au contraire, dont l’observation et la pensée composent la force et la mesure, maintient et contient l'artiste autant que faire se peut, et soyez certain que, même dans ses plus grands écarts, ce dernier restera classique. Le poète est un mâle, très souple, très puissant, très calme, un penseur pénétrant et froid. Il suit de l'œil son frère, l’artiste, qui fait du trapèze et de la savate dans les carrefours, sur la place publique, en plein ciel, au plus profond, au plus haut de nous-même, et, toujours attentif, grave, toujours contenu, il ne le perd pas du regard ; il le regarde travailler, prêt à le recevoir dans ses bras d’acier, au moindre vertige, à la moindre faiblesse.
N’attendez de ce mâle aucun alanguissement, aucune rêverie, aucune sentimentalité vague, nébuleuse et affadie. La demi-teinte, la nuance, le clair-obscur de la pensée et de l’expression ne sont pas son fait ; son talent est tout muscle, biceps et tension, quand il rit c'est à la façon des gymnastes, il grimace ; mais la tendresse de ce lutteur est quelque chose de vraiment délicieux et bon à contempler. Il y a dans son émotion à peine visible, la naïveté de l'âme populaire, de la vieille complainte de la chanson du terroir, le sourire trempé de larmes de la mélodie de Darcier, un je ne sais quoi de bonhomme et de vrai qui va à l'âme.
Lisez le “Bouc aux enfants”, le “Premier départ”, le “Grand-père sans enfants”, la “Petite qui tousse”. Vous verrez un jour que de cette note de tendresse jailliront à flots de merveilleuses révélations. Ce vantard, ce batteur d’estrade de Bohême, nous réserve en ce sens plus d'une surprise. Je ne suis pas fâché de l’écrire avant la lettre.
Pradelle, « Chronique – M. Jean
Richepin », Le Sémaphore
de Marseille, 17 juin 1885, p. 2.
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La “Chanson des gueux a-t-elle été écrite avant les “Caresses” ? Bien que la première parue, j’ai tout lieu de croire qu’en réalité elle a été composée après. Au surplus, peu importe, il nous suffit de constater que M. Jean Richepin n’a pas mis le public dans la confidence des épreuves, des essais ou des tâtonnements.
Le poète s’est présenté à lui d’un bloc, armé en guerre comme la Minerve antique, scient et conscient, dans toute la puissance voulue de son être. Il y a dans son faire, net, hardi et nerveux une intrépidité, une crânerie de présentation qui s’impose. Il se jette tout entier dans son œuvre, quelle qu’elle soit, comme un plongeur dans l’eau, sans crier gare, éclaboussant la galerie, avec une prise de possession farouche et brutale.
Le public n’aura rien connu de ses travaux préparatoires, des hésitations, des débuts, des tourments de l’initiation. Il a eu la pudeur ou l’orgueil de son noviciat ; il l’a systématiquement laissé dans l’ombre de la vie privée. Il s’est livré à son heure, dispos, sûr de lui, bien équilibré de corps et d’esprit ; d’un bond, il s’est bravement lancé dans la mêlée
***
Les “Caresses”(2), où sa personnalité semble se mettre à nu, chantent, avec une riche fanfare de cuivre, les allégresses, les raffinements, les rancœurs d’un fragment de la vie passionnelle du siècle, dans cet espace compris entre la fin de l’Empire jusqu’à nos jours.
Les jeunes hommes de 1860, je parle de ceux qui étaient épris d’art, de poésie et de belles envolées — ont tous connu le poids de cette robe de Nessus, tissée de sensualités et de ferments morbides, sous laquelle la pourriture de l’époque a étouffé les âmes d’alors. Une lassitude extrême des ressorts intellectuels, une invitation incessante aux délices de la chair, une vitalité énervée sans issue autre que la femme, et les plus troublantes embûches de la femme, un air ambiant tout chargé d'électricités lascives, qui de nous n’a ressenti les effets de ces amorces troublantes, recoud d'assommoir de cette effrayante tentation ?
La femme, — on peut bien le dire puisque cela était, puisque cela est encore, — a été le meilleur, le plus redoutable agent de la décomposition nationale. Ainsi que le poète, la France du bas Empire a pu lui dire en agonisant : « Ton corps est le tombeau de ma volonté morte. »
M. Jean Richepin a existé à cette époque malsaine ; mais, lui, la nature l’a doué d’une santé réfractaire ; il est sorti de l'antre de Circé avec toute sa vigueur, toute sa volonté, et, pendant que son corps faisait la bête aux pieds de la magicienne, le poète composait un livre de poésie capiteuse, un bréviaire brûlant d’amour sensuel, où page par page, saison par saison, de floréal à nivôse, il notait en vers enflammés les étapes de son odyssée amoureuse.
A vrai dire, le livre des “Caresses”, si bien sonnant, si vécu, si vibrant, est le miroir ardent où se mire la vie passionnelle des artistes, des poètes, des lettrés de ce temps-ci. N’ayons pas de fausse pudeur ; osons l’avouer : les autres poètes, les Coppée, les Soulary, les Parnassiens en bloc, les impressionnistes, les impassibles n’ont pas d’autre idéal, avoué ou inavoué, que la beauté charnelle, que l’invincible alliance de la possession de la femme. Les uns la chantent sur le flageolet, les autres sur le violoncelle, d’autres sur le piano de Chopin, ceux-là sur la flûte mystique ; M. J. Richepin la magnifie à grand orchestre, avec toutes les voix, tous les cris, tous les spasmes, toutes les tempêtes du désir et de la passion. La symphonie renferme les modulations infinies de l’inassouvi moderne. La chair y soupire comme un écolier, y miaule comme une panthère, y rugit comme un lion ; elle pétrarquise, elle ronsardise, elle est macabre comme un rêve de Goya, elle pleure comme Henri Heine ; la vie moderne lui prête ses affinités, ses perversités, son prurit apaisé ; et lui, le poète, le penseur, l’observateur s’abstrayant du patient, déverse cette vivace expansion dans une langue admirable de nombre, de couleur et d'harmonie.
Tout n'est pas également vécu, également senti, dans ce poème de la femme. Il y a des fleurs artificielles, un lyrisme parfois un peu sec, une tension de fond et de forme fatigante à la longue ; on y râle, on s'y crispe, on y écume plus que de raison ; on y travaille un peu pour la galerie ; c’est là le défaut de ce tempérament excessif : l'excès de l’excès, l’outrance de l’outrance. Mais en revanche, quel exquis et délicieux grapillage dans le jardin d’amour ! quelle imagination subtile et voyante ! quelle originalité personnelle et volontaire !
Le côté saignant de cet amour dévoré d’épices, est particulièrement navrant, car il fait toujours souffrir quand on aime la femme, soit par les sens, par le cœur, par l’âme ou par le rêve, et quel que soit l’idéal qu’elle évoque en nous. Ce chant douloureux des “Caresses" est d’une désolante angoisse ; il pleure et crie comme cet inconsolable vent des nuits qu'a chanté Maurice Bouchor. Les pièces : "Sous son joug", “les Somnambules”, “le Dompteur”, “les Crucifiés”, “Sombres plaisirs”, jettent dans l’abîme psychologique de la passion une profondeur de sonde, une acuité de pénétration, qui mettent le poète hors de pair dans l’étude d'un domaine que la critique moderne semblait avoir épuisé.
Chose étrange ! cet amour très matériel, très matérialiste, ne respire aucun pessimisme/ L’amoureux, si martyrisé qu’il ait été, bénit le souvenir de l’idole ; il garde le culte des jours heureux. Le mâle désensorcelé sort de son enchantement sans haine, sans colère ; il se reprend tout entier, conservant une pitié attendrie pour celle qui a été sa joie et son tourment. J’aime cette bonté, qui indique une âme bien trempée.
***
On trouvera dans les “Caresses” toute la gamme chromatique des adorations, des ferveurs, des galanteries musquées, ambrées, pralinées, qu’une imagination si essentiellement moderne puisse égrener en l’honneur de la femme aimée. La poésie met à contribution l'art, la nature et la vie. Sa luxure insatiable, inquiète, toujours en éveil, prend aux fleurs, au bois, au ciel, aux pierres précieuses, aux fièvres des sens, un vocabulaire resplendissant de tons, de lumière et de couleurs. C'est un idéal tout de sensation, de verve et d’étonnements ; le sentiment, le cri du cœur, ne s'y montre que dans la désespérance, état extrême où la douleur appareille et vivifie toutes les amours.
On voudrait une détente, un repos, pour l’âme et pour le rêve ; un sourire trempé de larmes, un peu de clair-obscur, de fraîcheur, de silence ; le trop cru de la lumière, les tons violents, l'exacerbation vous aveuglent; il y a pléthore de sensations. Cependant la folie passionnelle de notre temps y vibre avec un accent qui sonne et déraisonne juste ; c’est l’obsession de la chair.
Qui d’entre nous la pourra nier ? Si nous n’en sommes tous morts, tous nous avons été frappés.
***
Nous arrivons à l’œuvre tapageuse et robuste, dont le titre a suffi pour créer à M. Jean Richepin une célébrité détestée parmi le public immense qui ne la lira jamais, mais dont le fond, quelque discutable, quelque antipathique qu’il puisse être, a été traité avec une maîtrise telle, qu’elle a forcé l’attention et l’admiration du monde des lettres.
Le livre des “Blasphèmes” (1) est une immense et colossale révolte contre l’infini. Cette révolte a sans doute été sourdement longuement préparée depuis des siècles. Prométhée a le premier tenté d’arracher aux cieux leur secret. Après lui, bien des poètes, bien des philosophes, ont essayé d’expliquer ou de nier l’absolu. Ce concept qui plane sur le passé, sur le présent et sur l’avenir de l’humanité, on l’a tourné, retourné, torturé de toutes les façons, avec une inépuisable fécondité d’invention : polythéisme, théisme, panthéisme, spiritualisme, matérialisme, métaphysique, il a passé par tous les avatars, par toutes les phases que l’esprit et la conscience des penseurs ont pu ériger en dogme selon le temps, le lieu et le moment. Les hommes l’ont tour à tour béni et maudit. C’est lui qui domine l’histoire, celle des nations en général, celle de l’homme en particulier. Qu’on le veuille ou non, c’est cet inconnu terrible ou consolateur qui nous mène, c’est par lui que nous agissons, c’est à lui que vont nos actes et nos pensées. Si effacé que soit son prestige à cette heure, ne croyez pas qu’il s’éteigne ; il ne s’éteindra qu’avec nous ; il fait partie intégrante de nous-même ; sa destinée est la nôtre.
C’est à cet idéal, cause et but d’hécatombes, de sacrifices, de massacres, de tueries, de crimes et de charniers innombrables, que M. Jean Richepin a voué une haine de fauve.
A d’autres, l’hypocrisie fiéleuse des lamentations, des désespérances, des prières angoisseuses. A d’autres, le dilettantisme des fines parodies, des traits spirituels, des scepticismes discrets. A d’autres, le siège en règle, infinitésimal, interminable, de la science. Assez de plaintes, assez de prières, assez de déguisements honteux ! lui, entend combattre l’idéal, corps à corps, l’étreindre dans ses bras d’acier, le jeter étouffé sur l’arène. Ce n’est plus la lutte de Jacob avec l’ange, c’est la lutte de l’homme, du réfractaire, du paria, du gueux de la “Chanson des gueux”, contre Dieu, contre tous les dieux, contre tout ce qui cache l’idée de Dieu.
La révolution, qui a mangé du roi et des princes, veut manger aussi de Dieu et des anges. Chose étrange ! c’est un poète qui lâche ses strophes haletantes, comme une meute de dogues, à la curée des Dieux ! – O poète des gueux, o poète démolisseur des cieux ! que donnerez-vous en place à l’âme humaine ? – Le poète impassible nous répond : Rien, sinon la matière ; pas plus de lois que de Dieux ! Rien que la matière et le hasard. – voilà brutalement, nettement, l’alpha et l’oméga du livre des “Blasphèmes”.
***
Jamais, avant lui, le matérialisme ou plutôt le nihilisme philosophique ne s’était affirmé d’une si audacieuse et stupéfiante façon.
Non seulement en vers, mais en prose, on y mettait des formes. On couvrait la hardiesse des déductions et des conclusions sous la correction du style académique ; la rigueur des doctrines expérimentales se masquait sous le vernis scientifique ; les poètes sceptiques enguirlandaient leurs aveux de soupirs et les fleurissaient de regrets. Au surplus, on estimait que le thème était en lui absolument impropre à échauffer, à allumer l'imagination d’un poète ; ce n’vêlait pas un sujet poétique il ne pouvait y avoir de grande, large et puissante poésie, de sources vives, que sur les hauts sommets spiritualistes.
Le matérialisme était réservé aux savants, aux philosophes ; c'était un domaine maudit où rien d’éthéré, de lumineux, de musical, d'ascensionnel, ne pouvait jaillir, s'envoler d'un bond, à larges ailes, dans le bleu firmament de la pensée. On se trompait. On peut s’apercevoir maintenant, et nous l'avons dit au commencement de cette étude, que la poésie est en tout, parce qu'elle est surtout en nous ; qu’il suffît seulement de la voir et de la cueillir. Là on nous ne la voyons pas, là où nous l’ignorons, le poète, la voyant, l’élu, la voit, la contemple et l’emporte avec lui. Elle était là, marinant dans le ruisseau avec ce voyou qui ricane; sous ce buisson, dans ce fossé où vibrait en plein midi un chaud mystère d'amour ; dans ce refrain de la rue qui monte à nos fenêtres ; elle était là, dans notre sang, dans nos veines, dans nos nerfs, assoiffée de mordante luxure, là dans l’alcôve où nous enténébrions nos joies : là, dans ce cœur de l’adorée par qui nous avons souffert; elle était là, dans cette doctrine scandaleuse, là dans ce matérialisme abject dont nous avions peur, là dans cette haine canaille de l'absolu.
Vous ne l'avez pas vue, personne n'y a pris garde. Le poète Fa regardée, lui, et, dans ce tas de choses viles, grossières ou épouvantables, il a donné à la langue un accent, une empreinte, une sève nouvelle : il a doté son pays d'une poésie âpre, métallique et chaude, d’un rythme d’acier, d’une envergure étonnante ; il a endigué la sève révolutionnaire du siècle dans un moule d’airain.
Caliban, « Fauteuil d’About »,
Le Figaro, 13 juin
1885, p. 1.
- Mon enfant, lui dis-je, va tout de suite chez notre voisin, le poète Jean Richepin, qui est excessivement ferré sur toutes les choses de la littérature actuelle. Tu le prieras de te nommer par leurs noms quatorze académiciens au moins. Tu entends bien, quatorze. Dis-lui que c'est pour ton papa qui désire le fauteuil d'About, et ne cherche pas à comprendre.
Cinq minutes après, l'écolier m'est revenu avec une liste de quatorze immortels, les mêmes que les miens, plus un, ainsi orthographié par Richepin :
- Mézières !
- Ah ! c'est une belle ville des Ardennes ! ai-je fait pour garder une attitude instruite devant mon fils.
Juillet↑
Anonyme, « Un revenant », Le Matin, 10 juillet
1885, p. 1.
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Un peu plus loin que la place Pereire, à cent pas des fortifications, au milieu d'un enchevêtrement de vieilles ruelles, où les hôtels modernes des artistes jurent à côté des masures lézardées, se trouve la rue Galvani, une voie très courte bordée de maisons bourgeoises et de jardins.
C'est là que Richepin a planté sa tente. L'auteur des Blasphèmes a choisi pour ermitage une toute petite maison entre deux jardins, loin du bruit des voitures, et des passions volcaniques.
A peine entrés, nous le voyons venir à nous la main tendue, avec sa cordialité et sa bonne humeur ordinaires. Il apparaît dans un complet de flanelle d'un rouge superbe à affoler tous les taureaux de la Navarre et à faire damner le préfet de police. Le poète de la Chanson des Gueux est un peu changé depuis un an ; il a toujours cette tête étrange de prêtre hindou, éclairée par des yeux de gavroche et encadrée de cheveux touffus dont les frisures décrivent sur son front les arabesques les plus bizarres, mais il y a de nombreux fils d'argent dans les mèches noires. Enfin Richepin a beaucoup maigri. Le robuste athlète est devenu presque svelte comme au temps où nous le voyions jouer l'Etoile au théâtre national de la Tour-d'Auvergne.
– Vous avez remporté aujourd'hui une belle victoire ! a demandé le rédacteur du Matin.
En effet, je suis très heureux de ma journée. J'ai lu ma pièce devant le comité de la Comédie-Française avec un plein succès. Monsieur Scapin ou la Vieillesse de Scapin, le titre n'est pas définitif, a été acceptée à l'unanimité. Je suis même très fier. On a ri pendant la lecture, ce qui n'est pas dans les traditions.
La nouvelle pièce
– La Vieillesse de Scapin comprend trois actes en vers, n'est-ce pas ? Voudriez-vous me dire, à grande '< traits, ce qu'est cette nouvelle œuvre ?
– Volontiers. J'ai pris Scapin vingt ans après Molière. Le vieux valet fourbe est devenu un honnête bourgeois très cossu. Il a épousé Dorine, la servante madrée, et, de cette union est née une fille que Scapin garde et surveille avec d'autant plus de soin qu'il sait tous les mauvais tours qu'on peut lui jouer et qu'il a beaucoup de méfiance.
Scapin, bourgeois rangé, veut que sa descendante entre dans la famille honorable d'un notaire et il l'a fiancée au rejeton d'un tabellion, mais la jeune fille se soucie bien du gratte-papier ! elle aime un joli cadet, et celui-ci a pour allié un brave valet rusé de la bonne école, celle de Scapin.
Tous deux pleins de respect pour les grandes traditions laissées par l'illustre fourbe, n'engagent la lutte qu'avec modération – A proprement parler, Scapin n'est même en but à aucune supercherie – L'amoureux au contraire ne se sert que des événements, et il dit la vérité, prouvant que le fils du tabellion est un drôle et un débauché.
Mais Scapin ne veut rien entendre. A tout il répond
« Je la connais, celle-là. C'est moi qui l'ai inventée. »
Enfin, Scapin est vaincu par l'esprit et l'originalité de ses adversaires qui trouvent un tour nouveau.
Scapin rend les armes et donne sa fille à l'amoureux qui a été assez adroit pour la conquérir.
– Et quand espérez-vous que votre pièce sera jouée ?
– Bientôt, j'espère, peut-être à la rentrée, mais la date ne peut être encore fixée.
– Et la distribution ?
– Coquelin ainé et Coquelin Cadet joueront, l’un Scapin, l'autre l'amoureux, élève de Scapin…
Plusieurs mois de solitude.
– Ainsi donc, vous voilà rentrant de plein pied dans la vie parisienne, après votre fameuse fuite au désert !
– Oui, j'ai beaucoup voyagé ; j'ai été en Algérie revoir le pays où je suis né, puis j'ai passé huit semaines dans les montagnes d'Auvergne tout seul avec des paysans.
– Vous avez alors beaucoup travaillé ?
– Je n'ai rien fait du tout : je vivais comme une brute, chassant toute la journée et ne rentrant qu'exténué de fatigue pour dormir. Du reste, je suis un paresseux intermittent. Je m'accommode fort bien de rester six mois à ne rien faire ; puis, quand la fièvre du travail me prend, j’écris volontiers pendant douze ou quatorze heures de suite.
Les œuvres futures.
– Et qu'allez-vous faire. Reverrons-nous Richepin chroniqueur ?
– Ce n'est pas probable. Je pars demain pour Saint-Hénogat. Là je vais terminer le volume de vers que j'ai commencé sur la Mer, puis je ferai un roman.
–Quel roman ?
– Ma foi, je vais reprendre une forme vieillie et presque abandonnée. Je vais prendre la forme des mémoires ! mon héros faisant lui-même sa biographie.
– Est-ce une auto-biographie ?
– Non, ce serait trop intéressant. Mais je décrirai bien des choses que j'ai vues.
Sur ce dernier mot, nous primes congé du jeune poète, lui souhaitant cordialement, pour son prochain volume de vers, le succès des Blasphèmes.
Scapin, « Soirée parisienne –
Monsieur Scapin »,
Le Voltaire, 11
juillet 1885, p. 3.
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site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.
Jean Richepin vient de passer à des choses plus sérieuses et je lui en fais tous mes compliments.
Il a lu hier à la Comédie française une pièce en vers qui a été reçue à l’unanimité.
Cela n’étonnera personne, quand on saura qu’elle est intitulée : Monsieur Scapin.
Saluez, bourgeois et manants !
Bien que Richepin ne m’ait fait aucune confidence, je n’hésite pas à déclarer que je connais déjà le caractère de son héros.
C’est un gaillard grand et fort, doué de cette taille qui n’est pas celle d’un géant, mais qui compte hardiment au-dessus de la moyenne.
Ça n’est plus un adolescent ; il est au contraire dans la force de l’âge et à ce moment heureux de la vie où tout est bon, parfait et se présente bien.
Il est éminemment spirituel, cela va sans dire. De ses lèvres tombent perles et diamants. Il ne parle que pour exprimer des choses admirables, logiques, sensées, et devant lesquelles tout le monde tombe en pâmoison. La Bruyère, Paul-Louis Courier, Rivarol et Henri Buguet ne sont que la Saint-Chrysostôme auprès de lui.
Pensées, maximes, aphorismes, à-propos, satires, persiflages, fins éloges lui échappent comme des cascades précieuses.
Gracieux comme pas un, il donne le ton dans un salon, et tout ne s’y règle que d’après lui et sur ses conseils.
D’une élégance native, malgré sa brillante sature, il est de taille bien prise et s’habille non pas à la dernière mode, mais à celle de demain, qui est la première, puisque c’est lui qui va la lancer.
Est-il blond ? Est-il brun ?
Véritablement doué, par un phénomène que je ne saurais trop expliquer et qui n’appartient qu’à lui, il est blond pour les brunes et brun pour les blondes.
Aussi suscite-t-il dans l’élément féminin de nombreuses, de redoutables rivalités.
Ses photographies garnissent les plus suaves porte-cartes ; bien des médaillons portés sur le cœur recèlent son portrait, et l’on cite deux des plus charmantes représentantes du noble faubourg qui n’ont pas dédaigné de s’aligner, fer en main, sur le pré, pour se disputer un de ses autographes.
Emile Bayard en a même fait un très intéressant tableau, titré : Une affaire d’honneur.
Enfin Monsieur Scapin est un homme parfait dans l’entière acception du mot.
J’aurai tout dit en ajoutant qu’il rédige avec une autorité, un style, un talent, un esprit incontestables, les Soirées Parisiennes du Voltaire.
Scapin
Anonyme, « Nouvelles », Vert-Vert, 13 juillet
1885, p. 2.
Ce document est extrait du
site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.
[…]
Il y avait déjà quelque temps, dit le Moniteur, qu’on n’avait entendu parler de M. Jean Richepin, le poète touranien, l’auteur des Blasphèmes, de la Glu, etc. Ce silence ne pouvait durer, ou plutôt on ne pouvait laisser dans sa retraite – bien gagnée après les émotions que l’on se rappelle – le tumultueux écrivain.
Un reporter du Matin, est donc allé le trouver pour lui demander quelques détails sur la nouvelle pièce que M. Jean Richepin a présentée au Théâtre-Français. Et d’abord les importants et inévitables détails sur l’intérieur du poète. Le reporter du Matin ne nous laisse pas ignorer quelle est la toilette préférée de son héros :
« Il apparaît dans un complet de flanelle d'un rouge superbe à affoler tous les taureaux de la Navarre et à faire damner le préfet de police. Le poète de la Chanson des Gueux est un peu changé depuis un an ; il a toujours cette tête étrange de prêtre hindou, éclairée par des yeux de gavroche et encadrée de cheveux touffus dont les frisures décrivent sur son front les arabesques les plus bizarres, mais il y a de nombreux fils d'argent dans les mèches noires. Enfin Richepin a beaucoup maigri. Le robuste athlète est devenu presque svelte comme au temps où nous le voyions jouer l'Etoile au théâtre national de la Tour-d'Auvergne.
– Vous avez remporté aujourd'hui une belle victoire ! a demandé le rédacteur du Matin.
– En effet, je suis très heureux de ma journée. J'ai lu ma pièce devant le comité de la Comédie-Française avec un plein succès. Monsieur Scapin ou la Vieillesse de Scapin, le titre n'est pas définitif, a été acceptée à l'unanimité. Je suis même très fier. On a ri pendant la lecture, ce qui n'est pas dans les traditions. »
Suit l’analyse détaillée de la pièce, comme si nous étions à la veille de la première représentation :
– La Vieillesse de Scapin comprend trois actes en vers, n'est-ce pas ? Voudriez-vous me dire, à grands traits, ce qu'est cette nouvelle œuvre ?
– Volontiers. J'ai pris Scapin vingt ans après Molière. Le vieux valet fourbe est devenu un honnête bourgeois très cossu. Il a épousé Dorine, la servante madrée, et, de cette union est née une fille que Scapin garde et surveille avec d'autant plus de soin qu'il sait tous les mauvais tours qu'on peut lui jouer et qu'il a beaucoup de méfiance.
Scapin, bourgeois rangé, veut que sa descendante entre dans la famille honorable d'un notaire et il l'a fiancée au rejeton d'un tabellion, mais la jeune fille se soucie bien du gratte-papier ! elle aime un joli cadet, et celui-ci a pour allié un brave valet rusé de la bonne école, celle de Scapin.
Tous deux pleins de respect pour les grandes traditions laissées par l'illustre fourbe, n'engagent la lutte qu'avec modération – A proprement parler, Scapin n'est même en but à aucune supercherie – L'amoureux au contraire ne se sert que des événements, et il dit la vérité, prouvant que le fils du tabellion est un drôle et un débauché.
Mais Scapin ne veut rien entendre. A tout il répond
« Je la connais, celle-là. C'est moi qui l'ai inventée. »
Enfin, Scapin est vaincu par l'esprit et l'originalité de ses adversaires qui trouvent un tour nouveau.
Scapin rend les armes et donne sa fille à l'amoureux qui a été assez adroit pour la conquérir.
– Et quand espérez-vous que votre pièce sera jouée ?
– Bientôt, j'espère, peut-être à la rentrée, mais la date ne peut être encore fixée.
– Et la distribution ?
– Coquelin ainé et Coquelin Cadet joueront, l’un Scapin, l'autre l'amoureux, élève de Scapin…
Puisque l’indiscrétion vient de M. Richepin lui-même, on peut la reproduire.
Maxime Gaucher, « Causerie
littéraire », La Revue
politique et littéraire,18 juillet 1885, p. 90.
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IV.
Les Blasphèmes de M. Jean Richepin ont fait partir en guerre un certain nombre d’esprits estimables que révoltaient ses désolantes théories. Nous avons déjà signalé deux de ces chevaliers de la foi, qui se confiaient en la justice de leur cause, espérant que Dieu ne ferait pas défaut à ses champions. En voici encore un, M. Jean Low, qui a compté sur la protection et l’inspiration du Ciel. Le Seigneur l’en récompensera sans doute dans l’autre monde ; en attendant, il ne semble pas qu’il lui ait communiqué une grâce spéciale ni prêté une assistance particulière. Et pourtant le pieux paladin s’élançait dans le tournoi avec un écu où flamboie ce mot : Fides (1). Sur sa bannière il avait inscrit : Lucet, non nocet ; « je brille, mais ne fais pas de mal. » Non vraiment, ces vers ne feront de mal à personne, pas même à M. Richepin ; quant à briller, c’est autre chose. Le Paradis est, comme l’Enfer, pavé de bonnes intentions : celles de M. Low sont excellentes. Donc rendons hommage à ses généreux sentiments et prions Dieu de lui venir en aide en lui donnant l’éloquence des apôtres s’il renouvelle sa tentative. Il est bien certain que, celle fois, il ne lui a pas envoyé la langue de feu. Écoutez plutôt ces vers où le poète exprime cette idée que l’homme ne se délivrera jamais du besoin de croire :
Sa raison bornée, altière,
Le ciel, la nature entière
Sans cesse il défiera ;
Même la foi qu’il rejette
Par quelque porte secrète
Soudain repasse la tête,
Et sans fin cela sera.
Que M. Low lise le traité de Théodore de Banville, qui lui apprendra qu’il n’y a plus d’inversions — nous avons supprimé cela, — et aussi qu’il consulte les dictionnaires spéciaux, qui lui révéleront que défiera se prononce défiera et non dépliera. O foi, qui transportes les montagnes, fais un poète de l’estimable M. Low !
Septembre↑
Anonyme, « Divers », Journal de la ville de
Saint-Quentin et de l’arrondissement, 23 septembre 1885,
p. 3.
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MAUBEUGE. — Les migrations de bohémiens dans la Thiérache, si pittoresquement décrites par Jean Richepin, commencent. Lundi dernier, ils avaient établi leurs tentes, sur la route qui traverse le bois qui sépare Mondrepuis d’Hirson. Ils étaient à Maubeuge la semaine dernière. Ils avaient lâché leurs chevaux dans un jardin et eux s’y étaient régalés des poires savoureuses des espaliers. Le propriétaire, ancien marin, n’était pas content de leur sans-gêne. Il s'est emparé d’un de leurs chevaux, l’a attaché et armé de son fusil, il leur a défendu de toucher le cheval tant qu’ils ne lui auraient payé le dommage qu’ils lui avaient causé. Les bohémiens se sont exécutés avec assez de mauvaise grâce et non sans protester contre ces façons de propriétaire.
Novembre↑
Anonyme, « divers », Le Figaro, 22 novembre
1885, p. 1.
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M. Richepin, retour de Saint-Enogat, vient de remettre aujourd’hui à son éditeur, M. Dreyfous, le manuscrit de son poème intitulé la Mer.