1886
Octave Uzanne, « V. L’édition in-4° des
Blasphèmes. – L’in-quarto au xviie
siècle. – Jean Richepin et ses parentés littéraires. – Les Sonnets hermétiques. »,
Nos amis les livres :
Causeries sur la littérature curieuse et la librairie, Maison
Quantin, Compagnie générale d’impression et d’édition, 1886,
p. 111-115.↑
Juin 1884
Le recueil poétique, les Blasphèmes, de Jean Richepin, est devenu le grand succès à l’ordre du jour. L’édition originale de ce livre puissant, d’un souffle si viril, a été tirée à 575 exemplaires numérotés, sur magistral format in-4°, et ne sera jamais réimprimée, assure le libraire. Cet in-quarto est un des ouvrages les plus remarquables qu’on {112} puisse voir, comme beauté et simplicité typographiques. Le caractère Didot, un œil large et fort, donne de l’ampleur et de l’aisance aux stances qui marchent en belle page et se cadencent à la vue, comme des compagnies d’infanterie en ligne livrant bataille dans la plaine. Cette résurrection de l’in-quarto, en tant qu’édition originale de nos poètes, mériterait d’être accueillie avec faveur par les éditeurs et par le public. Au xviie siècle, tout poète bien né avait soin de faire accoucher sa muse dans ce noble format ; l’épître dédicatoire y avait grand air et semblait porter panache ; les sonnets se drapaient fièrement dans la majesté des marges, et les rondeaux y traînaient leur queue avec une superbe qui avait je ne sais quoi de plus railleur à l’œil au milieu des vergeures de ce quadrilatère neigeux.
Je ne connais rien de plus gracieux et de mieux seyant à la poésie que ce joli format abandonné, auprès duquel l’in-octavo est presque banal. Richepin, ce sonneur de sonnets, robuste et large d’épaules, est bien le poète de l’in-quarto. Ses vers y respirent et y chantent à pleine poitrine. Ses Blasphèmes, si tempétueux, ont besoin d’espace ; ils n’ont point cette froideur pâle que les amoureux de marbre du Parnasse moderne savent exposer dans les mignons volumes elzéviriens. Le chantre de la Mort des Dieux tient par tradition de Coquillart, de Gaultier Garguille, de Mathurin Regnier et de Saint Amant ; il demeure bien le {113} sanguin petit-fils de ces admirables satiriques du XVIIe siècle, le descendant de Sygogne, de Motin, de Maynard, de Berthelot, de tous ces crânes oseurs qui savaient néologier et dépuceler le mot pour mieux engrosser le vocabulaire. Argotier à l’occasion, mais sans pose, quoi qu’on en dise, et par pure conviction, sachant que le terme vif et coloré éperonne la phrase et l’enlève plus fougueusement dans le domaine de l’art, Richepin se montre partout un lettré vibrant, dépétré des écoles patentées qui débitent les expressions fades, mais contrôlées ; il aime assez la langue française pour la violer sans flirter en précieux avec elle ; il la retrousse jusque dans son glorieux passé et la taquine dans ses profondeurs rabelaisiennes, dans ses saillies de Renaissance et ses verdeurs villonesques. – Cela réjouit de voir étaler les appas secrets de cette belle fille en plein soleil poétique. Les Blasphèmes donnent un vigoureux coup de fouet à la muse alanguie des simples ciseleurs de forme. Je n’ai pas à juger ici ce livre de premier ordre, mais dans cette causerie de grapilleur après vendanges, je puis manifester ma joie sincère de voir dans l’assoupissement du Parnasse un rimeur plein de mâleté qui n’a coupé aucune corde de sa lyre et qui ignore volontairement l’usage de la sourdine.
Le poète de la Chanson des gueux doit avoir en portefeuille une curieuse série de Sonnets hermétiques, qu’il se décidera sans doute à publier quelque jour. Ces poésies de sphinx ont une {114} saveur d’étrangeté et une profondeur de mystère qui troubleront délicieusement les esprits délicats. Deux de ces sonnets géomantiques sont de longue date en ma possession, par le hasard des rencontres littéraires. Je vais me rendre coupable de haute félonie en imprimant toute vive l’une de ces pièces inédites. Puisse Richepin, de ce fait, ne pas me provoquer en singulier combat et pardonner à l’ami la perfidie du curieux indiscret ! voici le onzième Sonnet hermétique de la collection que ce poète transformateur d’or et de pierreries a signé :
Finissons ! le temps vient que le nombre soit clos.
Elle gît, dans le trois et sept empaquetée.
Le Cycle est encyclé, l’Epacte est épactée.
Que te faut-il de plus, buveuse de sanglots ?
Corbeaux, corbillats, ducs, aigles, aiglons, aigleaux,
A la niche ! Actéon couchera chez Actée.
La voie est toujours claire et vive, étant lactée.
Mais les tétons ? – Pour qui ces boutons morts éclos ?
Trois j’ai dit. Sept je dis. Et trois je dis encore.
Le firmament crevé, que le trépas décope,
A versé treize pleurs dans le coupe en cristal.
Que te faut-il de plus, inventeuse d’alarmes ?
Au bruit du clairon rauque et du canon brutal,
J’ai perdu lâchement la bataille des larmes.
Il manque évidemment le fil qui relier entre elles toutes les pièces de cabale de Jean {115} Trismégiste. Mais quel élan ! Ce n’est plus l’obscurantisme de Mallarmé, c’est la belle allure poétique forgée et contournée sur la bigorne des rudes hommes du xvie siècle
***
[…]
Janvier↑
Caliban [Emile Bergerat], « La
légende de M. Jean Richepin », Le Figaro, 23 janvier 1886, p.
1.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
Le poète de La Mer est un monstre !
N'y allons pas par quatre chemins et cessons de tromper le peuple. Ceux qui se représentent M. Jean Richepin comme un homme simple, normal, faisant partie d'une société de quelque chose, dînant aux heures requises, habillé par un tailleur qu'il paie, fumant des cigarettes autorisées par la Régie et gagnant sa vie avec sa plume, se trompent lugubrement.
Je le connais. Je le hante. Voici.
Ce chef Touranien dissimule sous des dehors illusoires de contribuable français une identité hoffmanesque et Edgar Poétique. Il a une âme nomade, en émigration permanente d'elle-même, si j'ose m'exprimer ainsi, et qu'on ne sait jamais où trouver quand on a besoin de lui parler, et en cela il est pareil à cet assassin de M. Barrême, que les journaux invitent vainement à se rendre à la Préfecture de police.
Cette âme vagabonde tantôt s'embusque aux coins des bois, tantôt se commet avec des gueux, des truands et des ribaudes inavouables, et parfois lance à la Divinité des imprécations telles que, si le ciel n'était pas consolidé par les clous d'or des étoiles, il lui tomberait dessus comme une cloche. Et, fait extraordinaire ! c'est au moment même où il « touranise » avec le plus de férocité qu'il a le mieux l'air d'un bon bourgeois pacifique et résigné à la vie dolente des civilisations occidentales. C'est cela, voyez-vous, qui trompe les actrices.
Avoir M. Richepin à sa table, c'est avoir à dîner un Thug, un étrangleur de l'Inde, un derviche tourneur, un Aiassoua mangeur de moutons vivants, un homme enfin qui, au milieu d'une causerie étincelante, s'évade de lui-même, bondit, arrête une caravane, cette diligence du désert, et est de retour à l'heure du café pour finir la conversation.
Je l'ai vu, moi qui vous parle, et il n'y a pas bien longtemps, jouer le guignol, chez moi, devant une vingtaine d'enfants extasiés. Il avait apporté son tambour. Car il touche du tambour dans la perfection. Ce qu'il fit de l'une de ses mains est prodigieux ! Les pantins se démenaient et se bousculaient, le tambour ronflait, les décors changeaient, Pierrot était pendu et dépendu, le juge faisait son prêchi-prêcha, et les enfants se roulaient de joie. Pendant ce temps-là, que faisait-il de la main qui restait libre ? Il épousait la reine de Madagascar, étranglait un tigre et changeait de religion. Il acheva la représentation de deux mains et comme si rien n'était arrivé Comme Richepin est l'urbanité même, personne ne s'aperçoit de ces avatars subits et effrayants que dénotent seuls aux regards exercés les éclairs de ses yeux fauves, traversés de visions sinistres, et le hérissement électrique d'une crinière de roi nègre. A ces signes seulement on voit qu'il est ailleurs, là où il fait de l'orage, là où quelque chose rugit, se déchaîne, croule, tatouille ou chambarde.
De là sa légende. Car Richepin dégage une légende. A l'âge ou l'on est encore à l'Ecole normale, le poète de La Mer croisait déjà dans les eaux d'Alger. Il était uscoque. L'uscoque est quelque grade dans la piraterie. Herculéen, {102} lyrique et bon enfant, il écumait les flots qu'il devait chanter plus tard, et il enlevait les jeunes Grecques à l'abordage, quand il en passait. Il était aidé dans cet apprentissage de la vie réelle par ses deux seconds, Raoul Ponchon et Maurice Bouchor, lieutenant, sarcastiques, qui faisaient à eux tout seuls la manœuvre, la popotte et les signaux. Entre deux aventures on revenait passer ses examens à Paris, sous des déguisements de normaliens. Et puis l'on repartait.
C'est ainsi qu'on rencontra un jour Nana-Sahib, lequel, à cette époque, n'était pas sérieusement mort. Nana-Sahib, fatigué de se cacher dans les pagodes, allait opérer, sa soumission à la reine Victoria, ou tout au moins au prince de Galles.
Les corsaires voulurent lui faire comprendre à quel point cette résolution manquait de couleur, de caractère, et combien elle était bourgeoise, que dis-je ? aryenne ! Il ne les écouta pas. Alors l'uscoque le tua, s'empara de ses riches habits, et ayant revêtu sa propre peau, il vint à la Porte- Saint-Martin jouer au naturel le rôle hurlatoire, fusillatoire et trépidatoire du révolté indien qui veut embêter l'Angleterre. Et de fait l'Angleterre commençait à être embêtée, lorsque tout à coup (c'est Paul Bourget qui m'a conté cette histoire) Nana-Sahib, imparfaitement assassiné, se présenta à l'entrée des artistes et réclama sa peau à Sarah Bernhardt. Il fallut la lui rendre.
Voilà ce que le psychologue contemporain raconte. Or, Paul Bourget est surtout un critique, il ne fait de romans qu'à ses heures, il n'a pas l'habitude de mentir.
Huit jours après avoir rendu sa peau à Nana-Sahib, et avoir repris la sienne, l'uscoque entrait dans un monastère. Il s'emparait de l'atelier de sculpture au mont Athos. C'était lui qui répandait dans la chrétienté ces images étiques, où rien d'humain ne bombe, et qui semblent allégoriser l'amour d'un souffle pour un fil. Le jour où j'appris cette incarnation nouvelle par les journaux, et comment l'uscoque était devenu propagateur d'icônes byzantins, j'étais en Bretagne, sur une petite grève, où la mer est douce, et je causais avec un homme, jeune encore, qui venait de donner une leçon de natation à son petit garçon et semblait très fier des progrès du bambin dans cet exercice. Si quelqu'un n'avait pas l'air d'être au mont Athos, c'était cet homme-là. Et pourtant il y était. Il parut très contrarié d'apprendre qu'on le savait déjà, à Paris. Rien de ce qui concernait sa légende n'échappait donc aux reporters ! Et il me prit à témoin :
– Est-ce que je ne fais pas tout ce que je puis pour cacher au monde ce fatal don d'ubiquité, qui est ma perte, et que je n'avoue qu'à mes éditeurs ? Vous le savez, voilà plus d'un mois que je réside ici et que je travaille à une comédie pour Coquelin. J'écris, les portes ouvertes pour qu'on me voie. Eh bien ! ils savent déjà que je dirige le couvent du mont Athos et que je pêche en même temps la morue à Saint-Pierre-Miquelon Ce n'est plus du reportage, c'est de la police telle qu'on la rêve.
– C'est donc vrai, lui demandai-je, et ce que l'on raconte de votre rocambolisme n'est pas une création de Paul Bourget ?
Il ne répondit rien, mais une lueur étrange traversa ses paupières, et je compris qu'il venait encore de partir. Le Richepin que j'avais devant moi n'était pas le vrai Richepin, le Richepin de la légende. Celui-là était dans les lacs d'Ecosse peut-être, ou chez Carjat en train de poser pour sa photographie, qui sait ? Ou au Brésil, dans les pampas, enfin ailleurs.
Aujourd'hui, le « monstre » publie La Mer. Quand il a fait ce volume, je l'ignore. Entre deux carnages probablement. Sa légende ne raconte rien encore de cette période mystérieuse de sa vie. On a bien essayé d'accréditer qu'il l'avait composé sur un des paquets de cordages, entre Bordeaux et Nantes, pendant une nuit de walpurgis. Je ne le crois pas. Et j'ai de bonnes raisons pour ne pas le croire, attendu que j'ai assisté à la perpétration du poème. Cette fois, c'est moi qui tiens la légende.
C'était cet hiver même, dans une grotte profonde et tapissée de goëmons d'une longueur prodigieuse. Il s'était réfugié là, sans Maurice Bouchor, mais avec Raoul Ponchon, qui, pour certains coups de main, est son aide favori. On peut apitoyer Bouchor ; Ponchon, jamais. Ils s'étaient façonné des lits en tressant les goémons attachés aux rocs. Leur plan était simple et sombre. Ils avaient observé que les sirènes ne se montrent que lorsqu'il n'y a personne, et, l'hiver, les plages sont désertes. Ils s'embusquèrent dans la grotte et se mirent à imiter tous les cris d'oiseaux de la création. Ils vivaient de moules et d'espérance.
Longtemps les sirènes se firent attendre. Elles sont méfiantes depuis que l'on construit des chalets suisses sur le bord de la mer. Enfin, il en vint une, attirée par le bruit de volière. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, ils avaient fondu sur elle. Ils la ligottèrent et lui firent chanter toutes les chansons qu'elle savait. Elle les chanta. Le monstre les notait. Et puis ils {106} l'égorgèrent et son sang rose fit une aurore sur la mer, qui en attira quelques autres. Elles eurent le même sort jusqu'à ce que Richepin eût son volume. Alors il écrivit à son éditeur, qui vint les chercher tous les deux. Ils ressemblaient à des vampires. Ponchon, moins que lui. Voilà ce que je sais sur le poème La Mer. Toute autre légende doit être tenue pour controuvée. Avais-je raison de dire que M. Jean Richepin est un monstre ?
Car enfin à quoi ces choses ressemblent-elles ? Est-ce la vie de ceux qu'on appelle aujourd'hui des poètes ? Où est la recherche du prix Montyon là-dedans ? Où est le désir de plaire à l'Académie ? De décrocher la Légion d'honneur ! De se faire une clientèle parmi les institutrices ? Je ne retrouve rien, dans les mœurs de cet homme, des convenances qui font que l'on est un monsieur très bien, estimé à tous les étages, salué par un concierge difficile en locataires et cité comme modèle de bonne paie chez les commerçants d'un quartier. En quoi est-il pareil à nous, ce poète de La Mer ? La légende a bien raison, c'est un monstre il est original et il a un grand talent !
Quelle horreur !
Caliban
H.A, « M. Jean Richepin », Journal des débats politiques
et littéraires, 24 janvier 1886, p. 2.
A l'exemple de quelques prosateurs lamentables, la poésie de notre temps tend à se faire décadente et philosophique. Les poètes lyriques et dramatiques sont rares et parmi eux il n'en est guère d'illustres. C'est peut-être là la cause principale du succès de M. Richepin, qu'une certaine presse a récemment consacré grand homme. Quoi qu'il en soit, il peut être intéressant de révéler aux lecteurs du Journal des Débats la biographie de cet écrivain devenu notoire.
M. Richepin, qui doit être âgé de trente-cinq ans environ, n'est pas, comme on pourrait le croire, issu de souche asiatique : son père était un brave médecin militaire retraité, exerçant la médecine dans sa petite ville. Il envoya son fils au collège de Sainte-Barbe où, ses études terminées, celui-ci passa avec succès l'examen d'admission à l'Ecole normale supérieure. M. Jean Richepin ne continua pas pourtant dans la voie qui lui était ouverte : il préféra mener au quartier Latin l'existence habituellement hasardeuse des futurs hommes de lettres. On s'occupait alors beaucoup de littérature, dans un certain nombre de « tables d'hôte » de la rive gauche. Un groupe de poètes s'était formé, qui comprenait, outre M. Richepin, un bohème étrange, R. Ponchon, auteur de poésies curieuses qu'on se transmet par tradition, car elles n'ont jamais été éditées ; M. Maurice Bouchor, qui a publié, depuis, plusieurs volumes de vers ; M. Emile Goudeau, auteur de Fleurs de bitume, créateur de la mémorable Société des hydropathes. On peut ajouter à ces écrivains le caricaturiste Sapeck, devenu conseiller de préfecture, après avoir été le plus remarquable mystificateur de ce temps-ci. Un autre poète qui s'est révélé depuis, M. Maurice Rollinat, les fréquentait sans être intimement lié avec eux. Autour de ces gloires naissantes gravitaient déjà des cercles d'admirateurs, qui ont assurément contribué au succès de plusieurs d'entre eux. Dans ce milieu vivant et passionné, M. Richepin, avant d'avoir rien publié, s'était déjà fait une réputation, par la lecture de ses vers, et plus encore par sa tête énergique, son verbe haut, son geste truculent. La grande préoccupation des jeunes poètes était la recherche de l'éditeur. Ce fut M. Richepin qui trouva le premier, et, par une chance inespérée, son volume de vers, la Chanson des Gueux, fut poursuivi, c'était à l'époque du 24 Mai, et lui valut quinze jours de prison. Cela mit comme une auréole de martyre autour de sa tête brune embroussaillée. Le quartier Latin, pris d’enthousiasme, fit un triomphe à son poète. Dès sa sortie de Sainte-Pélagie, M. Richepin, exalté par son succès, conçut la pensée qu'il était d'autre race que les vulgaires aryens. Il sentit remuer en lui le sang touranien et se prépara aux grandes choses. On racontait alors sur le poète les choses les plus extraordinaires : tantôt, M. Richepin se promenait avec un bracelet et une bague unis par une chaînette d'or, à la façon des Romains de la décadence ; tantôt, il s'engageait dans des troupes de bohémiens. Le plus souvent ces aventures étaient imaginaires ; la vigueur et l'exaltation quittaient dans ce robuste garçon s'échappaient en déclamations ou en simulacres, et les amours romantiques, les voyages, les hauts faits, les vagabondages se résumaient en la vie bohémienne et quelque peu hasardeuse du quartier Latin. Vers cette époque, M. Richepin écrivit une sorte de roman intitulé : Madame André. Ce livre original et sincèrement conçu méritait d'être connu. Il est, de même que le suivant : les Morts bizarres, demeuré à peu près dans l'oubli. Ces nouvelles, où se révèle bien le tempérament de l'auteur, renferment des données véritablement curieuses. A cette époque, l'inquiétude, le désir d'aventures romantiques, qui étaient dans l'esprit du poète, se traduisirent enfin par un acte : il s'engagea à Nantes, en qualité de matelot, sur un navire marchand et débarqua à Bordeaux, où il travailla sur le quai. Le métier était dur. Aussi M. Richepin, que rien ne forçait à l'exercer, en tirait-il de beaux effets de rhétorique. On retrouve à chaque instant dans ses vers la trace de misères de cette sorte. Après quelque temps de vagabondage, M. Richepin se décida à revenir à Paris, où y collabora à divers journaux, et finalement au Gil Blas qui venait d'être créé. Il y écrivit des « Chroniques du pavé », des portraits littéraires. Il obtint peu de succès : les lecteurs ne prenaient au sérieux ni ses plaintes relatives à l'injustice de sa condamnation, ni les allusions à ses cruels malheurs. A côté de lui, Jules Vallès élevait, sans émouvoir davantage, ses petites barricades hebdomadaires. Ce n'est pas sans intention que nous faisons ce rapprochement. Jules Vallès et M. Richepin avaient, en effet, des genres différents, mais également factices, également déclamatoires. Seulement, M. Richepin exprimait moins de réelle amertume, plus de redondance et d'admiration pour lui-même. Un roman, la Glu, plein d'une poésie singulière quoique mélodramatique, fut accueilli favorablement. On remarqua moins un nouveau volume de vers, les Caresses. Autour de M. Richepin, le bruit s'éteignait. Il s'était marié : le roman, la Glu est même dédié à son fils. On pouvait croire apaisées les aspirations touraniennes, les tendances aux grands coups d'éclat. Mais le poète allait avoir la dangereuse consécration du théâtre. Mme Sarah Bernhardt, qui dirigeait alors deux théâtres, s'éprit de la Glu et fit monter à l'Ambigu cette aventure arrangée en pièce. La rencontre de deux personnalités aussi bruyantes ne pouvait se passer sans tapage. La chronique théâtrale organisa une réclame permanente autour de la pièce qui se distinguait par une absence totale de charpente, une succession de scènes mélodramatiques, enfin, une touchante poésie bretonne admirablement dite par Mme Agar. Le public, un peu dérouté, goûta pourtant la réelle poésie qui était dans la Glu. M. Richepin choisit ce moment pour frapper un grand coup : il publia les Blasphèmes, recueil de vers terribles, attendu depuis sept ans au quartier Latin. Le poète dialoguait avec les étoiles, déclarait la guerre à Dieu, revendiquait au milieu des arias son origine touranienne. Il exprimait, en des vers parfois magnifiques, une philosophie enfantine qui se résume dans un morceau destiné à démontrer la non-existence de Dieu : « Je défie Dieu de me tuer. Il ne me tue pas. Donc il n'existe pas », dit en somme le poète. Toutefois, les Blasphèmes furent sacrés chef-d’œuvre par les chroniques du boulevard. On déclara en termes fort nets à M. Richepin qu'il était un homme de génie et qu'il ne tenait qu'à lui d'incarner la fin du siècle. Est-ce cette admiration des gazettes, qui excita l'enthousiasme de Mme Sarah Bernhardt, quelque peu touranienne, elle aussi ? Elle monta magnifiquement, à la Porte-Saint Martin, un drame en vers, que venait d'achever M. Richepin : Nana-Sahib. Le public eut le loisir de satisfaire sa curiosité et M. Richepin, toujours obsédé par la pensée d'étonner ses contemporains, joua lui-même le principal rôle de son drame et y donna la réplique à Mme Sarah Bernhardt. La presse n'a laissé ignorer aucune des intrigues qui se jouèrent alors sur la scène et dans la coulisse. On conta les succès de M. Richepin et sa disparition subite ; le télégraphe signala sa présence à Alger, puis à la Trappe... Le poète touranien, de nouveau résigné à la simple vie des aryens, reparaît aujourd'hui avec un nouveau volume de vers : la Mer. Ce n’est pas sans bruit, comme bien on pense, qu'on a annoncé ce livre où un sujet si grandiose est résumé en quelques petits vers. A côté de beaux vers nous constatons la même affectation de puissance, la tonitruance des mots, renforcée par l'argot, visant à remplacer la grandeur des impressions ou l'éloquence d'un cœur sincèrement ému. Ce n'est pas certes, comme on l'a dit méchamment, « la mer vue par un pêcheur à la ligne » ; mais c'est une grande chose rapetissée par un écrivain qui a la préoccupation visible de se hausser en face d'elle et de l'égaler, d'opposer à l'immensité des flots la silhouette robuste d'un matelot touranien. Ces tendances singulières se révèlent d'ailleurs dans cette préface :
Et d'abord, sache bien à ma louange, ami,
Que je ne suis pas, comme on dit, marin d'eau douce
De tanguer et rouler j'ai connu la secousse.
Sur un pont que les flots balayaient, j'ai blêmi.
J'ai travaillé, mangé, gagné mon pain parmi
Des gaillards à trois brins qui me traitaient en mousse
Je me suis avec eux suifé la gargarousse.
Dans leurs hamacs, et dans leurs bocarts, j'ai dormi.
J'ai vu les ouvriers du large et ses bohèmes.
J'ai chanté leurs refrains et vécu leurs poèmes.
Et tu verras ici des vers, en main endroit,
Lesquels turent rythmés au claquement des voiles,
Cependant que j'étais de quart sous mon suroît,
Le dos contre la barre et l'œil dans les étoiles.
Dans les 150 vers qui suivent revient trois fois la rime en ribotte, fraternellement associée à l'inévitable boite. Ribotte, voilà un de ces vocables chers à M. Richepin et qui lui semblent suffisants pour remplacer l'énergie des pensées et l'intensité des impressions. N'en déplaise aux chroniqueurs enthousiastes, la Mer n'est pas encore le chef-d'œuvre attendu. Mais M. Richepin nous promet prochainement une pièce au Théâtre-Français. Il faut attendre et espérer.
H-A.
Georges Lefèvre, « Hommes et
choses – La Mer », Le
Radical, 25 janvier 1886, p. 1.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
Il y a longtemps, bien longtemps déjà, que l'ami Richepin rêvait ce volume éclos d'hier. Quand Maurice Bouchor écrivait les Poèmes de l’Amour et de la Mer, dans l'hospitalier Buen-Retiro qui dominait la jolie ville de Saint-Pierre-Port à Guernesey, Richepin avait déjà conçu le plan de ce volume nouveau, consacré tout entier à la gloire et au triomphe de la Mer.
C'était vraiment une vie cénobitique que celle qui était menée, au Buen-Retiro de Guernesey, et les paresseux n'y étaient point à la fête. D'abord le cours d'anglais, professé magistralement par Félix Bouchor, où l'on proposait à la perspicacité des élèves la traduction de phrases dans le genre de celle-ci :
— Va dire à ma tante que le boulanger a mis son chapeau dans la salade et qu'on a porté sa pipe chez le pharmacien pour qu'il lui remette une semelle !
Quand les élèves du cours — des peintres, pour la plupart, avec leurs accessoires — avaient convenablement traduit une douzaine de phrases comme celle-ci, on les autorisait à aller rôder autour d'une fabrique de confitures, fort agréablement habitée.
Mais les piocheurs, les vrais, Richepin et Maurice Bouchor, dédaignaient à la fois les promenades et la fabrique de confitures. Dès l'aube, ils s'attablaient devant l'établi aux rimes, et c'est là qu'ont été composés presque entièrement les Caresses et les Poèmes de l'Amour et de la Mer. C'est là aussi, comme je le disais en commençant, que Richepin a conçu l'idée première de la Mer.
Et, de fait, on ne pouvait mieux observer la grande capricieuse que du haut de ce promontoire d'où l'on découvrait, semées dans les bornes de l'horizon illimité, tous les groupes d'îles de la Manche, Jersey, Serk, Herm, Jethou, et au nord la tache brune d'Aurigny et en face la tache blanchâtre des falaises françaises.
Mais la Mer emplissait les yeux, avec l'obsédante ténacité des choses énormes ; ses vagues vertes et bleues, crêtées d'écume blanche, roulaient incessamment vers les roches, dans un va-et-vient perpétuel que le sourire du plein soleil ne parvenait même pas à calmer.
Jamais elle ne prenait, dans ce site sauvage, l'allure somnolente et apaisée que lui donnent les larges plages de sable jaune sur lesquelles elle se déroule en murmurant faiblement. Il semblait qu'elle eût une tâche à remplir, celle de démolir ces assises de granit dont elle recommençait, depuis des siècles, l'impossible escalade.
Aussi les flots calmes apparaissent-ils rarement dans La Mer. C'est plutôt le cri lamentable des vagues perpétuellement agitées que le clapotis berceur de la mer tranquille, à peine caressée par les brises des chaudes journées de juillet. Quand Richepin a voulu égayer la sombre tristesse de l'Océan, il a esquissé plus volontiers quelque figure souriante de mathurin, quelque pêcheur normand ou guernesiais, quelque long-courrier hâlé par les rafales du large, mais bon enfant, conteur de gaudrioles et franc comme l'or.
Les peintres, eux, ne travaillaient pas sur place. Ils partaient pour de longues excursions, à la recherche d'un coin de rochers, d'un bout de grève, d'une anse déserte qui pût leur fournir un sujet d'étude.
La campagne guernesiaise se couvrait de moissons blondes, les fougères roses, fleurissaient sur les falaises, les chemins d'amour ouvraient devant eux leurs allées ombreuses, d'une obscurité à la fois si opaque et si mystérieuse après la pleine lumière des champs.
Les peintres bûchaient là les plein air avec une sorte de fièvre, mais la mer ne les lâchait pas pour cela ; et comme, du sommet du plateau, ils ne pouvaient distinguer les roches couvertes d'écume qui rugissaient au-dessous d'eux, l'éloignement semblait apaiser les colères de l'Océan et faire à leurs paysages un fond d'un immuable bleu, jamais troublé.
Voilà déjà pas mal d'années que s'est dissoute la joyeuse et pourtant studieuse colonie du Buen-Retiro de Saint-Pierre-de-Port. Voilà longtemps que les confiturières n'ont aperçu, à leur sortie de l'usine, ces visages trop expressifs de parisiens, dont les yeux les contemplaient avec plus d'avidité peut-être que de respect. Voilà longtemps que les bons Guernesiais n'ont point vu descendre vers le port, quand sonnaient six heures, peintres et poètes réunis dans une soif commune de l'apéritif.
Qui sait si, maintenant, l'exquise retraite n'est point la proie de quelque rigide clergyman anglais ou de quelque négociant retiré qui y abrite à la fois sa fortune et son dédain de la poésie et de la peintre.
Si cela est, j'ose espérer qu'il aura fait disparaître sous un épais badigeon les improvisations, vers ou dessins, qui couvraient les murailles. On n'aurait pas pu promener impunément des jeunes filles dans le Buen-Retiro, car les croquis auraient eu vite fait de lui expliquer ce que les vers et les citations auraient pu garder de mystérieux pour elles.
En écrivant La Mer, Richepin se serait certainement rappelé cet épisode de notre jeunesse à tous deux. Il aura revu le gai cottage, les amas de rochers noirs avec leurs architectures fantastiques, les moissons qui couvraient la campagne, les fougères roses qui fleurissaient sur les falaises, les petites ouvrières de la confiturerie, toute cette charmante existence de méditation, de travail et de gaîté folle.
Et, certainement, il aura encore entendu la voix du maître, dictant à ses élèves du cours d'anglais.
— Le diplomate a refusé de vendre son melon au notaire, parce que la serrure fonctionnait mal et que les vers étaient pauvrement rimés
Georges Lefevre
Anonyme, « Revue de la
presse », Le Sémaphore de
Marseille, 26 janvier 1886, p. 1-2.
[…]
Un livre de M. Jean Richepin, c'est toujours du « nanan » pour les lettrés. Il s’agit, cette fois, d'un nouveau poème qui s'appelle “la Mer”. Le sujet est vaste, et il sera piquant de savoir comment i1 a été traité par le poète de la “Chanson des gueux” et des “Blasphèmes”. Un chroniqueur de 1’indépendance belge nous fournit quelques renseignements intéressants sur 1’œuvre nouvelle ainsi qu’une joyeuse anecdote sur l’auteur lui-même :
C’est après-demain, à ce qu'on nous assure, que M. Jean Richepin publie un nouveau poème : “la Mer”. Que les gens mis en goût par les hardiesses des “Blasphèmes” ne se pourlèchent pas d’avance les lèvres dans l’espérance de crudités nouvelles. « La Mer » de M. Richepin sera paisible et, en tous cas, elle ne déposera pas de scories sur ses rivages A peine par-ci par-là une chanson de matelots un peu salée, mais les chansons de matelots ont obtenu de tout temps l'absolution même des plus prudes.
Un ami de M. Richepin à l’Ecole normale me cite de lui quelques traits de « fumisterie » dont le récit égayait fort le sombre préau de l’établissement de la rue d’Ulm. Un jour de sortie, le futur auteur de “la Mer" s’amusait à faire le cul-de -jatte sur le boulevard Saint-Michel. Une femme passa au bras de son mari :
— Quel dommage, s’écria-t-elle, si jeune et avec une figure aussi intéressante
Et elle s'approchait déjà pour donner ses deux sous, quand l’estropié se releva alors de toute sa hauteur et se mit à esquisser un entrechat.
Le comique de l’affaire, c'est que le mari se fâcha, suivit Richepin jusqu’à l'Ecole Normale et raconta la chose à M. Bersot, le directeur de l'école ; mais ce dernier n'en fit que rire. M. Bersot, qui était le plus tolérant des directeurs, avait un faible pour Richepin. Un jour qu'on lui disait que cet élève ne faisait rien :
— Il ne fait rien, répéta-t-il avec son sourire fin, il ne fait rien. Que voulez-vous, c'est peut-être sa façon à lui de travailler.
Il ne croyait peut-être pas si bien dire. Richepin aurait travaillé, à l’Ecole normale, qu’il serait peut-être aujourd’hui oublié quelque part comme professeur de rhétorique. Sa paresse d’alors nous a valu un poète de talent.
Il n'en est pas moins vrai que l'Ecole normale n’aura pas absolument nui à l'auteur de “Madame André”. Car, dans ses fantaisies même les plus truculentes et les plus audacieuses, on retrouve l’écrivain qui s’est nourri des lettres anciennes et qui a fait de brillantes et solides études !
Février↑
Marcel Fouquier, « La Mer, par
M. Jean Richepin », La
République française, 16 février 1886, p. 3. :
Lorsqu’il y a une douzaine d’années M. Jean Richepin jeta son diplôme de licencié aux orties de la banlieue et publia la Chanson des Gueux, il fut du soir au matin illustre dans une petite troupe de poètes où il marcha de tous le premier,
« soufflant dans un clairon et frappant du tambour. »
Dans l’Université, ce fut un scandale et un cri d’admiration. Outre que la Chanson des Gueux s’ouvrait par quelques pièces dans le goût de Chénier, parfumées d’un frais ressouvenir d’idylles antiques, le jeune poète maniait avec tant de virtuosité toutes les harmonies du rythme, toutes les sonorités de la rime, inventait ou retrouvait pour peindre ses rêves des images si hardies, si fantasques, si éclatantes, qu’on prit plaisir, dans l’Université même, à voir M. Richepin meurtrir d’un poing si fort et si furieux le giron de l’Alma mater. Il n’y a que les enfants sains et drus qui battent ainsi leur nourrice. On raconte même que l’honorable M. Bersot, alors directeur de l’Ecole normale, et, d’esprit comme de style parfait voltairien, ne put s’empêcher de transcrire sur l’exemplaire de la Chanson des Gueux (complète), qu’il avait achetée, en souriant, à une librairie de l’Odéon, le vers classique
Pastores, hedera nascentem ornate poetam, Arcades…
Dans le public, le bruit courut qu’un poète était né, et l’on attendit avec anxiété, avec une curiosité vive du moins, les livres de M. J. Richepin. Jusqu’ici le poète a publié un remarquable roman, Madame Andrée, une nouvelle réaliste, la Glu, un drame en cinq actes et en vers, Nana-Sahib, et trois volumes de vers, les Caresses, les Blasphèmes, la Mer. On attend toujours le chef-d’œuvre espéré, presque promis. Je ne veux parler ici que de M. Richepin poète. Pour plaisante qu'elle soit, l’étude du romancier, de l’homme de théâtre, du philosophe et du Touranien nous mènerait trop loin. Je ne dirai même que peu de chose des Caresses et des Blasphèmes. Les Caresses sont un livre de sensuelle et farouche passion, où manque trop, à mon gré, le sentiment de l’amour sincère qui fait la grâce durable des Intimités de M. Coppée, Beau livre d’ailleurs qu’on ouvre et qu’on ferme sur un éblouissement, suite de claires chansons, fuite de couleurs vives, carnaval de mots qui babillent et brillent dans des paysages changeants de féerie. Les Blasphèmes témoignent de visées plus hautes et, si l’on veut, de plus nobles préoccupations. L'œuvre et surtout la préface ont fait coup de pistolet, coup de pistolet tiré sur les dieux et même les déesses des « pâles » Aryas, à qui, en même temps, dans une pose dramatiquement plastique, le poète montrait le poing en bon Touranien qu’il s’était découvert. M. J. Richepin, athée fervent, même mystique (comme dans la magnifique Prière aux étoiles), a composé pour les Blasphèmes quelques-unes de ses plus étincelantes variations lyriques et une admirable suite d'orchestre intitulée la Chanson du sang, d’un charme vraiment raffiné de sauvagerie. Quant à la partie philosophique de l’œuvre, les livres d’Hevétius, le « bon athée », ou des moindres paroissiens du baron d’Holbach, en donnent une idée assez précise.
Mais venons à la Mer. L’impression d’ensemble est celle d'une dépense énorme de talent, dépense malheureusement presque stérile. L’impression d’ensemble seulement, car, chemin faisant, on rencontre des pages exquises. Je n’aime guère les dix sonnets d'ouverture, où le poète s’excuse de décrire la mer après Michelet (il aurait pu dire aussi après V. Hugo, pour ne point parler d’Autran, etc.), M. J. Richepin nous arrête trop à ces sonores bagatelles de la porte. Mais dans le terza rima intitulé les Litanies de la mer, qui aurait étonné Gautier, M. J. Richepin a frappé et ciselé d’admirables vers où dans la chanson du rythme et la splendeur de l’image, tient vraiment toute la mer vivante. »
Mère admirable, dont les vagues sont fleuries
Quand le couchant ou l’aube aux rais papillottants
Sèment tous les métaux, toutes les pierreries,
Tous les écrins du prisme en reflets miroitants,
Tout l’arc-en-ciel dansant sur ton sein qui chatoie,
Mère admirable, ayant chaque jour deux printemps !
Mère admirable, quand, tel qu’un oiseau de proie,
Sur toi plane à midi le féroce soleil
Dont le vol immobile et dont l’œil qui flamboie
Silencieusement fascinent ton sommeil,
Tandis qu'une pudeur trouble ta chair et semble
Y faire à fleur de peau monter un sang vermeil !
Mère admirable, où dans la nuit palpite et tremble
Le triste et doux visage en pleurs du firmament ;
Ruche où, le soir venu, se retrouvent ensemble
Les abeilles du ciel à l’aurore essaimant ;
Hôtellerie où, las de leur course orageuse,
Les coureurs d’infini reposent en s'aimant ;
Couche d’Aldebaran et lit de Bételgeuse,
Mère admirable, dont le giron complaisant
Unit ce voyageur et cette voyageuse !
Pourquoi faut-il que de ce lyrisme étoilé le poète glisse au sonnet intitulé Accouchement, qui est la genèse du monde sur la lyre de Trublot. De fortune, quelques jolies pièces suivent cette regrettable fantaisie faite pour offusquer tous les Touraniens de goût, les Papillons, les Hirondelles, Oceano nox (un titre hardi), etc. Mais ces pièces alternent avec d’autres qui sont le laborieux triomphe d’une frivole virtuosité, comme le Jardin vivant, dont je ne citerai que ces deux vers :
Voici la pennatule au vaporeux dessin,
Plume d'autruche ; la chenille holothurie.
Je n’ai guère aimé non plus les chansons marines que le poète appelle les « Matelottes » et où il parle « mathurin » aussi bien, mieux sans doute qu’un « gabier luron ». Le prologue, dont le premier vers est tout un programme
Cric ! crac ! sabot ! cuiller à pot... Et je commence,
nous certifie que M. J. Richepin, par « grand’misère » ou dilettantisme, a mené vraiment la rude vie des gens de mer, de Nantes à Bordeaux, à la voile. Je n’y contredis point, et je passe à la partie suivante du livre, les Gas, qui renferme quelques belles pièces et d’autres fort intéressantes. Mais dans les Gas, comme dans toute la Mer, la virtuosité du poète l’égare souvent et lui dicte des vers d’où s’exhale, avec l’arôme puissant de la grève, un plus subtil parfum de parodie, témoins ceux-ci, tirés des Haleurs, qui ont frénétiquement excité la verve pittoresque et la pitié du poète :
Sautillant, boitillant, tortillant de la croupe,
Arrive enfin le tas des gueux, comme une troupe
De canards éclopés qui poussent des couincouins.
Ce sont les vieux pouillards, les gouines et les gouins.
Hommes ou femmes, tous des dégaines pareilles !
Des calus plein les mains, du poil plein les oreilles,
Les pieds tors, les genoux fourbus, la gibbe aux reins,
Tous plus ou moins quillots de leurs arrière trains.
Des gueules de pendus et des trognes d’ogresses !
Marmiteux malandrins, lamentables bougresses, etc.
Je citerai encore les vers consacrés à l’Hareng saur, que le poète appelle son « camarade » et qu’il nous montre nimbé d’or dans une gloire,
... dressé sur ton col robuste,
Ton vieux museau de mathurin
Resplendit pour moi comme un buste
D’or et d'airain.
Dans la partie de la Mer, Etant de quart, il est des pages exquises, entre autres la légende des trois petits gueux qui moururent sur la grève nue de soif et de faim. Ils moururent devant le mirage infini de l’eau et des pains ronds et dorés, désert de gilets baigné de la chaude lumière du couchant « semeur de prestiges ». Comment ne pas citer encore le début de l’Adieu, pièce mystérieusement triste et adorable, rêvée par un vrai poète en face de l’immensité assombrie de la mer où la plainte du vent et le clapotis des larmes fuyantes semblent bercer une douleur inconnue ?
— O marinier joli, je veux passer l’onde ;
Je veux voir avec toi les pays chantants
Où les beaux amoureux sont toujours constants...
— Le soleil est tombé dans la mer profonde.
C’est dans les Grandes chansons, qui terminent le livre, que M. J. Richepin a le plus violemment forcé son talent, au risque de fausser jusqu'à sa virtuosité. Le poème du Sel est un poème didactique ; les vers sont bien faits, industrieux, ingénieux, mais sans poésie. Certaines strophes nous ramènent à J.-B. Rousseau et à ses disciples. J.-B. Rousseau n’aurait pas appelé le sel « héros au glaive enchanté » ; mais l’« ami Pompignan » n’aurait pas été très fier de ces quatre vers :
O sel que les tribus barbares
Echangent encore à présent
Contre l’or et l'argent en barres
Et plus qu’eux trouvent bienfaisant.
Dans la Gloire de l’eau, le poète nous raconte la naissance du monde. C’est une étude d’après Lucrèce, de qui M. J. Richepin traduit à son usage le « Avia Pieridum peragro loca ». A me suivre si tu t’escrimes,
Et si pour toi mes rudes vers
Scientifiques sont des crimes,
Songe que dans ces grands bois verts
Et vierges je cherche ma route
Par des sentiers non découverts !
Sans doute, encore que le poète oublie qu’il a eu dans ces chemins quelques aventureux devanciers, c’est là une excuse mais une médiocre excuse. L’impérissable gloire de Lucrèce, ce n’est pas d’avoir mis en vers souvent pénibles le manuel de la philosophie d’Épicure. C’est d’avoir poussé dans l’éternel silence des nuits sereines qui épouvantait Pascal quelques-uns des plus douloureux cris de l’âme humaine, et aussi d’avoir, en des vers immenses, comme enfermé la nature elle-même dans sa séduction qu’elle ignore ou dans son impassible splendeur Si j’osais donner un conseil à M. J. Richepin, ce serait de laisser là dans les sentiers peu frayés où elles l’ont traîtreusement entraîné, la science et la rhétorique athée. Que le poète revienne à la poésie ! Il nous a annoncé, entre autres prochaines œuvres, les Chansons éternelles. Qu’il commence donc par celles-là !
Les oiseaux avec leurs ailes
Applaudiront,
comme applaudiront les vrais amis du poète.
Marcel Fouquier.
Mars↑
Charles de Larivière,
« Chronique littéraire », La Revue générale : littéraire, politique et
artistique, 1er
mars 1886, p. 103-105.
[…]
II
Je ne suis qu'un terrien, un terrien de la terre,
Et n'eus pas même, fils d'ancêtres paysans,
L'honneur d'être embarqué comme mousse à dix ans.
Mais comme, pour parler de la mer (1),
il faut au moins l'avoir vue, M. Richepin, après avoir épaté le bourgeois sur
les planches du théâtre de la Porte-Saint-Martin, a songé à
l'épater de nouveau en se faisant marin, ou plutôt en allant
habiter pendant quelques mois avec ce monde de pêcheurs et de
matelots qui vit de la mer et l'aime dévotement. C'est ainsi qu'il
nous dit plus loin
Non, moi, j'ai navigué pour de vrai, pour de bon,
A la voile, mes gas, et non pas au charbon,
A bord de caboteurs, de pêcheurs, en novice,
Qui mange à la gamelle et qui fait son service.
{104}
Marin d'occasion ou marin « pour de vrai », comme vous voudrez, puisqu'il avoue avoir fait le voyage de Nantes à Bordeaux, M. Richepin a donc entrepris aujourd'hui de nous donner l'impression de la mer.
L'an dernier, dans ses Blasphèmes, le poète, niant la Divinité, crachait sur elle sans s'apercevoir qu'il marquait ainsi son existence. Aujourd'hui ce tueur de dieux de dieux il est vrai qui, quoique tués, ne se portent pas mal, revient à sa forme des Caresses. Il s'agenouille sur la grève et adore la mer la pose extatique après les gestes du lutteur ; la prière après l'injure. Quelques mois vécus en mer ou sur la cote ont amené ce changement. La nature a de ces contrastes, et M. Richepin, qui poétise la nature soit en jetant des noirs sur certains côtes du tableau, soit en éclairant certains autres côtés, joue de ces contrastes. Mais M. Richepin ne remarque pas que ces éléments qu'il caresse, qu'il heurte, qu'il injurie, sont plus forts que lui, qu'il subit leur prestige et qu'il leur obéit. En les raillant, il croit se jouer d'eux ce sont eux qui se jouent de lui. Aujourd'hui il frappe la terre, le sol qui l'a fait naitre il vit en cette immensité de la mer, dont l'accalmie berce sa pensée et dont les colères aiguisent son extase. Toutes ses préoccupations sont au mol va-et-vient de la mer tranquille qui donne des enchantements, ou à la tempête qui secoue et ébranle les navires, qui brise les mâts, qui engloutit les familles, qui fait des veuves et des orphelins. C'est ainsi qu'à son adoration pour la beauté de la mer se mêlent des blasphèmes pour ses cruautés. Mais qui nous dit que cette extase durera ? L'an prochain peut-être, las de la mer, M. Richepin, cherchant de nouveau à épater son public, se mettra du Club alpin et fera, avec des miss, l'ascension du Mont- Blanc. Ce jour-là le poète s'installera à Chamounix pour y chanter la montagne et ses pics neigeux. C'est qu'en effet avec M. Richepin il faut tenir compte de ces secousses, de ces changements. Quand le poète aura oublié ses Litanies de la mer, ses Marines, il rira de ses vers l'algue marine et, se prosternant le front contre terre, il nous chantera les bienfaits de la betterave et de la pomme de terre. La philosophie de M. Richepin est faite de ces variations, de ces désordres. Son penser philosophique n'est jamais très profond ni très élevé ; comme les anciens, comme nous tous, il adore la nature, mais il n'adore qu'elle et il l'adore à sa façon, en l'insultant parfois. Aussi faut-il ne nous étonner ni de ses prières ni de ses blasphèmes. Aujourd'hui M. Richepin s'essaie dans la langue matelote demain ce sera dans la langue du laboureur s'il trouve moyen de lui donner des accents nouveaux, à moins qu'il ne s'en tienne à la langue du faubourg, qu'il manie si bien et dont il trouve des reflets dans tous ses essais. Il ne faut donc pas parler de l'unité d'idée chez M. Richepin. Comédien, poète, auteur dramatique, marin, Parisien de Montmartre, M. Richepin a été cela tour à tour, à commencer par élève de l'École normale, et M. Richepin est un mélange bigarré de ces divers états. Sceptique et artiste avant tout, il marche dans la vie donnant à gauche un fort coup d'épaule et faisant à droite un amoureux sourire. Il blasphème et adore à sa manière. Mais ses plus chaudes prières sont panachées de blasphèmes qui déparent les plus beaux morceaux. Dans le Serment par exemple, il nous montre une pauvre vieille, à la coiffe noire et à la figure pâle, qui mène son petit-fils, un orphelin, sur la falaise et, hagarde, clame des injures contre la mer en courroux qui lui a ravi père, mère et enfants. Et elle fait jurer à cet enfant de ne jamais se livrer à la mer serment d'enfant que le jeune homme, ébloui et attiré, ne pourra tenir. Or cette poésie est salie de mots grossiers qui n'y ajoutent aucune force. C'est que M. Richepin, dont l'effort est de donner de l'originalité et du relief à la phrase plutôt qu'à l'idée même, trouve qu'il est artiste de cracher parfois sur la rose pour mieux sentir ensuite son parfum. Ce même public qui traite M. Richepin en enfant gâté, lui pardonnera difficilement ces instincts bas et un tel manque de goût. On ne pend plus au gibet de Mont-faucon, et M. Richepin croit avoir toutes les impunités.
Poète, M. Richepin l'est absolument. Dans ses Marines, dans ses Matelotes, dans ses Litanies de la mer, dans ses grandes comme dans ses petites chansons, quand il nous décrit avec une science souvent fatigante la flore marine ou le peuple aquatique, quand son coup d'œil de marin suit anxieusement les nuages qui couvrent l'horizon, quand il nous donne la vie du matelot et du pêcheur à bord ou à terre, on retrouve toujours avec le même élan et des accents à part la même souplesse de vers. Ce n'est pas que le souffle soit bien puissant chez M. Richepin. Le poète n'a pas le vol haut et large ; il volète à fleur d'eau ou à fleur de terre. Les termes violents tiennent lieu souvent de puissance. M. Richepin n'est que poète impressionniste, cherchant à nous émotionner par le caractère de la mer ; les plus doux accents, il les garde pour lui, nous dit-il; il se borne à nous montrer la mer telle qu'elle est, avec ses caresses et avec ses rudesses. Parfaits tableaux de genre, d'ailleurs, et qui ne manquent pas de cachet ; mais M. Richepin n'est qu'un peintre de genre.
Il nous décrit les nuageries
On dirait une bande d'oiseaux
Dans les eaux
Plongeant pour mourir où fut leur nid.
Il nous donne quelque effet de neige
dont les flocons,
Papillons en avalanche
Font le ciel jaune et laineux
Il nous montre les Corbeaux, ces « croque-morts de l'orage
», arrêtant subitement leur vol pesant et majestueux, et «
s'affalant sur la charogne » :
De pourriture ils font ribote
Parmi la sanie et les vers.
Ça rit, ça braille, ça jabote
Dans les jus épais, noirs et verts,
Ça patauge jusqu'à mi-botte.
Les croque-morts sont en ribote.
{105}
Il nous montre aussi le matelot qui, revenu à terre, s'est précipité chez la mère Barbe-en-Jonc pour y faire ribote à sa manière :
Et quand il reprend sa route,
Rebouclant son pantalon,
Tous ont du vent dans l'écoute,
Que leur voile en fait ballon.
Partout et toujours ne sent-on pas
cette constante préoccupation de nous donner l'impression
matérielle de la chose ! La mer a ses accalmies et ses orages ; le
monde qui vit sur la grève a ses jours de pleurs et ses jours de
joie ; le pêcheur et le matelot ont leurs heures d'humeur et leurs
moments de gaieté. M. Richepin réussit admirablement à nous faire
revivre ces contrastes. Ses poésies ont tantôt des rires saccadés,
gambadant de la plage sur l'entrepont tantôt elles sont des drames
douloureux et terribles. C'est alors que le poète, après ses
sourires, mêle des injures à ses pleurs. Mais, je le répète, le
côté dominant de la poésie de M. Richepin, d'accord avec les
naturalistes du roman, n'est pas de nous faire penser, mais de
nous faire voir. Avec M. Richepin, quand nous sommes à bord, nous
voyons le monde qui grouille dans la mer et nous entendons le
roulement des galets qui
Font cataracter sur la grève
Des vomissures de géant !
Quand nous sommes à terre, nous entendons, avec le bruit lointain des vagues, le vacarme du caboulot de la mère Barbe-en-Jonc où se grisent les matelots à coups de d'riquiqui. Mais le poète ne nous fait rien concevoir au delà du cadre restreint de son tableau ; nous ne voyons jamais avec lui au-delà de la grande scène de la mer. La mer n'est pour lui guère autre chose qu'une immense buanderie, et nous assistons à la lessive. Et que de linge sale, malgré les extases du poète ! Michelet, à qui l'on est naturellement enclin à comparer l'œuvre nouvelle de M. Richepin, éveille en nous des sentiments ; son imagination et son cœur nous font concevoir la majesté de la mer, suscitant en nous des idées de beauté ou des idées de terreur. Rien de tout cela avec M. Richepin. Impressionniste, il nous calque par le menu la vie du monde marin, et nous ne devons pas aller plus loin nous ne devons pas monter plus haut. Avec Michelet, nous pensions et pouvions être en extase ; avec M. Richepin, c'est lui qui prétend être en extase, et nous ne pouvons que contempler.
Si l'œuvre poétique de M. Richepin est plus exacte et plus vécue, la prose de Michelet est plus vibrante et plus poétique. M. Richepin a peut-être bien observé et mérite le prix du bien-rendu. Mais Michelet a psalmodié avec son cœur la grandeur de la mer, telle que nous la concevons et l'aimons et c'est lui qui a mérité le prix de la vraie poésie.
Charles DE LARIVIÈRE.
Septembre↑
Marcel Fouquier, « Profils et
portraits. M. Jean Richepin », L’Écho de Paris, 10 septembre 1886,
p. 1-2.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
J’ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,
Un torse d’écuyer et le mépris des lois.
Ceci est le portrait de M. J. Richepin, portrait un peu plus farouche que nature. C’est là le descendant des Touraniens « nomades et tueurs », l’ennemi de « pâles Aryas », notre ennemi. Soyez rassurés. Si le poète a nié le progrès, il ne saurait contester le progrès des mœurs. Cette rage aventureuse de destruction qui poussait ses ancêtres dans les plaines de l’Asie vers le meurtre et le pillage ne l’a poussé qu’à rimer les Blasphèmes. Seuls les dieux ont eu à se plaindre du poète. Quel carnage, messeigneurs ! M. J. Richepin n’a épargné ni Vénus « qui aime les sourires » ni même les satyresses, ces bohémiennes de la mythologie A part ce delirium déïcide, le poète vit à Paris, à quelques nuances près, comme un arya, et c’est dans la maison de l’arya Molière que sera représenté {2} Monsieur Scapin. Avant de chanter ses farouches aïeux, qui n’avaient de loi que le hasard et de Dieu que le néant, M. J. Richepin a passé par l’école Normale. Il a conservé dans le monde universitaire des amitiés à toute épreuve. L’universitaire distingué qui signe Janus et qui n’a pas deux jugements a sacré M. J. Richepin lors des Blasphèmes, poëte de génie et Touranien sublime. Normalien et Touranien. M. J. Richepin est là presque tout entier. A l’école Normale, il fut un irrégulier brillant, un « romané » lauréat du prix de vers latins. C’est justice d’ajouter que même dans la voiture ambulante de « Martha, la fille à l’ourse », il serait toujours licencié ès-lettres. Pour moi, j’avoue que je ne partage pas l’enthousiasme naïf de Janus, qui surprend un peu de la part d’un écrivain si sévère pour M. Leconte de Lisle. Je conçois qu’on prenne plaisir à regarder M. Richepin, infatigable athlète, jongler avec les rimes et les strophes dans des poèmes à grand orchestre. Mais est-ce dénigrer M. Richepin que de ne voir en lui qu’un poète de talent et un romancier qui a donné déjà de magnifiques espérances ?
Lorsqu’en 1874 parut la Chanson des gueux, M. J. Richepin se réveilla célèbre. Peut-être fut-ce Janus qui ce matin là vint le réveiller ? Le livre fut poursuivi et l’auteur condamné.
Ici deux gueux s’aimaient jusqu’à pâmoison
Et cela m’a valu trente jours de prison.
On lit ces vers dans la Chanson des Gueux expurgée. Cette rigoureuse condamnation fut pour le poète ce qu’est un accident même léger pour un dompteur. La Chanson des Gueux venait à son heure, du reste. L’école des Parnassiens était dispersée. tout en empruntant à cette école la religion de la rime riche, M. J. Richepin se posa plutôt en « frénétique » qu’en « impassible ». La bande des « vivants » a laissé une légende dans le quartier latin. M. J. Richepin en était le chef, M. Ponchon, plus modestement le Silène. M. Ponchon que M. Richepin apostrophe en ces termes :
Salut, Ponchon, salut, trogne, crinière, ventre
et que M. Bouchor a peint d’un vers plus idyllique :
Saoul comme un templier et joyeux comme un nid !
M. Paul Bourget, dont le profil fin, fier et mélancolique évoquait quelque page rêveur de la Renaissance italienne, était aussi des « vivants ». Dans ce groupe, on voyait encore parfois un jeune homme qui devait mourir à vingt-quatre ans, dans la misère, après avoir habité, par économie, un couvent, où il lisait tantôt des auteurs mystiques, tantôt les derniers romans parus, passant de Sainte Thérèse à M. E. de Goncourt, car il était littéralement fou de modernité.
Il s’appelait Adrien Juvigny. Tous ceux qui l’ont connu l’ont admiré et l’ont aimé. Pour revenir à M. J. Richepin, la Chanson des Gueux fut un succès. Ce n’est pas que bien des pièces du livre, et surtout celles écrites en argot, ne soient d’assez médiocres exercices de rhétoricien qui s’encanaille avec délices en l’honneur de F. Villon, ou qui n’est point mécontent de dépasser l’auteur des Réfractaires sur le chemin frayé par lui. Mais je ne veux en rien rabaisser le mérite, ni l’originalité du poète. Il a peint avec verve, parfois avec émotion, les gueux des champs et les gueux de nos faubourgs. Il a aussi gravé des eaux fortes d’une attaque franche, de curieuses vues de Paris, terrains vagues blancs de gravats et rôtis de soleil, va-et-vient pressé de la foule dans les rues, où tremblottent des clartés vagues, dans les premières brumes des soirs de l’hivers, etc. Jolie collection à mettre en regard des aquarelles brillantes et fines que M. F. Coppée a rapportées des pays situés au-delà des fortifications.
Après la Chanson des Gueux, M. J. Richepin publia les Caresses, un poème de passion sans tendresse. M. J. Richepin y célèbre un chapeau de paille,
… jardin des sept couleurs
Tout fleuri de rubans, tout rubanné de fleurs.
Ce chapeau, c’est la poésie des Caresses. Dans les Caresses M. Richepin s’écrie encore :
O bourgeois, vos amours sont des fromages mous
Le nôtre, un océan d’alcool pleins de remous.
Sur cet océan, le poète fait voguer en floréal un bateau rose, en brumaire un bateau noir ! C’est tout le livre.
On le ferme assez promptement pour rêver aux Intimités. Les Caresses ne firent aucun bruit. Les Blasphèmes ont fait scandale. Les Blasphèmes sont dédiés à M. Bouchor, quoique « par la faute de son sang vicié d’Arya » M. Bouchor ait mal tourné, rimant les si beaux sonnets mystiques de l’Aurore ; c’est une œuvre sans portée. Les dieux, aujourd’hui, ne gênent plus guère l’humanité pensante. « Pauvres Dieux, » a dit dans un sonnet fameux un autre poète athée, M. A. Lefèvre.
Les Blasphèmes témoignent d’une virtuosité à nulle autre seconde. Quant aux théories philosophiques de M. Richepin, ces trois vers les résument (dont je prends la licence d’adoucir le premier) :
La vie est une femme soûle
Qui, dans l’infini, hurle et roule
Sans savoir comment ni pourquoi.
Ailleurs, le poète nous convie sans rire à regarder
Sous l’aile des Hasards éclore les étoiles
Voilà come parle M. Richepin, lorsqu’il a quitté enfin le ton de la blague, en s’écriant :
Laissons cette arme vaine au point des imbéciles.
Si le dernier effort de cette métaphysique est de définir la pensée, « un borborygme du cerveau », mieux vaut lire Platon, ô gué ! Mais, dans les Blasphèmes, il convient de faire la part vaste à la fantaisie humoristique du poète.
Dans la Chanson des Gueux, un gavroche, sous une averse, relève la tête et
Fait un grand pied de nez au ciel tonitruand.
Dans les Blasphèmes, le poète lance un ciel cette apostrophe moins lyrique que celle de l’Espoir en Dieu.
…..Viens ciel,
Déjà ma main t’insulte en gestes familiers !
La Mer est la dernière œuvre poétique de M. J. Richepin. Il y a de jolis et même de beaux vers dans la première partie. C’est dans les Grandes Chansons que l’auteur a perdu pied. M. J. Richepin y célèbre le sel avec une dévotion exaltée et mystique, l’appelant un « héros au glaive enchanté » et même un « blanc séraphin ». Cela fait songer vraiment à la poésie de J.-B. Rousseau ou même au lyrisme de Lefranc de Pompignan, dans ses cantiques les plus sacrés.
M.J. Richepin a rimé encore un drame romantique, Nana-Sahib, qui n’a pas eu, à la Porte-Saint-Martin, tout le succès qu’il méritait, car il est mouvementé et pittoresque. Enfin, M. J. Richepin a écrit plusieurs romans. Le plus remarquable, c’est le premier, Madame André, où M. J. Richepin a dessiné un admirable portrait de bohème, celui de Nargaud, un Diderot apocalyptique. Madame André, cette femme si séduisante dans sa grâce triste, qui a dix ans de plus que son amant et fait ses livres sans qu’il s’en doute, sous prétexte de mettre au net le manuscrit, est de celles dont les poètes seront toujours un peu amoureux. « Elle prenait des notes comme on cueille des fleurs ». Pour ce mot seul Stendhal aurait aimé M.J. Richepin. Mais la Glu, mais Miarka ? M. J. Richepin a écrit deux beaux livres qui sont ses œuvres de début, la Chanson des Gueux et Madame André ; dans tous les autres, il apparaît comme un normalien qui « fait gros » de parti-pris comme un « théophage » qui devrait être rassasié de blasphèmes, comme un Touranien romantique qui a peut-être, car il l’assure, « la soif du néant », mais à qui l’on a reproché souvent d’être avide de la réclame, comme un versificateur étincelant qui n’a plus que des éclairs de poésie !
Marcel Fouquier.
Octobre↑
Paul Demeny, « Jean Richepin »,
Le Soir, 25 octobre
1886, p. 1.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
Quel chemin il a fait, le poète de la Chanson des Gueux depuis son mois de prison à Sainte-Pélagie pour outrage aux mœurs, à cause de quelques vers rabelaisiens, jusqu’à la journée d’après demain où, le front haut — j'allais dire, le front ceint de lauriers, — il entrera dans la maison de Molière.
On nous aurait dit, à nous tous, ses camarades de collège et de lettres, quand il rayonnait au milieu de la pléiade dont l’illustre Ponchon et l’élégant Maurice Bouchor étaient les astres les plus brillants, ou nous aurait dit que Richepin, troubadour fantaisiste, gai buveur et bohème, de haulte graisse, entrerait quelques années plus tard à la Comédie-Française, que nous aurions haussé les épaules de pitié et envoyé promener ces prophètes étonnants.
Vous verrez que Richepin portera l’habit à palmes vertes et, pour sa punition, deviendra académicien sur ses vieux jours.
Un de nos amis l’interpellait ainsi avant hier, la lyre à la main :
Poète à barbe noire, échappé des pilastres
Qu’on voit sur les palais des rois assyriens
Peuples puissants du jour, gueux et prétoriens
Te goûtent dans Paris, ou te lisent dans Castres.
La gloire vient, tes vers sonnent comme des piastres
Et font le désespoir de nos grammairiens,
Pauvres bonzes palmés de vert, galériens
Du Poncif s'obstinant à bafouer les astres.
Le fait est que, depuis la Chanson des Gueux jusqu’à la Mer, en passant par les Blasphèmes, Richepin a singulièrement fait la nique aux classiques et aux normaliens, dont il a été.
Son vers est étonnant de fantaisie inattendue, de puissance shakespearienne ; Son vocabulaire est d’une richesse pure ; tout s’y rencontre : la langue élevée, l’argot du ruisseau, le réalisme obscène les termes techniques ; c’est d’une science, à la fois supérieure et ordurière, d’une originalité incontestable, d’une personnalité typique.
Richepin est bien lui-même et son grand mérite c’est que, dans ses œuvres, déjà nombreuses quoique fortement discutées, il ne doit rien à personne : défauts et qualités, tout est bien à lui.
C’était très habile, après la Glu, après Nana-Sahib, après ce théâtre violent, heurté, fait de passions surchauffées, de sang, de meurtre, de baisers impurs et de fusillades horribles, de remettre son vers au pas pour ainsi dire, d’écrire une comédie genre dix-septième siècle, de prendre la suite le Molière et de se faufiler ainsi sous ses vénérables portiques.
J’imagine bien qu’il y a quelques modernismes, quelques vers piquants et nouveaux dans ces trois actes qui se joueront sous couvert du grand siècle ; mais le principal était d’entrer dans la place, et, après, vous verrez que Richepin imposera un drame de sa façon et qu’il plantera son drapeau, fait de couleurs disparates, au fronton même de notre première scène dramatique.
Car Richepin est un tempérament et il faut compter avec lui : poète, romancier avec les Morts bizarres et Madame André, homme de théâtre avec les pièces qu’on connaît déjà, il est appelé au plus brillant avenir ; car il semble être définitivement sorti de la période des excentricités de toutes sortes qui ont appelé sur lui l’attention. Il n’a que trente-sept ans, il a la paix du foyer domestique : la France littéraire a le droit d’attendre beaucoup de lui.
Paul Demeny.
Louis Gaillard, « Hommes et choses — Jean
Richepin », Le
Constitutionnel, 31 octobre 1886, p. 2.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
La toile est tombée sur Monsieur Scapin.
La toile est tombée sur un succès.
Jean Richepin joué à la Comédie-Française ! L’auteur de la Chanson des Gueux mis au rang des Molière, et des Regnard ! C’est à n’y pas croire ! Et le bon public, celui qui juge, Monsieur, le bon public d’ouvrir les yeux, d’écarquiller les paupières devant l’affiche ; et, voyant qu’il a bien lu, de rester soucieux et de gémir sur la démoralisation de cette fin de siècle.
Où allons-nous ? dit-il en se rappelant les Blasphèmes Louis Gaillard, « Hommes et choses — Jean Richepin », Le Constitutionnel, 31 octobre 1886, et n’osant, proh pudor ! se rappeler les Caresses. Mais qu’il se détrompe, le public, et qu’il aille à Monsieur Scapin, et là il oubliera bien vite Chanson des Gueux et Blasphèmes. Qu’il se détrompe et qu’il efface surtout de sa mémoire le Richepin d’antan, le Richepin jouant Nana-Sahib, le Richepin aux folles équipées, le Richepin bohème, enfin !
La bohème, Jean Richepin ne l’a que côtoyé, il ne s’est pas attardé sur ce chemin « bordé, selon Henry Murger, de deux gouffres : la misère et le doute. »
Mais entre ces deux gouffres, a dit encore Mürger, il y a du moins « un chemin menant à un but que les bohémiens peuvent toucher du regard en attendant qu’ils le touchent du doigt. »
Ce but, Richepin l’a atteint.
Il est peut-être le seul de toute la pléiade des noctambules montmartrais, de toute la bande de Jeunes, qui pérorait dans les cabarets artistiques.
Où s’en sont allés, les combattants d’hier ? André Gill, il est mort ; le pauvre Joë, mort tristement ; Robert Caze, Clément Privé, morts aussi, et bien d’autres encore, disparus, oubliés !
On vieillit vite dans le monde artistique à Paris, et il faut se hâter de faire acte de présence dans la vie, si l’on ne veut pas sombrer sous le flot des médiocrités qui paraissent et disparaissent chaque jour.
La Chanson des Gueux, les Caresses, mais c’était en quelque sorte la gourme de son talent que Richepin avait jetée à la pâture du public ; c’était le trop plein de son exubérante jeunesse.
Richepin n’est plus le bruyant poète des cabarets et des cercles : c’est l’auteur applaudi à la Comédie-Française.
Les promenades nocturnes sont loin. Il habite maintenant un charmant hôtel entre deux jardins. Une cloche, comme à une porte de château, annonce un visiteur
Un jeune chien vient passer dans les jambes de l’importun ou de l’ami, on le caresse, et il regagne, joyeux, sa niche peinte en rouge ; on pénètre dans un vestibule tendu de rouge ; on monte un escalier toujours en rouge ; et ce poète, le blâmé d’hier, l’applaudi d’aujourd’hui, le glorifié de demain, vous reçoit, affable, très accueillant, et vous fait entrer dans son cabinet de travail. Il vous raconte ses commencements, sa pièce ; sa voix chaude e sympathique vous empoigne, on ne se croit plus dans un cabinet de travail, chez un poète, il semble que l’on se trouve dans un temple, chez un Dieu.
Il est vrai qu’en son costume tout rouge, ayant l’air d’un prêtre de Bouddha ou du dieu Vichnou, il ajoute beaucoup à l’illusion.
Mais l’on revient bien vite à la réalité en apercevant par la fenêtre un cheval mécanique piteusement échoué au fond du jardin.
C’est le cheval du petit Tiarcko.
Tiarcko ? Tiarcko Richepin, parbleu ! Cela peint bien le Richepin d’a présent, qui doit être bon père, car il est bon fils. Oui, l’auteur des Blasphèmes est bon fils ; et que l’on nous permette de citer le fait suivant qui nous a été conté :
A l’époque de l’édition d’un de ses livres, Richepin apprend que son père, habitant la Fere, est on ne peut plus mal.
Tout quitter et partir fut l’affaire d’un instant.
S’il n’a pas toujours été compris par la foule, en revanche, les artistes, ses frères, ont toujours été enthousiastes de lui, et à Montmartre il existe un de ces cénacles qui se font rares maintenant ; cela s’appelle « La Butte ». Il ne se passe pas de réunions littéraires de cette société où l’on ne dise du « Richepin » ; car il y a ses fervents.
Pour nous, nous croyons fermement que le poète, sans se départir de l’observation exacte de la vie, s’applique dès maintenant à faire éclore des œuvres moins brutales, avec plus de sentiments, plus poétiques en un mot.
Cette tendance s’accusait déjà dans les Litanies, extrait de la Mer, admirable de grandeur.
Cette tendance s’accuse davantage dans les Braves Gens, son roman en cours de publication dans le Figaro.
Dans ce roman, se trouvent des pages d’une émotion sincère, d’une sentimentalité exquise, à côté de théories artistiques d’une hardiesse sublime.
Son Monsieur Scapin montre son talent sous une nouvelle face. C’est de la gaîté saine qu’il n’aurait pas pu trouver à l’époque de la Chanson des Gueux ;
C’est donc près de son feu, tout en haut de son petit hôtel, dans son home, entouré d’une foule de bibelots, là-bas dans un coin de Paris, menant une vie tranquille, en oubliant les jours tristes, qu’il a écrit cette œuvre, qui n’est, nous l’espérons, que le commencement d’une suite d’œuvres sainement pensées et écrites dans cette langue riche et variée qui n’appartient qu’à lui.
Qui sait ? les lauriers récoltés à la Comédie-Française se métamorphoseront peut-être plus tard en palmes.
Cela ferait très bien, le vert, sur le costume rouge de Richepin.
La théorie des couleurs complémentaires, quoi ! Qu’en dites-vous, M. Chevreul ?
Louis Gaillard
Novembre.↑
Trublot, « Une Pantomime de
Richepin », Le Cri du
peuple, 1er
novembre 1886, p. 3.
Paraît qu’eul’ compagnon Richepin Jean a mis dans l’mille, hier, dans la boîte à Molière, par une façon d’ « pantomime » en trois actes, avec coups d’bâton, gifles, pifs écrasés dans les lourdes, coups d’pied « dans la lune », – où les personnages jaspinent soudain et en verses bien campés sur leurs pieds, et dans laquelle la bourgeoisie écoppe et, tout particulièrement l’notariat, pour l’quel, après les Corbeaux, après les Femmes savantes, Monsieur Scapin est d’nouveau un coup dur, bien dur.
V’là qu’est bah ! Mais, comm’ j’étais point à c’te p’tite fête, vu que personne ne m’avait fait l’honneur d’m’envoyer un train spécial, j’ne m’suis point dérangé du p’tit village où j’assiste présent’ment, d’une première loge, à la grrrande féérie d’l’automne sur l’théâtre d’la nature, mezigue va vous donner une idée – et des fragments – d’une autre pantomime, sans verses celle-ci, mais fort curieuse, l’Ame de Pierrot, également d’Richepin, qu’a pas encore été mise à la scène, mais qui s’trouv’ra tout au long, dans Braves Gens, l’prochain roman d’l’auteur d’Madame André.
Attention… Les trois coups !
Anonyme, « Semaine théâtrale –
Comédie-Française. – Monsieur Scapin, comédie en trois
actes, en vers, de M. Jean Richepin », La Vie moderne, 6 novembre 1886, p.
2.
Ce document est extrait du
site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.
M. Jean Richepin n’a encore donné à la scène que deux pièces originales : la Glu et Nana Saïb, toutes deux ont parcouru une assez courte carrière.
Nous attendions plus et mieux de la part du poète qui a composé la Chanson des gueux. La traduction de Macbeth nous a plu modérément, et nous attendions avec impatience le moment où M. Richepin, l'homme de toutes les hardiesses, aborderait franchement le drame ou la comédie moderne ; on nous annonce enfin, que M. Richepin a fait recevoir Théâtre-Français, une pièce en trois actes, et c’est... un pastiche, c’est Monsieur Scapin.
M. Jean Richepin ne se croit donc pas mûr pour un grand ouvrage ; inclinons-nous devant cette louable modestie.
Mais il nous semble que son nom et sa renommée interdisent à M. Richepin de continuer à suivre cette voie : traduction et pastiche n'ajouteraient rien à sa gloire.
Monsieur Scapin a pris avec l’âge du ventre, et de la raison, c’est aujourd’hui un bourgeois renforcé, il est quinteux et despotique. Placez en face sa femme, douce compagne qui se souvient des mauvais jours gaiement traversés, et sa jeune fille, espiègle et délurée créatures chez qui le père retrouvera ses défauts et ses qualités d’antan, vous connaîtrez la famille Scapin.
Monsieur suit les errements des barbons des pères Cassandres auxquels il a fait si longtemps la nique, et non content de gourmander sa femme, il veut marier sa tille Suzette à un clerc sournois et débauché dont le père a des écus.
Suzette est une commère entêtée comme monsieur son père, elle refuse d’associer son existence à celle du mauvais drôle, pour lequel elle ne ressent que de l’aversion, et elle aime d’un amour follement partagé, le joli Florisel, l’amoureux de la comédie italienne.
Les deux amants seraient fort en peine de vaincre la résistance obstinée de Scapin, sans l’intervention du valet Tristan, qui cherche à séduire le redoutable père de famille, en se déclarant son admirateur et son guide. Tristan a découvert la véritable position du malencontreux Antoine, le prétendu imposé à Suzette, il sait que le père de ce basochien est un brelandier fieffé, dont les ressources ont fondu dans les tripots, et dont le but est de mettre la main sur une dot pour la partager avec son fils. Antoine se prête à la combinaison, par amour pour Rufla, la courtisane, dont il ne peut satisfaire les coûteux caprices.
Tristan explique la chose à Scapin ; mais celui-ci ne voit plus que les personnages de la comédie, il connaît l’intrigue et le dénouement, on le prend pour un Géronte; mais, à d’autres !
L’affaire se corse, Rufla tenue au courant des projets matrimoniaux de Scapin, lui jette sur les bras le Matamore, sous la figure d’Esplandias, faux capitaine et faux oncle de la demoiselle.
Scapin tient vaillamment tête à Esplandias : ne connaît-il pas la grimace ? Mais Esplandias va si loin que Scapin commence à trembler, n’est-il plus un personnage de la comédie ?
Esplandias sent fléchir son adversaire, mais comme Scapin a revêtu prudemment la livrée de Tristan, c’est sur le dos du valet que le farouche matador exerce sa grande rapière ; Tristan passe la jambe à son ennemi et l’envoie rouler dans la poussière.
La scène est très amusante ; elle a contribué pour sa bonne part au succès du second acte.
J’ai vraiment plaisir à m’arrêter sur celle partie de l’ouvrage ; le premier acte est plus littéraire et plus fin que le second, mais le second a l'allure plus libre, le vers plus éclatant, la fantaisie s’y déploie avec un luxe d’expressions pittoresques, ou de détails charmants, où la personnalité de l’auteur se dégage et s’affirme.
L’entrevue secrète de Florisel et de Suzette dans la maison du notaire Barnabe, est tout simplement charmante ; j’y note le délicieux couplet de Florisel :
Suzette. Un secret î Vous avez un secret ? Lequel est-ce ?
Florizel. Oh île le même, tu sais, le même que je laisse S’exhaler de mon cœur partout où nous passons,
Suzette
Un secret ! Vous avez un secret ? Lequel est-ce ?
Florisel
Oh ! le même, tu sais, le même, que je laisse
S’exhaler de mon cœur partout où nous passons,
Que je confie à tout, et de mille façons,
***********************************
Secret de mon bonheur, secret de mon martyre,
Que je t’ai dit cent fois, jamais las de le dire,
Que je disais hier, que je dirai demain,
A tes yeux, à ta joue adorable, à ta main ;
Secret que je voudrais enfin, ô ma farouche,
Faire chanter par mes deux lèvres sur ta bouche.
La dispute d’Esplandias et de Scapin dont j’ai parlé plus haut, serait tout entière à citer, la force comique y éclaite à chaque trait.
Témoin ce morceau :
Esplandias
Je sortis le dernier au sac de Pampelune.
Scapin
Et moi, je suis entré le premier dans la lune
… Dans la lune, oui.
Ne me regardez pas de cet œil ébloui,
Parce que vous n’avez, vous, couru que la terre,
Preuve que vous étiez un piètre militaire.
Esplandias.
Pardon ! Vous m’insultez, je crois. Etes-vous fol ?
Je suis Espagnol.
Scapin
Ah ! Vous n’êtes qu’Espagnol ?
Moi, monsieur, je suis fils d’un pays chimérique,
Encor non découvert, dans la tierce Amérique
Où les roquets sont gros comme des oriflans,
Où la tulipe est bleue, où les merles sont blancs,
Où toujours les jeudis sont quatre par semaine,
Où c’est Dieu qui s’agite et l’homme qui le mène,
Si bien que les enfants, même avant d’être nés
Ont leurs trente-deux dents et du poil sous le nez
Esplandias
Mais vous n’en avez pas.
Scapin.
Moi, monsieur, je le coupe,
Pour ne pas, comme vous, le tremper dans la soupe.
La saine gaîté de la pièce avait mis le public en belle disposition, et certes il avait pardonné à l’auteur d’avoir brodé sur un canevas un peu mince d aussi brillantes arabesques, quand le troisième acte nous a conduits dans un milieu presque sinistre, nous forçant à entendre le trio de coquins, Barnabé, Antoine et Rufa, qui jusque-là restaient au second plan. Prise au sérieux, la pièce devient pénible, et malgré tout son talent, M. Richepin n’est pas parvenu à dissiper le malaise du public ; ce n’est qu'au dénouement que nous avons été soulagés.
Suzette épouse Florisel, comme il convient; Scapin renonce à la lutte :
Car on perd, à coup sûr, si bien qu’on si connaisse,
Quand on a contre soi l’amour et la jeunesse.
Je résume mon opinion en deux mots, si M. Richepin n’est pas encore un maître dans l’art dramatique, c’est toujours un grand poète.
Nous n’avons pas perdu notre soirée. M. Coquelin interprète le personnage de Scapin avec un art supérieur ; il unit à une complète intelligence du rôle, des moyens d’exécution remarquables.
A côté de lui, M. Coquelin-Cadet (Tristan), a fait une excellente création.
M. Le Bargy est un amoureux transi, il dit joliment les vers.
MM. Truffier, Laugier et Gravollet complètent un parfait ensemble.
Il y a dans Monsieur Scapin quatre rôles de femmes : Dorine, c’est Mme Montaland, elle a de l’autorité et du mordant.
Mme Samary représente la courtisane Ruffa, c est un assez mauvais rôle.
L’auteur de Monsieur Scapin a dessiné avec un relief surprenant la charmante figure de Suzette. Il suffisait à l'artiste chargée du rôle d’avoir le physique de l'emploi, et quelque expérience du métier, pour y produire de l'effet.
M"° Muller satisfait entièrement à ces deux conditions, et elle a pleinement réussi.
Mme Fayolle a esquissé la physionomie caricaturale de Mme Barnabé.
Anonyme, « Revue de la
presse », Le Sémaphore de
Marseille, 6 novembre 1886, p. 2.
Ce document est extrait du
site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.
[…]
On sait le légitime succès que vient d’obtenir au Théâtre Français « Monsieur Scapin », la comédie de M. Jean Richepin. Tous les critiques du lundi ont été unanimes pour louer la facture et la richesse du vers. M. Jules Lemaître, le fin critique des Debats, saisit cette occasion pour révéler à ses lecteurs qu’au temps où il était régent de rhétorique, il jouait les Richepin dans sa classe :
Quand j’étais régent de rhétorique (ah ! le bon temps que celui où j’exerçais cette profession surannée !), une de mes principales préoccupations était de trouver, pour mes élèves, des « matières » intéressantes de composition française. Or, j’avais découvert — non pas le premier, j’imagine — un filon à peu près inépuisable. J’inventais des « suites » à tous les chefs-d’œuvre du théâtre classique. Par exemple, je dictais à mes doux collégiens les lignes suivantes : « Vous supposerez que, après la dernière scène des Précieuses ridicules, Cathos et Madelon, restées seules, tout abîmées de confusion, reconnaissent leur sottise et jurent de se corriger ; et que, M. Gorgibus rentrant en cet instant, elles lui font part de leurs bonnes résolutions et le supplient d’aller trouver La Grange et La Thorillière et de raccommoder les choses. Vous imiterez, autant qu’il vous sera possible, la langue de Molière et le tour de son dialogue. » Et je tâchais d’exciter sur ce dénouement optimiste et moral les huit bancs somnolents (il y en avait huit) où s’alignaient les boules rases ou chevelues, les tuniques fatiguées des internes, les vestons et les cravates à pois des externes riches, les tailles dégingandées, les mains rouges, et les bonnes têtes pas jolies, aux traits ébauchés et comme transitoires, des adolescents en plein âge ingrat. Ou bien je leur dictais cette « matière » plus intéressante encore (et l’un d’eux répétait le dernier mot de chaque bout de phrase dicté… l’un d’eux, c’est-à-dire le bon garçon raisonnable, obligeant, pénétré en venant au monde du respect de l’autorité, qui, dans chaque classe, ramasse les copies et est chargé de tenir le « cahier de textes », et, qui, plus tard, sera sûrement bon père de famille, officier ministériel ou fonctionnaire) … Donc, je dictais aux huit bancs : « Lettre de Philinte à Alceste, dix ans après le dénouement du Misanthrope. Alceste vit tout seul, comme il l’a annoncé, à la campagne, dans une retraite profonde. Philinte lui écrit pour lui donner des nouvelles de tous les personnages de la comédie à laquelle ils ont été mêlés. Il a épousé, lui Philinte, la bonne et sincère Eliante. Ils sont heureux ; ils continuent de pratiquer leur douce philosophie ; ils voient souvent Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, etc. Célimène, à mesure que l’âge est venu, a vu s’éloigner d’elle tous ses adorateurs et, de dépit, s’est faite prude, tout comme Arsinoé. Cela était inévitable. Arsinoé s’est fait épouser {254} par Oronte en louant ses petits vers. Elle est horriblement jalouse de son mari. Pour Acaste et Clitandre…, cherchez ce qu’ils ont pu devenir. » C’est ainsi que je faisais, comme Fabre d’Eglantine, mais dans un esprit moins paradoxal, ma Suite du Misanthrope. C’était un exercice innocent et agréable.
L’anecdote est d’autant plus intéressante, que M. Jean Richepin, s’il n’a pas été régent de rhétorique, aurait pu l’être, attendu qu’il a passé, tout comme M. Jules Lemaître, par l’Ecole normale supérieure, que M. J-J. Weiss appelait un jour « la province du didactique ».
Jules Lemaître, « Poètes
contemporains, M. Jean Richepin », La Revue politique et littéraire, 13
novembre 1886, p. 609-615.
Tel littérateur est un orfèvre, tel autre est un peintre, tel autre un musicien, tel autre un ébéniste ou un parfumeur. Il y a des écrivains qui sont des prêtres ; il y en a qui sont des filles. J’en sais qui sont des princes, et j’en sais beaucoup plus qui sont des épiciers. M. Jean Richepin est un écuyer de cirque, ou plutôt un beau saltimbanque — non pas un de ces pauvres merlifiches, hâves, décharnés, lamentables sous leurs paillons dédorés, les épaules étroites, les omoplates perçant le maillot de coton rosâtre étoilé de reprises, — mais un vrai roi de Bohême, le torse large, les lèvres rouges, la peau ambrée, les yeux de vieil or, les lourds cheveux noirs cerclés d’or, costumé d’or et de velours, fier, cambré, les biceps roulants, jonglant d’un air inspiré avec des poignards et des boules de métal ; poignards en fer-blanc et boules creuses, mais qui luisent et qui sonnent.
I
La carrière littéraire de M. Jean Richepin a été jusqu’ici des plus bruyantes et des plus singulières. Élève {610} de l’École normale, fort en grec, fort en vers latins, fort en thème, fort en tout, à peu près aussi muni de diplômes qu’il se puisse, ce nourrisson de l’Université débute par un livre de vers où il célèbre les mendiants, les escarpes et les souteneurs, et où « les bornes de l’austère pudeur » sont passées à fond de train. Sur quoi, le chantre des gueux fut condamné par la justice de son pays à trente jours de prison, ce qui était parfaitement stupide, car les vers étaient de main d’ouvrier, hardis et drus, mais non pas obscènes. Et, depuis, on en a laissé passer bien d’autres. — Puis, comme le genre macabre paraît toujours aux esprits jeunes le comble de l’originalité, M. Jean Richepin donne les Morts bizarres — bizarres, en effet, et dont plusieurs semblent les inventions d’un Edgard Poe fumiste. Mais sa plus grande joie, c’est d’être un mâle et de le montrer. Ses Caresses sont assurément, de tous les poèmes qu’on ait écrits, ceux où les reins jouent le rôle le plus considérable. — Puis il tente le théâtre, et ce mâle nous montre une femelle, la Glu, une goule qui mange un pêcheur breton. La pièce ne réussit qu’à demi ; il n’en restera qu’une admirable chanson : Y avait un’ fois un pauv’ gas… Le poète, furieux et de plus en plus fier de sa virilité, traite les critiques de chapons dans un apologue oriental. — Puis le roi de Bohême épanche sa fantaisie naïve et fougueuse dans un drame qui est un conte des Mille et une Nuits : Nana-Sahib. Il a la joie suprême de monter en personne sur les planches et d’y rugir lui-même le rôle du tigre du Bengale. Cependant ses muscles inoccupés le gênent. Un besoin d’assommer et de faire du bruit le tourmente. Et le voilà qui « tombe » Dieu et les dieux dans des vers d’un athéisme carnavalesque et forain. Jamais on n’avait blasphémé si longtemps d’une haleine. Il découvre, chemin faisant, que les Aryas sont des pleutres, qu’il n’y a que les Touraniens, et qu’il est, lui, Touranien. — Soudain, après une aventure qu’on n’a pas oubliée, il disparaît. Les uns prétendent qu’il s’est retiré chez les trappistes de Staouéli ; d’autres, qu’il s’est éperdument enfoncé dans le Sahara. Point : il s’était embarqué comme matelot sur un bateau de pêche. Il en rapporte quelques milliers de rimes sur la mer, qui est, elle aussi, une indépendante, une révoltée, une gueuse, une manière de Touranienne. Entre temps, il nous avait conté l’histoire de Miarka, la fille à l’ourse, où il se peignait lui-même sous le nom de Hohaul, roi des Romanis. Au reste, il nous dit dans les Blasphèmes à quoi il se reconnaît Touranien :
Ils allaient, éternels coureurs toujours en fuite,
Insoucieux des morts, ne sachant pas les dieux,
Et massacraient gaîment, pour les manger ensuite,
Leurs enfants mal venus et leurs parents trop vieux…
Oui, ce sont mes aïeux, à moi. Car j’ai beau vivre
En France ; je ne suis ni Latin ni Gaulois.
J’ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,
Un torse d’écuyer et le mépris des lois.
Oui, je suis leur bâtard ! Leur sang bout dans mes veines,
Leur sang qui m’a donné cet esprit mécréant,
Cet amour du grand air et des courses lointaines,
L’horreur de l’Idéal et la soif du Néant.
J’aime, pour ma part, ces exubérances, cet orgueil, ces effets de muscles, cette outrance, cette manie de révolte. Je voudrais pouvoir dire que M. Richepin est, en poésie, un superbe animal, un étalon de prix, de croupe un peu massive. C’est plaisir d’assister à ses ébats et à ses pétarades.
II
Mais (et c’est ce qui, suivant les goûts, nous gâte M. Richepin ou nous le rend plus curieux à considérer) cet étalon a fait d’excellentes humanités. C’est un rhétoricien révolté contre les lois et la morale et contre la modestie du goût classique, mais classique lui-même, et jusqu’aux moelles, dans son insurrection. Ce Touranien possède tous les bons auteurs aryas. C’est le sein de l’Alma mater qu’il a tété, ce prince des « merligodgiers », et il est tout gonflé de son lait. Il n’y a guère d’écrivain dans ce siècle chez qui abondent à ce point les réminiscences ou même les imitations de la littérature classique, grecque, latine et française. Vous trouverez dans la Chanson des Gueux, parmi les tableaux crapuleux, au milieu des couplets d’infâme argot où les rimes sonnent comme des hoquets d’ivrognes, de petites pièces qui fleurent l’anthologie grecque. Un mot du divin Platon, cité en grec, revient dans le refrain d’une chanson philosophique qui explique que « nous sommes des animaux » et que la suprême sagesse est de vivre comme un porc. Sept épigraphes grecques précèdent les alexandrins où le poète célèbre la vieillesse honorée d’un Nestor casqué de soie. Dans les Blasphèmes, vous rencontrerez des souvenirs directs de Lucrèce, de Pline l’Ancien et de Juvénal (je ne parle pas des réminiscences de Musset et de Hugo), et dans la Mer, des morceaux de poésie didactique et descriptive qui vous feront songer, selon votre humeur, soit au Virgile des Géorgiques, soit à l’abbé Delille. Décidément il reste sensible que Hohaul, fils de Braguli et petit-fils de Rivno, a passé par l’École normale. Surtout M. Jean Richepin reste tout imprégné de Villon, de Marot, de Rabelais, de Régnier. Il reprend beaucoup de leurs vocables oubliés. Il y ajoute des mots populaires ou des mots spéciaux empruntés à la langue des divers métiers. Il se compose ainsi un immense vocabulaire, fortement bariolé et médiocrement homogène. S’il vous faut un exemple, relisez, je vous prie, la première page de Miarka :
… C’est qu’il faut profiter vite des belles journées au pays de Thiérache… Un coup de vent soufflant du Nord, une {611} tournasse de pluie arrivant des Ardennes, et les buriots de blé ont bientôt fait de verser, la paille en l’air fit le grain pourri dans la glèbe. Aussi, quand le ciel bleu permet de rentrer la moisson bien sèche, tout le monde quitte la ferme et s’égaille à la besogne. Les vieux, les jeunes, jusqu’aux infirmes et aux bancroches, tout le monde s’y met et personne n’est de trop. Il y a de la peine à prendre et des services à rendre pour quiconque est à peu près valide. Tandis que les hommes et les commères ahannent au rude labeur, les petits et les marmiteux sont utiles pour les œuvres d’aide, étirer les liens des gerbes, râteler les javelles éparses, ramoyer les pannes cassées par la corne des fourches ou simplement émoucher les chevaux, dont le ventre frissonne et saigne à la piqûre des taons et dont l’œil est cerclé de bestioles vrombissantes.
Assurément ce style est savoureux, mais trop chargé, trop savant et, peu s’en faut, pédant. M. Richepin croit mieux peindre en n’employant que des mots aussi familiers et particuliers que possible. Mais ces mots, il semble qu’il les cherche et les accumule avec trop de peine à la fois et de satisfaction ; et l’impression directe des choses s’évanouit dans ce labeur de grammairien. Puis, ces mots qui nous tirent l’œil nous empêchent de voir le tableau. Ce ne sont ni les vocables curieux ni les expressions outrées qui donnent la sensation des objets : c’est, le plus souvent, un certain arrangement de mots fort simples et très connus. M. Richepin est un peu la dupe des mots : il les aime trop en eux-mêmes, pour leur figure de gueux ou de « hurlubiers ». En général, son style, remarquez-le, est amusant plutôt que proprement pittoresque. Ce bohémien fougueux a de petits divertissements grammaticaux de mandarin très lettré. C’en est un que d’avoir écrit tant de pièces en argot dans la Chanson des Gueux. Notez que la plupart des poètes parnassiens (à plus forte raison les bons « symbolistes ») considèrent M. Richepin comme un retardataire, et tantôt comme le dernier des romantiques, tantôt comme un lointain disciple de Boileau. « Ce n’est, disent-ils, qu’un normalien exaspéré. » Ils ne sauraient peut-être pas dire pourquoi ; mais ils le sentent.
Et alors voici ce qui arrive. M. Richepin a beau être un insurgé, avoir la passion des gros mots et des plus abominables crudités de pensée et de style, la perfection de sa rhétorique nous met en défiance. Nous sommes tentés de croire qu’un si savant homme, si profondément imbu des meilleures traditions littéraires, n’est pas un Touranien bien authentique ; que la glorification, dans toute son œuvre, des gueux et des irréguliers en tout genre n’est peut-être bien qu’un jeu d’esprit. Et, en effet, ses ouvrages ont souvent, je ne sais comment, un air d’insincérité. Si l’on n’était forcément renseigné, par les journaux ou autrement, sur la personne et sur la vie de M. Richepin, il y a fort à parier qu’on dirait tout d’abord, en lisant ses livres : — Hum ! tant de goût pour la gueuserie, tant de férocité dans l’irrévérence, cela n’est pas naturel. C’est amusant, très amusant ; mais je ne frémis point du tout et ne suis point ému un seul instant, pas même d’horreur. Je suis sûr que l’auteur de ces livres truculents et magnifiquement cyniques ou blasphématoires est quelque bourgeois bien régulier, bien placide, bon père et bon époux, et Arya comme vous et moi. — Eh bien ! on se tromperait sans doute un peu ; car, si vous lisez M. Richepin sans parti pris, vous sentirez certainement, à l’origine de toutes ses inspirations, un très sincère et violent instinct de libre vie animale et de révolte contre tout, qui a sa grandeur ; mais le malheur est que la rhétorique s’en mêle ensuite, et, très visiblement, le goût de la virtuosité pour elle-même, et aussi le désir puéril d’épouvanter les philistins. Il serait peut-être intéressant de démêler, dans les principales œuvres de M. Richepin, la part d’inspiration franche et la part d’artifice littéraire, ce qui appartient au Touranien contempteur des dieux et des lois et ce qui appartient à l’Arya enfileur de mots.
III
Ce qu’il y a d’inspiration sincère dans la Chanson des Gueux, le poète nous le dit lui-même dans sa préface :
« J’aime mes héros, mes pauvres gueux lamentables, et lamentables à tous les points de vue ; car ce n’est pas seulement leur costume, c’est aussi leur conscience qui est en loques. Je les aime, non à cause de cela, mais parce que j’ai arrêté mes regards sur leur misère, fourré mes doigts dans leurs plaies, essuyé leurs pleurs sur leurs barbes sales, mangé de leur pain amer, bu de leur vin qui soûle, et que j’ai, sinon excusé, du moins expliqué leur manière étrange de résoudre le problème du combat de la vie, leur existence de raccroc sur les marges de la société et aussi leur besoin d’oubli, d’ivresse, de joie, et ces oublis de tout, ces ivresses épouvantables, cette joie que nous trouvons grossière, crapuleuse, et qui est la joie pourtant, la belle joie au rire épanoui, aux yeux trempés, au cœur ouvert, la joie jeune et humaine, comme le soleil est toujours le soleil, même sur les flaques de boue, même sur les caillots de sang.
« Et j’aime encore ce je ne sais quoi qui les rend beaux, nobles, cet instinct de bête sauvage qui les jette dans l’aventure, mauvaise ou sinistre, soit ! mais avec une indépendance farouche. Oh ! la merveilleuse fable de la Fontaine sur le loup et le chien ! Souvenez-vous en, etc. »
Le ton même de cette déclaration nous montre que la Chanson des Gueux (et j’en suis bien aise) n’est point une œuvre de pitié humanitaire et révolutionnaire, à {612} la façon des Misérables, si vous voulez. Comme il peint la plupart de ses gueux parfaitement ignobles, nous avons peu envie de nous attendrir sur eux. Et l’auteur lui-même ne perd pas son temps à s’attendrir ; ou, quand il le fait, cela sonne un peu faux. Voyez Larmes d’Arsouille, cette élégie puante et qui déshonore la mélancolie. Et quand M. Richepin, nous ayant raconté la naissance d’un gueux dans un fossé, par la neige, nous jure, « le front découvert, que l’autre (entendez Jésus) n’a pas tant souffert », nous trouvons drôle son grand geste après qu’il s’est si visiblement amusé à nous décrire en rimes triples, avec des mots furibonds, un accouchement pittoresque.
Mais, s’il ne faut lui demander ni émotion ni pitié, il peint merveilleusement ses loqueteux et les fait très bien parler.
Il y a ainsi toute une partie de la Chanson des Gueux où nous entrons sans effort et même avec un singulier plaisir, tout simplement à cause de l’instinct de rébellion qui est en nous, tout au fond — depuis le péché originel, dirait un théologien. Nous sommes tout garrottés de lois, de convenances, de préjugés : la vision d’hommes qui persistent à vivre dans la société comme des fauves dans une forêt nous cause un étonnement où se glisse une vague envie. La basse crapule même a une saveur de révolte ; c’est le retour à la vie animale, chez des êtres qui l’avaient dépassée : cette vie n’est donc plus innocente et sans signification comme chez les bêtes ; il s’y mêle la joie d’une perversité et d’une protestation contre l’ordre prétendu de l’univers. Ajoutez que, considérée par l’extérieur et avec l’œil d’un peintre, la vie des gueux a beaucoup de relief et de couleur, soit parce qu’elle est l’exception et qu’elle fait contraste avec la vie de la société régulière, soit parce que, tout y étant libre et dégagé de conventions, tout y est par là même plus expressif. Remarquez d’ailleurs que ce qui est surtout pittoresque, c’est la vie d’en haut, et celle d’en bas, la vie conçue comme une vision de Véronèse ou comme une vision de Callot.
La forte culture classique de M. Richepin a pu contribuer elle-même à développer sa passion de la vie irrégulière et insurgée. Il se trouve que quelques-uns des pères de notre littérature ont été, au XVe siècle, au XVIe et au XVIIe encore, des bohèmes accomplis. « Escroc, truand, m…, génie ! » dit M. Richepin à Villon ; et Villon, j’en ai peur, pourrait répondre : « Monsieur sait tous mes noms. » Bohème, Rabelais, si l’on en croit sa légende ; bohème, Régnier : on sait comment il vécut et où fréquentait sa muse. Sous Louis XIII et même sous Louis XIV, les antres sacrés du Parnasse français sont des cabarets pareils à celui où Gautier conduit Jacquemin Lampourde, où se drapent des « gueux » superbes qui s’appellent Théophile de Viaud, Cyrano de Bergerac et Saint-Amand. M. Jean Richepin continue dans notre siècle la tradition de ces réfractaires. Et, très évidemment, il n’a pas eu à s’efforcer pour cela, son génie naturel tenant beaucoup d’eux, notamment de François Villon et de Mathurin Régnier.
C’est pourquoi vous trouverez une sincérité, une spontanéité très suffisantes dans la plus grande partie de la Chanson des Gueux. Les « gueux des champs » disent d’admirables chansons. L’ « odyssée d’un vagabond » a de la grandeur et de la grâce parmi sa brutalité. Le poète mêle la bonne nature à la vie de ses gueux, qui prennent ainsi des airs de faunes autant que de « mendigots ».
Pour les « gueux de Paris », il faut distinguer. Après nous avoir très brillamment décrit une cour de ferme, M. Richepin nous montre une bande d’oiseaux voyageurs passant très haut sur la tête des poules, des canards et des dindons. Ces volailles sont les bourgeois ; ces oiseaux de passage sont les gueux. Les volailles s’émeuvent, et le poète les interpelle :
Qu’est-ce que vous avez, bourgeois ? Soyez donc calmes ! …
Regardez-les passer ! Eux, ce sont les sauvages.
Ils vont, où le désir le veut, par-dessus monts
Et bois et mers et vents, et loin des esclavages.
L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons…
Car ils sont avant tout les fils de la Chimère,
Des assoiffés d’azur, des poètes, des fous ! …
Ils sont maigres, meurtris, las, harassés : qu’importe !
Là-haut chante pour eux un mystère profond.
Quand M. Richepin nous présente des gueux qui répondent à peu près à cette définition, de bons gueux, de bons bohèmes de lettres, cela va bien ; nous pouvons nous intéresser à leurs « joies », à leurs « tristesses » et à leurs « gloires ». Mais les « arsouilles » et les « benoîts » sont-ils aussi des assoiffés d’azur et des fils de la Chimère ? « Un mystère profond chante-t-il » pour eux, là-haut ? Nous avons sur ce point les doutes les plus sérieux. Que M. Richepin les croque çà et là, passe ! puisqu’ils sont pittoresques, après tout. Mais voici où commence l’artifice pur, l’exercice de rhétorique — insurgée si vous voulez, mais de rhétorique. Le poète affecte d’entrer dans leur peau, qui est une sale peau, et parle leur argot, qui est une langue infâme, dont les mots puent et grimacent, dont les syllabes ont des traînements gras et font des bruits de gargouille. La Marseillaise des Benoîts, Dab, Dos, Doche, et combien d’autres ! sont comme des pièces de vers latins faites avec le Gradus de la Boule-Noire ou du Père Lunette, le Gradus ad guillotinam. C’est amusant encore ; mais tout de même il y en a trop ; et à chaque édition le poète en ajoute. Cette complaisance et cet attardement dans de telles amusettes littéraires sont d’un virtuose un peu puéril.
Ce virtuose va s’étaler de plus en plus dans l’œuvre de M. Richepin. Ce sera le virtuose du rut, de l’athéisme nu, du matérialisme cru, et ce prestigieux versificateur sera de plus en plus comme ce personnage de {613} Rabagas qui, s’il connaissait un mot plus cochon que « cochon », l’emploierait avec allégresse. M. Richepin cherchera souvent ce mot-là.
Dans les Caresses, on ne saurait douter de la sincérité de l’inspiration initiale. Il paraît hors de doute que M. Richepin a le tempérament fougueux et les reins exigeants, et qu’il est peu enclin à l’idéalisme ou aux rêveries sous la lune. Plusieurs des pièces de ce recueil sont d’une belle, ardente et magnifique sensualité. Mais tout de suite on s’aperçoit qu’il y a dans cette sensualité une affectation, un air de défi aux bourgeois.
L’amour que je sens, l’amour qui me cuit,
Ce n’est pas l’amour chaste et platonique,
Sorbet à la neige avec un biscuit ;
C’est l’amour de chair, c’est un plat tonique.
Et ailleurs :
Notre bonheur n’est point le fade cataplasme ;
C’est le vésicatoire aigu qui donne un spasme…
Vos amours, ô bourgeois, sont des fromages mous ;
Le nôtre, un océan d’alcool plein de remous.
Voilà le ton ; et il n’est que trop soutenu. Sauf quelques fantaisies à la Henri Heine, mais de plus de bizarrerie ou de vigueur que de grâce, ce ne sont que hennissements. Il nous fatigue à la longue, cet étalon ! Sans compter qu’il nous humilie… Ou plutôt non : c’est nous, les bourgeois, qui le plaignons. La pièce qui résume le livre est intitulée le Goinfre. Horreur ! Et voici comment le poète nous peint son amour :
C’est un goinfre attablé qui, plus que de raison,
Enivré de vin pur, gavé de venaison,
Ôte le ceinturon qui lui serre la taille,
Et, sans peur d’avoir mal au ventre, fait ripaille.
Il ne sait si demain sera jour de gala
Et veut manger de tout pendant que tout est là…
Et l’allégorie se développe avec une brutalité croissante. Eh quoi ! c’est cela pour lui, l’amour ! Pauvre garçon ! Cette poésie est tout ce qu’il y a de plus propre à nous faire adorer les sonnets de Pétrarque ou les Vaines tendresses. Mais voulez-vous connaître le châtiment ? Quand le festin est fini, M. Richepin se croit obligé d’être triste. Or, nous ne saurions dire à quel point cela nous est égal. D’ailleurs il ne sait pas être triste. Il l’est avec des mots trop brutaux ou trop voyants. Les « sombres plaisirs d’un cœur mélancolique » lui sont interdits. Au moment où nous allions peut-être le croire et nous attendrir, la grossièreté inévitable (qu’il prend pour franchise) des mots et des images fait évanouir l’élégie commencée et nous renfonce notre émotion dans la gorge. Oh ! l’affreux poète qui, pour nous parler de la divine illusion d’amour, nous dit qu’il « a pris son fromage pour la lune » et dont le dernier mot est qu’il sera comme ces buveurs qui « restent soûls de la veille ». Et pourtant il y a des choses exquises dans ces Caresses, et qui sont d’un grand poète : la Voix des choses ; Dans les fleurs ; Berceuse ; le Bon souvenir… Quel dommage qu’il ne s’affranchisse pas plus souvent de sa rhétorique truculente et pseudo-villonesque !
Elle triomphe horrifiquement dans les Blasphèmes. Là, il me semble bien qu’on ne retrouve même pas l’ombre d’un sentiment sincère, si ce n’est le besoin même d’étonner et de scandaliser, et un puéril instinct de révolte — pour rien, pour le plaisir. Je ne sais pas d’œuvre plus bizarre, plus fausse ni plus froide. Quelle singulière idée, de venir nous faire, à l’heure qu’il est, un poème athée en six ou sept mille vers ! Je comprends le De natura rerum, ce cri de délivrance, cette protestation enflammée contre d’universelles superstitions, cette première épiphanie de la science naissante. Mais ces Blasphèmes, à qui s’adressent-ils ? À quoi riment-ils ? Sommes-nous si infectés d’esprit religieux ? Il est bon, là, ce rhéteur mal embouché qui prétend affranchir nos intelligences !
Comment n’a-t-il pas senti ce qu’il y a dans ses négations de grossier, de rudimentaire, d’enfantin, d’attardé, de dépassé par l’esprit moderne ? Pas de Dieu, pas de loi morale, pas même de lois physiques : ce qu’on appelle ainsi, ce sont les habitudes des choses (ce qui revient d’ailleurs au même) : tout est gouverné par le hasard ; la Raison même, la Nature et le Progrès sont des idoles qu’il faut renverser comme les autres. Conclusion : Mangeons, buvons et ne pensons à rien. Il nous développe cela avec une allégresse et une fierté sans pareilles. Il n’y a pas de quoi ! Voilà-t-il pas de belles découvertes ! Se figure-t-il avoir expliqué tout en supprimant tout ? Les abominables suppressions ! De quels sentiments exquis ce poète nous dépouille ! Plus de foi, plus d’espérance, plus de charité, plus de vertu, plus de rêve, plus d’illusions, plus de chimères. Et si, comme Banville, « je n’ai souci que des chimères » ? Quel triste monde M. Richepin nous fait ! Je ne parle ici au nom d’aucune morale ni d’aucune religion ; je ne m’occupe pas de la vérité : je ne m’occupe que de la beauté de la vie. Les négations de M. Richepin sont plus ineptes que toutes les affirmations. Je suis honteux de voir un poète lyrique penser comme un antidéiste des Batignolles. Eh ! qui donc ne croit pas en Dieu ? Il y a tant de façons d’y croire ! Si on n’y croit pas comme le charbonnier, on y croit comme Kant ; si on n’y croit pas comme Kant, on y croit comme M. Renan, ou même comme Darwin ou comme Herbert Spencer. Ne pas croire en Dieu, c’est nier le mystère de la vie et de l’univers et le mystère des instincts impérieux qui nous font placer le but de la vie en dehors de nous-mêmes et plus haut ; c’est nier le plaisir que nous fait cette chose insensée qui est la vertu ; c’est nier le frisson qui nous prend devant « le silence éternel des espaces infinis » ou le {614} gonflement du cœur par les soirs d’automne, et la langueur des désirs indéterminés ; c’est déclarer que tout dans notre destinée et dans les choses est clair comme eau de roche et qu’il n’y a rien, mais rien du tout, à expliquer. Or, c’est cela qui est stupide.
Mais, Dieu me pardonne ! j’allais m’indigner. J’oubliais que les Blasphèmes ne sont qu’un jeu de rimeur. Il était impossible de traiter avec moins de sérieux un sujet plus grave. Presque à chaque page, quand on est tout près de croire le poète emporté par un sentiment vrai, un mot malpropre vous éclabousse, ou une facétie lubrique, qui vous avertit que le poète s’amuse. Il nous dit en parlant des dieux :
Et je vais leur souffler au c… pour me distraire.
Les étoiles disent à l’homme :
Parce que de mots creux et d’orgueil tu t’empiffres,
Tu penses blasphémer en rotant contre nous.
Et c’est tout le temps comme cela. Il traite à chaque instant la Nature de catin, et de pis encore, et il développe en images ignobles le contenu de ces mots. Et il ne s’aperçoit pas, lui, le pourfendeur des dieux, que, tandis qu’il symbolise aussi malproprement la Nature et lui adresse des discours, il obéit à l’éternel instinct qui a créé les dieux. Ces dieux auxquels il ne croit pas, il les injurie continuellement, par une convention de rhétorique vraiment un peu trop prolongée. C’est beaucoup converser avec un pur néant. Cinquante ou soixante fois il leur crie : « Attendez un peu, misérables ! coquins ! Je m’en vais vous manger le nez et vous crever le ventre ! » Et il tend ses muscles, et il offre aux dieux le caleçon. C’est l’Arpin de l’athéisme.
On ne peut s’empêcher de sourire, après cela, des grands airs qu’il prend dans sa préface. « Je doute que beaucoup de gens aient le courage de suivre, anneau par anneau, la chaîne logique de ces poèmes, pour arriver aux implacables conclusions qui en sont la fin nécessaire. » Et dans l’impayable post-scriptum à Bouchor, où il pardonne noblement à son ami d’avoir repris subrepticement goût au mauvais vin de l’idéal, des illusions spiritualistes, de la foi en l’éternelle justice : « Je ne chercherai désormais qu’en moi-même mes templa serena. Je m’envelopperai de plus en plus dans l’orgueilleuse solitude de ma pensée. » Oh là là ! si j’ose m’exprimer ainsi. M. Richepin énumère, dans cette supercoquentieuse préface, toutes les catégories d’imbéciles que choquera son poème. Je voudrais, après l’avoir lu, être rangé dans toutes ces catégories à la fois.
Cela ne m’empêche pas d’admirer fort les Blasphèmes. Ce livre absurde est supérieurement amusant, sauf vers la fin. Et la Chanson du sang, cette « légende des siècles » en raccourci, où chaque globule de son sang, légué au poète par ses ancêtres, chante sa chanson dans ses veines, est bien près d’être un chef-d’œuvre.
Il y a beaucoup plus de sincérité dans la Mer. Il me semble que c’est, avec la Chanson des Gueux, le meilleur livre de M. Richepin. Les marins, ces gueux de la mer, y sont glorifiés par quelqu’un qui les a vus de près et qui les aime ; et nous avons moins de peine à les aimer que les « gueux de Paris » ou même les « gueux des champs ». Les Trois matelots de Groix et le Serment sont de beaux poèmes, égaux pour le moins aux Pauvres gens, et où il entre plus d’humanité que M. Richepin n’en met d’ordinaire dans ses rimes. Les Matelotes sont aussi franches et aussi belles que si elles n’étaient pas l’œuvre d’un lettré. On ne saurait reprocher aux Marines que des contours trop arrêtés quelquefois, avec l’outrance superflue et l’inutile truculence habituelle au poète. Je goûte l’effort des poèmes cosmogoniques de la fin : le Sel, la Gloire de l’eau, la Mort de la mer. Qu’y manque-t-il ? Je ne sais quoi, un rien. On y voudrait plus de simplicité. On sent trop que, dans la pensée même de l’auteur, ce sont surtout des « morceaux » difficiles, des tours de force de poésie lyrico-scientifique. Ces poèmes ont aussi le tort de faire songer à M. Camille Flammarion autant qu’à Lucrèce. Avec cela je ne sais aucun poète capable, à l’heure où nous sommes, de pareilles poussées de vers alexandrins et autres.
Mais que de rhétorique encore, et qui n’est qu’amusante ! (Notez que cela est quelque chose et qu’en tout ceci, tandis que je parais condamner et juger, je ne fais que constater et définir.) Les Litanies de la mer, où le poète parvient à appliquer à la mer toutes les invocations des litanies de la sainte Vierge, n’est qu’un jeu byzantin, une surprenante « réussite » lyrique, une « patience » qui finit par mettre la nôtre à une rude épreuve. L’ode sur les Algues, qui s’ouvre de façon grandiose et somptueuse, finit, si je puis dire, en queue oratoire, par la figure que les professeurs nomment prétérition. « Comment dire tout cela, ô poète ? s’écrie M. Richepin, et d’ailleurs à quoi bon ? »
Rentre sous les communs niveaux,
Lamentable Orphée en délire
Qui veut toucher la grande lyre
Et pour auditeurs dois élire,
En place de tigres, des veaux.
Patatras ! C’est la chute d’Icare. Et quelle idée biscornue de nous raconter, dans le rythme sautillant de Remy-Belleau chantant Avril, l’origine de la vie aux profondeurs de la mer :
C’est en elle, dans ses flots,
Qu’est éclos
L’amour commençant son ère
Par l’obscur protoplasma
Qui forma
La cellule et la monère.
Cela pourrait se danser ; c’est bien étrange.
Et le cynisme, la passion de l’ordure dans les mots {615} et dans les images ne paraît point diminuer, il s’en faut. Ce n’est point ma pudeur qui est ici blessée. Lucrèce, quand il nous peint Vénus renversée dans les bras de Vulcain, ne me blesse aucunement. Un grand nombre des phénomènes de la nature semblent appeler la comparaison avec l’acte par lequel se perpétue la race humaine ; je ne sais guère de plus beaux vers que ceux où Virgile symbolise le Printemps par l’accouplement de Jupiter et de la Terre, et certes les traits du tableau ne sont point timides. Mais il y a autre chose chez M. Jean Richepin. La préoccupation des gestes et des attitudes de l’amour physique est chez lui une véritable obsession. Tout, dans l’univers, prend à ses yeux des aspects priapiques. La mer tout entière et chacune de ses vagues, la nuit et chacune des nuées du ciel, autant de prostituées qu’il nous montre à l’œuvre. Sa religion est le panchoerisme et le panphallisme. Cela rappelle la manie de Bouvard et Pécuchet qui, étudiant certains cultes hardis de l’antiquité, voient, partout des symboles obscènes, et jusque dans les brancards des charrettes normandes. Passe si ces images, encore que trop multipliées, n’étaient, chez M. Richepin, que voluptueuses ; mais, tandis qu’il les détaille, elles deviennent toujours et invinciblement grossières, viles, choquantes même aux yeux les plus païens du monde. La Nature, la Mer et la Nuit ne sont plus des déesses, mais des Macettes, des « gueuses » encore, dont il nous décrit l’anatomie de vieilles et l’abominable pantomime. L’univers tout entier lui apparaît, non pas même comme un musée secret, mais comme une maison Tellier. C’est un cas de jaunisse lyrique — et touranienne, l’indécence étant pour lui une des formes nécessaires du touranisme. Ce poète voit obscène. Je ne dirai pas où et dans quoi le cœur lui est descendu.
IV
Ce sont là de mauvaises conditions pour être ému et pour émouvoir. Qui donc a dit de Panurge qu’il semblait né de l’hymen d’une bouteille et d’un jambon ? Point de tendresse, point de larmes dans l’œuvre de M. Richepin111. Je ne parle pas (…) . De psychologie, tout juste ce qu’il en faut à un poète lyrique : même dans Monsieur Destrémaux, encore qu’il intitule bravement cette Nouvelle « roman psychologique » ; même dans Madame André, le meilleur de ses romans pourtant, où il a le mérite de nous faire accepter une situation hardie et où la femme (sauf le sacrifice monstrueux et inutile de son enfant) a de la grâce, de la dignité, presque de la grandeur, et aime bien comme une aînée, comme une maîtresse qui est un peu une mère ; mais Lucien Ferdolle se détache trop vite, avec une soudaineté trop odieuse, et le drame douloureux du déliement progressif est esquivé.
En revanche, M. Jean Richepin a (surtout dans ses vers, fort supérieurs à sa prose) la sonorité, la plénitude, la couleur franche, le dessin précis, une langue excellente, vraiment classique par la qualité ; et il est le dernier de nos poètes qui ait, quand il le veut, le souffle, l’ampleur, le grand flot lyrique. Il est le seul qui, depuis Lamartine et Hugo, ait composé des odes dignes de ce nom et qui n’ait pas perdu haleine avant la fin ; et en même temps ce rhétoricien a su écrire de merveilleuses chansons assonancées et qui ressemblent, à force d’art, à des chansons populaires. Grand poète, en somme : dans ses meilleurs moments, un Villon de moins d’entrailles et de plus de puissance, qui aurait passé par le romantisme ; ailleurs, un superbe insurgé en vers latins. Mais là est son malheur. Il est à la fois trop cynique et trop lettré. Pour beaucoup, son cas n’est que curieux. On dit : « C’est un Touranien civilisé, qui fait des tours comme s’il était de Montmartre. » On s’arrête comme devant un bateleur : « C’est un beau gars, et joliment adroit ; » et l’on passe.
Mais quelquefois on revient. Ce faiseur de tours en vaut la peine. Dans les portraits littéraires que j’esquisse, je ne cherche qu’à reproduire l’image que je me forme involontairement de chaque écrivain, en négligeant ce qui, dans son œuvre, ne se rapporte pas à cette vision. Or il arrive souvent que l’écrivain y gagne ; mais il y perd aussi quelquefois. Je crois que M. Richepin y perd. Il est supérieur à l’image que je vous ai, malgré moi, présentée. Ce masque s’applique assez exactement sur lui ; mais par endroits il craque. M. Richepin n’est pas un bateleur qui se hausse par moment jusqu’à être poète ; c’est un poète qui fait trop volontiers les gestes d’un bateleur. Il n’était que loyal de vous en avertir.
Georges Courteline, « Sanguines
et fusains », Le
Mirliton, novembre 1886, p. 2-3.
L’apparition de M. Scapin et de Braves Gens, de Richepin, m’a remis en mémoire la manière assez pittoresque dont je fis la connaissance du poète, il y a de cela environ trois ou quatre ans.
Richepin venait de publier coup sur coups les Gueux, les Caresses, les Morts bizarres, Madame André, et nous, les jeunes gens, les naïfs et les enthousiastes, sortis du lycée depuis trois mois et la tête encore bourrée des alexandrins du théâtre classique, nous nous étions jetés, avec une voracité d’affamés, sur ces choses si nouvelles pour nous. Le modernisme élégant des Caresses, l’étrange saveur des Gueux dont les extrêmes brutalités se mariaient à de délicieuses délicatesses, cette poésie vibrante, robuste, éblouissante de sève, de verve, de jeunesse, tout cela nous avait parfaitement grisés. Puis, de racontars de toute couleur, histoires des mille et une nuits, créés par l’imagination de quelques fanatiques surexcités, étaient venus jusqu’à nous. Les cancans de toute sorte sur la bohème échevelée de la bande lyrique dont il était le chef ; des soi-disant exploits dans les fêtes publiques où maintes fois il se serait mesuré à la lutte avec les plus formidables athlètes ; l’anneau d’or dont on prétendait qu’il se cerclait le bras comme les patriciennes antiques ; tous ces contes à dormir debout et que nous écoutions bouche béante avec notre candeur d’écoliers qui ne sont point décrassés encore, tous ces contes, je le répète, nous avaient en quelque sorte tourné la tête. On jugera donc sans peine l’effet que cela nous fit quand un soir d’hiver, brusquement, nous nous trouvâmes nez à nez avec lui dans un café des parages de l’Odéon.
***
Venus pour y achever joyeusement la soirée, nous y avions fait une de ces entrées à sensation, qui consistent à marcher gravement, sans mot dire, à la queue leu-leu sur une file de huit ou dix, en serpentant autour des tables. Mais l’un de nous, qui connaissait Richepin pour l’avoir rencontré une fois chez l’actrice Céline Montaland, le reconnut et nous le signala, et aussitôt, comme par enchantement, redevenus sérieux et graves, nous nous installâmes à une table assez rapprochée de la sienne, vexés, au fond, d’avoir été surpris par lui en flagrant délit de polissonnerie. Richepin, d’ailleurs n’en semblait point autrement offusqué, et tranquillement accoudé sur le marbre de la table, continuait de causer à mi-voix. Ils étaient un petit groupe de cinq ou six, parmi lesquels une grande jeune femme nommée, je crois, Pauline Sauzée et un garçon d’une trentaine d’année, qu’à sa tête rébarbative, surmontée d’un chapeau de paille burlesque, nous supposâmes être Raoul Ponchon, supposition toute gratuite, du reste. Aussi bien n’avions nous de regards que pour Richepin dont la haute taille et les épaules d’Hercule nous remplissaient d’étonnement. Et notre admiration pour l’artiste se doublait de notre admiration pour l’antique beauté de ce garçon superbe dont les regards prenaient un éclat si étrange sous la masse touffue de ses cheveux qui lui cachaient entièrement le front. Et si la tête nous travaillait, on le pense ! A l’heure qu’il est, je pourrais décrire jusque dans les moindres détails le vêtement qu’il portait ce soir-là, depuis le chapeau rond aux bords plats jusqu’au grand ulster gris qui pendait derrière lui et dans lequel il s’emmitoufla avant de sortir. Même, l’un de nous prétendit reconnaître sous l’étoffe de la jaquette le relief de son bracelet d’or. Et, brusquement, l’enthousiasme s’y mettant, l’on décida de lui écrire.
***
Et tout de suite nous voilà partis, ravis de notre idée et grisés de notre audace, voulant tous participer à la rédaction de la lettre, tandis que moi, la plume en main, ne sachant plus auquel entendre, j’hésitais, ajoutant lentement un mot à l’autre, m’efforçant de tout concilier et de résumer pour le mieux cette trop abondante collaboration. D’autre part, dans le clan de Richepin l’on commençait à s’émouvoir, flairant quelque complot secret, quelque machination suspecte, tendant le dos à un évènement. A la fin, le billet achevé tant bien que mal, fut porté au destinataire.
Pendant dix grandes minutes qui nous parurent autant de siècles, nous passâmes par toutes les transes imaginables, bien que notre indifférence fictive les dissimulât assez habilement. Pas un geste, pas un signe de ce qui se passait à la table voisine n’échappait à la sournoiserie de nos coups d’œil. Le billet passait de mains en mains, semblait exciter une vive curiosité. {3} L’homme au chapeau de paille, surtout, gesticulait, parlait longuement et à mi-voix, Pauline Sauzée se contentait de nous examiner avec une persistance gênante.
La chose, du reste, avait tout l’air de tourner mal, Richepin, renversé à demi dans le dossier de la banquette, tournait la carte entre ses doigts, négligemment, en fumant une cigarette. Tout à coup, il se décida, et moins d’une minute après nous déployions, et avec quelle hâte, cette réponse aussi laconique qu’imprévue :
« Moi aussi, monsieur, j’admire beaucoup le travail de M. Jean Richepin ; malheureusement, je n’ai pas l’honneur de l’être ; je le regrette aujourd’hui plus que jamais. »
Vincent Béléni
Tissemant, 11, Grande-Rue »
***
On ne jugerait que mal notre désappointement. Non que nous fussions le moins du monde victimes de la mystification dirigée contre nous, mais notre colère venait surtout de nous voir traités en gamins. Et ce fut pendant un instant un concert de chuchotements et d’imprécations étouffées.
Nous ne pouvions garder ce camouflet sur le cœur ; C’était l’homme au chapeau burlesque qui avait soufflé à Richepin cette mauvaise plaisanterie ! etc. etc. L’ami Palette qui, à cette époque, collectionnait les autographes et qui, d’avance, s’était pourléché à la pensée de cette bonne aubaine, ne parlait pas moins que d’aller chercher une querelle au chapeau de paille. Mais à la fin, tout s’apaisa, et un second courrier, rédigé séance tenante, apprit au poète des Gueux que « M. Georges Courteline, convaincu que la très frappante ressemblance de M. Vincent Bélini avec M. Jean Richepin indiquait entre ces deux personnes une parenté extrêmement rapprochée, priait le premier de vouloir bien faire parvenir au second comme un bien maigre témoignage d’admiration et de sympathie, le sonnet ci-joint lui était offert ».
Richepin lut le sonnet et le serra en nous remerciant d’un signe de tête. Cinq minutes après, ils sortirent. Et nous-mêmes, presque émus, ma foi, de ce qui était pour nous un si gros événement, nous rentrâmes chacun chez nous, par les rues étroites et désertes du quartier, dont la douce clarté de la lune semblait augmenter la tranquillité et le silence et toute la nuit je fis des rêves impossibles d’archanges barbus et coiffés sur le front et de chérubins que couvraient de ridicules chapeaux de paille.
Georges Courteline
Alfred Vallette, « A propos de
Braves Gens », Le Scapin, 15 novembre
1886, p. 145-150.
Pendant que la plupart des artistes, à leur début, se montrent timides, incertains, tâtonnants, médiocres sinon tout à fait mauvais, puis graduellement sortent des ténèbres, ascendent, sans reculer jamais ni s’arrêter, vers la lumière, arrivent au suffisant à force de chercher le bien, trouvent le bien en voulant le mieux, et enfin, après une genèse longue, pénible, atteignant la plus haute altitude que leur permettent leurs moyens, – d’autres, dont la première œuvre éclata, lumineuse, puissante, peine de promesses, suivent une marche tout opposée, et vers la quarantaine, au lieu de la {146} création géniale qu’on attendait de leur maturité, produisent des choses bâtardes, fausses, où le métier l’emporte de beaucoup sur l’art : tel l’auteur de Braves Gens.
Sans doute les lauriers de… Miltiade troublaient le sommeil de M. Jean Richepin, et, en normalien philosophe et habitué au raisonnement, il s’est dit : « Pour qui écrit-on, en somme ? Pour le public ! Or, le public et le grand art sont à jamais brouillés, ou plutôt ne feront de la vie connaissance. Si Flaubert n’avait donné « que » Salambô et la Tentation, ses livres ne seraient pas plus achetés que ceux de Villiers de L’Isle-Adam. Tout Barbey d’Aurevilly ne vaut pas, en librairie, le Maître de Forges. Et si les Goncourt ne s’étaient permis que des Chérie et des Madame Gervaisais, c’était pour leur éditeur la faillite, infailliblement… Le public lit pour s’amuser, le public ne sait pas lire. Il a dans un coin de sa cervelle des types tout faits de toutes sortes de personnages, des tableaux tout peints de toutes sortes de paysages : j’invente un boursier, une cocotte, un bourgeois, un directeur de théâtre, un Anglais, un rond-de-cuir : le public ne voit ni ne sent ce que j’ai voulu, mais bien, par analogie, tel boursier de sa connaissance, telle cocotte rencontrée à l’Eden-Théâtre, tel bourgeois de comédie de Labiche, portant sous ses bras la langouste et le melon traditionnels, tel Anglais de café concert, vêtu d’étoffe à grands carreaux ; je dépeins la Méditerranée, mais comme mon lecteur n’a vu la mer qu’à Trouville, il voit la Manche…
Donc, peu importent au public les psychologies et les milieux. Ce qu’il veut, c’est l’intrigue !... A quoi bon créer, alors ?... »
Ayant ainsi ratiociné, M. Richepin tailla sa plume, {147} lentement, en cherchant les effets du chapitre qu’il allait écrire, le premier d’un gros livre. Mais il fut distrait par une voix douce, suppliante, une voix désolée qui disait : « Que te soucies-tu du public, à l’heure où tu deviens dieu ? Que te fait d’être lu à quarante-mille exemplaires ou à cinq mille ?... L’or ? Qu’est-ce que l’or ? Plus tard, à l’heure de l’inévitable repentir, tout l’or de la terre n’empêchera point la chose faite d’être faite… Tu as le don, tu as la puissance : va donc ton chemin sans attendre rien du grand troupeau. Rapidement la foule court à la mort obscure : quiconque la suit meurt avec elle. »
Un moment, M. Richepin resta songeur. Il hésitait. Il y avait bataille en lui… Soudain, dans un lointain orangé d’une clarté rouge d’or d’aurore, il eut la vision de… Miltiade accroupi sur un monceau d’or, vêtu, comme un roi d’orient, d’ornements magnifiques. Or, environné de pyramides de livres aux couvertures bouton d’or, il distribuait, contre de l’or, avec un sourire d’orgueil, ses tomes à toute une foule se ruant, pour l’aborder, dans un immense effort. Lors, M. Richepin eut un geste résolu, et, en l’instant même où la voix s’étouffait en un gémissement long, il se mit à l’œuvre, impétueusement. Lorsqu’il releva son front couvert de sueur et jeta loin de lui sa plume fatiguée, il avait perpétré braves gens.
***
Mon Dieu ! ce roman, je le sais bien, n’a qu’un tort : celui d’être signé : Richepin. Pour beaucoup de noms que je ne veux pas dire, il serait parfaitement honorable. C’est un roman bien fait : toutes ses parties {148} tendent à son but ; l’intrigue, suffisamment corsée, est attachante ; pendant les deux tiers du volume, il y a, dans la vie d’un « héros », un mystère ; des personnages sympathiques agissent à côté de fieffés coquins ; les dévouements sublimes croisent les actions basses et viles ; enfin, la vertu est récompensée, sinon le crime puni.
Et ce livre, certes, ainsi charpenté, est l’œuvre d’un qui sait son métier, qui le sait bien, qui le sait trop. Cependant, par place, comme pour nous montrer-et nous faire regretter- ce qu’aurait pu être BRAVES GENS sans la vision de… Miltiade, M. Jean Richepin a semé quelques sensations d’art. Certaines pages même (la scène des Zig-Zags par exemple), égalent ce que l’auteur a fait de mieux jadis. Mais qu’ils détonnent étrangement, ces beaux passages, dans le fatras des gros coups de théâtre amenés, des conversations de roman-feuilleton, des personnages de convention, des sentiments de convention, des psychologies de convention ! Pour peu qu’on ait le respect des œuvres sincères, on éprouve, devant ce méli-mélo d’art et de métier, de vie vivante et de vie théâtrale, le dépit, le serrement de cœur, la tristesse qu’on ressentirait à voir un Puvis de Chavannes ou un Gustave Moreau brosser des décors pour gagner son pain, un Falguère sculpter des mascarons et des feuilles d’acanthe sur une maison en construction.
Deux personnages de Braves Gens seraient bien, originaux même, si l’auteur l’avait voulu : Yves, le timide poète, le chansonnier populaire, le si peu ambitieux qu’il en vient à ne plus même signer ses chansons – en lesquelles il a foi, pourtant ; et Tombre, le mime, l’alcoolique, qui ne se sent vraiment en {149} possession de son art que lorsqu’il a bu, et qui, mourrant d’avoir trop bu, meurt en somme pour avoir trop aimé son art. Oui, ces deux types, si l’on s’était donné la peine de leur souffler la vie, fussent demeurés, comme certains bonshommes de Balzac ! Mais voilà : pour les faire vivre, il eût fallu retrancher telle scène à effet, telle combinaison dramatique empoignante, tel morceaux de gros pathétique qui tirera des larmes aux âmes simples. Le roman, à coup sûr, eût été bien moins intéressant ; mais combien plus vivant ! Au lieu de cela, Yves et Tombre sont des pantins raisonneurs, des dévideurs de tirades logiques, des cabotins qui récitent une leçon apprise par cœur.
Puis le personnage de Tombre – Tombre l’artiste, non l’alcoolique – n’est pas absolument neuf. Ce mime à l’art « initial, algébrique, suggestif », rappelle assez le Pierrot « névrosé, tragique, fantômal » d’une pantomime qui date de 1881, et a pour titre Pierrot assassin de sa femme. M. Paul Marguerite, qui composa et joua lui-même, pour de vrai, cette pantomime autrefois, en fait donner dans Tous quatre, son avant-dernier roman, une représentation par Paul Violas. Loin de moi la pensée que M. Richepin s’est inspiré du tout jeune auteur qu’était M. Paul Margueritte en 1881, ou de Rivière, ou de Willette. Je constate seulement que Tombre, qui a la malchance de faire songer à Paul Violas, n’est pas la première apparition dans notre littérature du mime tragique.
Mais ceci n’a que peu d’importance. Tout appartient à tous. La grande affaire, en art, c’est de créer, d’animer. Or, dans le livre qui nous occupe, certains personnages ne vivent que de temps en temps, comme Yves, Tombre, Georgette, Madeline, d’autres ne vivent {150} jamais, comme Grimblot, ce Cassandre, la mère et le grand-père de Madeline (l’homme à la vie mystérieuse), et l’enfant de Georgette.
Ah ! si M. Richepin avait voulu !... Mais qui nous le rendra, le puissant artiste dont Zola disait « M. Richepin ose trop », Celui de la Chanson des Gueux et de la Glu, enfin, celui que nous aimons.
Alfred Vallette
Je ne parle pas de Braves gens, et je ne prétends pas, du reste, que M. Richepin ait dit son dernier mot.