Corpus de textes du Laslar

1887

Gustave Geffroy, « Les gens de théâtre », Notes d’un journaliste : Vie, littérature, théâtre, G. Charpentier et Cie éditeurs, 1887, p. 407-413.

IV L’auteur-acteur

31 décembre 1883

L’événement parisien, celui qui est commenté, discuté, loué, décrié, celui qui enchante quelques-uns, fait faire la moue à presque tous, c’est le brusque début de M. Richepin au théâtre de la Porte-Saint-Martin, dans sa propre pièce : Nana-Sahib. Ç’a été un coup de théâtre, non dans la salle, où le public a tranquillement pris la chose, mais hors du théâtre, dans les cafés littéraires et les salons artistiques. Tout en criant au cabotinage, en se répandant en lamentations sur l'excentricité du poète et l'attentat aux mœurs mondaines commis par lui, bien vite on court retenir sa place, on braque sa lorgnette, et on n'a plus d'yeux et d'oreilles que pour M. Richepin. Des autres interprètes, du drame, des vers, on ne s'occupe pas plus que si tout cela n'existait pas façon même dont l'écrivain comprend ce rôle qu'il a écrit, parle cette langue qu'il a travaillée, importe peu ! Ah ! il est bien question de cela Belle fichaise, vraiment ! Ce qui est intéressant, c'est la voix de M. Richepin, c'est son nez, c'est sa chevelure, ce sont ses dents, ses yeux. Le cabotinage est peut-être sur la scène, mais il est sûrement dans la salle. Avec nos affectations d'audace, nos proclamations de libertés et notre scepticisme, nous sommes en réalité les êtres les plus méthodiques, les plus méticuleux, les plus paperassiers Notre esprit est assis sur un rond de cuir {408} et ne sait lire que dans les registres verts, à coins de cuivre, que l'on replace dans le casier où on les a pris, après avoir calligraphié quelque chose dans une colonne préparée d'avance. Au fond, nous sommes tellement administratifs, bureaucrates, notables commerçants, que nous en usons avec les productions intellectuelles et les manifestations artistiques comme avec les marchandises tarifées et le papier à encaisser. Nous avons décidé que la poésie serait détaillée aux amateurs de la même façon que le fromage de gruyère il y aura quelqu'un qui la produira, quelqu'autre qui la coupera et la pèsera, et un troisième qui recevra la monnaie. Nous faisons semblant de distinguer entre un théâtre et une épicerie, mais nous ne distinguons pas, et au lieu de demander au débitant de mettre de l'imprévu et de la poésie dans son négoce, nous exigeons que la vie littéraire soit organisée comme un magasin de denrées coloniales. Nous réussissons, d'ailleurs.

Aussitôt qu'un nouveau venu se produit, choisit un genre, indique seulement une préférence, il est aussitôt saisi, vêtu en fonctionnaire de sa fonction, classé, numéroté, on l'enferme dans son vaudeville, dans son drame, dans son roman, dans son volume de vers, dans son article politique, dans son discours, dans son sonnet ou dans son quatrain, il est verrouillé, cadenassé, l'opinion monte la garde et la porte pour l'empêcher de sortir. Et s'il a des aptitudes diverses, s'il veut se distraire d'un pôle en courant & l'autre pôle, s'il aime, après avoir creusé un sujet, à en effleurer un autre ! Tant pis c'est défendu. Tu as fait un vaudeville, malheureux tu feras des vaudevilles pendant toute ta vie ; tu as fait un roman, tu en feras toujours ; tu as fait un discours, parle sans cesse ou tu es perdu ; tu as fait un bon article, donne-nous en encore un aujourd'hui, et demain, et après-demain, et sans cesse, jusqu'à ce que tu deviennes fou tu as fait un sonnet ou un quatrain, produits-en chaque année une quantité énorme, si tu ne veux pas qu'on t'oublie et surtout, ne produis que cela. {409} Garde-toi bien de sortir du coin dans lequel on t'a parqué, ne tente pas d'excursions sur les terrains avoisinants. Quelle clameur tu entendrais ! Quel haro ! Quelle lapidation avec les éternelles phrases toutes faites. Les entends-tu siffler dans l'air, ces phrases, s'amonceler et crever en orage sur ta hardiesse vaniteuse : a Les romanciers ne réussissent pas au théâtre. Un vaudevilliste ne peut être un homme politique. Un homme politique ne saurait faire un vaudeville. Un poète ne sait pas écrire en prose. Un orateur ne sait pas écrire. »

Et la suite. Il y en a comme cela des quantités que tout le monde répète sans savoir pourquoi, ou plutôt en sachant très bien pourquoi. On veut, et c'est là le fond de nos préférences et de nos haines, qu'il n'y ait partout que des employés ponctuels et empressés des employés au Roman, qui nous apportent leur livre tous les ans, à la même heure, des employés-acteurs qui fassent tous les soirs le même geste et disent les mêmes mots, des employés vaudevillistes, chargés de nous faire rire, des employés-dramaturges chargés de nous faire pleurer, des employés-poètes chargés de nous idéaliser, et des employés à la Politique chargés de nous faire nous entretuer avec les Chinois, avec les Allemands, avec n'importe qui !

Que l'un de ces imprudents, qui ont commis la faute de laisser mettre leur nom en vedette, essaie de changer l'affiche, de dire autre chose que ce qu'il a déjà dit, de chanter dans un autre ton, et vous verrez la belle dispute qu'on lui cherchera, et comme on le fera bien vite rentrer dans le rang. En France, un ministre des affaires étrangères comme Disraeli, écrivant des romans tout en traitant avec l'Europe, n'en aurait pas pour vingt-quatre heures.

Le cas de M. Richepin vient prouver, une fois de plus, la vérité de ces réflexions. Y a-t-il déchéance, pour un littérateur, à monter sur les planches ? N'en aurions-nous pas fini avec les métiers dignes et les métiers indignes ? Qu'on ose donc alors dire que le comédien est un être {410} inférieur et doit être traité en paria. Mais les mêmes qui ont réclamé la croix pour les sociétaires du Théâtre-Français s'indignent contre M. Jean Richepin et affectent des haut-le cœur. C'est donc le goût de la hiérarchie, la manie de la spécialisation qui triomphe. On cite Shakespeare et Molière avec des airs entendus, on insinue que Nana-Sahib ne valant ni Hamlet ni Tartuffe, M. Richepin n'a pas le double droit de faire des pièces et de les jouer lui-même.

Eh si ! Il a même le droit d'être complétement shakespearien ou moliéresque. Nous n'avons, nous, à discuter que son talent de comédien. Ce talent est-il médiocre ? disons-le et engageons M. Richepin à rentrer dans la coulisse. Ce talent est-il grand, au contraire ?

Applaudissons et conseillons au poète de faire des pièces qui soient dignes de l'interprète. La question n'est pas plus compliquée.

Il se trouve précisément que M. Jean Richepin est excellent dans le rôle de Nana-Sahib, qu'il y met toute l'élégance, toute la sauvagerie et toute la passion nécessaires, – ce qui n'a pas surpris ceux qui ont eu la bonne fortune de lui voir jouer le rôle du fou dans l'Etoile, ce drame bizarre, d'une forme exquise, fait en collaboration avec André Gill et représenté une fois au théâtre de la Tour-d'Auvergne, en 1872. Il y a là un grand sujet de satisfaction pour les lettrés, pour tous ceux que le fade débit et le jeu convenu de nos comédiens ordinaires exaspère. Quelle chance inespérée qu'un vrai poète consente à dire des vers devant tous, à les expliquer à la foule par des gestes et des inflexions de voix qu'il n'aura pas appris dans un Conservatoire, mais qui lui seront, comme sa phrase écrite, dictés par sa volonté créatrice ! Supposez que l'écrivain fasse demain un chef-d'œuvre : viendrez-vous vous plaindre de voir ce chef d'œuvre interprété par lui. Que M. Richepin laisse donc clabauder : le jour où il viendra dire des phrases immortelles devant le trou du souffleur, la protestation des femmes du monde et des gommeux étiques qui ne dédaignent pas de mirer dans des tableaux vivants ne sera pas entendue.

En attendant, l'auteur de la Chanson des gueux ferme les portes de l'Académie, et fait un pied de nez à la Normale. C'est très brave. Mieux vaut courir le cachet que de recevoir d'abominables, d'odieux Prix de Poésie des mains de M. Camille Doucet et de M. de Mazade-Percin.

V

Folie

7 décembre 1884.

Voilà qu’on reparle de M. Richepin et de Mme Sarah Bernhardt. Non pas qu’il soit question d’un livre de l’écrivain ou d’un rôle de l’actrice. C’est de l’homme et de la femme qu’il s’agit, de leurs personnes, de leurs sentiments intimes, des choses secrètes qui d’ordinaire ne se crient pas sur les toits et ne s’impriment pas dans les feuilles. Il paraît qu’il se passe des événements très importants, qui seront demain de l’Histoire, et qu’il faut être très attentif. Quoi donc ?

Des dépêches venant d’Alger, rédigées par on ne sait qui, tombent dans les journaux, ces dépêches annoncent que M. Jean Richepin est atteint d’une fièvre diphtérique compliqué d’accès tétaniques, l’apparition de l’aliénation mentale est signalée, le poète a demandé asile aux trappistes de Staouëli et, sur leur refus de le recevoir, est parti pour le désert, – destination {412} vague. Le lendemain, autre chanson. Rien de vrai dans la dépêche. Jamais M. Richepin n’a raisonnable, il est en promenade avec sa femme et son fils, il n’est pas en Algérie, ou plutôt il n’est nulle part, puisqu’il cache soigneusement son adresse, un seul de ses amis, qui n’habite pas le Boulevard, mais l’Auvergne, sait où il est et communique avec lui. Une dépêche rassurante pour la santé du corps et de l’esprit de l’auteur de la Chanson des gueux est venu démentir la fausse dépêche qui avait mis, non tout Paris, mais le Tout-Paris en émoi. Et l’on commence à parler d’obsessions, de persécutions, de vengeance de femme, d’expédients employées pour découvrir la retraite du poète fugitif. La toile se relève sur le drame intime qui a déjà fourni tant de copie aux gazetiers. Vous allez voir qu’il y en a bien encore pour cent représentations, et qu’on ne va pas s’occuper d’autre chose d’ici l’année prochaine.

C’est le goût du jour, contre lequel rien ne prévaudra. Tous les gens que cela ennuie, qui n’en peuvent plus d’être forcés d’entendre ces inutiles ragots et ces plats commérages, qui sont las de la cuisine fabriquée et vendue dans les boutiques d’esprit, qui voudraient s’enfuir bien loin, aller habiter les trous où on sonne encore le couvre-feu et où on ne joue jamais de revues de fin d’année, tous ceux-là auront beau dire et beau faire, ils n’empêcheront pas que c’est comme cela et que cela ne sera plus autrement. Chaque fois qu’un monsieur, vrai ou faux écrivain, vrai ou faux artiste, sera attristé de voir qu’on ne fait pas assez attention à lui, et se mettra à faire des cabrioles aux portes des cafés littéraires et dans les boudoirs de verre des actrices, chaque fois, le même fait se produira, La presse, enchantée de trouver une besogne facile à faire, laissera dans son coin l’écrivain qui ne crie pas sa littérature par les rues, l’actrice qui ne se donne en représentation que sur la scène, et ne s’occupera plus que de ceux qui opèrent en place publique. Et le public suit. Et ces habitudes {413} sont d mise dans tous les milieux, dans tous les ordres d’idées, en politique comme en littérature, en philosophie comme en art. C’est le farceur habile au boniment, c’est l’écrivain, c’est l’artiste avides de relations avec les reporters, c’est le creux philosophe pour dames, qui tiennent toute la place, qui sont décrits, choyés, célébrés par tous les porte-plumes parisiens. Il est facile, en effet, de raconter aux populations comment le grand homme passe ses journées et ses nuits, de dire ce qu’il mange, ce qu’il boit, s’il trompe sa femme, s’il lâche sa maîtresse ; c’est même beaucoup plus facile, incontestablement, que de dire ce qu’il y a dans un livre, que d’expliquer un tableau, que d’analyser une pensée. Ce sont les hypocondriaques, ce sont les « raseurs » qui s’attardent encore à ces besognes dédaignées. Être journaliste et ne donner au racontar, au détail de vie privée que la stricte importance qu’il doit avoir dans l’explication d’un homme et d’une œuvre ! Être journaliste et vouloir être encore un artiste et un psychologue, et s’essayer aux travaux qui prennent toute la pensée, qui emplissent toute la vie ! Mais c’est le vieux jeu, mais c’est fini, mais ça ne rapporte pas d’argent, mais c’est un genre qui n’est pas admis à la première page d’un journal qui se respecte !

Et c’est vrai : les naïfs qui croient encore à la littérature, à l’art, au bien penser et au bien dire sont forcés de se réfugier dans les journaux démodés et dans de vagues revues. Le roi de Paris, c’est celui qui a des entrevues avec Sarah Bernhardt, – c’est celui qui découvrira demain la retraite de Richepin.

Emile Bergerat, « La Légende de M. Jean Richepin », Le Livre de Caliban, A. Lemerre, 1887, p. 99-106.

Le poète de La Mer est un monstre !

N'y allons pas par quatre chemins et cessons de tromper le peuple. Ceux qui se représentent M. Jean Richepin comme un homme simple, normal, faisant partie d'une société de quelque chose, dînant aux heures requises, habillé par un tailleur qu'il paie, fumant des cigarettes autorisées par la Régie et gagnant sa vie avec sa plume, se trompent lugubrement.

Je le connais. Je le hante. Voici.

{100}

Ce chef Touranien dissimule sous des dehors illusoires de contribuable français une identité hoffmanesque et Edgar Poétique. Il a une âme nomade, en émigration permanente d'elle-même, si j'ose m'exprimer ainsi, et qu'on ne sait jamais où trouver quand on a besoin de lui parler, et en cela il est pareil à cet assassin de M. Barrême, que les journaux invitent vainement à se rendre à la Préfecture de police.

Cette âme vagabonde tantôt s'embusque aux coins des bois, tantôt se commet avec des gueux, des truands et des ribaudes inavouables, et parfois lance à la Divinité des imprécations telles que, si le ciel n'était pas consolidé par les clous d'or des étoiles, il lui tomberait dessus comme une cloche. Et, fait extraordinaire ! c'est au moment même où il « touranise » avec le plus de férocité qu'il a le mieux l'air d'un bon bourgeois pacifique et résigné à la vie dolente des civilisations occidentales. C'est cela, voyez-vous, qui trompe les actrices.

Avoir M. Richepin à sa table, c'est avoir à dîner un Thug, un étrangleur de l'Inde, un derviche tourneur, un Aiassoua mangeur de moutons vivants, un homme enfin qui, au milieu d'une causerie étincelante, s'évade de lui-même, bondit, arrête une caravane, cette diligence du désert, et est de retour à l'heure du café pour finir la conversation.

{101}

Je l'ai vu, moi qui vous parle, et il n'y a pas bien longtemps, jouer le guignol, chez moi, devant une vingtaine d'enfants extasiés. Il avait apporté son tambour. Car il touche du tambour dans la perfection. Ce qu'il fit de l'une de ses mains est prodigieux ! Les pantins se démenaient et se bousculaient, le tambour ronflait, les décors changeaient, Pierrot était pendu et dépendu, le juge faisait son prêchi-prêcha, et les enfants se roulaient de joie. Pendant ce temps-là, que faisait-il de la main qui restait libre ? Il épousait la reine de Madagascar, étranglait un tigre et changeait de religion. Il acheva la représentation de deux mains et comme si rien n'était arrivé Comme Richepin est l'urbanité même, personne ne s'aperçoit de ces avatars subits et effrayants que dénotent seuls aux regards exercés les éclairs de ses yeux fauves, traversés de visions sinistres, et le hérissement électrique d'une crinière de roi nègre. A ces signes seulement on voit qu'il est ailleurs, là où il fait de l'orage, là où quelque chose rugit, se déchaîne, croule, tatouille ou chambarde.

De là sa légende. Car Richepin dégage une légende. A l'âge ou l'on est encore à l'Ecole normale, le poète de La Mer croisait déjà dans les eaux d'Alger. Il était uscoque. L'uscoque est quelque grade dans la piraterie. Herculéen, {102} lyrique et bon enfant, il écumait les flots qu'il devait chanter plus tard, et il enlevait les jeunes Grecques à l'abordage, quand il en passait. Il était aidé dans cet apprentissage de la vie réelle par ses deux seconds, Raoul Ponchon et Maurice Bouchor, lieutenant, sarcastiques, qui faisaient à eux tout seuls la manœuvre, la popotte et les signaux. Entre deux aventures on revenait passer ses examens à Paris, sous des déguisements de normaliens. Et puis l'on repartait.

C'est ainsi qu'on rencontra un jour Nana-Sahib, lequel, à cette époque, n'était pas sérieusement mort. Nana-Sahib, fatigué de se cacher dans les pagodes, allait opérer, sa soumission à la reine Victoria, ou tout au moins au prince de Galles.

Les corsaires voulurent lui faire comprendre à quel point cette résolution manquait de couleur, de caractère, et combien elle était bourgeoise, que dis-je ? aryenne ! Il ne les écouta pas. Alors l'uscoque le tua, s'empara de ses riches habits, et ayant revêtu sa propre peau, il vint à la Porte- Saint-Martin jouer au naturel le rôle hurlatoire, fusillatoire et trépidatoire du révolté indien qui veut embêter l'Angleterre. Et de fait l'Angleterre commençait à être embêtée, lorsque tout à coup (c'est Paul Bourget qui m'a conté cette histoire) Nana-Sahib, imparfaitement assassiné, se {103} présenta à l'entrée des artistes et réclama sa peau à Sarah Bernhardt. Il fallut la lui rendre.

Voilà ce que le psychologue contemporain raconte. Or, Paul Bourget est surtout un critique, il ne fait de romans qu'à ses heures, il n'a pas l'habitude de mentir.

Huit jours après avoir rendu sa peau à Nana-Sahib, et avoir repris la sienne, l'uscoque entrait dans un monastère. Il s'emparait de l'atelier de sculpture au mont Athos. C'était lui qui répandait dans la chrétienté ces images étiques, où rien d'humain ne bombe, et qui semblent allégoriser l'amour d'un souffle pour un fil. Le jour où j'appris cette incarnation nouvelle par les journaux, et comment l'uscoque était devenu propagateur d'icônes byzantins, j'étais en Bretagne, sur une petite grève, où la mer est douce, et je causais avec un homme, jeune encore, qui venait de donner une leçon de natation à son petit garçon et semblait très fier des progrès du bambin dans cet exercice. Si quelqu'un n'avait pas l'air d'être au mont Athos, c'était cet homme-là. Et pourtant il y était. Il parut très contrarié d'apprendre qu'on le savait déjà, à Paris. Rien de ce qui concernait sa légende n'échappait donc aux reporters ! Et il me prit à témoin :

– Est-ce que je ne fais pas tout ce que je puis {104} pour cacher au monde ce fatal don d'ubiquité, qui est ma perte, et que je n'avoue qu'à mes éditeurs ? Vous le savez, voilà plus d'un mois que je réside ici et que je travaille à une comédie pour Coquelin. J'écris, les portes ouvertes pour qu'on me voie. Eh bien ! ils savent déjà que je dirige le couvent du mont Athos et que je pêche en même temps la morue à Saint-Pierre-Miquelon Ce n'est plus du reportage, c'est de la police telle qu'on la rêve.

– C'est donc vrai, lui demandai-je, et ce que l'on raconte de votre rocambolisme n'est pas une création de Paul Bourget ?

Il ne répondit rien, mais une lueur étrange traversa ses paupières, et je compris qu'il venait encore de partir. Le Richepin que j'avais devant moi n'était pas le vrai Richepin, le Richepin de la légende. Celui-là était dans les lacs d'Ecosse peut-être, ou chez Carjat en train de poser pour sa photographie, qui sait ? Ou au Brésil, dans les pampas, enfin ailleurs.

Aujourd'hui, le « monstre » publie La Mer. Quand il a fait ce volume, je l'ignore. Entre deux carnages probablement. Sa légende ne raconte rien encore de cette période mystérieuse de sa vie. On a bien essayé d'accréditer qu'il l'avait composé sur un des paquets de cordages, {105} entre Bordeaux et Nantes, pendant une nuit de walpurgis. Je ne le crois pas. Et j'ai de bonnes raisons pour ne pas le croire, attendu que j'ai assisté à la perpétration du poème. Cette fois, c'est moi qui tiens la légende.

C'était cet hiver même, dans une grotte profonde et tapissée de goëmons d'une longueur prodigieuse. Il s'était réfugié là, sans Maurice Bouchor, mais avec Raoul Ponchon, qui, pour certains coups de main, est son aide favori. On peut apitoyer Bouchor ; Ponchon, jamais. Ils s'étaient façonné des lits en tressant les goémons attachés aux rocs. Leur plan était simple et sombre. Ils avaient observé que les sirènes ne se montrent que lorsqu'il n'y a personne, et, l'hiver, les plages sont désertes. Ils s'embusquèrent dans la grotte et se mirent à imiter tous les cris d'oiseaux de la création. Ils vivaient de moules et d'espérance.

Longtemps les sirènes se firent attendre. Elles sont méfiantes depuis que l'on construit des chalets suisses sur le bord de la mer. Enfin, il en vint une, attirée par le bruit de volière. En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, ils avaient fondu sur elle. Ils la ligottèrent et lui firent chanter toutes les chansons qu'elle savait. Elle les chanta. Le monstre les notait. Et puis ils {106} l'égorgèrent et son sang rose fit une aurore sur la mer, qui en attira quelques autres. Elles eurent le même sort jusqu'à ce que Richepin eût son volume. Alors il écrivit à son éditeur, qui vint les chercher tous les deux. Ils ressemblaient à des vampires. Ponchon, moins que lui. Voilà ce que je sais sur le poème La Mer. Toute autre légende doit être tenue pour controuvée. Avais-je raison de dire que M. Jean Richepin est un monstre ?

Car enfin à quoi ces choses ressemblent-elles ? Est-ce la vie de ceux qu'on appelle aujourd'hui des poètes ? Où est la recherche du prix Montyon là-dedans ? Où est le désir de plaire à l'Académie ? De décrocher la Légion d'honneur ! De se faire une clientèle parmi les institutrices ? Je ne retrouve rien, dans les mœurs de cet homme, des convenances qui font que l'on est un monsieur très bien, estimé à tous les étages, salué par un concierge difficile en locataires et cité comme modèle de bonne paie chez les commerçants d'un quartier. En quoi est-il pareil à nous, ce poète de La Mer ? La légende a bien raison, c'est un monstre il est original et il a un grand talent !

Quelle horreur !

Léon Roger-Milès, « Jean Richepin », Les Poètes Français contemporains : Jean Richepin, Maurice Dreyfous, Éditeur, 1887, p. 5-

Le Poète

I

Malgré soi, lorsqu’on feuillette l’œuvre poétique de Jean Richepin, on ne peut séparer le poète du romancier, ou mieux on retrouve toujours le romancier dans le poète. Cela tient au procédé de l’écrivain dans sa façon de grouper les vers qu’il publie. La plupart du temps, lorsqu’un poète n’enveloppe pas de la forme rythmique du vers le récit d’une épopée, ou les dialogues d’un drame, il se contente de réunir en livre des poésies éparses dans son portefeuille. Ces poésies n’ont entre elles d’autre lien qu’un titre général, et, lorsqu’une source commune d’inspiration a donné naissance à plusieurs pièces, qu’un sous-titre, dont le but est peut-être aussi de reposer le lecteur, et de ne pas le fatiguer par une trop longue suite sans interruption.

Jean Richepin, au contraire, ne saurait faire un pareil recueil ; il compose des livres en vers. Toutes les pièces qu’il y enferme se tiennent, se coordonnent, se complètent. Il a avant tout la préoccupation {6} de la bonne harmonie d’ensemble ; il veut que rien dans son livre ne soit disparate, que le tableau entier soit animé d’une vie homogène et que tout concorde à ne former qu’un tableau. Quand celui qui procède de la sorte est un médiocre, le livre se revêt d’une désolante monotonie ; quand il s’appelle Richepin, les poèmes détachés s’unissent en un seul poème, et ce poème présente tout l’intérêt du roman.

Il est donc assez difficile dans les quatre volumes qu’a déjà publiés Jean Richepin, volumes si différents d’esprit et de tendances, de trouver la vraie note du poète, de découvrir celui où il s’est traduit lui-même, où il a mis à contribution non seulement son inspiration, qui peut être sollicité par toutes les manifestations de la vie extérieure, mais surtout son propre tempérament, sa nature elle-même empruntant, il est vrai, à la fiction si facile aux poètes, le voile d’idéal qui doit dérober la réalité, mais que le lecteur sait deviner et mettre à nu, s’il a tant soit peu dans ses lectures l’habitude d’analyser à fond le texte qu’il a sous les yeux.

Deux œuvres cependant nous fourniront cette note particulière, qui nous révèle l’homme sous le poète et nous le livre indiscrètement : ce sont les Caresses et la Mer, œuvres de sentiment, où l’auteur s’écoute lui-même, avant de laisser parler son inspiration. Il y a loin des Caresses à la Mer ; les distances entre les sujets sont énormes. Ici nous avons une œuvre d’émotion passionnelle, là une œuvre d’émotion esthétique ; mais dans l’un et l’autre cas, c’est bien la même âme qui les a ressenties toutes les deux, qui les a reçues et qui en a fait une chose bien à elle, parce qu’elle a su en faire une chose venant d’elle. Nous trouverons au cours de cette étude l’occasion de développer ce point très particulier à l’œuvre de Richepin. Pour le moment, il nous faut procéder par ordre, et nous commencerons par la Chanson des gueux.

II

Un fait à constater, c’est que l’apparition de la Chanson des gueux, comme l’apparition des livres du même auteur qui suivront, fut {7} marquée par un certain scandale. Si nous rappelons cela, c'est que nous avons l'intime conviction que les livres durent leur rapide succès, non pas à ce scandale, mais à leur valeur propre. Richepin, en se frayant une voie nous elle, n'a pas seulement étonné le public ordinaire, il a gêné ceux qui se croient la mission de guider l'opinion et s'intitulent les pontifes du goût en littérature. Aussi que d'accusations n'ont-ils pas dirigées contre le jeune audacieux qui se permettait d'élever ainsi la voix et se présentait pour son coup d'essai, tenant en main, il faut bien l'avouer, une œuvre de combat. D'aucuns, et non des moins considérables, lui ont reproché de vouloir se faire remarquer. Or il n'est rien de plus ridicule qu'un pareil reproche. Quel est l'auteur, écrivain, musicien, poète, artiste peintre ou sculpteur qui ne souhaite pas ardemment d'être remarqué et ne tente pas tous les moyens qu'il a entre les mains pour y parvenir ? Cela est si vrai, que si l'auteur ne sait pas doubler ce petit promontoire de la renommée, la foule peu indulgente le traite de médiocre. — Cependant, nous répond-on, Richepin a écrit lui-même en tête de sa Chanson des Gueux cette phrase caractéristique : Ce livre est non seulement un mauvais livre, mais encore une mauvaise action. On était donc fondé de lui en vouloir de son livre.

Pour notre part, nous trouvons que ceux qui ont poussé la Justice à se mêler de cette affaire ont eu le plus grand tort. Le livre, malgré sa crudité de langage, crudité parfois inutile, n'excite nullement à la débauche ou au crime. Le poète a fait avec sa plume, ce que nombre d'artistes ont fait avec leur crayon, un album de croquis, où il voit défiler toute la population des gueux, gueux de la terre, gueux du pavé, gueux de la pensée ; et pourtant nul n'a songé à poursuivre l'artiste, nul n'a pensé à le rendre responsable de ce qu'on voit tous les jours dans la rue, et à châtier en lui les fautes de ses personnages. Et ici se place une grave question, celle de la liberté dans l'art. De quel droit la justice se croit-elle mission d'intervenir dans la littérature, et jusqu'à quelles limites peut-on reculer la moralité dans l'art ? Qu'est-ce que l'immoralité dans l'art ? Est-ce la nudité dans la représentation de la vie réelle ? Non, car il faudrait alors voiler le plus {8} grand nombre des œuvres de la statuaire ; il faudrait retourner contre le mur toutes les peintures flamandes où Rubens, avec la fantasmagorie des couleurs, fait chanter sous son pinceau génial la chanson des chairs bien vivantes et des gorges plantureuses ; il faudrait jeter au bûcher purificateur Rabelais, ce puissant, ce brutal, qui nous met la vérité sous les veux, avec son vaste éclat de rire épanoui ; il faudrait brûler Flaubert, brûler Baudelaire, brûler tous ceux qui ont puisé leur idéal dans l'existence vraie.

Mais, reprennent les mécontents, pourquoi cette langue argotique ? Pourquoi ces vers d'un métré bizarre et d’une prosodie très lâche ? Pourquoi tout ce bagage inaccoutumé que nous ne trouvons chez aucun de nos poètes contemporains ? D'où vient un tel parti pris, une telle aberration ? Et ils ferment le livre, n'osant pas taxer Richepin d'ignorance, puisqu'ils ont entendu dire qu'il était passé par l'École normale ; mais se figurant avoir posé des objections auxquelles il est impossible de répondre. Et pourtant, Richepin n'a jamais prétendu être un mystère pour ceux qui le lisaient ; il affirme, au contraire, sa façon de voir avec une étonnante crânerie. Pour nous, nous n'approuvons pas aveuglément tout son livre; nous trouvons parfois dans ses pages des rythmes qui ne nous agréent pas, des combinaisons de mètres qui nous choquent, des licences qui nous semblent, non trop hardies, — il n'est pas d'excessive hardiesse en art, — mais inutiles ; et malgré ces quelques petites divergences d'opinions, qui sont toutes personnelles, et auxquelles quiconque a le droit de ne pas souscrire, l'œuvre nous apparaît bien debout, bien vivante, et nous irons plus loin, très généreuse dans ses tendances et dans sa forme. Nous nous expliquons :

Richepin a fait parler à ses gueux leur langue imagée, brutale, rapide, parce qu'il les avait vus de près. Il ne s'était pas contenté d'une observation superficielle ; il avait étudié, à côté des lèpres physiques, les lèpres morales. Quand il les prenait comme objet de son livre, il ne leur demandait pas des thèmes à mélodrames ; il voulait allumer notre pitié à leur égard. La pitié, comme beaucoup {9} d'artistes nous l'ont montrée, n'est qu'une vertu hypocrite, plus près de l’égoïsme que de la bonté ; c'est le moyen facile de faire vibrer une sensibilité bourgeoise, très incapable d'un généreux élan, et s'admirant d'éprouver ainsi une émotion sentimentale aux récits de malheurs qui ne la touchent pas directement ; c'est le chemin le plus court pour atteindre sans effort à l'art de secouer son indifférence, et de dérober à ceux qui n'ont rien, aux gueux en un mot, ce je ne sais quoi qui attendrit sur leurs haillons et rend plus doux leur bonheur à ceux qui possèdent, par le triste spectacle de tant de misère toujours inachevée. Cette pitié-là est mauvaise. Un homme, et un artiste, qui connaît bien les malheureux, le peintre Raffaëlli, refuse absolument de la reconnaître comme un sentiment esthétique. Mais la pitié, comme la fait vivre Jean Richepin, voilà la grande vertu qui enfante, non la charité, car celle-ci n'est que passagère, mais la patience qui se prolonge sans lassitude, et mêle à sa lente évolution comme une suprême et fière ironie. Ce n'est pas en nous racontant les pauvres qu'on nous émeut, c'est en les faisant se raconter eux-mêmes. Voilà pourquoi nous approuvons Richepin d'avoir conçu son livre dans cette forme nouvelle, qui contenait non pas un défi, non pas une menace, comme des esprits timorés l'ont voulu croire, mais un reproche à l'adresse de ceux qui, tous leurs appétits satisfaits, spéculaient à leur profit de la misère des champs ou de la rue. C'est de ces gueux-là, en effet, que le poète prend d'abord la défense; il ne nous les fait pas voir, la main tendue vers une aumône rare ou donnée comme à regret, mais chantant, car la chanson, c'est la compagne fidèle de ceux qui souffrent et se courbent de fatigue, c'est la confidente discrète qui console, plaint et dit d'espérer, c'est la voix qui descend d'en haut et vient éclore en notre âme ; c'est le rayon qui déchire l'ombre, et nous distrait, en nous montrant toutes les poussières de la pensée, danser leur démente farandole sur sa gaie chevelure d'or.

Citerons-nous, par exemple, ces simples couplets, où le mendiant {10} transi par les froides averses se chante à lui-même la résignation :

CE QUE DIT LA PLUIE

M'a dit la pluie : Ecoute
Ce que chante ma goutte,
Ma goutte an chant perlé.
Et la goutte qui chante
M'a dit ce chant perlé :
Je ne suis pas méchante,
Je fais mûrir le blé.
Ne sois pas triste mine
J'en veux à la famine.
Si tu tiens à ta chair,
Bénis l'eau qui t'ennuie
Et qui glace la chair ;
Car c'est grâce à la pluie
Que le pain n'est pas cher.
Le ciel toujours superbe
Serait la soif à l'herbe
Et la mort aux épis.
Quand la moisson est rare
Et le blé sans épis,
Le paysan avare
Te dit : Crève, eh ! tant pis !
Mais quand avril se brouille,
Que son ciel est de rouille,
Et qu'il pleut comme il faut,
Le paysan bonasse
Dit à sa femme : il faut
Lui remplir sa besace,
Lui remplir jusqu'en haut.
M'a dit la pluie : Ecoute
Ce que chaule ma goutte,
Ma goutte au chant perle.
Et la goutte qui chante
M'a dit ce chant perlé :
Je ne suis pas méchante,
Je fais mûrir le blé.

Parfois, sur la longue route où il suit ces mendiants, le poète quitte les hommes, et arrête son regard surpris sur les choses ; alors bois et pierres, bêtes et plantes lui veulent confier leurs peines ; car les choses aussi ont leurs douleurs, car les bêtes aussi sont en proie aux tristesses mortelles. Dans ces pages, le poète anime le roseau, dont le pâtre fait une flûte ; la vieille statue, abattue dans un coin de parc, et gisant sous le lierre qui la ronge ; le bois, dont les plaintes lui semblent vaines, et avec qui il a ce magnifique colloque :

LA PLAINTE DU BOIS

Dans l’âtre flamboyant le feu siffle et détone,
Et le vieux bois gémit d’une voix monotone.

Il dit qu’il était né pour vivre dans l’air pur,
Pour se nourrir de terre et s’abreuver d’azur,
{11}
Pour grandir lentement et pousser chaque année
Plus haut, toujours plus haut, sa tête couronnée,
Pour parfumer avril de ses grappes de fleurs,
Pour abriter les nids et les oiseaux siffleurs,
Pour jeter dans le vent mille chansons joyeuses,
Pour vêtir tour à tour ses robes merveilleuses,
Son manteau de printemps de fins bourgeons couvert,
Et la pourpre en automne, et l’hermine en hiver.
Il dit que l’homme est dur, avare et sans entrailles,
D’avoir à coups de hache et par d’âpres entailles
Tué l’arbre ; car l’arbre est un être vivant.
Il dit comme il fut bon pour l’homme bien souvent,
Qu’à nos jeunes amours et nos baisers sans nombre
Il a prêté l’alcôve obscure de son ombre,
Qu’il nous couvrait le jour de ses frais parasols
Et nous berçait la nuit aux chants des rossignols,
Et qu’ingrats, oubliant notre amour, notre enfance,
Nous coupons sans pitié le géant sans défense.
Et dans l’âtre en brasier le bois geint et se tord.
Ô bois, tu n’es pas sage et tu te plains à tort.
Nos mains en te coupant ne sont pas assassines.
Enchaîné, subissant l’entrave des racines,
Tu végétais au même endroit, sans mouvement,
Et conjoint à la terre inséparablement.
Toi qui veux être libre et qui proclames l’arbre
Vivant, tu demeurais planté là comme un marbre,
Captif en ton écorce ainsi qu’en un réseau,
Et tu ne devinais l’essor que par l’oiseau.
Nous t’avons délivré du sol où tu te rives,
Et te voilà flottant sur l’eau, voyant des rives
Avec leurs bateliers, leurs maisons, leurs chevaux.
Ô les cieux différents ! les horizons nouveaux !
Que de biens inconnus tu vas enfin connaître !
Quel souffle d’aventure étrange te pénètre !
Mais tout cela n’est rien. Car tu rampes encor.
Qu’on le fende et le brûle, et qu’il prenne l’essor !
Et le feu furieux te dévore la fibre.
Ah ! tu vis maintenant, tu vis, te voilà libre !
Plus haut que les parfums printaniers de tes fleurs,
Plus haut que les chansons de tes oiseaux siffleurs,

{12}

Plus haut que tes soupirs, plus haut que mes paroles,
Dans la nue et l’espace infini tu t’envoles !
Vers ces roses vapeurs où le soleil du soir
S’éteint comme une braise au fond d’un encensoir,
Vers ce firmament bleu dont la gloire allumée
Absorbe avec amour ton âme de fumée,
Vers ce mystérieux et sublime lointain
Où viendra s’éveiller demain le frais matin,
Où luiront cette nuit les splendeurs sidérales,
Monte, monte toujours, déroule tes spirales,
Monte, évanouis-toi, fuis, disparais ! Voici
Que ton dernier flocon flotte seul, aminci,
Et se fond, se dissout, s’en va. Tu perds ton être ;
Aucun œil à présent ne peut te reconnaître ;
Et toi qui regrettais le grand ciel et l’air pur,
Ô vieux bois, tu deviens un morceau de l’azur.

Puis les bêtes ont leur tour : voici le merle qui se lamente, mais trop tard, sur les grains de vigne à la glu ; voici la complainte de deux vieux papillons ; et là, Richepin comme La Fontaine donne des croche-pieds charmants à l'histoire naturelle. Voici une ode triomphale à la gloire d'un modeste scarabée, dont la petite voix s'enfle sur de bien grandes choses ; puis c'est un chant sur la tristesse des bêtes, si pleine de cette mélancolie vague que Leconte de Lisle a fixée, lui aussi, en d'admirables vers. Enfin, détachons de ce chapitre un joli conte qui semble illustrer certain bas-relief de la statuaire antique :

LE BOUC AUX ENFANTS

Sous bois, dans le pré vert dont il a brouté l'herbe,
Un grand bouc est couché, pacifique et superbe.
De ses cornes en pointe, aux nœuds superposés,
La base est forte et large et les bouts sont usés ;
Car le combat jadis était son habitude.
Le poil, soyeux à l’œil, mais au toucher plus rude,
Noir tout le long du dos, blanc au ventre, à flots gris
Couvre sans les cacher les deux flancs amaigris.
Et les genoux calleux et la jambe tortue,
La croupe en pente abrupte et l’échine pointue,
La barbe raide et blanche et les grands cils des yeux
Et le nez long, font voir que ce bouc est très vieux.
Aussi, connaissant bien que la vieillesse est douce,
Deux petits mendiants s’approchent, sur la mousse,
Du dormeur qui, l’œil clos, semble ne pas les voir.
Des cornes doucement ils touchent le bout noir.
Puis, bientôt enhardis et certains qu’il sommeille,
Ils lui tirent la barbe en riant. Lui, s’éveille,
Se dresse lentement sur ses jarrets noueux,
Et les regarde rire, et rit presque avec eux.
De feuilles et de fleurs ornant sa tête blanche,
Ils lui mettent un mors taillé dans une branche,
Et chassent devant eux à grands coups de rameau
Le vénérable chef des chèvres du hameau.
Avec les sarments verts d’une vigne sauvage
Ils ajustent au mors des rênes de feuillage.
Puis, non contents, malgré les pointes de ses os,
Ils montent tous les deux à cheval sur son dos,
Et se tiennent aux poils, et de leurs jambes nues
Font sonner les talons sur ses côtes velues.
On entend dans le bois, de plus en plus lointains,
Les voix, les cris peureux, les rires argentins ;
Et l’on voit, quand ils vont passer sous une branche,
Vers la tête du bouc leur tête qui se penche,
Tandis que sous leurs coups et sans presser son pas
Lui va tout doucement pour qu’ils ne tombent pas.

Mais suivons le poète ; il a quitté la grand’route, il est arrivé au bourg. Là, c'est la pauvreté sans relâche, c'est la misère avare et insatiable ; c'est le foyer sans pain ni feu, quand ce n'est pas la famille sans foyer. Les enfants naissent cependant, et les femmes sont fécondes ; c'est que dans l'horrible détresse, tous ces malheureux n'ont qu'une égalité, celle de l'amour, et ils s'aiment alors avec passion; ils acceptent les charges nouvelles et savent cacher leurs pâleurs faméliques sous un sourire sincère, quand les tout petits les regardent avec leurs yeux innocents! Et ceux-ci, pourquoi sont-ils nés ? Car ils n'apportent pas avec eux, les chers fardeaux, le bien-être dont ils auraient tant besoin à leur première heure. Le sein qui les berce n'est pas toujours gonflé de lait ; les angoisses sans fin en ont souvent tari la source. Et la mort fauche dans toute cette végétation humaine : les pères tombent, les mères s'éloignent, et les fils se trouvent chefs {14} de famille, à l'âge où d'ordinaire ils devraient s'asseoir sur les bancs de l'école. Écoutons ce premier départ :

PREMIER DEPART :

Quand s’entrouvrent les yeux des marguerites blanches,
Quand le bourgeon tremblant palpite au bout des branches,
Quand les lapins frileux commencent, le matin,
À sortir du terrier pour courir dans le thym,
Quand les premiers oiseaux chantant leurs chansonnettes
Font dans le ciel plus pur vibrer leur voix plus nettes,
À l’époque où le monde heureux se rajeunit,
Les petits mendiants doivent quitter leur nid.
Ils sortent de la hutte où, comme des marmottes,
Ils ont dormi l’hiver auprès d’un feu de mottes,
Cependant que la mère attisait le brasier
Et tressait en chantant des corbillons d’osier.
C’est à vendre ces blancs hochets aux verts losanges
Qu’ils vont gagner leur pain, les pauvres petits anges.
Le père est mort depuis quatre mois. La maison
Est trop chère à louer, et pour cette raison
La mère chez autrui va devenir servante.
On se retrouvera pour la saison suivante,
Quand on aura gagné quelque argent cet été.
En attendant, chacun s’en va de son côté.
Les petits prennent leur baluchon sur l’épaule
Et mettent leurs sabots au bout garni de tôle.
Et quand la mère, avec des sanglots dans la voix,
A baisé le dernier une dernière fois,
Ils partent, se tenant par la main, d’un air grave.
L’aîné siffle un refrain pour paraître plus brave ;
Mais il sent de gros pleurs lui rouler dans les yeux.
Il ne pleurera pas ; car c’est lui le plus vieux,
Car le long des chemins voici qu’ils sont en marche,
Et l’enfant de douze ans devient un patriarche.

Mais comme la famine les torture, comme partout ces malheureux se voient repousser, comme l'étape est interminable, sans le repos nécessaire au corps et à l'âme que la souffrance irrite, toute cette enfance devient vermine ; le besoin prépare la moisson du vice, et

{15}

Les chers innocents, du coup, sont des vauriens.
Ils ne pleureront pas ; car l’orgueil les commande,
Et l’enfant de douze ans devient un chef de bande.

Et cet enfant grandira jusqu'au crime. Tout ce roman du vagabond, toute cette épopée du misérable, Richepin l'a écrite avec une entraînante conviction ; parfois la peinture affecte des tons d'une brutalité voulue, mais nous ne savons pas lui en vouloir. Il y a dans tout cela un tel accent de vérité !

Nous aimons moins les Quatre Saisons, où l'inspiration nous semble plus étroite ; le poète se laisse aller à plus de fantaisie ; on sent toute son habileté à faire le vers ; mais le cœur se repose, le sentiment n'arrive pas naturel ; on devine que tout ce chapitre a été fait pour compléter le recueil, et ce n'est qu'au moment où nous nous trouvons transportés hors la grand'ville que le poète se retrouve, devant le séduisant aspect de la neige immaculée.

LA NEIGE EST BELLE

La neige est belle. Ô pâle, ô froide, ô calme vierge,
Salut ! Ton char de glace est traîné par des ours,
Et les cieux assombris tendent sur son parcours
Un dais de satin jaune et gris couleur de cierge.
Salut ! dans ton manteau doublé de blanche serge,
Dans ton jupon flottant de ouate et de velours
Qui s’étale à grands plis immaculés et lourds,
Le monde a disparu. Rien de vivant n’émerge.

Contours enveloppés, tapages assoupis,
Tout s’efface et se tait sous cet épais tapis.
Il neige, c’est la neige endormeuse, la neige
Silencieuse, c’est la neige dans la nuit.
Tombe, couvre la vie atroce et sacrilège,
Ô lis mystérieux qui t’effeuilles sans bruit !

Nous laisserons entièrement de côté le voyage Au pays des Largonji, qui ne saurait être pris au sérieux ; ce n'est là qu'un jeu et il n'y faut voir rien de plus.

{16}

Enfin nous voici à la dernière partie du livre, intitulée : Nous autres Gueux, c'est-à-dire les gueux de la pensée, les gueux de l'amour, les gueux des rimes ; dans les strophes pleines d'affectueux souvenirs, le poète sait conter, sans amertume et sans regrets, ses longs hivers, où, dans l'étroite mansarde, le corps s'habituait à souffrir, tandis que l'âme jeune, généreuse, débordant de rêves, vivait ce beau printemps de la vingtième année, si fécond en surprises délicieuses ! Et lorsqu'il s'est effeuillé ce printemps, la Chanson des Gueux s'arrête, ou mieux elle s'éloigne, et l'on ne peut plus la suivre. Les derniers refrains se perdent dans le lointain, et c'est à peine, si après la jeunesse envolée, on se sent encore troublé par quelques échos perdus et vagues. Par ce premier livre, Richepin a forcé l'attention du public ; certaines gens y ont cherché un aliment à leurs dispositions malsaines, ils ont commis une faute, et d'ailleurs ce n'était pas pour eux que le livre était écrit. Les autres, ceux qui voient sans jalousie surgir un talent, ceux qui savent gré aux hardis des efforts qu'ils font pour créer, les autres ont compris de suite à qui ils avaient affaire ; ils ont eu le mérite d'encourager, les premiers, le nouveau venu, et c'est justement qu'ils l'ont sacré poète, bien qu'à l'heure actuelle il y ait encore nombre de gens pour lui contester ce titre.

III

Après la Chanson des Gueux, voici les Caresses, un livre d'ardente passion, où le poète chante cette vieille chose, l'Amour ; il s'agissait donc ici non pas de faire œuvre nouvelle, le sujet a défrayé la poésie depuis que le monde est monde, mais de rajeunir le thème ancien et d'en donner une expression qui s'accordât avec les idées actuelles. Or l'intrusion du naturalisme dans la vie contemporaine exigeait qu'un livre sur l'amour eut d'autres tendances, du moins apparentes, {17} que celles qui se trouvent marquées dans les œuvres d'une époque lointaine.

Prenons comme terme de comparaison les Quatre Saisons d'Ernest Feydeau, un curieux essai qui date de 1857, et que les jeunes d'aujourd'hui oublient trop. Ce livre est un poème en prose ; le livre de Richepin est un roman en vers. Les Quatre Saisons forment une étude psychologique ; les Caresses nous racontent un drame physiologique.

L'un nous peint le délire de la pensée ; l'autre s'en tient au délire des sens. Feydeau, au début de son livre, écrit ces lignes : « L'un et l'autre ils n'avaient rien que de pur. Aucun d'eux, s'il devait aimer l'autre, ne pouvait redouter ni les larmes brûlantes des veux jaloux, ni l'âpre colère des cœurs trahis. Ils étaient vierges, ils étaient libres. Si jeunes encore, comment n'eussent-ils pas été libres ? »

Richepin au contraire grave ces vers à la première page :

L'amour que je sens, l'amour qui me cuit,
Ce n'est pas l'amour chaste et platonique,
…………………………………………
Ce n'est pas l'amour des blondins pâlots
Dont le rêve flotte au ciel des estampes.
C'est l'amour qui rit parmi des sanglots
Et frappe à coups drus l'enclume des tempes.
………………………………………….
C'est l'amour vivant. C'est l'amour humain.
Je serai sincère et tu seras folle,
Mon cœur sur ton cœur, ma main dans ta main.

Feydeau, en ne donnant pas à son poème le langage rythmique du vers, a pensé faire un coup d'audace et satisfaire le goût réaliste, qui semblait déjà peut-être vouloir se faire jour en art. Richepin, en habillant son livre du précieux vêtement des strophes, a voulu faire une concession à ceux qui trouveraient son sujet trop prosaïque ; il a voulu mettre un peu d'idéal dans son récit des manifestations physiques de l'amour, et enlever à son œuvre ce que le roman humain mêle {18} de convention et de prétentieux mensonges à tout ce qu'il anime.

Lorsque Feydeau parle du Printemps, il songe aux ciels doux et bleus, pommelés de nuages gris, qu'un rayon de soleil timide dore aux bords ; il fait chanter le vent languissant dans les branches que verdissent les jeunes bourgeons. Dans les sentiers étroits miroitent les flaques d'eau ; et ni l'un ni l'autre des deux êtres innocents qui marchent embarrassés, côte à côte, n'ose rompre un silence rempli de secrètes inquiétudes et de tendres aspirations ; c'est à peine si après une lente promenade, où dans les foins naissants, Avril résonne comme les cordes sensibles d'une harpe, où la rose s'étonne de fleurir et s'observe radieuse, où les pelouses sont baignées d'une tiède lumière, où les oiseaux réveillés essayent leurs trilles délicieux et les battements de leurs ailes blondes; c'est à peine si, fatigué de faire causer voluptueusement leurs regards, lui ose baiser le bout des doigts qu’elle lui abandonne, pour qu'il y boive les gouttes de sang qu'une branche hérissée d'épines y fait perler.

Dans Floréal, Richepin laisse de côté toutes ces peintures ; il étudie l'amour naissant non au point de vue des rêves chastes qu'il lait éclore, mais au point de vue des désirs passionnels qu'il éveille. Les choses ne l'attirent qu'autant qu'elles lui parlent de l'objet chéri. Il n’y a plus dans le monde qu'un être vivant, la bien-aimée, et toute la nature se résume en elle, comme en témoignent les distiques suivants :

AU JARDIN DE MON CŒUR

Quand vos yeux amoureux ne me sont point moroses,
Mon cœur est un jardin plein d’œillets et de roses.
Tout est joyeux, les fleurs, les couleurs, les odeurs,
Les abeilles vibrant, les papillons rôdeurs.

Les moineaux, les pinsons, les linots, les mésanges,
Tous les oiseaux grisés chantent comme des anges.
Le jet d’eau, qui gazouille aussi doux que du miel,
Semble un iris ayant pour fleur un arc-en-ciel.

Quand votre Majesté, madame, est satisfaite,
Au jardin de mon cœur tout le monde est en fête.
{19}
Mais quand vos yeux se font cruels et mécontents,
Adieu les fleurs et les oiseaux ! Adieu printemps !

Les roses, les œillets, se fanent sur leur tige.
Aucune abeille, aucun papillon n’y voltige.

Mésanges et moineaux et linots et pinsons
S’en vont loin de chez moi pour chanter leurs chansons.

Ôtant son arc-en-ciel ainsi qu’on ôte un masque,
Le jet d’eau rauque et lourd sanglote dans sa vasque.

Tant que je n’ai pas vu vos regards adoucis,
Mon cœur est un jardin tout planté de soucis.

Parfois pourtant le poète se souvient qu'à toutes les époques on a aimé ; il se souvient que la beauté a toujours eu des autels, et dans son âme d'être épris, il évoque les belles mortes, celles que Praxitèle immortalisait par le marbre, celles qui, à Rome, étalaient sur les gradins du cirque leurs languissantes beautés, sous le regard inquiet des lutteurs samnites ou des chanteurs syriens ; les belles châtelaines à la taille raide, dans de longs corsages, qui pâlissent sur la trame usée des tapisseries anciennes, et attendent toujours le preux chevalier qu'elles chantent aux accords aigus du rébec ; les bergères poudrées que Watteau fait danser sur l'herbe à jamais fleurie, au milieu de moutons enrubannés de bleu tendre, tandis que de beaux pâtres, vêtus de satin rose, leur jouent de galantes ritournelles sur la flûte champêtre. Mais ce ne sont là qu'artifices de langage, pour dire à son aimée en la prenant dans ses bras :

Ne sois pas jalouse, va !...
Celle que mon cœur rêva,
C’est toi, ce n’est pas une autre.

Voilà qui est galant, on en conviendra, et obtenir la préférence sur de telles rivales, n’est-ce pas là de quoi donner autant d’amour que d’orgueil à une belle !

D'ailleurs, tout est gai, tout est charmant dans Floréal. Tandis que Feydeau veut élever à la splendeur de l'infini, la tendresse idéale de ses amoureux, Richepin donne un contour à ce qui est immatériel ; il {20} applique un anthropomorphisme jovial à toutes les choses de là-haut ou d'ici-bas, et il ne souffre pas que Ton soit au-dessus de son amour. C'est à peine même s'il admet l'unisson. Cette disposition lui inspire alors de fous badinages, comme :

LE SOLEIL RICHE

Pour te laver du sommeil
Qui sur tes yeux pèse encore,
Viens voir lever le soleil
Dans son alcôve d’aurore.

Regarde le paresseux,
Comme il bâille ! Il a l’air ivre.
On voit qu’il n’est pas de ceux
Qui vont travailler pour vivre.
Lentement il cligne un œil.
Il veut redormir peut-être.
Mais la Nuit, la veuve en deuil,
Crie en ouvrant la fenêtre :

– Allons, allons, fainéant,
Il faut sortir de la plume.
Déjà là-bas l’Océan,
Votre grand miroir, s’allume. »

Alors, se frottant les yeux,
Débarbouillé de rosée,
Le dormeur aux beaux cheveux
Met le nez à la croisée.

Et l’on voit, dans l’air léger,
D’un nuage qui rougeoie
Un vol de flocons neiger
Comme des papiers de soie.

L’un est blanc, l’autre est vermeil.
Tous sont roulés en pelotes.
C’est Monseigneur le Soleil
Qui défait ses papillotes.

Il quitte cependant à un certain moment cette chambre qui pour lui est toute la terre, et se portant d'un large coup d'aile au royaume de l'enchanteresse fantaisie, le poète lance follement dans l'air ce sonnet qui rappelle, par certaines idées, la Chanson de Eviradnus, de Victor Hugo :

LA NOCE FEERIQUE

La noce sera belle et riche galamment,
Sur la route, où l’or fin nous servira d’arène,
Aux chevaux pomponnés je lâcherai la rêne,
Et notre dais d’azur sera le firmament.
Je serai cuirassé de velours, moi l’amant.
Vous serez en dentelle et satin, vous la reine.
Nous aurons pour parents notre vieille marraine
Qui nous donne le grand soleil, son diamant.

{21}

Et tous les amoureux viendront à la soirée
Où chantera la Nuit dans sa robe moirée.
Tous viendront, les oiseaux, les fleurs, les papillons.
Ils seront deux à deux, et salueront par paire
En me disant : — Seigneur, nous nous émerveillons
De voir qu’un homme ait pris l’Idéal pour beau-père.

IV

Mais déjà Floréal est passé ; voilà Thermidor qui paraît. Nous nous éloignons de plus en plus de la chanson du cœur, c'est la chanson de la chair seule qui résonne. Le poète n'a plus qu'une seule loi : le désir ; qu'une seule parole : le baiser. Son ivresse est insatiable ; il en observe toutes les folies avec une exactitude maladive ; il en est l'esclave, et il est heureux de cet esclavage ; tout ce que la tendresse lui suggère, il le note en des vers d'une ardeur terrestre :

Mes désirs ne sont point lassés :
Donne-moi tes baisers, maîtresse !
Je n'en aurai jamais assez.
Je veux boire jusqu'à l’ivresse.

Et plus loin, il s'écrie dans un transport de jalousie amoureuse :

Dis-moi n'importe quoi ! porte-moi n'importe où
Tout me plaira pourvu que ton désir le veuille.
Pour moi, je ne sais plus vouloir et je suis fou.
Tu seras l'ouragan et je serai la feuille.
Porte-moi n’importe où ! dis-moi n'importe quoi
Quel que soit le pays, l'instant et ton caprice,
Je ne verrai que toi, je n'entendrai que loi.
Le monde est un théâtre où toi seule es l’actrice.
Dis-moi n'importe quoi ! porte-moi n'importe où !
Je ferai sans remords tes volontés sans cause.
Tout ! rien ! n'importe quoi ! n'importe où ! Je suis fou.
Je ne suis plus un homme, un moi. Je suis ta chose.

{22}

Mon cœur n'a plus de voue. Ton désir est le sien.
Tu m'as versé le vin d'amour plein ma timbale.
Comme l'initié du mystère ancien,
J'ai mangé du tambour et bu de la cymbale.

Oui, ce qu'il leur faut à ces deux êtres asservis aux fureurs de leur sens, c'est l'inconnu, avec tout ce qu'il promet de jouissances brutales.

Dans l’Été, d'Ernest Feydeau, nous trouvons autant de passion, mais moins de furie ; autant d'ardeur, mais plus de chasteté. Nous y trouvons même l'extase des gens heureux de s'aimer, et non cette soif inapaisée des gens qui souffrent en s'aimant. Le paradis n'est plus une étroite chambre, dont l'alcôve est discrètement fermée d'épais rideaux, c'est un boudoir orné de hautes plantes, qui versent sur le lit de repos une molle atmosphère d'odeurs capiteuses, d'ambre, de miel, de vanille, de thé ; la clarté ne vient plus d'une veilleuse vacillante, mais du soleil qui, par une large baie, filtre ses paillettes vermeilles à travers les feuilles que nul souffle ne balance; la chanson qui retentit, ce n'est pas celle des lèvres qui se choquent, mais celle qui s'échappe des nids, celle de la source dont les eaux écument sur les roches, celle des cigales qui murmurent. L'aimée alors s'est endormie, bercée par cette monotone symphonie, et lui, « penché sur sa face ravissante, maîtrisant son souffle, la regarde dormir et, les narines ouvertes, la respire comme une fleur. »

Le langage de l'amour chez Richepin s'appelle l'éloquence ; chez Feydeau, il se fait harmonie.

V

Mais suivons : voici Brumaire, voici l'Automne, et déjà au cœur de l'amant se creuse une profonde blessure : 

Ah ! l'automne vient aux amours comme aux années !

On se souvient encore des heures écoulées ; on relit au livre du passé les feuillets qu'on a écrits, croyant ne les jamais tourner ; mais {23} tout cela ne rend pas le bonheur perdu. De part et d'autre, l'on est en proie à d'irritantes songeries, et l'amour devient persécution, Il se mêle à ce sentiment pâli comme une amertume cruelle ; et l'on se torture sans but, sans cause, nous dit le poète.

LA FORGE

Dans la forge qui s’allume
Tu chantonnes en forgeant
Avec un marteau d’argent,
Et mon cœur est sur l’enclume.

En veux-tu pour le bourreau
Faire une tranchante épée ?
Que la lame en soit trempée
Avec mes larmes pour eau.

En veux-tu pour ta poitrine
Faire un bijou délicat ?
Cherche au centre, où se piqua
Ton image purpurine.

En veux-tu faire des clous ?
Lors il faudrait que tu prisses
Pour modèles tes caprices
Ou bien mes soupçons jaloux.

Veux-tu l’arrondir en sphère ?
C’est le mouler sur ton sein.
Mais ton désir assassin
Le forge pour n’en rien faire.

Tu ne veux que t’amuser,
Et tu frappes, forges, cognes,
Pour voir mon cœur que tu rognes
Sur ton enclume s’user ;

Et tu ris comme une folle,
Quand, sous ton marteau vainqueur,
Du bloc rouge de mon cœur
Le feu vivant qui s’envole,

Pétillant, éblouissant,
Semant d’étoiles la forge,
Vient éteindre sur ta gorge
Ses étincelles de sang.

Et le souvenir devient une obsession. On veut l'oublier, c'est en vain. L'amour lassé vous sépare ; le chagrin qui en naît vous rapproche. Le cœur s'est brisé comme la chanterelle d'un violon ; après l'apaisement des désirs, il y a eu comme une révolte jalouse ; le doute s'est éveillé dans le cœur des amants ; le mensonge est monté jusqu'à leurs lèvres, et de loin comme de près ces deux êtres sont unis étroitement et ne peuvent s'affranchir de leur lourde chaîne ; c'est ce que murmure le poète dans ces distiques :

Quand je suis loin, je suis cependant près de toi,
Car toute ma pensée habite sous ton toit.
Comme un bélier laissant de sa laine à la crèche,
J’ai laissé des baisers chauds sur ta gorge fraîche.

{24}

J’ai beau ne point t’avoir près de moi ; si je veux,
Mon souffle peut d’ici chanter dans tes cheveux.
C’est en vain que l’absence à mes mains te dérobe ;
Je suis sûr que tu sens mes mains froisser ta robe.

Mes désirs caressants traînent dans tes chiffons.
Tu dois me voir passer dans tes miroirs profonds.
Mon amour a muré ton corps dans une geôle.
Mon souvenir jaloux t’a marquée à l’épaule.

Mon souvenir te tient comme dans un gluau.
Cette chemise en soufre est collée à ta peau.

Le jour, quand ton pouls bat la charge de la fièvre,
C’est que mon souvenir vient te mordre à la lèvre.

Le soir, quand ton sang bout comme un damné d’enfer,
C’est que mon souvenir vient allumer ta chair.

La nuit, quand ton sommeil est un combat sans trêves,
C’est que mon souvenir vient violer tes rêves.

VI

Mais Nivôse est venu, et l'amour s'est engourdi sous les neiges de l'hiver qui glace le cœur ; la bien-aimée s'est envolée, comme les hirondelles, et l'amant demeure grelottant parmi tant de froidure. Où vivre ? s'écrie-t-il.

Où vivre ? Dans quelle ombre
Étouffer mon ennui ?
Ma tristesse est plus sombre
Que la nuit.

Où mourir ? Sous quelle onde
Noyer mon deuil amer ?
Ma peine est plus profonde
Que la mer.

Où fuir ? De quelle sorte
Égorger mon remord ?
Ma douleur est plus forte
Que la mort.

Les sentiments du poète sont complexes à cette période ; il se mêle à de grondeuses colères, à de violentes angoisses, une certaine {25} douceur due à l'apaisement du souvenir, même une certaine bonhomie dictée par l'esprit de justice. Après avoir dit : « Les vrais crucifiés ce sont les amoureux », le poète fait cet aveu à la fugitive :

Malgré tout tu fus bonne, et tu m’aimais vraiment.

Il n'ose pas la retenir, et sa lèvre n'essaie même pas d'un reproche. Il s'est fait une philosophie dans son malheur et juge les choses avec une logique impeccable et un sang-froid vraiment méritoire.

A quoi bon insulter l’amour quand il s'en va !
Quand il quitte le seuil, insulte-t-on son hôte ?
S'il ne fut pas aussi constant qu'on le rêva,
N'est-ce pas notre faute ?

Et il s'accuse lui-même. Le pauvre amour, comment l'a-t-il hébergé. A-t-il écarté de lui tout sujet d'ennui ? Lui a-t-il fait assez d'accueil ? A-t-il obéi assez servilement à ses moindres désirs ? Mais, bah ! Point ne faut chercher si l'amant est ingrat, si l'amante est oublieuse et a mauvais cœur. Lui, l'être aimant, l'être qui s'est livré, ne veut se souvenir que de Floréal, tout fleuri de tendresse, de Thermidor, si brûlant de juvénile ardeur, et il fait cette promesse à celle qui l'a quitté :

T'ayant profondément aimée,
Je garderai ton souvenir,
Et toute ma vie à venir
En demeurera parfumée !

Et c'est sur cette note calme que Richepin termine son livre. La passion, il ne la fait pas éternelle ; seul le souvenir subsiste. Feydeau, qui avait commencé son étude comme une pastorale, la termine comme un drame. Les deux amants, l'un et l'autre rongés d'une sourde haine, meurent dans un sentier tout blanc de neige, et leurs corps, côte à côte, vont être entraînés par un torrent en furie, qui descend de la montagne et déborde.

Eh bien ! des deux voies suivies par les écrivains, la seule vraie est indiquée par le poète des Caresses. L'autre peut vous donner {26} l'illusion d'une existence idéale ; mais combien elle est stérile en émotion, et lorsqu'elle veut vivre d'une vie réelle, à quelles conclusions désespérantes elle nous entraîne. Dans les Caresses, nous avons trouvé plus d'élan et plus de virilité ; à certaines pages même, ce n'est plus l'homme qui parle, c'est le mâle inassouvi qui brame. Mais là encore le poète est dans le vrai ; il a prouvé que l'amour est faux qui prétend se soustraire aux lois de la nature physique, et que les unions d'âmes ne peuvent exister qu'autant qu'elles sont la conséquence fatale d'une possession corporelle ; autrement le sentiment platonique n'est qu'un désir inconsciemment entretenu et mal déguisé. Avant de fermer le livre, nous ferons une observation à l'homme de métier au point de vue de la technique du vers. Il a écrit plusieurs pièces en vers de neuf pieds. Le métré existe, il est vrai, mais en quoi peut-il satisfaire l'oreille. La mesure est boiteuse, et l'union de deux vers donne une coupe trop longue pour que l'auditeur y trouve quelque harmonie.

VII

Quittons pour un instant le Richepin des Caresses, qui nous semble être le vrai, celui que nous retrouverons si puissant dans certaines scènes de Nana-Sahib, si ému dans quelques pages de la Mer, et arrêtons-nous aux Blasphèmes, ce livre contre lequel vinrent s'échouer tant de colères ! Maintenant que le scandale est tombé, examinons froidement le livre, écoutons attentivement les paradoxes qu'il renferme. C'est là, nous l'avons dit plus haut, une œuvre de combat, et l'auteur ne se dissimule nullement la lutte qu'il lui faudra soutenir, car il est énorme le nombre de gens qu'il sait atteindre dans leurs convictions les plus chères ; à commencer par les religieux, les libres-penseurs et les panthéistes. Mais laissons la parole à Richepin lui-même :

Malgré leur tolérance, les sceptiques s'irriteront de mes affirmations {27} audacieuses ; et je serai accusé d'impertinente métaphysique par les positivistes, ces ramasseurs de bouts défaits.

Les matérialistes eux-mêmes, ou du moins ceux qui se disent tels et qui sont assez inconséquents pour parler des causes et des lois, me trouveront criminel et dangereux, de remplacer ces causes par des hasards et ces lois par des habitudes.

Les hommes de science ne consentiront jamais à mépriser les formules des découvertes qui font leur gloire et à les considérer comme une pure logomachie.

Les bonnes gens sans prétention philosophique, mais qui se pavanent impérialement dans leur qualité d'homme et qui se donnent de l'encensoir à travers la figure, sous prétexte d'honorer la Raison, ces aimables déificateurs d'eux-mêmes, saigneront des coups que je porte à la suffisance humaine, et se révolteront en me voyant cracher dans leur stupide encensoir.

Les heureux ne me pardonneront pas de constater le néant des choses, ni les malheureux de couper toutes les fleurs de leurs rêves. Pour m'achever enfin, la tourbe des sots et des hypocrites croira de son devoir de sauver le Droit, la Propriété, la Famille, la Société, la Morale, etc., et, à la défense de ces conventions dont je ne reconnais point l'absolu, j'entendrai clabauder toutes ces oies du Capitole.

Voilà qui est net : tout le monde est à refaire. Il y a certes là une intention généreuse. Mais nous ne suivrons pas l'auteur sur ce terrain où nous n'arriverions pas à le convaincre, pas plus qu'il ne nous a convaincus ; et, d'ailleurs, une discussion sur des questions de philosophie et de métaphysique ne serait nullement à sa place dans notre revue. Nous ne considérerons le livre des Blasphèmes que sous le rapport de la poésie, et nous avouons de suite qu'il nous a beaucoup amusé. Nous écrivons amusé, parce que s'il est conçu par un apôtre, — apôtre d'un désolant nihilisme, — il est écrit par un virtuose, qui jongle avec les rimes d'une façon à rendre jaloux M. de Banville lui-même, et qui a des trouvailles de rythmes vraiment heureuses. S'il se laisse aller dans les sonnets amers à de mordantes et brutales satires, si, dans le Carnaval, il affuble d'un vêtement grotesque des légendes sur lesquelles s'appuient la foi de quarante siècles, mais qu'il n'ébranle pas, dans la Prière de l'Athée, dans le Juif-Errant, dans la Chanson du Sang, dans les Dernières Idoles, dans les Vieux Astres, dans l'épilogue au Christ futur, il s'élève au {28} ton de l'épopée; nous n’en voulons qu'un exemple, ces couplets de la Chanson du Sang, écrits en rimes masculines, et empruntant à cette recherche de sonorités pleines, une rude harmonie qui convient tout à fait à la lourde fatigue de l'éternel passant.

LE BOHEMIEN

Quand sur mon chariot, pour la première fois,
En courant l'univers, j'arrivai dans ces lieux,
Une ville y grouillait, avec ses vieilles lois,
Ses murs, ses ateliers, ses palais et ses Dieux.
Et quand je demandai, voyageur curieux,
Depuis quand florissait la superbe cité,
Un homme répondit, grave et l'orgueil aux yeux :
– C'est ma patrie. Elle a de tout temps existé.

Cinq mille ans il s'écoula,
Je suis repassé là.
Murs, palais, temples, Dieux, tout avait disparu.
Rien ! Plus rien ! Le soleil allumait des rubis
Aux javelots mouillés et verts d'un gazon dru;
Et seul un vieux berger, dans ses grossiers habits,
Se dressait sur la plaine, en mangeant son pain bis.
Or, je voulus savoir depuis quels temps très courts
Dans ce pré tout nouveau l'on paissait des brebis.
Le berger dit d'un air moqueur : - Depuis toujours.
Cinq mille ans il s'écoula,
Je suis repassé là.

La plaine était changée en un bois ténébreux.
Des lianes pendaient sous des porches béants
Comme un tas de serpents tordus noués entre eux;
Et, tels de grands mâts, sur ces noirs océans
Des feuilles s'élançaient des troncs d'arbres géants.
Et je dis au chasseur perdu dans ces flots verts :
– Depuis quand donc voit-on une forêt céans ?
– Ces chênes sont plus vieux, fit-il, que l'univers.
{29}
Cinq mille ans il s'écoula,
Je suis repassé là.

La mer, la vaste mer, sous son glauque linceul,
Avait enseveli lianes et forêts,
Un bateau de pêcheur, tout petit et tout seul,
A la brise du soir balançait ses agrès.
Et je dis au pêcheur : - Est-ce que tu saurais
Depuis quand la marée a pris la terre ainsi ?
– Tu plaisantes ? dit-il... Puis il repris après :
– Car depuis que la mer est mer, elle est ici.

Cinq mille ans il s'écoula,
Je suis repassé là.
A la place des flots au panache d'argent
Se déroulaient sans fin des flots à crête d'or.
Le désert ! Aucun arbre au lointain n'émergeant,
Du sable là, du sable ici, du sable encor.
Et quand j'interrogeai sur ce nouveau décor
Le marchand qui chargeait ses chameaux à genoux :
– Depuis le jour, dit-il où l'être a pris l'essor,
On connaît ce désert, éternel comme nous.

Cinq mille ans il s'écoula,
Je suis repassé là.

Et voici derechef une cité debout,
Avec ses lois, ses murs, ses palais et ses Dieux,
Et son peuple grouillait, ainsi qu'une eau qui bout,
Alors j'ai dit très haut à ce tas d'orgueilleux :
– Où sont donc les flots verts, les flots d'or, les flots bleus,
Et la cité d'or du temps jadis ? - Et l'un cria :
– Notre ville est, sera, fut toujours dans ces lieux.
Et j'éclatais de rire au nez de l'Arya.
Coulera ce qui coula !...
Je repasserai par là.

Richepin annonce, dans sa lettre-préface, que les Blasphèmes ne sont que la première partie de sa Bible de l'Athéisme. Nous ne savons {30} encore quelle sera la suite de l'œuvre, mais ce que nous retenons, c'est cette déclaration qui se trouve dans la Prière de l'Athée

Ce n'est pas vrai qu'on puisse vivre,
Sans jamais regarder là-haut.

Peut-être pouvons-nous arguer de ces deux vers pris au hasard, pour affirmer que le livre des Blasphèmes est un livre de conviction. Le poète y reconnaît implicitement que, s'il est entraîné par un irrésistible besoin de comprendre, qui est l'objet de toutes les philosophies, il ne peut se soustraire à la nécessité de croire, qui est la raison d'être de toutes les religions.

VIII

Et puis, avant d'être le sectaire, et l'athée, Richepin n'est-il pas un poète ; ce dernier titre, qui est un signe de folie, pour nombre de personnes bien pensantes, excuse toutes les opinions paradoxales et tous les changements d'opinion, car dans l'une des premières pages de la Mer, nous relevons ce tercet des Litanies de la Mer :

Et chantant de mon mieux eu syllabes bénies
Ta grâce et tes fiertés, ta force et tes douceurs,
J'ai répandu mon cœur d'athée en litanies.

C'est que ce livre de la Mer, estime œuvre de foi et de sentiment, comme nous le disions plus haut; là Richepin ne cherche pas à comprendre les causes; il regarde, et il note; il contemple, et il chante; il donne à l'immense étendue d'eau la personnalité surnaturelle, à qui il vouera un culte, et lui, l'athée, le blasphémateur, le démolisseur, il écrit comme un bréviaire de contemplations mystiques; c'est même à la phraséologie catholique et romaine qu'il emprunte ses vocables, pour invoquer la mer, et peindre les impressions que sa vue lui fait ressentir, dans un long chapelet des litanies. C'est ainsi qu'il écrit :

{31}

Mer, église où la nuit vient allumer les cierges,
Où le soir s'évapore en nuages d'encens,
Où le chrétien te voit, Sainte Vierge des Vierges,
Dans le magnificat des Chérubins dansants
Oui te font un grand dais de l’ombre de leurs ailes
Cependant que ton fils sourit à leurs accents.

Là, Richepin est plus qu'un admirateur ; c'est un croyant ; — nous allions mettre un chrétien. D'ailleurs sa dévotion s'explique comme celle de tous les hommes qui vivent un temps au moins, entre ces deux infinis, l'océan grondeur et le ciel muet ; l'eau avec ses frissons humides ; et l'air avec ses caresses invisibles ; le gouffre obscur aux profondeurs inexplorées et l'espace clair, aux profondeurs inexplorables ! Dans cet isolement où il se trouve, l'homme sent s'éveiller en lui des sentiments qu'il ignorait, ou qu'il connaissait à un degré moindre d'intensité ; il concentre toute son attention sur le panorama si uniforme, et cependant si varié au milieu duquel il flotte, et plus il se trouve petit dans cette immensité, plus il se plaît à évoquer une puissance purement métaphysique dont l'aide même imaginaire le soutient, et le défend des terreurs mauvaises. Et c'est avec le souvenir de cette émotion qu'il a vécue, que Richepin compose son livre sur la Mer. Dès l'abord, il lui vient un scrupule ; ne lui reprocherat-on pas de refaire en vers les pages admirables laissées par Michelet ? Ce serait là une tentative bien vaine. Mais non, le sujet à vrai dire n'appartient à personne, et la mer est une maîtresse assez attachante, pour inspirer à ses fervents des chants qui ne se ressemblent pas. Aussi quelle face toujours renouvelée, que celle de l'océan. Le poète dans les Marines s'est amusé à en noter quelques effets, et s'il s'agissait d'illustrer cet album de piécettes finement ciselées, nous voyons pour chacune à qui l'on devrait s'adresser. Voici d'abord pour un éventail, des papillons tout petits volant sur la mer grande ; voilà pour des panneaux de Duez, les hirondelles de mer.

Leur vol qui zigzague
Fuit, capricieux,
Du ras de la vague
Au plus haut des cieux,

{32}

Et, par lignes droites
Où vont s’allongeant
Leurs ailes étroites,
Semble en y plongeant
Au bleu de l’espace
Comme au vert des eaux
Donner quand il passe
Des coups de ciseaux.

La Falaise, avec sa muraille éventrée, ses talus arrachés, sa brèche énorme, où viennent se briser les vagues, appelle la rudesse et le ton vigoureux de la gravure à l'eau-forte. Brume de midi fournirait à Stevens une de ces aquarelles vagues, où le pinceau semble raconter comme une indécise mélancolie. Pour le Jardin vivant, il eût fallu toute la fantaisie de Gustave Doré, qui seul aurait su traduire la féerie marine des méduses, des astéries, des méandrines, des explanaires, des nullipares, et des gorgones qui dans la glauque profondeur de l'eau promènent nonchalamment leurs transparences vitreuses et la délicatesse de leurs festons bariolés. La Bataille de nuit, pleine de flots, de vent, de rocs, de remous, de décombres, fait songer à cette grande vague sombre qu'Eugène Thirion fait écumer au fond de son tableau l'Épave. Les corbeaux, ces mangeurs de morts, qui suivent l'orage et guettent ses victimes, auraient besoin, pour être portraiturés, de l'art macabre du quinzième siècle. Enfin pour donner aussi la note gaie, et satisfaire son obsession de comédie italienne, le poète habille un soir les rochers en Cassandre et la mer en Colombine, sous le grand rire silencieux de Pierrot qui grimace au cadran de la Lune. Willette se chargerait évidemment de cette Pantomime. Et c'est ainsi qu'en poète, Richepin fait vivre ses marines, notées avec l'émotion du penseur sur le carnet de voyage.

IX

Mais non voyage d'agrément, promenade où l'on a peu le temps de voir, et qu'interrompent les longues stations aux casinos stupides : ce qu'il a connu c'est le voyage abord des caboteurs, où on le traitait en mousse :

J'ai connu les paquets, la barre débarrée,
Et ce sinistre cri : Pare ! un homme à la mer !
J'ai connu naviguer, son doux et son amer,

{33}

La caresse et les coups des brises dans les toiles,
Et les grands quarts de nuit tout seul sous les étoiles.

C'était pour lui l'époque, où bercé par le roulis, il accompagnait la manœuvre au rythme de ses chansons matelotes qu'il transcrit avec une certaine fierté :

Et c'est au souvenir des heures en allées
Avec eux, que je tiens à ces rimes salées ;
C'est en l'honneur des vieux compagnons de hasard
Que je recueille ces cantilènes sans art.
Car ils les aimaient, eux, en savouraient le charme,
Y découvraient matière ou de rire ou de larme,
En chœur, et plein de cœur reprenaient le refrain,
Trouvaient qu'elles étaient grand'largue et vrai marin…

Et de fait, elles sont curieuses ces chansons ; non pas gaies comme on pourrait le supposer à bord, mais empreintes d'une tristesse assez poignante, parce qu'on y devine la résignation, cet optimisme désolant de ceux qui sont lassés de souffrir. Ils ont, ces marins, des vertus d'apôtres, des charités inépuisables, eux qui ne possèdent rien, et de superbes ironies, ces mystiques qui se font philosophes devant le péril. Rappellerons-nous à l'appui de notre assertion, le Mauvais hôte, une belle et dramatique leçon de générosité, écrite en langage du peuple, pour être bien comprise par lui, et Un coup d'riquiqui, et la Terrienne, où chantent des regrets si simplement contés. Voici quelques couplets de cette dernière :

Chantons aussi la vieille terre !
Elle a du bon.
De son ventre noir en charbon
Sort le cidre qui désaltère.
Elle a du bon.
Chantons la terre !
Chantons aussi la vieille terre,
La mère au pain,
La mère au chêne et au sapin.
Elle a ses voix et son mystère,
La mère au pain.
Chantons la terre !
Chantons aussi la vieille terre
C’est la maison
Où las du lointain horizon
On repose en propriétaire.
C’est la maison.
Chantons la terre !
Chantons aussi la vieille terre !
Nos chers petits
Auprès de l’âtre y sont blottis.
Quand ils pleurent, son feu fait taire
Nos chers petits.
Chantons la terre !

{34}

Chantons aussi la vieille terre !
Elle a des fleurs.
Elle a de gais oiseaux siffleurs
Qui font joyeux le plus austère.
Elle a des fleurs.
Chantons la terre !
…………………………………….
Chantons aussi la vieille terre !
Elle a Margot
Qu’on baise à tire-larigot
Sans passer par-devant notaire.
Elle a Margot.
Chantons la terre !
Chantons aussi la vieille terre !
C’est le grand lit
Où, mort, on vous ensevelit.
Qui dort là n’est pas solitaire.
C’est le grand lit.
Chantons la terre !

Il en est d'autres dont nous ne pouvons parler à cause de leur sujet ; mais, comme le dit le chansonnier à la fin d'un sonnet :

Pardon, excuse ; mais, qu'est-ce que vous voulez ?
Les mots, mes bonnes gens, c'est comme les personnes,
Et ceux qui vont sur mer en reviennent salés.

X

Ah ! ceux qui vont sur mer ! Comme il les a bien compris, le poète des gueux ; comme il est descendu au fond de leur conscience ; comme il sent bien ce qu'ils aiment, ce qu'ils souffrent, ce qu'ils espèrent, ce dont ils meurent. Il les a vus, vivant leur existence de misère honnête, mettant toute leur ambition dans la satisfaction peu exigeante de leurs pauvres besoins, et remplissant comme un devoir tout naturel, auquel ils sont fièrement attachés, leur labeur héroïque, sinon l'héroïsme habituel de leur laborieuse mission. Néanmoins, malgré leur amour pour la mer, tour à tour leur nourrice et leur tombe, les gas ne peuvent s'empêcher d'envier ceux qui dorment heureux, sous le tertre fleuri, en songeant aux barques sans avirons, aux chavirements d'où l'on ne revient pas, aux ciels lourds qui s'écroulent en trombe ! Mais laissons la parole au poète :

Au cimetiere

Heureux qui meurt ici,
Ainsi
Que les oiseaux des champs !
Son corps, près des amis,
Est mis dans l'herbe et dans les chants.
Il dort d'un bon sommeil vermeil,
Sous le ciel radieux.
Tous ceux qu'il a connus, venus,
Lui font de longs adieux.

{35}

À sa croix les parents
Pleurant,
Restent agenouillés,
Et ses os, sous les fleurs,
De pleurs
Sont doucement mouillés
Chacun sur le bois noir,
Peut voir s'il était jeune ou non,
Et peut, avec de vrais regrets.
L'appeler par son nom,
Combien plus malchanceux
Sont ceux qui meurent à la mé,
Et sous le flot profond
S'en vont loin du pays aimé !
Ah ! pauvres ! qui pour seul linceul
Ont les goémons verts,
Où l'on roule inconnu, tout nu,
Et les yeux grands ouverts !
Heureux qui meurt ici
Ainsi
Que les oiseaux des champs !
Son corps près des amis
Est mis
Dans l’herbe et dans les champs

Et pourtant c'est de grand cœur qu'ils l'affrontent, ce péril toujours renouvelé ; et ce n'est pas leur travail qu'ils marchandent, surtout quand il s'agit de remonter le lourd chalut tout rempli de poissons,

Car ça, qui du chalut charge et distend les mailles,
C'est du pain pour les vieux, la femme et les marmailles.

Mais ceux-là encore ce sont les heureux ; il y a sur la jetée ou dans le port toute une lie grouillante, épuisant un reste de vie à gagner le mince salaire qui empêche de retourner trop vite à la terre, comme si la vie pouvait avoir encore quelque attrait pour ces haleurs, au refrain monotone et scandé comme par des gémissements :

La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

Ah ! c’est la nuit surtout, en décembre, nuit pleine,
Qu’il faut l’entendre, la lugubre cantilène,
Alors que les haleurs, entrevus vaguement,
La murmurent, lassés, comme un gémissement.
Mélancoliquement ça roule en plainte sourde.
Toujours tirant, toujours chantant, dans l’ombre lourde
Ils vont, et sans les voir longtemps on les entend.
Rauque et lent, le refrain se traîne en sanglotant.

{36}

Tout là-bas, dans le port, ça s’en va, ça s’enfonce.
Et soudain, quand ça meurt, voici qu’une réponse
S’élève, tout là-bas, à l’autre bout du quai.
C’est un nouveau bateau qui rentre, remorqué.
Une autre bande est là, douloureuse, minable.
Pauvres damnés à la besogne interminable !
Et de partout, du fond du port, du seuil des flots,
L’ombre de l’horizon se peuple de sanglots.
Et la nuit semble un champ plein de larves funèbres
Qui pour l’éternité pleurent dans les ténèbres.
La oula ouli oula oula tchalez !
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez !

Rappellerons-nous encore la complainte des Trois matelots de Groix, où l'amour de l'élément se révèle plus intrépide parce qu'il s'y mêle une sorte d'impassible ironie ; où à côté du bruit de la mer, on entend pousser le cri des naufragés, les grands souffles de la tempête, et les gaietés comme les effrois du rude métier de matelot. Mais non ! Nous avons suffisamment établi par le récit de ces poèmes, que ce livre de Richepin n'est pas comme on le lui a reproché, un développement de rhétorique, mais bien une œuvre vécue, sentie, moderne; si même il traduit dans l'une de ses pièces, le fragment de la vingt et unième idylle de Théocrite, c'est pour mieux montrer que le sujet qu'il a pris est éternellement actuel et humain : la langue peut changer, le climat peut différer, les mœurs peuvent être soumises à d'énormes transformations, rien n'empêche que les gens de la mer auront partout la même vie humble et les mêmes aspirations. Regardez ces êtres à la peau brûlée de hâle : sous leur dure écorce, ils recèlent une âme susceptible des plus délicates émotions ; et dans leurs yeux, habitués à lire dans l'infini, l'océan a pour ainsi dire gravé toute l’immensité, toute la profondeur de ses horizons. Voilà ce qu'un poète devait remarquer ; voilà ce que Richepin a traduit dans sa belle langue si riche, si féconde en mots heureux qu'il crée ou ressuscite. Il semble qu'il ait lui aussi connu cette contemplation et cet amour de la mer. dont il nous parle dans son sonnet des Songeants :

{37}

LES SONGEANTS

Dans le pays on les appelait les Songeants.
À force d’être ensemble ayant mine pareille,
On eût dit deux sarments, secs, de la même treille.
C’était un vieux marin et sa femme, indigents.
Ils se trouvaient heureux et n’étaient exigeants ;
Car, elle, avait perdu la vue, et lui, l’oreille.
Mais chaque jour, à l’heure où le flux appareille,
Ils venaient, se tenant par la main, bonnes gens.

Et demeuraient assis sur le bord de la grève,
Sans parler, abîmés dans l’infini d’un rêve,
Et jusqu’au fond de l’être avaient l’air de jouir.

Ainsi de leurs vieux ans ils achevaient la trame,
Le sourd à voir la mer, et l’aveugle à l’ouïr,
Et tous deux à humer son âme dans leur âme.

Et cette âme, c'est elle que le matelot évoquera quand il sera de quart, pour s'adresser à la lune, pour envoyer dans la nuit des baisers aux étoiles, pour peindre le grand vol des albatros et des frégates, pour répandre aussi bien des pleurs, tandis qu'entre elles causent les vagues, et que le vent, le géant invisible et insaisissable, cherche à surprendre, en les soulevant, le secret des flots turbulents. C'est elle encore que le poète fera palpiter dans les Grandes Chansons, qui terminent son livre, ces grandes chansons, où il résume en des strophes d'une éloquente inspiration, toute l'admiration que fait éclater en son cerveau « l'éternelle inassouvie ».

Tels sont, dans leur essence, les quatre recueils de poésies publiés jusqu'à présent par Jean Richepin. Il nous reste encore à examiner le théâtre en vers.

XI

Les deux œuvres dont se compose le théâtre en vers de Jean Richepin ne peuvent nullement être rangées sous une même étiquette. Dans l'une il a habillé un drame moderne qui a l'Inde pour théâtre, de la forme solennelle de l'alexandrin tragique. L'autre affecte l'allure d'une comédie du répertoire traduite en langage du dix-neuvième {38} siècle. Il n'y a donc aucune comparaison à établir entre Nana-Sahib et Monsieur Scapin, et nous devons là encore prendre chaque œuvre séparément.

Nana-Sahib, qui fut représenté au théâtre de la Porte-Saint-Martin en 1883, et fut joué pendant plusieurs soirées par l'auteur lui-même, avec un très grand succès, renferme une épopée et un drame humain. Mais ce dernier atteint une telle intensité, qu'il absorbe l'épopée en lui, ou tout au moins la relègue en un rang secondaire — nous ne disons pas accessoire. — Nous y voyons bien la province indienne de Cawnpore se soulever contre la domination anglaise; nous voyons bien la lutte d'intérêts politiques qui fait que ce qu'on appelle guerre dans l'un des camps, s'appelle insolemment dans l'autre rébellion; mais ce qui nous attache surtout ce n'est ni la bravoure de Nana- Sahib, ni la fermeté et le sang-froid de lord Whisley, ni l'âme servile de Tippoo-Raï, mais la jalousie de Çimrou, ce fils du peuple, amoureux de Djemma, la fille du radjah, contre Nana-Sahib, le héros qui$ est aimé d'elle. Autour d'eux l'auteur fait évoluer beaucoup de gens, qui ont leur part importante dans l'action dramatique, mais la grandeur et la vérité des trois personnages indiqués là, entraînent tous les autres. Nous écoutons bien le chef nous raconter la bataille, nous suivons son beau mouvement de patriotisme et de désespoir qui lui fait s'écrier au moment de la défaite :

Lâches ! Lâches ! Troupeau de lâches !

Et plus loin :

Ah ! que ne m'as-tu vu dans le fort du carnage !
Pareil au bûcheron, qui, le front tout en nage,
Peine à coups de cognée au cœur de la forêt,
Moi, dans leurs rangs dont la broussaille m'entourait,
Bûcheron de la mort, j'ouvrais une clairière.
Quand l'éléphant de chasse, attaqué par derrière,
Par devant, par dessous, d'en haut, de toutes parts,
Reste seul au milieu d'un las de léopards,
Il pousse un cri terrible, et, du col à la croupe
Se secouant, dans l'air éparpille leur troupe.
Et les uns à ses pieds sont écrasés d'un coup,
Les autres brusquement ont sa trompe à leur cou,

{39}

El l'on en voit encor, quanti à l'étable il rentre,
Qui sont pendus à ses défenses par le ventre.
Ainsi je massacrais, j'écrasais, j'étranglais,
Moi, l'éléphant hindou, ces léopards anglais.

Mais ce que nous suivons à travers toutes les scènes, c'est le développement de la passion avec ses alternatives de colères jalouses et de tendresses calmes, de tristesse véhémente et de joie, de désespoirs irréfléchis et de confiante sérénité ; c'est l'amour se manifestant sous des aspects divers, là tenace, tout attaché à l'objet aimé comme à une proie vivante; ici plein d'abandon, élevant sa portée morale par-delà ses satisfactions physiques, et acceptant la communion d'une mort terrible, avec une héroïque volupté. Bien que ce drame ait son action en 1858, on ne peut s'empêcher de le goûter comme ces vieilles légendes où des hommes, que l'histoire des temps ont grandi, livrent le combat auguste des dogmes et de la foi, plus encore que la lutte pour l'unité de territoire et la suprématie de race. Ce qui contribue à augmenter cette impression, c'est que Richepin, après avoir enveloppé son œuvre d'un cadre riche de couleur et de proportions vraiment féeriques, fait parler à ses personnages une admirable langue, pleine d'images et de soleil, généreuse, largement inspirée, qui enchante et effraie tour à tour, par la puissance ou l'extrême douceur de l'expression. Nana-Sahib est une de ces œuvres qui se recommandent également par l'audace et l'élévation dramatiques dont elles s'inspirent, et par le mérite littéraire incontestable qui s'en dégage.

XII

Monsieur Scapin est plus récent, puisque cette comédie a été montée cette année à la Comédie-Française. Nous ne perdrons pas notre temps à raconter la pièce, ce qui d'ailleurs sortirait du but que nous nous proposons dans nos études. Ce que nous devons, c'est simplement examiner les caractères, et remarquer comment ils se comportent au cours de la pièce. Faire autrement serait rentrer dans le cadre d'une chronique, et tel n'est pas notre dessein. Constatons seulement que {40} si l'on a beaucoup discuté cette comédie, si les hommes de l'art en ont combattu la structure même, le public, par son assiduité à en suivre les représentations, n'a pas voulu ratifier les critiques qui pesaient sur elle. Quelle idée essentiellement comique d'ailleurs, que mettre à la scène le personnage de Scapin, avec son caractère vieilli et calmé par l'âge, conservant néanmoins de ses glorieuses fourberies une fatuité qui le fait se croire invulnérable et l'amène naturellement au point où lui-même amenait les bons et les mauvais Géronte ! Dès la première scène, le poète prend soin de nous raconter son Scapin, bourgeois, presque gentilhomme, heureux de vivre, gras et doux, et d'oublier les jours d'autrefois, dont le souvenir le vient encore importuner dans sa bonne renommée d'aujourd'hui. N'est-il pas temps qu'il se repose enfin, après ses nombreuses campagnes. D'ailleurs il est père de famille. Sa fille, sa Suzette, charmante et espiègle, est déjà en âge de se marier, et il a préparé dés longtemps son union avec le fils du notaire Barnabé, bien qu'il ait connu jadis de quoi il retournait avec eux. Mais Scapin a confiance en sa propre rouerie, et il est tout prêt à s'écrier comme le chat de la fable, à la première tentative : « C'est tour de vieille guerre, ou ne m'y prendra pas ! »

Il comptait sans son hôte : Suzette a découvert un certain musicien, du nom de Florizel, dont elle veut faire son époux. La scène dans laquelle sa mère lui arrache son aveu, est certainement une des plus fines et des meilleures de la pièce. D'ailleurs les deux amoureux ont un aide puissant dans la personne du valet Tristan, disciple et admirateur de Scapin à qui il fait une déclaration de guerre du plus franc comique. Mais mieux encore que Tristan, c'est la jeunesse qui assurera le triomphe de l'amour. A côté du rôle de Scapin, qui est dessiné de main de maître, avec sa bonhomie tantôt raisonneuse, tantôt brutale, il y a celui de Dorinne, plein de rondeur, de bon sens et de verve gauloise ; celui de Tristan, adroitement inventé, et quelques autres qui appartiennent aux coulisses de la comédie italienne, comme ce faux bretteur, aussi lâche que poltron, Esplandias, et la séduisante et dangereuse Rafa. {41} A vrai dire, le personnage de Barnabé, le notaire faussaire et joueur, nous a semblé bien noir pour la comédie, et nous a fait le même effet pénible que certaine figure sinistre de la Mère coupable de Beaumarchais. Peut-être en ne donnant pas à son sujet ce long développement de trois actes, Jean Richepin eût-il pu éviter quelques scènes qui sont de la famille du mélodrame. Néanmoins même dans ces longueurs, l'art charmant avec lequel l'auteur a rempli les vides empêche l'intérêt de languir. Richepin possède à un haut degré l'habileté de sertir sa pensée dans la prison des vers aux rimes dorées. Ah ! Ces vers ! quelle sonorité ils revêtent ! Comme elle est riche la phrase du poète ! Comme son vocabulaire est abondant et varié ! Après la scène violente, après le couplet qui part en sifflant comme un coup de fouet, voici le petit duo d'amour qui enveloppe la délicieuse idylle de la séduction des mots et de la musique délicate et tendre des hémistiches. La place nous fait défaut pour citer bien des vers exquis, mais nous renvoyons le lecteur aux pages que nous aurions voulu reproduire. Et maintenant, nous voici arrivé au terme de notre travail sur le poète. Comme il est aisé de le voir, Richepin a fait preuve dans son œuvre en vers publié jusqu'à ce jour, d'une souplesse de talent incroyable. On ne peut plus nier chez lui ni le poète, ni le penseur. Ce n'est ni un jongleur de mots, ni un rhétoricien, mais bien un philosophe qui sent, et un écrivain de la bonne race. Richepin poète est mieux, même : c'est un esprit qui voit, et un cœur qui chante.

{42}

{43}

Le romancier

Pour étudier le poète, nous avons dû prendre séparément chacun de ses livres de poésies, et cela, à cause de certains motifs exposés dans les pages qui précédent. Pour analyser l'œuvre du romancier, cette division ne s'impose pas. Nous pourrons passer en revue tous les personnages qu'il fait vivre dans la société qui est une, et ne pas nous occuper spécialement de la trame même du roman.

Est-ce à dire que dans les romans de Jean Richepin, l'action soit nulle, ou seulement banale ? Non ; Richepin apporte au contraire dans ses livres en prose cette sûreté de méthode qui assure la bonne composition d'une œuvre, son imagination qui trouve facilement ce qui est bien la vie, et un art assez délicat pour amener d'une façon vraisemblable, ce qu'il y a de hardi et d'imprévu dans le développement de son sujet. Si donc nous laissons de côté le tissu même dont est fait le roman, c'est que les broderies dont il est couvert nous empêchent d'en remarquer la finesse et la solidité. Les figures qui se jouent dans l'action sont d'une touche si vigoureuse, si puissante, qu'à défaut d'action indépendante, elles seraient capables d'en créer une, en absorbant tout l'intérêt du drame. En un mot, ce n'est pas par la relation des faits, mais bien par la vitalité des êtres qu'il met en mouvement, que Richepin retient l'attention du lecteur. Car Richepin est avant tout un poète et un psychologue. Ainsi présentée, l'étude {44} devient très simple ; et s'arrêter aux différents types qu'il met en scène, c'est, à notre avis, le meilleur moyen de le bien connaître et de fouiller son œuvre de romancier.

Et tout d'abord, il convient de relever une erreur de jugement qui s'est profondément glissée dans l'esprit du public. Beaucoup de personnes croient que Jean Richepin ne se plaît que dans la composition des choses bizarres ; que le monde qu'il traduit n'existe que dans son imagination, en un mot que c'est un excentrique, très épris de ce qui doit étonner. Eh bien, il n'en est rien. Richepin, ce fantaisiste, ce rebelle à tout ce qui menace d'être une contrainte, Richepin nous montre Je devoir, loi innée de la conscience, moins peut-être que raison faussement conventionnelle d'harmonie sociale. Ce devoir, ille place dans les situations les plus difficiles ; il attache à son accomplissement la résolution des problèmes les plus embarrassés ; et la plupart du temps son dénouement est dicté par une loi juste qui punit ou récompense, suivant qu'on le mérite, laissant ainsi, à côté des tristesses qu'il dénonce dans l'existence, une pensée de consolante et généreuse pitié. L'œuvre de Richepin est donc essentiellement morale, au sens étroit que ce mot revêt aujourd'hui, et loin d'être, comme d'aucuns le prétendent, sans l'avoir lue, un long panégyrique du vice, elle est au contraire un éloquent plaidoyer en faveur de la famille, de l'honnêteté, de la vertu. En plaçant les acteurs de sa grande pièce humaine dans les degrés ordinaires de la société, ni trop haut, ce qui crée les exceptions, ni trop bas, ce qui nuit à l'exemple, il a prêché la bonne parole pour tous ; et comme il l'a fait avec toute la sincérité, toute la conviction d'un apôtre, il est temps qu'on lui donne aux yeux du grand public la place qu'il occupe déjà dans l'esprit d'un nombre trop restreint de délicats.

I

Un des caractères que Richepin a dessiné avec le plus de soin et auquel il attribue avec raison une rare intensité de passion, est le caractère des mères. Dans ses livres, si la mère n'occupe pas le rôle {45} principal, elle emplit néanmoins une grande partie de l'action, quand elle n'accapare pas à elle seule toute l'attention, sinon toutes les sympathies. Dans la Glu, nous voyons la vieille Marie-des-Anges, affolée, demandant à tous les échos de la grève son fils, son pauv' p'tit gas, son Marie -Pierre, qu'elle sait entre les bras de la Parisienne, de la Fernande, de la Glu ! A mesure que l'amour de son fils grandit pour cette femme, son amour à elle grandit pour ce fils ingrat, et lui donne d'incroyables forces pour la lutte qu'il lui faudra livrer. Elle a tout en elle, toutes les délicatesses et toutes les audaces d'une âme cultivée, cette pauvre pêcheuse qui a vieilli, ne comprenant que le langage des gens de la grande salée, n'entendant que les anciennes chansons de bord murmurées au coin de l'âtre maigrement chauffé, ou bien l'immense symphonie des vagues en furie écumant sur le granit chancelant des falaises. Elle sait dans ses prières s'humilier avec une infinie douceur ; elle sait se dompter aussi, et se taire, et pardonner, quand son cœur est tout gonflé de colères justes et d'angoisses péniblement souffertes ; elle sait encore éclater de violence et livrer hardiment, le front haut, l'œil ardent, le parler brutal, la lutte contre son fils bien -aimé qui la maudira; elle sait enfin, à l'heure pathétique, où sa tendresse de mère a subi l'échec le plus douloureux, elle sait devenir sanguinaire, et enlever dans un geste de criminelle et superbe ampleur, la hache qui retombe et fend le crâne de la Glu. Et tout cela, ce n'est que le développement très logique, très beau de l'amour maternel chez cette pauvresse. D'ailleurs, Richepin en a résumé tout l'abandon, toute la grandeur, toute la ténacité admirable dans la chanson qui clôt le livre, et que nous n'hésitons pas à reproduire ici :

Y avait un’fois un pauv’ gas,
Et lon lan laire,
Et lon lan la,
Y avait une fois un pauv’ gas
Qu’aimait cell’ qui n’l’aimait pas.
Ell’ lui dit : Apport’moi d’main,
Et lon lon laire,
Et lon lon la,
Ell’ lui dit : Apport’-moi d’main
L’cœur de ta mère pour mon chien.
{46}
Va chez sa mère et la tue,
Et lon lon laire
et lon lon la,
Va chez sa mère et la tue,
Lui prit l’cœur et s’encourut.
Comme il courait, il tomba,
Et lon lon laire
Et lon lon la,
Comme il courait, il tomba,
Et par terre l’cœur roula.
Et pendant que l’cœur roulait
Et lon lon laire
Et lon lon lan
Et pendant que l’cœur roulait
Entendit l’cœur qui parlait.
Et l’cœur disait en pleurant,
Et lon lon laire
Et lon lon la,
Et l’cœur disait en pleurant :
T’est-tu fait mal, mon enfant ?

Dans Miarka, la fille à l’Ourse, nous nous trouvons en présence d’une donnée bien différente, où cependant les assimilations ne sont pas impossibles. La vieille Vougne n'est pas la mère, mais la grand'mère. Seulement les circonstances ont voulu qu'elle eût à remplir près de l'enfant, venue au monde sur la route, le rôle de mère. Il ne s'agit plus d'un fils, mais d'une fille ; d'une passion née, mais d'une passion qui pourrait naître. Et comme elle s'y prend, la bohémienne pour détourner absolument l'esprit de la mignonne Miarka d'un sentiment de tendresse purement humaine. Elle mêle a tous les actes de sa vie, à son langage, à toutes les pensées qu'elle éveille chez l'enfant, un mysticisme aveugle qui aboutit non pas à faire grandir chez Miarka l'idée de la pudeur et de l'honnêteté, mais a la faire vivre dans l'utopie d'une sorte de conte de fée, très entouré de mystère, mais aussi très sensuel. Cependant le caractère de la Vougne est grand parce qu'il renferme toutes les audaces combattues par toutes les faiblesses ; nous y blâmons les indélicatesses de l'individualité, mais nous ne pouvons nous empêcher d'admirer le fanatisme logique de la race qu'elle représente, de ces Romani si fiers de leurs traditions, et l'unité de conduite dont elle fait montre, calme dans la joie, forte et courageuse quand le malheur s'attache à elle.

Georgette, des Braves Gens, rachète les légèretés de sa vie par l'amour dont elle enveloppe son enfant, et quand elle endort sur son sein son Georget, avec tant d'affectueux abandon, cette courte minute de vrai bonheur rend une sorte de chasteté trop brève, hélas, à son {47} alcôve flétrie ! D'ailleurs le caractère des mères est tel qu'il doit nécessairement présenter toujours une exagération dans un sens ou dans l'autre. C'est ainsi que nous voyons des préférences injustifiées amener dans les familles d'injustifiables injustices. Richepin nous montre cette anomalie de l'amour maternel dans des pages marquées au bon coin. Dans les Débuts de César Borgia, dans Braves Gens, où la pieuse Mme de Kergouêt ne sait rien refuser aux exigeantes études de son fils ; dans Sœur Doctrouvée surtout, où les sacrifices faits pour le jeune Pierre de Villers-Doisnay deviendraient odieux, s'il n'y avait pour en accepter toute la rigueur sa sœur si chrétiennement résignée. Mais à côté de ces excès, qui portent presque leur essence en eux, Richepin nous a présenté aussi quelques mères coupables ; nous verrons d'autre part comment il sait racheter leur indignité. L'écrivain, en effet, n'admet pas qu'une mère puisse être absolument mauvaise ; il fait preuve sur ce point d'un optimisme qui n'est malheureusement pas général, et les cours d'assises nous donnent chaque année d'assez nombreux exemples trop capables de le combattre. Enfin Richepin a fait la place si large à la mère qu'il n'en est plus resté pour le père ; nous aurons à revenir sur ce point.

II

Nous voici arrivé à un point qui est le mobile du roman en général : l'amour. Or, comment Richepin nous parle-t-il de l'amour chez la femme, — nous parlons ici d'un amour physique, qui ne reconnaît d'autres lois que celles de ses désirs, et qui est susceptible de causer un état psychique, troublé d'aspirations passionnelles. Eh bien, ce que Richepin a voulu surtout éviter, c'est la banalité dans les effets physiologiques des manifestations de l'amour. L'amante, la maîtresse, la courtisane même, ont, dans son œuvre, une manière de paraître et de succomber qui les rend intéressantes. La point de filles stupides, point de vénalité, point de descriptions où l'auteur prenne soin de mettre en plein jour, avec une prodigalité répréhensible de détails précis et écœurants, toutes les chairs vivantes, vouées par des {48} vices précoces ou d'horribles hérédités au honteux trafic des prostitutions tolérées ou clandestines. Richepin étudie plus l'amour que les amoureuses. Il est psychologue, nous l'avons dit, et les femmes dont il s'occupe sortent de son imagination, armées en véritables héroïnes.

Voyez la Glu : cette Fernande qui a été épouse adultère et maîtresse infidèle, trouve, lorsqu'elle a rencontré Marie-Pierre, le pêcheur, une affection qui lui tient réellement à cœur. Elle s'attache, en se défendant mal, à ce rude gaillard qui lui fait peur. Elle se soumet non sans une certaine gaîté à l'ascendant qu'exerce sur elle, cette nature primitive, toute à l'ardeur de cette liaison mauvaise. Elle, qui n'a aucune qualité d'âme, elle se prend à aimer brutalement, c'est vrai, mais elle aime. On pourrait se demander s'il n'y a pas dans sa folie amoureuse beaucoup moins d'entraînement que de raisonnement pervers et de satisfaction en face de tous les chagrins dont elle est l'agent initial ; à notre avis, nous répondons négativement. Elle regrette peut-être de s'être laissé subjuguer aussi facilement, mais sa faiblesse lui plaît, et la Glu, pour la première fois, ne veut nullement secouer un joug qui l'humilie et qu'elle adore.

Georgette, de Braves Gens, n'a pas ses dangereux raffinements ; elle se livre avec une sorte d'insouciante naïveté. Nature plus simple, plus accessible à ce qui peut troubler le cœur d'une femme, elle se dit qu'elle appartient à un sexe appelé faible, et se contente de conquêtes d'autant plus faciles qu'elle les décourage moins. Les sens n'ont pas, comme chez la Glu, un impérieux besoin de se manifester. Ce qu'elle éprouve, c'est un désir d'intimité à la satisfaction duquel elle sacrifie le reste. Toute autre nous apparaît Mme André : Celle-ci est admirable : Elle a, il est vrai, éloigné sa fille de son toit, elle l'a oubliée : Mais à quelle passion a-t-elle immolé son titre de mère ! Au prix de quel dévouement en a-t-elle repoussé les devoirs sacrés. De quelle tendresse elle entoure l'ingrat qui lui a arraché l'aveu de son amour coupable. Pour Lucien Ferdolle, il n'est rien qu'elle ne fasse. Leur liaison n'est pour la pauvre femme, qu'un long calvaire. Rarement ils sont ensoleillés les jours qu'elle vit près de cet égoïste, sans {49} caractère, sans volonté. Avec ce tact que certaines femmes possèdent à un haut degré de perfection, Mme André a compris ce qui manquait à son amant, et elle fait sa plus chère étude de le compléter : il est paresseux, elle travaille ; dépensier, elle économise ; plein d'ambition, elle lui donne le renom et la gloire ; infidèle, elle n'ose même pas le lui reprocher, et elle étouffe en son sein toutes ses colères jalouses. Et pourquoi s'est-elle ainsi dévouée ? Pourquoi a-t-elle si complètement oublié qu'elle était jeune, belle, généreuse, intelligente, tout ce qui, en un mot, rend une créature aimable et la fait aimer ? Pour qu'un jour, dans un coin ignoré, seule, abandonnée, vieillie, presque dans la misère, elle s'endorme sans qu'une main amie lui ferme les yeux, avec la preuve détestée de l'ingratitude et de l'indifférence plus pénible encore.

Dans Une histoire de l'autre monde, il y a bien une amante très passionnée ; mais l'heure de sa chute est aussi l'heure de son trépas, et cela dans des conditions d'un pathétisme achevé. Jeanne, l'héroïne de cette histoire, nous amène d'ailleurs à parler de la Jeune fille, dans les romans de Richepin.

III

Richepin a donné à ses jeunes filles des profils exquis. Il n'en fait ni des fleurs de serres au parfum insipide, ni des plantes incultes, aux floraisons débordantes ; il ne prend ni la jeune fille habituée à une immobilité morale et physique, ni celle qu'on a laissée s'élever avec une désastreuse indépendance ; ni la provinciale à l'esprit étroit, mièvre et faussé, ni l'Américaine légendaire que rien n'étonne et qui sait tout et fait tout. Richepin nous montre des Parisiennes très naïves, très charmantes de candeur, dans l'état ordinaire de la vie, mais devinant, quand se présentent les circonstances graves, ce qu'on leur cachait ; sachant faire face avec une énergie qu'on ne soupçonnait pas, à toutes les luttes qui éclatent soudainement autour d'elles, sinon pour elles, et montrant que sous leur jeune sein, vierge de tout baiser, palpite déjà le cœur d'une femme avec tout ce qu'il comporte {50} de chaleur, d'amour, de tendresse, de violence et de passion. A côté de chastetés qui nous ravissent, les jeunes filles, chez Richepin, se livrent parfois à de délicieux et suprêmes abandons : mais dans ce cas, l'abandon ne sert qu'à masquer de généreux sacrifices.

Ainsi, Miarka, la fille à l'Ourse, après avoir défendu son cœur de toute affection pour un garçon qui ne vit que pour elle et meurt par elle ; après avoir défendu son corps contre l'affolement de ceux que sa beauté enivre, Miarka, vertu farouche, créature candide, va se livrer rougissante et énamourée aux caresses du chef des Romanis, obéissant au fanatisme des traditions de sa race, et prêtant à cette union libre, mais fatale, le caractère saint de la foi jurée conformément aux rites d'une religion théocratique ou aux habitudes d'une convention sociale.

Mlle Madeline, de Braves Gens, âme élevée, nature d'artiste, ne trouve pas ses aspirations satisfaites dans son modeste intérieur, entre sa mère dont une longue paralysie et de violentes déceptions ont aigri le caractère, et son grand-père accablé sous le poids d'un terrible secret. Lorsqu'elle a, pendant quelques mois, apprécié le caractère d'Yves de Kergouët, le musicien, le chercheur, le génie, incompris des autres, mais qu'elle admire, elle, tout bas, elle sent son amitié se changer en un sentiment de profond et chaste amour; l'aveu ne lui en échappe pas, mais cet amour prend chaque jour en son cœur une forme plus précise; elle y songe à tout instant : c'est une obsession à la fois cruelle et douce qui la poursuit le jour; et la nuit, c'est toujours la même vision qui flotte dans son rêve. Mais ce rêve n'a rien dont elle puisse rougir, car il aura son événement à la clarté des cierges, au milieu d'une nouvelle famille qui l'accueillera comme sienne, tandis que s'envoleront vers le ciel tout bleu des fumées de l'encens, les solennelles harmonies des grandes orgues.

Dans la Glu, la douce Naïk songe à son mariage avec Marie-Pierre, non pour les joies qu'elle aura d'être aimée par le beau gars, — elle n'est pas si égoïste que cela, ni si exigeante, — mais parce qu'elle l'aime et se sent assez de tendresse pour le rendre plus heureux qu'une autre. Dans Monsieur Destremeaux, nous voyons Mme de B... {51} garder au plus profond de son cœur honnête, une place éternellement vierge pour l'être loyal et malheureux qu'elle a chastement aimé, et que pour des convenances très logiques et très ridicules elle n'a pu épouser. Dans Madame André, nous assistons à une scène contraire. Pauline Deunesset se croyant une mission d'en haut et écoutant les gens qui abusent de son innocence pour lui parler d'êtres prédestinés l'un à l'autre, s'échappe de chez elle, et va enlever son fiancé, avec une audace et une ténacité qui imposent le respect, sans aucune arrière-pensée d'émancipation précoce. Est-elle seulement jalouse dans cette lutte qu'elle engage avec Mme André ? On en peut douter : elle y met trop de franchise et d'insouciante cruauté. Elle marche à la conquête de son époux, comme les Croisés marchaient à la conquête de la Terre Sainte, avec une conviction d'apôtre, et avare de toute humaine pitié.

Si nous revenons à Braves Gens, les dernières pages nous font connaître encore une jeune fille, dont le caractère est bien attachant, Anne de Kergouët, la sœur d'Yves. Dans une lettre qu'elle adresse à son frère pour le rappeler, son langage est celui d'une mère très sage, uni à la charmante familiarité qui doit exister entre frère et sœur. On ne sent plus battre le cœur de la femme, que par ce seul lien qui retient Anne aux relations du monde terrestre. On devine déjà que le mysticisme pieux a envahi cette âme généreuse, préparée dés longtemps aux voluptés immatérielles de la vie claustrale.

Enfin, soeur Doctrouvée est la dernière jeune fille que nous remarquons parmi celles qu'a dessinées Jean Richepin.

Chez Marguerite de Villers-Doisnay d'Aubentel, qui pour laisser toute la fortune de sa famille à son frère devient la soeur Doctrouvée, il n'y a pas de vocation, il y a un sacrifice. Le cœur de la jeune fille se sentait prêt à s'ouvrir à l'amour, aux joies du foyer, au bonheur rêvé et attendu de la maternité ; mais le cœur reste fermé par devoir. Et pourquoi tant de chagrins étouffés, tant d'espérances qui jamais ne se réaliseront, tant de révoltes justes dort la pauvre enfant s'accuse en pleurant ? Pour permettre à son frère de se mésallier. Mais cette dernière secousse est trop forte. La femme toute entière sevrée des {52} joies réelles renaît sous la fille vouée aux austérités religieuses. La foi se perd, la raison se trouble, les sens s'égarent puis s'éteignent ; et sœur Doctrouvée, après quelque temps d'anéantissement, meurt de son sacrifice inutile.

Comme on le voit, Richepin a enveloppé tous ses caractères de jeunes filles d'un véritable héroïsme. Il a donné au mariage, cet acte banal de l'accouplement légal, une solennité mystérieuse, d'une chaste et pénétrante poésie. Il a respecté dans des cœurs vierges cette inconscience presque divine, que tant de romanciers méconnaissent aujourd'hui. En un mot, il nous a montré de vraies jeunes filles qui deviennent ou auraient pu devenir de vraies femmes.

IV

Demandons-nous maintenant quels rôles Jean Richepin a réservé aux hommes dans la société qu'il représente. D'un mot, nous pouvons dire qu'il leur fait accomplir toutes les excentricités de l'action et de la pensée. Et il ne faut pas prendre ce terme d'excentricités dans un sens défavorable. Il marque simplement la rareté des faits que rapporte l'écrivain, sans en nier ni l'intérêt, ni la vraisemblance. Tous les errements de la passion, Richepin les fait suivre à ses personnages mâles, mais il sait les racheter par d'abondantes richesses de sentiments. Lucien Ferdolle, de Madame André, manque de caractère ; il a parfois des lâchetés, ou mieux des faiblesses de volonté, il ne sait pas vouloir, et avec sa désolante paresse, il a pourtant l'orgueil qu'il travaille beaucoup ; mais il est accessible à des mouvements de générosité naturelle ; il aime réellement, du plus profond de son cœur, la femme qui lui a tout sacrifié et Ta fait connu, entouré, choyé, loué. Lors même qu'il est le plus ingrat, à l'heure où il apprend la mort de la pauvre abandonnée, il sent des sanglots de repentir lui monter à la gorge ; il se trouve infâme de son oubli ; mais c'est un faible, c'est un craintif, doublé d'un égoïste, et il n'osera même pas pleurer.

Marie-Pierre, qui s'est laissé captiver par la Glu, en arrive à lever {53} la main sur sa mère, et néanmoins lorsqu'il tient dans ses bras le corps énamoure de la courtisane et qu'il entend sur la grève les appels désespérés de la pauvre vieille Marie-des-Anges, il se souvient avec respect de celle qui a bercé son enfance ; l'amour qui lui tient au cœur pour la Parisienne lui paraît fatal, comme une maladie, et sa volupté s'aggrave presque de haine. Claude Écreveaux, l'innocent, qui élève des rossignols et taille de frêles pipeaux pour la petite Miarka, est admirable de dévouement simple et de naïve délicatesse. Plus tard, quand il défendra Miarka grandie, et belle, et seule, contre les jaloux, il fera preuve encore d'une rare et loyale abnégation. Mais la passion le guette avec ses traîtrises, et Claude, si doux, si bon, aveuglé d'amour longtemps contenu, devient criminel, et l'on ne songe qu'à le plaindre. M. Destrémeaux, dans toute sa conduite, si noble, si courageuse, est un véritable héros de probité, et quand il se tue, vaincu par ce bonheur qu'il a en vain rêvé, qui donc pourra lui reprocher se retirer trop tôt de la lutte. Tombre, de Braves Gens, le mime du zigzag, est un alcoolique invétéré, et une âme que d'aucuns trouveront peu susceptible sous bien des rapports, mais comme sa vraie nature paraît, dans l'affection dont il entoure le petit Georget et dans l'amour timide et discret qui le torture pour Georgette la ballerine, l'étoile. Rappellerons-nous enfin dans Une histoire de l'autre monde, l'attachement des deux pitres condamnés, Marius et Jean, leur commune tendresse pour la fille de l'adjudant Barbellez, la charitable Jeanne, et leur fin si dramatique, où seule, une pensée étroite verra une expiation.

Non ! dans toutes ces existences où la part des fautes n'est nullement dissimulée, Richepin a su mettre en relief avec un tact parfait et une mesure très juste, ce qu'il y avait de bien et de consolant. Il n'y fait pas éclater les longues joies et les bruyantes gaietés, parce que dans la vie elles sont si rares, qu'on croit souvent qu'elles n'existent pas ; mais il nous apprend à ne pas mépriser trop cette pauvre terre, en donnant de temps à autre à ses personnages, à ses pécheurs des sens, une heure de félicité, et, mieux encore, des gages certains de pardon.

{54}

D'ailleurs, Richepin, qui sait que l'être humain vit plus de sentiment que de raison, évoque toujours à temps, cette arme charmante et forte à laquelle rien ne résiste, cet agent sûr des rédemptions les plus difficiles, l'enfant, riche d'assez d'innocence et de pureté, pour en envoyer le reflet vivifiant aux âmes les plus flétries.

Nous avons expliqué plus haut comment Richepin n'a laissé aucune place au père dans sa société ; il nous offre de quelques grands-pères des silhouettes bien sympathiques ; c'est ainsi que nous retenons le vieux Loupiat, des Braves Gens, tout entier à faire oublier les fautes de son fils, même au prix de sa dignité personnelle, même au prix d'une honte qu'il veut être seul à porter jusqu'au bout. Ah ! quelle preuve plus grande de tendresse paternelle peut-il donner à sa chère et bien-aimée Madeline, que la confession qu'il fait si loyale à Yves, d'un passé qu'il abhorre et d'un présent qui l'accable ! Mais il a sa récompense de tant d'angoisses souffertes silencieusement, Yves ne se rappelle que cette chose : il veut Madeline pour femme. Et le vieux Loupiat pourra mourir heureux. Dans la Glu, Guilloury lui-même, cet invalide du travail, si bon, si tendre, dans sa rudesse d'ancien loup de mer, n'est-il pas un peu le grand-père de Marie-Pierre. Et quelle figure plus digne d'être aimée que la sienne ?

V

Mais les mères, les épouses, les grands-pères, les enfants, les jeunes filles, les amantes, tous ces êtres constituent la famille ; et autour d'eux il y a la société qui vit, qui s'agite, qui combat, et dans un roman il est bien difficile de ne jamais sortir d'une intimité familiale. Cette exigence a amené le romancier à faire défiler devant nous toute une série de types qui sont les instruments de cette société. Les uns sont bons, d'autres ne passent pas assez vite pourtant pour que nous ne remarquions pas leurs vices et leur bassesse. Mais c'est une qualité de Richepin de n'avoir pas trop poussé au noir sa peinture de la lie humaine. D'autre part il ne s'est pas attaché à {55} représenter un monde factice et de convention, dont toute la noblesse est contenue dans un nom armorié et qui plaît surtout aux laquais de grandes maisons, lecteurs habituels de certains journaux bon marché, connus pour cette spécialité. Richepin laisse dans leur manoir les nobles damoiselles. Quand il prend un marquis ou un baron, il s'en sert comme d'un comparse pour les rôles très effacés. Ce qu'il aime, ce sont les humbles, non les calamiteux, mais les honnêtes de la pauvreté, les laborieux, ceux de qui l'oisiveté est inconnue, ceux qui dépensent leur pensée en rêves, quand ils ne dépensent pas leur force physique à la rude conquête du pain quotidien. Le monde des théâtres aussi l'attire, mais non pas celui qui ne sort qu'en de somptueux équipages, celui qui mène de front l'art et le commerce, et sait son rôle moins bien qu'il ne connaît la cote de la Bourse ; non pas celui qui pontifie, celui dont la vanité grandit souvent en raison inverse du talent. Ceux qui lui plaisent, ce sont les saltimbanques, les bohémiens, tous les nomades, qui ont pour toit, le ciel bleu, et pour pays, le monde entier ; ces errants qui ne se reposent jamais et dont la vie au grand jour est pourtant toute entourée de mystère ; ces petits artisans de l'art, qui n'ont pas l'habitude du talent, mais brillent quelquefois de l'éclat du génie. Ah ! ceux-là Richepin les a étudiés, il les a suivis ; il les aime et les fait aimer.

Aussi ce ne sont pas les quartiers cossus de la grande ville qu'il nous fait traverser. Il connaît Paris et tous ses êtres, et il l'a prouvé en écrivant ses belles chroniques du Pavé ; mais il ne sent pas la vie dans ces grandes constructions, aux lourdes portes, toujours fermées, avec leurs volets épais, ou leurs longs rideaux qui étirent d'ennui leurs riches dentelles derrière des glaces éternellement muettes. Tout ce luxe compassé a un air de dignité rébarbative qui l'éloigne. Il lui faut presque la banlieue, le faubourg, plus modeste mais plus bruyant et plus gai, avec les fenêtres garnies de quelques pots de fleurs, les petits carreaux qui vibrent de joie aux trépidations des roues, cahotées sur le silex des pavés ; là, les huis ouverts ont une physionomie hospitalière ; dans les pièces aux plafonds bas, où ne se {56} balancent pas la pesanteur des lustres, on rit, on chante, on cause; et si l'on pleure, les larmes elles-mêmes sont plus attendrissantes, car le flot n'en est pas contenu par d'hypocrites nécessités, et l'on n'a pas honte de montrer une sensibilité qui, vue ailleurs, serait un sujet de raillerie. Là, rien qui soit guindé, rien qui sonne faux. La vie y paraît avec toutes ses exigences, toutes ses fatigues, tous ses devoirs auxquels il faut obéir ; mais aussi avec ses heures d'apaisement, ses retours consolants, et même une réelle élévation qui aide à la supporter.

Que d'ailleurs le drame se passe à la ville ou à la campagne, c'est toujours dans cette sphère égale que nous vivrons avec le romancier ; point de romantisme vain, point de terre à terre trop réaliste ; un milieu réel seulement ; et Richepin, en dépit des petites écoles qui prêchent l'autre doctrine, et des grands succès qui semblent en confirmer la suprématie, Richepin nous semble demeurer dans le vrai.

VI

Nous avons étudié les personnages ; nous avons examiné les milieux où s'accomplissent l'action. Nous ne pouvons pourtant pas nous taire sur l'action elle-même. Richepin la veut rapide et logique. Il suit jusqu'au bout les espèces qu'il a posées ; ses déductions sont nécessaires, ses développements sont stricts, et c'est dans cette rigueur du raisonnement, dans cette inflexibilité apportée à la défense de ses théories, dans la succession fatale des événements, que réside l'imprévu même de ses dénouements. On est habitué avec les meilleurs faiseurs, à voir les choses tourner suivant une direction en quelque sorte traditionnelle. Richepin est sorti de cette limite, trop étroite pour lui, et il nous plaît autant qu'il nous étonne par la droiture et la simplicité de ses procédés. De plus il est dramatique, mais non mélodramatique, ce qui n'est pas la même chose. Chez lui rien qui sente l'emphase, la bouffissure ; pas de ces exagérations qui préparent les antithèses faciles, pas non plus de ces chutes banales qui compromettent la véracité de l'effort tenté. Quand un de ses personnages {57} meurt, il sait le faire tomber avec infiniment d'art. Qu'il s'agisse d'une mort violente, comme dans Monsieur Destremeaux, Une histoire de l’autre monde ; d'une mort naturelle, comme celle de Tombre, de Braves Gens ; celle de Madame André, celle de Sœur Doctrouvé qu'il s'agisse même d'un assassinat, comme dans César Borgia, la Glu, Miarka, etc., nous éprouvons toujours une émotion poignante, un effroi qui nous étreint, mais jamais l'horreur et le dégoût ne nous montent au cœur. Et pourtant Richepin a exécuté sur ce thème du spasme final et de la séparation terrestre toutes les variations qu'on puisse imaginer. Qu'on se rappelle un livre curieux de lui : les Morts bizarres tout un chapelet d'histoires tristes d'une funèbre originalité. Nulle part, cependant, il n'amène le lecteur à repousser son livre ; il sait donner à la Faucheuse décharnée non pas l'aspect d'une infernale vengeresse, mais celui d'une libératrice, qui se hâte parfois un peu trop de conduire ses élus aux sereines félicités de l'au-delà.

Que dire en terminant de la prose de Richepin ? Le prosateur est aussi bien doué que le poète. Un de ses admirateurs s'écriait un jour : « Il est éloquent comme Bossuet, spirituel comme Voltaire. » Sans présenter l'éloge sous cette forme concise et paradoxale, nous n'hésitons pas à reconnaître que Jean Richepin a gardé de son passage à l’École normale l'habitude littéraire des grands siècles. Son style est plein de belles envolées qui vous entraînent, et sa phrase a une harmonie irrésistible. Soit qu'il décrive, soit qu'il cause, partout il fait preuve d'une admirable virtuosité ; sa langue est précise, juste assez pour être claire, et imagée, juste ce qu'il faut pour ne pas tomber dans le fatras et le mauvais goût. Le vocabulaire lui-même prend chez Richepin une énorme étendue. C'est que l'écrivain ne se contente pas des mots de son siècle ; avec un discernement dont les lettrés de l'heure actuelle doivent lui savoir gré, il demande au dictionnaire de Rabelais, de Montaigne et des maîtres du seizième siècle des expressions heureuses à qui sa plume donne une nouvelle jeunesse.

On nous accusera peut-être d'une trop absolue partialité dans la {58} façon dont nous avons parlé de l'œuvre de Richepin ; ce reproche-là ne saurait nous déplaire, car ayant passé de longues semaines à relire les livres publiés par ce véritable chef des jeunes, il n'en pouvait être autrement. Mais qu'on le sache bien, cette partialité n'est pas voulue ; elle est le résultat très naturel des sentiments éveillés en nous par cette lecture. C'est en tournant et retournant tous ces feuillets que nous avons pu apprécier ce tempérament supérieur ; si le poète nous a séduit, le romancier nous a passionné ; son allure loyale et gauloise, son émotion si communicative, son esprit délié, sa parole très élevée et très humaine, où se démasquent toutes les qualités de l'orateur, cette justesse d'observation qui ne se dément pas, ce sentiment très délicat qui se fait jour, sans prétention et sans mièvrerie ; voilà ce qui nous a frappé, voilà ce que nous avons essayé de mettre en relief dans les pages qui précédent. Richepin est jeune encore. Il est à l'âge où le talent acquiert sa véritable maturité. Ceux qui l'ont lu savent que c'est un oseur et un hardi, et confiant dans l'achèvement de son œuvre, ce n'est pas : « Courage ! » que nous lui crions, mais : « Bravo ! »

Janvier

Sutter Laumann, « Jean Richepin », La Justice, 4 janvier 1887, p. 2.

M. Jean Richepin est une des figures littéraires les plus accentuées de ce temps, c'est une célébrité. Peu s'en faut qu'on ne lui puisse appliquer ces deux vers de Barbier :

Son image reluit à toutes les murailles,
Son nom dans tous les carrefours,
Résonne incessamment...

Tous les genres lui sont bons, il excelle presque dans tous. Il a eu de vifs succès dans la poésie, dans le roman, à la scène. Il rôdait beaucoup et vite, si bien que rendre compte de chacune de ses œuvres, les analyser toutes les unes après les autres, serait une tâche suffisante pour occuper la critique. Aussi vaut-il mieux ramasser le tout, dans un rapide aperçu d'ensemble : les œuvres diverses ainsi rapprochées, il peut se dégager d'utiles comparaisons qui permettant de juger le talent de l'écrivain et de quels éléments est composé ce talent.

Certes, ce n'est pas nous qui reprocherons à M. Richepin cette souplesse, qui lui permet, d'aborder tous les genres. Les vrais artistes sont ceux – c'est notre très humble avis et nous l’avons répété maintes fois – qui ont une instrumentation variée. Les monocordes ne sont que des artisans, et si brillants soient-ils dans la spécialité par eux choisies ne font qu'exercer un métier. Les romanciers qui remanient sans cesse le même roman ; les poètes lui riment toujours les mêmes poèmes ; les tuteurs dramatiques habiles à nous redonner la même pièce avec de très faibles variantes ; les peintres qui peignent toujours le même tableau, les statuaires qui pétrissent dans la glaise toujours le même bonhomme ; les musiciens qui chantent toujours le même air ; le comédien qui est toujours lui et jamais le personnage qu'il interprète – ceux-là ne sont pas à considérer. Ils n'ont que le mince mérite de savoir répéter ce qu'ils ont péniblement appris ou celui de continuer l'adroite exploitation du filon qu'ils ont trouvé, en un jour de chance. La facilité même avec laquelle on reconnaît qu'une œuvre leur appartient, at la preuve qu'ils se serrent d'un procédé particulier à la chose la plus condamnable en art – et que ce qu'on appelle leur manière, correspond exactement à ce qu'on nomme la marque, pour un fabricant.

I1 est clair que ces reproches ne s'adressent pas au style de l'écrivain, à la touche du peintre, au coup de ciseau du sculpteur, à la façon d'ensemble de composer du musicien... c'est affaire de tempérament. Chacun a le sien qui le distingue. Ainsi, et pour nous faire mieux comprendre, an théâtre, M. Becque a la spécialité des mots cruels ; ils n'en sort pas, et le sourire aimable lui est inconnu. Nous ne citons que pour mémoire M. Sardou dont la spécialité est de prendre à droite et à gauche ce qui lui convient pour composer des arlequins, méthode qui lui a quelquefois réussi, il faut en convenir. En peinture, M. Henner se cantonne dans les paysages bleuâtres, tirant sur le noir, où des femmes à cheveux d'or se penchent au bord des sources. On trouva ça gentil, ce fut un succès, et il a continué. Nous allions oublier M. Ohnet, romancier pour familles bourgeoises, qui campe toujours une duchesse devant un plébéien qu'elle déteste et dont elle est aimée, parce que leurs parents sont séparés par des haines héréditaires : mais tous deux n'en finissent pas moins par s'adorer et par rendre tout le monde heureux, parents et amis.

Par contre, tout en conservant leurs qualités propres, leur sceau particulier, pour ainsi dire, nous avons vu et nous voyons, des artistes passer, selon l'expression classiques « du grave au doux, du plaisant au sévère. » Au hasard du souvenir et un peu pêle mêle, – mais n'importe, la comparaison n'en sera peut-être que plus sensible – on peut citer dans les lettres, laissant volontairement de côté ces deux géants, Hugo et Balzac, on peut citer Flaubert qui fit Madame Bovary, étude de caractère et de mœurs modernes, et qui fît aussi Salambô, cette merveilleuse résurrection historique. Dans la peinture, Delacroix embrassa tous les sujets, depuis le tableau d'intérieur, le portrait, jusqu'à la grande composition d'histoire. A la scène, Frédéric-Lemaitre a su faire rire et pleurer, frissonner de terreur ou s'épanouir de gaîté.

Et pour ne donner en exemple que trois contemporains, pris parmi les littérateurs, est-ce que les de Goncourt, qui écrivirent cette sombre Germinie Lacerteux, ne se sont pas faits les historiens de cette époque raffinée, élégante et fleurant bon, le dix-huitième siècle ? Zola, le puissant écrivain de l'Assommoir et de Germinal n'a-t-il pas écrit une Page d'amour et cette exquise monographie d'une ardente passion chez un homme voué au célibat — la Faute de Vabbû Mouret. Alphonse Daudet n'a-t-il pas donné, après les Lettres de mon moulin, Fromont jeune, le Nabab, les Rois en Exil, et â côté de Tartarin, cette belle bouffonnerie, si malicieuse et ironique, l’Evangéliste, cette sévère étude ?

C'est donc bien la caractéristique des grands artistes de savoir varier, d’émouvoir et de charmer, de servir de bonnes tranches de belle humeur après nous avoir fait entendre des cris et des sanglots ; de nous intéresser et de nous plaire, de nous instruire et de nous amuser – c'est-à-dire d'être vrais et vivants, de nous montrer l'humanité sous toutes ses faces, bonne et méchante, sublime et grotesque, croyante et sceptique, enthousiaste et indifférente.

Voilà une bien longue digression. Qu'on nous la pardonne. Cependant, nous n'étions pas très en dehors de notre sujet, puisque c'est à propos de la souplesse du talent de M. Richepin, de sa facilité à tenter toutes les aventures, à mettre la main à toute pâte, que ces diverses appréciations ont été faites.

Donc M. Richepin, s'essaie dans tous les genres, poète, romancier, auteur dramatique. Comme poète, il a chanté les Gueux, leurs joies et leurs misères ; il a rimé les Caresses : l'amour avec ses douceurs et ses chagrins, était fait pour le tenter. Énergique et brave dans la Chanson des gueux i1 célèbre la vie en dépit des dégoûts et des douleurs qu'on y rencontre ;

Et la vie est un si grand bien,
Que ce vieillard, ce gueux, ce chien,
Regrette tout, lui qui n'eut rien.

Dans une poésie qui débute comme une idylle et qui se termine par un cri d'ardente passion, i1 vante aux misérables tout ce qui peut leur faire trouver l'existence encore bonne et heureuse : le beau soleil, la verdure, le gazouillement des nids, l'amour !

Où vous poserez-vous, vols ardents des baisers.
Essaim tourbillonnant des amoureuses fièvres ?
Heureusement pour nous que les gueux ont des lèvres !

Ce livre, malgré des hurlements de colère furieuse, des clameurs de révolte est une exaltation de la vie.

Dans les Blasphèmes, M. Jean Richepin devient pessimiste en diable. Rien de beau, rien de bon n'existe. La nature ? une atroce plaisanterie. Le printemps ? est-ce que ça existe !

Ah ! ne me parlez pas da printemps ! zut, assez !

Quant à l'amour, voici comment le poète l'apprécie :
Il gueule, il bâfre, il boit de grands pots écumants.
Tant qu’il se soûle, et jette enfin ses vêtements,
Et dans ce cœur, ainsi que dans un lit, s’étale.

Nous ne lui en voulons pas de traiter ainsi ce despote. C'est une jolie chose, l’amour mais c'en est une bien vilaine aussi. – Toute face a son revers. – Mais c’est tout de même une forte bizarrerie que d'en vanter les charmes un jour et de le traîner dans la boue le lendemain, et ce, sans transition. En ce qui concerne l’amour filial, le sonnet de Tes père et mère en dit assez sur la façon de penser de l'auteur. Cette brutalité est célèbre :

Des père et mère, ça ! C’est ça que l’on révère !

De la brutalité, M, Richepin pourrait en tenir boutique. Il s'y exerce, car s'il sait qu'il peut plaire et charmer, son grand désir est de surprendre, de stupéfier. Cette recherche de l’outrancisme dans la violence n'est pas très artistique, on en conviendra. C'est même assez puéril et à la portée de beaucoup de gens. On finit par croire que cet écrivain, très puissant en somme, ne pourrait pas dire ; « Nicole, apportez-moi mes pantoufles », sans envelopper la phrase d'un sarcasme.

Après Les Blasphèmes, la Mer.

Toujours une grande allure, mais pas de bonhomie ; de la verve, mais peu de sincérité, de véritable émotion. La nier, on sent qu'il l'a vue, qu'il l'aime, mais d'un amour littéraire. C'est un thème comme un autre pour ce merveilleux jongleur de mots et de rimes. La mer a ses côtés intimes et doux ; il n'en voit que la sublimité ; les marins, qui ont ce double attrait d'être à la fois des héros de vaillance au cœur rude et généreux, et de grands, de naïfs enfants, il en fait des êtres épiques. Le dernier des loqueteux, abruti par la misère, qui roule sur les quais d'un port, en quête d'une corvée, devient un magnifique truand. Aussi les plus belles pièces de ce poème sont-elles les pièces philosophiques ou lu mer n’est plus que l'occasion, le prétexte, où elle n'est pas le sujet même – comme dans le livre les Grandes chansons, la Gloire de de l'eau, le Mont de la mer, le Secret ; le tout, cependant, même dans les pièces qui font le moins d'impression, dénote le prodigieux talent , des vers sonores, aux rimes vibrantes, éclatent comme des fanfares, et ça et là, une expression nature, un mot touchant, prouvent qu'on n'a pas affaire seulement â un savant rhétoricien, mais aussi à un grand poète qui a le malheur de croire que la violence est la force, et que trivialité – nous ne disons pas la banalité, c'est un reproche qu'on ne lui fera jamais – est de l'originalité.

Très varié, M. Richepin, est aussi très fécond. Outre ses quatre volumes de vers, il nous a donné Madame André, la Glu, Miarka la Fille à l’Ourse, Quatre petits romans, les Morts bizarres, le Pavé, romans où l'on retrouve toutes les qualités et aussi tous ses défauts. La fécondité est une exigence de notre époque encombrée d'artistes et de littérateurs, ayant tous un certain talent. Il faut être constamment sur la brèche, produire sans trêve, si l'on ne veut se laisser oublier du public, ni se faire distancer par les rivaux. Être fécond est d'une capitale importance, et le temps n'est plus où Flaubert mettait six ans pour écrire une œuvre. Ce n'est donc point une chicane que nous cherchons à M. Richepin, c'est une simple constatation que nous faisons, voilà tout. Au théâtre, suivant une mode qui s'accuse de plus en plus et qui n'a que davantage de donner double profit pécuniaire à l'écrivain, il a transporté la Glu, drame sombre où la hache joue un rôle actif ; Nana-Sahib, autre drame mélangé de féerie, où il démontre que ses aptitudes sont multiples, puisqu'il peut être interprète après avoir été créateur ; enfin, il a fourni la preuve que le génie de Molière lui était familier et qu'il pouvait emboîter le pas au grand comique misanthrope : Monsieur Scapin s'est ébroué brillamment sur la première scène française.

Presque en même temps paraissait chez Maurice Dreyfous, après avoir été publié en feuilleton, le roman des Braves Gens. Enfin ! pensions-nous, enfin ! M. Richepin qui a jusqu'ici beaucoup broyé de bitume sur sa palette, au côté de couleurs tranchantes d'un éclat presque aveuglant, va peindre quelque paisible intérieur de bons et honnêtes petits bourgeois ou artisans, quelque chose comme un tableau de l'école hollandaise ou de l'école flamande. Les calmes vertus y vont fleurir doucement, dans une quiétude parfaite du corps et de l'esprit de ces braves gens. Plus de vices, à peine quelques légers défauts de caractère, plus ridicules que nuisibles. La bonne gaîté va y circuler, et nous allons voir se dérouler les phases peu accidentées d'une vie exempte de passions tumultueuses, de luttes redoutables.

Eh bien, point. Ces braves gens sont surtout, de pauvres gens qui bataillent désespérément contre les dures nécessités de l'existence, qui ont des passions exaspérées, des misères inouïes. Braves, ils le sont, et ce dans toute l'acception du mot, car ils j subissent avec un grand courage la détresse et la peine. Ils sont bons aussi et s'entr'aident volontiers. Honnêtes ? Pas tous, car quelques-uns de ces personnages sont des sacripants, comme du Glaizat, un journaliste véreux, brasseur d'affaires louches, directeur de théâtre, qui vit aux crochets de ses maîtresses et se fait volontiers entremetteur ; comme Grimblot, ce cabotin abject, comme Lepottier, cet imbécile de député qui mange une partie de la dot de sa femme avec Georgette, une grue de coulisses. Les autres sont plus propres – et encore ! – mais ils sont singulièrement détraqués. Le héros, celui autour duquel l'action tourne, est un pauvre hère, qui s'est enthousiasmé pour l'art illustré par Debureau. C'est un mime extraordinaire, mais qui puise dans une bouteille d'eau-de-vie ses plus étourdissantes inspirations. Mime de génie, sans doute, mais ivrogne incontestable. Il a un ami, un musicien qui pousse le fanatisme de la musique jusqu'à la folie : Yves, un breton de bonne noblesse, rêve de créer la chanson populaire, la vraie, mais il veut, après le triomphe, qu'on ignore sou nom. La gloire, l'argent – chimères !... Et i1 note des airs ravissants. Les paroles de ses chansons, c'est une jeune fille, Madeleine, qui les lui fait, elle a une voix charmante, une âme d'artiste, et elle interprète les œuvres nées de cette collaboration. Yves et Madeline s'aiment. Cela devait arriver, puisque ces jeunes gens se voyaient tous les jours, habitant la même maison. Mais, ce qui paraît incroyable, c'est que ce double amour reste silencieux au point que les deux amoureux ignorent leur réciproque passion. Un éclair des yeux, un sourire, une pression de main ne leur décèle rien. Chez ces braves gens, ça se passe d'ordinaire plus simplement. Il est vrai que ceux-ci, tout braves qu'ils soient, sont singulièrement détraqués. Un vrai brave homme, par exemple, c'est le grand'père de Madeline. C'est la droiture même, une âme antique dans le corps d'un pauvre vieux plébéien. Et cependant la mère de Maleline, une malade grincheuse, le houspille à propos de tout, il se fait humble et reste patient. C'est qu'en dépit de son honnêteté, poussé par de dures circonstances trop longues à expliquer ici, le malheureux grand'père est devenu quelque chose comme « mouchard » dans une agence policière. C'est une tare. L'aveu qu'il en fait à Yves est un poignant épisode, une des plus belles pages du livre.

Enfin, Yves épouse Madeline et s'en va en Bretagne, dans un couvent de religieuses où il a l'emploi d'organiste, continuer son rêve, plus hantant que jamais, de la musique et de la chanson populaire. Il recueille l'enfant de cette cascadeuse de Georgette, morte d'excès de tout genre, alors qu'elle était devenue, après bien des résistances, la maitresse de Tombre, le mime de génie. Tombre meurt lui-même dans une crise de delirium tremens.

Ce roman est très < ondoyant et divers » comme l'écrivain qui l'a créé. Parfois il tourne à l'invraisemblance, parfois il enregistre de très curieux états d'âme et d'esprit qu'on devine exacts. Tantôt le style est rocaldeux, rèche, sans vigueur ni légèreté, tantôt il est exquis et chantant, doux comme une symphonie en mineur. Il contient des rudesses inutiles, ce livre, mais aussi des tendresses infinies. Certaines parties se tiennent ensemble, dans un accord parfait ; mais le tout est inégal, cahoté. L'intérêt saule trop d'un personnage â un autre, l'action entraîne dans des milieux trop différents. Bref, l'unité manque, si bien que l'on applaudit et que l'on critique tout à la fois.

Tel est jusqu'ici le bagage littéraire de cet écrivain qui, tour à tour, charme, étonne, déplaît, ravit et exaspère. H y a un tri à, faire dans ses œuvres. Le voici dans la maturité de l'âge et du talent, peut être ferait-il bien, pour les œuvres futures, de se méfier de sa facilité. Célèbre, presque glorieux, il n'a plus besoin de jeter coup sur coup, pêle-mêle, poésies, romans, drames et comédies. Qu'il cesse surtout, de vouloir étonner par des paradoxes renversants, des phrases et des mots à effets. Notre époque, en littérature, a une forte tendance vers la sincérité, et le nil admirari de l'ancien est devenu chose tout à fait moderne.

Sutter Laumann.

Tout-Paris, « Une conciergerie d’artistes », Le Gaulois, 16 janvier 1887, p. 1-2.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Qui n'a pas connu, dans le quartier de La Rochefoucauld, de la rue Notre-Dame de Lorette et de la rue Fontaine, la mère Duhamel ?

Tout le Paris-artiste de ces régions, qui s'étalent du bas de la butte Montmartre au commencement du boulevard des Batignolles, a vu peu ou prou cette brave femme, type de la Pipelette d’Henry Chenier, descendante en ligne directe de Mme Gibou. Vétéran du cordon, elle a des états de service nombreux, des citations à {2} l'ordre du jour et pendant trente-six ans, elle a tenu droit et ferme le manche de son balai.

Eh bien, cette mère Duhamel s'en va : elle quitte sa loge qui sentait le rance et les ratas les plus étonnants. Elle aussi est trop vieille, on n'en veut plus. Il lui reste la ressource de dicter ses mémoires, et Dieu sait ce qu'elle pourrait dire ; elle a tant vu et bien trois générations d'hommes de lettres, de peintres, de musiciens, d'acteurs, de chanteurs, dont la plupart sont arrivés à la renommée.

Elle gardait, 58, rue La Rochefoucauld, un immeuble diversement occupé. En face de sa loge existe encore le petit pavillon où Félicien David, le musicien inspiré et délicat, doublé d'un saint-simonien plein de tendresse réservée, a vécu des années.

La mère Duhamel faisait son ménage et, dans ce logis modeste, a bien souvent introduit des hommes qui s'appelaient Paulin Talabot, Gérard Seguin, Bixio, le père Enfantin, Frémy, Auguste Chevalier.

Après les deux pavillons, celui de la loge et celui du compositeur, se dresse une grande maison sous la voûte de laquelle s'ouvre une allée bordée, à gauche, de petits jardins taillés dans un mouchoir et, à droite, de maisons microscopiques, d'un étage, comprenant une pièce au rez-de-chaussée et trois au premier. Dans ces maisons, placées sous la haute surveillance de Mme Duhamel, que de gens ont passé !...

Sous la voûte d'abord, le pauvre Cabaner qui lui avait aussi son carré de jardin où il avait installé sa bibliothèque. L'inoubliable auteur de la musique du Hareng saur donnait là l'hospitalité, il y a quelque temps déjà, aux peintres Renoir, Forain, Michel de l'Haye, à Charles Cros et à tous les soldats qu'il trouvait sans asile. Dans les petites maisons, ont habité d'abord une danseuse qui eut une place remarquée à l'Opéra, puis un général américain qui prit du service pendant la guerre. M. T. ami de M. Thiers. Ce Yankee, homme aimable et mondain, du reste, fut fait chevalier, puis officier de la Légion d'honneur. Porte à porte, je vois la demeure de Jean Richepin. C'est là que l'auteur de Monsieur Scapin écrivit sa Chanson des Gueux. Il vivait là la nuit surtout debout, bracelets aux bras et aux chevilles, les pieds nus ornés aux orteils de bagues de chevalier romain ; il écrivait, vêtu d’une chlamyde blanche, sur un haut pupitre. Les deux Bouchor, Félix et Maurice, le voyaient beaucoup et le venaient visiter tous les jours.

Z.A « Braves Gens par Jean Richepin » Le Siècle, 28 janvier 1887, p. 2.

Quels sont ces braves gens dont l'auteur de la Glu et de Madame André nous raconte l'histoire ? Un pauvre musicien qui adore son art et gagne sa vie, celle de sa mère et de sa sœur en tenant, le soir, le piano au concert de la Boule-Verte, et, le jour, tenant l'orgue à Sainte-Ursule, de Passy. Ce pauvre diable, qui est un grand artiste, a rencontré une élève digne de lui dans Mlle Madeline, qui chante à ravir les compositions de son professeur. Yves a, de plus, un ami nommé Tombre, ancien troisième rôle d'un petit théâtre, un original qui a une folle passion pour la pantomime, un original au physique et au moral, un polichinelle au cœur d'or et qui a le génie du dévouement. Les voilà, les Braves gens de M. Richepin. Le roman ne se prête pas à des aventures bien mouvementées, c'est plutôt une idylle qui nous montre sous un jour nouveau le talent d'un écrivain qui jusqu'à ce jour se plaisait aux scènes violentes et aux peintures poussées au noir. Il n'y a plus ici que des impressions douces et comme un parfum de vertus domestiques. C'est un roman dont la mère peut permettre la lecture à sa fille. M. Jean Richepin apprivoise les bourgeois, qui croyaient voir en lui une incarnation dm diable. Il a un talent assez varié et assez souple pour y réussir.

Février

Charles Canivet, « Quelques romans », Le Soleil, 7 février 1887, p. 3.

Braves gens, par Jean Richepin, 1 vol. à la librairie Maurice Dreyfous. Institution de demoiselles, par Albert Cim, à la librairie Savine. Madeleine, par Emile Gonot, à la librairie académique Perrin. Jeanne Avril, par Robert de Bonnières, à la librairie Paul Ollendorff. Fleur d'oranger, par Gustave Toudouze. Le Fils et l'Amant, par Saint-Juirs, à la librairie Victor Bavard. Pceuf, par Léon Hennique, à la librairie Tresse et Stock. Nouveautés.

Les romans sont nombreux depuis quelques semaines. Ils attendent, pour revenir au jour, que les livres d’étrennes soient rentrés dans les magasins. Nous en avons quelques-uns à revoir, de ceux qui s’étaient présentés à un mauvais moment, et qui se sont, pour ainsi dire, trouvés noyés dans le déluge des livres de fin d’année.

C’est ainsi qu'il me reste un compte à régler avec M. Jean Richepin, mais un bon compte. Le poète hardi des Blasphèmes et le romancier fougueux de Miarka, la fille à l’Ourse, s’est calmé. Je veux dire qu’il a choisi d’autres milieux. Le roman, jusqu’alors, n’avait point semblé son fait : Madame André, une sorte d’autobiographie ; Miarka, un poème. Le nouveau livre de Jean Richepin, Braves gens, est un livre charmant, je dirais presque éttonnant, pour qui connaît le tempérament de l’auteur. Il n’y est point question de personnages épiques ; à moins que des héros honnêtes, pris en plein milieu de la vie ordinaire, ne tiennent par quelque lien à l’épopée. Et cela peut être vrai. L'homme qui, dans une situation très médiocre, se tient pour satisfait, et trouve moyen de se dévouer pour les autres, est, dans son genre, un héros. Le bien est généralement chose facile à faire, et les riches n’y auraient pas grand mérite s’il ne s'agissait pour eux de donner l’exemple. Jean Richepin a cherché ses personnages parmi les simples, et son livre respire un véritable parfum de douceur et de tendresse, tout ce qu’il y a de plus appréciable en littérature quand les esprits sont fatigués, sinon écœurés, par ce qu’on appelle les moyens dramatiques, autant de choses cherchées à grands efforts, et qui, dans la plupart des cas, n’offrent rien de naturel. Cette œuvre, très douce, n’est cependant point une idylle, dans toute l’acception du mot ; les personnages quelle met en scène souffrent et pleurent ; mais, chose à remarquer, jeunes et enthousiastes, fanatiques de l’art qu’ils ont choisi, ils n’ont ni aigreur, ni rancunes. Ne serait-ce pas une leçon que Jean Richepin a voulu donner à tant d’adolescents à peine sortis du maillot, et qui, sachant tout juste parler et écrire leur langue, se croient en possession de la formule définitive de l’art ? Ce livre est une manifestation extrêmement curieuse du talent complexe de Jean Richepin. Il m’est arrivé souvent de ne pas me trouver d’accord avec lui à propos même de son roman, la Glu, où l’imagination du poète l’emportait évidemment sur l’observation du romancier. Le théâtre m’a donné tort, en apparence, puisque le roman, transporté à la scène, a rencontré un grand succès. Mais, ces fortunes littéraires ne sont pas pour être désagréables aux amis des lettres, et il n’y a rien d’extraordinaire à ce que le talent du poète fasse tenir, pour vivants, des personnages qui ne sont pas de ce monde. Il reste bien aussi quelque poésie, dans ces Braves Gens, un livre sans thèse, sans théorie, et dont la petite part de monotonie, si monotonie il y a, serait tout entière imputable au parti-pris de ne montrer que des acteurs honnêtes et qui croient au bien.

Je ne serai pas le seul à savoir gré à M. Jean Richepin de ce livre charmant et— que l’on me pardonne d’écrire cela, — intéressant et dramatique, quoique charmant. L’auteur éminemment lyrique de Nana-Sahib a fait là œuvre simple mais en même temps émue, d’une émotion communicative, qui ne frappe pas brutalement, mais qui touche, ce qui vaut beaucoup mieux. J’ajoute que la donnée est aussi très originale, ce qui devient chose de plus en plus rare, grâce à l'abondance même des romans. Que de sujets identiques traités, avec talent assurément, mais aussi avec monotonie ! Le roman parisien a tout envahi et vient encore en bon rang, sur la place. Mais ceux-là sont peu nombreux cependant, qui savent y apporter quelque élément nouveau. Il est bien rare de n’y point mettre, pour solliciter le lecteur, quelque pointe de scandale et quelques condiments pimentés

Mai

J. Pradelle, « Chronique littéraire : La Mer », Le Sémaphore de Marseille, 25 mai 1887, p. 2.

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Un pareil sujet devait tenter l'audace de M. Jean Richepin. Il en connait l'inépuisable fécondité, la magie, la traîtrise, l'inévitable danger des comparaisons qu’il évoque. Il l’a tenté cependant. Ainsi qu’il l’a très bien dit : « Elle est à tout le monde en étant à personne. »

Avant lui, les poètes l’ont chantée. Après lui d’autres poètes, innombrables aussi, la chanteront. Elle est à tout le monde, comme le firmarnent, comme le soleil, comme la nature entière.

Le tout, est de faire jaillir de ses « orgues vertes » des mélodies ou des harmonies nouvelles, des poèmes d'où sortira un profond écho de entrailles humaines, le frisson d’humanité que nous aimons à retrouver dans l’âme électrique des vers.

La mer est un domaine infini. La poésie de tous les âges, de toutes les nations, y puise à pleines mains. Elle en a tiré des images, des couleurs, des idées, des merveilles sans nombre. Celle enchanteresse a rajeuni, fortifié ceux qui sont allés vers elle. Aussi, depuis Homère, tous l’ont-ils célébrée, magnifiée, avec une surprenante et lumineuse magnificence de tons. Tous l’ont approchée, courtisée, pour lui dérober la grâce, la puissance, l'allégresse ou l’enivrement de son rythme berceur ; pour prendre d’elle un don, un prestige, un sourire. Personne, avant M. J. Richepin, ne l’a prise complètement dans ses bras, entièrement pour elle, pour en faire le sujet et l’objet de ses adorations, et, comme à une maîtresse unique, lui vouer un culte absolu.

Michelet l’a essayé en prose ; M. Richepin, le premier, l'a tenté en vers.

***

Le poète de la "Chanson des Gueux", des "Caresses", des Blasphèmes", n'a renié dans la “Mer” aucune des dénégations hautaines dont se glorifie son lyrisme révolutionnaire.

C'est la même horreur de tout idéal métaphysique ou divin, le même sang révolté, la même explosion d’ivresses matérialistes. La beauté classique, convenue, moins que jamais est la sienne. Ce nihilisme forcené est doué d'une logique quasi scientifique. Ce démolisseur frénétique poursuit son œuvre avec une implacable rigueur ; et son idéal, un idéal retourné, à chaque application nouvelle, se prouve et s’exalte avec une conscience progressive que rien n’entame.

Son inspiration tourne le dos aux sources soi-disant éternelles, au Bon comme au Bien, au juste comme au divin, et elle fleurit, fleur splendide et vermeille, sur des ruines, sur des haillons, sur des spasmes, sur des blasphèmes. En elle sourit, fermente et gronde la sève montante de toute une civilisation nouvelle, tout un monde nouveau, qui vient à la vie esthétique malgré les préjugés séculaires, malgré les codes, malgré les bibles. C’est la poésie de la science qui vient prendre sa place au soleil, et qui s'affirme en atteignant d’un vol jusqu'aux cimes inaccessibles des effets et des causes, n’ayant au front aucune auréole céleste, mais pour flamme, l’impassible concertée la libre pensée.

Etrange, cette poésie réfractaire et puissante surtout de la puissance étourdissante de la science et de la conscience !

On dit : « C’est une poseuse ! C’est une baladine ! C’est une acrobate ! Elle travaille pour la galerie ! » Eh quoi ! posait pour la galerie, elle faisait des tours de force ou d’adresse avec les "Les petiots", “Les oiseaux de passage", "Un vieux lapin", "Fils de filles". "Le soleil riche", "Révolte", "Les somnambules" ? elle jonglait avec la "Requête aux étoiles", avec le "Juif Errant" ? elle épatait le vulgaire avec la "Chanson du sang", le "Christ futur" ? Soit. Mais elle a trouvé une émotion, une lumière, un verbe. Inconnus avant elle. Elle a incontestablement démontré par la vertu de l’exemple, que la poésie est absolument indépendante du sujet, de l’idéal, des conventions légendaires des académies ; qu’il n’y a pas de loi, de règles, d’obstacles, contre l’irrésistible poussée de sa sève, et que la poésie, semblable au soleil, éclate et fait resplendir sur tout ce qu’elle touche.

***

M. Richepin a traité son vaste et fourmillant sujet avec l’esprit d’incrédulité et de despotisme scientifique dont ses livres précédents avaient été les produits.

Sa pensée claire, froide comme l’acier, son verbe coloré, grondant comme l’airain, flambant comme un incendie, sa volonté âpre et tenace, ont déshabillé la Mer de la pourpre subjective dont l’avait revêtu l’ancien idéal, ont mis à nu sa réalité chimique cl cosmique, ont fait saillir sous toutes les faces son originale et concrète beauté. Il a expliqué sa destination filiale dans l’évolution des êtres et des choses ; il a dévoilé en elle le mystère impénétré d’Isis ; il a montré comment elle est à la fois le principe et la fin de l’organisme terrestre.

Il a fait cela avec la belle superbe de santé cérébrale, la stupéfiante et vibrante netteté de style qu’on lui connaît, avec une magnificence de magicien et de peintre, urge patience de savant et une âme de poète. Dans catho démonstration aride, dans ce duel avec l’impossible, je ne dirai pas qu’il ait été vainqueur, mais il n’a pas ôté toujours vaincu :

***

Soit ! Nul à cette bataille
N’est de taille,
L’impossible m’a hanté !
Mais de semblables défaites
Sont des fêtes
Pour un cœur de ma fierté ;
Et je sors l’âme sereine
De l’arène
Puisque ma témérité
En elle a sa récompense,
Quand je pense
Que ce duel je l’ai tenté.

***

Il l’a tenté, non sans gloire assurément, même dans les élaborations chimiques où il a contraint sa muse à s’identifier.

La gageure qu'il a tenue contre l’ancien et moderne idéalisme, il l'a plus souvent et pins incontestablement gagnée aux parties de sou livre où l’art, U fantaisie, le rêve et la réalité, dénuaient un plus libre essor à son imagination effrénée.

Dans la "Chanson des gueux", il avait fait chatoyer les feux du diamant divin dans l'âme des ruisseaux, sur la poussière des chemins. Dans les "Caresses", il avait, au nez de la tradition, exalté les épices de l’amour moderne, célébré les joies et les tortures de la passion qui tord les âmes et tes mollies de cette fin de siècle, et cela une incomparable chaleur d'accent. La poésie a jailli des "Caresses" comme une gerbe de crépitantes étincelles. Dans les "Blasphèmes" il s’est emporté jusqu’aux plus frémissantes envolées du lyrisme, niant Dieu et les dieux, l’âme, tous les mythes spiritualistes ou matérialistes, et, dans cette œuvre d’athéisme où rien ne semblait devoir germer que cendre et pourriture, a fleuri la plasôclataute.la plus originale lueur de poésie qui se soit épanouie eu firmament du ciel, depuis que les grands Dieux sont partis.

M. J. Richepin a poursuivi dans "La Mer" sa mission réfractaire. Nous verrons comment et avec quel succès.

J. Pradelle

J. Pradelle, « Chronique littéraire : La Mer », Le Sémaphore de Marseille, 28 mai 1887, p. 2.

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II

Il faut en prendre son parti et les critique sont inutiles : quiconque ouvre un livre de vers de M. Jean Richepin doit s’attendre à une formelle négation de toute foi.

Un jour, Laplace expliquait à Napoléon sa théorie sur la vie et l’évolution des Mondes. Et, comme l'empereur s’étonnait de ne jamais voir l’action de Dieu dans cette cosmogonie : « — Sire, répondit le savant, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » J’imagine volontiers que M. Jean Richepin répondrait de même à la critique ou au lecteur, si pareille question lui ôtait posée.

Sa poésie n’a pas besoin de cet idéal ; elle le prouve une fois de plus avec le volume de "La Mer", « L’Océan se joue aux pieds de son Roi ! » a chanté Lamartine. Dans les vers de M. Jean Richepin, Dieu est une entité aussi négligeable que négligée. Les éléments se passent absolument de la présence de ce Roi, ce qui ne les empêche pas d’être chantés et glorifiés avec une inépuisable richesse de rythmes, d’images et de coloris Le sujet n’a d’autre objectif que lui-même, c’est-à-dire l’incessante et incompréhensible variété de son être. On pouvait craindre que, dévêtu de la magnificence des bibles et des mythes, dépouillé du diadème royal dont l’imagination des siècles l’avait couronné, il parût difforme, prosaïque et terne. Non. La mer, sans main divine qui en apaise et soulève à son gré les orages, est restée la mer suave et terrible d’avant, absolument comme le soleil s'était levé resplendissant et pur, dans un ciel désormais vide d’Olympe ou de Paradis.

Là est la caractéristique de l'œuvre du poète.

Les étoiles de son firmament d’athée sont lucides, magnétiques, chaulant, comme les étoiles de la voûte céleste. Les prestigieuses féeries de l’abime ont gardé leurs suggestives incantations ; la mer, vaste masse, immense cahot, ténébreux mini qui ne s’éclaire plus qu'à la clarté jaillissante de la science, la mer, n’a rien perdu de sa jeunesse, de son horreur, ni de son enchantement. Avec le soleil de chaque jour, avec les rafales de chaque saison, avec les métamorphoses de chaque heure, la poésie se lève sur elle, souriante ou grondeuse, caressante ou sinistre, toujours multiple, toujours féconde.

Au fou, entre M. Jean Richepin et ses détracteurs, toute la querelle naît de là.

La poésie, disons le mot, est un scandale dans le monde qui pense bien, dans les milieux académiques, dans la société correcte qui fait les trois quarts de l'opinion publique. On lui passerait les grossièretés, les brutalités du verbe. On ne lui pardonne pas d’avoir trouvé, ou retrouvé si vous voulez, une poésie a la matière, au néant, d'avoir fait goûter un idéal défendu. Ce va-nu-pieds de la pensée a fait croître une clore extravagante et superbe dans le laboratoire de chimie où s'élabore la cosmogonie réprouvée. On lui reproche de cueillir des perles dans le fumier de la science. Encore si c’étaient des perles fausses ! Mais non, ce goujat à l'œil subtil et le goût bon, il ne se trompe pas. L’iris de ses perles dégage un feu naturel, génial et vif, que l'autre, le surnaturel, n’a pas toujours. “Inde irae !”…

Arrivons à l'analyse de son livre. Nous en avons la synthèse philosophique, la trame logique. Voyous le détail, le dessin, la couleur et le faire.

Le livre s'ouvre par un “Dizain de sonnets” et les “Litanies de la mer”, Les “Marines”, les “Gas”, “Etant de quart”, les “Grandes Chansons”, forment le corps de l'ouvrage. Trois courtes pièces : “Galets séchés”, “Pourtant” “Adieu-val”, le terminent.

M. Jean Richepin se met en cause aux sonnets préliminaires et dans le sonnet final. Il le fait avec un tour aisé et fier une originalité d’accent, une franchise de ton, où déjà la mer a mis son sel et lèvent ses embruns. La mer l'attire :

« ……auprès d’elle et dessus
J’ai passé de longs jours d'extase captivante.
J’en ai bu la tendresse et mangé l'épouvante.
C'est ce que j’ai senti dont mes vers sont tissus. »

Et en effet ; le poète, pendant une année, a vécu sur la mer et de la mer. Dans cette existence nomade, active et contemplative à la fois, l’homme, autant que l’artiste, a dû pétrir bon âme et sou corps à cette rude et haie école. Aussi semble-t-il qu’à cette gymnastique souple et ionique, son style et sa pensée aient pris le rythme cadencé, cette élasticité tout nerfs et muscles, la vue nette et perçante, l’âme neuve des gens du métier. L’artiste y fait provision de verbes et d’images ; son imagination s'y est rafraîchie dans une mer de Jouvence, le magicien des lettres a dérobé à la grande magicienne sa robe d’azur miroitante à longue traîne de lumière. C’est de cette aveuglante étoffe de firmament qu’il a taillé la cape byzantine sur les bords de laquelle il a brodé ses “Litanies de la Mer”, et dont il a couvert les épaules de l'idole.

Le poète, en se mêlant à elle, lui a dérobé un trésor plus rare et plus enviable que les constellations diamantions, que les tenus pailletés de son vocabulaire ; il lui a dérobé l’âme naïve et fruste, le cœur impavide, le cœur profond des gueux de la mer. Elle lui a donné l'esprit jeune et savoureux des chansons, gaies ou lamentables, qu'ils chantent, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, dans les berceaux mouvants que la vague, tantôt maternelle, tantôt marâtre, berce éternellement sur son sein. Cette sève douloureuse et saignante, cette pousse d’humanité que nous avons pressentie dans la “Chanson des Gueux”, elle s’est épanouie plantureusement dans les strophes salées des “Matetottes” et des “Gas”.

***

L'enveloppe est tannée, rugueuse et poilue, de ses matelots et de ses filles de la mer , calamiteuse est leur destinée; mais quelle âme ! quelle fécondité de moelle sous cette rude écorce ! quelle races héroïques !

Morutiers, sardinères, pouillards, mousses ou matelots, comme ils fértillent vifs, nerveux, allègres, bien vivants, bien hurlants, à travers les fortes mailles du filet de ce pêcheur de poésie ! L’âme de la mer, l’âme des marins, des petits, des misérables, des angoissés, des martyrs anonymes de l’Océan, il les a dévoilées, il les a fait revivre dans une langue émue, nerveuse et vivace comme elles. D’instinct, par une sympathie naturelle de son être, il est allo aux pauvres gens, à la sainte canaille, aux ouvriers de misère, aux déshérités, et, sans dégoût, sans nausées, bravement, les peignant drus leur héroïque et pittoresque gueuserie, quasi dans leur langue de Mathurin, il est arrivé à une intensité d'émotion et de large poésie que les lettres françaises ne connaissaient plus de puis la "Légende des Siècles".

On peut dire de lui, comme de Rembrandt, que son talent rayonne et s’illumine dans les ombres et les ténèbres où grouille le lamentable troupeau des loqueteux et des affamés de la famille humaine. Sa poésie perce leur nuit de misère ; son rayon prestigieux, en la pénétrant plonge dans nos consciences, et fait affluer au cœur, l'émotion, ce fruit rare béni et de toute œuvre prédestinée

Les pièces qui sont comprises sous le vocable : "Les Gas", forment un tout de substantielle et suggestive beauté dont l’impression est gravée au livre d’or de la poésie.

****

“Les Marines”, “Etant de quart”, contiennent des inspirations, des études, des images, des rêveries, nées à la clarté des étoiles pendant les longues heures de quart, en plein midi, dans la magie du soleil, à tous les moments du jour, alors que l’œil de l’artiste résorbait dans sa rétine, pour les livrer au poète, toutes les facettes des innombrables et changeantes féeries, que la mer étalait devant lui.

Tantôt c'est un jeu de nuage ou de lune ; tantôt c’est la forêt sous-marine, touffue, fantastique, prismatique ; tantôt c’est le souvenir capiteux de la terre, de la terre où sont les maîtresses : tantôt la plainte attendrie du mousse qui chante sa chanson; puis les baisers perdus à la lune ; un aquarium à marée basse ; la flore du jardin de la mer :

Jardin aux trésors indulgents,
Où les songeurs, les pauvres gens,
Le marin triste et solitaire,
Tous les yeux, tous les malchanceux.
Font des bouquets plus beaux que ceux
Qu’on cueille sur la terre.

Puis l’âpre Ventôse ; les corbeaux de mer, fantomatique quasi macabre dissection de faméliques silhouettes et d’obscures lippues ; la suavité lunaire d'Oceano Nox ; enfin des croquis, des tableautins, des eaux fortes, des pastels, d’une variété, d’un bonheur d’exécution, où l’artiste fixe la fantaisie ou l’étude avec une précision de ligne et de couleurs rare. La mer est toujours le sujet, le prétexte ou la cause, du tableau. Elle baigne chaque pièce, chaque strophe, de la lumineuse et tonique atmosphère. Mer d'huile ou mer démontée, mer d’amour ou mer tragique, on sent son arôme, sa saveur, sa santé balsamique à chaque page. Le livre en est imprégné.

Nous avons, en commençant cette étude, donné une idée des "Grandes chansons", qui terminent le volume. Elles contiennent plus spécialement la poésie cosmogonique de la mer. Il y a là des envolées d’un souffle intermittent mais de très large envergure. Il faut mettre à l’actif du poète la "Vieille", le début et la fin de "la Gloire de l’eau" et "la Mort de la mer" ; cela compte.

***

Le talent de M. J. Richepin, dans toutes les formes qu’il revêt, à quelque sujet qu’il s’applique, fait toujours, un peu ou beaucoup, craquer les entournures ou violenter le cadre.

Son cerveau, vaste miroir d’images et d’idées, est comme une salle de grandissement où tous les phénomènes, intérieurs et extérieurs, prennent une intensité anormale. On pourrait dire de ce talent qu’il ne sent pas sa force. Et, pourtant, cet esprit de visionnaire, dont l’outrance est la règle, range, coordonne, maîtrise la fougue, l’abondance, l’effervescence de sa sève, avec une discipline implacable. Cet émeutier du verbe et de l’idée mène ses bataillons d’une main d’acier, avec la volonté rigide d’un consul romain. Si jamais l’armée des gueux et des révoltés se rue contre la société, c’est en pareil ordre et d’une telle irrésistible stratégie, qu’elle fera crouler le vieux monde.

Cet ordre, lumineux et impassible dans l’outrance, est une des faces les plus originales du talent de M. Jean Richepin. Une autre, aussi remarquable, est sa faculté d’assimilation que double instantanément en lui l’esprit d’observation.

En tout il va profondément, au vif, au tuf de chaque chose. C’est ainsi qu’avec un merveilleux sens critique, il a su extraire la poésie ignorée ou méconnue, des gueux de la mer. Il a sous ces haillons, sous ces peaux tannées, découvert l’âme, l’émotion, l’étincelle, dont les pages des “Gas” sont illuminées. De même, son verbe s’est façonné aux hommes, aux choses et s’est salé et goudronné à leur frottement. On lui a reproché la crudité de certains vocables, l’exagération du ton, la tension fatigante du muscle, ses poses de gymnaste, l’excès de sa manière. Ce n’est pas sans raison, assurément ; je comprends et la portée de ces critiques et leur inutilité. L’œuvre de M. Jean Richepin, vers net et sonore, strophes débordantes d’images, pensée vibrante, lyrisme hurleur, contenu dans un mètre d’airain, engueulements de gueux, correction de classique, robuste santé du corps et de l’esprit, l’œuvre de M. J. Richepin, est à prendre ou à laisser.

Evidemment, ses morutiers, ses haleurs, ses sardiniers, ne sont pas des héros de salon. Les lectrices de Sully-Prudhomme s’évanouiraient rien qu’à les voir. Peut-être daignera-t-on admettre les pièces les moins goudronnées, quelques marines, quelques rêveries de quart, mais M. Richepin n’est pas l’homme de ce monde. Qu’on le laisse donc ! Que la critique appliquée à tâter le pouls aux précieuses ridicules de la névrose moderne, aux beautés d’hôpital dont parle Baudelaire ; que les internes de la critique – salle des névroses – le laissent aussi. Tout ce monde ne le comprend pas, ne peut pas le comprendre, encore moins l’admirer.

M. Jean Richepin est une exception dans le milieu social actuel, une exception qui, en littérature ou en sociologie, confirmera la règle, en la dévorant.

M. Jean Richepin est bien portant, simplement, naturellement, intellectuellement et physiquement bien portant. Ses gueux sont bien portants ; ses amoureux et ses amoureuses bien portants, sa mer, ses marins, tout cela, est absolument bien portant. Si bien portant, qu’à la façon du bon Pantagruel, ce monde parle et mange volontiers salé, s’esbaudit, est toujours altéré, boit à même le divin piot, et paie sa bienvenue à l’hypocrisie moderne, en lui compissant aigrement au nez sa beuverie. M. Jean Richepin est donc malheureusement et scandaleusement bien portant ; et, le cas s’aggrave, il n’est pas non plus pessimiste. Il tient à l’existence, au soleil du bon Dieu ou du néant, à l’amour, à la santé du corps et de l’esprit ; comme les gueux, il trouve que la vie a du bon. Il faut avoir des rentes pour être pessimiste, et, pessimiste, ne l’est pas qui veut !

De là, les sévérités de la critique à son endroit. Mal pensant, bien portant, tournant le dos à la bonne société, recherchant la nature, le pittoresque, la naïveté, là où on les rencontre encore, se servant contre l’idéal traditionnel et classique du vieil outil classique, vivant en dehors de toutes les coteries et tous les cénacles littéraires à la mode, ne se plaisant que dans la nature et avec le monde des gueux, que veut donc ce gueux ?

Ce gueux veut sa place au soleil ; et, comme il a l’esprit et le poignet solide, il la prend où il veut, – au premier rang.

J. Pradelle.

Août

Anonyme, « Les Livres », Le Matin, 15 août 1887, p. 4.

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Nous sommes au calme le plus complet ; nous traversons ce qu’on peut appeler les vacances de la librairie. Cependant nous devons signaler quelques volumes qui bravent la chaleur. C’est d’abord :

« Versiculets » -Alfred Poussin (dentu).

Dans la préface qu’il consacre à ce tout petit volume de vers, tiré par Dentu à un nombre restreint d’exemplaires, Jean Richepin raconte qu’un soir il vit arriver, au café Tabourey, un gaillard d’allures provinciales, fort et vigoureux, âgé d’une trentaine d’années, qui avait traversé jadis Paris en qualité de rapin, qui était rentré en Normandie où il s’était refait paysan, et qui revenait pris de la nostalgie de Paris, apportant une élégie et un petit héritage. Il récita l’élégie La Jument morte, et mangea l’héritage dans les brasseries avec quelques poètes chevelus ; puis il disparut sans qu’on s’inquiétât de savoir ce qu’il était devenu, joueur d’orgue ou commis de librairie.

Il y avait un poète cependant dans ce garçon à qui Paris ne fit pas place et qui est retourné dans son village cuver ses déboires et ses rêves.

Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à parcourir ce petit volume. Voici la plus longue pièce, c’est la fameuse jument morte, qui est le sonner d’Arvers de Poussin, qui lui valut une mention de la Société Protectrice des Animaux et qui eût mérité certainement le même honneur de la Société Protectrice des Poètes, si cette société existait.

[La jument morte]

Citons encore dans une note plus incisive :

[Le vagabond]

« Richepin a voulu, dit-il, tendre la perche à ce découragé, en lui procurant le plaisir de voir ses vers imprimés. »

Nous collaborons volontiers à la bonne œuvre, en appelant sur lui l’attention du public qu’il mérite.

Septembre

Pierre Andrey, « Chronique des livres – Les Gueux de Marque, par Léon Cladel », Les Chroniques, 1er septembre 1887, p. 354-356.

[…]

Ainsi, nul ne contestera à M. Cladel son titre de poète, et nul pourtant n’avancera que ses personnages ne soient pas absolument vrais et croqués sur le vif. D’ailleurs, écoutez la légende que l’on me raconta naguère et {355} dont je ne vous garantis pas l’authenticité. Un jour, les Gueux qui s’en vont pieds nus le long des grandes routes ou qui battent mélancoliquement le pavé des villes, les bohèmes, les truands, les funambules, les noctambules tous les hôtes de nos modernes Cours des Miracles, se plaignirent au Ciel de l’indifférence des poètes et des romanciers à leur égard. De temps à autre, quelque rieur attardé, quelque vague nouvelliste à bout d'inspiration, consentait à dessiner en passant des silhouettes qui n’avaient que la prétention de leur ressembler. On parlait d'eux sans les connaître, ou si on les connaissait, on n’osait plus en parler, de peur d’effaroucher le public qui n’aime que les héros de vieille souche et de descendances illustres. Les Gueux impatients menaçaient de révolutionner l'art et d’égorger ni plus ni moins les bourgeois de Balzac, les nobles de Feuillet et les sympathiques criminels de Montépin. Le Ciel par extraordinaire écouta leur requête « Vous voulez un poète, leur dit-il : eh bien ! vous l’aurez frais émoulu de l’Ecole normale supérieure. Il sera trapu comme vous : il boira dans vos verres, il hantera vos cabarets, il apprendra votre argot, et, ce qui ne gâte rien, il saura son Rabelais par cœur. Que Richepin soit ! » Et Richepin fut. « Vous voulez un romancier, continua le Ciel. Je vous l'enverrai du Midi, de ce bon Midi que j’emplis de lumière. Je le choisirai fort entre tous les enfants du soleil. Il partagera vos souffrances, il vous suivra dans vos luttes héroïques et dans vos dévouements obscurs. Il parlera votre langue riche et sonore, et qui vous connaîtra par lui vous aimera. » Et Cladel prit immédiatement le rapide de Paris. Les Gueux s’en allèrent contents. Mais voilà : le poète et le romancier qu’ils avaient demandés au Ciel et que le Ciel leur avait donnés, ils ne les lurent pas, et il n’y eut que les délicats, les amis des belles lettres, qui les goûtèrent et firent d’eux leur régal.

Certes le nouveau volume de Cladel, Gueux de Marque, édité chez Alphonse Piaget, est en tout point digne de l’auteur des Va-nu-pieds. Des cinq nouvelles qu’il renferme, nous en signalerons au moins une, la Veuve Jayfaim, cruelle étude de l’avidité paysanne, qui comptera parmi les plus intéressantes qu’il ait publiées. Nous y relevons aussi, dans la nouvelle intitulée Dux, des souvenirs personnels sur Baudelaire dont l'humeur satanique, bien qu’exagérée à plaisir, est vigoureusement mise en relief. Cladel possède un remarquable talent de peintre. Ses portraits se détachent avec une netteté de couleurs et un pittoresque qui en font une galerie à part, fermée aux autres écrivains. Ils portent tous la griffe du maître et tous attestent 1’œil d’un voyant. On peut juger que son style est trop travaillé, d’un effort parfois pénible, d’une recherche souvent prétentieuse dans sa feinte brutalité ; on peut se fatiguer à la longue de ses archaïsmes, de ses bizarreries emphatiques, de l’enchevêtrement voulu de ses périodes ; mais {356} on est toujours forcé de reconnaître que l’on a affaire à un artiste épris de son art, à un styliste puissant, quelquefois tourmenté, jamais plat. De qui procède-t-il ? L’influence d’Hugo est visible chez lui, sans devenir choquante. Celle de Beaudelaire s’accuse davantage : mais son style offre une saveur particulière. Une sève abondante y circule et ses phrases ressemblent à des bourgeons que l’âpre soleil de Midi fait éclater. Beaudelaire, enfermé dans son dilettantisme, y avait pris une raideur concise, une sorte de sécheresse britannique. Cladel, au contraire, a l’âme expansive, la parole chaude, le geste méridional. Son originalité lui vient de sa terre natale, et peut être aussi de son élude de notre vieille langue française. Il a dû lire, le crayon en main, nos anciens auteurs du quinzième et du seizième siècles. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’il eût travaillé son Villon, son Monlluc et son Rabelais. N’eût-il fait que les parcourir, il n’en reste pas moins acquis que sa façon d’écrire les rappelle de loin et révèle çà et là des soucis d’érudit qui voudrait enrichir son vocabulaire des richesses antiques.

[…]

Anonyme, « Divers », Le Petit Marseillais, 2 septembre 1887, p. 2.

Nous sommes heureux d’annoncer l’apparition pour samedi 3 septembre courant, du journal le Petit Mousquetaire, littéraire, artistique, fantaisiste, théâtral et mondain. Il est placé sous les auspices de MM. François Coppée, Alexandre Dumas, Arsène Houssaye, Sully Prudhomme, Jean Richepin, Emile Zola, Frédéric Mistral, etc.

Le Sphynx, « Echos de Paris » L’Événement, 10 septembre 1887, p. 1.

Ceci est une indiscrétion, mais aussi une primeur ! Jean Richepin les a improvisés tout fraîchement, à Marseille, sur le carnet de Mme Clémence Couve, une femme du monde et une lettrée charmante dont l’Evénement a annoncé les remarquables débuts :

LES DEUX MÉNÉTRIERS

Sur de noirs chevaux sans mors
Sans selle et sans étriers,
Par le royaume des morts
Vont deux blancs ménétriers.
Ils vont un galop d’enfer,
Tout en raclant leurs crincrins
Avec des archets de fer
Ayant des cheveux pour crins.
Au fracas des durs sabots,
Au rire des violons,
Les morts sortent des tombeaux
Hop ! Dansons ! Cabriolons !
Et les trépassés, joyeux,
Suivent par bonds essoufflant
Avec une flamme aux yeux,
Rouge dans leurs crânes blancs.
Soudain les chevaux sans mors,
Sans selle et sans étriers,
Font halte et voici qu’aux morts
Parlent les ménétriers.
Le premier dit d’une voix
Sonnant comme un tympanon :
« Voulez-vous vivre deux fois ?
Venez ! la Vie est mon nom. »
Et tous, même les plus gueux,
Qui de rien n’avaient joui,
Tous, dans un élan fougueux,
Les morts ont répondu : « Oui ! »
Alors l’autre, d’une voix
Qui soupirait comme un cor,
Leur dit : « Pour vivre deux fois
Il vous faut aimer encore.
« Aimez donc ! Enlacez-vous ;
Venez, l’Amour est mon nom. »
Mais tous, même les plus fous,
Les morts ont répondu : « Non ! »
Tous, de leurs doigts décharnés,
Montrant leurs cœurs en lambeaux,
Avec des cris de damnés,
Sont rentrés dans leurs tombeaux.
Et les blancs ménétriers
Sur leurs noirs chevaux sans mors,
Sans selle et sans étriers,
Ont laissé dormir les morts.

Maurice Barrès, « La Chanson en Province », Le Voltaire, 14 septembre 1887, p. 1.

Et moi aussi, puisque l’histrion Paulus est entré dans l’histoire, puisque la verve canaille du chansonnier Jules Jouy a débordé les cafés de Montmartre et surtout parce que Coppée, Paul Arène, Richepin vont devenir les poètes de l’Eldorado, je voudrais, si rassasiés que je vous suppose et si ignorant que je sois de nos concerts parisiens, vous raconter quelque chose sur la chanson, moi aussi.

Un soir que j’étais un voyageur isolé et désœuvré, dans une de nos places fortes de l’Est, je désirai connaître Je plaisir qu’offrent ces climats au célibataire. On m’indiqua le café-concert. J’y entrai avec répugnance ; j’y fus heureux.

Cent cavaliers, tous superbes hussards, sur des tables de marbre, étaient accoudés, la figure joyeuse et ferme, l’attitude abandonnée. Nul d’entre eux ne me parut grossier, Leurs gestes avaient une franchise, une souplesse qui ne me laissa pas un seul instant cette impression de malaise que nous communiquent les jeux violents de maladroits. Ceux-ci sautaient par-dessus les tables, s’embarrassaient dans leurs sabres et durant toute la soirée ils jonglaient avec leurs bocks et leurs képis par-dessus ma tête, sans que je cessasse de prendre à toutes choses un plaisir extrême et d’une entière liberté d’esprit.

Sur la scène, deux filles agaçaient la salle, vraiment jeunes et gaies.

L’une, un peu maigre, vêtue d’un satin rose qui de toutes parts déteignait, offrait de gentils bras nus et donnait à distance une impression de fraîcheur qui me plut. Certes, au spectateur réfléchi elle ne pouvait dissimuler qu’elle jouissait d’un cerveau incurablement borné ; elle témoignait abondamment sa sottise par une perpétuelle gaieté sans cause et parce qu’elle se mouchait sans trêve, ce qui est contraire à l'idée de grâce, Mais elle était jeune, fort leste et, quoique d’un type « banal, paraissait piquante, n’ayant pas l’énorme mâchoire et la physionomie têtue propre » au pays dont je vous parle.

Sa compagne, blonde, vêtue de blanc, était un spectacle lassant outre qu’elle chantait le printemps au grand dégoût de chacun.

Quand vint le tour du comique, chef de la troupe, et qu’il se fut penché sur la rampe pour détailler la mésaventure d’un cocu, la petite en satin rose lui tira vivement la langue par derrière, d’où les militaires et moi nous comprimes qu’ils étaient mariés.

Mais le vrai plaisir est quand une de ces dames, sa chansonnette terminée, s’en vient quêter dans la salle. Les cent hussards, comme un seul homme, l’embrassaient ; et je vis parfois tant de moustaches autour de cette petite figure de fille que les baisers de ces cavaliers s’en allaient sur la rude joue d’un autre hussard. Elle passait comme une toupie, incendiant et modérant, et maniée par ces rudes mains doucement, sans que sa robe fût froissée, mais les bras et le cou tout bleus de baisers, jusqu’à ce que soudain le pianiste, au terme de sa course, l’enlevât et la remît sur son estrade.

Et moi qui jamais ne sus ouvrir mon Littré sans renverser mon encrier, j’admirais cette femme feuilleter parmi deux cents bocks, sans accidents.

Coppée, Paul Arène, Richepin, vous entendez que jusqu’alors ces militaires et moi nous n'avions goûté des chansons que la chanteuse ; et je vous supplierais de renoncer à ce genre d’art où votre sexe et votre talent demeureraient insuffisants, si soudain le chanteur mâle, chef de la troupe, s’étant coiffé d'un chapeau gris, ne s’était pris à courir sur place, entonnant d’une voix rapide la Marseillaise de Boulanger. Il chantait avec hâte et sec. Les deux femmes, les hussards et moi nous fûmes tout de suite électrisés.

C’est que ce baryton parlait de militaires. Nous ne vîmes pas ses cidreries, ses ridicules plaisanteries sur nos femmes, nos sueurs, nos filles ; mais comme il avait dit : « l’armée ! » nous nous trouvâmes tous debout.

Le patron et sa famille, sur leur comptoir blêmes et gras, s’associaient de loin. Mais me voyant seul bourgeois, son verre en main, il s’approcha. A cet industriel je tournais le dos pour trinquer avec mes voisins militaires, quand une meilleure pensée me vint, et me tournant vers ce sale personnage : « Tout de même, à l’armée ! » lui dis-je.

En voilà un qui fait un vilain métier, mais qu’il nous faut encourager, puisqu’après l’assoupissement de la caserne, après les lents exercices où l’ardeur se transforme en routine, il redonne, en son bouge, à nos soldats la chaleur patriotique.

Et vous aussi, poètes, vous faites une belle œuvre, certes, de composer des refrains pour l’inculte habitué des cafés concerts. Coppée, Arène, Richepin, à l’heure de la digestion, empoignez les âmes médiocres de Paris qu’attirent à l’Alcazar ou à l’Eldorado l’ordinaire insuffisance de ces locaux et donnez-leur de l’enthousiasme !

Ainsi je réfléchissais. Quand l’air de la nuit eut rafraîchi mon cerveau, j’allai me coucher, savourant la petite sensualité des premiers froids qui font l’édredon plus agréable, et très fatigué, en somme, par tous ces braillards.

Maurice Barrès.

P.-S. — A deux étudiants, lecteurs du Voltaire. — Vous avez raison de croire, messieurs, que j’ai remarqué la folie de Ruskin que les journaux annonçaient hier et qui vous afflige. Son esprit offrait un mélange peu ordinaire de folles imaginations et d’aperçus profonds. Par son zèle, par sa générosité, par son érudition, il avait acquis une si énorme influence que, quoi qu’il dît, le public l’écoutait et les artistes ne souriaient pas.

C’était avant tout un très haut caractère. Je regrette de ne pouvoir vous parler de cet esthéticien vraiment anglais, comme vous voulez bien m’en solliciter. M. Chesneau, dans son Histoire de la peinture anglaise, M. Milsand, dans son Esthétique anglaise, vous instruiront infiniment mieux qu'un chroniqueur ne saurait faire. M. B.

Landry, « Mimes et Pierrots », Le Petit Caporal, 19 septembre 1887, p. 2.

Ce document est extrait du site RetroNews

Un de nos confrères, M. Paul Guigou s’étant ému de la décadence qu’a subie la pantomime depuis quelques années, a rêvé de restaurer cet art détrôné et de nous faire revenir aux beaux jours des funambules. Il a le projet de constituer une société dont la présidence serait offerte soit à Jean Richepin, auteur de la pantomime Pierrot Assassin que joua Sarah Bernhardt au Trocadéro, soit à Théodore de Banville l’admirateur enthousiaste de Debureau, l’immortel correspondant de Pierrot.

Octobre

Georges Duval, « Méfions-nous de Gondinet », L’Événement, 4 octobre 1887, p .1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

La première fois que j’ai essayé de comprendre la politique, je me suis imaginé que sous un régime de liberté la parole était libre. J’ai immédiatement songé au théâtre, et j’ai espéré qu’enfin il nous serait permis de revoir à la scène le genre satirique, l’un des genres les plus favorables à l’esprit, et surtout à l’esprit français. Je me suis rappelé qu’à Athènes, dans cette cité de démocratie effrénée, la puissance appartenait à la parole, et que la muse comique n’avait rien à y craindre du pouvoir. Je me sais souvenu d’Aristophane cinglant sans danger la magistrature, l’armée, la politique, tout, jusqu’aux dieux fort maltraités dans Plutus, les Oiseaux et les Grenouilles. Sautant à pieds joints par-dessus les siècles, je suis arrivé à la Restauration, qui donnait bien des preuves de son intolérance, et subissait pour tant la tragédie libérale. Je vis Louis Philippe pansant sans mot dire les blessures et plaisanteries bien envoyées à son adresse. J'en tirai bientôt cette conclusion que la République et l’Empire étaient, au point de vue du théâtre, les deux formes de gouvernement où le pouvoir se montrât le plus intraitable.

Nous en causions un jour avec Richepin. « Quel malheur, lui disais-je, de vivre sous un régime où la plaisanterie est à peine permise, où la censure est plus souveraine que jamais. Voyez les revues. S’il est un genre absolument charmant, c’est celui-là. Quand on en aura fini avec les grues costumées en Pavé en Bois, en Porte Saint-Denis et en Allumette Chimique, quand on en aura fini avec les imitations de Sarah Bernhard ou de Coquelin, lorsqu’il sera permis d’effleurer librement les grandes questions agitées dans le courant de l’année, quelle excellente besogne il sera donné de faire à l'auteur dramatique. »

Richepin me répondit : - Je songe précisément à écrire une revue pour la Comédie-Française.

J’eus garde de l’en dissuader, désolé que j'eusse été d’arrêter dans son élan 1’auteur des Braves Gens. Mais je pensais tout bas : « Si jamais tu arrives à donner la volée à cet oiseau-là, tu pourras te vanter d’avoir vaincu une fameuse difficulté ! »

Al heure où j’écris, Richepin ne s’est pas découragé.

Emile Raunier, « Publications annoncées », La Revue politique et littéraire, 29 octobre 1887, p. 32.

L’éditeur Maurice Dreyfous nous annonce un nouvel ouvrage de Jean Richepin, faisant suite aux Blasphèmes, qui aura pour titre : Le Paradis du diable.

Novembre

R.G, « Les Premières », Le Constitutionnel, 17 novembre 1887, p. 3.

Opéra-Comique. – Le roi malgré lui, de MM. Burani et Richepin, musique de M. Emmanuel Chabrié

L’incendie de l’Opéra-comique avait détruit décors et costumes de l’œuvre de M. Chabrié, œuvre qui n’avait eu que trois représentations et dont il était même à peu près impossible de prévoir la destinée.

Cette seconde première semble avoir consacré définitivement le succès.

Les morceaux les plus applaudis sont au premier acte, l'air de M. Fugère et celui de M. Bouvet : Chère France ; au second acte, les couplets tsiganes de Mlle Isaac ; au troisième acte, l'air et le duo que l'excellente artiste a chantés à ravir. La pièce, malgré ses complications par fois étranges, a amusé. Nous lui souhaitons longue prospérité. R. G.

Décembre

Jean Soleil, « Chez M. Richepin », Paris, 21 décembre 1887, p. 2.

Les flibustiers. —Le paradis du diable. La suite des blasphèmes. — La maison du poète.

La Comédie-Française entendra d'ici peu la lecture d'une nouvelle pièce de M. Jean Richepin. Afin de donner à nos lecteurs quelques renseignements inédits à ce sujet, nous nous sommes rendu ce matin chez le poète qui a bien voulu commettre en notre faveur quelques indiscrétions sur son œuvre. C’est tout au haut de l’avenue de Villiers, vers la ligne griseries fortifications, une petite rue de village avec des poules et des enfants barbouillés encombrant les trottoirs. La maison de Richepin, toute basse, toute modeste, se cache derrière un jardinet où des plantes mortes hérissent les parterres minuscules. On entend derrière un petit massif des rires d’enfant. La servante m’introduit dans le cabinet de travail du poète, sous les toits ! Depuis sept heures Richepin travaille, étrange dans sa longue pelisse rouge, d’un rouge violent, avec sa chevelure crépue et sa barbe de diable. Sur le bureau, une page griffonnée, noire de ratures ; à l’inégalité des lignes on reconnaît des vers. Et, près du feu, la causerie commence entre le poète et nous. Sa nouvelle pièce en fait le principal objet.

— Elle s’appellera les Flibustiers, nous dit Richepin. Ce sera un tableau émouvant, passionné de la vie des marins. Je n’ai prétendu mettre en scène aucune théorie, aucune doctrine. J’ai pris des gens simples, nature, et je les ai mis aux prises avec des événements et des passions, voilà tout.

— La pièce est-elle en prose ou en vers ?

— En vers et en trois actes. Je l'ai portée au Français, il y a quelques jours à peine, et la lecture ne s’en fera guère qu’au mois de janvier. Vous voyez donc qu'elle ne pourra certainement pas être jouée avant octobre.

— Ne préparez-vous pas aussi un volume de vers ?

— Oui : le Paradis du Diable ; ce sera la continuation des Blasphèmes. Là, par exemple, il y a de la théorie et des doctrines ! J’ai voulu démontrer dans mon livre qu’on s’était absolument trompé en me prenant pour un pessimiste. J’ai nié dans les Blasphèmes le bonheur philosophique et vague des ânonneurs de phrases toutes faites, mais est-ce à dire que chacun ne puisse pas se faire ici-bas sa part de joie et de béatitude ? Le matérialiste le plus convaincu ne peut-il donc pas goûter au bonheur ? N'y a-t-il pas un paradis même pour le diable ? C’est là tout mon livre. J’y respecte ce qu’il faut respecter, mais j'y souflette ce qu’il faut haïr. Les vieillards, par exemple, feront l’objet d’une partie du livre. Eh bien, je vénère en mes vers le vieux dont la vie est sans tache, mais je ne me gêne aucunement pour flageller celui dont le passé est déshonoré. Les cheveux blancs de l’un augmentent mon respect ; ceux de l’autre ne m’empêchent pas de lui crier son fait. Le livre sera très violent au fond et en la forme. Il se pourrait même qu’on eût des velléités de le poursuivre à cause même de la virulence des doctrines.

— On n’a pas poursuivi la Terre.

— Ce n’est pas pareil. Dans l’œuvre de Zola, l'audace est dans les mots, dans les situations, dans les tableaux. Chez moi elle sera dans les conceptions qui feront hurler.

— Quand paraîtra le livre ?

— En octobre probablement ou au printemps de 1889.

Nous quittons sur ces mots le poète qui, très haut dans sa pelisse rouge, nous conduit jusqu’au jardin en nous assurant qu’il nous donnera pour les lecteurs du Paris la primeur d’une des pièces qui composeront le Paradis du Diable.

Jean Soleil.

Anonyme, « Au Printemps », Le Progrès de la Côte-d’Or, 21 décembre 1887, p. 1.

Pour finir, je me permettrai de vous offrir, la politique chômant, une nouvelle littéraire. Si on n'entend presque plus parler de M. Richepin, c’est que M. Richepin travaille. Un de nos confrères est allé le voir dans sa maison de l’avenue de Villers, et voici un résumé des ...aveux de l’auteur de la chanson des Gueux. M. Richepin fait un drame qui s’appellera : Les Flibustiers.