Corpus de textes du Laslar

1888

Guy de Saint-Môr, « Monsieur Scapin », Paris sur scène, Alphonse Piaget, éditeur, 1888, p. 1-9.

Comédie en 3 actes, en vers, de M. Jean Richepin.

Représentée pour la première fois le 27 octobre 1886.

Disons-le tout de suite, la comédie en vers que M. Jean Richepin nous a donnée cette année au Théâtre-Français n’a eu qu’un succès d’estime. Elle n’a pu résister au départ de M. Coquelin aîné, le créateur de Monsieur Scapin, et a quitté l’affiche en sa compagnie.

Mais, comme il y aura toujours à Paris {2} un public adorant les raffinements d’une langue exquise, et que l’on trouvera toujours de quoi remplir plusieurs salles avec la foule des amateurs tout disposés à applaudir l’harmonie de vers ciselés de main de maître, Monsieur Scapin a eu la bonne fortune de résister plus longtemps qu’on ne l’eût cru le soir de la première.

Pourtant la pièce, ou du moins la donnée de la pièce, ne manquait pas d’intérêt. L’idée première en est tout à fait heureuse, et l’exposition une merveille de finesse et de gaîté.

Prendre, en effet, l’astucieux Scapin, le rusé valet, propre à toutes les besognes, le fourbe madré et retors, rossant le guet, enlevant pour le compte de ses maîtres les jolies femmes ou filles de rencontre, et nous le montrer sur ses vieux jours, bedonnant et goutteux, devenu un bourgeois enrichi, vivant grassement, à la veille de marier sa fille au fils de son notaire, c’était là le sujet d’une belle et joyeuse comédie.

Vous voyez d’ici Monsieur Scapin obligé de surveiller la vertu de sa fille, qui soupire pour Florisel, son gentil amoureux, et ne veut à aucun prix du prétendant choisi par son père. – Sa tâche est d’autant plus ingrate, que l’ami passionné de Suzette est soutenu dans ses entreprises audacieuses par un certain Tristan, qui, s’emparant d’une façon alerte de toutes les ficelles de tradition, joue les Scapins comme feu {3} Scapin jeune lui-même ! – La lutte s’engage, et la guerre une fois déclarée se terminera par l’éternelle victoire de la jeunesse sur les cheveux blancs, de l’amour sur la raison. Florisel épousera Suzette, et Scapin, berné, battu et roulé par son successeur Tristan, sera condamné à faire contre fortune bon cœur.

Si M. Richepin s’était tenu à cette donnée première en la développant logiquement et clairement, la partie était gagnée, et le succès très réel du Ier acte se serait sans doute transformé en victoire éclatante.

Malheureusement pour lui, la pièce ne tarde {4} pas à dévier, et ses héros s’embourbent dans toute une série de scènes n’ayant aucun rapport avec le sujet et faisant de déplorables longueurs.

Aussi l’ennui du public, malgré les excellentes dispositions du début de la soirée, n’a-t-il fait que grandir, à partir du milieu du IIe acte jusqu’à la fin du IIIe.

M. Richepin semble avoir perdu le fil de son {5} intrigue, et nous nous égarons avec lui. Il y a dans le IIIe acte toute une histoire de notaire escroc et bandit, fort pénible et qui rend absolument inutiles les efforts désespérés de Tristan.

On ne comprend plus l’acharnement que met Monsieur Scapin à vouloir unir sa fille à ce fils de voleur, ruiné et déshonoré.

Oui, tout cela, quoique écrit en vers d’une facture merveilleuse, n’a ni rime ni raison !

Il est vrai que la poésie de l’auteur des Blasphèmes atténue, et de beaucoup, ces imperfections scéniques. Ses alexandrins sont d’une sonorité si réjouissante pour l’oreille et d’une grâce à la fois si émue et si spirituelle qu’on ne peut bouder longtemps.

Comment résister, en effet, devant des éclaircies aussi harmonieuses que ce duo d’amour entre Florisel et Suzette, duo que je me plais à citer presque en entier ?

Après une dispute très chaude, les deux amants, comme de juste, se pardonnent ; réconciliation charmante que Florisel implore de façon délicieuse.

Jugez-en :

Florisel

Pourquoi donc prendre cet air morose ?
Mais le baiser et toi, c’est l’abeille et la rose.
De quel droit te crois-tu permis de refuser
Cette rose à l’abeille, et ta joue au baiser ?

{6}

Suzette

De quel droit ? C’est très laid.

Florisel

Comment ! C’est laid, ta joue ?

Suzette 

Non.

Florisel

Quoi ? L’abeille, alors ? L’abeille qui se joue
A l’entour de la fleur aimée, et qui voudrait
S’y poser un instant pour dire un secret ?

Suzette

Un secret ! Vous avez un secret ? Lequel est-ce ?

Florisel

Oh ! le même, tu sais, le même, que je laisse
S’exhaler de mon cœur partout où nous passons,
Que je confie à tout, et de mille façons,
Au vent par mes soupirs, à la nuit par mes larmes,
A mon luth par les chants qui célèbrent tes charmes :
Vieux secret, toujours jeune, et toujours cher, autant
A celui qui le dit qu’à celui qui l’entend ;
Secret de mon bonheur, secret de mon martyre,
Que je t’ai dit cent fois, jamais las de le dire,
Que je disais hier, que je dirai demain,
A tes yeux, à ta joue adorable, à ta main ;
Secret que je voudrais enfin, ô ma farouche,
Faire chanter par mes deux lèvres sur ta bouche.
Il veut la baiser sur les lèvres

Suzette, indignée, s’écartant de lui

Ah ! monsieur Florisel, pour le coup ! Hem ! Tristan !

{6}

{7}

Tristan, se frottant les mains

Bien ! bien !

Florizel, pressant Suzette de plus en plus

Suzette !

Suzette

Non !... Hem !
Tristan sourit silencieusement sans répondre à l’appel de Suzette

Florisel

Suzette !

Suzette

Va t’en !
………………………………
……………………………….

Tristan, les séparant et poussant Florisel vers la porte

Voyons, dépêchons-nous ! ah ! la peste soit d’eux,
Qui ne s’embrassent pas lorsque rien ne les trouble
Et, lorsqu’il n’est plus temps, veulent s’embrasser double

sortent Florisel et Tristan

N’est-ce pas adorable de jeunesse et de fraîcheur ?

A ce point de vue spécial d’une facture impeccable, Monsieur Scapin est à écouter et à applaudir d’un bout à l’autre. – Cette pièce merveilleusement écrite, est représentée d’une façon maîtresse par des interprètes distingués de la Comédie-Française.

M. Coquelin ainé, sans doute pour se faire {8} regretter davantage, s’est supassé dans le rôle de Scapin. Jamais, peut-être, la souplesse prodigieuse de son talent magistral ne s’est affirmée de la sorte. son organe net et puissant faisait carillonner les rimes, que c’était joie de l’entendre.

A ses côtés, Cadet s’est taillé un joli succès. La salle l’a applaudi à outrance quand, s’adressant à son aîné, il lui a lancé, avec une émotion contenue, ce coupler plein d’allusions :

Tristan

Mais savez-vous que moi, pauvre avorton,
Je n’ai qu’une espérance, un rêve, dans ma vie :
C’est de vous imiter !... oh ! de loin. Mon envie
Ne va point jusqu’à vous égaler, vous, non pas !
Mais baiser seulement la trace de vos pas,
Et de ce fulgurant éclat qui vous décore
Être un reflet, un clair de lune, moins encore !
Rappeler votre gloire, un peu, très peu, si peu,
Juste assez pour qu’un jour, quand Tristan sera feu,
On lui grave sur son monument funéraire
Qu’il vous ressemblait comme un frère… un petit frère.

MM. Laugier, Le Bargy, Truffier et Gravollet ont vaillamment soutenu les personnages de second plan. Mme Montaland est une Dorine très appétissante, et Mlle Muller une Suzette à la fois naïve et passionnée. Quant à Mme Samary, sous les traits de la courtisane Rafa, elle nous charme par les jolies gammes de son rire, en nous {9} faisant admirer, une fois de plus, ses dents d’une blancheur éclatante et la verve endiablée de son jeu. Mme Fayolle se prépare consciencieusement aux rôles de duègne. Elle a su esquisser fort habilement la silhouette ingrate de Mme Barnabé.

Avril

Auguste Marcade, « A lire », Le Figaro, 7 avril 1888, p. 34.

Article recensé par Yves Jacq.

Le roman que publie la Nouvelle Revue, Césarine, de Jean Richepin, débute par un tableau superbe : la Retraite de l’Armée de l’Est, après l’inutile tentative de Bourbaki pour débloquer Belfort. C’est une note nouvelle dans l’œuvre du nerveux écrivain.

Mai

Anonyme, « Jean Richepin », La Dépêche de Brest, 19 mai 1888, p. 2.

Article recensé par Yves Jacq.

Nous résumions l’autre jour la dernière œuvre de Richepin, le Flibustier, joué à la Comédie-Française. Après l’œuvre, le poète. Aussi bien, cette physionomie originale doit-elle intéresser, dans un pays de marins amoureux des aventures, car Richepin en connaît les émotions, car il fut un peu marin aussi, lui qui a magnifiquement chanté la mer.

M. Richepin père, dit M. Hugues Le Roux, dans sa chronique du Temps, destinait son fils au bonnet carré. Mais essayez d’apprendre à tâter le pouls et à rédiger raisonnablement une ordonnance à un garçon qui ne pense qu’en vers et qui va les yeux levés sur la lune !

– Au moins, dit un brave homme de professeur, qui avait maintes fois surpris l’écolier en flagrant délit de « sonner », s’il est vrai que la vocation de Jean Richepin soit irrésistible, envoyez-le toujours à l’école normale. Il s’y nourrira de la pure moelle des bons auteurs – et puis c’est trois années de gagnées !

Ainsi fut fait, et, sur sa seizième année, Jean Richepin entra à l’école normale à son corps défendant. Bien des gens, entre autres M. Jules Tellier qui, dans un livre critique, original et tout à fait curieux, Nos Poètes, où il passe la revue du Parnasse contemporain, traite avec quelque rigueur l’auteur de la Chanson des Gueux, pensent que ce passage à la rue d’Ulm fut un malheur irréparable pour l’artiste. Ce n’est point l’avis de Richepin lui-même. J’ai eu l’occasion de l’entendre s’expliquer là-dessus. Il estime que l’école normale fut pour lui ce qu’est le séminaire pour les jeunes gens qu’on y pousse par contrainte et qui y vivent avec la volonté ferme de se défroquer : une excitation à l’indépendance de l’esprit. Il bénit l’école pour les loisirs bénédictins qu’elle lui a procurés, pour les substantielles lectures dont elle l’a nourri et dont jamais son indépendance ne se serait fortifiée, pour l’initimité où elle lui a permis de vivre avec Bossuet et Juvénal.

Ce fut d’ailleurs l’affaire de deux années. La guerre éclatait. Le Touranien affranchi laissa là ses livres et courut s’engager dans un corps franc de l’armée de l’Est. Vous pourrez lire demain, dans Césarine, le nouveau roman de Richepin, les souvenirs de cette année tragique, guerre et Commune, car, curieux de « voir une révolution », le jeune franc-tireur vint s’enfermer à Paris le 20 mars. Sa surprise fut extrême. Il sortait des désastres et des misères de l’armée de l’Est, il tombe dans une Commune gaie, une espèce de kermesse, avec des cuisines en plein vent, des chansons, du vin frais coulant à plein tonneau. Mais ce n’était que la préface. Tout d’un coup, changement à vue : la bataille commence, l’incendie s’allume.

Monté sur le toit de sa maison, le jeune homme regardait le cercle de feu se former autour de Paris, et sans doute il eut comme nous tous, à ce moment-là, l’impression que c’était la fin du monde.

Les cendres refroidissent vite. Voici que la vie reprend. On se relève. La guerre a fait partout des vides, dans le journalisme plus qu’ailleurs ; une nouvelle génération d’écrivains se glisse par ces brèches. Richepin est au premier rang. Il travaille dans les journaux de Portalis, mais il reste toujours franc-tireur. Il n’y a pas moyen de l’enrôler, de le discipliner, dès qu’il a quelques pièces d’or en poche, il disparaît pour des mois, il va vers la campagne et vers la mer. Il est aussi souvent à Londres qu’à Paris. L’amoureux de vie, qu’il est, se passionne pour la grande ville anglaise.

Au milieu de tous ces gens uniquement préoccupés de mouvement et de lutte, sans souci de pitié ni d’art, il a la sensation d’habiter une autre planète. Il boit dans les bars ; quand il n’a plus le sou, il couche dans des garnis ; quand il est riche, il donne, à raison de six pence la pièce, des coups de point sur la mâchoire des Irlandais, pour essayer sa force musculaire. Puis il se rabat sur la France. Il parcourt les îles normandes.

Il va s’embarquer à Nantes sur un bateau marchand comme débardeur, afin de payer son passage. Il compose sur des rythmes de manœuvre des complaintes de marin qui figureront un jour dans son poème de la Mer et que l’on chante encore sur les plages de l’Océan. Entre temps, il tient son quartier général à Montmarte, dans des cabarets où ne fréquentent point encore les gens du monde, et, pour la joie des buveurs de vin au saladier, il improvise, au jour le jour, des chansons en argot, qui font la joie de la « butte ».

L. Roger-Milès, « Théâtre Français – Le Flibustier, 3 actes en vers, par Jean Richepin », Le Courrier français, 27 mai 1888, p. 2.

Ce document est extrait du site RetroNews.

La pièce que la Comédie-Française vient de représenter, et qui a été pour Richepin l’occasion d’un succès retentissant, est comme un dernier chapitre ajouté à son beau livre de la Mer. Dans le poème, Richepin a célébré l’infiniment bleue, et les gas, qui meurent d’elle et pour elle : dans la pièce, il a sacrifié aux mêmes héros, car la mer aussi y a beau rôle. Pour une fois, elle a été clémente, et elle a rendu, même plus, ce qu’elle avait pris. Le sujet est bien simple et il demeure avec une importance dramatique suffisante pour permettre aux caractères créés par le poète de se développer dans toute leur force, toute leur puissance.

C’est Legoëz, le vieux marin, qui veut mourir devant les flots délicieusement perfides, parce qu’il a passé l’âge de mourir sur eux ; c’est Pierre, le petit mousse parti depuis quinze ans, et qui, jeté sur une côte lointaine, est devenu terrien, chercheur d’or et bourgeois de fortune ; c’est Jacquemin, le flibustier qui, lui, ne renie pas le rude métier de la mer ; c’est Janik, la douce et fidèle promise, dont un quiproquo change l’amour ; c’est Marie-Anne, la mère que toutes les angoisses souffertes laissent sans volonté, terrienne, pour qui la vie est une continuelle tempête. Jamais le vers de Richepin n’a été plus superbe, plus large que dans cette nouvelle œuvre, et l’on ne peut qu’admirer cette langue qui vous transporte et qui vous remplit l’âme de ses vibrantes sonorités. Celui qui écrit de telles pages est, lui aussi, un gas.

L’interprétation a été fort remarquable : MM. Got et Worms, Mme Barretta-Worms ne méritent que des éloges. Je ferai quelques réserves pour M. Laroche, qui n’a pas dessiné avec assez de vérité le difficile personnage de Pierre, et pour Mme P. Granger, qui prête à Marie-Anne une allure un peu monotone.

Mai

Anonyme, « Etat civil – Naissances », Le Figaro, supplément littéraire, 26 mai 1888, p. 1.

Article recensé par Yves Jacq.

Césarine, fille de Jean Richepin. Née viable à l’encontre de ses aînés : Miarka ou la fille à l’ourse et les Braves Gens.

On peut définir ainsi le père : un tigre à qui le dompteur (la Comédie-Française) a rogné les griffes et les crocs – et qui conserve seulement sa belle robe et une voix encore éclatante.

Un vieux professeur, « Les Livres – Césarine, par Jean Richepin, chez Maurice Dreyfous », L’Estafette, 26 mai 1888, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

Une histoire bien simple et qui, racontée par un écrivain ordinaire, n’aurait pas grand intérêt. Mais une histoire qui devient étrange et palpitante sous la plume de Richepin. Ce n’est point qu’il ait cherché des effets de style. Au contraire, c’est un des grands mérites du livre que d’être simplement écrit ; si l’effet est produit, il n’a pas l’air d’avoir été préparé.

Il y a, sur la guerre de 1870-71 et la retraite de l’armée de l’Est, des pages saisissantes. On a beaucoup écrit sur ce sujet, mais la note de Richepin est toute nouvelle. Nul n’a mieux expliqué les souffrances, les anéantissements de la retraite.

On eût dit que le cerveau, engourdi de froid, abruti de fatigue, anémié d’inanition, n’avait plus la lucidité nécessaire à la perception de ces douleurs distinguées l’une de l’autre, et qu’il les buvait toutes à la fois comme une éponge incessamment pressée et sursaturée. Et cela vous donnait la sensation alternative, tantôt d’une confuse pesanteur d’ivresse qui vous accablait, tantôt d’un vide où il semblait que tout l’être allait se fondre… Puis, ces vagues perceptions s’éteignirent elles mêmes et mon corps continua tout seul, sans que mon cerveau de somnambule en eût connaissance, à marcher dans les ténèbres. Et cela dura jusqu’au petit jour, si bien qu’à mon dernier réveil, je crus tout d’abord qu’au lieu d’arriver nous partions.

Je tiens également à signaler dans Césarine les tableaux de la Commune. En somme, c’est un livre à relire et à mettre en bonne place sur le rayon des romans à garder.

J. Roque, « Césarine », Le Courrier français, 27 mai 1888, p. 2.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Jean Richepin est, sans contredit, l’un des écrivains les plus doués de notre époque : lui seul est capable de mener de front plusieurs travaux à la fois et de se montrer supérieur dans chacun. Causerie, roman, opéra-comique, poème philosophique, pantomime, etc., il met tout en même temps sur le chantier, et l’on sait d’ailleurs quel succès a accueilli ses œuvres précédentes.

Césarine, le roman qu’il publie aujourd’hui chez Maurice Dreyfous, ne fera pas mentir sa réputation, et prendra la place qui lui est due auprès de Madame André, la Glu, Miarka, la fille à l’ourse, Braves Gens, etc.

Césarine est une vieille fille, non sans quelque lien de parenté avec Mme André, qui s’attache à un jeune homme, Paul de Roncieux, lui donne les preuves les plus généreuses de son dévouement et de son amour, et meurt, frappée pendant la Commune insurrectionnelle de Paris, pour ne pas être séparée, même dans la tombe, de celui à qui elle a tout sacrifié.

Caractère étrange et superbe, donnant prise aux doutes les plus motivés et à l’admiration la plus loyale, très romanesque dans sa passion, très prosaïque dans les soins dont elle entour l’objet ; ayant, sous les apparences d’une inconduite avouée, toutes les pudeurs d’une instinctive chasteté.

Paul de Roncieux, au contraire, est un faible, un malade ; ayant laissé se développer chez l’homme ce qui n’était que l’affection vague et mal définie du collégien ; il s’abandonne, lui qui a été sevré par son père de toute affection, il s’abandonne à cette tendresse si désintéressée qui berce son mal physique et console avec tant d’exquise sollicitude sa pauvre âme meurtrie.

A côté de cette idylle, qui s’achève par une double tuerie, nous suivons la farouche existence du père de Paul, le capitaine de Roncieux. Celui-ci est un homme d’un autre temps, ayant sur les devoirs d’époux, de père et de soldat, des idées avec lesquelles l’impeccabilité de sa conduite ne lui permet pas de transiger.

Lieutenant et marié, il a soupçonné sa femme de trahir son honneur avec un chef d’escadron dont il était le subordonné. Sans reculer devant aucune conséquence de l’acte qu’il allait commettre, devant aucun souvenir de bonheur passé et d’amour, estimant son honneur plus que tout au monde, il a démissionné, blessé mortellement l’amant de sa femme dans un duel, et tué sa femme. L’enfant qu’il avait, et qu’il croyait être le fruit de ce commerce adultère, il l’a maudit et il le poursuit de sa haine, jusqu’à l’heure où il ne rencontre plus qu’un cadavre dans celui qu’il renie comme son fils.

Cette figure du capitaine Roncieux est certainement l’une des plus puissantes qu’ait conçues l’éminent écrivain. Il y a, dans cette double vengeance qui n’a pas effacé l’amour, et dans cette haine qui est encore de l’amour, je ne sais quoi d’âpre et de vécu qui vous remue profondément.

A côté de ces trois personnages, il y en a d’autres, de moindre importance, qui tous cependant ont un rôle bien défini dans l’œuvre et se présentent avec une physionomie pleine de vivante originalité.

Du reste, comme plusieurs critiques l’ont déjà remarqué, et particulièrement notre ami Roger-Milès, dans une récente étude, Richepin semble moins préoccupé dans ses romans de la charpente elle-même que des êtres qui s’y meuvent. Dans son nouveau livre, il y a des types qui ont la même envergure d’inspiration que Tombre, des Braves Gens, que Mme André, que la vieille mère, dans la Glu, que sœur Doctrouvé, etc.

Peut-être reprochera-t-on à Richepin de s’être laissé entrainer, dans Césarine, à une tristesse trop continue ; ce n’est là qu’une appréciation et non une critique. Pour nous, et pour tous ceux qui aiment les problèmes difficiles de la psychologie discutés par une âme élevée, ce roman sera un livre de chevet, car l’auteur y oppose, avec son grand talent de penseur et d’écrivain et dans la langue superbe qu’il est accoutumé de parler, l’étroitesse des conventions sociales et l’insondable mystère des passions humaines.

J. Roques.

Artiste Dody, « Chez Jean Richepin », Le Constitutionnel, 27 Mai 1888, p. 1.

Je veux parler à nos lecteurs du poète de la « Chanson des Gueux » de l'auteur puissant et original du « flibustier ». Richepin est, certes, l'une des physionomies originales de ce temps-ci. Il est lui, profondément lui, on sent dans la nature de l'homme et du poète cet individualisme énergique qui est la marque spéciale et pour ainsi dire la raison d'être de notre vieille race gauloise, si agissante et si vivante, si généreuse et si humaine jusqu'en ses défaillances.

Richepin vit six mois aux Ternes dans une jolie villa de la rue Galvani, à deux pas des fortifications. C'est paisible et recueilli, c'est bien un « home » tranquille de travailleur et d'artiste.

L'été, il vit de soleil et d'air salin en pleine grève, là-bas, sur la côte bretonne de Saint-Jacut. Ah comme le poète de la mer a dû vivre en bonne intelligence avec elle dans l'intimité et la caresse des vagues sur ce pan de Bretagne déchiqueté par les colères jalouses des tempêtes de N. -0 !

— Je voulais vous parler de votre pièce lui ai-je dit en entrant, elle m'intéresse fort parce qu'elle est de vous, c'est-à-dire d'un artiste personnel, d'un créateur fier et viril, vous êtes de la veine gauloise savez-vous ? De celle qu'a produit François Villon, Rabelais, Montaigne, Molière, La Fontaine, Diderot, Beaumarchais, Paul Louis Courier, Musset, ce n'est pas la moins riche il me semble, mais ce qui me séduit en votre œuvre indépendamment de la question d'art c'est que l'action reproduit fidèlement et note justement la manière d'être des gens de la côte, vos voisins de là-bas.

— J'aime ce pays-là, il est rude et sincère, les rochers ne sont point des rochers d'Opéra-Comique, les femmes n'y ont rien de mièvre et d'artificiel, c'est fécond et robuste, ça vous fait des enfants comme d'autres vous chantent une romance. Si vous les voyiez entrer dans la mer jambes nues en plein hiver, les solides pêcheuses de Goëmon ! Ça vous a des hanches à porter de fiers matelots pour l'avenir, figurez-vous la Vénus de Milo en chair et en os, mais au fait, vous les connaissez puisque vous êtes de ces pays-là.

Pendant qu'il parlait dans le jour qui venait de la croisée, au dehors montait la symphonie des moineaux et la cadence flûtée des merles, dans les grands arbres du parc. — Ce qui m'étonne lui dis-je, c'est que vous, le poète des grands drames de la nature vous avez si complètement l'instinct et la science de cet art de convention qui règne sur les planches au milieu d'un paysage de toile peinte et sous un soleil électrique laissez-moi vous demander, cher maître, quelles sont vos œuvres en prépa ration.

— J'avais un grand drame reçu à correction à la Comédie-Française, je l'ai laissé dormir et maintenant je le retouche, on juge mieux une œuvre quand on l'a laissée refroidir. J'y travaille maintenant et je corrige les épreuves du « flibustier ». J'aurai aussi un volume de vers le « Paradis du Diable », puis un roman « l'Impénitent ». Vous voyez que je travaille, je viens de faire paraître chez Dreyfus un livre de souvenirs de l'année terrible, vous me permettrez de vous en offrir un exemplaire. Nous avons encore parlé de bien des choses et de bien des êtres lointains déjà dans le souvenir de Pelleport le disciple cher à Hugo, - mort avant le maître, du maître lui -même, mort il y a trois ans, Richepin m'a dit : — J'ai voulu le voir une fois pour que cela me restât dans la mémoire. J’ai quitté Richepin, il m'a reconduit jusqu’à sa porte et je n'ai pu m'empêcher de retourner la tête pour voir une fois de plus cette vivante et virile stature de poète jeune, ce fier type d'ancien homme d’arme en plein xixe siècle.

Juin

Louis Ganderax, « Comédie-Française : le Flibustier, comédie en trois actes en vers, par M. Jean Richepin », Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 87, 1888, p. 931-938.

Le Flibustier, par Jean Richepin… Oh ! c’est horrible, évidemment ! On ferme les yeux pour ne pas Voir ce drame de sac et de corde. Et, sur le voile obscur des paupières, une hallucination éclate en broderie de feu.

Au bastingage d’un navire une bande forcenée grimpe et s’accroche : des regards furieux, des coutelas serres entre des dents féroces, des tranchans de haches parmi des loques bizarres… A la force des poignets, ces enragés sautent sur le pont : et voici les coutelas dardés, les haches qui tournoient, et le vomissement de flamme des espingoles. Dieu ! quels jets de sang, et quels ruisseaux ! .. Mais à l’odeur de la poudre, à l’odeur de cette boucherie, se mêlent à présent celles de l’eau-de-vie et du rhum. Au milieu des imprécations jaillissent des cris aigus : il y avait des femmes à bord ! Après le massacre, avec le pillage, c’est l’orgie et le viol. Quoi encore ? Ils sont échappés, ces truands, des arsenaux de l’enfer : ils pratiquent des scélératesses et des voluptés que n’inventeraient pas les hommes. Pour donner une suprême secousse à leurs nerfs dans le délire de l’ivresse et dans l’extase bestiale, pour se lancer d’un seul coup jusqu’à l’autre monde et y remporter leur butin, ils vont au moins faire sauter le navire ! C’est le capitaine de ces démons, le plus terrible d’entre eux et aussi de plus beau, qui approche de la soute une mèche flamboyante… Avec sa « peau jaune » et ses « yeux de cuivre » et son « mépris des lois, » n’est-il pas vrai qu’il ressemble, cet écumeur de mer, à l’auteur de la Chanson des gueux, à l’auteur des Blasphèmes ? .. Il plonge la mèche : ah ! bouchons-nous les oreilles !

… Rien, on n’entend rien ; .. on écarte un peu les paumes, et puis on ouvre un œil, prudemment ; et voici ce qu’on aperçoit.

Pour décor : l’honnête logis d’une famille bretonne, au bord de l’Océan ; pour acteurs : le chef de cette famille, « ancien patron au cabotage, » sa bru, sa petite-fille, son petit-fils (cousin de sa petite-fille), un ami de son petit-fils. Le vieux marin est un patriarche, la bru est une excellente dame, la petite-fille une jouvencelle adorable : où donc est le flibustier ? C’est l’ami, c’est le petit-fils lui-même qui prennent ce titre ; mais ces braves garçons, apparemment, n’ont souscrit « le pacte de flibuste » que pour s’engager l’un envers l’autre à des devoirs particuliers, dont l’étroitesse renforcera l’intérêt de l’action : ils ne sont « frères de la côte » que pour être frères d’armes avant de se trouver rivaux.

Mon Dieu ! comme c’est donc timide, un flibustier !

Ainsi murmure la gentille héroïne. Et l’on se demande si M. Richepin lui-même, pour présenter au public des flibustiers pareils, serait devenu timide, par miracle.

Non pas ! mais il est avisé. Parce qu’il a chanté les vagabonds, le croyez-vous extravagant ? Parce qu’il a déblatéré contre Dieu, le croyez-vous possédé ? Il est sain d’esprit et lucide ; il a toute sa tête, qui est une tête française. « Touranien, » soit ! il est Touranien de Touraine. Pour l’équilibre moral, il en remontrerait à un Flamand ; pour la finesse, à un Gascon. Pensiez-vous sérieusement qu’il produisit sur la scène des héros scandaleux, qu’il leur commandât des tours extraordinaires ? Pas si bête ! Il sait bien que nos amateurs de spectacles ne veulent pas être inquiétés ni même étonnés. D’ailleurs, il est poète : il n’aborde le théâtre qu’avec une singulière défiance ; il s’oblige plus strictement qu’un autre à respecter la coutume de l’endroit. Bon vieillard, bonne fillette, bons flibustiers, je veux dire bons jeunes gens, amoureux et rivaux, n’offenseront et ne surprendront personne… A l’heure même où il les pose sur les planches, M. Richepin lâche dans le roman (Césanne) des créatures autrement curieuses, il leur permet des aventures autrement violentes !

Ici, à la Comédie-Française, le grand-père attend le retour de son petit-fils, parti depuis quinze ans et fiancé à sa petite-fille. Il espère tous les jours le voir entrer dans le port, et la douce enfant flatte sa manie. Tandis que la bru, plus raisonnable et plus décourageante, garde la maison, un matelot inconnu se présente ; il demande si son ami Pierre n’est pas revenu. Non ? Alors, c’est que Pierre est mort. Jacquemin, — c’est le nom du matelot, — rapporte un chapelet et quelques ustensiles que le camarade lui avait confiés ; il les pose, comme par hasard, sur une table. — Que diriez-vous si Janik, la petite cousine, et le bonhomme Legoëz, le grand-père, à l’aspect de ces objets familiers, s’écriaient : « Pierre est vivant ! » et s’ils prenaient Jacquemin pour Pierre ? Que diriez-vous si la bru soufflait à l’oreille de l’étranger : « Tant pis ! Ne les détrompez pas : le vieux en mourrait ! » Que diriez-vous si Janik s’éprenait de Jacquemin, croyant aimer son fiancé ? Ensuite, au moment où l’on allait se passer de lui le mieux du monde, que diriez-vous si Pierre débarquait ? Si les deux amis s’affrontaient avec colère ? Si le dernier venu, enfin, récompensait par sa générosité les scrupules qu’avait montrés d’abord le premier ; s’il emportait à son tour le prix de délicatesse, et n’emportait que cela en Amérique, retournant à ses affaires et laissant la jeune fille au Sosie malgré lui ?

Vous diriez que tout cela est conforme à l’usage du théâtre ; vous diriez même, si vous aviez l’érudition taquine et chicanière, que Scribe a conté jadis une histoire de ce genre : Théobald ou le Retour de Russie… A quoi M. Richepin répondrait sans doute qu’il n’en savait rien, mais que depuis le siècle des Νόστοι (Nostoi) jusqu’à celui de Théobald, la nature a fourni aux rhapsodes et aux vaudevillistes plus d’un exemple de ce cas : après beaucoup d’années, il n’est pas merveilleux qu’un homme soit pris pour un autre par des yeux que le cœur aide à se tromper. Vous pourriez répliquer, il est vrai, que M. Richepin est plus ingénieux que Scribe, et surtout que la nature. Théobald, naguère, était pris pour un frère, non pour un cousin ni pour un fiancé ; quand la tendresse de sa prétendue sœur s’animait un peu trop (on voit que la matière était délicate ! ), il ne devenait rival que de lui-même : c’est lui, en effet, lui Théobald, que la jeune fille avait commencé d’aimer, sur la foi du portrait que son véritable frère, dans une série de lettres, lui avait tracé de ce parfait ami. Ainsi Oreste et Pylade n’en venaient point aux prises ; le badinage ne tournait pas au drame. Notez qu’il ne se trouvait là personne pour abréger le malentendu : à quoi bon, d’ailleurs ? A moins que l’ingénue n’acceptât l’idée d’un inceste, il ne pouvait avoir de méchante conséquence. Ici, au contraire, la mère de Janik est auprès d’elle : il semblerait qu’elle dût la tirer d’erreur, et le plus tôt possible. Qu’elle berce le vieillard de ce pieux mensonge, soit ; mais la jeune fille ! Comment prolonge-t-elle sa méprise ? On se récrierait volontiers contre la vraisemblance de cet artifice ; et volontiers aussi on se plaindrait qu’on est gêné, pour être ému, de ce quiproquo sur lequel est fondée l’action pathétique.

Mais il advient que l’artiste, ayant ramassé sur la place publique une muscade usée par trop d’escamoteurs, la cisèle délicatement. C’est un morceau de subtile et charmante psychologie que l’examen de conscience de Janik, après que l’honnête Jacquemin l’a détrompée : or il fallait bien, pour qu’elle éprouvât ces divers sentimens, qu’elle fût détrompée trop tard ! Elle est infidèle à son fiancé, elle a laissé un intrus surprendre son âme… Et, de bonne foi, à présent, ce n’est pas le fiancé mort qu’elle pleure, mais l’intrus qui s’en va… Au fait, n’est-ce pas celui-ci, réellement, qu’elle aime, et ne l’aime-t-elle pas avec loyauté ?

Sainte vierge ! à mon vœu je ne fais pas injure,..

Puisqu’on l’aimant ainsi c’est Pierre que j’aimais !

Et de sa première tendresse à la nouvelle, Janik fait bravement la différence :

Ah ! mon amour d’hier n’était qu’amour de rêve ! ..

Elle sait nous intéresser davantage à celui d’aujourd’hui, plus solide et plus vivant ; et pour peu que le poète imagine un joli moyen d’en assurer le bonheur, nous serons satisfaits.

Nous le sommes donc ! .. Le père Legoëz, vieux marin, est toujours épris de la mer. Elle a dévoré tour à tour ses quatre fils, sans compter ses trois gendres ; n’importe :

Quoique fasse la vague,

C’est le nom du Seigneur qu’elle chante en passant !

Legoëz méprise un tantinet sa bru, il la réprimande vertement, parce qu’elle est « terrienne » de race et de cœur, parce qu’elle reproche à « cette chose » traîtresse, l’Océan, la mort de son mari et de son fils. Legoëz, pour première règle de conduite, impose cette loi à sa petite-fille :

Ne dis jamais du mal de Dieu ni de la mer !

S’il se remémore la figure de son petit-fils, il s’écrie : « Quels yeux, quand il guignait le flot ! » Il trouve bon que l’enfant soit parti ; car on ne devient marin qu’à force de « humer la mer. » Et lui-même, tous les jours, il faut que Janik aille le chercher sur le quai, — sinon,

à cligner des paupières,

Vers le large, il prendrait racine dans les pierres.

Eh bien ! Jacquemin est un fin matelot : en le voyant sous le nom de Pierre, Legoëz n’a pas eu de peine à reconnaître son sang. Il le pousse joyeusement vers sa petite-fille ; et comme Jacquemin, résistant à son propre cœur, se rejette en arrière, le bonhomme le gronde et l’encourage encore :

Ah ! mon gaillard, comment te les faut-il,

Si devant ces yeux-là, plus clairs que des étoiles,

Tu n’as pas l’âme en fête et du vent dans les voiles !

Or, quand survient le véritable Pierre, Legoëz peut bien mettre l’imposteur à la porte, et d’abord choyer son gars ; mais il a changé, en Amérique, le véritable Pierre ! De flibustier, il s’est fait chercheur d’or. Sous la terre, oui vraiment, c’est là qu’il a poursuivi et atteint la fortune. — « Sale métier ! » grogne le grand-père. — Autre chose : il veut emmener la famille là-bas, dans son domaine, à vingt jours de la mer ; même du plus fin haut de la montagne, on ne la voit pas. — « Triste endroit ! Hein, Janik ? » — Ce n’est pas Janik, assurément, qui va dire le contraire. Et, comme son cousin l’assure, avec un peu de moquerie, que, pour se consoler d’avoir perdu la mer, dans ce pays nouveau elle aura de larges fleuves, Legoëz l’interrompt :

Les fleuves ! Oui, je sais, ça coule à la dérive.

Sans doute, c’est de l’eau, de l’eau qui marche ; mais

Elle s’en va toujours et ne revient jamais.

Ce n’est pas comme ici. La marée est fidèle,

Elle a beau s’en aller au diable, on est sûr d’elle :

Au revoir ! au revoir ! dit-elle en se sauvant,

Car elle parle, car c’est quelqu’un de vivant.

Et tout ce qu’elle crie, et tout ce qu’elle chante,

La mer, selon qu’elle est d’humeur douce ou méchante !

Et tous les souvenirs des amis d’autrefois,

Dont la voix de ses flots a l’air d’être la voix !

Et les beaux jours vécus sur elle à pleines voiles !

Et les nuits où l’on croit cingler vers les étoiles !

Ah ! mon Pierre, mon gars, tout ça, ce n’est donc rien ?

Maudit soit le pays qui t’a rendu terrien !

Il peut être plein d’or ; je n’en ai pas envie.

Certes, je n’irai pas y terminer ma vie.

Pour moi, tout vent qui vient de terre est mauvais vent.

Un vrai marin, ça meurt sur la mer, — ou devant.

Après cela, il suffira que le bonhomme revoie Jacquemin et qu’il se rappelle

Sa façon d’être gai quand il parle du flot.

il approuvera sans peine le sacrifice de Pierre : n’est-ce pas la mer elle-même qui a fiancé Janik et Jacquemin ?

La mer ! On a dit que le principal personnage d’Athalie était Dieu ; le principal personnage du Flibustier, c’est la mer. Elle ramène un absent, puis l’autre, selon l’ordre établi par sa préférence, qui déconcerte les projets des hommes ; elle gouverne l’âme de l’aïeul, elle lie et délie les cœurs des jeunes gens. Elle est aussi le personnage le plus original. Ce n’est pas une toile de fond, cette « chose » bleue qu’on voit par la fenêtre ouverte, ce n’est pas un décor emprunté au magasin du vaudeville ou de l’opéra-comique ou même de la tragédie ; ou plutôt ce n’est pas une « chose, » mais, comme dit le vieux marin, « c’est quelqu’un de vivant, » et dont la vie est, pour la première fois peut-être, exprimée sur le théâtre.

C’est que M. Richepin y croit fermement, à cette force de la nature, c’est qu’il l’a sentie, qu’il l’a aimée : s’il n’est plus le poète de la Chanson des Gueux ni des Blasphèmes, — ni, d’ailleurs, en cette pure histoire de fiançailles, celui des Caresses, — il est toujours le poète de la Mer. Pour qu’elle fût célébrée sur la scène, et célébrée avec vraisemblance, avec convenance, il a communiqué un peu de sa foi, un peu de sa passion à ces héros de comédie. Sans doute, c’est M. Richepin qui l’inspire, mais c’est le père Legoëz ou bien Janik ou Jacquemin qui parle. Elles vivent donc, à leur tour, ces figures humaines : elles vivent pour l’amour de la mer et par sa vertu, elles vivent plus ou moins selon qu’elles ressentent sa puissance et l’honorent avec plus ou moins d’énergie. Pas plus que je ne doute de l’existence de la mer, je ne saurais douter de l’existence du père Legoëz.

Il y a une raison encore pour que ces braves gens, même employés à nouer et à dénouer une action de vaudeville pathétique, ne me paraissent pas des fantoches : c’est qu’ils jasent comme des personnes naturelles ! S’il apparaît que, pour la raison, pour le bon sens et même la malice, M. Richepin est Français, il l’est plus encore, on s’en doutait déjà, pour la langue et pour le don d’exprimer en vers la réalité la plus humble. Il prête à ces héros tout simples un vocabulaire, un style, j’allais dire une prosodie, je dirai au moins un rythme, qui peuvent être les leurs, et qui sont d’un poète. Les mots sont drus, la phrase alerte, le vers a de l’assurance et de l’aisance : il a de la tenue, et fait cependant les mouvemens qu’il faut pour s’accommoder au discours et au dialogue. Ce n’est point un saltimbanque, désarticulé à plaisir et pour émerveiller les badauds, mais un « gars » dont les muscles roulent librement pour mener à bien quelque utile besogne. La sobriété, la couleur de cette poésie, sont admirables. Et que parlais-je de vaudeville pathétique ? Je regardais, sans doute, et n’écoutais pas : je n’entends, je ne vois plus qu’une idylle héroïque. J’oublie Théobald ou le Retour de Russie pour me souvenir plutôt du poème de Tennyson : Enoch Arden. Auprès du chef-d’œuvre anglais, l’œuvre française a sa noblesse, plus simple ou du moins plus franchement populaire. A je ne sais quelle saveur, on la reconnaît plus proche de la terre et du flot : Enoch Arden, c’est du pain blanc ; le Flibustier, c’est du pain bis, excellemment salé, selon l’usage de la côte, par quelques gouttes d’eau de mer.

Enfin, pour aider à l’illusion dramatique, pour donner à ces personnages, s’il en était besoin, un suprême vernis d’humanité, ces comédiens étaient là : M. Got, M. Worms, Mme Worms-Barretta et leurs camarades.

M. Laroche ne pouvait que sauver le rôle de Pierre : il l’a sauvé, en effet. Mme Pauline Granger, même avec moins de sécheresse, avec une physionomie moins bourgeoise et plus campagnarde, n’aurait pas fait de Marie-Anne, la mère de Janik, une figure bien intéressante. Représenter ces terriens, dans cette comédie marine, ce n’était pas avoir la meilleure part. Mais les éloges nous manquent pour Mme Worms-Barretta, pour son mari et pour le doyen de la maison. Elle a incarné, cette jeune femme, le type rêvé par le poète : « bon air, bon cœur, l’esprit subtil, » évidemment elle a tout cela. Elle respire la santé, la vertu, mais la fine santé, la vertu gentille ; elle respire l’esprit, la malice, mais l’esprit sensé, la malice honnête : elle est d’abord la bienvenue. Elle ouvre la bouche : elle a précisément la voix de son visage et de sa taille, ni trop considérable ni trop mince, et fraîche et souple à ravir. Et sa diction et ses attitudes, elles sont justement les siennes : toute sagesse et tout charme. Savez-vous que, par l’accord de ces dons et de ce talent, voilà une comédienne vraiment unique ? Voilà, au théâtre, un parfait exemplaire d’une aimable espèce de Française : pendant l’exposition de 1889, je voudrais que Mme Worms-Barretta parût souvent sur la scène ; elle donnerait aux étrangers une juste et bonne idée de la nation. — Pour ce Jacquemin, d’autre part, on est bien aise qu’il l’épouse à la fin de la pièce, et même qu’il s’en aille avec elle après le spectacle : il s’opère, dans l’imagination du public, une fusion intime du personnage et de l’acteur, et l’on se réjouit, voyant cette jeune femme, de penser que celui-ci est son homme. Un homme ; en effet ! Ses yeux et sa voix le jurent ; et c’est bien le cœur d’un mâle qui fait vibrer sa poitrine. La vigueur et la précision de son art, la ferveur et la mesure de son jeu, autant que des beautés, paraissent des vertus viriles. Aussi quelle sympathie ! On brûle, on souffre avec lui, quand il commence d’aimer Janik et s’efforce d’étouffer son amour ; on suit son discours, à perdre haleine, quand il révèle désespérément à la jeune fille qu’il n’est pas son fiancé ; on s’indigne, on se révolte, on éclate en prenant feu à sa colère, sous les outrages de son rival ; on se croit l’âme aussi généreuse, la gorge aussi sonore, la parole aussi nette, la mimique aussi tranchante et aussi touchante que la sienne, et l’on s’applaudit ! — Mais comment, pour qui ne l’a pas vu, évoquer M. Got ? Il est marin et vieux marin, depuis le bonnet jusqu’aux semelles. Ses épaules se sont voûtées dans l’entrepont, ses jambes se sont arquées au bercement du roulis. Dans son œil clair, d’une franchise enjouée, c’est le flot qui brille. C’est du sel déposé par les vents que son poil de loup de mer est blanchi et raidi. C’est la brise qui a fortifié ses cordes vocales et leur a donné ce beau timbre. Quand il remue, quand il parle, on reçoit par bouffées dans la salle une bonne senteur de marée ! Dans tout cela point de simagrée, point d’artifice : en vérité, ce vieillard a l’âme d’un marin, l’âme de la mer. Où donc aurait-il pris cette bonhomie et cette puissance, tant de simplicité alliée à tant de grandeur ? Il met dans l’idylle, sans la troubler aucunement, une figure d’épopée.

Le public de la Comédie-Française avait mangé son pain bis ou son pain blanc le premier ; il a été surpris ensuite par le goût d’un singulier petit gâteau qu’on avait demandé pour lui à M. Théodore de Banville… Un cri d’admiration était parti, cet hiver, du Théâtre-Libre : « Un chef-d’œuvre nous est né, un mignon chef-d’œuvre ! » On s’est empressé, rue Richelieu, d’adopter cette merveille : peu s’en faut, une fois là, qu’elle n’ait causé un scandale.

Henri Chantavoine, « Variétés – Césarine, par M. Jean Richepin », Journal des Débats politiques et littéraires, 17 juin 1888, p. **.

Article recensé par Yves Jacq.

L’année a été bonne pour M. Richepin. Il a fait applaudir le Flibustier au Théâtre-Français, et il a publié Césarine dans la Nouvelle Revue. J’aime encore mieux sa pièce que son roman, mais son livre, original et coloré, ne manque ni de puissance ni d’intérêt. Je le donne en dix à ceux qui parlent de Jean Richepin prosateur et romancier avec cet air contraint et ce sourire jaune qui sont la marque d’une âme généreuse que le succès d’un confrère et surtout d’un camarade incline vaguement aux petites malpropretés.

Ah ! Dupont, qu’il est doux de tout déprécier !

Pour un esprit mort-né, convaincu d’impuissance,

Qu’il est doux d’être un sot et d’en tirer vengeance !

Hélas, je crains qu’à l’heure actuelle la littérature n’ait ses Durand, comme la politique a ses Dupont. Mais Jean Richepin a pris le bon parti, de même qu’il a reçu la meilleure part : rêvant et rimant, il va son chemin, fait son œuvre et laisse dire.

A dire vrai, la fable et les deux personnages principaux de Césarine sont un peu étranges. On peut douter pourtant que cette triste et sombre histoire ne soit pas vraie, au moins en partie, et que ces « vivans bizarres » n’aient point vécu. Jean Richepin a dû retrouver dans un coin de sa mémoire, qui est excellente, quelques détails de sa jeunesse, quelque fragment de drame, autrefois conté peut-être quelques traits de types jadis entrevus, et il les a replacés, en les retouchant, dans ce cadre du quartier Latin, qui a été le premier quartier du talent lunatique et aventureux de ce Bohémien. Comment Césarine, la fille du père Miklos, un vieux hongrois légendaire et trébuchant, la Muse des mathématiques pour les « taupins » du lycée Henri IV qui vont l’entrevoir avidement dans son cabinet littéraire de la rue Toullier et dont elle traverse les équations, devient-elle la Béatrice, puis l’amie et la maîtresse de Paul de Roncieux, un pauvre garçon martyrisé par son père et achevé par la vie, dont le sort douloureux l’a touchée et avec qui elle finit par se faire tuer, pendant la Commune, autant par charité que par amour : c’est ce que vous trouverez dans les pages, toujours vives, toujours françaises et souvent émues, que l’auteur consacre au développement de l’intrigue, au récit des faits ou à l’analyse des caractères et des passions.

Là d’ailleurs n’est pas le plus grand attrait ni le plus sérieux mérite de son livre. Césarine est avant tout l’œuvre d’un dramaturge et d’un coloriste qui excelle dans la mise en scène et qui brosse d’une main rapide et vigoureuse des tableaux pleins de lumière et de mouvement. Ainsi, au début du livre, le tableau de la retraite de l’armée de l’Est, les scènes de la vie de collège, le « petit caboulot » de la rue Cujas, le cabinet littéraire de la rue Toullier, et, dans la seconde partie du roman, la peinture de la Commune au quartier Latin, puis celle de l’entrée des troupes de Versailles victorieuses de l’émeute, sont des morceaux narratifs et pittoresques où le décor et les personnes, les êtres et les choses, qui sont des êtres à leur façon, nous passent et nous restent devant les yeux, tant la vision nette et ardente de l’auteur nous fait voir à notre tout et nous empêche d’oublier ce qu’il a saisi. Cette prose colorée, qui n’est, grâce à Dieu ! de la prose poétique, est vraiment la prose d’un poète qui sait la magie des mots. C’est là qu’on reconnaît l’écrivain. Donnez-lui le vocabulaire de tout le monde. Sans procédés – car une manière n’est pas tant un procédé qu’un don naturel, développé et exercé, pour écrire ou pour peindre autrement que les autres, – sans luxe d’adjectifs et sans artifice de métier, avec quelques termes sonores et lumineux, placés où il faut, il rend notre oreille plus contente, notre regard plus satisfait, notre impression plus profonde et plus durable ; il nous laisse plus que personne l’idée de la vie, parce que la vie lui a d’abord parlé à lui-même en termes plus expressifs et avec un accent qu’il retrouve lorsqu’il la traduit. Voilà donc surtout ce que je goûte, pour ma part, dans Césarine : le mouvement et la couleur, la vie enfin. Vous me direz que tout ce qui est vivant n’est pas immortel. Eh ! sans doute ! Mais c’est déjà beaucoup pour une œuvre, même inégale, que d’être vivante : il y en a tant qui sont mortes, en venant au monde !