1889
Philippe Gille, « Jean
Richepin », La Bataille
littéraire. Troisième série (1883-1886), Victor-Havard,
Éditeur, 1889. p. 29-34.↑
Les Blasphèmes. – 1884
Clément Laurier « qui n'était point un
rêveur » avait, lui aussi, fait des vers dans sa jeunesse. Je
possède encore dans mes papiers une assez volumineuse correspondance
de ce pauvre ami, et j'y trouve perdus dans beaucoup de prose ces
deux vers médiocres
...Je ne sais qu'une chose
C'est qu'en somme un poète est un homme qui pose.
C'est probablement après avoir bien
retourné cette pensée qu'il s'est jeté dans la politique et dans la
finance. Tout homme d'esprit qu'il était, il ignorait que le métier
de poète un métier comme un autre et qu'on peut gagner aussi, à
réunir des {30} hémistiches, fortune et honneurs. Le tout est de
savoir s'y prendre.
Nous avons le poète qui passe sa vie à réciter ses vers dans un salon en se grillant les mollets au feu de la cheminée celui-là est parfois élégiaque, mais généralement c'est un révolté, un farouche, un homme à ïambes arrivé du fin fond du Midi pour faire fortune à Paris, il commence par « lui dire ses vérités » ; il l'appelle immense égout, immonde cloaque, amas d'ordures, etc., etc., même s'il y a des dames; son avenir est vite assuré; peu à peu il s'adoucit et quand ses vers paraissent dans une re- vue, c'est un mouton, de tigre qu'il était. Alors il est bien plus redoutable, il produit ! et les éditeurs n'ont qu'à bien se tenir ; il ira fouiller dans tous les replis de sa mémoire, il y retrouvera ses amours, ses pensées intimes, et bien vite il les recopiera^ pour aller les vendre au plus enchérissant. Combien il est heureux d'avoir été trompé par une jeune personne des Bouffes-Parisiens et d'avoir écrit là-dessus des vers éplorés ! la souffrance a du bon, et comme le musc qui ne produit son parfum que sous les coups de bâton, le poète n'est vraiment éloquent que quand il a reçu quelques bons horions de la nature.
Mais pourquoi tout cela ? Pourquoi cet accès de rancune ? Parce que j'ai trop de volumes de vers à examiner aujourd'hui, et que j'y trouve trop de valeur pour les accueillir avec des louanges banales {31} et rapides, et que je n'en puis parler à la légère.
M. Jean Richepin est le lion du jour, je lui sacrifierai donc des gens de talent réel aussi, comme M. Maxime Rude, dont les Gouges de Sang, un recueil de poésies pleines de charme et de vigueur, eussent mérité un plus long examen. De même pour l'Ame inquiète, de M. Gaston de Raimes (chez Lemerre) A tire d'Aile, de Jacques Normand (chez Calmann Lévy), qui contient le Billet de faire-part, un des succès de Coquelin ; Les Violettes, si bien dites par Mlle Bartet ; Les Tentations d'Antoine, etc. J'en oublie bien d'autres, comme M. Rodenbach, mais j'ai hâte d'arriver à l'œuvre de M. Richepin.
Cette fois, l'auteur de la Chanson des Gueux (chez Dreyfous) a agrandi son horizon ; il ne s'agit plus d'étudier tel ou tel coin de la société, c'est de l'humanité entière, de ses rêves, de ses croyances que le poète va s'occuper. Les tyrans aussi, les rois de la terre (pauvres tyrans, où êtes-vous ?) les rois du ciel, les dieux (pauvres dieux !) Jéhovah, Jupiter, Jésus, Mahomet, la libre-pensée elle-même, tout va défiler devant lui. Debout, comme jadis les débardeurs de Gavarni, aux couloirs, à l'Opéra, il « engueulera » tous les masques qui passeront, et comme le livre est intitulé Blasphèmes, on pense bien que les jurons ne manqueront point à ses apostrophes ; l'argot, lui-même, viendra se mêler à la belle langue qu'il sait parler, et malheur à ceux qu'il « aguichera » !
{32}
Le programme de M. Richepin tient dans une préface de quelques pages ; sa conclusion est que le livre pourrait justement être intitulé la Bible de l'athéisme. Soit, mais il n'y gagnerait rien, et sous tous ces mots furibonds, sous ces phrases qui veulent tout démolir, je sens comme un regret des croyances du passé ; l'insouciance philosophique et athée n'a ni ces rages ni ces fureurs.
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre,
Vivait et respirait en un peuple de dieux ?
Qu'on se rappelle ce chef-d'œuvre de Musset ; c'est au fond, tout l'esprit du prologue des Blasphèmes. Le sentiment qui l'a dicté se retrouve sous toutes les formes à l'insu de l'écrivain. Dans les Sonnets amers, Le Carnaval, Le Juif Errant, La mort du Diable, Les vieux Astres, la même incessante pensée se fait jour à travers les magnifiques strophes tachées de gros mots, et cela volontairement ; j'ajouterai, à ce propos, qu'on dirait de la gageure d'un Benvenuto Cellini, qui aurait juré de sertir des excréments dans ses merveilleux ornements d'or et d'argent; il semble parfois que M. Richepin ait voulu défendre à la mémoire du lecteur de retenir, pour la réciter, une seule pièce de ses beaux vers, et je, le sens d'autant mieux qu'il m'est impossible, malgré toute ma bonne volonté, d'en reproduire une ici dans son entier. Est-ce à dire que le livre ne soit {33} pas à lire ? non pas, et c'est l'œuvre très virile d'un véritable artiste. La forme est belle et puissante, et c'est d'elle que les Blasphèmes tiennent leur véritable valeur. Car, de la philosophie athée qui y est prodiguée, je crois qu'il n'en faut pas tenir grand compte, je la sens plutôt voulue, forcée, cherchée, que naturelle et spontanée. Quand M. Richepin crie à Dieu Tu n'existes pas ! il me rappelle involontairement l'enfant que son frère avait enfermé un jour par surprise dans une armoire et qui, ne voulant pas reconnaître cette petite humiliation, lui criait : « Paul, je sais bien que tu n'es pas là, mais ouvre-moi tout de même ! » Paul a dû finir par ouvrir. Je ne veux pas préjuger, par cette historiette, de ce qui se passera entre Dieu et M. Richepin.
Tout ce que je sais, c'est que cette nature exceptionnelle qui l'a poussé à être marin, poète, artiste en toutes choses, qui l'a fait comédien, pourrait bien lui réserver quelques surprises, ne serait-ce que celle de nous donner quelque jour un beau livre, qui ne soit pas moins que celui-ci une œuvre d'art, et qui dise exactement le contraire de ce qui est écrit dans les Blasphèmes. « Après avoir été frapper à la porte de la Scala pour y chanter les rôles de ténor, Je comte vint frapper à la porte du couvent des bénédictins de pareilles oppositions sont toutes naturelles. » C'est Stendhal qui a écrit cela, et je ne vois pas pourquoi ce qui est {34} arrivé tout à fait au mondain de l'auteur de Rouge et noir n'arriverait pas un peu à M. Richepin. Cependant j'avoue que j'ai plus de plaisir à lui voir faire de beaux vers que j'aime bien, tout en en blâmant les tendances, qu'à le savoir enfermé pour fabriquer de la bénédictine, que j'aime moins.
Adrien Marx, « Jean Richepin », Silhouettes de mon temps,
Librairie de la société des gens de lettres, 1889,
p. 151-163.↑
Il y a cinq ou six ans, on jouait à l'Odéon je ne sais quel drame altérant, et ma gorge desséchée réclamait les apaisements d'un breuvage quelconque. Je profitai d'un entr'acte pour les aller chercher dans une taverne voisine. A peine étais-je attablé que la porte s'ouvrit avec fracas un homme parut - qui ne pouvait passer inaperçu, car son costume attirait l'attention tout d'abord. Il était coiffé d'un feutre gris de forme pointue et ceint, à sa base, d'une ganse terminée par deux pompons- rouges. Sa chemise de toile fine et non empesée débordait sur le cold e son veston de velours en un flot de plis d'une blancheur éblouissante. Son pantalon collant disparaissait dans les tiges vernies de ses bottes molles qui, chaussaient {152} admirablement des pieds d'une exiguïté aristocratique.
Cet étrange personnage tenait à la fois de Fra-Diavolo, d'Othello et de Porthos. Puissant et musclé, sans être massif, il portait sur des épaules d'athlète une tête superbe, une tête d'antique - la tête d'un centurion, retour des guerres Puniques. Son teint basané soulignait la farouche énergie de ses traits, et son front, ombragé par une frange de cheveux noirs et bouclés, trahissait la volonté poussée jusqu'à l'entêtement. Quand il parlait, ses lèvres rouges découvraient des dents de carnivore et son menton agitait le double éventail de sa barbe bifurquée. Enfin, sa parole était brève et vibrante, et sa voix, malgré sa rudesse cuivrée, avait des intonations mélodiques et pénétrantes.
Il n'était pas seul une femme et un chien l'accompagnaient. Il rudoyait la femme et caressait le chien. C'était un animal superbe, haut comme un âne et doux comme un mouton - un Danois colossal, couleur gris de fer, dont les mâchoires, armées de crocs terrifiants, broyaient avec fracas les os de jambonneaux jetés sous les tables par les clients.
Un consommateur assis à mes côtés avait serré la main du maître de ce molosse. Je m’informai : il me nomma Jean Richepin, que {153} la Chanson des gueux et ses suites judiciaires avaient déjà rendu fameux.
– Ce garçon, continu a-t-il, n'a pas vingt-huit ans, et je ne sache pas de héros de roman dont l'existence ait été plus mouvementée.
– Contez-moi ça.
–Volontiers
***
J'appris ainsi que Jean Richepin, fils d'un médecin militaire, est né en Afrique, à Médéah, où les hasards de garnison avaient conduit son père. Un ancien zouave, devenu prêtre, l'a baptisé ; un capitaine d'état-major, faisant fonction de maire, l'a inscrit à l'état civil. S'il faut en croire les recherches auxquelles il s'est lui-même livré avec une opiniâtreté curieuse, Richepin descendrait de ces bohémiens vagabonds qui vont par le monde, dans une carriole misérable, vivant au jour le jour, de la vente des paniers qu'ils tressent avec une habileté singulière. Et ce qui corrobore cette légende, c'est le relief typique de son visage, l'habitude asiatique de son corps et son penchant prononcé pour l'excentrique et l'en-dehors.
Durant la guerre de Crimée, il habitait {154} Belleville avec sa mère et affirmait à peine âgé de cinq ans un ardent amour de l'étude. Toujours premier dans les compositions, il jouait à la fin des distributions des prix, dont il était le héros acclamé la comédie de rigueur avec une aisance et un talent qui trahissaient déjà l’interprète étonnant de Nana Saïb. Son père ; revenu de Russie, le prit avec lui le petit Jean roula de caserne en caserne, de lycée en lycée, charmant les loisirs de ses classes par des distractions essentiellement militaires. Il apprit ainsi le tambour, qu'il manie supérieurement et qui, à cette heure encore, est un de ses délassements favoris. Richepin bat la caisse pour se détendre les nerfs comme d'autres martyrisent un piano ou scient un violon, avec cette différence que ses ras et ses flas sont le suprême du genre.
Ses études étaient finies à 16 ans, après des triomphes dont le lycée Napoléon a gardé le souvenir, car Richepin était ce qu'on appelle une bête à concours. Ses succès universitaires eurent, d'ailleurs, leur consécration dans son admission à l'Ecole normale, où il fut reçu le premier. Lorsqu'il en sortit, il eut une hallucination qui le jeta dans le sentier des réfractaires. Il se vit besogneux et ignoré, professeur de troisième dans une, bourgade gagnant moins qu'un valet de chambre de bonne maison et {155} administrant des pensums à des morveux indisciplinés il jeta la toque et la robe aux orties.
Ainsi qu'il advient en pareil cas, sa famille le maudit, lui coupa les vivres et le poussa plus avant, par ses rigueurs, dans la voie dont ses instincts d'irrégulier et de trouvère ne lui avaient montré que les enchantements. Il dut en rabattre. Mais, plutôt que de céder à son père, il essuya toutes les privations, tous les déboires. Il connut les longs jeûnes et les âpres tribulations. Ce qui ne l'empêchait pas de rire et de promener sa fière indépendance dans les brasseries, où il trompait la faim et la soif par de rares choucroutes et des bocks intermittents. Encore fallait-il des sous pour les payer, ces maigres repas, qui se dressaient chaque matin devant son chevet comme des sphynx implacables. Richepin donna des leçons de latin, de grec, de français, de mathématiques, de tout, même de tenue de livres et d'arpentage qu'il ignorait absolument !
Quand les élèves manquaient et que les répétitions s'envolaient avec la déveine et l'époque des vacances, le sang du bohémien pour qui sont bons tous les métiers qui apaisent les fringales bouillait dans ses veines et prenait le dessus. L'ex-fort en thème se souvenait qu'il avait des mollets de fer et des reins indomptés, {156} et il entrait, en qualité de lutteur appointé, dans les baraques foraines. Il eut, comme tombeur d'hommes, des heures demeurées célèbres dans les fastes du caleçon. Les journaux chantèrent ses muscles et racontèrent ses biceps. Ses parents, désolés d'avoir engendré un Hercule alors qu'ils pensaient avoir mis au monde un savant, versaient des larmes le croyant perdu pour les lettres, et maudissant sa robustesse qui le condamnait à mourir dans le maillot du saltimbanque.
Mais nul métier ne retenait ce fantasque. Ses instincts de poète l'attirent vers la mer. L'amant des infinis horizons s'engagea mousse ou matelot à bord d'un voilier qui allait de Nantes à Bordeaux, et là il exerça les rudes fonctions de portefaix, embarquant et débarquant des ballots qu'il enlevait comme des plumes sur ses omoplates noueuses. Tout d'un coup, je ne sais quelle bouffée de vagabondage lui monta à la tête. Le pont du navire lui parut étroit. Le dégoût de l'embrun le saisit. Il allait s'embarquer pour l'Amérique du Sud, quand le hasard le poussa sous la tente d'une troupe de bohémiens ; qui chantaient dans les villages devant des rustres ébahis. L'ancien élève de l'Ecole normale dégoisa l’Amant d'Amanda non sans brio. Il eût préféré soupirer à son public les {157} mélopées originales des Tziganes que le chef murmurait le soir, après la représentation, en grattant une guitare poussive, mais ces cantilènes de saveur spéciale ne faisaient point d'argent ! Le paysan préférait les morceaux de café-concert. Les czardas les plus entraînantes le laissaient insensible, alors que les Bottes à Bastien le ravissaient Cependant la sœur du patron de ces virtuoses dépenaillés s'était enamourée de Richepin. Elle lui offrit sa main en termes nets un refus, c'était un coup de couteau. Richepin n'hésita pas au lieu de casser la cruche que lui tendait l'Esmeralda sans chèvre il prit la clef des champs et s'évada du mariage, comme d'autres d'une prison, pour revenir à Paris.
***
L'odyssée de misère touchait à sa fin. Quelques journaux trans-séquaniens publiaient ses articles. Ce n'était pas l'aisance, mais les déjeuners et les dîners sortaient des steppes de l'hypothèse pour entrer dans l'oasis de la réalité. Richepin gagnait non-seulement, sa vie, mais parfois aussi celle de joyeux compagnons, bohèmes comme lui, sans souci du lendemain, Rêvant à la lune, narguant l’éditeur et soupant à l’occasion.
{158}
Le spectacle était curieux de ces drilles - tous lettrés - mâchant dans les brasseries plus d'esthétique que de beefsteak ; choisissant pour bases de leur causerie les thèmes les plus ardus, discutant beaux-arts, philosophie, médecine avec une faconde, une exubérance et un éclat qui sidéraient les servantes du d'Harcourt. Les Claras et les Marthes de cet estaminet légendaire en laissaient tomber la vaisselle de stupeur et oubliaient parfois de réclamer le prix des absinthes.
Une fois saouls de controverses et… de fine champagne, les compères quittaient la place… Ils menaient alors, par les rues, un tapage d'escholiers en goguette et hurlaient les hourvaris d'une basoche affolée, se consolant de ne pas rosser le guet en éteignant les réverbères et en décrochant les enseignes. Leurs extravagances avaient pour accompagnement ordinaire quelque refrain grivois dont ils scandaient la prosodie fantaisiste par des claquements de main et des éclats de gosier qui faisaient tressauter les bourgeois dans leur lit. La phalange ne se composait pas toujours des mêmes soldats, car Richepin frayait avec plusieurs bandes ; celle qui l'attirait le plus comptait dans ses rangs des rimeurs incompris et pourtant pleins de talent :
J'en citerai quelques-uns :
{159}
Maurice Bouchor, qui ressemblait alors à Rubens, a publié, à 18 ans, un volume de vers exquis, intitulé les Chansons joyeuses. Léon Tanzi, peintre sec et moustachu comme don Quichotte, gymnasiarque hors ligne et vélocipédiste primé. Raoul Ponchon, ex-Absalon - qui n'a pas gardé ses cheveux, mais a conservé son goût pour les gilets cramoisis. Paul Bourget, qui tranchait déjà sur ses complices par des penchants de raffiné (Bourget buvait du thé. Quel chic, messeigneurs !) N'oublions pas Fenimore Fougère, mulâtre, superbe, taillé en colosse, aujourd'hui médecin en chef des révoltés de la mère-patrie. J'en passe, comme Dupont, peintre décédé un Mardi-Gras, et Juvigny, mort chez les Carmes de la rue de Vaugirard.
Ils dévalèrent tous, un matin, boulevard Clichy, dans certaine brasserie, où l'on débitait aux appétits impérieux des aliments que des autruches n'eussent pas digérés. Ils se mirent à table à midi, et six heures sonnaient qu'ils n'avaient pas encore demandé les cure-dents ! Chacun avait consommé sept déjeuners de suite ! Les habitués faisaient cercle autour de ces gargantuas, qui engloutirent pour 76 francs de portions… La portion coûtait dix sous !
Richepin a fait aussi partie, au quartier Latin, de deux autres bandes l'une de Bretons qui {160} érigeaient la beuverie en religion, et l'autre de Haïtiens, qui n'admettaient que des compatriotes dans leurs rangs. La toison crépue et le cuir bronzé de Richepin leur fit croire sans doute qu'il était des leurs, car il obtint facilement l'accès de leurs réunions. Ils étaient tous plus noirs que les Belzébuths et bâtis comme des gladiateurs. Fougueuses, emportées, les discussions dégénéraient parfois en disputes.
– Prenez gade - disait alors le controversé dans la langue coloniale – mô fai mil huit cent quat’ su' vous. Mil huit cent quatre est la date du grand massacre des blancs par les nègres, en Haïti. La menace était catégorique et l'on se la tenait pour dite. C'est à cette époque que, en manière de distraction, Richepin courait les fêtes, où son poing cassait les dynamomètres, et les bals, où son plaisir favori consistait à chercher querelle aux casquettes à trois ponts.
Ai-je parlé de ses fugues hors de France ? de son hivernage à Guernesey avec Bouchor et Ponchon, de ses voyages à Londres, durant lesquels il visitait les bouges affrontant, pour satisfaire sa dangereuse curiosité et sa fièvre d'observation, des dangers qui décourageaient les policemen, buvant des pintes de gin et feignant l'ivresse afin de ne pas devenir suspect et {161} de n'être pas obligé de jouer du couteau ! Voilà comment il apprit à fond la langue anglaise langue dont il possède tous les dialectes anciens et modernes. Cette érudition spéciale lui a permis de nous montrer le Macbeth littéral qu'a représenté le théâtre de la Porte-Saint-Martin.
***
Le Richepin d'aujourd'hui, poète arrivé et populaire, auteur à primes, rival des dramaturges à recettes, est resté le garçon fier, secourable, violent et bon d'autrefois. Il n'a plus de chapeau en cône, ni de pourpoint, ni de panache, de manchettes, mais il est toujours possédé par l'amour des bêtes.
Les enfants, les chiens, les vers, voilà ses « dominantes ». S'il rencontre un toutou ou un baby, il s'arrêtera, et l'on verra ce bronze florentin s'attendrir et se pâmer. Petit mangeur, sobre comme un ermite ; en dépit de ses odes aux « ventrées » et de ses hymnes aux cuites », il se montre convive frugal et réservé. Il avait à peine effleuré, l'autre jour, le poulet qu'on lui servit dans un diner la dame du lieu, faisant allusion il son faciès et à sa structure de cannibale, lui dit en souriant :
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Vous préférez la volaille crue et vivante, peut-être ?
– S'il était ainsi, répliqua Richepin, je vous demanderais de l'emporter et de l'élever chez moi, où elle mourrait de vieillesse !
Le jeune poète médite ses œuvres et ne les écrit qu'après une longue incubation. Sa prodigieuse mémoire, qui lui a valu d'apprendre facilement trois langues vivantes, de s'assimiler le contenu des bibliothèques classiques et de retenir 23,000 mots, lui permet de composer tout un poème sans en tracer un vers. Son dernier volume a été écrit d'une seule traite. Je ne m’aviserai point d'analyser les Blasphèmes, car je ne fais pas œuvre de critique dans ce recueil je ne puis cependant m'empêcher de constater que la vogue de cet ouvrage est un signe des temps.
Imaginez que demain paraisse, en librairie, un recueil de vers où Dieu et les enseignements de la morale chrétienne soient glorifiés – où les sublimes croyances qui servent d'assises aux théories sociales soient chantés en strophes harmonieuses – où la poésie la plus correcte mette au service des naïves légendes qui ont bercé nos jeunes sommeils ses accents les plus ailés et ses plus suaves harmonies, vous n'en saurez absolument rien. Et l'éditeur de ce volume verra tristement s'empiler sur ses rayons une œuvre qui {163} jadis eût partagé peut-être avec celle de Lamartine l'honneur, la gloire et les profits des grands retentissements littéraires. On a changé tout cela. Pareilles aux estomacs affadis et dépravés qui ne digèrent que les salmis pimentés et les ragouts incendiaires, nos cervelles blasées n'acceptent et n'adoptent que des paradoxes, formulés en termes violents. Les papilles de notre intellect sont insensibles au sirop des vieilles vérités le seul acide des négations les réveille. Rengainez, messieurs les nourrissons des muses, rengainez vos périodes caressantes il nous faut des tableaux qui bouleversent, des mots qui griffent, des phrases qui écorchent. Le doute, qui était une douleur, est devenu une jouissance. On se prend à sourire devant des écroulements qui autrefois eussent fait pleurer. On ridiculise l'admis, on blague le pur. C'est l'iconoclasme érigé en principe. Je me demande chez quel sculpteur, chez quel marbrier on taille à cette heure les idoles destinées à remplacer celles que Jean Richepin a si magistralement malmenées ?
Jules Lemaître, « Jean
Richepin », Impressions de
théâtre, troisième
série, 1889, p. 253-273.↑
I.
Comédie-Française : Monsieur Scapin, comédie en trois actes, en Actes, de M. Jean Richepin.
1er novembre 1886.
Quand j’étais régent de rhétorique (ah ! le bon temps que celui où j’exerçais cette profession surannée !), une de mes principales préoccupations était de trouver, pour mes élèves, des « matières » intéressantes de composition française. Or, j’avais découvert — non pas le premier, j’imagine — un filon à peu près inépuisable. J’inventais des « suites » à tous les chefs-d’œuvre du théâtre classique. Par exemple, je dictais à mes doux collégiens les lignes suivantes : « Vous supposerez que, après la dernière scène des Précieuses ridicules, Cathos et Madelon, restées seules, tout abîmées de confusion, reconnaissent leur sottise et jurent de se corriger ; et que, M. Gorgibus rentrant en cet instant, elles lui font part de leurs bonnes résolutions et le supplient d’aller trouver La Grange et La Thorillière et de raccommoder les choses. Vous imiterez, autant qu’il vous sera possible, la langue de Molière {254} et le tour de son dialogue. » Et je tâchais d’exciter sur ce dénouement optimiste et moral les huit bancs somnolents (il y en avait huit) où s’alignaient les boules rases ou chevelues, les tuniques fatiguées des internes, les vestons et les cravates à pois des externes riches, les tailles dégingandées, les mains rouges, et les bonnes têtes pas jolies, aux traits ébauchés et comme transitoires, des adolescents en plein âge ingrat. Ou bien je leur dictais cette « matière » plus intéressante encore (et l’un d’eux répétait le dernier mot de chaque bout de phrase dicté… l’un d’eux, c’est-à-dire le bon garçon raisonnable, obligeant, pénétré en venant au monde du respect de l’autorité, qui, dans chaque classe, ramasse les copies et est chargé de tenir le « cahier de textes », et, qui, plus tard, sera sûrement bon père de famille, officier ministériel ou fonctionnaire) … Donc, je dictais aux huit bancs : « Lettre de Philinte à Alceste, dix ans après le dénouement du Misanthrope. Alceste vit tout seul, comme il l’a annoncé, à la campagne, dans une retraite profonde. Philinte lui écrit pour lui donner des nouvelles de tous les personnages de la comédie à laquelle ils ont été mêlés. Il a épousé, lui Philinte, la bonne et sincère Eliante. Ils sont heureux ; ils continuent de pratiquer leur douce philosophie ; ils voient souvent Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, etc. Célimène, à mesure que l’âge est venu, a vu s’éloigner d’elle tous ses adorateurs et, de dépit, s’est faite prude, tout comme Arsinoé. Cela était inévitable. Arsinoé s’est fait épouser {254} par Oronte en louant ses petits vers. Elle est horriblement jalouse de son mari. Pour Acaste et Clitandre…, cherchez ce qu’ils ont pu devenir. » C’est ainsi que je faisais, comme Fabre d’Eglantine, mais dans un esprit moins paradoxal, ma Suite du Misanthrope. C’était un exercice innocent et agréable.
Monsieur Scapin ou la Suite des Fourberies de Scapin est un exercice scolaire du même genre, mais un merveilleux exercice et qui vaut une œuvre de maître. La langue est excellente, le vers est dru, sonore, robuste. C’est du Regnard plus coloré, — ou, si vous préférez, du Banville moins fou, moins fleuri, moins voltigeant, — plus direct et plus précis. Les deux premiers actes sont charmants, malgré quelques longueurs. Mais le troisième acte vient tout gâter. Quel dommage ! Et comment l’expliquer, ce troisième acte, où l’idée initiale de ce délicieux pastiche dévie si étrangement, et qui n’est plus une suite, mais proprement une queue ?
Je crois avoir trouvé. C’est qu’il y a deux hommes en M. Richepin. Peut-être ces deux hommes n’en font-ils qu’un au fond, mais je n’ai pas le loisir de le chercher aujourd’hui et je m’en tiens aux superficies. M. Richepin est d’abord un très grand rhétoricien, un surprenant écrivain en vers, tout nourri de la moelle des classiques, qui sait suivre et développer une idée, et qui sait écrire, quand il le veut, dans la langue de Villon, de Regnier et de Regnard, et dans d’autres langues encore. Mais, en même temps, M. Richepin est {255} un révolté, un insurgé, un contempteur des bourgeois et même des Aryas en général, un homme qui a « les os fins, un torse d’écuyer et le mépris des lois », bref, un Touranien. Or, il me semble, sauf erreur, que c’est l’habile rhétoricien, d’une netteté d’esprit toute aryenne, qui a écrit presque entièrement les deux premiers actes, et que le Touranien a mis la main au dernier plus qu’il n’aurait fallu. Cela explique tout. Jugez plutôt.
Scapin a vieilli ; il est riche, il est marié, il est considéré. Il est « Monsieur Scapin » ; et quand Dorine, sa femme, l’appelle Scapin tout court, il se fâche. En un mot, Scapin est devenu Géronte. Comme Géronte, il a une fille, Suzette, laquelle aime un joli garçon, musicien de son état, Florisel. Et, comme Géronte, Monsieur Scapin ne veut point que sa fille épouse son amoureux. Il a décidé de la marier à Antoine Barnabé, fils de maître Barnabé, un des notaires les plus cossus de Bologne. Suzette résiste ; mais Scapin entend être obéi et, toujours comme Géronte autrefois, il invoque à son tour « les droits sacrés d’un père ».
Mais justement Florisel a pour valet un garçon des plus futés, Tristan, comme qui dirait Scapin jeune, le Scapin de jadis. Tristan n’a qu’une ambition : c’est de marcher sur les traces du grand Scapin. Respectueusement, il lui déclare la guerre :
… Je sais, Monsieur, quel homme surhumain
J’ai l’honneur d’attaquer, et pour cette bataille
Je tâche à me hausser jusques à votre taille.
{257}
Oui, Monsieur, oui, je sais que vous êtes celui
Sur qui l’apothéose aux rayons d’or a lui,
Le maître incomparable, impérissable, immense
En qui la fourberie et finit et commence ;
Et je tremble en pensant que moi, vil galopin,
J’appelle sur le pré Scapin, le grand Scapin !
SCAPIN (se rengorgeant).
Quoi ! maraud… .
TRISTAN.
Songez donc ! Pour moi quelle épouvante
D’affronter en ce jour, face à face et vivante,
Cette figure auguste aux éclairs radieux,
Que nous imaginons déjà parmi les dieux !
Oui, les dieux, car j’entrais ici comme en un temple,
Et demeure étonné, lorsque je vous contemple,
A vous trouver de chair et non pas de métal,
Moi qui vous vois en bronze et sur un piédestal.
SCAPIN (très orgueilleux).
Comment ! Tu connais donc !
et Tristan poursuit :
… Mais savez-vous que moi, pauvre avorton,
Je n’ai qu’une espérance, un rêve, dans ma vie :
C’est de vous imiter !… Oh ! de loin. Mon envie
Ne va point jusqu’à vous égaler, vous, non pas,
Mais baiser seulement la trace de vos pas,
Et de ce fulgurant éclat qui vous décore
Etre un reflet, un clair de lune, moins encore !
Rappeler votre gloire, un peu, très peu, si peu !
Juste assez pour qu’un jour, quand Tristan sera feu,
On lui grave sur son monument funéraire
Qu’il vous ressemblait comme un frère… un petit frère.
SCAPIN.
Pour me chérir autant, tu ne le fais point voir.
Tu viens me déclarer la guerre !
TRISTAN.
Et le devoir ?
La lutte s’engage donc entre le maître et le disciple.
{258}
Il va sans dire que c’est le disciple qui l’emportera. Mais comment ?
La première idée qui vous vient, n’est-ce pas ? est celle-ci : Tristan dupera et réduira Scapin avec l’un de ses anciens tours, avec le plus connu et le plus suranné. Le vieux Scapin se méfiera d’abord un peu ; mais son esprit s’est épaissi avec l’âge ; quelque nouveau détail, un rien, ajouté aux fourberies consacrées, ou simplement l’assurance imperturbable de Tristan (secondé par Dorine) finira par lui en imposer ; et Scapin, mûr et embourgeoisé, jouera jusqu’au bout le rôle de Géronte ou de Cassandre. Mais cette idée est un peu trop simple. M. Richepin en a eu une autre, et des plus ingénieuses.
Tristan vient donner avis à Scapin que les deux Barnabé ne sont pas seulement des imbéciles, comme il sied à des bourgeois, mais qu’ils ont d’horribles vices secrets ; que le père passe ses nuits au tripot et le fils chez la courtisane Rafa, et que l’oncle de cette ribaude, le spadassin Esplandias, furieux de voir Antoine leur échapper, a déclaré qu’il viendrait casser les reins au père de Suzette. Toute cette histoire ressemble si bien à ses inventions d’autrefois, et notamment à celle du troisième acte des Fourberies, que Scapin n’en croit pas un mot. « Mais, c’est un de mes tours que tu me sers là ! Vraiment, mon fils, tu manques un peu d’imaginative. Attends, je vais te donner une leçon. » Et, quand Esplandias paraît, Scapin, drapé dans la cape de Tristan, tient tête au matamore et répond à ses {259} fanfaronnades par des propos d’une truculence encore plus magnifique. Or, — et c’est là l’idée qui m’a paru jolie — ce que Tristan a rapporté est la vérité toute pure. Et, en effet, l’attitude d’Esplandias est telle que Scapin lui-même commence à avoir des doutes. « Monsieur, un mot ! dit-il au spadassin. C’est Monsieur Scapin que vous demandez ? — Oui. — Le voici », dit Scapin en désignant Tristan ; et c’est le malheureux Tristan qui reçoit la rossée.
Pourquoi n’est-ce pas Scapin ? Sans doute à cause du noble rôle que M. Richepin lui réserve au troisième acte ; il veut épargner la honte des coups aux épaules d’un homme qui va se montrer si grand. Pourtant Scapin rossé serait ici bien plus logique et me ferait bien plus de plaisir.
Après quoi, l’auteur pourrait conclure en cinq minutes. Mais, par malheur, à partir du point où nous en sommes, l’action dévie très fâcheusement. Le vrai sujet de la pièce était la lutte de Scapin et de Tristan. De cette lutte, il n’est plus question. Nous sommes chez Rafa. La ribaude et son digne oncle, par le moyen d’un papier qu’ils détiennent et qui enverrait Barnabé droit aux galères, arrachent au vicieux tabellion la promesse de laisser son fils épouser Rafa et de leur abandonner toute sa fortune… Mais Scapin survient, déguisé en commissaire… Il démasque Esplandias et Rafa et les envoie se faire pendre ailleurs. Puis, rejetant sa robe et sa perruque, il se tourne vers Barnabé, l’immonde bourgeois, — et, farouche, tonitruant, sublime, il s’écrie :
{260}
….. Par la Pâque-Dieu ! C’est donc là ce qu’on nomme
Vertu bourgeoise ! Et moi, vieux fou, pauvre bonhomme
Qui parfois me jugeais, à voir ces révérends,
N’être pas assez pur pour entrer dans leurs rangs !
Moi qui me reprochais mes quelques peccadilles !
Moi qui trouvais leurs fils trop huppés pour nos filles !
Mais, faux honnêtes gens qui méprisez les gueux,
Vous faites cent fois pis et vous valez moins qu’eux…
Allons, redressons-nous, nous les mauvais garçons !…, etc.
Sentez-vous maintenant pourquoi l’auteur l’a écrit, ce troisième acte inutile et ennuyeux ? C’est uniquement pour cette tirade, ne vous y trompez pas, pour la glorification de Scapin et pour la confusion des bourgeois. Scapin c’est un irrégulier, un « gueux », un roi de Bohème, presque un Touranien : quelle joie de nous le montrer dénonçant les turpitudes des honnêtes gens et, pareil à un archange vengeur, foudroyant les notaires et les fils de notaires !
Mais voici le malheur, Scapin est délicieux comme fantoche. S’il se prend au sérieux, s’il s’indigne pour de bon, s’il fulmine et s’il flagelle, il me devient insupportable. Scapin justicier, Scapin Juvénal, Scapin très fier, très candide et très pur en face des bourgeois hypocrites, voleurs et libidineux… Non, non, laissez-moi tranquille ! On voit ici en plein ce qu’il y a d’un peu puéril parmi le beau génie naturel de M. Jean Richepin. Au reste, Scapin est lui-même si fort ému de sa propre grandeur morale qu’il ne songe plus à se défier de Tristan, lequel survient, également déguisé en commissaire, faire signer à tout le monde, sous prétexte de procès-verbal, le contrat de mariage de {261} Suzette et de Florisel ; ruse bien inutile, d’ailleurs, après ce qui vient de se passer.
C’est égal, un large coup de ciseau dans Monsieur Scapin et quelques raccords, nous aurions un joli pendant au Beau Léandre de Banville, ce chef-d’œuvre.
{262}
{263}
II.
Comédie-Française : Le Flibustier, comédie en trois actes, en vers, de M. Jean Richepin.
22 mai 1888.
Et pourquoi M. Jean Richepin ne serait-il pas vertueux ? Pourquoi ne serait-il pas idyllique, honnête et doux ? Pourquoi refuserait-on à ce Touranien apaisé le droit de nous conter une berquinade touchante, cordiale et mélancolique ? Et, si cette berquinade est, par là-dessus, pittoresque et savoureuse, si elle est tout imprégnée de sel marin, toute pénétrée d’une odeur d’algues, toute traversée par les grands souffles salubres qui viennent du large, irons-nous chicaner sur notre plaisir ! Irons-nous dire :
« Oui, les vers sont beaux ; oui, tout l’accessoire est d’excellente qualité ; mais qui donc eût attendu de l’auteur de la Chanson des Gueux un drame aussi innocent ? Cela me désoriente et me scandalise que le poète des Blasphèmes ait eu le front de nous montrer de si braves gens, des âmes si vraiment religieuses et si entièrement soumises à la loi du {264} devoir. Ce poète nous a trompés. Il n’est plus révolté du tout ; ses flibustiers sont des moutons. C’est nous qu’il flibuste, si j’ose m’exprimer ainsi. Horreur ! il y a dans son drame des passages qui font songer à Michel et Christine, de M. Scribe, le moins touranien des hommes. Cela est-il supportable ? »
Pour moi, je l’avoue, je n’en suis pas allé chercher si long. J’ai pris la comédie de M. Jean Richepin pour ce qu’elle est, et j’en ai joui comme d’une jolie histoire sentimentale, vraie à demi, et merveilleusement encadrée… Et j’ai songé : « Admirons les effets de la grâce divine, ou simplement peut-être de cette douceur, de cet assagissement, de cette résignation, de cette sérénité qu’apporte l’expérience aux âmes bien nées ! Juste au moment où Maurice Bouchor fait sa prière à tous les dieux, voilà que l’homme aux yeux d’or et à la peau cuivrée, qui a si savamment rugi les Blasphèmes, s’attendrit à son tour, et qu’il se penche avec respect sur de bonnes âmes, aryennes jusqu’à la plus scrupuleuse vertu… Je vais maintenant guetter le Courrier français. Un de ces jours nous aurons la joie de constater l’éveil du sentiment religieux chez Raoul Ponchon. »
Depuis quinze ans, dans sa vieille maison de Saint-Malo, d’où l’on voit la mer par toutes les fenêtres, le vieux François Legoëz attend son petit-fils Pierre. Voilà huit ans qu’on est sans nouvelle du gars ; mais le vieux espère toujours. Et Janik, la cousine de Pierre, espère aussi. Il faut vous dire que nous {265} sommes au dix-septième siècle, une époque dépourvue de bateaux à vapeur, de chemins de fer et de télégraphes ; où il y avait plus d’aventure dans la vie des hommes ; où ceux qui étaient séparés l’étaient mieux et plus complètement qu’aujourd’hui ; où, par suite, les retours fantastiques et les réapparitions incroyables étaient moins rares ; où les dénouements de comédies par l’arrivée subite d’un parent naufragé ou prisonnier des corsaires barbaresques n’étaient point de pure convention… Lorsque Pierre est parti, il avait onze ans, et Janik en avait quatre. C’est bien comme si elle ne l’avait jamais vu ; mais elle l’aime, elle est sa fiancée, elle l’attend avec une confiance tranquille, elle est sûre qu’il reviendra. La mère de Janik, Marie-Anne, essaye vainement de dissiper les illusions de la jeune fille et du grand-père. Elle va, cette « terrienne », jusqu’à maudire la mer qui lui a pris son mari, qui a pris au vieux Legoëz ses quatre fils et à Janik son fiancé. Maître Legoëz s’indigne et lui impose silence :
Ne parlez jamais mal de Dieu ni de la mer.
C’est une brave femme que cette Marie-Anne ; mais le vieux matelot et sa petite sont exquis : ils ont, avec la droiture et la simplicité du cœur, le don du rêve. Je trouve une vraie grandeur dans leur attente obstinée et calme, dans leur croyance à l’impossible. Tout ce début du drame est comme tourné vers {266} la mer qu’on voit au fond, vers la mer immense et mystérieuse où vivent ces deux âmes, et par où reviendra celui qu’elles appellent et qui doit revenir. Cela m’a semblé, à moi, d’une poésie profonde.
Or, tandis que Legoëz est allé avec Janik faire un tour sur le port, un inconnu entre dans la maison et se présente à Marie-Anne. C’est un matelot breton, un rude gars au visage halé, longs cheveux, larges braies. Est-ce Pierre ? Non, c’est Jacquemin, l’ami de Pierre et son compagnon de flibuste. Il vient précisément chercher des nouvelles de Pierre, qu’il n’a pas revu depuis certain combat contre les Espagnols où le pauvre garçon a été fait prisonnier. Sans doute, les Espagnols l’auront pendu. Jacquemin rapporte le sac du mort, qui contient, avec quelques hardes, un chapelet, présent du grand-père…
Legoëz et Janik reviennent de leur promenade. Marie-Anne fait cacher Jacquemin. Elle est naturellement, fort troublée. « Tu sais quelque chose ? dit le grand-père — Peut-être. — Il est mort ? — Je n’ai pas dit cela ! — Alors… c’est que tu veux me ménager, pour ne pas me faire mourir de joie ? » Et tout à coup, le vieux aperçoit le sac, les hardes, le chapelet : « Ah ! Dieu puissant ! mon petit-fils est revenu ! » Au même moment, Jacquemin paraît : « C’est lui ! mon Pierre ! » Et il lui tend les bras. Jacquemin hésite, il va parler ; mais Marie-Anne lui fait un signe suppliant, et il se tait… C’est le premier acte.
« Mais la méprise du bonhomme n’est-elle pas trop {267} forte et peu croyable ? » Je vous rappelle que Pierre est parti à onze ans, et qu’il y a quinze ans qu’on ne l’a revu. — « Mais n’y a-t-il pas quelque chose d’odieux dans la conduite de Jacquemin et dans son consentement à une pareille tromperie ? » Eh ! c’est ce que Jacquemin lui-même ne cesse de se dire, et il en est assez malheureux ! Car ce flibustier, cet écumeur de mer, qui a dû vivre en fort mauvaise compagnie, faire les plus brutales besognes et, entre deux pillages, traîner sa peau de forban dans tous les bouges de matelots (du moins, c’est ainsi que vous vous le figureriez, n’est-ce pas ?) ce flibustier a les sentiments les plus délicats, les plus raffinés scrupules de conscience. Un vrai mathurin, s’il était honnête, détromperait le père Legoëz avec une rude franchise, ou, s’il n’était qu’un sacripant, entrerait dans la comédie avec l’espoir d’y trouver son profit. Mais ce Jacquemin souffre de son mensonge, et en même temps, il se croit obligé de le soutenir par pitié, pour ne pas briser le cœur d’un vieillard. Au reste, il doit reprendre la mer dans cinq ou six jours : il n’aura donc pas longtemps à mentir. Vous voyez bien que ce Jacquemin est une âme exquise, comme vous ou moi.
« Mais, reprenez-vous, s’il abuse le bonhomme par charité, il devrait du moins détromper Janik. Voler, sous un faux nom, la fiancée d’un absent, ou même d’un mort, c’est cela qui est odieux, et voilà pourtant ce que fait votre honnête homme de flibustier. » Eh {268} bien ! attendez un moment, et toutes vos délicatesses vont être satisfaites.
La petite Janik, qui aimait son fiancé sans l’avoir vu, continue à l’aimer lorsqu’elle croit l’avoir retrouvé. Elle y va de confiance, cette enfant, et même, elle met à l’aimer en chair et en os une certaine vivacité qu’elle n’avait pas quand ce cousin n’était qu’un souvenir, une idée, une chimère. Maintenant qu’elle le tient, elle est tout émue et frissonnante. Cela redouble l’embarras du bon flibustier. Dans une scène tout à fait gracieuse et fine, Janik lui reproche sa froideur et cherche à le dégeler un peu… Et Jacquemin, au supplice, sentant bien qu’à ce jeu il devient criminel, avoue à la jeune fille toute la vérité, et Janik fond en larmes. Là, êtes-vous contents ?
Soudain, un autre homme apparaît. C’est le vrai Pierre, qui a pu se tirer des mains des Espagnols, qui est allé fouiller l’or au Mexique et qui, devenu riche, vient chercher les siens pour leur faire partager sa fortune. Car celui-là aussi est un brave garçon et un noble cœur. Mais vous jugez de l’effet que produit son arrivée… Au bout d’un instant il comprend que Jacquemin, son ami, son frère d’armes, lui a volé son nom, s’est substitué à lui ; sans vouloir l’écouter, il l’accuse de traîtrise et le charge d’imprécations. Et le grand-père, indigné, met le pauvre Jacquemin à la porte.
Ne vous hâtez pas de le plaindre. La petite Janik toute suffoquée d’angoisse et de peur, n’a pas dit {269} grand’chose pendant tout cela. Mais elle a senti que ce qu’elle aimait chez Jacquemin, ce n’était pas le cousin qu’elle avait cru retrouver, mais Jacquemin lui-même, et que Pierre est revenu trop tard. Ce n’est pas la faute de Janik : elle était de bonne foi ! Mais c’est fini : elle ne reprendra pas son cœur après l’avoir donné, et voyant la douleur du bon Jacquemin et la façon si injuste et si cruelle dont on le traite, elle n’y peut tenir ; et au moment où il franchit le seuil de la porte, elle lui dit tout bas : « Obéissez au grand-père. Mais c’est vous que j’aime ! » Ce mouvement n’est-il pas naturel et vrai ? Toute cette fin d’acte m’a paru fort belle.
Je ne me rappelle pas bien l’ordre des scènes dans le dernier acte. Si celui que je donne ne vous paraît pas bon, dites-vous alors que celui de la pièce est meilleur. Le vieux Legoëz interroge son petit-fils. Ainsi, Pierre n’est plus matelot ? Est-ce loin de la mer, ces propriétés qu’il a là-bas, au Mexique ? — C’en est à vingt journées. — A ce compte-là le bonhomme aime mieux rester à Saint-Malor C’est près de la mer qu’il veut mourir, et, devant ce petit-fils devenu « terrien », il ne peut s’empêcher de regretter l’autre, Jacquemin, le fin matelot. La scène est délicieuse, et elle a, en outre, ce mérite, de préparer avec beaucoup d’adresse le dénouement.
Là-dessus, si j’ai bonne mémoire, le père Legoëz va de nouveau faire un tour sur le port avec Pierre. Pendant ce temps-là, Jacquemin vient faire ses adieux {270} à Janik ; car, puisqu’il l’aime, son devoir est de partir. Pierre rentre alors et le surprend. Il a réfléchi : il est prêt à tendre la main à son vieux compagnon qui, au bout du compte, n’a rien à se reprocher dans toute cette affaire… Mais il fait successivement deux découvertes :
Il découvre d’abord que Jacquemin aime Janik et que c’est pour cela qu’il veut s’en aller. Pris d’une jalousie soudaine, Pierre éclate et fait à son ami les reproches les plus amers. Jacquemin, outré d’une telle injustice, répond avec vivacité, raconte ses angoisses et son sacrifice volontaire. Pierre, toujours plus furieux, réplique, le traite de lâche et de voleur. Les deux hommes vont en venir aux mains… Mais Janik, épouvantée, se jette entre eux et vient tomber dans les bras de Jacquemin. Et Pierre voit que c’est Jacquemin qui est aimé ; et c’est là sa seconde découverte. Et alors, sa colère tombe. Car que faire à cela ? Il n’avait qu’à revenir plus tôt ! Que Jacquemin épouse donc Janik ! Le grand-père, ainsi qu’on nous l’a fait prévoir, ne demande pas mieux, et tout finit bien. — Ce dernier acte est remarquable. Le « retournement » du grand-père, si habilement préparé et gradué ; la succession des sentiments divers par où passent Pierre et Jacquemin, et la façon dont ces sentiments s’enchaînent et se transforment, tout cela m’a paru d’une psychologie très sûre et très franche, et qui rappelle l’art de nos classiques.
Je n’insisterai pas sur ce qu’il y a d’édifiant dans la {271} vertu et dans le profond désintéressement des personnages de M. Richepin, car, enfin, Pierre n’est pas seulement le vrai fiancé, le seul authentique, de Mlle Janik ; il est fort riche, il a des terres et de l’or… Mais qu’est-ce que la richesse, pour des cœurs vraiment maritimes et pour des âmes d’eau salée ? Ce sont les terriens qui regardent à cela ! M. Richepin croit à la puissance moralisatrice de la mer, et peut-être a-t-il raison. L’homme qui vit entre le ciel et la vague, qui a toujours présente à la pensée l’immensité du monde et la fatalité des forces naturelles, qui, par métier, affronte l’inconnu et le mystère, et qui, presque à chaque heure, sent planer sur lui la mort, cet homme a malaisément l’âme vile. Il sera un bandit plus volontiers qu’un pleutre…
Le dénouement du Flibustier m’a plu aussi par le sentiment de légère mélancolie qu’il m’a laissé au cœur. Je plaignais ce pauvre Pierre, qui s’est donné tant de mal pour rien, qui va s’en retourner seul dans ses plantations du Mexique et qui ne sera pas toujours gai, le soir, en regardant le soleil se coucher à l’horizon de la vaste plaine… Et cela, pourquoi ? Il est fort, il est brave, il est bon, il est beau. S’il était arrivé un jour plus tôt, avant que le rêve flottant de Janik eût pris une forme, ce rêve aurait pris la sienne, et c’est assurément lui qui eût été aimé. C’est à lui que Janik aurait dit : « Je vous reconnais ; c’est bien ainsi que je vous voyais quand je pensais à vous. » Elle le dit à Jacquemin parce que c’est Jacquemin qui {272} se présente le premier. Ô femmes ! ô amour ! ô absurdité de tout ! Ainsi, dans le Songe d’une nuit d’été, Lysandre et Démétrius aiment Hélène parce que c’est Hélène qu’ils voient en s’éveillant. Le seul tort du pauvre Pierre, c’est qu’il vient trop tard. Ce frère malchanceux doit être cher aux rêveurs dont la vie se passe à manquer les trains…
Mais surtout le Flibustier est bien une comédie marine. La mer l’enveloppe de sa caresse, de son odeur, de sa musique, de son infinité. Elle revient dans tous les discours ; on pourrait dire qu’elle est le principal personnage. C’est elle qui a emporté Pierre et Jacquemin ; c’est elle qui les ramène l’un après l’autre, juste au moment où il faut pour que l’action se noue ; c’est à cause d’elle que Janik aime Jacquemin, croyant aimer Pierre ; c’est à cause d’elle que le vieux Legoëz s’attendrit en faveur du flibustier ; c’est elle qui, ayant apporté le drame, en apporte le dénouement…
La comédie de M. Richepin est éminemment poétique. J’entends par là qu’elle fait beaucoup sentir et beaucoup rêver. Quelques-uns ont dit qu’elle était trop simple, qu’elle était même simplette, qu’elle eût été plus émouvante si l’un des deux flibustiers au moins eût été un mauvais garçon ; si la petite Janik eût été plus hésitante et plus partagée ; si la rivalité des deux hommes eût été plus violente, plus poussée au tragique et au noir, etc… Mais moi, je suis content, et cela seul m’importe.
{273}
Un mot sur le style de M. Richepin. Il a gardé les qualités que vous savez : la franchise, la plénitude, la précision dans l’abondance, l’éclat, la sonorité, le panache. Mais il me semble qu’ici sa « rhétorique », qu’on lui a tant reprochée, n’est plus que la sûreté magistrale de l’expression et du développement. M. Jean Richepin est un de ces rares écrivains qu’on écoute et qu’on lit toujours avec un sentiment d’entière sécurité ; on est bien certain du moins qu’il ne péchera point contre la grammaire, ni contre la syntaxe, ni contre le génie de la langue ; et, au temps où nous vivons, cela est beaucoup, — même sans parler du reste.
Jules Barbey d'Aurevilly, « M.
Jean Richepin », Les Œuvres
et les Hommes. 2e série : Les Poètes, XI, Éditions Lemerre, 1889,
p. 173-199.↑
I
L’auteur de la Chanson des Gueux a été jugé et condamné pour ce livre de poésies. Mais je ne sache pas que la condamnation judiciaire qui l’a frappé ait supprimé le livre ; je ne sache pas qu’elle puisse l’ôter des mains qui l’ont acheté et de la mémoire de ceux qui l’ont lu ; je ne sache pas, enfin, que cette condamnation doive empêcher la Critique littéraire de rendre son jugement aussi, non sur la chose jugée, qu’il faut toujours respecter pour les raisons sociales les plus hautes, mais sur les mérites intellectuels d’un poète au début de la vie et aux premiers accents d’un talent qui chantera très ferme plus tard, si j’en crois la puissance de cette jeune poitrine.
{174}
M. Jean Richepin n’est pas voué à l’éternel refrain de sa Chanson des Gueux. Il n’est pas si Gueux que cela… Il ne fera pas toute sa vie le Villon, comme Chatterton fit le Rowley. Le système, l’exagération volontaire, l’archaïsme, l’imitation, fatale pour les plus forts quand ils ont ce charmant défaut de la jeunesse, mère de tant de sottises, toutes ces choses qui contaminent çà et là l’œuvre actuelle, doivent, par le fait de la santé et de la vigueur de son esprit, mourir prochainement en M. Richepin et disparaître de ses œuvres. Il est certainement assez fort pour prétendre un jour à l’originalité et pour chanter dans le strict et pur registre de sa voix. Il n’est pas fait pour n’être qu’un poète comme Paul-Louis Courier fut un prosateur. Il a, lui, ce que n’avait pas le sec et retors Courier, homme de verbe et de formules : il a le feu, la verve, les entrailles, l’abondance, une touche large et grasse, et même quelquefois grandiose. On sent, sous l’imitation, une nature, — et il faut le lui rappeler aujourd’hui, car M. Richepin est à sa mauvaise heure. Le cœur de l’homme est ainsi pétri que toute condamnation l’exalte et fait lever dans son âme le génie aveugle et violent de la contradiction, qui dort en nous et qui est si promptement debout !… On persiste, alors, dans ce qu’on a fait, et on le recommence en l’aggravant. Le talent tourne sur lui-même au lieu de s’élever au-dessus de lui-même, et c’est ce que je voudrais {175} empêcher. Je voudrais que la Critique sauvât le talent en péril d’un jeune homme qui me semble fait pour aller aux astres, comme disaient magnifiquement nos pères, mais à la condition de purifier ses ailes de l’imitation, cette glu qu’il prend peut-être pour une gomme d’or.
Je sais bien qu’il est difficile de déterminer avec justesse là où l’analogie d’imagination finit dans un homme et où l’imitation commence. Le poète de la Chanson des Gueux est d’une race et il porte les signes de sa race. Il ressemble à Villon (par le tour d’imagination) autant qu’il l’imite. Littérairement, c’est un Gaulois. Il a des parentés évidentes avec les grands Gaulois de notre littérature : Rabelais, Mathurin Régnier, tous ces braveurs d’honnêteté dans les mots, — La Fontaine lui-même, si on pouvait comparer quelqu’un à ce délicat de La Fontaine dans ce qui n’est pas délicat : la gauloiserie ! Mais si M. Richepin a des parentés naturelles avec ces Maîtres, noblesse oblige, et il est temps d’introduire dans la famille d’esprits dont il fait partie une individualité nouvelle. L’y a-t-il introduite ? Voilà la question. Rabelais, s’il revenait au monde, et Mathurin Régnier, dont M. Richepin procède plus que de personne, écriraient ils maintenant ce qu’ils ont écrit autrefois ?… Croyez-vous qu’ils feraient — si l’idée leur en venait — la Chanson des Gueux comme M. Richepin nous a faite ?… Non ! Rabelais et Régnier feraient différent {176} de ce qu’ils ont fait, sous peine d’être inférieurs à eux-mêmes. Ils ne seraient pas leurs propres échos. Comme ils ont eu, Rabelais surtout, l’originalité dans leur temps, ils auraient l’originalité dans le nôtre, — l’originalité, qui est l’ongle du lion en fait de génie ! Rappelez-vous les Contes drolatiques de Balzac, à coup sûr la plus étonnante de ses œuvres, mais que personne n’oserait appeler « une œuvre de génie », parce que l’inspiration première et la langue — une merveille d’archaïsme ! — y manquent d’originalité.
II
Et, cependant, ce n’est pas le sujet qui en manque, — d’originalité, — dans la Chanson des Gueux ! Le sujet du livre de M. Jean Richepin a sa nouveauté, quoiqu’il ait été parfois effleuré par les peintres, les conteurs et les poètes. Seulement, aucun d’eux ne l’a touché à fond et n’a essayé d’épuiser dans un vaste ensemble ce grand sujet de la Pauvreté en toutes ses manifestations pittoresques, touchantes, grotesques et terribles. Les « Gueux », pour employer le mot insolent et narquois que la race gauloise inflige presque gaiement à ceux que l’Église, dans sa tendresse {177} sublime, appelle « les membres de N.-S. Jésus-Christ », les gueux ne pouvaient pas ne point tenter l’imagination de ceux-là qui savent où se trouve la Poésie dans les choses humaines. Mais s’ils l’avaient exprimée, cette poésie de la Pauvreté, ce n’avait guères été qu’en passant, par traits détachés, par éclairs, en quelques groupes ou en quelques têtes flambant de génie, dans un coin de livre ou de tableau… Qui les avait vues, ces têtes, les avait contemplées ; qui les avait contemplées ne pouvait plus les oublier. Chez les poètes, par exemple, nous avions le Vieux mendiant du Cumberland de Wordsworth, le Vieux vagabond de Béranger, sa Chanson des Bohémiens, — et même sa Chanson des Gueux, si maigre, du reste, quand on la compare à celle de M. Richepin ! Chez les conteurs, nous avions l’Edie Olchitrie de Walter Scott, et le vieux Par-les-chemins de Balzac. Je ne parle point des Misérables de Victor Hugo, qui sont des Pauvres à qui on a fait des têtes, — pour me servir d’une expression du métier dramatique, — des Pauvres arrangés dans l’intérêt d’un parti, des Communards d’avant l’heure. Chose mesquine et triste ! car Victor Hugo nous a donné une cour des Miracles, dans sa Noire Dame de Paris, de manière à prouver qu’il pourrait peindre, s’il voulait, ressemblant et puissant tout à la fois. Chez les peintres, nous avions le Pouilleux de Murillo, dans sa pluie de soleil et d’or. —Callot seul, le bohémien Callot avait fait, lui, œuvre d’ensemble. {178} Tout un monde de gueux a passé dans son œuvre… Mais, qu’on me passe le mot ! ce sont des gueux spéciaux : — tous les Meurt-de-faim, tous les Stropiats, tous les Béquillards, tous les tronçons de l’effroyable guerre de Trente Ans ; une page plus d’Histoire que de nature humaine. Eh bien, c’est un ensemble encore plus large et plus étreint que celui de Callot, qu’a voulu réaliser, dans un autre genre d’Art et d’expression, un jeune homme qui n’a pas été un bohémien comme Callot, mais tout au plus un bohème comme on l’est quelquefois, quand on a vingt ans, à Paris, au xixe siècle, et ce jeune homme s’est cru de force à mettre dans un livre de sentiment et d’observation, et de chanter ou de faire chanter en des poésies personnelles ou impersonnelles, toutes les misères de son temps, ces misères invincibles à la philanthropie, et qui, sous le costume et les vices de chaque siècle, forment la Misère éternelle !
Il faut convenir que cette idée ne pouvait venir qu’à une tète poétique, et je dirai plus : — à une âme profonde.
On peut être trompé, surtout en fait d’âmes, dans ce monde épais et sans transparence, mais jusqu’à nouvel ordre il me fait l’effet d’en avoir une, ce M. Richepin. Il me fait, lui le Villonesque et le Rabelaisien, l’effet d’avoir ce que n’avaient ni Villon, ce polisson auquel ce diable de Louis XI, si bon diable, épargna la corde, ni Rabelais, cet impitoyable génie {179} du rire à outrance, qui aurait eu tout, s’il avait eu du cœur ! Le poète de la Chanson des Gueux ne les peint pas que de par dehors, pour le seul plaisir de faire du pittoresque. Malgré l’osé, le cru, et même le cynique, à quelques-endroits, de sa peinture, ce n’est nullement un réaliste de nos jours. Il est mieux que cela. Il a l’âme ouverte à tous les sentiments de la vie, et il les mêle — et fougueusement ! — à ses peintures. Il sait s’incarner dans les gueux qu’il peint. Mais il n’a pas, malheureusement, il faut bien le dire, le seul sentiment qui l’aurait mis au-dessus de ses peintures, le sentiment qui lui aurait fait rencontrer cette originalité que Villon, Rabelais et Régnier ne pouvaient pas lui donner. Il n’a pas le sentiment chrétien.
C’est, en effet, dans la profondeur du sentiment chrétien qu’était l’originalité qu’il n’a pas. Depuis que le monde est monde, le Christianisme seul a compris les pauvres et les a bien vus. Seul, ce rayon de Dieu leur tombant sur la tête, plus chaud et plus magnifique que le soleil de Murillo, a éclairé les gueux et les a idéalisés. La religion de l’adorable saint François d’Assise, qui se fit gueux d’une autre façon que M. Richepin, lequel se vante un peu trop d’en être un ; la religion du très moqué, du très peu compris mais du très grand Bienheureux Labre, qui fut un mendiant comme M. Richepin ne le sera probablement jamais, est très nécessaire au poète des Pauvres s’il veut creuser dans leurs abjections et leurs vices, {180} dans leurs grandeurs et leurs vertus. M. Richepin, dans ses poésies, n’est pas plus un matérialiste appuyé qu’il n’est un réaliste de ce temps. L’âme qu’il a le sauve de ces abaissements. Mais M. Richepin, malgré son âme, au-dessus de la plupart des âmes de son siècle, est cependant un homme moderne, pétri par la main de l’éducation moderne. Après tout, sous les haillons dont il s’enveloppe si diogéniquement en ses poésies, c’est un épicurien aux yeux païens, et un épicurien qui n’a pas la modération et l’équilibre d’Épicure ; car c’est un intense, que M. Richepin, s’il en fut jamais ! Ame ardente, s’il avait été chrétien il l’aurait été comme il est tout, il l’eût été intensivement comme il est poète, et son talent — dans sa Chanson des Gueux qui n’est qu’énergique et quelquefois infernalement énergique — en aurait été divinisé.
III
Je veux pourtant vous dire ce qu’il est, ce talent qui aurait dû monter jusqu’au génie pour être digne du sujet qu’il n’a pas craint d’aborder. Incontestablement, ce talent est très grand. L’homme qui chante ainsi est un poète. Il a la passion, l’expression, la {181} palpitation du poète. Mais son livre n’est pas qu’un recueil de poésies ; c’est toute une composition. Il l’a divisé en trois parties : les Gueux des Champs, les Gueux de Paris, et Nous autres Gueux ! Dans mes impressions, à moi, les Gueux des Champs sont très supérieurs aux deux autres, et sans que le talent du poète y soit pour tout, mais par le fait aussi du sujet, de son atmosphère, de ses paysages, de ses superstitions et de ses mœurs. Les pauvres des champs, quels que soient leur bassesse, leurs passions, leurs vices mêmes, sont autrement poétiques que les atroces voyous de Paris, ces excréments de capitale et de civilisation, qui souillent l’aumône en la recevant… Et, d’ailleurs, ils sont placés plus loin de nous, dans une perspective qui est une poésie de plus. Les Couche-tout-nuds d’Eugène Sue et de tant d’autres romanciers de cette époque, où le talent, quand on en a, regarde plus en bas qu’en haut, sont des types usés à force de s’en servir, et il faut toute la flamme d’expression de M. Richepin pour que nous ne soyons pas dégoûtés jusqu’au vomissement de cette vile canaille, aux infâmes sentiments et à l’abominable langage. M. Richepin, lui, a avalé son crapaud. Il va jusqu’à l’argot de ces arsouilles (le mot y est, et bien d’autres encore ! )… Il a écrit plusieurs poésies en pur argot, qu’il s’est obligé à traduire en français dans la page suivante. Franchement, c’est trop ! Mais M. Richepin est Jean-le-Téméraire en littérature. Il a peut-être {182} cru que la hardiesse, et la crânerie dans la hardiesse, seraient de l’originalité. Il n’en est rien. L’Originalité ressemble à l’ange qui n’eut qu’à étendre la main pour vaincre Jacob, lequel faisait ce que fait M. Richepin, quand il s’efforce et donne d’une tête de bélier enragé contre tout. Et, du reste, pour ce que ces chansons en argot expriment et pour ce que la traduction française nous en apprend, il n’était vraiment pas la peine de se verdir à cette langue-là !
Mais ce n’est point dans ces partis pris de jeune homme qu’est le talent du poète de la Chanson des Gueux. Je l’ai dit déjà, là où je l’aime le mieux, c’est dans ses Gueux des Champs. Là il y a réellement de grandes et fortes beautés ; là l’accent profond, la couleur vraie, l’âcre senteur du sujet et en beaucoup de pièces ses lueurs terribles ; car toute misère est terrible quand l’Idée n’est pas là pour la désarmer. Or, et c’est là ce que je reproche aux Gueux des Champs de M. Richepin. L’Idée de Dieu ne passe pas une seule fois dans le cœur ou dans la pensée de ces vagabonds et de ces mendiants dont il est le rhapsode, — dont il chante les Odyssées et les Idylles sur ce noir violon de ménétrier, brûlant et sinistre, qui vous émeut tant, et qui met jusque dans les airs de l’amour toutes les férocités de la vengeance contre la misère de la vie. M. Richepin sait le secret des sensualités et des intempérances du pauvre. Je ne lui reproche pas de le savoir, et même de le dire ; mais ce que je lui reproche, {183} c’est d’avoir trié tous ses gueux sur le volet du diable. Tous, ils ont un pied dans le malheur et l’autre dans le crime, et ils boitent de l’un et de l’autre côté, comme dit l’Écriture. Mais à côté de ceux-là, et précisément aux champs, dont M. Richepin est un vivant paysagiste, il y a d’autres gueux que les siens !… Je ne nie pas les désespérés, mais il y a les résignés aussi, et ils ne sont pas dans le livre de M. Richepin. Ceci est un hiatus, un trou énorme dans son œuvre, qui avait la prétention d’être un ensemble et qui n’est plus que les fragments épars d’un poème interrompu, et qu’il faudrait achever.
Et il n’y a pas que cela, au surplus, qui rompe l’unité du poème de M. Jean Richepin. Ici, ce sont les gueux qui manquent, mais ailleurs, c’est le poète des gueux. M. Richepin ne l’est point partout, dans sa Chanson. En une foule de pièces, comme, par exemple : Vieille Statue, la Flûte, le Bouc aux enfants, etc., je cherche le ménétrier des gueux et je ne trouve qu’un épicurien, un lettré, un renaissant et même un mythologue, qui croise André Chénier avec Mathurin Régnier et Callot. Lisez surtout la pièce : Vieille Statue :
O Pan, gardien sacré de cette grotte obscure
Toi qui ris d’un air bon dans ta barbe de pierre !
Et quoique la pièce soit charmante et fasse {184} bas-relief… grec, cependant, les gueux des champs au xixe siècle, les gueux réels qui nous ont touché de leur coude percé, n’ont rien à faire avec Pan et cette voix classique qui ne résonne plus que dans les mémoires cultivées, et non dans les entrailles humaines. Évidemment, ce sont là des hors-d’œuvre dans l’œuvre de M. Richepin. Mais quand on fait chanter des gueux, quand on est, comme M. Richepin, presque un dandy de gueuserie, si un dandy n’était pas toujours froid, une telle chose est plus qu’un hors-d’œuvre, c’est une contradiction.
Et je viens peut-être d’écrire le mot qui explique le mieux les défauts et les fautes du poète de la Chanson des Gueux : il a trop le dandysme de ce qu’il chante. Fait pour être naïf puisqu’il est poète et qu’il a des sensations vraies, il devient dandy par intensité, — par amour de son sujet peut-être, — et le dandysme est toujours de l’affectation. Le dandysme a diminué Byron lui-même. Il est vrai que c’était le dandysme du dandy pur mêlé au poète, — le dandysme de Brummell, qu’il admirait, disait-il, presque autant que Napoléon, —tandis que le dandysme de M. Richepin est d’un autre genre. C’est le dandysme de la gueuserie dans ce qu’elle a de plus audacieux, et… (ma foi ! je le dirai, car avec un robuste comme M. Richepin on peut être dur,) quelquefois de plus grossier. Le dandysme de la gueuserie, cette affectation, a poussé M. Richepin aux outrances d’attitude et d’expression {185} dont son livre et son talent pouvaient se passer. Seulement, — voici quelque chose en faveur du poète que je blâme, — l’affectation, qui, ordinairement, éteint la verve, n’éteint point la sienne. Elle est, chez lui, inextinguible. Qualité rare en tout temps que la verve, mais plus rare et plus précieuse que jamais dans une époque épuisée où personne ne vit fort ! La verve est une des qualités dominantes de l’auteur de la Chanson des Gueux, et il fallait qu’elle fût de bonne trempe pour avoir résisté au besoin d’effet à tout prix qu’il poursuit avec tant d’acharnement dans tout le cours de son livre, et particulièrement dans la troisième partie intitulée : Nous autres Gueux ! — partie inférieure de ses poésies, trop pantagruélique à mon gré, et dans laquelle non pas seulement l’ivresse, mais l’indigestion est glorifiée.
IV
Enfin, me voilà au bout de ma critique sur le livre de M. Richepin ! Je lui ai dit franchement mon opinion sur son œuvre, mais je ne lui ai pas dit toute mon impression. Si la Critique était une chose de sensibilité, il serait absous… mais la Critique relève de plus haut {186} que de l’émotion du critique. Mon impression fut excessivement vive quand je lus le livre d’enfilée, et l’enthousiasme me prit au point que j’eus besoin de réflexion et d’une seconde lecture pour en apercevoir les défauts. Ils sont cachés par tant de qualités brillantes, que, d’abord, on ne les voit pas. Le livre est entraînant, et c’est peut-être ce qui l’a fait trouver dangereux… Je crois qu’on peut dire à la décharge du poète de la Chanson des Gueux, qu’il n’a pensé qu’à son effet littéraire. Il ne s’est pas préoccupé de l’effet moral de son livre, et il a appris à ses dépens que d’autres pouvaient s’en préoccuper. Selon moi, —je l’ai dit, mais j’insiste parce que la cause est grave et que le poète condamné de la Chanson des Gueux vaut la peine qu’on insiste, — toutes les qualités de sa poésie, qui n’est pas que truande et féroce, acharnée, archiloquienne, mais souvent d’une tendresse et d’une compassion infinies (voir, entre autres, le Chemin creux, les Pleurs de l’Arsouille, et surtout le Grand-Père sans enfants), appartiennent à son âme, et les défauts de cette poésie à son temps et au malheur qui Fa fait naître au xixe siècle. L’absence de foi religieuse, l’indifférence de tout ce qui créait la vie morale autrefois, ont empêché son observation d’être complète et lui ont mutilé son œuvre. Voilà ce qu’il y a gagné. Généreux d’instinct, il n’a vu que les côtés sombres, cruels, vicieux, menaçants de la pauvreté, comme le grand Balzac (ce qui, du reste, n’est pas une excuse), {187} ne vit que les côtés mauvais du paysan dans ses Paysans.
Balzac, il est vrai, était chrétien, et il n’oubliait pas qu’il le fût. Balzac blâmait, avertissait. Il était moraliste tout en faisant sa peinture. M. Richepin ne fait que la sienne. Balzac disait, dans ses Paysans, au législateur et à la société menacée, pour qu’ils y prissent garde : Voilà le « Robespierre à mille têtes ! » Et l’horreur qu’il en donnait était salutaire et pouvait être féconde. M. Richepin ne donne pas cette saine horreur. Il n’offre pas, comme Persée, aux yeux, qu’elle épouvante, la tête coupée de la Méduse… On dirait qu’il est amoureux de son effroyable beauté et qu’il en caresse les serpents.
V
Quand, après la Chanson des Gueux, M. Jean Richepin publia son volume des Blasphèmes, on put voir clairement pourquoi il avait oublié le Christianisme et ses influences sur ces pauvres dont il écrivait l’histoire. C’est que M. Jean Richepin, bien loin d’être un chrétien, était un athée, et un athée qui s’en vantait avec emphase. On aurait pu dire de son livre ce qu’on {188} dit un jour de l’affreux Richard Cœur de Lion : « Prenez garde à cous, le diable est déchaîné ! » Mais ici, le diable n’est pas M. Richepin tout seul. C’est le public aussi, comme M. Richepin. Deux diables en un, qui se valent et s’engendrent mutuellement l’un de l’autre, comme, dans l’Enfer de Milton, le Péché et la Mort, la Mort et le Péché. Moralement, puisqu’on est assez inconséquent pour nous parler de morale à propos d’un livre de poésies dans un temps d’immoralité littéraire comme il n’en a, certes ! jamais existé ; moralement, un livre qui s’appelle les Blasphèmes ne pouvait pourtant pas avoir l’accent d’un livre de bénédictions ! En somme, ce livre, annoncé depuis des années, est ce qu’il a voulu être, et il tient ce que son titre avait promis. Il a l’impudence de nos mœurs. A une époque où la liberté est le principe qui gouverne le monde en le malmenant, le livre des Blasphèmes est un livre de liberté… et personne n’a le droit de s’insurger si fort parmi ceux-là qui ont toujours le mot de liberté à la bouche ! Le livre des Blasphèmes est la conséquence très simple de l’état général des esprits. D’invention, il n’a pas la moindre originalité, et, socialement, il ne suppose aucun courage. Si son siècle n’était pas ce qu’il est, M. Richepin n’aurait pensé ni publié son livre ; mais il est de son siècle, il le connaît… et il a chanté.
Il a chanté pour toute une société de blasphémateurs. Seulement, a-t-il bien chanté ?… Quelle est la {189} beauté et la portée de sa voix ?… Voilà la question ! Ce livre, dont tout le monde est plus ou moins coupable, tout le monde ne pourrait pas l’écrire, et M. Richepin l’a pu… et comme personne que lui peut-être ne le pouvait. Quant à moi, je me tiendrai à quatre pour être juste en parlant de ce livre, qui, par le bruit qu’il fait, force à parler ceux qui voudraient se taire. Alors que la morale religieuse n’est plus, quand la pauvre littérature, qui mourra aussi, un de ces jours, de son immoralité, existe encore, il n’y a plus que la question esthétique à poser devant un livre comme celui des Blasphèmes ; il n’y a plus qu’à savoir si nous avons, malgré l’horreur de son livre, un poète de plus dans M. Richepin.
Eh bien, je dis sans sourciller — et qui qu’en grogne ! — que nous l’avons. Quelles que soient les taches de ce livre, qui a ses taches, comme le soleil, je dis qu’il n’en est pas moins la production d’un génie poétique qui, dans le poète, peut un de ces soirs s’éclipser ou disparaître, mais qui, dans ce livre-là, a immobilisé un rayon qu’on n’éteindra pas. Je dis que la Critique — la Critique littéraire, bien entendu, et non la Critique morale, qui n’a que faire ici, — peut prendre ce livre et l’écailler comme on écaille un poisson, et le racler du fil de son couteau et en retrancher, couche par couche, tout ce qui déshonore littérairement une telle œuvre, c’est-à-dire le gongorisme effréné, l’atroce mauvais goût, les {190} bassesses ignobles et malheureusement volontaires d’expression, l’haleine des pires bouches, enfin tous les défauts dont l’auteur a fait comme à plaisir d’immondes vices, il restera et on trouvera, sous tout cela et malgré tout cela, un énorme noyau de poésie, résistant et indestructible, qui brillera de sa propre lueur dans l’histoire littéraire d’un siècle qui a des poètes comme Hugo, Vigny, Musset, Baudelaire et Lamartine, le plus grand de tous !
VI
Il l’est, en effet, au même titre qu’eux. Il a, comme eux, ce je ne sais quoi, impossible à déterminer et même à nommer, mais qu’on sent dans les profondeurs de l’âme maîtrisée… Les poètes qui diffèrent le plus de ce dernier venu par le sujet de leurs chants, lui ressemblent par cela seul qui les fait poètes. Or, ce qui fait les poètes, ce n’est ni la couleur, ni le relief, ni l’éloquence, ni aucune des forces qui font aussi les prosateurs, quoique les poètes puissent les avoir comme les prosateurs. C’est autre chose, — autre chose de bien autrement immatériel, qui ne tient pas à ce qu’on chante, mais à la manière dont on chante. {191} Or, encore, quand on a ce don divin de poésie, on l’a partout et quoi qu’on chante. Lamartine, par exemple, que je viens de nommer, l’a autant quand il est impie que quand il est religieux. Il l’a autant dans son Désespoir et ses Novissima verba, que dans ses Méditations et ses Harmonies les plus pieuses et les plus résignées. Lamartine, cet homme d’un idéal habituellement céleste, a eu des moments dans sa vie où il blasphéma et fut Richepin, et Richepin a été toute sa vie ce Lamartine-là. La différence entre eux est que Lamartine remonta toujours vers Dieu du fond de son impiété et de ses blasphèmes, tandis que Richepin ne remonta jamais vers Dieu du fond des siens. Mais ce n’est pas parce que Lamartine remonte vers Dieu que l’on trouve les blasphèmes momentanés du Désespoir et des Novissima verba sublimes, c’est parce qu’ils ont la flamme, l’émotion, l’intensité et la beauté inanalysable de cette substance mystérieuse qui est la Poésie, — cette âme dans une autre âme qui ne double pas toutes les âmes… Eh bien, cette âme exceptionnelle, l’auteur des Blasphèmes l’a comme Lamartine. Il est aussi inspiré à sa manière que Lamartine à la sienne. Seulement, il n’a qu’une inspiration, et Lamartine en a deux.
Non, cependant, que le lyrique qui débuta par la Chanson des Gueux et qui écrivit les Caresses en soit réduit, de nature, à la stérilité d’une seule inspiration, mais il n’en a qu’une dans les Blasphèmes. Là, il faut en convenir, il est monocorde. Mais je ne sache pas que d’être monocorde soit, pour un poète, une infériorité ou une diminution de puissance, quand il tire d’une idée ou d’un sentiment unique la plus étonnante diversité, et l’abondance, de la profondeur. Pour rester dans la vieille image de la lyre, l’auteur des Blasphèmes a sur la sienne une seule corde qui vaut les sept… et cette corde, qui n’est ni la corde d’or, ni la corde d’argent, ni la corde d’airain, ni la corde de soie, c’est la corde humaine, tirée de nos entrailles, et qu’on lui a niée. Pour l’abaisser dans le plus lâche et le plus hypocrite des éloges, on a fait de M. Richepin, de ce bouillonnant contre Dieu, le plus volontaire et le plus roué des rhétoriciens. On a prétendu que ces bouillonnements tumultueux, embrasés et terribles, étaient sortis, non du volcan du cœur ou de l’esprit d’un homme, mais, le croira-t-on ? d’un parti pris aussi mesquin que celui de la volonté d’un gringalet littéraire qui s’est inoculé dans les veines une goutte d’impiété pour faire son petit effet contre Dieu. Est-ce assez misérable, cela ? Des docteurs en sincérité se sont établis carrément dans la conscience du poète Richepin pour mieux savoir que lui ce qui s’y passe, et ils ont déclaré que son impiété n’était qu’une comédie. Ils ont refusé de croire à la vérité de sa haine contre Dieu et à la loyauté de ses imprécations, comme s’ils étaient toujours sincères, eux, quand ils écrivent !
Ils avaient, si on s’en souvient, appliqué déjà cette {193} méthode de trahison à un autre poète, Rollinat, l’auteur des Névroses, acclamé par eux dans la surprise d’un talent plein de nouveauté, puis bientôt bafoué et traité de saltimbanque par cette envie qui se trouve toujours embusquée dans un repli du joli cœur de l’homme, et qui se repentait d’avoir applaudi ! Mais les mauvais sentiments sont bêtes, et c’était une bêtise de l’Envie ; car si le saltimbanque domine et explique le poète, il est plus surprenant que le poète lui-même… On a déplacé l’un pour donner sa place à l’autre, mais pour cela on ne s’est pas arraché à la dure nécessité, qui fait tant de mal, d’admirer !
VII
Du reste, rien de plus facile que de ramasser cette pierre à ses pieds et de la jeter à la tête de quelqu’un : « Je ne vous crois pas. Je ne crois pas que vous pensiez ce que vous dites. Je ne crois pas à la sincérité du sentiment que vous exprimez. » Oui ! c’est facile, et d’autant plus facile que cela doit rester impuni ; car on ne peut pas faire la preuve, qui serait une punition, de la sincérité d’un sentiment ou d’une pensée, si ce n’est par l’accent qu’on met à l’exprimer, les âmes {194} n’étant pas transparentes. Or, cet accent, qui l’a jamais eu plus que l’auteur des Névroses ? Si cet accent ne vous pénètre pas, tout est dit. On ne discute point un accent ; on le sent ou on ne le sent pas… Je vous montre un chêne, — un vrai chêne. Vous dites que ce n’est pas un chêne. Je ne peux pas vous le prouver et je n’ai plus qu’à vous tourner les talons. Je sais bien que dans le cas particulier de l’auteur des Névroses et de l’auteur des Blasphèmes, la Critique avait une espèce de mauvaise raison pour les accuser ouïes soupçonner d’histrionisme dans leurs vers, et c’était, pour tous les deux, l’exhibition de leurs personnes, l’un dans les salons de Paris, et l’autre, résolument acteur, sur un théâtre, devant le public des théâtres. Mais c’était une mauvaise raison. On ne peut pas retourner ce qui est de la personne contre le poète, quand il y a poète dans un homme. La vie de la pensée et la vie de l’action vulgaire bifurquent et ne s’impliquent point. Quels que soient donc les antécédents dans la vie de M. Richepin, quels que soient son passé et son caractère, qu’on n’a pas à juger ici, il est poète dans ses vers, il y a la sincérité du poète, et c’est à l’évidence de l'accent qu’on le reconnaît, et que, sans cette méprisable envie, le cancer de la littérature, on l’aurait, à la première vue, universellement reconnu.
Et d’autant plus que c’est l’esprit du temps qui chante dans sa voix, seulement l’esprit du temps relevé dans le poète, puissancialisé, poussé au sublime, {195} — le sublime du mal, il est vrai. L’auteur des Blasphèmes que voici est bien venu à son heure, et son heure doit en être fière ! Le siècle de Schopenhauer et du Nihilisme a enfin trouvé son poète. Jusqu’ici, il ne l’avait pas. Avant ce livre des Blasphèmes, il n’avait que madame Ackermann et ses Poésies philosophiques, madame Ackermann que j’eus l’insolence, un jour, de traiter de monstre (il devait y avoir mieux ! ) pour résolument avoir nié Dieu dans des vers incroyablement beaux pour une femme, tant il s’y montrait de mâle vigueur. Mais la poésie de madame Ackermann n’était, malgré la fermeté de son marbre, que la balbutie de la poésie qui allait venir. J’avais avancé l’heure du monstre ! L’homme allait parler… La femme, qui se retrouve toujours quand elle veut le plus cesser d’être, se retrouvait dans les vers inouïs de madame Ackermann. Les larmes immortelles de la Pitié, chez cette Révoltée généreuse des douleurs du monde, n’ont jamais séché sur son athéisme attendri… Il fallait au siècle un athéisme plus furieux et plus implacable. L’auteur des Blasphèmes l’apportait. S’il n’avait été qu’un blasphémateur d’un talent médiocre, on n’aurait vu en lui qu’un Trissotin de plus contre Dieu. Il y en a tant ! Mais avec le talent qu’il possède il ne devait faire hausser les épaules à personne, même à ceux qui respectent le plus tout ce qu’il outrage. Le Trissotin était monté jusqu’au Satan, et l’ensorcellement {196} de son talent si formidable, que, quand on lit ses vers, sa rage et ses rugissements contre Dieu et sa création et l’ordre du monde n’apparaissent plus comme la plus insensée des folies, et qu’on sent avec épouvante passer en soi comme le frisson partagé des colères du Sacrilège !
VIII
Le livre de ce Satan poétique, qui a été dix ans couvé, comme l’œuf du Chaos dans la Nuit, est un ensemble d’une beauté si vaste et si pleine, malgré ses formes détachées, qu’il ne peut pas être déchiqueté par les analyses de la Critique et qu’elle est forcée à faire de la synthèse, ce qu’elle ne fait jamais. Pour donner une idée de l’œuvre de M. Richepin, elle est obligée de renvoyer à son livre, à ce mastodonte qui, s’il disparaissait de la littérature, n’aurait pas de Cuvier ; car on ne reconstituerait pas avec les os de quelques pièces de vers isolées la gigantesque ossature du tout. Ces pièces de vers, en effet, d’un talent tout à la fois exécrable et magnifique, sont accumulées les unes sur les autres par une main d’Hercule pour en faire un bûcher où brûler Dieu et le {197} monde, et c’est là précisément qu’est le côté humain, pathétique et déchirant de cette poésie qu’on a dit n’être qu’une rhétorique. La poésie de Richepin, car il m’ennuie de dire M. Richepin en parlant de cet outlaw de toute société et qui s’appelle lui-même un bohème, un sauvage, un barbare ! la poésie de Richepin n’est pas seulement de la furie et du vomissement d’ampleur de fleuve contre Dieu. Elle a l’angoisse de l’homme qui s’est brisé la tête contre le Sphinx sans mot des choses. Elle roule de l’angoisse dans le plus profond de ses flots. Qui ne voit pas cela ne voit rien ! Le poète d’un matérialisme si frénétique est malade d’infini. Ce désir d’infini, dit-il,
… malgré tout, persistant,
Hélas ! il nous soutient autant qu’il nous accable.
On en meurt, et la vie en est faite pourtant !
Cet effrayant négateur de l’absolu est dévoré par l’absolu du désespoir… et pour lui comme pour tous les poètes, c’est la douleur, qu’elle soit réelle et sentie ou simplement imaginaire, qui donne aux cris de ses vers leur toute-puissance. Ils ont la fureur, le déchirement et la durée, — et la large poitrine qui les pousse crache avec eux de son sang, quoiqu’elle soit d’airain !
{198}
IX
Tel Richepin, du moins pour moi. C’était, dès sa Chanson des Gueux, un poète parmi les poètes les plus distingués de ce temps. Maintenant, cherchez (même dans la littérature européenne) une poésie d’une verve aussi violente et aussi continue ! Cherchez un lyrisme et un athéisme aussi surhumainement furibonds !… Qu’est-ce que l’athéisme de Shelley, qui n’est, en fin de compte, que du panthéisme embrouillé dans des brumes allemandes, en comparaison de l’athéisme de Richepin ? Qu’est-ce que l’athéisme de Leopardi, ce poète pâle et froid comme la lune ? Shelley avait écrit le mot « athée », en grec, au bout de son nom, sur une cime des Alpes. Mais Richepin a écrit qu’il était athée sur la cime de ses vers, qui sont des Alpes aussi, et dont la neige est du feu !
L’Angleterre eut horreur de l’athéisme de Shelley. On ne touche pas impunément à Dieu dans une société fortement réglée. Mais la nôtre n’est plus une société, c’est une débandade, et elle n’a plus le droit de poursuivre un livre contre Dieu, quand elle-même ne {199} croit pas à Dieu. Elle ne persécutera donc pas Richepin comme l’Angleterre a persécuté Shelley. Son livre des Blasphèmes restera tranquillement dans sa gloire et dans son danger. Il n’apprend rien à personne, d’ailleurs. Mais son danger est peut-être d’incliner les imaginations qui l’admirent vers une impiété absolue et définitive. Certes ! moi, chrétien, j’aurais pu, à propos de ce livre des Blasphèmes, pétrir de la morale et de l’esthétique l’une dans l’autre et confondre l’œuvre morale, que je trouve criminelle, avec l’œuvre poétique qui est belle. J’ai mieux aimé les séparer, et puisque ma fonction, dans ce livre, est de faire de la littérature, j’en ai fait.
Janvier↑
Simon Boubée, « Les Chansons de
Miarka », La Gazette de
France, 11 janvier 1889, p. 2.
Ce document est
extrait du site RetroNews.
Les hommes étranges que l’on nomme en France des bohémiens, en Espagne les gitanos et en Hongrie des tziganes, ont, de tout temps, préoccupé les littérateurs et les artistes ; mais, M. Jean Richepin ne se contente pas de s’intéresser à eux, i1 prétend être de leur race.
Je ne sais trop comment il établit cette généalogie et je crains fort que ce ne soit comme celle du personnage de Gondinet — qui prétendait descendre de Philippe-Auguste — Avec quelques soudures, mais je n’aurai certes pas le cœur le reprocher cette petite turlutaine à un poète d’une valeur extraordinaire qui, malheureusement, a eu des toquades moins inoffensives.
En sa qualité de descendant des tziganes, M. Jean Richepin les a chantés dans un roman intitulé : Miarka, la fille à l'ourse, paru il y a quelques années. Ce n’est pas le chef-d’œuvre du jeune maître ; mais, ce roman bizarre de propos très délibéré, a eu le mérite de donner lieu à une des œuvres musicales les plus saisissantes, les plus originales et les plus curieuses de ces derniers temps. Miarka, la fille à l'ourse contenait un certain nombre de chansons bohémiennes en vers blancs, ou non rimés, d’un caractère singulièrement pittoresque ; un jeune et très distingué compositeur, M. Alexandre Georges, a eu l’idée de les mettre en musique et de les réunir dans un album édité chez Enoch et Costallat. Malgré l’extrême difficulté qu’ont aujourd’hui les musiciens à se faire apprécier, M. Alexandre Georges est très connu et très admiré dans le monde des arts. C’est un aimable et galant homme, très moderne comme compositeur, mais conservant, dans sa vie toute de travail et d’honneur, les pures et nobles traditions des artistes d’un autre âge. Du reste, avec sa grande taille, sa figure énergique et douce, son œil lumineux, ses cheveux et sa barbe d’or, ses manières simples et cordiales, il rappelle tout à fait ces musiciens flamands du quinzième siècle qui initiaient l’Europe aux secrets de l’harmonie, science relativement nouvelle. ; Cet homme de talent et de cœur, qui me fait la grâce d’avoir quelque amitié pour moi, m’a envoyé son album et j’ai dû étudier de nouveau cette œuvre remarquable que d’ailleurs je connaissais déjà.
L’album contient 14 numéros, dont voici les titres :
Hymne à la rivière, Hymne au soleil, les Deux baisers, Marche romane, le Savoir, l’Eau qui court, la Parole, Nuages ! la Poussière, la Pluie, Hymne des morts, Fête nuptiale, Cantique d'amour, Miarka s'en va.
Ces chansons sont de M. Richepin, c’est dire qu’elles ne sont pas spécialement dédiées aux jeunes filles ; cependant, je me hâte de dire qu’elles ne contiennent rien qui puisse blesser l’oreille ou la conscience des honnestes gens.
M. Richepin a voulu rendre le caractère ardent et sauvage qu’il prête aux bohémiens — je dis qu’il prête, car il est tombé dans l’erreur des nombreux littérateurs qui veulent voir, dans les bohémiens, des barbares amoureux et indomptables. Mérimée nous a ainsi présenté une Carmen toute de convention ; mais, du moins, Mérimée n’avait pas la prétention d’être de race bohémienne. La vérité vraie est que les bohémiens, — enfants d’une tribu hindoue déchue et errante — sont de parfaits sceptiques, suivant, sans aucune espèce de conviction, la religion des pays qu’ils habitent, exerçant le métier de sorcier sans croire le moins du monde à la sorcellerie, très peu portés aux passions amoureuses, nullement violents, très peu susceptibles d’attachement même entre eux, menteurs impudents et acharnés, voleurs par nécessité et par vocations, intelligents, et bien doués pour les arts, dénués de sens moral et très sales, surtout par suite de cette paresse, qui est un de leurs caractères les plus saillants. La Carmen de Mérimée, qui se fait poignarder par son amant parce qu’elle ne veut pas lui mentir et lui cacher qu’elle ne l’aime plus, est une amoureuse de bohème, purement conventionnelle. Ceux qui ont habité l’Espagne savent bien que les gitanas sont de complexion très peu amoureuse et exercent plus habilement le métier de proxénète que celui de courtisane.
A franchement parler, la tzigane de M. Richepin n’est pas moins conventionnelle que la gitana de Mérimée ; mais cette convention est tellement admise, que l’auteur de Miarka a peut-être bien fait de s’y conformer.
Voulez-vous avoir une idée de sa poésie sans rimes ? Voici la chanson des Nuages :
Nuages, nuages, que vous êtes loin !
Nuages, nuages, que je suis las !
Et sur vos seins, à la peau blanche
Je voudrais tant me reposer !
Nuages, nuages, que je vous aime
Nuages, nuages, que vous êtes beaux !
Pour qui donc mettez-vous ces robes
De satin vert, de velours rose ?
Nuages, nuages, que vous allez vite
Nuages, nuages, que vous ai-je fait ?
Vous fuyez en vous cachant la face
Dans un grand voile de laine noire.
Nuages, nuages, que dites-vous ?
Nuages, nuages, qu’avez-vous ?
Voici que vous grondez sourdement
Comme une ourse qui se met en colère
Nuages, nuages, que vous êtes méchants !
Nuages, nuages, que vous m’aimez peu
Vos regards me jettent des éclairs
Qui me font mal jusqu'au fond des yeux.
Nuages, nuages, que vous êtes bons !
Nuages, nuages, que vous m’aimez !
Vous avez vu que Je pleurais
Et vous pleurez aussi, car il pleut.
Nuages, nuages, que vous êtes loin !
Nuages, nuages, que vous allez vite !
Mais je vous suivrai quand même,
Et mes rêves dormiront sur vous.
La musique de M. Alexandre Georges rend à merveille l’esprit tout particulier qui domine dans ces petits poèmes bohémiens. Notre nouvelle école, très influencée par Berlioz, abuse volontiers du pittoresque en musique. Le pittoresque à tout propos et hors de propos, menace même de devenir un des plus terribles fléaux de l’harmonie moderne, car ce n’est pas impunément que l’on veut demander à un art plus qu’il ne peut donner et le détourner de sa destination véritable sous prétexte de le faire progresser ; mais, là, c’était bien le cas d’écrire de la musique pittoresque. La poésie de M. Richepin évoque plutôt des images que des idées : la série de chansons de M. Alexandre Georges est donc une suite de tableaux d’un dessin vigoureux et parfois un peu tourmenté, d’une couleur suave ou éclatante — quelquefois truculente, d’une composition hardie, mais habile et délicate.
Tout en suivant scrupuleusement les pensées ou plutôt les images de M. Richepin, M. Alexandre Georges a écrit une musique très personnelle. Son dessin mélodique garde une grâce toute particulière, bien que la ligne soit quelquefois comme brusquement brisée ; son harmonie est savante, riche, un peu précieuse par moments ; il ne faut pas oublier que M. Alexandre Georges est d’une école que l’élégance simple et facile ne séduit pas outre mesure, et qui aime mieux fortement étonner que charmer doucement. Parmi les « numéros » qui m’ont le plus séduit, je citerai ; la Marche romani qui donne bien l’idée d’une course perpétuelle et libre, quoique fatale, à travers le monde ; les Nuages, d’une poésie intense et nerveuse, ou même névrosée ; la Pluie, d’un pittoresque délicieux et le Cantique d'amour, le plus beau morceau de toute la partition, une vraie trouvaille, un chef-d’œuvre de musique expressive, d’un accent extraordinairement passionné, et qui donne la si rare sensation d’une saveur mélodique inattendue et nouvelle.
L’œuvre de M. Alexandre Georges n’est pas de celles dont on dit qu’elles « seront bientôt sur tous les pianos » L’artiste regarderait cet éloge comme une injure. Il ne suffit pas de savoir ta per sur des touches d'ivoire et émettre correctement quelques sons pour apprécier et rendre les Chansons de Miarka. Les vrais amis de l’art goûteront cette partition pleine de mérite, intéressante dans ses défauts mêmes, d’une belle inspiration et d’un travail aussi curieux que consciencieux.
Simon Boubée.
Paul Lordon, « Les Théâtres »,
L’Estafette, 20
janvier 1889, p. 3.
Ce document est
extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.
Jean Richepin a remis à M. Victor Koning le manuscrit du Chien de Garde.
De même M. Jean Aicard a porté au directeur du Gymnase sa nouvelle comédie, le Père Lebonnard.
Jehan des ruelles, « Chez
Richepin – La
Littérature en correctionnelle », Gil Blas, 25 janvier 1889,
p. 2-3.
Ce document est
extrait du site RetroNews.
Il y a quelques semaines, M. Camille Lemonnier, notre collaborateur, était condamné à mille francs d'amende pour avoir outragé la morale publique dans un article, L’Enfant du Crapaud.
Aujourd'hui, c'est notre ami Jules Roques, directeur du Courrier Français, qui vient de voir confirmer en appel un jugement lui infligeant quatre mois de prison.
Les chroniqueurs ont été sévères pour les magistrats chargés de juger les littérateurs et les artistes : on se souvient de l'indignation avec laquelle la presse protesta, toute entière, contre la condamnation de M. Camille Lemonnier, nous n'avons donc pas à revenir sur cette question déjà traitée.
Ce que nous voulions, c'est raconter la visite que nous avons faite hier à Richepin, qui, lui aussi, a été jadis condamné à de l'amende et à de la prison pour certains passages de sa Chanson des gueux.
Comme nous lui demandions de faire appel à ses souvenirs et de nous dire l'impression qu'il avait conservée de ses démêles avec la justice de son pays, Richepin a bien voulu nous satisfaire, et il nous a dit ce qui suit :
—Je me souviendrai toute ma vie des trois juges devant lesquels je comparus et du jeune substitut qui occupait le siège du ministère public… celui-ci s'appelait Bloch, je crois, et il eut, dans ce qui lui servit de réquisitoire des aperçus inénarrables.
« De mème le président était bien bizarre avec sa façon de diriger les débats : il me traitait comme un malfaiteur des plus dangereux, et, à certains moments, le mépris avec lequel il me parlait était accablant. Pensez donc ! j’étais prévenu d'outrages aux mœurs ! Quelle honte pour le digne homme obligé de m'interroger !
» Il eut, ce président, un mot bien remarquable :
- Il est bien entendu, me dit-il, qu'il y a préméditation. En écrivant les passages incriminés de la Chanson des gueux vous aviez l'intention arrêtée d'offenser la morale publique…
« Ah ! je faillis lui sauter à la figure à ce juge. Aujourd'hui, je vois les choses avec plus de calme, mais alors, j'étais plus jeune, plus violent, et dame ! Si on ne m'avait retenu, je crois bien qu'il aurait passé un mauvais quart d'heure.
— Tenez-vous donc tranquille, ne cessait de me répéter Decaux, mon éditeur, qui assis à côté de moi, était poursuivi comme complice… tenez-vous donc tranquille, vous n'aurez que six mois tandis que si vous injuriez le tribunal…
« Je fus condamné. On m'envoya à la Santé et on voulut m'y interner dans la section des pédérastes, sous prétexte que j'avais outragé les mœurs. J'eus beaucoup de peine à obtenir d'être envoyé à Sainte-Pélagie.
{3}
» Voyez-vous ! je ne reconnais pas à un tribunal ordinaire le droit de se prononcer sur les questions d'art ou de littérature. Je reconnais que, parfois, des pénalités sont nécessaires et que, sous le prétexte de respecter les droits de l'écrivain, on ne peut laisser le champ libre aux malheureux qui spéculent sur le goût de certaines gens pour certaines polissonneries ; – mais je prétends que ce sont les hommes de lettres qui doivent être chargés du soin de faire la différence.
» Et tenez pour certain que, quelles que soient les jalousies, les envies, les inimitiés, les rancunes qui existent dans notre profession, nous serions toujours mieux jugés, avec plus d'équité, plus d’impartialité que par les magistrats ordinaires des tribunaux correctionnels.
» Et puis ! qu'est-ce que cela veut dire !... On a un casier judiciaire ! Un écrivain, à ses débuts est condamné pour ses écrits. S'il devient célèbre la chose n'a qu'une importance relative...
Tout le monde connaît les motifs qui lui ont valu les rigueurs judiciaires, mais s'il demeure obscur... oh ! alors il traînera avec lui une condamnation dont les causes seront mal connues.
Et les gens, ignorants de sa vie, diront volontiers que c'est après avoir été cueilli, certain soir, dans un endroit obscur, qu'il a été condamné pour outrage aux mœurs
» Avec cela, on est privé de ses droits civiques…
» Pour moi, cela m'est bien égal…. Mais pourtant supposons que, quelque jour, je sois piqué de la tarentule de la politique ? Impossible d'écrire un article sans qu'un confrère ne réplique : toi, tu n'as pas le droit de parler.
» Eh ! non, je n'ai pas le droit de parler. C'est ce que je vais répondre à un journal qui m'écrit pour me demander si je crois que l'intérêt et la dignité de la France exigent que l'on vote pour le général Boulanger. Il parait que la question a été posée à d'autres. Mais moi, je ne peux pas donner mon avis, je ne suis pas électeur.
» Je ne suis pas électeur ! Songez, nous dit Richepin, en souriant, aux difficultés que cela soulèverait si jamais on avait l'idée, en Algérie, mon pays, de me nommer député.
» Mais, je le répète, cela m'est égal, et la politique m'est indifférente.
» De même, je ne tiens pas aux honneurs littéraires, et c'est heureux, car il m'est interdit d'entrer à l'Académie.
Il y a sous la coupole, de vieux messieurs auxquels il est désagréable de s'asseoir à côté d'un homme qui a passé en correctionnelle et qui a un casier judiciaire.
» On m'a dit que l'an dernier il avait été question de me donner la croix.
J'ignore si cela est exact, mais, dans tous les cas, il est très admissible que ma condamnation ait été un empêchement.
–Vous pouvez être réhabilité.
– Je n'y consentirais que si la justice, reconnaissant qu'il y a eu maldonne, m'autorisait à réintégrer dans la Chanson des gueux les passages qui en ont été enlevés à la suite de ma condamnation. Mais croyez-vous que jamais la justice confesse son erreur ?
« Le plus curieux, c’est que les passages, mis à l'index par les juges, étaient moins raides que ceux que j'ai ajoutés dans une nouvelle édition parue après le jugement.
» Non ! je n'accepterai de réhabilitation que si on m'autorise à rétablir les textes primitifs.
— Pourquoi ne prenez-vous pas sur vous de les rétablir ?... La justice fermerait les yeux…
— Je vous avouerai que j'en ai eu l'idée, mais mon éditeur n'a pas osé.
» Je le comprends assez, car on risque gros… ; il suffirait qu'au parquet quelqu'un s'aperçût de la chose pour que des poursuites me fussent intentées auxquelles personne ne pourrait me soustraire.
» Et les conséquences ! désastreuses !... récidive, infraction au jugement qui ordonne la suppression des passages condamnés… y pensez-vous !
» Mais puisque nous évoquons ces souvenirs, je vais vous montrer quelque chose d'assez curieux. »
Et Richepin, dans sa bibliothèque, prend un volume : c'est l'exemplaire de la Chanson des gueux qui a servi pour instruire l'affaire ; ce volume a été dérobé au greffier, longtemps après l'audience, par un étudiant. Il a passé de main en main mais son authenticité est incontestable : au milieu on voit le trou qu'a fait l'aiguille lorsqu'on a attaché les différentes pièces du dossier.
Le livre est annoté au crayon bleu, et, chose curieuse ! des vers sont incriminés pour lesquels le ministère public n'a pas demandé de condamnation.
C'est que le juge, sa moisson d'horreurs une fois faite, a pensé qu’elle était trop considérable. Il a élagué : cela a dû lui coûter beaucoup, mais il a été contraint de s'y résoudre.
Trois vers dans lesquels Richepin, après avoir comparé la terre à une mère, parle de « testons » et de « matrice » ont été soulignés par le vertueux juge.
Mais où l'indignation du magistrat pudique a éclaté, c'est devant ces deux vers :
….Le vent sur les collets
Des messieurs boutonnés soufflent des cents d'épingles.
Deux coups de crayon !
— Ce passage à l'audience n'a pas été incriminé, nous explique Richepin, et je le comprends, car on aurait eu bien du mal à prouver qu'en les écrivant j'avais outragé la morale.
« N'importe ! le juge d'instruction était un raffiné, les épingles dans le cou ! cela devait lui faire passer des frissons, lui rappeler des souvenirs profanes. Ah ! ces magistrats ! ils connaissent les bons endroits, ils savent ce qu'on obtient avec des épingles dans le cou.
» Mais moi, je ne le sais pas, vous non plus, j'en suis sûr et je trouve, n'est-ce pas votre avis ? que les juges sont bien égoïstes en gardant pour eux et pour leurs collègues de pareils secrets... »
Plus loin, Richepin nous montre la grande tirade du prêtre qui a fait les frais du réquisitoire… en travers de la page, un NON s'étale avec un point d'exclamation.
— Et ne vous y trompez pas, nous dit-il ; cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas lieu à poursuites. Bien au contraire, c'est le NON indigné de l'homme qui se dit : « Inutile de lire davantage, on ne saurait aller plus loin dans l'obscénité. »
JEHAN DES RUELLES.
Anonyme, « Nouvelles », Vert-Vert, 25 janvier
1889, p. 2-3.
[…]
***
Extrait de la conversation que M. Richepin a eue avec un de nos confrères, à propos du Chien de garde :
« Il est regrettable, a dit l’auteur de Monsieur Scapin, que le comité de la rue Richelieu ait cru devoir repousser la pièce que j’avais eu l’honneur de lui soumettre, A mon avis, c’était une tentative curieuse, originale, un drame rempli d’épisodes, plein de psychologie et conçu dans une forme très littéraire. Jusqu’à présent, la Comédie-Française s'est bornée à nous faire voir le paysan ou l’ouvrier sous des formes poétiques. Le Chien de garde renferme, au contraire, de simples soldats, des gens du peuple, qui parlent un langage rude, parfois brutal, mais qui ne dépasse pas les limites permises sur une scène telle que la Comédie-Française.
» Cette pièce n’exige pas un grand luxe de mise en scène ni une grande quantité de personnages. Quelques soldats, et c’est tout.
» Actuellement, plusieurs combinaisons se présentent à mon esprit, notamment le Vaudeville avec Dupuis comme principal personnage. Cet excellent comédien serait très bien dans un rôle de vieux sergent grognon, quoique très bon enfant. Mais, jusqu'ici, aucune solution n’est survenue. »
Ajoutons que le Chien de garde se passe sous le Directoire et au commencement de la Restauration.
Le premier acte représente un camp. Des tentes sont plantées à droite et à gauche.
On sait que la Comédie-Française possède depuis deux ans, dans ses cartons, une autre pièce de M. Jean Richepin intitulée : Sacrifiée, qui a été reçue à correction et dont on n’a plus entendu parler. »
Février↑
Anonyme, « Le Flibustier » Le Petit Courrier, 7
février 1889, p. 3-4.
Peut-être est-il bien tard pour parler du Flibustier, mais nous nous reprocherions, en n’en disant pas un mot, de nous faire complice de l'indifférence du public angevin. C'est en effet, devant une salle à moitié vide, qu’on a joué et très bien joué l’excellente comédie de Jean Richepin.
Était-ce bien indifférence ? Ne se défiait-on pas plutôt systématiquement de l’illustre blasphémateur ? Au reste il n’importe. Rien n’est indifférent de ce que produit Richepin, — et nous ne comprendrions guère qu’on lui gardât rancune de ses Blasphèmes brutalement proférés dans une langue superbe, à lui qui a fait les Marches Touraniennes, à lui qui a jeté le sauvage et sublime cri de révolte des Parias, à lui qui s’est élevé dans la Requête aux étoiles jusqu'à la plus pure poésie.
Ce serait se faire de Jean Richepin une idée fausse et injuste, que de voir seulement en lui un blasphémateur de génie. Il sait plier à tous les genres son immense talent, dont la souplesse, n’est égale qu'à la sauvage et mâle énergie. Ceux-là peuvent être surpris, qui vont entendre le Flibustier avec une idée préconçue : dans cette comédie on ne reconnaît l’auteur des Blasphèmes qu’à son amour pour la mer, qu'il a déjà chantée, au relief étonnant du vers, au coloris puissant de la phrase et à la magie du style.
On a pu critiquer la manière dont l’action est conduite : il nous a semblé néanmoins que l’intérêt ne languissait pas un seul instant. Si la cause en est dans l’art merveilleux du poète, dont le vers étincelant nous tient sans cesse sous le charme, le but n’en est pas moins atteint, et l’on est assez mal venu à discuter le procédé.
Qu'importe aussi l’invraisemblable du point de départ de l’intrigue ? Il est assez étrange sans doute que Legoez, fût-ce après de longues années, reconnaisse dans Jacquemin son petit-fils Pierre. Mais avec quelle adresse cette erreur est ménagée. Et puis, le point de départ d’une pièce est chose bien accessoire : au théâtre ce sont des situations dramatiques qu’il faut, et elles ne manquent pas dans le Flibustier.
Au reste ce qui fait l’incontestable supériorité de cette comédie, c’est l’exquise poésie, dont elle est empreinte, c’est la couleur locale qui la rehausse, c’est le sentiment intense de la nature dont elle imprégnée. Certes en écrivant ce vers :
Nature, je te hais, pour t'avoir trop aimée.
Richepin se trompait, et la seconde partie de sa phrase était la seule vraie. C’est son {4} propre amour de la mer qu’il fait exprimer au vieux Legoez et à Janik.
Il semble qu’il a pris à tâche de rendre dans son Flibustier tous les sentiments dont il avait fait jadis si bon marché. Certaines gens n’ont pas laissé de s’en étonner ; quelques critiques en ont été presque déconcertés et l’ont même écrit. Pour nous, s’il faut considérer le Flibustier, non pas en lui-même, mais par rapport aux ouvrages qui l’ont précédé, nous avouons ne lui trouver que plus de charmes, émanant de l’auteur des Blasphèmes. Il a d’abord ainsi tout l’attrait d’une surprise. Et puis c’est un grand plaisir (pour les seuls sceptiques, il est vrai) de constater qu’un auteur a su être, ou, ce qui revient au même, a su paraître sincère, dans l’expression de sentiments et d’idées qui semblent aux partisans entêtés de la logique de voir réciproquement s’exclure.
Mars↑
Jean Soleil, « Chez M.
Richepin », Paris, 10
mars 1889, p. 2.
Deux nouveaux livres. — L'Impénitent et le Paradis du Diable.
N’avez-vous pas observé la persistante régularité avec laquelle se succèdent à tour de rôle et dans le même ordre les nouvelles œuvres des trois maîtres romanciers, Daudet, Zola et Richepin ? L’Immortel inaugure la série de 1888, quelques mois après c’est le Rêve que nous donne l’hôte de Médan, et voici maintenant la trilogie complétée par un prochain ouvrage de M. Jean Richepin. Après la poésie philosophique, le théâtre semblait cependant avoir absorbé l’auteur de la Glu ; depuis qu’il avait pris rang parmi les fournisseurs ordinaires de la Comédie-Française, tout juste entre MM. Meilhac et Pailleron, il laissait dormir dans ses cartons les romans ébauchés ; Monsieur Scapin lui prenait tout un hiver, le Flibustier tout un été, le Chien de garde, que la Maison n’a pas agréé, coûtait au poète le travail d’une automne, Ne voilà-t-il pas qu’on le disait occupé à une pièce nouvelle, demandée cette fois par les pensionnaires de la Comédie !
Allions-nous donc attendre une année encore avant d’avoir un pendant aux Braves Gens ! Le nouveau livre de M. Zola, sur les chemins de fer et la magistrature, verrait-il le jour avant l’œuvre dont M. Richepin nous avait, il y a de longs mois, promis la prochaine apparition ?
Indiscret par profession, curieux par goût, un peu dépité de ne point apercevoir le moindre feuillet de l’œuvre que nous avions annoncée, dans Paris même, j’ai voulu cette fois en avoir le cœur net. M. Richepin m’avait écrit de l’aller voir. Vous pensez si j’ai pris, comme on dit, mes jambes à mon cou.
La petite maison qu’habite le poète, tout là-haut vers les fortifications pelées, en un coin de province parisienne, presque aux portes de Levallois-Perret, vous la connaissez assez pour que je ne re commence pas à vous la décrire. On vous a peint le jardinet retentissant du gazouillis des oiseaux et des enfants, le cabinet de travail tout tendu de rouge, rempli d’armes bizarres et de cuivres fantastiques, on vous a fait à maintes reprises le portrait du poète crépu, très haut, très « aryen » dans sa pelisse pourpre. Rien n'a changé ; la maisonnette a gardé son bon aspect familial, la chambre où Richepin passe de longues heures à rêver ou à écrire fait toujours songer à quelque harem des pays bleus, et dans le jardin, grand comme un tout petit mouchoir de poche, enfants et oiseaux continuent à jeter au vent le joyeux écho de leur babil.
— Eh bien ! parlons-en de mon nouveau roman, puisque vous le désirez, me dit M. Richepin en me tendant la main. C’est peut-être bien tôt, le livre ne devant guère être publié avant le milieu d’avril ; mais ma foi, indiscret avant ou après, autant vaut l’être tout de suite. Mon prochain ouvrage aura pour titre l’Impénitent et sera surtout une étude psychologique. J'ai voulu analyser l’état d’esprit du criminel inconscient de ses crimes, de l'homme qui trompe, vole, pollue et finit par tuer sans le moindre remords, sans la moindre révolte de sa conscience.
Mon héros, Amable Randon de Doraval, est une sorte de hobereau orgueilleux, ambitieux, rongé d’appétits malsains, prêt à toutes les audaces, à toutes les infamies pour satisfaire son insatiable besoin de jouissances. Lassé de la vie rurale, il vient à Paris dans l’espoir d’y arracher un lambeau de renommée, mais obstinément les portes se ferment devant lui ; ses efforts demeurent stériles; vaincu toujours, il s’enrage vainement à galvaniser son impuissance, tous les moyens lui sont bons, et pourtant aucun ne lui réussit; rien ne l’effraye et tout l’arrête; il s’entête dans la défaite, plus ambitieux, plus tenace à chaque déconvenue et, vieilli, usé, rancunier contre tous les heureux, regagne à la fin ce village qu’il exècre pour y vivre au foyer, à la table de son frère, une vie de colères sourdes et de révoltes inassouvies.
Ce frère, il est riche, il est bon, il est aimé ; sa fortune, sa générosité, l’estime dont il jouit exaspèrent Amable, et lentement l’idée du meurtre germe en son cerveau. Il résiste cependant. Non par conscience. N’a-t-il pas droit de se venger du bonheur de cet homme ? Mais pourquoi le tuer quand la vengeance peut être plus longue, plus profitable, plus douce pour celui qui se croit un justicier ? S’il était marié, « le riche », s’il avait une femme qu'il aimât, il la lui prendrait, cette femme, il en ferait sa maîtresse, dans la maison même de l’époux, du frère, et l’inceste, ne serait-ce pas alors la suprême des jouissances ?
Dès cet instant, Amable n’a plus de cesse que son frère Désiré ne soit marié. Confiant et faible, ce dernier se laisse prendre aux hypocrites exhortations de celui qu’il considère comme son meilleur conseiller et il épouse une fille chlorotique, pâle fleur de confessionnal, qu’Amable s’étudie à corrompre, à gangrener, jusqu’au moment où elle s'abandonnera follement à lui. Mais quand il possède la femme, c’est l’argent qu’il veut. Quand il s’est repu dans l’adultère et dans l’inceste, c’est l’horrible jalousie qui le torture. Sa haine grandit, s’exaspère, devient terrible, l'obsession du meurtre se remet à le hanter, il est pris d’un inconscient besoin de tuer et il assassine son frère, palpitant de joie, rasséréné comme s’il venait d’accomplir quelque éclatante besogne de justice. Le remords, il ne le connaît point. Calme, heureux, impuni, Amable jouit ensuite de la vie à pleine coupe et meurt impénitent sans avoir jamais eu la vision du sang versé.
C’est là tout mon roman, continua M Richepin, et, vous le voyez, j’en ai fait surtout une œuvre d’intime psychologie. Ce que j'ai voulu décrire, analyser, c'est précisément celle béate inconscience du criminel, légitimant ses crimes, ignorant les révoltes de la conscience et les affres du remords. C’est aussi la corruption lente d’une âme molle, comme celle de l’épouse incestueuse, par un être plus fort, plus énergique qu’elle. Je me suis plu à disséquer, pour ainsi dire, toutes les péripéties de cette chute, à suivre cette femme à travers ses luttes, ses hésitations, ses abandons. J’ai synthétisé, dans ce caractère, toutes les faiblesses, toutes les turpitudes, tous les héroïsmes féminins qu'on ne connaît ni ne devine, et je crois y avoir réussi, grâce aux révélations d’un prêtre — un ami d’enfance — que mes blasphèmes n’ont pas éloigné de ma demeure. Maintenant vous connaissez toute la genèse de l'impénitent, vous savez ce que sera le livre, que voulez-vous de plus ?
— Un feuillet de ce cahier que vous tenez caché là-bas, dans cette bibliothèque.
— Comment ! une pièce de vers de mon prochain ouvrage de poésie ! Un morceau de mon futur Paradis du diable !
— Tout juste !
Le Paradis du diable, tel doit être en effet le titre du prochain poème que publiera M. Richepin. Le mot poème est-il exact ? Je ne sais, mais peut-on appeler autrement une œuvre dont toutes les parties tendront à la démonstration de cette thèse unique ; le Paradis est sur la terre, à chaque pas nous le rencontrons. Pour être heureux il ne faut pas s’y arrêter, mais marcher toujours à la recherche de quelque autre Paradis, en jouir autant qu’on peut et recommencer jusqu’au dernier souffle, jusqu'au dernier Paradis humain.
En insistant un peu j’ai été assez heureux pour avoir la primeur d’une des ballades qui composeront la seconde partie du livre. La voici :
BALLADE DE LA FAIM
Oui, mange à ta faim, mange en paix
Ta chair a droit d’être nourrie,
Fais ton devoir et la repais,
Pourtant, vois qu’en la bergerie
Par trop de luzerne fleurie
Les moutons crèvent du carreau.
Mange donc, mais sans goinfrerie
Préfère la lame au fourreau !
Songe que si tu t’entripais,
Ton sang vermeil, par de scorie,
Deviendrait un liquide épais
Pareil à cette glu nourrie
Qui s’encharognera la voirie.
Qu'il soit char et non tombereau,
C’est du fer qu’il faut qu’il charrie.
Préfère la lame au fourreau !
Les crânes des gens à toupets
Sont les maigres. Leur chair meurtrie
Se tale au dos des parapets.
Quelque vague charcuterie,
Voilà leur meilleure prairie,
Mais ils risquent bagne et bourreau,
Les gueux seuls ont l’âme aguerrie.
Préfère la lame au fourreau !
ENVOI
Prince, ceux dont le ventre crie
Voient rouge. Sois comme eux, taureau !
Va, pour frapper dans la tuerie,
Préfère la lame au fourreau !
Et maintenant, attendons octobre pour connaître ce Paradis du Diable qui peut-être ne s’appellera plus ainsi, car on dit M. Richepin difficile sur le choix de ses titres. Il se pourrait en effet que l’œuvre parût sous quelque autre nom, le Paradis de l'Athée ou les Chemins du Paradis. Quoi qu'il en soit, nous devons force gratitude au poète pour nous avoir ainsi réservé l’un des plus intéressants feuillets d’un livre qui certainement excitera le même intérêt que les Blasphèmes dont il sera, nous a dit M. Richepin, le complément philosophique.
Jean Soleil.
Mai↑
Anonyme, « Le Flibustier », La Paix, 16 mai 1889,
p. 1-2.
M. Jean Richepin est, de tous les poètes de la jeune génération, celui dont le vers convient le mieux au théâtre. Plénitude, sonorité, relief, ce vers a toutes les qualités indispensables pour franchir la rampe. De plus, il est dramatique, en ce sens que la pensée ou le sentiment s’y condense naturellement en une synthèse expressive. Le jour où M. Richepin mettra ce remarquable instrument au service d’une conception théâtrale habilement déduite, il remportera un succès de premier ordre.
Ce succès, il l’a presque atteint avec Nana-Sahib, un drame vigoureux où la fougue de son tempérament avait pu prendre une libre carrière. Il en resta plus loin avec Monsieur Scapin, un caprice de virtuosité littéraire dont le cadre un peu étroit risquait d’emprisonner sa verve. Il avait plus de chances d’y parvenir avec Le Flibustier, dont le sujet, par la somme de passion qui semblait devoir y trouver place, paraissait convenir mieux qu’aucun autre à la forme énergique et vibrante de son talent. S’il ne l’a pas absolument et pleinement atteint, cela tient à une raison que nous essaierons de mettre en lumière.
Sa fable du drame est des plus simples. Dans une maison campée au bord de la mer, vit avec sa bru Marie-Anne et sa petite fille Janik, un vieux marin, Legoëz, fanatique de la mer, où il a passé son existence. De sa famille, jadis nombreuse, c’est tout ce qui lui reste. A moins que son autre petit-fils, Pierre, cousin-germain de Janik, ne revienne d’un voyage pour lequel il est parti depuis bien des années.
Mais, voilà, Pierre reviendra-t-il ? Sans qu’on s’en ouvre trop au grand-père, on commence à craindre que non. Il y a si longtemps qu’on est sans nouvelles de l’absent !... Justement, tandis que le vieux est dehors, un inconnu survient. C’est un compagnon de Pierre, qui a couru la mer avec lui, sous tous les climats et à travers tous les dangers. Il vient dire que Pierre est mort. La mer l’a pris un jour de bagarre et ne l’a pas rendu ; bien que personne n’ait revu son corps, sa perte est certaine.
Marie-Anne s’est trouvée seule à recevoir le coup de la fatale nouvelle. A la vue du vieux Legoëz qui rentre, une idée, pieuse autant qu’imprudente, lui traverse l’esprit : épargner au grand-père une émotion qui pourrait le terrasser. Et elle improvise un mensonge dont, malgré lui, le compagnon du défunt se trouve être complice. C’est Pierre qui est revenu ; c’est Pierre qui est là… Le premier choc est paré. Plus tard, à loisir, elle amènera le vieux à connaître la vérité. Le faux Pierre s’en ira, ne reparaîtra plus et le moment viendra où, sans danger, elle pourra avouer sa supercherie.
Le faux Pierre ne s’en va pas, retenu par l’aïeul, trop heureux d’avoir retrouvé son gars. Janik aussi est trop heureuse, car Pierre était son fiancé. Elle l’aimait {3} sans presque le connaître. Elle l’aime maintenant qu’elle l’a vu. La situation de Jacquemin – c’est le nom du faux Pierre – devient cruelle. Forcé, par pitié pour le vieux de prolonger son erreur, il a le remords de cette affection qu’il vole et, plus encor peut-être, de cette tendresse qui s’égare sur lui. Que faire, pourtant ? Prisonnier de son mensonge, il ne trouve d’autre issue que la franchise d’un brusque aveu. Cet aveu, il le fait à Janik, avec d’autant plus de douleur que, cette enfant, il a appris à l’aimer lui-même. Il va le faire au grand-père lorsque Pierre, le vrai Pierre, sauvé jadis par miracle et bien vivant, reparaît.
La stupeur qui accueille son arrivée le déconcerte et l’irrite. Qu’y a-t-il là-dessous ? Un mot l’éclaire. Jacquemin est un traître qui a pris sa place. Et, sans avoir le temps de s’expliquer, Jacquemin est chassé par le petit-fils et l’aïeul indignés.
Il revient, pourtant, vers celle qu’il aime et dont il se sait aimé. Il revient lui dire adieu, tristement, et il s’en va, en brave garçon qu’il est, lorsque Pierre et Legoëz reviennent. Pierre sait tout ; il répare ses torts en tendant la main à son ami. Le vieux sait tout aussi ; mais il garde encore au fond du cœur un reste de rancune. Ce n’est pourtant pas de lui que vient le dernier à-coup, mais de Pierre, surpris par la révélation soudaine de l’amour qui unit Janik et Jacquemin. Peu s’en faut qu’il ne voie là le fait d’une trahison. La raison reprend pourtant ses droits et il renonce à ses droits de fiancé, tandis que le vieux Legoëz, heureux de trouver en Jacquemin un fin matelot, consent d’autant plus volontiers au mariage que Pierre, devenu chercheur d’or en Amérique, a cessé d’être un vrai marin.
Le principal défaut de cette pièce est que les trois quarts de l’action résultent d’une erreur sans laquelle il n’y aurait ni drame ni comédie ; et ce défaut devient plus sensible encore lorsqu’à plusieurs reprises le mot qui dissiperait cette erreur est attendu, presque nécessaire et n’est pas dit ou n’est prononcé qu’à moitié. Un second défaut est que le drame ou la comédie qui pourrait être le développement de cette action ne se dessine pas avec une entière franchise. Les deux genres sont amalgamés en un mélange parfois décevant.
C’est ainsi qu’au moment où le vieux Legoëz consent à l’union de Jacquemin et de Janik, on aimerait le voir se décider par des raisons un peu moins superficielles que celle de son goût pour les vrais marins ; ou du moins on est tenté de regretter que ce moyen épisodique et de pure comédie ait pris la place d’un ressort plus sérieux que l’analyse psychologique eût pu fournir.
Cette réserve faite, nous sommes heureux de pouvoir louer sans restriction la force et la pureté d’une langue excellente et la facture d’un artiste passé maître en l’art de forger le métal sonore du vers.
M. Got a composé le rôle du vieux Legoëz avec une autorité et un sentiment du pittoresque absolument remarquables. M. Worms, dans le personnage de Jacquemin, arrive à l’émotion par des moyens très sobres. La sobriété n’est pas ce qui manque à M. Laroche ; mais elle se double chez lui d’une sécheresse qui en compromet les effets. Mme Barretta est une Janik très touchante et Mme Pauline Granger tire du rôle effacé et ingrat de Marie-Anne un honorable parti.
En même temps que Le Flibustier, la Comédie-Française nous a donné Le Baiser, un acte de M. Théodore de Banville. C’est une fantaisie dialoguée, où, sous prétexte de s’unir en des noces d’ailleurs aussi platoniques que chimériques, Pierrot et la fée Urzèle débitent les plus invraisemblables et les plus délicieuses sornettes. Mlle Reichemberg et M. Coquelin cadet s’acquittent à merveille de leurs rôles, qui consistent à secouer dans l’azur du caprice les grelots en or pur d’une exquise et chimérique marotte.
F. Bourgeat, « Le Chien de
Garde », Vert-Vert,
23 mai 1889, p. 2.
Drame en cinq actes, en prose, de M. Jean Richepin.
Un succès immense, net, décisif, sans restriction, un succès enthousiaste et mérité, a accueilli le beau drame de M. Jean Richepin, que M. Derenbourg, l'intelligent et actif directeur des Menus-Plaisirs, a eu la bonne idée de monter avec un soin et un tact artistique digne des plus grands éloges.
Le Chien de garde est un drame intéressant, rempli de situations poignantes, et faisant vibrer dans le cœur des spectateurs les plus beaux, les meilleurs, les plus nobles sentiments.
Et M. Derenbourg a confié l'interprétation de cette œuvre exceptionnelle à des artistes de premier ordre. Le principal rôle est tenu par Taillade qui plus que jamais, s’est montré grand comédien. Il est impossible de pousser plus loin l’art d’émotionner le public par des moyens plus vrais, plus sincères, plus admirables. Diction, attitude, composition, tout est parfait dans la façon dont Taillade a compris et joué le superbe rôle du vieux grognard, impeccable gardien de l’honneur du nom de son général, car le « chien de garde ». C’est lui. Le général Renaud, comte d’Olmûtz, en mourant, a convié au sergent Pérou et à sa digne épouse, la lavandière Jacqueline, le soin d’élever son fils Paul, encore enfant.
Tué dans la déroute qui a suivi la bataille de Leipzig, le général a recommandé à Férou de veiller à ce que le jeune Paul ne compromette jamais l'honneur du nom glorieux qu’il lui laisse pour tout héritage.
Et Férou jure de « garder » intact cet honneur et de le défendre par tous les moyens.
C’est que Paul est l’enfant naturel du général : sa mère était une créature sans respect pour rien. I1 y a à craindre, de la part de cet enfant, des faiblesses terribles...
En effet, dès le second acte, Paul, qui est alors âgé de dix-neuf ans et est devenu caissier chez son parrain, mène une existence de désœuvré et de viveur. Il a pour maîtresse une actrice, Julia, qui l’aime sincèrement, mais qu'il veut entourer de luxe et, pour cela, entrai né par des jeunes g ns sans conduite, il joue... Il se laisse aller jusqu’à puiser dans la caisse de son patron. Il sait bien que celui-ci lui pardonnera, car il doit lui laisser toute sa fortune.
Malheureusement le parrain meurt subitement et sans avoir fait de testament. Les parents éloignés qui héritent font poser les scellés ; un déficit de 20,000 francs va être découvert.
Paul avoue sa faute à Férou, et celui-ci, poussant son dévouement de « chien de garde » jusqu’au sublime, aime mieux se faire condamner en s’accusant lui-même du vol, que de laisser salir le nom de son cher général.
Mais il fait jurer à Paul de ne plus revoir Julia. Pendant que Férou est au bagne, Paul vit avec la vieille Jacqueline ; bien entendu, il ne cesse de fréquenter sa Julia qui s'occupe de faire gracier Férou.
Celui-ci s’évade du bagne et revient inopinément. Paul lui avoue qu’il revoit Julia.
Le vieux sergent est furieux, mais il pardonne au jeune homme quand celui-ci lui avoue qu’il est allié à une conspiration en faveur de « son Empereur ».
Cette conspiration est, du reste, découverte par la police. Un inspecteur vient réclamer Paul chez Julia et lui déclare qu'il y va pour lui de la peine de mort, mais que, si Paul consent à livrer à la justice certaines lettres compromettantes d’un maréchal, pair de France, qui est à la tête du complot, il sera remis en liberté.
Paul repousse avec indignation cette proposition et, quand il est seul avec Julia, il la charge d’aller chercher les lettres en question et de les détruire.
Julia, folle de terreur, et pour sauver la tête de celui qu’elle aime, ne détruit pas les lettres et les livre à la police.
Quand elle vient chez Férou et avoue ce quelle elle a fait, le vieux soldat est sur le point de la tuer : tout le monde croira que c’est Paul, le fils du général Renaud, qui a trahi son chef par terreur, par lâcheté...
Pérou ordonne à Paul de se tuer pour que la calomnie ne puisse l’atteindre, il lui donne un pistolet et l’envoie dans sa chambre faire son devoir...
Resté seul, Férou attend vainement le bruit du pistolet, il devient presque fou, il a une vision : son général lui apparaît et lui crie : « Souviens-toi. Férou, que tu as juré de garder mon honneur par tous les moyens ! »
Alors, il entre dans la chambre de Paul et c'est lui qui lui fait sauter la cervelle.
Et quand il revient auprès de Jacqueline terrifiée, il lui dit : « Personne ne saura que le fils du général Renaud, comte d’Olmutz, était un jeanfoutre ! »
Nous avons dit combien Taillade était admirable dans le rôle du sergent Férou. I1 est juste d’ajouter que tous les autres interprètes ont été à la hauteur de leur tâche respective.
Mlle Marthold a joué le rôle de Jacqueline de façon à rappeler Mme Marie-Laurent dans ses plus belles créations ; Mme de Fehl, déjà remarquée dans Rolande, a remarquablement tenu celui de Julia ; M. Claude Berton s’est tiré à merveille du rôle très difficile de Paul et M. Lacroix a montré un talent supérieur dans celui d'un agent de police retors et cauteleux, très bien imaginé.
MM. Petit, Kéraval, Rosambeau, etc., etc. ont eu leur part dans le grand succès de la soirée.
Le Chien de garde attirera longtemps la foule aux Menus-Plaisirs. C’est une œuvre qui, devant les étrangers si nombreux à Paris en ce moment, fera honneur à la littérature dramatique de notre pays et de notre temps.
Juin↑
Henri Lapierre, « Un
classique » Le Progrès de
la Côte d’Or, 1er
juin 1889, p. 1.
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Je n’ai pas osé écrire en tête de cet article le nom redoutable de Jean Richepin. Un certain nombre d’abonnés auraient probablement plié aussi tôt le journal avec des gestes de terreur et de dégoût. Une légende effroyable s’est créée, en effet, autour de l’auteur condamné de la Chanson des Gueux. Nous ne le voyons plus que, très loin, avec des cheveux hérissés comme des serpents, un profil d’empereur romain et des yeux étincelants. Il dévore à déjeuner trois ou quatre philistins, autant à dîner, et se vautre complaisamment dans le sang de ses malheureux contemporains. — C’est Richepin ! — Aussitôt les mères de famille se signent avec effroi et bouchent, de leurs mains tremblantes, les oreilles des jeunes demoiselles. Les titres des livres édités chez Dreyfous apparaissent au milieu de lueurs sanglantes : la Glu, les Blasphèmes, la Mer. On entend un rugissement. C’est le poète qui manifeste sa redoutable présence. Sauvons-nous. Vade retro. C’est le diable lui-même. Et Richepin, satisfait de l’effet produit, rit dans sa barbe d'ébène. Il se frotte les mains, s’installe devant sa table de travail et se met courageusement à piocher un nouveau chef d’œuvre. La terreur qu’il inspire lui cause assurément des joies profondes et des satisfactions ineffables.
Nous continuons cependant à ne voir dans l’auteur de : Les blasphèmes qu’une espèce de monstre, une fleur malsaine éclose dans la pourriture de notre littérature décadente. L’homme est aussi bizarre que l’œuvre. Il s'éprend follement d’une grande actrice, pour elle se couvre de vêtements éclatants et récite des vers sur un théâtre, devant les badauds stupéfaits. Il crée même des drames dans la vie réelle, se précipite, à la suite de Sarah, dans les maisons paisibles, menaçant « d’arracher les boyaux du ventre » à tous les gens qu’il rencontre. Il fait voir ses dents de carnassier et va mordre. Mais, soudain, il abandonne ses allures de tigre qui a brisé ses barreaux, lâche son théâtre et sa cabotine et rentre paisiblement dans la bergerie. Car Richepin est tout à fait marié, devant le maire et le curé. Il a un intérieur paisible et honnête, tout comme le débitant de denrées coloniales du coin. Ce mangeur de petits enfants en possède un ou deux qu’il adore et pour lesquels il écrit des dédicaces morales, en tête de ses romans. Nana-Sahib n’a jamais massacré les bataillons anglais ; « l’athée » n’a pas brisé les croix de pierre aux angles des carrefours des routes départementales ; le « gueux » passe ses étés au bord de la mer, ainsi qu’un banquier, et ses hivers dans une maison bien chaude, les pieds sur les chenêts, en fumant du tabac étiqueté par la régie.
Les mères de famille n’ont donc pas besoin de faire le signe de la croix et de vite sauvegarder leurs filles en entendant vibrer les syllabes sonores du nom du réprouvé. Ce diable est bon enfant. Le littérateur prend des poses excentriques et se donne des airs de sauvage prêt à dévorer des lapins vivants. Mais grattez le sauvage, vous ne tarderez pas à trouver le classique.
Un classique, oui. M. Jean Richepin est classique toujours, par la forme ; il est de ces auteurs qui, comme dirait M. Jules Lemaître, on fait d’excellentes humanités. Il est parfait, correct malgré tout, impeccable au point de vue du style. En outre, « il a au plus haut point l’art de la composition, l’art de tout subordonner à quelque chose d’essentiel, à une idée, à une situation, en sorte que d’abord tout la prépare, et que tout ensuite contribue à la rendre plus singulière et plus frappante et à en épuiser les effets. » Il est doué d’une forte santé littéraire et ne se complaît point dans ces digressions nuageuses, ces études psychologiques maladives qui font le bonheur des « sensitifs ». Oui, M. Richepin est un classique avec la désinvolture cynique d’un Mathurin Régnier, les hardiesses d’un Rabelais et la force d’un Corneille. Son vers se coule dans un moule d'une admirable perfection et sort ensuite de la prison où il a été forgé superbe à voir, brillant et sonore. On ne trouve dans le style du poète de la Mer et des Blasphèmes aucune de ces mièvreries voulues, aucune de ces « déliquescences » que les rimeurs atteints de maladies nerveuses nous donnent aujourd'hui comme le dernier mot de l’art. Le forgeron de la Chanson des Gueux ne se soigne pas au bromure de potassium : il a les muscles solides et l’estomac bien portant ; il abhorre les médicaments, mais ne déteste pas de boire plusieurs verres d’un vin capiteux dont les fumées ne lui font pas tourner la tête.
Richepin est un classique qui se débauche. Il aime à faire des farces — des farces terribles pour épouvanter les bons bourgeois. Mais il est enchaîné par les lois de la grammaire, et les règles de la syntaxe l’entourent comme des fortifications. A tout propos, il est enchanté de tirer sur sa chaîne et de faire des cabrioles sur ses fortifications. Il choisit quelque mot bien cru, quelque adjectif scandaleux ou quel que verbe à la robe retroussée et le lance comme un lazzi au nez de ceux qui l’admirent. Rien de ce qui est dans le dictionnaire ne l’épouvante ; il saisit les expressions canailles et, classique malgré tout, s’empare de toutes celles que peuvent lui fournir les glossaires argotiques afin de les piquer dans ses poèmes impeccables, comme on pique des gousses d’ail dans un gigot, pour en relever le goût.
Richepin est un normalien exaspéré ! Il a sur le dos une robe de Nessus, une robe de professeur qui lui brûle les épaules. Ne pouvant pas s’en débarrasser, il prend un plaisir enfantin à la maculer et à la souiller. Il la relève à tout propos, cette toge noire et solennelle, et prend des attitudes obscènes. Il se débraille, défait le collet de sa chemise, ricane, gouaille, crie et chante d’une voix avinée. Mais la robe souillée, maculée, déchirée, ne cède pas et reste attachée au poète qui, fatigué par tant d’excentricités, doit se résigner à rester paisible. C’est alors que Nana Sahib abandonne Sarah Bernhardt et regagne le foyer familial.
***
Et cependant !
Vous avez assurément lu, cher lecteur, — ou vu jouer, colporté en province par les troupes de passage, un drame tendre : Le Flibustier, dont M. Got enlevait magistralement le principal rôle.
Richepin-Berquin.
Maintenant on joue — depuis quinze jours — le Chien de garde, du même Richepin, au théâtre des Menus-Plaisirs. Et devinez ce qu’est ce Chien de garde. Un mélo, mes frères, un bon vieux mélo du boulevard du Crime. Je ne vous en conterai pas le sujet. Mais il y a là-dedans toutes les bonnes vieilles ficelles classiques : le forçat innocent, la croix de ma mère, le serviteur sublime qui se dévoue et le reste.
Richepin — Xavier de Montépin — D’Ennery, etc., etc...
***
Or cessons de rire et de railler. Richepin restera une des figures les plus puissantes et les plus originales de ce temps. Il est parmi nous comme un fou sublime, auquel nous pardonnons volontiers toutes ses folies, quand il nous apparaît, les yeux trempés de larmes, ému, grandiose et qu’il nous chante quelqu’un de ces poèmes de doute, d’amour ou de haine qui font tressaillir les plus intimes fibres de notre âme. Nous restons alors, muets, savourant les mélodies divines qui vibrent sur ses lèvres sacrées. Nous oublions tout : les réclames malsaines, les folies, les cabotinages déshonorants. Nous aimons Richepin ; nous l’admirons et nous at tendons toujours avec impatience les œuvres qu’il prépare.
Que va-t-il nous donner demain ?
Qui sait ? Quelque excentricité peut-être. Mais alors nous nous permettrons, philistins exigeants, de faire remarquer au poète qu’il y a déjà longtemps qu’il n’a pas produit un chef-d'œuvre.
Henri Lapierre.
Octobre↑
Gaultier-Garguille, « Propos de
Coulisse », Gil Blas,
15 octobre 1889, p. 3.
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[…]
M. Massenet, en ce moment, termine la partition du Mage, l'opéra en quatre actes dont M. Jean Richepin a écrit le poème.
On sait que l'auteur a eu l'idée de faire revivre au théâtre l'époque de Zoroastre. Aussi son œuvre prête-t-elle à la plus magnifique et plus somptueuse mise en scène.
La première de cet ouvrage nous sera donnée à l'Opéra dans le courant de l'hiver prochain, 90, 91.
X
Cet hiver il se pourrait que M. Richepin eût une œuvre jouée à l'Opéra-Comique.
Le poète, en effet, se propose de porter ces jours-ci à M. Paravey le Flibustier qui a été mis en musique par un compositeur russe de grand talent, M. César Cui.
Ce dernier est une personnalité marquante et justement appréciée dans son pays. Il appartient à l'armée ; il est général, et général réputé pour sa science. Aussi le czar l'a-t-il nommé tout à la fois professeur de fortification à l'Ecole d'état-major, et précepteur de ses fils. Mais le général César Cui est un mélomane acharné. Et mettant à profit ses instants de loisir il s'est fait une réputation de critique musical et aussi de compositeur.
X
Donc, séduit par la belle œuvre dramatique de M. Jean Richepin, M. César Cui écrivit à l'auteur son dessein de la mettre en musique telle quelle. On traita par correspondance et les deux collaborateurs, qui ne se connaissaient pas et déjà étaient amis, pour parer à cet inconvénient échangèrent leurs photographies ainsi que deux fiancés.
Cela leur permit plus tard d'aller l'un au devant de l'autre et de se tendre la main, sans s'être jamais vus jusque là, le jour, où M. Richepin, mandé par son collaborateur, alors en Belgique, descendit à la gare de Liège.
Ils eurent vite fait connaissance, et s'entendirent aussi vite. La musique était faite. Deux chœurs à rimer, quelques riens à retoucher et ce fut tout. Maintenant la partition est chez l'éditeur qui a été séduit par une musique remarquable. Nous l'entendrons, du reste, et probablement cet hiver, à la place du Châtelet.
X
Vous dirais-je que je connais encore d'autres secrets, concernant l'auteur des Blasphèmes ?
Eh bien ! il retouche le grand drame en cinq actes et sept tableaux qu'avait reçu la Comédie-Française, mais à correction ! Ces corrections, le poète les fait, et dans quelques semaines il lira de nouveau le drame au Comité.
Le titre provisoire est Sacrifice.
Enfin, il y a aussi dans les cartons du poète, Sita, la pièce que madame Jeanne Hading devait créer aux Menus-Plaisirs.
Mais le scénario seulement est fait. Vienne une occasion (car l'écrivain se refuse à chercher et Sita nous sera donnée sans retard.
Voilà, je l'espère, de quoi rassurer et aussi allécher les admirateurs du beau talent de M. Jean Richepin.
[…]
Félicien Champsaur, « Dix ans
après », Le Figaro,
supplément littéraire du dimanche, 26 octobre 1889,
p. 2-3
Article recensé par
Yves Jacq
« Ce siècle a encore vingt ans avant de faire place à un autre. C'est entre 1779 et 1800 qu'a grandi Napoléon. Lorsque Hugo, le plus tard possible, sera couché dans la tombe, quel est celui qui apparaitra ? Les vieux s'en vont, et, chaque jour presque, une fosse s'en tr'ouvre, où les jeunes étendent un homme qui fut leur maître, artiste, écrivain, politicien, orateur. N'est-ce pas l'heure de regarder ceux qui grandissent ? »
Telles sont les lignes qui terminaient une étude sur le quartier Latin, et que je publiai, il y a dix ans déjà, hélas ! (Figaro, 8, octobre ,1879). Eheu, fugaces, Postume, lahuntur anni. Et cette esquisse littéraire finissait ainsi « Avant dix ans même, il sera curieux de noter ceux qui, de cette ombre, auront émergé, se seront placés dans la notoriété publique, et, peut-être, auront des lueurs de gloire. » L'heure est venue, l'heure qui, alors, apparaissait très lointaine; et il a paru curieux au rédacteur en chef de ce journal de faire passer une revue, après ces dix ans de bataille.
Il y a des morts, des disparus de toute sorte, dans la province, dans la tombe (Charles Cros et Fernand Icres) ou dans la folie (Gill, Vast et Sapeck). Les autres, ce sont Paul Bourget, Rollinat, Georges Lorin, Charles Lomon, Goudeau, Moynet, Jules Jouy, Charles Leroy, Vast et Ricouard, Emile Cohl, le caricaturiste Georges Laguerre, Pichon, Mermeix, Fragerolle, Georges Berry, Taboureux, Luigi Loir, Charles Frémine, Le Bargy, Paul Mounet, Galipaux.Grenet-Dancourt, Louis de Gramont, Eugène Le Mouel, Jean Floux, Alphonse Allais, Rodenbach, Harry Alis, Massiac, Paul Vivien, Deschaumes. Voilà les noms cités dans cet article d'alors aujourd'hui, comme on voit, un certain nombre sont des noms de victorieux.
Il y a dix ans, au quartier Latin, de jeunes plumes s'aiguisaient, des presses étaient en mouvement, des journalistes et des poètes s'essayaient dans leurs journaux éphémères. Ils se réunissaient, le soir, dans leur club le club des Hydropathes pour dire des vers, entendre des musiques. Si, à présent, on avait encore, sur la rive gauche, des réunions de ce genre, elles arracheraient, de-ci, de-là, aux fascinations des serveuses de brasserie un grand nombre de jeunes gens qui, égarés par l'orgie facile, traînent dans le sillage de ces jupes banales les souvenirs du toit natal et la confuse poésie de leur cœur. De la morale. Serait-ce l'âge, les trente ans qui viennent de sonner ?
Le quartier Latin ?
D'aucuns assurent qu'il n'existe plus. Les étudiants de 1830 et de 1848 faisaient des barricades. La plupart de ceux de maintenant font des femmes. Dans les dernières agitations politiques qui signalèrent la fin de l'Empire, les casse-têtes corses rencontrèrent par aventure, sur les boulevards, quelques individus qui se disaient étudiants, mais ne purent jamais le prouver. Le chardonneret de Rose Pompon tourne au serin, et les tramways qui sillonnent incessamment les boulevards Michel et Germain passent, au son des trompes triomphantes, sur les tronçons mutilés de ce qu'on appela le quartier Latin. Voilà ce que d'aucuns assurent; ce sont les louangeurs du temps passé. Mais le Quartier existe toujours et la jeunesse y est aussi ardente qu'elle pût être jamais.
Il y a des jeunes, aujourd'hui, comme nous étions il- y s. dix ans. Ils. fourmillent. Troupe frémissante, ils décrivent autour des bureaux de journaux ou de revues, autour des théâtres, des cercles concentriques tous, un manuscrit au poing, enflammés de leur œuvre future, n'ayant peut-être jusqu'ici que de la confiance et de l'audace, mais décidés à les pousser jusqu'au talent ou au génie.
***
Un soir d'hiver, j'étais dans l'atelier de Gill, rue d'Enfer (Denfert, nouvelle orthographe). La neige tombait au dehors, et le poêle était rouge. Gill, inquiet, pris de mélancolie à voir les flocons tourbillonnant dans le crépuscule, se mit à parler sur la vieillesse, la mort, le néant. Il comparait la vie à une
montagne. Lorsqu'on commence la route, on ne voit pas de l'autre côté, on est heureux. On a vingt ans. Les chemins sont bordés d'aubépines et d'églantiers.
Ah ! qu'il était, mon chat botté,
Luisant d'amour et de gaité,
Quand, chat d'audace,
Avec ses airs exorbitants,
Il précédait mes beaux vingt ans,
En criant Place I
« Lorsqu’on arrive à la cime de la montagne, vers la quarantième année, disait Gill, rêveur, comme s'adressant à lui seul, on voit la descente rapide, et au bout. » Au bout, ce fut pour lui une cellule d'aliéné, puis un trou dans le cimetière de Charenton, où il repose. Pauvre Gill ce fut un mélange de timidité et de vanité puérile, d'orgueil d'autant plus affirmé qu'à la fin il appréhendait le ratage de sa vie. « Est-ce que tu as des frères ? » » lui demandait une de ses amies. Oui, mais ils sont en marbre. Je te les présenterai au Louvre. » Des phrases, alors amusantes, deviennent lamentables et caractéristiques quand celui qui les prononçait sérieusement est devenu fou. Ne songeons qu'aux charges du grand caricaturiste et à quelques poésies de lui, d'un sentiment intense et pénétrant.
***
Gill était une célébrité de ce club des Hydropathes, aujourd'hui oublié sans doute. Les Hydropathes disparus, vinrent les Hirsutes. Les Hirsutes, c'étaient des jeunes gens qui avaient des cheveux,
Tellement de cheveux qu'ils pouvaient les vendre nettoyés aux coiffeurs comme cheveux pour dames. Hydropathes ou Hirsutes, la nichée s'est envolée de tous côtés. Les étudiants en droit sont devenus avocats, magistrats, notaires, députés, les carabins sont devenus médecins on ne sait où. C'est la foule. Quant aux bohèmes de vocation, traversant la Seine, ils campèrent une année à Montmartre, dans le pittoresque et extraordinaire cabaret le Chat Noir. Salis, un des plus merveilleux bonimenteurs du siècle, criait à la porte
– Entrez, entrez, mesdames et messieurs ! La séance va commencer 1 Mais que les bourgeois, les épiciers, les parpaillots se gardent bien de franchir cette porte, s'ils ne veulent pas mourir de male mort !
Goudeau, qui fut le leader des Hydropathes, celui des Hirsutes, puis le hâbleur de Montmartre, au début de cette auberge d'où, comme des passereaux, point effarouchés, s'envolent toujours sur Paris des vers et des airs modernes,
Goudeau clamait :
Hautainement et pleins d'ivresse, nous tiendrons
Nos verres trente fois plus vastes que des urnes,
Et, malgré les Satans et les dieux taciturnes,
Invinciblement nous boirons.
Poète de la saine race gauloise, il a pour ancêtres littéraires François Villon et Mathurin Régnier, dans les poèmes que ses camarades applaudissaient, au temps de leur première jeunesse. Assez récemment, il a publié un livre de souvenirs, Dix ans de bohème. Et il est toujours l'auteur de sa fameuse poésie la
Revanche des bêtes et des fleurs.– Lorin, qui publia autrefois un joli livre de fantaisies, Paris Rose, s'enferme et s'isole sans doute en son rêve de pige-lune. M. Charles Lomon, après avoir fait jouer, avec du retentissement coquelinesque, un drame en vers, Jean Dacier, à la Comédie- Française, puis un autre drame en vers, moins heureux, à l'Odéon, n'a plus rien produit ; il s'est marié, et c'est tout. M. Maurice Rollinat, réfugié à la campagne, dans la Creuse, parachève, dans le recueillement et la solitude, un pendant on peut l'espérer sûrement d'un art pittoresque à son recueil les Névroses, qui eut un si rapide succès, à la suite d'une célèbre chronique de Wolff. Vast, le demi-romancier, est fou, et son collaborateur Ricouard est mort.
***
Un fou encore, Sapeck, qu'on vient d'enfermer il y a quelques jours. Les « fumisteries » de Sapeck sont célèbres. En voici une que Paul Bourget ne m'en voudra pas de faire connaître. Bourget avait conté, certain soir, avec sa façon ordinaire de dandy, qu'il se levait pour travailler, à minuit, s'il s'était couché de bonne heure, et qu'il écrivait jusqu'au matin quand même, s'il était rentré tard. Sapeck, aussitôt, heureux de réaliser une économie de loyer, lui proposa, puisqu'il n'usait pas de son lit, de le lui céder à minuit. Ce fut convenu. Pendant une semaine, Sapeck rentra très exactement et dormit jusqu'à sept heures sonnantes du matin, car alors Bourget devait se reposer jusqu'à neuf. Seulement, Bourget était
abattu, dans la journée, par d'invincibles somnolences. Aussi le huitième jour, il n'ouvrit pas, à minuit, quand Sapeck arriva, carillonna le neuvième jour, Bourget dut fourrer du coton dans sa sonnette. Comme au premier étage c'était rue Guy-de-la-Brosse, dans ce paisible quartier du Jardin des Plantes
si balzaciennement décrit dans les premières pages de ce très magistral roman: le Disciple habitait un député, M. Paul Bert, je crois, dont la voiture restait ordinairement dans la cour, Sapeck s'y réfugia pour attendre l'aube en fumant des cigares et, par mégarde, vers deux heures du matin, il enflamma du foin qui se trouvait à côté. Toute la maison fut réveillée à cette lueur, et le futur académicien, qui n'en pouvait mais, reçut du concierge irrité son congé ; c'est la légende. (Mettons qu'elle est fausse.)
Bourget est de la génération précédente, du groupe Bouchor, Ponchon,Richepin, Sapeck ; il avait déjà publié deux volumes de poésie: la Vie inquiète, Edel, et tous ses camarades présageaient son élégante et haute destinée littéraire. Paul Bourget avait alors, parmi ceux qui le suivaient déjà, un poète, Victor
Zay, dont je vois toujours la tête fine avec la barbe en pointe, les yeux bleus et songeurs, le chapeau marron coupé d'un ruban de velours noir. Un soir, il nous dit un sonnet qui me parut un chef-d'oeuvre, et dont je ne me souviens plus: les Foins. Encore un mort, Victor Zay le sonnet qui sentait si bon est mort aussi sans doute. Paul Mounet, alors étudiant en médecine, depuis un admirable tragédien, aux côtés de son frère aîné, se souvient-il d'avoir fait savourer ce sonnet– les Foins dans une brasserie de la rue Cujas, dans ce même endroit où, avec Le Bargy, aujourd'hui le distingué comédien de la rue Richelieu, chacun drapé, en guise de peplum, dans un drap de lit, il jouait du Corneille ou du Racine ? Galipaux, ensuite, nous égayait de ses spirituelles galipettes et monologuait originalement Coquelin cadet applaudissait et monologuait à son tour. Il y avait là, d'ailleurs, Charles Cros, le père du monologue. Un mort encore.
On a fait à Charles Cros une étrange auréole il la mérite un peu. On a dit qu'à seize ans il professait l'hébreu et le sanscrit que, le 30 août 1876, un an avant qu'Edison prît son brevet, il remettait à l'Académie des sciences un pli cacheté contenant la description du phonographe qu'il produisait artificiellement des améthystes, des saphirs, des rubis, des topazes, et qu'enfin il trouva presque la photographie des couleurs. S'il créa des améthystes, des rubis, des topazes, ce sont, je pense, seulement, les poèmes de son livre d'une imagination imprévue et fantasque, bien à lui le Coffret de santal. Comme monologue, ses plus connus sont le Hareng saur, l'Obsession, le Bilboquet. Nombre de fois, voyant des comédiens, dans les soirées, applaudis pour leur esprit et leur fantaisie avec les
Inventions amusantes, les trouvailles drôles de Cros, sans jamais son nom rappelé, j'évoquai le poète qui les créa, dans le bruit des bravos et des mains gantées qui fêtaient l'interprète, mon souvenir apercevait le visage étrange, triangulaire et basané, de Charles Cros, sa chevelure d'un noir d'ébène, ébouriffée rayée au milieu, et sous la barre de sa petite moustache noire et rude, son sourire de résignation et d'ironie. Grenet-Dancourt, qui jouait alors un bout de rôle de héraut d'armes, à l'Odéon, dans je ne sais plus quelle tragédie, disait aussi des monologues, et {3} Geoges Moynet lui succédait sur l’estrade avec de désopilantes charges d’atelier, depuis réunies dans un volume plein de rire : Entre Garçons. Moynet a écrit encore un roman de mœurs bourgeoisesencore un roman de moeurs bourgeoises
où est, dans une exacte et malpropre
étude contemporaine,toute la bonne humeur
de Paul de Kock; aujourd'hui, il
rédige des bulletins financiers. Un dur
métier, celui d'artiste beaucoup s'y découragènt.-
Quant à Grenet-Dancourt, il
a trouvé un nid aux oeufs d'or Trois
Femmes pour un mari. Lorsqu'un directeur
malade veut gagner de l'argent,
il reprend cette farce si drôle. Charles
Leroy, encore, débitait des soliloques,
ceux de son héros le colonel Ramollot.
Il en a usé et abusé pendant quelques
années. A présent, plus rien.
Qu'est-il devenu? « Tant qu'on recrutera
l'armée dans le civil. » c'est la
plaisanterie la plus drôle.. Comment
d'honnêtes gens s'arrangent-ils pour ridiculiser
gaiementnos officiers etrevëndiquer,
en môrn^e temps, de très bonne
foi, les bords du Rhin perdus?'l
La génération d'alors s'est- manifestée
en tous sens. MM. Georges Laguerre,
Pichon, Mermeix sont tous les trois députés
de la Seine deux sont boulangistes,
Pichon.ne l'est pas. Georges Berry,
le conseiller municipal adoré du quartier
de l'Opéra, est de cette époque;
alors il tenait pour les jeunes poètes une
sorte de bureau de placement pour leurs
vers le Parnasse, Insertion moyennant
indemnité. Aujourd'hui Berry a grossi
encore. Pichon et Mermeix sont tous
deux, malgré leurs opinions différentes,
prédestinés aux bons avenirs. Pour Laguerre,
qui semble un vétéran tellement
son énergie fut active et ses luttes furent
ardentes, il est installé dans l'opinion
publique, quelque sentiment qu'on ait à
son égard, comme un orateur de premier
ordre (et dans la note moderne qui veut
non du pathos, mais de la netteté, de la
logique, de la claire et fine langue française).
Georges Laguerre, une tête de
gouvernement, qui sait? à un moment
donné .de notre histoire.
Puisque nous causons politique, voici
Jules Jouy qui siffle. Ce gavroche semble,
avec sa barbiche et sa houppe, réduction une de Rochefort, le vieux pam- phlétaire. A-t-on mémoire d'une chanson
de Jouy chantée par Paulus, Derrière ï omnibus V (En effet, longtemps Jules
Jouy a couru après le coche.) Maintenant,
il a trouvé un genre; il est le pre- mier chansonnierdeParis,auxdépensdu
général Boulanger, aujourd'hui vaincu.
Le général Boulanger? Il y a dix ans, Laguerre, Jules Jouy, Pichon, Mermeix
l'ignoraient aujourd'hui, cet inconnu
les a fait ennemis. Un autre est là,
dans l'ombre, peut-être, qui surgira sou- dain et que nous ignorons.
Il faut aller vite. Celui-ci, Louis de Gramont,
mon camarade dans les journaux
d'André Gill la Lune rousse, la Petite Lune a eu grand succès, cet été, comme librettiste de l'opéra du poète musicien Massenet Esclarmonde. Celui-là, Harry Alis, travaille sans relâche et augmente sans souci de réclame son œuvre remarquable Reine Soleil, Petite Ville, Quelques fous. Guy Tomel, que je citais dans mon article d'il y a dix ans, est aujourd'hui négociant de vins, en Algérie. Ah !
les disparus Eugène Le Mouël dessine, d'un trait caricatural, naïf et observé,, les habitants de sa petite ville et un recueil de ses poésies, Bonnes gens de Bretagne, est exquisement typique : il a la mélancolie et le charme des landes de là-bas. Pierre de Lano a vu ses qualités d'écrivain chaque jour plus appréciées. Son roman, Jules Fabien, a des pages très poignantes, douloureusement humaines ; et la préface dédiée d'un récent livre, Après l'amour, montre son honnêteté littéraire et sa verve critique. Charles Frémine a mis, dans ses poèmes, la grâce jolie du pommieren fleurs et la beauté plantureusement épanouie du paysage normand Guillaume Livet, Théodore Massiac journalisent bien Edmond Deschaumes rajeunit la chronique ancienne ; Georges Fragerolle chante lui-même, d'une voix chaude et sympathique, ses musiques d'une allure personnelle : Paul Vivien, l'ancien directeur du journal l'Hydropathe, plaide et gagne ses causeries ; Georges Rodenbach a affirmé son originalité en de coquettes, de languissantes proses sur les villes mortes flamandes.
Un autre, Louis Morin, s'est fait une place bien particulière par deux exquis volumes d'histoires d'autrefois. Le premier Jeannik. Le second, le Cabaret du puits sans vin, a été couronné par l'Académie
Française. Et M. Louis Morin vient de faire aux lettrés, aux artistes qui apprécient, mieux qui admirent son talent naïf et savant, la surprise d'un troisième volume de ces plaisantes histoires
de jadis, variations délicieuses sur des thèmes anciens les Amours de Gilles. Toute la vie italienne au dernier siècle y est évoquée, par un récit plein de souriants détails bien observés, par une coquette et jeune aventure qui émeut et à travers laquelle rient, aiment, pleurent, se grisent ravissamment tous les, personnages de la fameuse commedia del arte » l'illusion est complète d'un voyage au joli et fripon siècle passé, par la multitude de dessins ingénus et raffinés, dont Louis Morin, un petit maître tout à fait personnel et original, sème son écriture.
Un poète encore, et je l'oubliais Fernand Icres, dont le déplorable comédien Antoinejoua, l'an dernier, une pièce en vers naturalistes les Bouchers. Il y a de beaux vers dans son premier livre
les Fauves. Fernand Icres est mort son nom s'ajoute à la liste noire. Ah ! de tous ceux qui viennent de défiler, combien existeront encore dans cinquante ans ? Même, qu'est-ce qui subsistera de ce qui fut leur pensée ? Ce doit être triste, la vie dépeuplée à mesure des compagnons des premières batailles.
Arsène Houssaye, dont l'esprit toujours étincelle, nous contait, un soir, que, dînant chez Victor Hugo, tout à coup le vieux Maître, les yeux emplis de larmes, se leva, quittant la table gaie de
nombreux invités et de quelques sourires de femmes. Chacun regarde. Que se passe-t-il ? Voilà que Victor Hugo, sans prononcer un mot, sans rien expliquer, étreint Houssaye dans ses bras, puis il monte lentement dans sa chambre. « Personne n'a compris, disait Arsène Houssaye ; mais, moi, j'ai deviné. Victor Hugo, soudain, a eu la vision plus nette de ces visages nouveaux dans sa vie il s'est trouvé seul, et il a senti la mort passer. Alors, troublé, il n'a pu retenir son émotion, il s'est jeté dans mes bras. Seulement, ce n'est pas moi qu'il a embrassé, c'est un peu de sa jeunesse.» Mais on ne parle plus de Hugo, aujourd'hui, à ce qu'il paraît on délaisse ce Charlemagne dans sa tombe, au Panthéon, et les capitaines se partagent l'empire.
Félicien Champsaur.
Novembre↑
F***, « L’exposition décennale
du roman français – Jean Richepin » Figaro, supplément littéraire du
dimanche, 9 novembre 1889, p. 178-179.
C'est chose vraiment curieuse que cette façon dont le public s'obstine à ne vouloir estimer un écrivain que dans le genre spécial où il s'est illustré tout d'abord. Longtemps, on ne voulut admirer en Balzac que « l'auteur d'Eugénie Grandet », et lui, qui avait enfanté tant d'autres œuvres magnifiques, pensait mourir de rage chaque fois qu'on le saluait de ce compliment abhorré ; pour quantité de gens, François Coppée est demeuré « l'auteur du Passant », Sully Prudhomme, « le poète du Vase Brisé », et le nom glorieux de Leconte de Lisle n'évoque, pour beaucoup, d'autre souvenir que celui de la pièce, trop fameuse à son gré, des Poèmes Antiques :
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine.
Cette façon de, spécialiser de force un écrivain, de vouloir le contraindre à ne pas changer sa manière, est passablement tyrannique et injuste. M. Jean Richepin en a souffert plus que tout autre son cas est même particulièrement instructif à ce point de vue.
***
Depuis le gros tapage que fit, à son apparition, La Chanson des Gueux, on a bien consenti à considérer Richepin comme un maître poète, à discuter avec passion et, plus tard, à admirer d'enthousiasme Les Caresses, Les Blasphèmes et La Mer. Même, on lui concéda qu'il savait écrire pour le théâtre, charpenter un drame solide, violemment tragique ou délicatement idyllique, et qu'il possédait le secret des éloquentes tirades, en vers ardents, sonores, aux beaux rythmes, aux rimes superbes. Mais dès qu'il eut l'audace étrange de vouloir écrire un roman, il fut a priori décidé qu'il ne saurait pas s'en tirer, et, l'œuvre faite, beaucoup, sans daigner la lire, furent d'accord à la juger dénuée d'intérêt.
C'est aller, croyons-nous, un peu vite en besogne.
La France est, en ce moment-ci, follement riche en romanciers de talent en tout autre pays ou à tout autre époque, celui qui a écrit Madame André ou Miarka la fille à l'Ourse, serait considéré comme un maître du genre ; même si Richepin avait débuté par la prose, il serait vraisemblablement l'un des cinq ou six prosateurs les plus lus de ce temps, car ses livres sont faits à la fois pour plaire au grand public et pour enchanter les lettrés.
Ils sont mouvementés, intéressants et dramatiques, presque comme des {179} romans d'aventure ; la belle poésie les emplit, et l'amour, l'amour terrible ou l'amour charmant ; ils sont pétris de bonne pitié pour ceux qui souffrent, pour les pauvres, pour les faibles surtout, faciles à l'espoir, prompts au découragement, condamnés par avance à ne jamais édifier une œuvre ; presque toujours, la donnée de ces livres repose sur quelque belle idée philosophique profondément humaine et vraie ils sont enfin merveilleusement bien écrits, par un styliste infiniment habile pour qui l'art n'a point de secrets.
Voilà, n'est-il pas vrai, de quoi présager un copieux succès ! Et notez que ces qualités ne passent pas inaperçues nous ne sommes pas les premiers à les signaler ; chaque année, de nombreux critiques les constatent, de nombreux lettrés s'en régalent, et à leur suite une bonne partie du public ; mais le gros des lecteurs ne parait pas s'en émouvoir autant qu'il conviendrait en bonne justice.
***
Voyons ! vous qui dites admirer ses volumes devers, consentez donc, pour une fois, à dominer votre chère paresse, assez pour lire ses romans ils en valent vraiment la peine, et vous ne serez pas déçus, nous vous le promettons. D'abord, cela vous changera de vos lectures ordinaires, car, en dépit de ses violences, de ses révoltes, de ses passagères brutalités de mots, Jean Richepin n'appartient pas du tout à l'école réaliste ou naturaliste. Il est, avant tout, et demeure un poète infiniment intelligent, certes, et possédant le sens du beau moderne mais un rêveur mettant en scène des êtres symboliques plutôt que des créatures vivantes, mêlant volontiers aux observations vraies les fastueuses fantaisies de son imagination, dédaignant quelque peu l'analyse minutieuse et patiente, s'attachant de préférence à décrire des êtres exceptionnellement bons ou méchants.
On peut encore lui faire ce reproche d'avoir trop d'esprit dans son dialogue, trop d'aisance à trouver d'heureuses phrases riches et sonores, imagées et charmantes il écrit trop habilement, car l'intérêt purement artistique de sa prose nuit peut-être un peu à l'intensité de son œuvre, à l'illusion de la vie. On sent qu'il ne dit pas toujours la vérité, et qu'il demeure un peu trop épris de théorie, en philosophie, et de rhétorique en littérature.
***
Mais, ces réserves faites, il faut admirer pleinement.
La maternité déviée de Madame André reste dans nos mémoires comme l'un de nos plus charmants souvenirs littéraires ; moins vivante, moins vraie, moins immédiatement tangible que Nana, La Glu est une belle apparition tragique, admirablement théâtrale et qui donc n'a pas tressailli d'émotion profonde à lire ou à écouter la chanson qui finit le livre ? Le cas très curieux de Césarine, la série des Morts bizarres, les Quatre petits romans, dont le dernier est une magnifique reconstitution historique, la succession de tableaux du Pavé, où nous signalons un petit chef-d'œuvre qui a pour titre Les trois Cartes, sont autant d'œuvres très remarquables qu'il n'est pas pardonnable de laisser dans l'oubli.
Braves Gens est un récit charmant, foncièrement honnête et tout à fait recommandable au point de vue moral. Pourtant, ce livre plein de talent n'est pas de ceux que nous préférons dans l'œuvre de Richepin, parce que ce roman, d'accord avec ses plus récentes comédies, nous montre un Richepin nouveau s'appliquant refréner la belle fougue un peu brutale, un peu bohème, qui lui allait si bien. Nous croyons -bien sincèrement que le tempérament de ce poète n'a rien de mièvre ni de mignonnement sentimental : le barde des Gueux est plus mâle, plus spontané, moins aimable et plus haut que cela nous sommes persuadés qu'il reviendra bien- tôt à sa première manière qui a fait sa notoriété, et qui fera sa gloire, s'il le veut.
F***
Œuvres parues depuis dix ans
Madame André.
Les Morts bizarres.
Là Glu.
Quatre petits romans.
Braves Gens.
Miarka la fille à l'Ourse.
Césarine
Le Pavé.
L'Impénitent.
Henri Laujol, « Les Types de
Paris », La Revue
politique et littéraire, 16 novembre 1889, p. 638.
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Voici un charmant livre, en manière d’album, où Paris est célébré par des Parisiens. Et quels Parisiens, s’il vous plaît ! Ce sont, pour ne citer que les plus illustres, deux Provençaux, MM. Alphonse Daudet et Émile Zola ; c’est un Normand, Guy de Maupassant ; puis, M. Paul Bourget, un fils de l’Auvergne, et M. Jean Richepin, qui vient on ne sait d’où. Mais qu’importe leur pays d’origine ? Il est fort rare que les Parisiens véritables naissent à Paris, et quand bien même ils y naîtraient, cela ne prouverait rien. Naître Parisien, tout bonnement et sans plus d’efforts, ce serait en vérité trop facile ! Disons qu’on le devient, si l’on en est digne. Or les vingt auteurs de ce volume ont tous mérité de le devenir, ils le prouvent en aimant Paris jusque dans ses verrues, comme disait l’autre, jusque dans ses camelots, dans ses pâtres et dans ses cochers, jusque dans les libres citoyens qui le balayent, jusque dans les nobles étrangers qui y font la fête. Je signale ce dernier trait, parce que j’y vois le triomphe de 1’amour quand même et l’aveu de la passion qui a abdiqué.
Décembre↑
Anonyme, « Marionnettes », L’Eclair, 7 décembre
1889, p. 1.
Ce document est
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Il existe un petit théâtre où les acteurs, au lieu d’être en chair et en os, sont en bois, ce qui est d’un grand avantage pour le directeur. Ces marionnettes ne sont pas des marionnettes vulgaires, jouant des féeries abracadabrantes ou des comédies-bouffes. Elles se respectent trop pour cela, et sont aux marionnettes de Thomas Holden ce que les artistes du Théâtre-Français sont aux artistes du Théâtre-Cluny. Elles n’interprètent que les auteurs en renom, anciens ou modernes, et le plus souvent parlent entre elles le langage des dieux ! La pièce qu’elles ont l’honneur de jouer devant le public, en ce moment, a nom Tobie, légende biblique en vers, en cinq tableaux, du poète Maurice Bouchor.
L’Eclair en a donné le compte rendu, en actualité, lors de la première représentation ; mais ce qu’il était intéressant de voir, ce sont les coulisses, la façon de faire manœuvrer ces petites marionnettes : « Venez nous rendre visite, nous avait dit Jean Richepin, vous ne le regretterez pas. » Nous n’avons eu garde de manquer à l'invitation.
Sur la scène
Cela se passe au théâtre de la Galerie-Vivienne. Nous arrivons avant le lever du rideau. Tous les acteurs, les actrices en bois, sont dans la coulisse, attendant, sans aucune impatience, le moment d'entrer en scène : « Me voilà moi, nous dit Richepin, nous montrant un archange habillé de soie lamé d’or, une abondante chevelure blonde tombant en cascade sur ses épaules, car, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, tandis que la marionnette est en scène, l'acteur chargé du rôle se tient dans la coulisse et récite tout en suivant les mouvements de la poupée. A côté de l’archange Gabriel-Richepin, se tient Ragouël dont le rôle est échu à Raoul Ponchon.
Il a la mine rougeaude, Ragouël, tout comme Raoul Ronchon ; plus on regarde la marionnette et plus on trouve que Ragouël ressemble à Ponchon et Ronchon à Ragouël. Vis-à-vis, l’air timide, se tient le jeune Tobie qui a cour interprète l’auteur lui-même, Maurice Bouchor, Tobie est imberbe et Bouchor a une barbe de fleuve. Tobie, dans son petit coin, baisse les yeux, le pauvre innocent ; Bouchor, un grand gaillard, n’a pas froid aux siens.
— A qui revient l'idée, demandons-nous à Richepin, de faire jouer des œuvres sérieuses à des marionnettes ?
— C’est à notre directeur et ami, M. Signoret. Le voici, comme ça se trouve ! il va pouvoir vous donner tous les renseignements désirables au sujet de ses pensionnaires. — Et tandis que les machinistes qui ne sont autres que des amis de Maurice Bouchor, de jeunes peintres dévoués au Petit-Théâtre, font la toilette des poupées, M. Signoret nous conte l’historique de son petit théâtre.
L'histoire des Marionnettes
Je songeais un jour avec tristesse, nous dit-il, que nombre d’œuvres, je puis même ajouter de chefs-d’œuvre, sont totalement inconnus du public, et les autres, les comédies ou les drames anciens qui ont été mis à la scène, l’ont été d’une façon peu satisfaisante. L’œuvre de Shakespeare, par exemple, a toujours été mal interprétée.
Comment faire pour réaliser ce rêve, donner des représentations parfaites des pièces anciennes et des pièces des poètes modernes ?
Trouver une salle, c'est très simple, mais des acteurs, c’est plus difficile. De mauvais, je n’en voulais pas ; quant aux bons, ils tirent la couverture à eux, au détriment de l’œuvre qu’ils représentent. Il arrive alors ceci, que le public accourt voir jouer, non la pièce, mais M. X... ou M. Y... Donc, pas d’acteurs.
Par quoi les remplacer ? C'est alors que me vint l'idée des Marionnettes.
Mes Marionnettes, pensai-je, auront la voix que je voudrai leur donner, des gestes qui seront à nous et non à elles, que nous ferons manouvrier à notre guise Puis, toujours à notre disposition, nos artistes en bois, dociles, n’ayant jamais aucun besoin de repos, ni de congé pour aller faire une tournée en Amérique. Le sort en est jeté ! Allons pour les Marionnettes !
Je lis part seulement alors de mon projet à mes amis Maurice Bouchor, Jean Richepin et Raoul Ponchon.
— Je ferai les traductions nécessaires, dit Bouchor enthousiasmé. » — « Nous nous engageons dans votre troupe ! » s’écrièrent en même temps Jean Richepin et Raoul Ponchon.
Le Petit-Théâtre, en principe, était créé. Restait à mettre notre projet à exécution. La chose n’était pas aussi aisée qu’elle paraissait l’être de prime abord, mais chacun y mit du sien et l’affaire marcha rondement.
Des sculpteurs de talent nous promirent leur concours pour la fabrication des marionnettes, de jeunes peintres pour le brossage dos décors, et, chose admirable, tous ont tenu parole.
Rochegrosse, Lerolle, Rieder, Doucet, sont les décorateurs ordinaires du Petit Théâtre, et nous ont donné déjà des merveilles.
Le sculpteur J. Belloc a sculpté nos poupées, qui sont plus jolies de près que de loin peut-être. Leur visage est d'une finesse extraordinaire. Il les a toutes modelées avec l’aide d’Armand ; Maillol les a peintes ensuite.
Les poupées
— Comment sont faites vos poupées ?
— D’une façon bien simple. Une tige en fer traversant un socle creux supporte une planchette en bois à laquelle sont adaptés des bras, des jambes que font mouvoir des ficelles aboutissant à des pédales situées au bas du socle. Le machiniste n'a qu’à appuyer sur les pédales, comme s’il jouait du piano et tes mouvements s’exécutent. Il y a les mouvements de tête, de bras, de l’avant-bras, des genoux, etc...
Le corps de la poupée est fait de feuilles de papier collées les unes sur les autres et formant cartonnage. Le cartonnage est appliqué sur la planche. La poupée est fabriquée ainsi, il n’y a plus qu’à lui donner les vêtements nécessaires et que l’on change à volonté. Les pieds, les mains et la tête ne sont pas adhérents à la poupée. Comme le corps, la tête est faite en carton-pâte.
Quant au petit théâtre qui est placé, comme vous pouvez le voir, sur la scène, il est l’œuvre d’un élève de l’Ecole des beaux-arts, M. Léon Baille.
Mais je vous quitte ; il est heure de « frapper les trois coups ».
Les trois coups sont frappés. Aussitôt chacun prend son poste. Les acteurs qui récitent le rôle se placent du côté de leur marionnette, dans la coulisse. Les machinistes chargés de faire exécuter les mouvements descendent dans les dessous. Regardons-les opérer.
Le milieu de la scène est à jour, c’est-à-dire qu’une espèce de tranchée a été faite. C’est dans cette tranchée que se trouvent les machinistes. Une planche à coulisse relie les bords de cette tranchée. Un met la poupée sur cette planche que le machiniste fait avancer ou reculer à son gré. Ça n’est pas plus compliqué que cela.
Si la poupée doit rester en place, le machiniste la prend et la met sur le devant de la scène, laissant ainsi la planche libre pour l’autre marionnette qui tout à l’heure fera son entrée.
Le public, lui, ne voit pas le socle qui supporte la poupée. L’illusion est des plus complètes. Chaque poupée a son machiniste. L’important est que les mouvements correspondent bien aux paroles. Pour cela, le machiniste suit sur la brochure. A tel mot, il doit faire tel mouvement. Le travail a été arrêté aux répétitions.
L’âme des marionnettes
Voyez-vous d’ici le théâtre maintenant ? Tobie entre en scène. Maurice Bouchor dans la coulisse, du côté de sa poupée, imite la voix d’enfant de lobée, et le machiniste, appuyant sur les pédales, fait exécuter à Tobie les mouvements convenus. Lorsque Tobie fait place à l’archange, sur la scène, Bouchor lait place à Richepin dans la coulisse. Le-va-et vient des lecteurs est le même que le va-et-vient des marionnettes. Ce qui est très amusant, c’est que les lecteurs font presque exactement, sans y penser, les gestes exécutés par les marionnettes.
Richepin, tête nue, joue dans la coulisse absolument comme s’il était en scène. I1 est à son rôle, complètement. I1 le dit, il le joue, levant les bras, l’air inspiré, comme l’archange Gabriel. — Chapeau sur l’oreille, Ronchon, d’une voix pleine, lance les tirades (le Ragouël, dont il représente bien le personnage. Quand il dit ces vers :
Puis viendra le poisson que j’agrémenterais
De girofle, d'anis et de poivre bien frais.
Quelques oignons farcis ne sont pas pour déplaire ;
Mais quelle aimable odeur est celle que je flaire !
On apporte l’agneau. J’en bave de plaisir.
Et, ma parole, on le voit baver, le brave Ponchon, tant il est dans la peau de son personnage !
Et, quand le rideau baisse, au milieu des applaudissements, les acteurs en bois se retirent modestement, tandis que les lecteurs s’interpellent comme s'ils sortaient de scène : « Tu as été très bien, Ponchon, tu es en voix. » — « En revanche, ta langue a fourché, mon vieux Richepin ; un peu plus et le vers faux y était ! » Pendant ce temps, l’on change les décors et l’on apporte les acteurs qui sont de l’acte prochain.
— Et vous vous astreignez à venir trois fois par semaine, lire votre rôle ? demandons-nous à Richepin.
— Je ne manque aucune représentation, ni les autres d’ailleurs. Nous venons régulièrement, comme si nous avions signé un engagement avec Signoret !
C’est la vérité, tous sont dévoués à leur Petit-Théâtre, tous, mais en particulier Raoul Ponchon. Pour lui, l’Opéra n’existe pas, la Comédie-Française non plus. Il n’est qu’un théâtre au monde, celui des Marionnettes !