Corpus de textes du Laslar

1891

Janvier

Anonyme, « Jean Richepin », La Revue des Revues, 1er janvier 1891, p. 39.

Ce document est extrait du site RetroNews.

La Nouvelle Revue publie, sous la signature de M.J.B Gausseron, une étude sur Jean Richepin et son œuvre. Notre confrère rappelle les durs débuts du poète qui, comme bien d'autres, n’est arrivé à se faire connaître et à sortir des marais de la bohème qu'après avoir passé par Sainte-Pélagie.

Nous détachons une page de cette étude, celle où le critique analyse par le détail et apprécie les qualités de style de celui qui a eu son moment de vogue et de très grande vogue dans le public lettré.

« Je voudrais ajouter, à cette revue des œuvres de Jean Richepin, l’étude de ses procédés d’écrivain, comme un critique d'art qui a quelque pratique étudie un peintre dans ses procédés de palette et de pinceau. Je voudrais analyser la structure de son vers et de sa phrase, l’usage qu’il fait de l’allitération et de la répétition et de ce que les Allemands appellent le leitmotiv, ses coupes inattendues, hardies, curieuses, amusantes parfois, savantes toujours, les rythmes oubliés ou condamnés qu’il restaure et réhabilite, ceux qu’il invente et dont il tire des effets saisissants et nouveaux. Mais il faut me hâter vers la conclusion et ne toucher à ces questions qu’en courant.

» Richepin n’est pas un néologiste. Il connaît trop bien les ressources infinies de la langue pour l’encombrer de fausses richesses. L’orfèvre qui a sous la main un coffret regorgeant de vraies pierres précieuses ne va pas couler et tailler des verroteries. Toutefois, quand se présente le besoin d'un terme concis et pittoresque, le poète n'hésite pas à en créer un, qu’il frappe au bon coin de la logique et de l’analogie : ou bien il applique à un mot déjà fait un sens spécial, que ce {248} mot n’a pas d’ordinaire ou qu’il n’a plus. Il y a des violences que la langue accepte sans colère des maîtres écrivains, dont l’amour l’a domptée.

» Mais si Richepin ne recherche pas le néologisme, il fuit le purisme comme la peste. Aussi a-t-il ouvert ses poèmes tout grands au torrent argotique, aux termes populaciers et canailles, aux mots mis en quarantaine par les lexicographes vénérables comme vils ou grossiers. Les dialectes spéciaux des ouvriers de terre ou de mer, des gens de métier, des rôdeurs de barrières, des voyous et des pègres, ont droit de cité chez lui.

» Le javanais, le largonji et toutes les variétés du parler bigorne lui ont livré leur secret, à ce point que, pour en permettre l’intelligence au lecteur, il a dû appendre à sa Chanson des Gueux un glossaire argotique. Mais c’eût été peu que de prendre ces vocables excentriques, si l’artiste n’avait pris en même temps la manière de s’en servir. De là les élisions, les abréviations, les accords fantaisistes, les orthographes phonétiques, où les mots se déforment comme dans la bouche des personnages mis en jeu. »

Ainsi, dans ses poèmes comme dans ses romans, Richepin, dès qu’il fait parler ses acteurs, transcrit fidèlement leur langage. Il ne passe pas leur vocabulaire à l’étude, ne coud pas leurs phrases, ne désinfecte pas leur jargon. Marie-Pierre s’exprime comme un gas du Croisic, et la Glu comme une habituée des cafés de nuit des boulevards. Gleude, la Guédébinque, le mercanti, le Wallon ont chacun, dans Miarka, le langage de son milieu, de sa race, de sa profession. Tombre et Grimblot dialoguent comme dans les coulisses. Le vieux Mickloche, de Césarine, et son compatriote Angyal parlent un français de Hongrois qu'ils sont, et le capitaine de Roncieux, homme de discipline et de devoir, met sa dureté et son obstination dans les mots qu’il mâche et crache en soufflant comme un sanglier. Enfin, dans le Cadet, le dialecte de la Thiérache règne en maître, bien plus que dans Miarka, où l’origine et la position sociale des personnages sont si diverses ; ainsi Mathurine, pour ne citer qu’elle, graisse et sale son patois de toutes les gravelures sans lesquelles il n’y a pas, dans, le pays, de bonne et plaisante conversation.

Ce procédé, Richepin ne l’a pas inventé, mais il l’a adopté sans réserve et mis en œuvre avec une connaissance et une intelligence des variations linguistiques que bien peu possèdent à ce degré.

« En poésie, il a, ce n’est pas trop dire, été le tronc d’où ont surgi les mille pousses d’un art nouveau. Désormais la démocratisation du vocabulaire poétique ne connaît plus aucune barrière. Cette révolution, commencée par Victor Hugo, Richepin l'achève, la porte à ses limites extrêmes, plus loin, j’imagine, que ne l’eût voulu l'initiateur, et, de l’autorité de son talent, lui donne la définitive consécration. »

Malheureusement, comme le furent de grands écrivains, de célèbres artistes, Richepin semble être dans la période de déclin. Le Jean Richepin d’aujourd'hui n'est plus celui d’hier. Sa plume devient lourde, et, partant, moins intéressante.

La cause de cette décadence, c’est la forme. Jean Richepin, comme le regretté Théodore de Banville, négligeant l’idée s’attache trop à la forme.

La forme vieillit, l'idée reste toujours

Février

Bouguenais, « Jean Richepin », Le Fin de siècle, 21 février 1891, p. 1.

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Jean Richepin n’est pas électeur. — Il est privé de cette douce satisfaction, si chère à des tas de coquins et d’idiots : déposer une ou deux fois par an, un bout de papier maculé d’un nom, dans des boîtes pas propres qui s’appellent des urnes électorales. Pas électeur ! C'est-à-dire que le conseiller municipal de son quartier ne le tient qu’en médiocre estime, et ne le gratifie point chaque hiver d’une belle invitation au bal de l’Hôtel de Ville. Il y a quatorze ans, Richepin publiait un livre qui se trouve dans la bibliothèque de tout honnête homme et de tout lettré : la Chanson des gueux, cette moderne et vibrante épopée, pleine de sève et de sang, une œuvre bien venue, robuste, qui subsistera encore quand, depuis longtemps tout le fatras des rimailleurs contemporains, même académiciens, aura été vendu au kilog chez les marchands de vieux papiers. Or, il se trouva des juges, qui ne s’appelaient pas Toutée, et qui, cependant trouvèrent que la morale avait été gravement atteinte par ces vers : 

Je suis le fils d’une gueuse
Qui, dans ses désirs, fougueuse
Comptait ses maris par cents ;
Si bien que les médisants
M’appellent nœud de vipères,
Enfant de trente-six pères,
Sans compter tous les passants.
Je n’ai pas connu la fille
Qui m’a fait cette maquille
De me cacher mon papa.
Lorsque la mort l'attrapa
Elle ferma la paupière
En dansant de la croupière
Sans dire : Mea culpa.
Moi, depuis, je cours les villes,
Tout plein de façons civiles
Cherchant mon père avec soin,
J’ai fouillé partout, bien loin
Et, ma foi, je désespère
De jamais trouver ce père,
Une aiguille dans du foin !
En attendant il faut vivre
Et payer quand on est ivre,
Donc, je vole. C’est charmant !
Et c'est bien mon droit vraiment.
Car si je vole à la ronde,
C’est ce monsieur Tout-le-Monde.
L’ancien mari de maman.

Et le poète vaillant, sincère, dont les œuvres ne fleuraient point les écœurants parfums pourléchés sous des robes de marquises, mais avaient d’âcres senteurs, plus capiteuses et plus saoulantes, dont les vers étaient un nouvel et superbe ornement à notre littérature anémiée, fut condamné ; il fit un mois de prison, fut privé de ses droits civils.

Or malgré l’acharnement de la justice, Richepin, qui est un mâle, a marché droit son chemin ; il a continué son œuvre, a chanté de nouveaux vers : la Mer, les Blasphèmes, et les admirables poèmes qu’il sème en les colonnes du Gil Blas. Il a écrit des romans qui s’appellent la Glu, Braves Gens, le Cadet ; il a pris d’assaut une des meilleures places — malgré la condamnation, malgré la privation de droits civils et politiques. Chaque fois que la justice a fourré son nez dans la littérature, sous prétexte d'enlever les immondices, cette pauvre vieille n’a fait que des bêtises, sinon des infamies. Au lieu d’emporter et de jeter au dépotoir les écrits vraiment malpropres, elle s’est attaquée aux œuvres fortes, aux plus merveilleuses pages de Flaubert, de Richepin ; elle a traité comme un criminel ce pauvre et si jeune Desprez dont le talent naissant s’était révélé en une puissante étude : Autour du Clocher. Elle a tué cet adolescent en ces prisons où elle engraisse les voleurs, les assassins, les maquereaux.

On a dit ces derniers jours que Jean Richepin allait être lavé, judiciairement, de la condamnation qui le frappa jadis, qu’on lui restituerait le droit de voter. Est-ce possible qu’on convienne enfin, dans le monde judiciaire, administratif, bureaucratique, que la justice est une aveugle, qui frappe à tort à travers, et dont on doit réparer les injustices ? car ce n’est pas une faveur qu’on accordera au poète des gueux, en le réhabilitant.

Ce sera tout simplement une phénoménale bêtise que le garde des sceaux effacera ; une tache qu’il enlèvera de la robe graisseuse de sa pupille Thémis, la vieille fille rageuse, acariâtre, hautaine, qu’on ne respecte plus, et dont on lève publiquement les jupes — non pour adorer jusqu’en ses plus secrètes hideurs la peu respectable coquine, mais pour lui administrer le seul hommage qu’elle mérite ! une bonne et vigoureuse fessée.

BOUGUENAIS.

Albert Dayrolles, « Le Mage », Le Gaulois, 23 février 1891, p. 1-2.

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Demain reprennent, à l'Opéra, les répétitions d'ensemble du Mage. Cette œuvre, due, comme on sait, à la collaboration de Richepin et Massenet, est de celles qui ont le don de piquer la curiosité du public.

Quel peut être le fruit résultant du travail commun de deux personnalités aussi dissemblables ?

On connaît la prédilection de Richepin pour les sujets âpres et violents. Massenet se complaît, au contraire, aux mélodies caressantes.

Un lien, toutefois, les unit : le goût très accusé chez l'un et l'autre pour la couleur. C'est là, sans doute, qu'il faut chercher le secret de cette collaboration qui nous vaut le Mage.

Ce Mage offre ceci de particulier qu'au point de vue de l'action il est, pour Massenet, un retour vers les régions qui lui lurent si favorables à ses débuts à notre Académie de musique. Le Mage a, en effet, pour cadre l'Orient, tout comme le Roi de Lahore qui fut, on s'en souvient, la première œuvre de Massenet jouée à l'Opéra. Cette coïncidence est toute fortuite, car le compositeur avait été sur le point de prendre pour texte de ses rêveries musicales l'antiquité grecque. Il s'était proposé de décrire à nouveau les gracieux paysages de l'Hellade et avait eu même, dans ce but, de longs entretiens avec Victorien Sardou.

Ce projet souriait beaucoup à l'auteur de Thermidor. Il avait choisi pour thème des fragments de l'Odyssée ; malheureusement, on ne parvint pas à s'entendre et tout fut laissé de côté. Massenet était décidé à ne plus collaborer qu'avec ses librettistes ordinaires, lorsqu'un beau jour son éditeur, Hartman, lui conseilla de demander à Richepin son drame Par le Glaive, destiné à la Comédie-Française. Massenet se taisait un scrupule de tenter pareille démarche. Hartman alla lui-même trouver Richepin, qui se vit dans la nécessité de décliner l'offre mais il remit le manuscrit du Mage. Et ce ne fut pas sans regret, car Richepin espérait faire jouer ce Mage sur un de nos principaux théâtres de drame. « Malheureusement les directeurs n'ont aucun goût pour les pièces en vers, cette forme, leur déplaît, me disait hier encore le poète du Mage.

– Etes-vous au moins satisfait de la façon dont votre œuvre est montée à l'Opéra ?

– Oh ! très satisfait. Je n'ai qu'à me louer de tout le monde.

– Où se passe l'action ?

– Dans les environs de Bakhdi, résidence du Roi (personnage excellemment interprété par Martapoura), et dans les montagnes qui séparent la Perse de la Sibérie.

– Pouvez-vous me faire le récit de l'action ?

– Je n'y vois pas d'inconvénient, car il n'est pas toujours facile de saisir toutes les péripéties d'un drame quand l’action est constamment détournée par l'intérêt musical.

Richepin se mit donc, de la meilleur grâce du monde, à me narrer son œuvre. En suivant cette narration, je vois très nettement se dégager une pensée philosophique qui domine tout le drame : c’est la prééminence de l’idée de vérité {2} parvenant à subjuguer le cœur et conquérir les esprits. Le mage Zarastra, prêchant la bonne pureté dans la montagne, se concilie, en effet, un grand nombre de prosélytes, et il finit par triompher de la séduisante Varedha, dont les attraits ne sauraient suffire à une âme virile, éprise des splendeurs de la vie morale.

Massenet n'a pas écrit d'ouverture. Le rideau se lève sur un très beau décor de Rubé et Jambon, représentant le camp de Zarastra.

Ce décor est occupé par un cadre gigantesque dont le branchage garnit toutes les frises, et, par la tente du chef placée à 1a droite du spectateur

Je demande à Richepin si, dès cet acte, nous aurons quelque heureuse surprise musicale

– Oui, me répond-il. Il y a une scène entre Zarastra et Varedha où cette dernière chante une phrase mélodique adorable, que vous retrouverez ensuite à plusieurs reprises dans le corps de l'ouvrage.

Voici la-scène.

Et Richepin me tend la brochure où je lis ces vers, d'une admirable envolée poétique, et qui ont pour le lecteur tout l'attrait de l'inédit : 

ZARASTRA

Va-t’en ! Va-t'-en ! Ne sais-tu pas

Que ta déesse m'épouvante

Et que loin d'elle et de toi, sa servante,

J'ai toujours détourné mes pas ?

VAREDHA

Pourquoi ? Pourquoi lui rester rebelle ?

Par elle tous les cœurs sont domptés.

C'est la déesse des voluptés.

Je suis sa prêtresse et je suis belle.

Ecoute ! Ses mystères divins

Troublent la raison comme des vins

Dont l'enivrante odeur vous embrase.

Ah ! laisse-toi par eux embraser !

Laisse-toi, par l’oiseau du baiser,

Ravir au paradis de l’extase.

On retrouve dans ces vers la suavité harmonieuse des mélodies de Massenet. Il est certain que le compositeur d’Esclarmonde a dû en être facilement inspiré.

Le second acte est divisé en deux tableaux. Ce sont d’abord les souterrains de la Djahi. Il y a là un effet décoratif curieux, obtenu par un escalier qui descend des frises et se perd dans les dessous du théâtre. Varedha (Fierens) en descend les degrés. Elle est accablée par le désespoir et veut se tuer. Mais son père (Delmas) se précipite au devant d’elle, et lui dit que le Dieu lui a suggéré un moyen d’empêcher Zarastra d’épouser Anahita (Lureau-Escalaïs), dont Varheda est jalouse.

Anahita est la reine des Touraniens. Vaincue par Zarastra. elle est ramenée par lui prisonnière, et c'est le vainqueur qui, fort épris d'elle, devient maintenant son captif.

Varedha adopte le moyen préconisé par son père, car elle ne saurait se faire à l'idée de voir Zarastra appartenir à une autre…

Ici, changement à vue des plus rapides, supérieurement exécuté, malgré la complexité du décor. Tout le mérite en revient à l'habileté du chef machiniste Vallenot.

On est sur la place publique de Bakhdi, et l'on célèbre avec pompe la gloire du vainqueur Zarastra. Survient Varedha, oui met à exécution le projet de son père. Coup de théâtre qui donne lieu à un superbe finale, tout éclatant de sonorités et très mouvementé.

Le troisième acte se passe dans la montagne sainte. Ce décor est de Lemeunier. C'est le premier que peint cet artiste pour l'Opéra un début qui aura du retentissement. Ce décor est très vaste et exige un nombre considérable de portants pour l'éclairer.

En jetant les yeux sur la brochure, je m'aperçois d'un effet de mise en scène qui, à cet acte, va faire le bonheur de M. Antoine. L'Opéra se rallie aux avis du directeur du Théâtre-Libre. Tous les choristes chantent le dos tourné au public. C’est juste d'ajouter qu'il y a à cela une raison plausible, c'est que les fidèles sont en adoration devant la montagne sainte. Dans cet acte, l'élément religieux et les violences de la passion forment un contraste des plus dramatiques. Je trouve un hymne de Zarastra d'un radieux éclat que je ne puis résister au plaisir de citer :

Zarastra

O mes premiers fidèles,
Avec moi répétez
Un hymne qui vers Dieu s'envole à tire d’ailes
Comme un oiseau chanteur montant dans les clartés.
………………………………….
…………………………………..
Heureux celui dont la vie
Pour le bien aura lutté toujours,
Car son âme est ravie
Au bonheur éternel des célestes séjours.
Les douleurs qu'il eut sur la terre
Ils deviendront, là-haut, des voluptés sans fin.
S'il eut soif, c'est le vin qui toujours désaltère ;
Et c'est le pain servi pour jamais, s’il eut faim.
O sort divin de celui sans trêve
Contre Ahriman aura nourri le feu !
II va joyeux, au ciel conquis vivre son rêve,
Vêtu de gloire et d'or comme son Dieu.

Le quatrième acte renferme le ballet. Le décor a été peint par Lavastre et Carpezat. Ce ballet a ceci de particulier d’être, à lui tout seul, une sorte de petit drame et de se poursuivre sans discontinuité, c'est-à-dire de ne point offrir l'aspect d'un divertissement sans lien, sans intérêt scénique. Les journaux en ont déjà fait connaître le scénario je crois donc inutile d'y revenir. Qu'il me suffit d'ajouter qu'il y aura là une série de costumes des plus chatoyants pour l'œil. L'ouvrage comprend six cents costumes, dessinés par Bianchini et où la fantaisie la plus capricieuse s'allie au goût le plus exquis.

Le décor du cinquième acte est le même que le précédent ; seulement, cette fois, la ville est détruite, eh ruines elle a été incendiée par les Touraniens.

Le drame, ici, se resserre ; plus de chœurs, seuls les trois principaux personnages en présence. Dans ces dernières scènes, l'idée philosophique que j'ai signalée plus haut se précise et prend corps en quelque sorte, dans la lutte entre les ancien dieux, personnifiés par Varedha, secondée par la statue de la Djahi, la déesse de la volupté, qui joue ici un rôle actif, puis entre Zarastra, représentant le dieu de Vérité, que vient exalter et fortifier l'amour pur et sain d'Anahita, mis en opposition avec la passion malsaine et dégradante de la courtisane.

Cette conception donne aux péripéties du drame un caractère de grandeur qui n'est pas habituel aux livrets d'opéra. De plus, l'interprétation viendra mettre en relief avec une grande puissance tout le côté pathétique du drame.

Mme Fierens sera, parait-il, superbe dans le rôle de Varedha. Au second tableau du second acte et à la fin de l'opéra, elle témoigne d'une rare vigueur d'accent. Mme Lureau-Escalaïs égrènera ses notes les plus éclatantes tout le long du rôle d'Anahita et, quant à Vergnet (Zarastra) et Delmas, le grand-prêtre Amhron, père de Varedha, ils sont l’un et l'autre tout bouillants d'ardeur et personnifient dans la perfection les deux personnages qu'ils ont à interpréter.

Telles sont les attractions diverses qui seront offertes au public d'ici quelques jours dans le temple élevé à l'art par M. Garnier,

Albert Dayrolles

Anonyme, « La Loi expérimentale », La Liberté, 27 février 1891, p. 3.

Article recensé par Yves Jacq.

La commission qui s’occupe de l’éternelle question de la censure, paraît vouloir prolonger indéfiniment ses travaux. Elle a décidé d’ouvrir une enquête où elle entendra un certain nombre d’auteurs dramatiques, de gens de lettres, de directeurs de théâtre, etc., c’est-à-dire tous ceux qu’elle considère comme plus particulièrement intéressés dans la question. Nous nous permettrons de lui dire qu’elle va perdre, en agissant ainsi, beaucoup de temps sans utilité appréciable. Elle aura grand plaisir, sans doute, à faire comparaître devant elle Alexandre Dumas, Vacquerie, Victorien Sardou, Banville, Zola, Goncourt, Meilhac, Camille Doucet, et d’autres encore qui sont, avec eux, les maîtres et les illustres de la littérature et de la scène modernes. Ce sera, en effet, pour elle, un régal que d’entendre ces hommes de talent et d’esprit exposer leurs théories dans cette forme imagée et charmante qui distingue généralement les princes de lettres.

Les séances où ces intéressantes auditions auront lieu réuniront, à coup sûr, tous les membres de la commission. Mais ils n’auront rien à y apprendre, car tous les écrivains convoqués ont déjà eu une foule d’occasions de faire connaître publiquement leur sentiment sur le maintien ou la suppression de la censure. Les journaux ont été pleins de lettres et d’interviews où tous ceux qui sont appelés devant la commission ont dit hautement ce qu’ils pensent. Il est peu probable qu’ils aient changé d’opinion dans l’intervalle, il suffisait de recueillir ce qui a été publié sous leur nom et en leur nom pour que l’enquête fût faite.

D’ailleurs, la question est si ancienne, elle a été si souvent agitée et rebattue, qu’il n’y a plus rien de nouveau à dire pour ou contre. La commission peut avoir et doit avoir là-dessus une conviction arrêtée. Nous comprenons difficilement qu’elle ait encore besoin de s’entourer de tant de conseils pour prendre une décision.

Ce qui est plus étrange que les institutions de la commission, c’est de voir se produire, dans son sein, des propositions singulières qui attestent à quel point les idées ont de peine à s’y fixer. Elle est saisie d’un projet dont l’exposé seul semble devoir faire justice. Il consiste à faire une expérience d’un an ou de dix-huit mois pendant lesquels la censure sera supprimée provisoirement. On verra ce qu’il en résultera. Si l’effet est jugé favorable, on décidera la suppression définitive. Sinon, on rétablira le régime actuel.

De toutes les combinaisons fantaisistes, celle-là l’est indubitablement le plus. Conçoit-on une loi expérimentale qui laisserait tout en suspens et s’appliquerait à simple titre d’essai ? Jamais pareille chose ne s’est vue dans notre législation. Le législateur doit avoir, en toute chose, une pensée arrêtée, une volonté ferme. Il n’est pas créé pour faire des expérimentations in animâ vili. Il est tenu de savoir ce qu’il veut et de le décréter résolument.

Et puis, que pourrait-on tirer de l’expérience proposée ? Comment la fera-t-on ? Qui en sera juge ? Le hasard pourra faire que, pendant l’année expérimentale, il ne se produise aucun fait, il ne soit joué aucune pièce qui permette de se rendre un compte exact. Alors que fera-t-on ? Prolongera-t-on le provisoire ? Ce serait le cas de se rappeler le proverbe d'après lequel, chez nous, « rien ne risque plus de devenir définitif que le provisoire ». Ce projet bizarre ne supporte pas l’examen. Il sera sans doute écarté sans grand débat.

Un projet, plus sérieux peut-être, consiste à enlever à la censure son caractère préventif et essentiellement artistique, pour en faire simplement un moyen répressif. Il ne s’agirait plus d’autoriser ou d’interdire d’avance la représentation d’une œuvre dramatique, mais seulement de veiller à ce que l’ordre ne soit pas troublé à son occasion et de la suspendre si elle cause trop de désordre. Ce ne serait plus, comme aujourd’hui, une question d’art mais une question d’ordre. Pai suite, au lieu de rester dans le service des beaux-arts, la surveillance des théâtres serait confiée au service de la Sûreté générale et passerait du ministère de l’instruction publique au ministère de l’intérieur.

Il peut y avoir là une idée digne d’être étudiée, mais, encore une fois, pour résoudre le problème, la commission de la censure n’a besoin ni d’enquête ni d’expérimentation ; elle doit être assez éclairée pour pouvoir se prononcer.

Marcel Schwob, « Jean Richepin », L’Événement, 28 février 1891, p. 1.

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Vers 1876, les bonnes gens parlaient de lui avec de mystérieux sous-entendus. Il avait déjà sa légende, qui s’est cristallisée depuis. On disait qu’il avait été chassé de l’Ecole normale pour des faits scandaleux. Une nuit, on avait trouvé la chapelle de l’Ecole éclairée de flambeaux, et, près de l’autel, Jean Richepin avec trois femmes clandestinement introduites, le misérable ! Le directeur de l’Ecole, averti, après une semonce morale, avait incontinent mis le coupable dehors, avant le jour. Les parents de Richepin avaient refusé de lui laisser réintégrer le toit paternel. Alors ce vagabond, avec Ponchon pour mauvais génie, Bouchor pour bon ange, avait promené ses méfaits des bouges de la Cité aux bouges des boulevards extérieurs. Il avait paradé dans les foires, levé des poids, et couru la campagne par le centre, par l’est, derrière Bourbaki, par l'ouest, jusqu’à Nantes. Là, sur le quai, comme il regardait avidement les cambuses des voiliers les poches vides, le ventre creux, un bon capitaine avait pris pitié de lui. On l’avait embarqué pour aider la manœuvre. Il se trouva que le mauvais garçon était poète. Il fit des chansons pour le cabestan, pour le hâlage, pour le tangage, pour le roulis, pour le vent dans les dunes, pour les bordées de gabiers, pour la mère des compagnons, l’hôtesse qui vend du riquiqui et les boujarons des pauvres matelots, pour les noyés bouffis chevauchant les chevaux verts de la marée, qui secouent leurs crinières d’écume. Puis, revenu à Paris, il était tombé dans une vie très basse, très noire, à peine illuminée par les braises du nez de Ponchon. Il avait rimé en argot, le malfaiteur. Il avait chanté les amours simples des gens qui ne se marient pas, le libertin. L’éditeur Decaux publia ces horreurs avec le titre : Chanson des gueux.

Le livre passa sous les yeux de la censure. Les magistrats le jurent, terrifiés, un crayon bleu à la main. Les robes noires et les robes rouges marquent. Les choses obscènes avec du bleu. Ils effacèrent ce tableau exquis : Idylle de pauvres.

Ils ôtèrent cette pièce d’orfèvrerie : Ballade de joyeuse vie.

Ils tressaillirent, indignés, devant cette phrase :

….Le vent dans les collets
Des messieurs boutonnés fourre des cents d’épingles.

On a retrouvé ce vers et cet hémistiche triplement entourés de la marque bleue dans l’exemplaire de la censure. Quelle était l’obscénité sous-entendue ? Si personne ne la voyait, eux, du moins, ils avaient l'habitude, ils la reconnaissaient. Le vent — nous comprenons ; les collets — nous vous entendons bien. —- Des messieurs boutonnés, — nous saisissons l'allusion. Des épingles ! —quelle fureur sadique !

Ceci était le comble, d’autant plus que les vers du poète étaient dirigés contre « l’hiver, tueur de pauvres gens ». L’éditeur, l’imprimeur, le poète furent traduits en police correctionnelle. L’avocat de Richepin était Me Christian, le substitut du procureur, M. Bloch. Jean Richepin — le scélérat — n’osa même pas se justifier. Et le président, après les plaidoiries, l’apostropha ainsi :

— « En somme, vous avez sciemment écrit des vers obscènes ? »

— « Obscènes ? dit Richepin, je n’en sais rien ; peut-être qu’ils vous paraissent ainsi ; sciemment, non — car je ne me doutais pas qu’ils l'étaient ! »

— » Cela suffit, reprit le président, vous avez la conscience large. »

Et il envoya Jean Richepin rejoindre pendant un mois ceux qu’on disait être ses camarades. Les vers condamnés disparurent des éditions, et à leur place on put lire, entre deux lignes de points :

………………………………………………..
Ici deux gueux s’aimaient jusqu’à la pâmoison
Et cela m’a valu trente jours de prison.
…………………………………………….. 

Telle est la légende de Richepin, qui a eu cette conclusion féroce.

Mais elle est fausse, cette légende, pour laquelle vous l’avez condamné, magistrats de 1876 ! Car ce ne sont pas les vers que vous avez frappés, — je ne puis le croire, — l’art ne relève pas de vous, et vous le sentez bien, et vous le savez bien, et la hauteur de votre jugement, ne s’étend pas à reconnaître dans un dessin un bras d’avec une jambe. C’est la vie du réprouvé que vous avez voulu flétrir. Ses vers, la plupart des gens, ceux qui ne sont escroqués ni de cerveau ni de corps, peuvent les lire des deux mains. Mais sa vie, n’est-ce pas ? ce manque de respect pour le sanctuaire de l’Ecole normale, cette existence aventureuse dans un pays qui est réglé par des lois, sous un maréchal ennemi de la fraude, voilà qui ne se pouvait, supporter.

Aussi vous avez sévi ferme. « Allez, Richepin, et ne péchez plus. Ne rimez plus de ballades pour la joyeuse vie ; ne permettez plus au vent de fourrer des cents d'épingles dans les collets des messieurs boutonnés. L’habitude de la cellule adoucit, dit l’imitation de Jésus-Christ, et, pour vous tenir en lisières, on vous ôtera vos droits civiques. Vous avez voulu vivre hors notre société ; nous vous mettons hors la loi. »

Mais elle est fausse, cette légende, magistrats de 1876 ! Jean Richepin, après avoir terminé ses études au lycée Napoléon, à seize ans, est entré à l’Ecole normale en 1868. Il était le premier de la section des lettres. Ni femmes, ni chapelle, ni renvoi ; mais il fut licencié, avec les autres, en août 1870, après deux ans d’école. Il fit l'apprentissage de la vie, durement, dans l'armée de l’Est, et battit en retraite sous Bourbaki. Comme il n’avait jamais voulu se donner à l’enseignement, il ne retourna pas rue d’Ulm. Il étudia les bohèmes, le pavé de Paris, la terre poussiéreuse des grand’routes; il voyagea, deux fois, avec des caravanes de saltimbanques. A Nantes, sur le quai, il paya son passage à bord d’un caboteur, prit goût à la manœuvre, fréquenta les matelots, fit la connaissance d'un charpentier de marine ; et ce brave garçon le fit loger, à Bordeaux, chez la mère des compagnons.

Certes, il y eut une surprise, au débarquement sur les docks de Bordeaux. Richepin, la peau dorée au soleil, les yeux étincelants de paillettes sous sa tignasse noire frisée, les mains charbonneuses, tomba dans les bras de son camarade d’Ecole normale, Ernest Dupuy, qui rêvait près de la mer à son poème des Parques. L’un, entré dans l’existence par le bout pratique, avait trempé les poésies de la Mer à la poussière humide des embruns ; l’autre, élève de Sully Prudhomme, contemplateur et théoricien, s’était déjà retiré avec Lucrèce vers ces hauteurs sereines d’où il plaignait le fourmillement inutile des hommes. Richepin a ravi violemment les dieux au ciel, pour les porter dans le cœur et dans les sens des êtres animés. Dupuy considère ces dieux impassibles, au-delà des murs flamboyants de l’univers, et gémit sur leur éternelle absence de douleur. Misère et paradis ici-bas, dit l’auteur des Blasphèmes ; misère ici, dit l’auteur des Parques, et point de paradis en haut. Deux poètes philosophes, qui ont deux conceptions de la vie ; mais Ernest Dupuy, chevalier de la Légion d’honneur, a été chef de cabinet d’un ministre de l’instruction publique ; Jean Richepin, privé de ses droits civiques, n’a pu que devenir le grand artiste qu’on sait.

***

Aujourd’hui on propose d’amnistier le poète. Mais il n’a pas accepté le jugement ; il ne peut pas accepter la grâce. Son art n’a pas été sali par les condamnations officielles ; des fonctionnaires de l’administration ne sauraient le purifier.

Dans sa petite maison rose pâle, avec des volets verts, assis tout en haut, le buste dressé sur sa grande chaire sombre, droite, dure, appuyé sur un coussin de soie jaune brochée, les yeux pleins d’une lumière de métal, il peint des lettres noires qui font des mots sanglants sur les feuilles ; près de lui bâille une haute boite dorée où il jette ses papiers ; la lumière du ciel lui vient par deux baies opposées; et ces lettres, tracées par sa plume à bec large, formeront demain les vers resplendissants du Mage, dans quelques mois les poèmes rutilants de Mes Paradis. Qu’importe à ce jeune roi de Tourân, qui siège si fièrement sur son trône bariolé, une tache rouge à sa boutonnière, puisqu’il a tant d’étoffes chatoyantes à ses meubles, et tant d’or à ses prunelles, et tant de paroles multicolores à ses vers ?

Marcel Schwob.

Mars

B. H Gausseron, « Jean Richepin », La Nouvelle revue, 15 mars 1891, p. 335-356.

On sortait de la double guerre allemande et civile. De sa chambre haute, en un hôtel meublé de la rue de Vaugirard, Richepin entendait les roulements de la mitrailleuse et les crépitements des feux de peloton faisant, sous les arbres du Luxembourg, l’œuvre sommaire de la justice des vainqueurs. L’impression qu’il en reçut est, chez les hommes de sa trempe, de celles qui ne s’effacent pas. On la sent, toute frémissante encore, dans les dernières pages de Césarine. Quelle influence a-t-elle eue sur la direction de la pensée du poète ? Je ne saurais le déterminer. Mais Richepin est, avant tout et plus que tous, l’homme qui sent et fait sentir la misère humaine, et, – comme il s’est si nettement et si exactement appelé, – le chantre des gueux.

Son tout premier début, avant l’éclat, le retentissement de sa Chanson, est caractéristique. La Vérité, journal que dirigeait M. Portalis, et dont le titre, pour prétentieux qu’il puisse paraître, se justifiait presque, en ce temps-là, par comparaison, publia en feuilletons une étude sur un gueux illustre, un réfractaire-type, Jules Vallès, dont on ne savait pas au juste s’il était mort ou vivant. Ce premier mot de Richepin au public n’était point parole de couard. Les bouches ne s’ouvraient guère alors que pour la dénonciation et l’invective. Celles qui avaient autre chose à dire se tenaient volontiers fermées, prudemment. Richepin, sans s’inquiéter des rancunes et des haines déchaînées dans {336} l’affolement du triomphe présent et des épouvantes passées, dit de Jules Vallès simplement ce qu’il pensait.

Il en pensait, après tout, plus de bien que de mal. Et comment n’aurait-il pas eu quelque tendresse politique à part et abstraction faite du caractère de l’homme- pour l’écrivain farouche, amer et si doux parfois, dont l’appétit eut peut-être toutes les convoitises, mais dont le cœur ne battit jamais que pour les révoltés, les déclassés et les déjetés ? Tendresse mêlée de pitié, et à bon droit ; car Vallès était lui-même un de ces misérables dont il se plaisait à découvrir les plaies et à répéter les cris de douleur et de rage, tandis que Richepin, avec des entrailles qui s’émeuvent à toutes les détresses et à toutes les passions nées de la nature ou de l’iniquité sociale, garde la sérénité supérieure d’un cerveau qui sait le néant des choses et que le seul bonheur est en soi.

Les affinités sont nombreuses entre l’écrivain de la Rue et le poète des Gueux, entre l’auteur des Réfractaires et le chroniqueur du Pavé. Ce sont deux esprits qui se tournent volontiers du même côté, envisageant les mêmes objets sous des aspects souvent analogues, ont le même instinct du pittoresque avec la même curiosité des phénomènes physiques et sociaux, s’indignent et s’attendrissent à la vibration des mêmes fibres. Mais l’inspiration de l’un ne doit rien à celle de l’autre, et leur art, à chacun, est tout personnel. Le pamphlétaire politicien socialiste est envieux et haineux. Le poète est philosophe et bon. Sans s’attarder à exposer tout ce qu’il a en plus, il suffit de dire qu’il a moins de fiel.

Quatre ans plus tard, Richepin publiait la Chanson des gueux. Dénoncé dans le Charivari, il était, pour crime de chef d’œuvre, condamné à l’amende et à la prison.

Depuis longtemps il luttait, plongé dans le marais de la bohème, où tant de fleurs éclatantes écloses, brillent, se fanent et pourrissent dans le limon où elles sont nées ; peut-être eut-il mis quelques années encore à traverser ces lagunes, en dépit de ses efforts de robuste nageur, sans la planche que lui tendirent les juges de la neuvième Chambre pour le faire atterrir à Sainte-Pélagie.

Dès lors, le poète est accepté dans la mission qu’il s’est choisie. Il est le metteur en œuvre autorisé « de la poésie brutale de ces aventureux, de ces hardis, de ces enfants en révolte, à qui la société presque toujours fut marâtre, et qui, ne trouvant pas de {336} lait à la mamelle de la mauvaise nourrice, mordent à même la chair pour calmer leur faim.

« Depuis Baudelaire, dit M. Paul Bourget, aucun poète n’avait débuté par une œuvre de cette force d’originalité, de cette invention de style, de cette audace de sujet. » Et ce critique psychologue appelle la première œuvre de Richepin « la psychologie de l’indépendance fougueuse ».

Psychologie ? Non pas. La psychologie est l’exposition et la discussion d’un état de l’être pensant, une étude des ressorts qui le mettent en action, des appétits qui l’incitent, des mobiles qui le poussent, des motifs qui le décident. L’œuvre de Richepin nous donnera cela, sans doute ; et plus elle avance, plus il semble que, sans perdre ses qualités de jet spontané et d’action dramatique, elle s’enfonce dans cette voie. Mais la Chanson des Gueux n’est pas l’analyse de la vie ; elle est la vie elle-même, « la vie des pauvres ères, des va-nu-pieds et des sans-le-sou, dans leurs efforts, sans cesse renouvelés, pour la faire durer jusqu’à demain, dans leurs passions, leurs amours, leurs haines, leur besoin d’ivresse et d’oubli, leurs douleurs et leurs joies. »

Cette frénétique ardeur de vivre éclate partout chez ces gueux, comme dans la nature, de la naissance à la mort : Quant à l’indépendance fougueuse, elle pousse, en effet, d’un bout du livre à l’autre, son souffle fier et farouche. Elle y soulève à l’envi l’homme et l’animal ; la nature entière y est emportée par cette irrésistible haleine. Si la vie, même misérable, même douloureuse, même affamée, est un bien, ceux-là seuls en jouissent qui restent libre et qu’aucune pitance ne persuade de tendre le col au collier. Le bonheur des autres, le poète ne le nie pas, mais il le méprise, comme abject et nauséeux.

En même temps que cette ruée vers l’indépendance et la vie sans frein, il y a, dans ce premier livre de vers, une note dominante, qui est, je crois, la note dominante du génie de Richepin : c’est la notion profonde de la misère, la sympathie ardente avec l’être souffrant, poussée à une telle acuité d’expression que le poète en donne comme la sensation physique. Peut-on se défendre de cette impression, poignante entre toutes, quand on lit Nativité, ce chef-d’œuvre absolu, qu’il est inutile de citer parce qu’il est dans toutes les mémoires ? Jamais langue plus nette, plus riche en images neuves et plus dédaigneuse d’ornements rapportés, n’a fait vibrer la sonorité du vers sous le marteau de {338} la rime. Jamais le sentiment de la détresse humaine, avec, pour seul adoucissement et seul rachat, la bonté, ne s’est manifesté en de plus simples, vraies et navrantes paroles.

Un critique, célèbre pour le dilettantisme de son scepticisme, la finesse de ses aperçus et le protéisme insaisissable de ses jugements, a émis un jour cette opinion que l’auteur de la Chanson des gueux et des Blasphèmes n’est, après tout, qu’un rhétoricien très fort. L’expression sent son cru ; mais allez au fond, et vous y trouverez la négation de l’originalité, c’est-à-dire la faculté créatrice. Or, que fait Richepin en littérature, poésie, roman, théâtre, chronique ? Il crée. Qu’il prenne en main, ou qu’il lui vienne en tête, un lieu commun, trainé partout, usé, effiloqué, sale dans le ruisseau, constellé de trous par le crochet du chiffonnier, loque abandonnée et lamentable, il en fera une étoffe sonore, au tissu serré, aux couleurs éclatantes, et y taillera, selon sa fantaisie, un manteau de théâtre, une toge, un pallium, une chlamyde ou un drapeau. Il y a des riches qui ne dédaignent pas de se baisser pour ramasser une épingle, et qui réchauffent tout un monde du rayonnement de leur luxe et de leur charité. De même, si Richepin rencontre un vieux thème poncif, lapidé de railleries, « brûlé » partout, il ne dédaignera pas de le ramasser, de le pétrir, et, sans souci du qu’en dira-t-on, de lui réinsuffler la vie. La création littéraire sort de lui à jet continu, comme l’eau du puits artésien.

Son second recueil fait contraste avec la Chanson des Gueux. Au contraire de tant de jeunes écrivains en vers qui s’épanchent et se vident dans leur premier volume et qui, le cœur dégonflé comme une vessie trouée, se battront désormais les flancs autour de sujets laborieusement cherchés où ils n’ont plus à mettre ni sincérité ni passion, Richepin avait débuté par des poèmes impersonnels, qui affirmaient du coup l’objectivité de son lyrisme, c’est-à-dire sa qualité de vrai poète, laquelle est la puissance de créer. Cette fois, il chantait sur le monde subjectif et, sûr de lui, se laissait aller à remplir un livre des effusions de son premier grand amour.

Les Caresses doivent être, dans le déroulement chronologique des sentiments de l’auteur, de la même époque que son premier roman, Madame André. La vie sensitive et cérébrale qui s’y développe est de même ordre dans le livre en vers et dans le livre en prose, et l’action passionnelle y marche parallèlement.

{339}

Les Caresses marquent, très fortement et très sincèrement, un moment décisif dans l’évolution du poète. C’est l’heure où ses lèvres sont touchées du charbon ardent, l’heure de la passion épanouie et subitement arrachée du cœur, comme une fleur splendide de sa tige, d’où la sève coule en pleurs qui sont du sang. Dès lors l’homme est complet, ayant reçu le double couronnement de l’amour et de la douleur. Mais les Caresses sont encore autre chose que le gond sur lequel tourne une vie. Les vastes plans d’architecture ne s’exécutent pas, d’ordinaire, en une fois : on achève d’abord un corps de logis, une aile, en y laissant des pierres d’attente où se relieront plus tard les autres parties du monument. Aussi y a-t-il, dans ce recueil, comme il y en a dans le premier, des jalons posés, des amorces de voies, percées et parcourues depuis par la pensée de l’auteur. Il y prélude, entre autres, aux essais de poésie technique et scientifique qu’il aborde avec tant de franchise et d’audace dans la Mer, et qu’il reprendra certainement, en ses œuvres futures, avec encore plus de force et d’autorité.

C’est en vertu du même phénomène – car ce n’est pas un procédé – que les Blasphèmes ont leur germe dans la Chanson des gueux ? Après avoir buriné les déclassés et les bohèmes, ce qui sont en révolte contre la réglementation sociale, qui vivent de maraude sur les bords du grand chemin où les gens officiels, rentés et décents, passent en se faisant des politesses, qui n’ont de respect ni pour la robe du juge, ni pour celle du prêtre, ni même pour celle de la femme, qui ne reconnaissent de propriété que sur les objets qu’ils s’approprient et, en fait, de convenances, s’en tiennent à ce qui leur convient, après avoir pris ses modèles et ses héros en dehors de ce qu’on appelle l’ordre, il était naturel que Jean Richepin s’attaquât à l’idée d’ordre même, en tant qu’émanation d’un pouvoir intelligent et suprême, c’est-à-dire à Dieu. Il fallait qu’il poursuivît jusqu’au bout son œuvre de dénonciateur d’hypocrisies, de briseur d’équivoques, de dégonfleur d’outres pleines de vent. C’est donc Dieu qu’il devait frapper pour mener ses prémisses à leurs conclusions. Et il s’est appliqué à le frapper « jusque dans ses avatars les plus subtils et les plus séduisants, le Concept de Cause, la foi dans une Loi, l’apothéose de la Science, la religion dernière du Progrès ». Il l’a fait implacablement, sachant qu’il détruisait « non seulement des superstitions grossières et odieuses, mais {339} aussi de douches et belles illusions », résolu, quoi qu’il pût en coûter, à pousser « à sa formule extrême cette théorie du monde sans Dieu, que, dit-il, personne n’a le courage d’étaler et que tous mettent secrètement en pratique ». Le livre des Blasphèmes n’est qu’une étape dans son œuvre ainsi rêvée. Nier et démolir ne suffit pas, en effet ; il s’agit pour le poète d’établir à sa manière « une morale, une métaphysique, une politique et une cosmogonie matérialistes ».

De temps à autre, des journaux, des revues publient un morceau en vers, quelques pages de prose, qui prouvent que l’engagement est sérieux et que l’écrivain travaille à le tenir. Déjà on peut entrevoir assez distinctement les grandes lignes de l’édifice, et il est loisible à l’esprit spéculatif de l’imaginer construit, au gré de sa rêverie, sur les bases dès maintenant jetées. Je ne le ferai pas, trop respectueux de la pensée du poète pour la devancer ou y greffer des hypothèses.

Je n’ai pas l’intention de discuter, mais d’exposer. D’ailleurs, comme le dit Richepin dans un poème intitulé Viatique, et qui ne fait encore partie d’aucun recueil :

Rien n’est faux, pendant qu’on y croit,
Rien n’est vrai, pendant qu’on y pense,
Mais à la fin tout se compense,
Car l’envers ressemble à l’endroit.

Les poèmes des Blasphèmes sont, pour la plupart, de large envergure, de longue haleine. Le poète a appris à connaître sa force et il n’hésite pas, sans dévier du but que poursuit sa {341} pensée, à lâcher bride à sa fantaisie. Ce ne sont plus de petits motifs où le travail excelle la matière, des coins de paysage, des bouts de scène, des éjaculations de volupté ou d’extase, des sanglots de désespérance ou des cris de colère, d’exquis et curieux tableautins. L’invention est hardie ; la toile est ample et la facture épique. Elle le devient plus encore, tout en poussant le lyrisme au plus haut, dans la Chanson du sang, qui semble nous reporter à cette époque légendaire de l’art où l’épopée lyrique d’Orphée précédait les récits héroïques d’Homère. C’est dans la Chanson du Sang que, pour la première fois, Jean Richepin oppose formellement aux Aryas sédentaires, dont la timidité ne se rassure qu’en créant des dieux qu’ils craindront, les Touraniens nomades, luttant à l’état libre dans la nature et la parcourant au hasard, sans se demander d’où ils viennent, sans s’inquiéter d’où ils vont.

La pensée philosophique n’a jamais pris, depuis Lucrèce, un pareil essor poétique. Mais cette pensée n’est-elle point, dira-t-on, l’oiseau farouche qui se brise le crâne aux barreaux de sa cage, puisque, malgré la frénésie de ses bonds, elle retombe sur elle-même après s’être heurtée au néant ? Au néant ? Le croyez-vous bien, ou n’êtes-vous pas, beaucoup plus que le poète, dupe des mots ? Où est le néant au sein des choses ? Et l’effort de Richepin n’est-il pas justement d’affranchir les choses, leur cours, leurs rencontres, leurs chocs, leurs apparences, leurs changements, des causes et des lois que l’imagination scientifique des autres prétendent leur imposer ? En somme, le néant n’est rien ; c’est l’indéfinissable par excellence, ce qui n’a ni limite ni lieu, ni qualité ni substance, le vide dépouillé d’enveloppe, le non-être, c’est-à-dire, absurdement et absolument, ce qui n’est pas. Et ce qui n’est pas, qu’est-ce ? où est-ce ? En vérité, ici le rien et le tout se confondent, et le nihilisme n’est qu’un panthéisme démysticisé.

La Mer, avec ses vents et ses vagues, ses rages et ses somnolences, ses hurlements et ses bruits berceurs, ses resplendissements et l’inquiétante opacité de ses ténèbres, ses trésors de vie et ses engloutissements d’existences, tel est le repos que se donne Richepin après cette guerre haletante, ce furieux écrasement des dieux. Demain il reprendra la lutte, avec le Paradis de l’Athée, auquel il travaille depuis longtemps. Aujourd’hui, tout en fourbissant des armes neuves et en recrutant des troupes fraîches, il s’emplit les poumons de brise marine et se retrempe les muscles aux flots de l’Océan. Il se souvient, il raconte, il admire, il rêve. La mer ! il la connait bien, et c’est à la lettre qu’il peut dire :

………… Auprès d’elle, et dessus,
J’ai passé de longs jours d’extase captivante,
J’en ai bu la tendresse et mangé l’épouvante.
C’est ce que j’ai senti dont mes vers sont tissus.

Il a dérobé le secret de l’eau profonde et des vents qui la baisent ou la battent, et j’aimais, depuis le πολύφλοϛσϐοιο Θχλασσηϛ des poèmes homériques, plus vigoureux échos des âpres rumeurs du {342} large et des grèves n’étaient venus étonner et ravir les oreilles humaines.

L’enseignement qui ressort de ces beaux poèmes maritimes est, à vrai dire, celui que faisait pressentir la Chanson des gueux, dont on voit l’expérience personnelle dans les Caresses, et qui commence, dans les Blasphèmes, à se formuler dogmatiquement : c’est la mobilité et la mutabilité des choses, la disparition fatale, dans un continuel flux de formes nouvelles, de tous les êtes, même de ceux qui, parce qu’ils durent depuis un temps trop long pour que l’homme en puisse marquer le commencement, lui semblent devoir durer sans fin.

Car tu mourras aussi, toi qu’on croit immortelle,

Dit le poète à la mer ; et aussi mourra la terre, « que l’éternel gouffre »

Dans ses chaos futurs finira de dissoudre
Pour servir de fumier à des mondes nouveaux.

C’est dans la Mer surtout que le poète ; embrassant violemment la science, fait pénétrer de force en elle les jets brûlants de son lyrisme. Avec une forme différente, appropriée à nos goûts littéraires et à notre état social, Richepin nous apparaît, il faut le redire, comme le Lucrèce de ce temps. Il est ce que fut l’auteur de De Natura rerum : le poète philosophique, doctrinal, scientifique et splendide du matérialisme. Mais il sait, de plus, faire vibrer à son gré toutes les cordes de la lyre, mêler et démêler les fils des marionnettes humaines, jeter dans le moule du roman les caractères et les passions.

Des drames que Richepin a fait jouer, deux seulement ont été livrés et imprimés au public : l’un, en prose, est tiré de son roman la Glu, l’autre, Nana Sahib, est un épisode, tout vibrant de patriotisme et d’amour, de la résistance de l’Inde à la conquête anglaise. L’un et l’autre sont, à des titres divers, d’admirables créations. Pour ce qui est de la conduite de l’action, de l’exposition, du nœud, des péripéties et du dénouement, on me permettra de n’en rien dire. Je sais mal manier la règle de l’art, et les mesures que je prendrais risqueraient d’être déclarées fausses par le premier charpentier venu. Je ne parlerai pas davantage des caractères, de leur vérité, de leur vraisemblance, de leur moralité ; je ne rechercherai pas s’ils sont tout d’une pièce, {343} ou ondoyants et divers, ni lequel vaut le mieux à la scène, ni si la couleur locale est juste, – ce que je crois, – et l’histoire respectée, – ce dont il me chaut ; je n’établirai pas la valeur respective des actes, montrant les faiblesses de l’un, les beautés de l’autre, combien celui-ci est rempli, le vide et l’inutilité de celui-là, et ne rééditerai point la vieille plaisanterie moliéresque qui conseille de se crever l’œil gauche pour y mieux voir de l’œil droit. Ce n’est pas là mon métier, et j’y serais mal habile, encore que tant d’autres s’en tirent avec deux douzaines de mots techniques, de l’ignorance et du bagout. Il me suffit de savoir que Richepin a dramatisé trois ou quatre des passions humaines les plus nobles ou les plus violentes : l’amour, la jalousie, le patriotisme, l’ambition, la haine ; qu’elles s’agitent sous son souffle incarnées en des personnages qui vont, viennent, poursuivent un but, luttent, souffrent, triomphent, échouent et meurent, parmi ce que la nature et la civilisation de l’Inde ont de plus éblouissant et de plus horrible, ou dans le cadre simple et rude de nos rochers et de notre océan ; qu’elles parlent une langue ardente, imagée, retentissante, forgée tout exprès par un ouvrier amoureux et maître de son art, et, dans Nana Sahib, en des vers qui enchantent l’oreille, stimulent l’intelligence et poignent le cœur ; il me suffit de savoir cela – et je le sais – pour dire, sans crainte d’erreur : C’est beau !

Deux autres pièces en vers de Richepin ont obtenu plus que la consécration du succès : elles font partie du répertoire de la Comédie-Française La première, Monsieur Scapin, est une étourdissante résurrection de la vieille comédie, à laquelle l’infusion du sang moderne laisse sa grâce archaïque, en lui donnant une jeunesse nouvelle. Quantité d’œuvres littéraires, et des plus parfaites, ont démontré, aux différentes périodes de notre littérature, qu’on peut être original en imitant. Ce qui, entre des mains ordinaires, serait devenu un simple pastiche plus ou moins curieux, sort à l’état d’œuvre vivante du creuset ou le poète fond le métal qu’il extrait de tous les filons. Monsieur Scapin, est une étourdissante résurrection de la vieille comédie, à laquelle l’infusion du sang moderne laisse sa grâce archaïque, en lui donnant une jeunesse nouvelle. Quantité d’œuvres littéraires, et des plus parfaites, ont démontré, aux différentes périodes de notre littérature, qu’on peut être original en imitant. Ce qui, entre des mains ordinaires, serait devenu un simple pastiche plus ou moins curieux, sort à l’état d’œuvre vivante du creuset où le poète fond le métal qu’il extrait de tous les filons. Monsieur Scapin, sans cesser de porter la marque de ses origines, est un être que Molière n’avait pas prévu, et qui appartient très légitimement et très réellement à Richepin. Pourquoi Richepin ne prendrait-il pas Scapin à Molière ? Celui-ci l’avait bien pris à la comédie italienne. Le tout était de le remodeler, et d’en faire un bonhomme à soi. Ni l’un ni l’autre n’y ont manqué.

{344}

Dans l’autre pièce, le Flibustier, Jean Richepin laisse de côté les formules et reconstitutions littéraires, pour parler à son compte et sous une forme inventée de toutes pièces. On y retrouve l’inspiration des beaux poèmes narratifs de la Mer. Le sujet en est pris parmi les accidents de la vie ordinaire des populations maritimes Il ne se passe pas d’année, en effet, que les journaux n’enregistrent le retour inopiné de fils, d’amants, de maris, dont, depuis longtemps, on avait quitté le deuil ; et il est arrivé plus d’une fois que les tribunaux ont eu à se prononcer sur des cas de doubles mariages très légalement contractés. C’est un fait de ce genre qui suggéra au poète anglais Tennyson son noble et touchant poème d’Enoch Arden, où le marin cru perdu trouve au retour, sa femme mariée à un autre, et se laisse stoïquement et lentement mourir sans se faire connaître, satisfait de souffrir la pire douleur, pourvu qu’il ne porte pas atteinte à la tranquillité de celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer.

Choisir dans l’existence réelle un sujet intéressant et dramatique en soi, pas assez fréquent pour être insipide, pas assez rare pour être taxé d’invraisemblance ou avoir le caractère de l’exception, le présenter sous des couleurs neuves, à travers des situations émouvantes, avec un dénouement à la fois noble et humain, et jeter sur tout cela le charme de vers faits de main de maître, pleins de sève et de lumière, imprégnés de la saveur du terroir, où les images populaires et les locutions locales se confondent avec celles qu’invente le poète et que les personnages auraient, semble-t-il, aussi naturellement inventées, - n’est-il pas vrai que c’est faire une œuvre d’art supérieure, de celles qui ne sont point périssables ? Et n’est-il pas vrai que c’est là justement le signalement du Flibustier ?

Le théâtre de Richepin, d’ailleurs, n’en est encore qu’aux débuts. Chaque pas qu’il fera désormais sur ce terrain sera dans le sens d’une évolution dont le dernier terme ne saurait se marquer d’avance, mais au cours de laquelle il dégagera toujours davantage son tempérament et affirmera la vigueur de son sens dramatique. La comédie de mœurs, d’où l’élément lyrique ne sera pas exclu, le drame historique en vers avec son déploiement de mise en scène, son éclat de couleur locale et ses grands chocs de passions, me semblent être les deux voies où il s’enfoncera de plus en plus. Il y rencontrera – dans l’une comme dans l’auteur – ce Fatum antique qu’il appelle le Hasard, en même temps que {345} les aspects les plus divers et les plus violents de la vie ; et son théâtre se rattachera ainsi à l’idée philosophique qui domine son œuvre. Il ne versera, d’ailleurs, ni dans l’école documentaire, ni dans l’école réaliste, ni dans l’école décadente : il restera de son école, à lui, qui est celle des maîtres de la langue et de la pensée. Il sait qu’il n’y a de vraiment neuf et durable que le beau, et il est du petit nombre de ceux qui, pouvant le concevoir dans leur cerveau, le réalisent dans les productions de leur art.

Il me reste encore à voir le poète sous son double aspect : celui de chroniqueur et de romancier.

Jean Richepin a fait et fait encore du journalisme littéraire. Mais ses chroniques n’ont fourni jusqu’à présent à sa sélection parcimonieuse que la matière de trois volumes : les Morts bizarres, le Pavé et Truandailles.

Dans les Morts bizarres, la note générale est, comme l’indique le titre, assez fortement fantastique et lugubre. C’est une tendance à noter chez Richepin, et qui ne l’abandonnera pas de sitôt. Nous le verrons encore entasser les atrocités, multiplier les cadavres, inventer les douleurs inouïes et des morts inédites, sans être ému autrement que du plaisir secret de geler les moelles dans les os du naïf lecteur. Mais qu’il parle d’un vrai misérable, d’un pauvre homme qui souffre de la vie et qui l’en aime davantage, oh ! alors, tout vibre en lui ; le cœur s’est mis de la partie, et on le sent prêt à éclater sous les mots. Je l’admire dans les deux rôles, mais combien je l’aime mieux dans le second !

Quoi qu’il en soit, les Morts bizarres affirmèrent, avec éclat et du premier coup, un original et puissant talent de conteur. Il se manifeste avec un peu moins de force et plus d’expérience dans le volume intitulé Truandailles, – la prose des gueux, – publié tout récemment.

Mais ce talent se confond, en dernière analyse, avec celui du romancier. C’est une question de proportions. Aussi est-ce surtout dans le volume intitulé : le Pavé, qu’on peut vraiment apprendre à connaître Jean Richepin chroniqueur.

On me dispensera de faire la comparaison facile et trompeuse du Pavé de Richepin avec la Rue de Vallès. J’ai dit ce que j’avais à dire à ce propos. J’ajouterai ici cependant que Richepin a toujours et partout la faculté de sympathie et d’écho, qui est l’apanage du vrai poète. Si son art est bien à lui, sa riche et heureuse organisation littéraire est ouverte à tout et à tous. C’est un {346} « dompteur de mots », un ciseleur de phrases savant et exquis ; c’est un inventeur hardi et fécond, et comme une fontaine de vie ; et il a, pour couronner tous ces dons, l’exubérante bonne humeur et le rire éclatant des grands ancêtres du xvie siècle., dont le plus illustre est Rabelais.

A un point de vue spécial, il aime Paris comme on doit l’aimer, non pas seulement dans ses excentricités et ses misères, mais jusque dans ses infirmités, ses verrues et ses ordures, et il se ferait scrupule d’en dissimuler rien. Il est même, semble-t-il, frappé des laideurs, des difformités et des vices, au point de leur sacrifier parfois, dans ses peintures, les grâces, les charmes, les douceurs et les beautés de cette ville unique et sublime, qui, se elle a les profondeurs de l’enfer du Dante, a aussi des splendeurs en plein ciel telles que nul poète n’en imagina de plus radieuses pour décrire le paradis.

Ces chroniques courtes, faites à la lime, d’observation immédiate et aigüe, d’exécution pittoresque et précise, bijoux semés dans les scories et le flot trouble du journal, ont été pour Richepin une rude et profitable école de style. Il s’y est perfectionné dans l’art de tout peindre et de tout dire avec les mots justes, sans lâché ni à peu près, se servant des vocables comme le mosaïste de ses pierres de couleur, et arrivant mieux que lui à produire des tableaux nets de contours, exacts de forme, chatoyants et doux à l’œil. C’est là que s’est révélée à son esprit, dans sa plénitude, « la toute-puissante magie des mots, qui sont aussi multicolores que la matière elle-même, aussi variés, aussi profonds, aussi créateurs… Car n’est-ce pas créer une chose que la nommer ? »

Dans ces cinquante ou soixante petits chefs-d’œuvre, comparables à des gemmes où le talent de l’auteur se cristallise et chatoie, il n’est pas une page qui ne fournisse un type empoignant ou une vue pittoresque. Nul livre ne se prête mieux à l’illustration, et pourtant il n’a jusqu’ici tenté aucun illustrateur. Serait-ce qu’il les effraie tous ? Quel crayon il faudrait pour lutter avec cette plume, ou même pour simplement traduire à l’œil les impressions qu’elle donne à l’esprit !

Le don créateur, si marqué chez le poète, et le don d’observation, si caractéristique chez le chroniqueur, ne sont pas moindres chez le romancier.

Je divise les romans de Richepin en deux groupes : l’un {347} comprend la Glu, le Cadet et, en une place un peu à part, Miarka, la Fille à l’Ourse ; l’autre, Madame André, Braves Gens, Césarine. Dans le premier groupe, l’auteur étudie un vice, une infirmité morale, un caractère ethnologique particulier, à un point de vue impersonnel. Dans l’autre, quelle que soit l’excentricité ou la rareté de certains types, l’ensemble est d’un intérêt plus largement humain, peut-être parce qu’il s’y mêle, tantôt tacitement, tantôt de l’aveu de l’auteur, non seulement des souvenirs et des impressions de vie vécue, mais aussi des fragments, plus ou moins arrangés, d’autobiographie.

En dehors de cette classification, se présente le volume intitulé Quatre petits Romans, dont Richepin classe lui-même les éléments en roman chrétien, roman psychologique, roman d’aventures et roman d’histoire. Je ne m’attarderai pas à en faire la critique ; elle est faite supérieurement dans la préface – ironique, d’ailleurs, mais très juste en ce qui concerne l’appréciation des morceaux – que Richepin a mise en tête du recueil. Ces quatre petits romans, en effet, « ont été conçus sans aucun système d’école, sans aucune prétention à prouver, à combattre, à inaugurer ou démolir quoi que ce soit » ; ils ont été écrits « simplement, bonnement, bêtement, et juste dans les genres et selon des méthodes qui sont tout à l’opposé des modes du jour ». Il y a dans Sœur Doctrovée – le roman chrétien – des échappées sur le monde mystique telles que devait en apercevoir sainte-Thérèse en sa jeunesse. Le roman historique, pour ne parler que de ces deux-là, est une orgie de couleurs d’une truculence débordante, en même temps qu’une merveille de relief et de style. « Apprends, dit Richepin au lecteur dans sa préface, qu’il n’y a pas une ligne de ce récit, je dis pas une, à laquelle je n’aurais pu piquer un astérisque et coudre une pièce justificative. » Tant mieux, sans doute ; cela fait grand honneur à la conscience et à l’érudition du conteur. Il a dû trouver, d’ailleurs, dans cette patiente et scrupuleuse recherche un guide et un appui. Mais je confesse que cela m’est profondément égal. Pas un des faits racontés ne serait historiquement vrai que le récit n’en aurait pas moins la réalité supérieure de l’art. Les Borgia sont morts, et tout ce qui les entourait ; mais les pages que leur souvenir a dictées à Richepin sont vivantes et ne mourront pas.

Dans le livre qu’il a intitulé la Glu, il fait comprendre l’attrait que certaines femmes, sans beauté, mais expertes en l’art {348} de pimenter le régal d’amour, exercent sur tout homme qui les approche. Il le fait quasiment sentir.

Je préfère ce roman, écrit de verve, avec une chaleur de jeunesse rayonnante qui n’exclut en rien la justesse et la fermeté de l’observation, au dernier que Richepin a publié, le Cadet. Je le prends en bloc, et je le trouve bien coulé, sans fissures, sans bavochures, sans paille, d’une belle venue, et ciselé juste à point pour que l’œuvre soit finie et que le travail de retouche ne se voie pas. Dans le Cadet, au contraire, je suis obligé de distinguer, de choisir, d’admirer tel morceau, de critiquer tel autre, et, tout en admettant – comme cela se doit toujours lorsqu’il s’agit d’une œuvre d’art – l’idée première, de faire des réserves quant aux procédés d’exécution.

Mais il est bien superflu d’exposer mes critiques. Elles sont formulées dans la dédicace même du livre Jean Richepin dédie à son ami, le maître peintre Rochegrosse, ces portraits « vus du dedans ». Tout ce qu’on peut reprocher au roman se trouve dans cette déclaration. Il est vu dedans. C’est-à-dire qu’il ne procède pas, comme les autres, de l’observation directement objective. C’est, – d’un mot que l’on comprendra, – un roman de laboratoire.

Avec Miarka, la Fille à l’Ourse, nous sommes dans un monde spécial, mais que Richepin affectionne au point de vouloir croire que, par des liens ataviques dont la réalité n’est pas, je suppose, autrement démontrable, il lui appartient. C’est le monde des Gitanes, des Gipsies, des Bohémiens, le reste des Touraniens nomades, des hordes qui suivaient Attila. La donnée du roman est d’une simplicité antique. La fatalité, d’un bout à l’autre, domine l’action. Miarka sait, dès son enfance, quelles sont ses destinées, et les péripéties qui se déroulent ne sont que comme les accidents d’une route qui la mène infailliblement au but. Ne croyez pas que cela ralentisse ou diminue l’intérêt. Les créateurs du grand art simple et poignant, les Grecs, procédaient ainsi. Et c’est en cela qu’apparaît surtout, à mon sens, la nature du poète qui, par instinct autant que par raison, fait bon marché des préjugés courants, élimine sans hésiter les conventions menteuses, saisit d’une main ferme la vérité et la montre telle qu’elle est, sans autres vêtements que sa beauté, sans autre parure que l’éclat de la vie qui fermente en elle et resplendit au dehors. L’auteur avait à symboliser en quelques personnages une race {349} orientale, c’est-à-dire une race reconnaissant et acceptant l’inéluctable. C’est sous le fouet de la fatalité que les Romani vont par la terre, ruisseau qui traverse un océan sans y mélanger ses eaux. C’est la fatalité qui les défend et les garde. À elle ils doivent l’immortalité de leurs mœurs, la persistance de leur langage, la pérennité de leur sang. Faire un tableau de la vie bohémienne sans y mettre cette grande figure dominatrice, c’eût été faire un contre-sens. Avec un profond sentiment historique, mais aussi et surtout avec cette inspiration qui est l’heureuse et sublime loi des poètes, Jean Richepin a compris cette condition de vérité, et il a magistralement tiré parti d’une situation en dehors de laquelle, son sujet étant donné, tout n’eût été que mensonge et contradiction.

Ce roman, où les sympathies ethniques de Jean Richepin revêtent une expression aussi vive, quoique moins farouche, que dans la Chanson du sang des Blasphèmes, est semé de chants en lignes rhythmées, non rimées, où il semble qu’il ait fait passer l’âme même des Errants qu’il comprend si bien. On pourrait croire à des traductions de chansons originales ; trouvées dans des livres spéciaux, tels qu’il en a été publié un certain nombre, en Angleterre notamment. Il n’en est rien. Ces chants sont sortis du cœur même du poète. Je doute que ceux que les Bohémiens se transmettent depuis des milliers d’années soient plus expressifs de leur caractère, de leur genre de vie, de leurs croyances et de leurs aspirations. Rien n’est plus curieux que cette création par un civilisé de poésies primitives, d’une vérité à faire illusion. On ne m’étonnerait pas en m’apprenant que les Romani les ont traduites et les chantent aujourd’hui dans leurs longues marches. Elles font certainement partie de leur patrimoine intellectuel, et ils peuvent les prendre comme leur bien. Par un phénomène peut-être unique, le vieil arbre poétique de toute une race a eu sa floraison dernière dans le cerveau de Richepin.

Richepin a un autre bagage de romancier, – son meilleur, celui qui renferme sa chair et son sang, celui qu’il offre au monde avec ce geste de Christ qui est celui de tout artiste sincère et qui dit : Mangez et buvez !

Le premier en date, Madame André, est souvent mis au-dessus des autres, pour étouffer les nouveaux venus sous le poids de l’admiration qu’on lui voue. C’est le vieux jeu, mille fois percé à jour. Au lendemain de la Légende des Siècles, de bonnes gens {350} regrettaient le Hugo des Odes et Ballades. Il y a à cela des causes multiples. Je laisse de côté l’impuissance, l’envie, la haine du succès, qui, assure-t-on, sont les cancers de la critique, et qu’en tout cas il me répugne de toucher. Je n’en veux retenir que la paresse, qui me paraît rendre compte de tut. On a classé un auteur, on lui a mis une étiquette où sont inscrits ses qualités, ses défauts, ses tendances, la nature et le degré de son talent, la couleur et l’angle de sa vision, le moule où il coule ses idées ; et tout à coup, sans crier gare, l’auteur brise la case où on a cru l’enfermer, dément son étiquette, et se donne le luxe de changer, du grenier à la cave, le mobilier de son esprit. Étonnement, scandale, indignation ! On ne trouble pas ainsi le repos des gens, et le fait mérite d’être châtié. – De là à brandir le livre d’hier pour en écraser le livre d’aujourd’hui, il n’y a que la distance de la plume au papier. Mais le critique tombe à plat dans l’effort, et tandis qu’il se relève, le poète poursuit, tranquille, son ascension vers la gloire.

Loin de moi toute idée dépréciatrice de Madame André. L’honnête homme, quel que soit son âge, qui lit ce roman sans être ému, le jeune homme qui le lit sans mouvements d’enthousiasme et d’indignation, la femme qui ne retire pas de cette lecture un encouragement héroïque aux devoirs de son sexe et le sain et fécond orgueil des grandes choses qu’il peut accomplir, n’ont, je le crois, ni cœur ni cerveau.

Non moins touchante, surtout pour ceux dont le grand coup de vent des passions a fui sur l’aile des années, est l’histoire de Braves Gens. J’en sais qui n’ouvrent pas ce livre, aux dernières pages, alors que Tombre vient de mourir, que le petit Georget est adopté par la douce et pure Madeline et que le brave Yves accomplit son dernier sacrifice, sans que leur paupière se mouille d’une larme. Un sentiment indéfinissable poind délicieusement le cœur en ce milieu d’êtres simples et bons, que la sincérité de leur amour pour l’art garde naïfs, même quand ils ont des vices comme Tombre, même quand ils ont les mœurs faciles des filles de théâtre comme Georgette. Yves de Kergouet, le grand musicien qui sera toujours obscur, est à mettre en parallèle avec Mme André : ils ont dans la diversité de leur sort, le même héroïsme ; mais Yves est finalement récompensé de tout par l’amour, et c’est l’amour qui précipite et tue l’autre. Mme André a du moins sur Yves la supériorité du martyre.

{351}

Cette fraîche et limpide idylle des amours de Madeline et d’Yves est côtoyé par un drame à la fois grotesque et terrible : la lutte entre Tombre et l’alcool. L’alcool est vainqueur, naturellement, tuant en chemin la pauvre Georgette et finissant par emporter Tombre en un tourbillon de delirium tremens. Mais il faut lire, en des pages dont rien ne dépasse l’effet plastique, ce que le démon de l’alcool sut faire de son damné avant de définitivement s’en saisir, comme i le grandit, l’exalta, en fit le génie même de la pantomime, et lui permit, jusqu’à la dernière heure, de réaliser ses conceptions les plus extrêmes dans les Happy Zig-zags. L’intensité de l’expression est égale à la fantastique réalité du spectacle décrit ; le mot se oule sur le geste ; la phrase se tord et se disloque avec les membres convulsés et les faces grimaçantes de Tombre et de ses deux clowns.

Je dois insister une fois de plus ici sur la puissance de l’auteur à créer des êtres en dehors de lui, à les faire agir et parler chacun selon son tempérament et sa condition, à produire, en un mot, des types bien personnels, qui ne soient pas des masques derrière lesquels on aperçoit la barbe ou l’œil du romancier. Les personnages qui s’agitent dans les romans de Richepin sont des créatures réelles, distinctes les unes des autres, sorties de son cerveau avec une individualité bien tranchée. Les dessous ne sont pas en coton, pour emprunter une expression pittoresque à la langue des statuaires. Il y a du sang, des muscles, une anatomie exacte. L’auteur n’est pas un couturier savant qui habille des mannequins. Ses figures vivent. En elles, comme dans toutes les créations immortelles des grands artistes, se résument en s’y incarnant des sentiments et des passions qu’on retrouve autour de soi atténués et épars en des milliers d’individus, mais qui, chez elles, se concentrent comme les rayons au foyer d’un miroir ardent.

Ce qui fait encore de Braves Gens une œuvre haute, c’est que ce roman est d’un bout à l’autre la glorification de l’art. Il est aussi la glorification de la bonté, dont il faut bien, avec Yves, faire le trait caractéristique de la vraie justice. Avec ces deux passions au cœur, la foi en l’art et le besoin infini de comprendre et d’aimer, les deux héros du roman, Yves de Kergouet et Madeline, atteignent à cette élévation où les plus humbles, sans cesser d’être humains, deviennent héroïques. Avec ces deux passions au cœur, Richepin a fait un livre grand et bon.

{352}

On a pu voir le noble rôle que Richepin réserve à la femme dans toutes ses fictions. A part le roman de la Glu, qui est l’étude d’une monstruosité, l’action se déroule partout autour d’une figure féminine d’où rayonnent la grâce, la bonté, la grandeur, tranchons le mot, l’héroïsme. Cette figure, on la retrouverait même dans la Glu, où la mère Marie-des-Anges est le véritable deus ex machina. Elle existe dans le Cadet : car, en dépit de sa faiblesse et de son adultère, c’est encore Anaïs qui a moralement la belle part, la vulgarité de son ami étant décidément trop grosse pour qu’on s’intéresse à lui. Miarka, Madeline, Mme André, sont les pivots de diamant sur lesquels roulent les trois autres œuvres que nous venons de passer en revue. Il n’en va pas autrement de celle dont il me reste à parler, Césarine. Celle-ci, comme Mme André, comme je pense Madeline, Richepin a dû aussi la connaître. Ce ne sont point là personnages de pure invention. Cette fille, d’origine étrangère, savante et simple, vivant entre un vieux père ivrogne et une demi-douzaine d’amoureux grotesques, en un cabinet de lecture de la rue Toullier (ne faudrait-il pas dire rue Soufflot ?) est faite de souvenirs précis, et non pas de rêves matérialisés. L’allure du récit, toute personnelle, autobiographique presque, ajoute encore à la certitude de cette impression. Césarine aime un jeune homme malade, passionné, malheureux, haï de son père, prise à peu près par les mêmes fibres que Mme André quand elle aima Lucien ; et elle meurt de la mort de son amant comme Mme André mourut de la mort de son amour. L’aversion du père pour son fils qu’il croit le fruit d’une faute, et l’amour de Césarine pour ce fils sont les deux ressorts de l’action. Cette dualité disperse un peu l’intérêt mais en maint endroit le souffle de la haine paternelle fait passer dans le récit une tragique horreur. De son côté, l’amour de Césarine déploie sa broderie romanesque sur une trame de faits vrais qui donne à ce livre, en quelques-uns des points les plus douloureux de notre histoire contemporaine, la valeur d’une déposition de témoin. Richepin y a mis en plus l’éclat de son style, sa chaleur de cœur, ses pénétrantes facultés d’observation, son talent simple, vigoureux et exact, de peintre de caractères. On peut critiquer le plan de Césarine si l’on croit avoir, pour ce faire, une règle et un compas infaillibles, il n’en reste pas moins que c’est une œuvre où le charme qui s’attache aux mémoires personnels s’ajoute à l’intérêt d’une action dramatique à la fois tendre et terrible, et qu’elle est écrite d’un seul jet par un poète habile à {353} manier la prose, ce puissant outil, disait le rude ouvrier Veuillot, « et bon aux fortes mains ».

Je voudrais ajouter à cette revue des œuvres de Jean Richepin l’étude de ses procédés d’écrivain, comme un critique d’art qui a quelque pratique étudie un peintre dans ses procédés de palette et de pinceau. Je voudrais analyser la structure de son vers et de sa phrase, l’usage qu’il fait de l’allitération et de la répétition et de ce que les Allemands appellent le leitmotif, ses coupes inattendues, hardies, curieuses, amusantes parfois, savantes toujours, les rhythmes oubliés ou condamnés qu’il restaure et réhabilite, ceux qu’il invente et dont il tire des effets saisissants et nouveaux. Mais il faut me hâter vers la conclusion et ne toucher à ces questions qu’en courant.

Richepin n’est pas un néologiste. Il connaît trop bien les ressources infinies de la langue pour l’encombrer de fausses richesses. L’orfèvre qui a sous la main un coffret regorgeant de vraies pierres précieuses ne va pas couler et tailler des verroteries. Toutefois, quand se présente le besoin d'un terme concis et pittoresque, le poète n'hésite pas à en créer un, qu’il frappe au bon coin de la logique et de l’analogie : ou bien il applique à un mot déjà fait un sens spécial, que ce mot n’a pas d’ordinaire ou qu’il n’a plus. Il y a des violences que la langue accepte sans colère des maîtres écrivains, dont l’amour l’a domptée.

Mais si Richepin ne recherche pas le néologisme, il fuit le purisme comme la peste. Aussi a-t-il ouvert ses poèmes tout grands au torrent argotique, aux termes populaciers et canailles, aux mots mis en quarantaine par les lexicographes vénérables comme vils ou grossiers. Les dialectes spéciaux des ouvriers de terre ou de mer, des gens de métier, des rôdeurs de barrières, des voyous et des pègres, ont droit de cité chez lui. Le javanais, le largonji et toutes les variétés du parler bigorne lui ont livré leur secret, à ce point que, pour en permettre l’intelligence au lecteur, il a dû appendre à sa Chanson des Gueux un glossaire argotique. Mais c’eût été peu que de prendre ces vocables excentriques, si l’artiste n’avait pris en même temps la manière de s’en servir. De là les élisions, les abréviations, les accords fantaisistes, les orthographes phonétiques, où les mots se déforment comme dans la bouche des personnages mis en jeu.

Ainsi, dans ses poèmes comme dans ses romans, Richepin, dès qu’il fait parler ses acteurs, transcrit fidèlement leur langage. Il {354} ne passe pas leur vocabulaire à l’étude, ne coud pas leurs phrases, ne désinfecte pas leur jargon. Marie-Pierre s’exprime comme un gas du Croisi, et la Glu comme une habituée des cafés de nuit des boulevards. Gleude, la Quédébinque, le mercanti, le Wallon ont chacun, dans Miarka, le langage de son milieu, de sa race, de sa profession. Tombre et Grimblot dialoguent comme dans les coulisses. Le vieux Mickloche, de Césarine, et son compatriote Angyal parlent un français de Hongrois qu'ils sont, et le capitaine de Roncieux, homme de discipline et de devoir, met sa dureté et son obstination dans les mots qu’il mâche et crache en soufflant comme un sanglier. Enfin, dans le Cadet, le dialecte de la Thiérache règne en maître, bien plus que dans Miarka, où l’origine et la position sociale des personnages sont si diverses ; ainsi Mathurine, pour ne citer qu’elle, graisse et sale son patois de toutes les gravelures sans lesquelles il n’y a pas, dans, le pays, de bonne et plaisante conversation.

Ce procédé, Richepin ne l’a pas inventé, mais il l’a adopté sans réserve et mis en œuvre avec une connaissance et une intelligence des variations linguistiques que bien peu possèdent à ce degré.

Jean Richepin est du petit, très petit nombre de poètes spontanés dont l’organisation s’affine et se développe au contact de la science et du métier. Il n’y perd rien de sa liberté d’allures, de sa verdeur, de son souffle, de son élan, de sa personnalité. C’est une source jaillissante dont le flot, en quelques canaux qu’il soit conduits, conserve toute l’impétuosité du jet initial. Il aime à faire parade de sa vigueur, à se draper dans des manteaux d’écarlate, à battre du tambour, à cambrer son torse et à renfler ses biceps. Crimes impardonnables pour les débiles, ceux dont le gris éblouit la vue et qu’assourdit le vol d’une mouche, qui portent, emmanchée à la garde de leur épée en guise de lame, une plume d’oison, dont l’épine dorsale dévie et dont les muscles sont mous. Richepin, qui a donné de lui-même ce signalement :

J’ai les os fins, la peau jaune, les yeux de cuivre,
Un torse d’écuyer et le mépris des lois,

Il est beau comme un jeune dieu, dit Théodore de Banville, lequel, n’ayant jamais bougé de l’Olympe, s’y connaît, – et très épris de la beauté, qu’il ne sépare pas de la force. Il a l’une et l’autre, et il se plaît à le montrer et à le proclamer.

{355}

Il vit librement tant qu’il peut. Il est une force de la nature, et, comme la nature, il ignore les modesties fausses, les pudeurs convenues. Nul raisin n’est pour lui trop vert ; tant haut soit la grappe, il sait l’atteindre et l’enlever d’un bond. Quel contraste entre cet homme débordant de sève, dont le cerveau est un miroir où se reflète le triple monde des idées, des sentiments et des choses, dont la voix est le magnifique écho où se répercutent, en s’amplifiant, les rumeurs des éléments et les cris de l’humanité, et tant de contemporains anémiés, tristes parce qu’ils n’ont pas de sang, corrompus parce qu’ils n’ont pas de vigueur, désabusés parce qu’ls sont à la fois incapables et assoiffés de jouissances !

En poésie, il a, ce n’est pas trop dire, été le tronc d’où ont surgi les mille pousses d’un art nouveau. Désormais, la démocratisation du vocabulaire poétique ne connaît plus aucune barrière. Cette révolution, commencée par Victor Hugo, Richepin l’achève, la porte à ses limites extrêmes, plus loin, j’imagine, que ne l’eût voulu l’initiateur, et, de l’autorité de son talent, lui donne la définitive consécration.

Il n’est ni un virtuose de l’art pour l’art, ni un impressionniste, ni un symphoniste, ni un symboliste, ni un adepte d'aucune sorte de déliquescence ou de décadentisme. Et il n’est pas non plus un pessimiste de l’espèce de ceux qui courent après la mort en tremblant qu’elle ne les attrape. Son art est tout vibrant du bonheur de vivre. Il y passe un large souffle d’humanité, si continu et si puissant que les plus hardis rêveurs de justice sociale trouveraient dans ses écrits les formules de l’avenir qu’ils souhaitent, et des cris de revendications tels qu’ils n’en poussèrent jamais. Sa tendresse pour les misérables et l’étrange éloquence dont il nous remue à chaque fois qu’il parle d’eux, n’ont pas, que je sache, d’égales chez aucun littérateur de ce temps, à l’exception, peut-être, de Tolstoï. Mais j’ai, dès le début, insisté sur ce trait du talent de Richepin, parce qu’il en est comme la clef, et je ne me répèterai pas. Il regarde d’un œil calme, avec une bienveillance où se devine le dédain, l’agitation de ces rénovateurs du Verbe français, qui prennent les consonnes pour une teinte neutre et les voyelles pour des couleurs, qui seraient humiliés qu’on les comprît parce que, pensent-ils, les vocables sont comme les nuages qui, sans contours arrêtés et stables, éveillent dans l’imagination des figures chimériques ou réelles, qui dépensent enfin tant de talent et d’efforts pour envelopper des pensées ou {356} des sensations imprécises dans une forme littéraire qui n’existe pas. Sa vigueur n’est point agressive.

Il va droit devant lui, songeant, travaillant, produisant, artiste consciencieux et fécond. Il s’est fait une large place dans l’histoire littéraire de notre temps. Il l’élargira encore, il n’y a point à en douter. Que des disciples s’attachent à lui ou non, qu’il ait des imitateurs avoués, plus ou moins habiles à prendre ses défauts et à singer ses mérites, ou que nul ne se réclame de lui, qu’il soit chef d’école ou qu’il marche seul dans sa voie, – qu’importe ? Il n’en a pas moins le vouloir et la force, et sa main mettra de plus en plus son empreinte sur les esprits. C’est une vérité que je ne prétends pas avoir trouvée ; mais ce m’est un honneur et une joie de la dire, posant ainsi mon humble pierre à la base du monument qu’élèvera l’avenir à ce grand écrivain.

B.–H GAUSSERON.

Anonyme, « Echos », Le Clairon, 18 mars 1891, p. 2.

On sait que la cour d’assises de la Seine va juger bientôt une affaire d’avortement, dans laquelle sont impliquées plus de cent personnes. Voici à ce propos une curieuse lettre que nous écrit M. Jean Richepin sur le délicat problème de l’avortement :

Certes, dans une société fondée sur les principes de la vieille morale, l’avortement constitue un crime.

Mais la société que nous sommes croit-elle encore à ces principes ? Les met-elle loyalement en pratique ? J’estime que non. Alors de quel droit, au nom de qui, au nom de quoi, condamnerait-elle l’avortement ? Et même, a-t-il jamais existé, dans aucune société, sinon chez des sauvages, un pur pouvant dire hautement : « Oui, cela est un crime et je dois le punir. Moi, je ne l’ai point commis. » A quel instant précis, en effet, commence l’avortement ? Et qui donc n’en est pas coupable ?

Anonyme, « La Censure », La Presse, 20 mars 1891, p. 2.

Article recensé par Yves Jacq.

La commission de la censure dramatique

Déclarations de M. Claretie, Meilhac, Bergerat, Richepin et Bisson

La commission de la censure dramatique avait convoqué hier MM. Claretie, Meilhac, Bergerat, Richepin et Bisson.

[…]

M Richepin

M. Richepin s’est déclaré l’adversaire absolu du maintien de la censure et le partisan des plus grandes libertés.

En demandant l’abolition de la censure, a-t-il dit, je n’en fais pas une question personnelle, j’en parle comme si je n’avais jamais eu aucun démêlé avec elle. Mais pourquoi empêcher les auteurs de mettre à la scène ce qui leur convient ? Pour que le public ne soit pas choqué ou scandalisé ?

Cependant n’autorise-t-on pas, dans certains lieux de divertissements, des spectacles qui peuvent effaroucher la pudeur de bien des gens ? C’est donc à ceux que scandalisent la danse du ventre ou l’audition de de chansons plus ou moins osées de ne point fréquenter les établissements chorégraphiques ou le café-concert. Selon moi, le public n’a point besoin d’être moralisé malgré lui et il doit, en l’espèce, rester le seul juge et le juge souverain. Je me prononce donc pour l’abolition de la censure, réclamant pour les auteurs une liberté absolue, sous les réserves, bien entendu, du droit commun.

Anonyme, « A la commission parlementaire – L’opinion de MM. Henri Meilhac, Jean Richepin et Alexandre Bisson – Pour et contre », Le Matin, 19 mars 1891, p. 2.

Article recensé par Yves Jacq.

M. Henri Meilhac a dit que, vu les tendances de plus en plus manifestes du public à rechercher les scènes grivoises et risquées au théâtre, il fallait craindre que ce goût du public exerçât une influence sur les auteurs et les poussât à satisfaire ce penchant.

Or, a conclu l’auteur de Ma Cousine, la censure est nécessaire pour arrêter les auteurs et le public sur cette pente.

M. Jean Richepin a formellement demandé l’abolition de la censure, en se défendant d’en faire une question personnelle. L’auteur de la Chanson des Gueux a déclaré ne pas voir pourquoi on empêchait les auteurs de mettre à la scène ce qui leur convenait.

« Ce n’est pas, a-t-il dit, pour que le public ne soit pas choqué, puisqu’en certains lieux on autorise des spectacles qui peuvent effaroucher la pudeur de bien des gens. Ceux qui se trouvent scandalisés par la danse du ventre ou des chansons osées, n’ont qu’à s’absenter d’assister à ces divertissemnts. »

M. Richepin a soutenu que le public n’avait pas besoin d’être moralisé et qu’en la matière il devait rester seul juge et juge souverain de ce qu’il peut voir et entendre.

Bref, le librettiste du Mage a réclamé pour les auteurs, la liberté absolue sous les réserves de droit commun.

M. A. Brisson s’est prononcé dans le même sens que M. Richepin. Il a toutefois émis l’idée de la constitution d’un jury composé d’auteurs dramatiques, qui formerait une censure absolument consultative.

Albert Dayrolles « Jean Richepin chez lui », Le Monde illustré, 21 mars 1891, p. 227.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Quand une œuvre lyrique se produit sur une grande scène, on dirait que le compositeur seul est en cause et le librettiste passe parfois inaperçu. On dira du Mage : « l'opéra de Massenet », et, dans un certain public, le nom de M. Richepin, le vrai créateur du poème mis en musique, sera bientôt oublié. Nous tenons à réparer en partie cette injustice en donnant, à côté du portrait au burin de M. Massenet chez lui, le portrait à la plume de M. Richepin chez lui, qu'a bien voulu nous communiquer M. Albert Dayrolles après une visite au sympathique auteur du beau scénario du Mage dont la part est grande dans la réussite de l'œuvre.

Le librettiste, du Mage, c'est Jean Richepin, le poète aux vers colorés et sonores. Il aborde pour la première fois l'opéra. Et cependant, en voyant toutes les ressources décoratives dont on peut disposer à notre académie de musique, il avait eu souvent la tentation d'écrire une œuvre prêtant à une mise en scène tout éclatante de luxe. Cette occasion vient de lui être offerte avec le Mage, et le goût de Richepin pour la couleur a trouvé dans ce sujet à se donner amplement carrière.

Il y a parfaite harmonie entre la vigueur de ton déployée par le brillant poète en ses volumes, et la prédominance de la note rouge qui se remarque en son intérieur, dans son home.

Richepin porte chez lui une vareuse rouge, et dans sa chambre de travail, le plafond est tendu d'une étoffe de même nuance. Il faut reconnaître, du reste, que cette couleur sied, on ne peut mieux, à cette tête brune, ornée de cheveux noirs abondants, très frisés.

L'ensemble du costume est fort élégant. Ce n'est pas le vulgaire pantalon, mais la culotte courte grise dont se revêt notre poète. Des bas marron foncé sont attachés au-dessus du mollet par des rubans de soie noire. La taille est souple, élancée, fièrement cambrée. Les yeux sont d'une teinte curieuse : ils ont des reflets vieil or. Le regard est assuré, mâle, droit, franc. L'accueil ouvert, très cordial.

Richepin habite auprès des fortifications, après la place des Ternes, rue Galvani, 9, une charmante petite maison précédée et terminée par un jardin. C'est la demeure du sage. Il y a deux étages. C'est au second que travaille l'auteur du Mage. Il se tient dans un fauteuil à dossier très élevé et écrit avec une plume d'or tout ce qui est prose. La plume d'or a ceci d'agréable, qu'elle conserve toujours la même écriture, ne se gâte pas, ne s'oxyde pas.

A la poésie, sont réservées les plumes de cygne, qui forment un bouquet d'envolée lyrique, placé près de la fenêtre.

Aux murs de ce cabinet de travail, des volumes sont rangés sur des étagères. Bien des livres sont habillés de reliures à faire pâmer d'aise des bibliophiles. Il y a certain maroquin rose, délicatement enfermé dans son étui, qui est une véritable caresse pour l'œil.

Tout, dans cet intérieur, offre du reste un aspect artistique. Dans le salon, des étoffes japonaises, à broderies multicolores ; dans la salle à manger, des dessins de la Chanson des gueux joliment encadrés et harmonieusement groupés. Il n'est pas jusqu'aux deux enfants du poète, qui n'apportent à l'esprit une impression d'art. Ils ont, l'un et l'autre de longs cheveux bouclés, taillés à la manière des Enfants d'Edouard. L'aîné, Jacques, âgé de onze ans, a la physionomie attentive et réfléchie, le regard intelligent et profond.

Le second, Tiarko, un ravissant bambino de sept ans, a une petite mine éveillée, malicieuse, et ressemble à ces petits anges espiègles auxquels se plaisait le pinceau de Murillo.

Quand on pénètre dans cette maison, il semble que l'on soit très loin de Paris, dans une villa printanière, toute remplie du gai ramage des oiseaux chanteurs, fleuries des roses nouvelles, et comme embaumée d'un délicieux parfum de poésie !...

ALBERT DAYROLLES.

Jacque Rambert, « Chronique – Jean Richepin » Le Parisien, 23 mars 1891, p. 1.

Ce sera, je le crois et je le souhaite, un très grand et très long succès que le Mage à l'Opéra. Devrons-nous en attribuer uniquement la cause à la musique d’ailleurs savante, harmonieuse et fort en progrès, de M. Massenet ? Quelque mélomane féroce, dont l’oreille écoute exclusivement le son des instruments et la voix des chanteurs, pourra le penser ainsi. Mais celui qui tient compte de l’action, de l’intrigue, de lettre des sentiments réservera une large part de ses compliments à M. Jean Richepin. Trop souvent les libretto de grand opéra furent l’œuvre de manufacturiers littéraires, travaillant à tant l'heure ou la ligne. En voici un bien fait pour nous indemniser à lui seul de toutes les inepties réunies de MM. Scribe, Mazère et Empès.

Une chronique sur le librettiste du Mage me réjouit doublement. Elle constitue d’abord un sujet bien actuel, ce qui devient rare par ce temps de téléphone, d’agences officielles et officieuses, d’informations à grande vitesse ; elle me permet en outre de causer à loisir d’un écrivain préféré.

M. Richepin se souvient-il des quelques mois qu’il passa, voici déjà de longues années, à Marseille dans cette gaie et hospitalière capitale de la Provence ? Celui qui écrit ces lignes eût occasion de le voir souvent à cette époque. Il était jeune, bien jeune ; mais il a néanmoins gardé, au fond de sa mémoire, le souvenir de cette athlétique carrure, de cette tête puissante, et aussi, d'une causerie aimable, spirituelle, et d’une très sincère bonté. Exubérant, tout en dehors, quelque peu méridional à ce point de vue, à maintes reprises, M. Richepin occupa l’attention de ses contemporains. Ses aventures d’homme qui se moque du qu’en dira-t-on ont alimenté la verve des chroniqueurs, Peu d'entre ces derniers ont sérieusement étudié en lui le littérateur complexe qu’il est. Et Dieu sait s'il en vaut la peine ! Un seul, et non des moins huppés, Jules Lemaître, y a songé. Je relisais hier, avec le vif désir de le trouver juste et bien pensé, l’article qui figure dans la troisième série des contemporains. Il est difficile de mieux tourner autour d’un sujet sans y entrer. Une élégante paraphrase, de jolis mots à effet, une série d’évolutions, un tour de force en un mot, c’est encore la meilleure appréciation qu’on puisse donner des vingt pages de prose de Lemaître. Avec son air de tout deviner, j’imagine que le sémillant feuilletoniste des Débats ne comprend souvent pas, ce qui explique les allures incertaines de sa critique

Avant tout, M. Richepin est poète. C’est sa qualité dominante, le trait principal de son tempérament littéraire. Et ce n’est point là un éloge banal, que l’on puisse adresser à beaucoup. Tels produisent régulièrement leur volume de vers, sont de l’Académie, monopolisent la faveur publique et méritent au plus le titre d’ouvriers : ils cisèlent mieux que d’autres, grâce au travail et à l’habitude, de vieilles rengaines usées. La vision nouvelle des choses, ce flair qui vous conduit sur des chemins encore inexplorés, le don de l’expression leur manquent.

Or, n’est-ce point cet ensemble de qualités qui font une œuvre vraiment poétique ? M. Richepin les possède et au degré voulu. Cette fameuse chanson des gueux, qui scandalisa si fort une furibonde magistrature et mena son auteur à Sainte- Pélagie, est d’une largeur magistrale, d’une superbe envolée ; et parfois quelle fraîcheur dans l'inspiration, quelle délicatesse dans la nuance ! D’aucuns, amis de la morale et des saines doctrines, s’attarderont encore à blâmer le choix du sujet et les brutalités de la forme.

Laissons dire ces honnêtes gens, lecteurs attitrés des bons ouvrages, mais qui se procurent en cachette les petits livres galants des libraires d’Amsterdam. Et la Mer ! N’y a-t-il pas dans ce volume une vigueur descriptive autrement puissante que dans l’ouvrage analogue d’un poète, d’ailleurs aujourd’hui oublié, Joseph Autran ? La verve n’a pas baissé dans les Caresses et les Blasphèmes deux recueils d’inspirations très différentes. On n’a point encore oublié les pieuses indignations que suscita la franche brutalité du second.

M. Richepin est encore conteur et romancier, la Glu et Madame André, telles sont, jusqu’à ce jour, ses deux œuvres les mieux venues. Dans ce genre, si cultivé maintenant, M. Richepin est un observateur et un observateur très fin, très clairvoyant, connaissant à fond les dessous de la vie, les passions, le cœur enfin. Il est un psychologue, robuste d’apparence, au fond délicat, et qui ne se croit pourtant pas obligé de donner dans l’alambiqué filandreux où M. Bourget finit par perdre le peu de clarté qu’il avait à ses débuts. Observateur, M. Richepin ne se confine pas dans le système, aujourd’hui de mode, qui proscrit l’imagination et ne veut que le document, le vécu, si bien que nombre de romans actuels semblent dus à la collaboration d’inspecteurs de police et de médecins légistes.

Auteur dramatique justement applaudi, M. Richepin compte parmi ses succès Macbeth, Nana Sahib, le Flibustier, Monsieur Scapin, et, depuis lundi, le libretto du Mage. Il ne ressemble à aucun des fournisseurs en renom de nos théâtres. Ce n’est pas l’homme de la thèse et de la plaidoirie en action qu’est Dumas. Il n’est pas davantage l’écrivain soigné, propret, aux petites phrases spirituelles du Monde où l'on s’ennuie : je ne lui connais pas non plus d’usine dramatique, où se préparent les articles d’exportation, telle qu’en possède une l’heureux bourgeois berlinois qui a nom Sardou. Non : il a la conception, large, grande : il a surtout l’exécution parfaite, presque classique. Avec sa puissance d’expression lyrique, il prodigue dans ses pièces les belles images éclatantes. Le vers est soigné, d’une forme pure, correcte, coulé dans le moule du xviie siècle. On sent que l’écrivain a par devers lui de fortes études littéraires. Beaucoup s’en moquent à cette heure ; qu’ils seraient aises au fond de les posséder !

Que nous donnera maintenant M. Richepin ? une comédie, un roman, des vers ? Quelle que soit l’œuvre, elle a sa place marquée dans la bibliothèque des lettrés. Pour moi, je la placerai à côté de ses aînées, sur le plus bas rayon, avec ces auteurs qui sont des amis, que l’on aime d’autant plus qu’on les relit plus souvent.

Jacque Rambert.

Anonyme, « La censure dramatique doit-elle être abolie ou maintenue ? », La Fraternité, 31 mars 1891, p. 1-2.

Article recensé par Yves Jacq.

Opinion de quelques célébrités.

A la suite des fameux incidents de la représentation de Thermidor, M. Antonin Proust ayant déposé à la Chambre un projet tendant à l’abolition de la censure préventive, la commission parlementaire saisie de la proposition fit appel à quelques auteurs célèbres qu’elle pria de déposer dans son enquête ont été entendus : MM. Camille Doucet, secrétaire perpétuel de l’Académie française, président de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, Auguste Vacquerie, Alexandre Dumas, Emile Zola, Victorien Sardou, Edmond de Goncourt, Henri Meilhac, Jean Richepin, Emile Bergerat.

{p. 2}

[…]

Jean Richepin a formellement demandé l’abolition de la censure, en se défendant d’en faire une question personnelle. L’auteur de la Chanson des Gueux a déclaré ne pas voir pourquoi on empêchait les auteurs de mettre à la scène ce qui leur convenait.

« Ce n’est pas, a-t-il dit, pour que le public ne soit pas choqué, puisqu’en certains lieux qu’on autorise des spectacles qui peuvent effaroucher la pudeur de bien des gens. Ceux qui se trouvent scandalisés par la danse du vendre ou des chansons osées, n’ont qu’à s’abstenir d’assister à ces divertissements. »

Richepin a soutenu que le public n’avait pas besoin d’être moralisé et qu’en la matière il devait rester seul juge et juge souverain de ce qu’il peut voir et entendre.

Bref, le librettiste du Mage a réclamé pour les auteurs, la liberté absolue sous les réserves de droit commun.

[…]

Avril

Pichenette, « Un homme par semaine », Le Tintamarre, 5 avril 1891, p. 3.

Jean Richepin

Celui-là c'est un homme, un vaillant, un robuste,

Tête ardente, cerveau solide, large buste,

Crinière de lion,

Fils des fiers Gitanos, libres comme l’espace,

Et qui n'ont pour tout bien, comme l'aigle qui passe,

Que la rébellion !

Il n'est d'aucune école et ne veut reconnaître

Ni convention, ni drapeau, ni Dieu, ni maitre ;

Il est lui, rien que lui ;

De simple vérité son esthétique est faite,

Et sur son œuvre qui resplendit jusqu'au faîte,

Nul rayon faux n'a lui.

Il sait dompter les mots, les river à sa chaîne,

Les faire soupirer d'amour, rugir de haine

Ou bondir furieux ;

Tel Orphée, autrefois, aux accents de sa lyre

Charmait au seuil des bois les fauves en délire

Et les oiseaux des cieux.

Des damnés de l'enfer social, les pauvres hères,

Qui chanta, qui gémit, qui hurla les misères

En vers tonitruants ?

C'est lui, dont la pitié sur eux est grande ouverte,

Dans la langue des dieux mêlant la langue verte

A l'argot des truands.

Nul n'aime plus que lui Paris, ce désert d'hommes,

Qui résume et confond les Thèbes, les Sodomes

Et les Romes aussi.

Il en sait tous les coins riants, les vieilles rues,

Le pavé raboteux, les beautés, les verrues

Et le soleil transi.

Mer, sombre, mer, ô gouffre aux antiques rivages,

Quel mystère au poète, avec tes cris sauvages

As-tu donc dévoilé ?

Il connaît ta colère et ton rire innombrable,

Et la berceuse voix du flot léchant le sable

Sous le ciel étoile.

Après avoir écrit drame, roman, chronique,

I1 veut ce double emploi : ses vers mis en musique,

Parure d'opéra.

Prodigue, il jette aux yeux de la poussière d'astre

Et dans la nuit des temps évoque Zoroastre

Baptisé Zarastra.

Traversant en vainqueur notre littérature,

Car il est une des forces de la nature,

Le chantre des sans-pain

Bâtira quelque jour une cosmogonie

Sur les débris de Pieu, vieux mythe à l'agonie,

Fini par Richepin !

Outis, « Chefs-d’œuvre en abrégé », La Caricature, 25 avril 1891, p. 3.

SONNET RICHEPIN

Ce qu'il me faut, à moi poète, c'est l'extrême,

— L'extrême en bien, l'extrême en mal, l'extrême en tout :

Ce bon juste milieu, que la gent bourgeoise aime,

Ne fut et ne sera jamais fait pour mon goût.

La médiocrité ? Zut ! — Seigneur ou bohème,

C'est bien. Ils ont tous deux la fièvre, et leur sang bout ;

Rêve ou réalité, leur objet est le même :

C'est l'au-delà que craint le sage et veut le fou...

Le fou, qui, d'après nous poètes, est le sage ; Le fou, qui, se moquant du public comme il faut, Dans son ciel noir ou bleu monte toujours plus haut ;

Le fou, qui veut les pleurs pu le rire au -visage, Et qui, sauf à crever devant que vienne l'âge,

Aura goûté la vie et su ce qu'elle vaut.

OUTIS.

Mai

Jean Albiot, « Jean Richepin » La Petite République, 1er mai 1891, p. 1.

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Est-ce assez bête, ce procès fait à Richepin ! II n’en sera pas moins le maître littérateur puissant, rayonnant de santé et de belle humeur, celui qui, de nos contemporains, communie le plus souvent à la table de maître François. En vérité, les hommes de loi de notre pays ont-ils juré de reculer les limites du ridicule et de la mesquinerie méchante ? Dieu sait pourtant s’ils ont l’habitude de laisser passer une occasion de se signaler. Qu’arrive-t-il ? — Est-ce ignorance d’un cancre de robe, qui pour avoir trouvé dans une publication aux intentions obscènes un article de Richepin, s’est figuré que Richepin collaborait à cette publication ? Cet homme, qui aurait dû interroger et s’instruire avant de prendre une résolution aussi grave, ne saurait-il pas que l’œuvre d’un littérateur est, du jour où elle est devenue publique » la disposition de tous ? Si un malpropre quelconque s’avisait de faire illustrer, avec tous les détails que comporte le sujet, la page de Gargantua où les servantes de Grandgousier discutent sur les attributs de leur jeune maître, le parquet mettrait-il en cause Jean-François Rabelais en même temps que l’éditeur de l’œuvre et le dessinateur ? Ce serait vraiment drôle, et pourtant pas plus drôle que ce que nous voyons se produire aujourd’hui. Jean Richepin collabore-t-il au journal Fin de Siècle ? Non. Jean Richepin a-t-il été consulté sur la publication d’un article de lui dans ce journal ? Non. — Quel juriste oserait poursuivre, avec le gérant de ce journal, Jean Richepin, devenu complice sans se douter seulement de l’existence et de ce journal et de ce gérant ? Je ne suis pas de ceux qui invoquent à tout propos la raison d’Etat ; cependant le garde des sceaux aurait grand tort, ici, à mon avis, de laisser commencer une procédure déshonorante pour le corps judiciaire qui est sous sa dépendance. A moins que la magistrature n’ait voulu répondre à la fière déclaration de Jean Richepin, à propos de la condamnation encourue pour la Chanson des Gueux, qu’il ne daignait pas demander sa réhabilitation, que c’était à la justice qui l’avait condamné à aller vers lui, qu’il n’était ni d’humeur ni de tempérament à faire le premier pas vers elle. Voyez-vous un grincheux, en quelque coin du parquet, disant : Eh ! bien, nous allons lui montrer qui nous sommes, à cet écrivain ! Encore une fois, même en cette hypothèse, ce procès n’aura pas lieu. Douteriez-vous du bon sens de M. Fallières, ministre de 1a justice ? 

Léon Millot, « Chronique – Richepin récidiviste », La Justice, 2 mai 1891, p. 1.

 Ne pouvant plus, comme aux jours anciens de l'empire, sauver la Société, la magistrature française se rattrape en vengeant la morale. Elle a jadis frappé Cladel, que la postérité, pleine de stupeur, sera tenue de considérer comme un pornographe, Louis Desprès, qui en est mort, et Richepin. Nous rappelions dernièrement la condamnation de l'auteur de la Chanson des Gueux. Il avait été question, il y a quelques mois, de grâcier le poète. Il avait déclaré catégoriquement qu'il refuserait cette faveur qu'il n'accepterait même pas une amnistie. Ce qu'il voulait, c'était que le jugement fût cassé. Malheureusement il est définitif, et il n'existe dans la loi de notre pays aucune ouverture possible à son annulation.

Mais la justice ne lui en réservait pas moins une surprise. Cet homme, qui refusait les présents de l'Artaxercès gouvernemental, était évidemment, un suspect. Il n'était pas possible qu'il restât sur son premier crime, et il était facile de le pincer au demi-cercle de la récidive. Il suffisait de le surveiller pendant quelque temps pour le prendre en flagrant délit de lubricité littéraire.

La prose de Richepin fut mise en observation, et ces jours-ci la magistrature que l'ancien continent nous envie se frotta les mains. On le tenait. On y avait mis le temps, c'est vrai, car il y a plus d'un an que le morceau incriminé – un conte – avait paru dans un volume intitulé Truandailles. Mais il venait d'être reproduit dans un périodique. La morale est en définitive une question de format. Ce qui est licite dans l'in-douze ou l'in-octavo est subversif dans la feuille de journal. Et voilà pourquoi l'auteur de Truandailles vient de comparaître devant un juge d'instruction sous l'inculpation d'outrage aux bonnes mœurs.

Peut-être suffira-t-il de dénoncer cette tentative ridicule pour la faire avorter dans l’œuf. À supposer que Truandailles portât préjudice à la morale publique, il fallait poursuivre le volume lorsqu'il a paru. Personne ne s'expliquera que la justice ait à ses besicles des verres différents, qui lui font trouver coupable dans le journal ce qu'elle autorise dans le livre. Personne ne comprendra qu'il lui faille un an pour découvrir dans une œuvre des allusions libidineuses ou des peintures obscènes. En tous cas, il semble qu'elle aurait dû y regarder à deux fois avant de poursuivre M. Richepin, ou, pour mieux dire, il aurait dû être tabou pour la justice française.

Tout le monde est en effet d'accord aujourd'hui pour considérer comme inique la condamnation prononcée contre la Chanson des Gueux. Nous laissons de côté la question de principe, le droit supérieur pour l'écrivain, pour le lettré qui n'a rien de commun avec les pornographes de l'Evénement parisien, dépeindre ce que bon lui semble dans la forme qui lui plaît. Nous nous en tenons pour le moment à la question de fait. II est constant que les pièces condamnées pourraient être enseignées dans les pensionnats de demoiselles, si on les compare au répertoire de-certains cafés-concerts et aux nouvelles qui paraissent dans certains journaux. Si on publiait demain Fils de Fille dans une feuille dont les lecteurs aiment à être émoustillés par un conte à la cantharide, cela paraîtrait poncif et ferait l'effet d'une gomme chaude à la fleur d'orange. M. Richepin n'en est pas moins privé de ses droits civiques, et il n'existe pas de moyen d'effacer l'absurde sentence. Le poursuivre dans ces conditions, faire un récidiviste de ce condamné, sur lequel pèse un injuste arrêt, est une de ces plaisanteries, qui pour être bonne, doit être excessivement courte.

On ne saurait donc approuver trop énergiquement la fière déclaration par laquelle M. Richepin accueille l'annonce des poursuites. Il affirme son droit absolu – le nôtre à tous – à la liberté d'expression, il déclare que rien ne le fera renoncer à ce droit. « Si l'on s'entête, écrit-il, à nier ma liberté, je m'entêterai à l'affirmer théoriquement et pratiquement. Récidiviste je suis et récidiviste je serai, sans bravade, mais sans peur non plus, chaque fois que ma conscience littéraire me commandera de l'être pour donner à ma pensée la forme qui lui convient ». Et il fait remarquer qu'à la troisième récidive il devient passible de la relégation – ce qui d'ailleurs ne l'effraye pas. « Jusque-là, s'il le faut, j'irai. »

Nous sommes assuré que le gouvernement de la République ne permettra pas qu'on pousse l'odieux dans le ridicule jusqu'à cette extrémité ; mais si elle ne dépendait que de la magistrature française, nous ne serions pas très éloigné de considérer la chose comme faite.

Léon Millot

Louis Besse, « Ah ! Malheur ! » Le Tintamarre, 10 mai 1891, p.6.

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Jean Richepin est de nouveau poursuivi.

Un petit journal de province ayant reproduit un conte extrait de son beau livre Truandailles, voilà toute la magistrature sur pied pour chercher des poux sur la tête à un écrivain qui ne lui a cependant jamais montré que son... mépris.

Le plus dégoûtant de l’aventure, c'est que ce sont toujours les chenapans qui ont à la bouche les mots de dignité et de gloire nationales, dont la pudeur s'effarouche du talent d'un maître.

Le poète de la Chanson des Gueux a maintenant une notoriété trop universelle pour que son cas nous le rende un peu plus intéressant. Sa toute-puissance a triomphé des imbéciles et des jaloux. Une nouvelle condamnation ne lui ferait pas plus de tort qu'une nouvelle cabale. D'ailleurs, nous sommes complètement, rassurés sur son sort. Les juges ne frappent que les vaincus. Ils auront peur de Richepin.

Mais nous notons au passage ce numéro de la série des saletés légales parce que, s'il s'agissait, d'un inconnu ou d'un méconnu, la justice (???) pourrait commettre un crime de plus et envoyer le malheureux rejoindre les Desprez au cimetière.

Août

Anonyme, « En villégiature – nos auteurs dramatiques à la campagne », La Presse, 19 août 1891, p.6.

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[…]

Jean Richepin

Jean Richepin quitte généralement, l'été, sa petite maison de la rue Galvani, dans la plaine Monceau, près des fortifications — maisonnette située dans le fond d'un jardin, qu'une grille au treillage serré sépare de la vue et dérobe aux regards indiscrets. Il s'en va à Saint-Enogat, en Bretagne, avec toute sa famille, respirer l'air salin et se réjouir du spectacle de la mer qu'il a si souvent chantée dans ses vers. Mais, cette saison, les répétitions de Par le Glaive, son drame en cinq actes, en vers, qui fut reçu l'année dernière à pareille date à la Comédie-Française et qui va passer cet hiver, l'absorbent beaucoup et nécessitent sa présence à Paris. Par le glaive est un drame historique de passion, mais dans lequel ne figurera pas, cependant, de personnage connu. Il se déroule dans une ville d'Italie, au quatorzième siècle et met aux prises le parti aristocratique avec le parti démocratique. Le héros est une sorte de socialiste, pauvre gueux obscur qui rêve le bonheur de l'humanité. C'est Mounet-Sully qui créera ce personnage.

Anonyme, « Les débuts de Jean Richepin », Le Bon journal, 20 août 1891, p. 1-2.

M. Jean Richepin, qui a conquis une grande place dans la littérature par les multiples manifestations de son talent, a eu des débuts très modestes. Comme son grand ancêtre, Molière, il a joué la comédie.

M. Jean Richepin sera l’auteur dramatique triomphant de cet hiver, grâce à son drame héroïque du Théâtre-Français : Par le Glaive ; il est donc intéressant de rappeler ses débuts, l’auteur ayant fait lui-même dans un intéressant volume de nouvelles : Truandailles.

La nouvelle dans laquelle M. Richepin se met en scène est intitulée : Romanitchels.

Octobre

Maurice Guillemot, « Fait du jour – Un Puissant », La Patrie, 23 octobre 1891, p. 2.

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La reprise à la Comédie-Française, — si éprouvée par l’Ami de la Maison (qui ne le fut pas), — de la pièce de Richepin, Monsieur Scapin, replace devant l’objectif de l'actualiste cette silhouette très originale de poète, cette fière et musclée personnalité de puissant, qu’est et demeure le chantre des Gueux, de la Mer, des Caresses ; parmi l'incolore et fade multitude des écrivaillons et des rimeurs de maintenant, parmi toutes ces doublures sans talent, sans originalité qui essaient de sauter du tremplin du journalisme dans l’arène de la littérature dramatique ou autre, celui-là, c’est l'athlète aux veines saillantes, aux membres toujours bien en forme, — c’est un puissant.

***

Combien lointaines les aventures pittoresques des débuts, ces chevauchées fantaisistes dans des mondes divers, ces incursions au pays de l'argonchie, ces en-allées aventureuses sur l'Océan, ces séjours bienheureux aux roulottes des Romani !

L’homme qui, à certains soirs de mélancolie sous la lampe familiale, regrette peut-être encore ces paradis perdus, s’est assagi avec les années, et besogne à présent son bon labeur de lettres en une existence calme qu’égayent parfois comme de souvenirs de liberté les rra et les fla du tambour dont il joue en dilettante. Oui, c’est amusant, ces bruits de fête ou de guerre, ces roulements de parade qui crépitent au haut de la maisonnette dans le cabinet de travail du poète ; lui, est étrangement vêtu d’une ample robe de chambre rouge à boutons d’acier, complément très naturel de sa tête énergique de prince indien, les cheveux crépus en toison rebelle, la barbe mangeant la peau brunie par les hâles de la mer.

Des fenêtres la vue s’étend sur l’automnal décor d'un grand parc abandonné, le ciel bas de Paris tout hachuré par les linéaments japonais des branches que la rafale dénude ; les habitations du quartier lointain, de l'autre côté du chemin de fer de ceinture, sont indistinctes, et les talus pelés, comme enlaidis de taies, cachent la triste banlieue parisienne, les taudis de la route de la Révolte, les usines de Levallois dont les longues cheminées empuantit et noircissent l’atmosphère. A l'entour immédiat ne vient aucune rumeur taquine ou distrayant, peu de voitures, pas de passants, nulle agitation et les matinées sont fécondes de belle prose et de vers sonores, pour le poète qui dès patron-minette se met au travail.

Non loin Bergerat paradoxise, Besnard besnardise, et Audran pianote ; c’est un coin très artiste, là-bas, au bout de l’avenue de Villiers ; Henri Becque jadis en était, qui maintenant retourné à la rive gauche, achève ses Polichinelles dans un très vieil hôtel imposant et silencieux de la rue de l'Université.

***

Richepin, Coquelin, Scapin, toute cette euphonie de désinences est bien artiste et bien parisienne ; une voix qui claironne en de beaux vers les fantaisies d'un humoriste moliéresque, du bon esprit gaulois, un bel organe de scène, un fameux talent de styliste, telle la trilogie. Bravo !

Depuis la mort de Victor Hugo, le grand porte-lyre, le vers français, qui pour beaucoup n’est qu’une façon d’ouvrager de la prose, n’a trouvé qu’en Richepin le dompteur jamais las.

Fi des sonnets, des odes vite essoufflées, des alexandrins s’en allant deux à deux d’un train-train monotone, des faits-divers rimaillés, des saynètes à dire, lui, Richepin, il a le souffle, l’envergure, et la magie de son verbe égale la richesse de sa pensée, lui seul maintenant est capable de fondre ces coulées de mots, ces grandes pièces d’art faites d'un seul jet ; il a retrouvé pour le théâtre, qui s'enmodernise d’un réalisme terre à terre, — les superbes manières du temps de Hernani et de Ruy-Blas, et il est dans son œuvre dramatique des tirades qui évoquent la grande époque.

Son dialogue très vivant par la façon dont le rythme est coupé l’est rendu plus encore par tout l'esprit qui y scintille de mille paillettes ; Richepin n’a pas emprunté qu’un titre à Poquelin, — encore la même désinence ! — il lui a pris aussi un peu de sa verve endiablée ; ses personnages existent, se remuent, s'agitent, intéressent, passionnent, on les connaît après les avoir vus, on s’en souvient, « ils sont, parce qu’ils sont ».

Quel est donc le sujet de ce Monsieur Scapin, prétexte à cet article ? Rien ou presque rien ; l’analyse qu’on en voudrait faire ne serait pas compliqué ; mais cela vaut par un exquis badinage, par un régal d’art très spécial ; c’est avec un souffle moindre que furent écrits le Passant de Coppée et le Baiser de Banville, je ne parle qu’au point de vue de la forme, car dans la pièce reprise au Théâtre-Français, il y a un véritable fond de comique et de bon comique, greffé il est vrai sur l’ancêtre génial, Molière ; cette scapinade n'a pas dégénéré, et certaines pages en sont tout à fait délicieuses.

***

Ici deux gars s’aimaient jusqu’à la pâmoison

Et cela m’a valu trente jours de prison !

C'est ainsi que dans la Chanson des Gueux censurée, Richepin a suppléé aux quelques vers abolis par le rigoriste d’gantas ; cette condamnation paraît invraisemblable aujourd'hui à qui relit le passage incriminé ; on en avait vraiment de la pudibonderie à l’époque !

Et voilà pourquoi le poète romancier n'est pas décoré; la fooôrme exigerait, paraît-il, qu'un décret fut rendu pour annuler cette perte des droits civils et de la Légion d’honneur; rendez-le, mon Dieu, on gracie tant de criminels que celui-là pourrait bien être du nombre, et tout le monde applaudira à cette remise des choses en leur place ; parmi l’incolore et fade multitude des écrivaillons et des rameurs de maintenant, parmi toutes ces doublures sans talent, sans originalité, qui essaient de sauter du tremplin du journalisme dans l’arène de la littérature dramatique ou autre, celui-là, c’est l’athlète aux veines saillantes, aux membres toujours bien en formes, c’est un puissant.

Maurice Guillemot.

Décembre

Georges Brégand, « “Fin-de-siècle” acquitté », Le Fin de siècle, 2 décembre 1891, p. 1.

(Suite de notre enquête.)

[…]

CHEZ JEAN RICHEPIN

– Comment ! les Marrons pornographes sont poursuivis, s'exclama le vigoureux poète de la Chanson des Gueux ! Que me dites-vous là ? Voyons, c’est une plaisanterie, confessez-le ; en tous cas elle est bien mauvaise.

Et Jean Richepin tourne et retourne avec stupéfaction le numéro du Fin de Siècle que nous lui montrons sans pouvoir arriver à trouver l'intention délictueuse du dessinateur.

— Voyez-vous, nous dit-il après s'être remis de sa surprise, plus je réfléchis, et plus je demeure convaincu que l’obscénité n’est que dans l'œil de celui qui la découvre. — Je suis dessinateur et, chastement, parce que je la trouve belle et de formes pures, je dessine une femme nue... il est bien évident pour moi que les gens sur la chair desquels mon dessin fera de l’effet sont des libidineux. J'ai toujours protesté contre de pareils abus de la justice et je protesterai toujours. Il y a vraiment dans le cas présent un abus parfaitement qualifié : le dessin de Balluriau est charmant, délicatement enlevé, ne renferme pas un atome de nu, et on le poursuit !

Dans la voie où s’engage le Parquet il n’y a pas de limite. Que vont devenir alors les dessinateurs ? Ils ne pourront même plus représenter un jardin, car on sera toujours libre de leur dire que les arbres qu’ils reproduisent ont des positions obscènes !

Ah ! l’hypocrisie qui a envahi la société contemporaine fait faire de belles choses ! Jamais on n’a vu une pareille crise de grotesque pudibonderie. Après des poursuites pareilles nous n’aurons plus le droit de nous moquer de la pudeur britannique. Qu’allons-nous devenir si nous allons chercher à Londres des enseignements sur notre vie publique