1892
Bijvanck Willem Gertruc Cornelis,
« Efforts et tendances », Un
Hollandais à Paris en
1891, sensations de littérature et d’art, Perrin et Cie,
libraires-éditeurs, 1892, p. 184-194.↑
Le jugement que portait Richepin sur l’œuvre de ses confrères était imprégné d’une bonhomie que certes l’on n’aurait pas cherché chez le poète de la Chanson des Gueux et des Blasphèmes.
Et l’entretien dans son cabinet de travail, ouvert des deux côtés au soleil, était une véritable récréation de l’esprit, fatigué par les récriminations haineuses de la bataille littéraire qui ailleurs allait son train de sarcasmes en dénigrements et de dénigrements en injures personnelles.
Jules Renard mit la conversation sur le Cadet, de Richepin. Ce roman, comme l’on sait, est l’histoire d’un génie raté, qui se venge de l’injustice du sort en prenant d’abord l’honneur, puis la vie à son frère aîné, dont il n’a reçu que des bienfaits ; il meurt à son tour, abhorré des hommes, en fauve solitaire. Récit saisissant, qui n’a qu’un seul défaut, c’est qu’il y a manque d’unité dans le ton général de l’ouvrage : parce que la passion du Cadet pour la terre. — et c’est une influence de la Terre de Zola, — y apporte un élément lyrique qui {185} aurait pu aussi bien rester hors de la trame du récit et de l’action des personnages. D’ailleurs, le drame vous empoigne par la vérité psychologique de ses situations.
— « On en parle rarement », dit Renard, « et il me semble pourtant que c’est le plus fort de vos livres. »
— « Le livre est dur », dit Richepin, et il se carra dans son fauteuil comme pour s’aider à surmonter intérieurement cette dureté dont il s’accusait. « Il a été dur à faire, et il est resté dur à lire. On n’a plus le temps de s’occuper d’un livre pareil. Nous ne lisons plus, parce que nous ne pouvons pas tout lire. Je fais de mon mieux : mais voyez où j’en suis resté dans le roman de Huysmans, Là-Bas, un livre pourtant qui mérite bien d’être étudié. Combien de choses neuves il nous apporte et quelle application immense au sujet que l’auteur s’est proposé ! Le Cadet aussi m’a coûté une peine infinie ; c’est un livre tout en dedans, qui a mis du temps à sortir. Mais qui donc, je vous le demande, peut y prendre goût ?
« On s’attend à autre chose de ma part. Ils veulent que je reste poète. On me pardonne un roman comme Miarka, parce que le récit est poétique, comme ils disent, et qu’il faut bien passer quelque chose à la fantaisie d’un poète. Pour le reste, non.
« Dès qu’on a percé, les Parisiens mettent une étiquette à votre nom, et ils ne souffrent pas que {186} l’on s’écarte du rôle pour lequel ils vous ont désigné. À présent, comme je frappe à trois portes à la fois, ils m’en tiennent deux fermées.
« Et ils ont raison peut-être », poursuivit-il de sa voix douce. « Ça console toujours les autres de pouvoir se dire : Poète, oui, nous l’admettons, mais il n’a eu que des échecs au théâtre ou dans le roman quand il a essuyé de rivaliser avec Zola et Daudet. Être poète, ça suffit bien, je pense.
« Il y a des hommes de grand talent, qui ne peuvent pas se faire à l’idée que leurs œuvres soient relativement impopulaires ; Rosny, par exemple. Celui-là n’a jamais pu comprendre pourquoi ses romans n’ont pas eu autant d’éditions que ceux d’Ohnet. Il a écrit expressément son roman à clef le Termite, parce qu’il croyait qu’en y introduisant des personnes vivantes il donnerait de l’actualité à ses livres et le peu de succès que le Termite a obtenu auprès du public ordinaire lui a causé une grande déception. »
— « C’est la façon embarrassée dont Rosny exprime sa pensée, qui lui barre la route du vrai succès », dit Renard. « Il ne sait pas dire simplement et précisément ce qu’il veut. Pour moi, il y a une ligne très prononcée, qui sépare les esprits nets de ceux qui tâtonnent et qui ne sauront jamais trouver qu’un équivalent à peu près suffisant à leur pensée. Quiconque est né en-deçà de cette ligne ne parviendra jamais, quoi qu’il fasse, à vaincre la difficulté inhérente à son talent. {187} Il est vraiment regrettable qu’à notre époque le nombre des auteurs qui sont nés du mauvais côté aille toujours en croissant. »
— « Il ne faut pas exagérer le cas de Rosny », dit Richepin. « Il a fait certainement un progrès énorme, surtout dans ce sens-là, avec son dernier roman, Daniel Valgraive, et le livre me plaît de plus en plus.
« Il s’y trouve encore bien des passages qui, au premier abord, ne me semblent pas clairs. Mais en revanche j’y ai remarqué des choses, qui sont vraiment d’un artiste, et d’un grand artiste. Non, je crois que l’obscurité des phrases que l’on reproche à Rosny vient d’une tout autre cause. Rosny continue encore à s’instruire : il apprend toujours ; la science l’attire et il recueille partout de nouveaux matériaux. De là vient qu’une moitié de ses notions est mal digérée, tandis que l’autre moitié a pris sa forme définitive et mûrie. Il pense qu’on peut aller toujours en avant ; pour moi, au contraire, passé la trentaine, l’homme a sa provision d’idées complète ; il doit savoir marcher sur ses propres pieds et ne pas s’empêtrer aux lisières des manuels scientifiques, qu’on renouvelle tous les jours. C’est là le véritable moyen de faire entrer la confusion dans le cerveau le mieux équilibré.
« Y-a-t-il donc encore tant de choses à apprendre ? Mais tout est déjà dit et trouvé, — je parle naturellement pour nous, littérateurs et romanciers. {188} L’évolution entière de la prose de notre siècle est renfermée dans ce grand modèle de style, que Chateaubriand nous a laissé en ses Mémoires d’outre-tombe. Plus je relis ce livre, et plus je vois que tout est là. Tous les raffinements dans le choix des mots et dans la construction des phrases y sont déjà appliqués en tant que le génie de la langue les admet. Le procédé que nous croyons avoir inventé, de figurer par une image vivante une action abstraite et de caractériser un mouvement général, nous le rencontrons déjà chez Chateaubriand et mis en œuvre par un maître du métier. Nous n’avons qu’à le suivre et à nous inspirer de lui. »
Cette dernière observation ne me satisfait qu’à demi. Non pas que je doute de sa justesse, mais mon esprit se refuse à admettre toutes les conséquences qui en découlent, d’après l’opinion de Richepin. Aussi, je ne vois pas ces choses-là du même œil que l’artiste qui sent le besoin d’une base solide pour y construire l’édifice parfait de son œuvre et qui, pour atteindre le sommet auquel il aspire, doit forcément circonscrire le champ de son travail. L’art, tel que le critique le considère, n’est pas exclusivement la propriété de l’artiste individuel : c’est l’œuvre d’ensemble d’une période où tous concourent pour leur part, et il me paraît être l’expérience qu’entreprend la société entière pour humaniser la vie.
{189} Alors la marche en avant et les tentatives diverses deviennent d’un intérêt prépondérant : et l’art absolu, quelle que puisse être sa signification pour l’artiste et pour celui qui cherche des jouissances immédiates, ne vient qu’après. L’artiste ne peut négliger complètement ce principe de progrès sous peine de ne produire que de l’art mort. Aussi le véritable artiste, quelle que soit la doctrine qu’il soutienne, ne court guère le risque de se momifier : son esprit est toujours en tension, il guette les impressions de toutes parts, et, s’il se cloître dans sa tour d’ivoire, il prend bien soin d’ériger un observatoire tout en haut.
Richepin lui-même en est la meilleure preuve. Qu’est-ce donc que le Cadet, ce livre dur, — notez bien que c’est le même terme qu’employait Verlaine pour caractériser Bonheur, — ce livre dur qui n’avait pas donné à son auteur de plaisir pendant l’exécution, ni après qu’il l’avait terminé ?
Par sa conception, ce roman sort du cadre où se limite d’ordinaire le récit des romans. L’évolution des événements est absolument transposée de l’extérieur à l’intérieur de l’âme même du personnage principal. Il vit sa vie à lui ; les choses du dehors n’ont point de prise sur son cœur, si ce n’est qu’elles y éveillent des sentiments opposés à ceux que l’on attendrait.
Tous les événements extérieurs qui le touchent ont un retentissement faux ; si l’on est aimable pour lui, il en conçoit de l’humiliation ; si une {190} femme lui donne son amour, il se livre à cette passion, mais avec l’arrière-pensée d’assouvir sa haine contre son bienfaiteur ; tout ce qui lui arrive se transforme et se dénature, et c’est une fatalité à rebours qui le dirige en sens contraire de ce que les événements semblaient vouloir.
Le Cadet est un esprit aigri, ce qui ne veut pas dire qu’il soit méchant ; peut-être même qu’au fond les bonnes inclinations l’emportent sur les mauvaises ; mais ces bons mouvements, les premiers, sont souvent les plus dangereux, parce qu’ils lui montrent que, quoi qu’il fasse, il ne sera jamais d’accord avec son entourage. En un mot, Richepin nous a montré dans ce roman l’isolement de plus en plus marqué d’une âme humaine au milieu de son monde.
Le Cadet, — et c’est ici que nous remarquons l’influence des idées ambiantes sur l’esprit de l’artiste, — présente quelque analogie dans le sujet avec Daniel Valgraive, de Rosny. Rosny est fait d’autre matière et bâti d’autre façon que Richepin. Il peut sembler maladroit, pédant, grotesque et exagéré, mais il est poussé par une force qui jaillit du fond de sa personnalité.
Le mouvement est sa devise ; et il marche en avant, à travers dictionnaires et, encyclopédies, pour saisir le secret de la vie tel qu’il se dévoile aussi bien dans l’existence individuelle que dans le groupement des masses. Dans un de ses premiers livres, le Bilatéral, il a donné ce qu’il y {191} avait de meilleur en lui. La langue en est trouble ; mais à chaque instant, hors de l’arrière-fond obscur du livre, se dégagent des scènes d’une telle puissance et d’une telle intimité de sentiments, que l’esprit qui anime le tout se révèle à notre conscience à travers la confusion des mots.
Le Bilatéral est le centre de l’œuvre entière de Rosny ; c’est de là que rayonnent ses autres livres où il essaye de comprendre l’existence en l’envisageant bilatéralement, des deux côtés.
Daniel Valgraive, comme le Cadet, est l’histoire d’un solitaire : c’est la confession d’un raté de la vie.
L’existence n’a pas voulu de lui ; grâce à sa constitution maladive, il a été condamné à mourir de bonne heure et il le sait. Le monde autour de lui s’agite, intrigue, se fait des méchancetés et des mamours : lui, il souffre. Il observe avec la sensibilité propre aux malades ce qui se passe dans son entourage, et il est forcé de se tenir en dehors de tout, parce qu’il n’a point le droit d’exister. Ses nerfs exaspèrent chaque sensation jusqu’à la souffrance, et sa mort prochaine, dont le secret reste enfermé dans son cœur, lui interdit de se plaindre.
La fatalité semblerait l’obliger à prendre sa revanche, en le vouant à un égoïsme féroce, tout comme elle paraissait devoir amener le Cadet à la franchise et à la bonhomie. Mais ici comme là, les circonstances poussent le caractère dans une direction opposée à leur courant. Daniel Valgraive {192} apprend à vaincre sa sensibilité ; il oublie ses griefs et finit par se convaincre que ce qui est voué à la mort ne compte guère, si on le compare à la vie. Tout plein de ces pensées, il arrange ses affaires de façon que ceux qu’il aime trouvent la route aplanie devant eux, et, longtemps avant que la mort vienne le saisir, il dénoue d’une main délicate les liens qui le rattachent à sa famille et à ses amis.
Il ne le fait point d’un cœur léger et les circonstances ne lui viennent nullement en aide. Il est loin d’être un ange, et jusqu’à la fin les passions mauvaises l’obsèdent ; mais dans ses moments les plus noirs une voix intime lui crie que malgré ses fureurs secrètes la bonté en lui aura gain de cause sur l’égoïsme, parce que bonté cela veut dire droiture et vérité. C’est, un bilatéral. Quand la balance semble pencher du côté de l’étroitesse de cœur, il met en contrepoids les idées qui le rattachent à tout ce qui est impersonnel et éternel, et l’équilibré est rétabli.
Non pas que cet équilibre rappelé de toute force dans son âme lui rende la belle harmonie perdue dans ses relations avec le monde : non, trois fois non. Tout ce qu’il entreprend pour se mettre sur le pied de justice avec son entourage le repousse de plus en plus vers sa solitude morale ; il se sent séparé de sa famille, de son amour, de son amitié, par un pouvoir malin, d’autant plus réel qu’il a fait les derniers sacrifices pour l’apaiser. Il n’y a {193} pas de raison, dirions-nous, pour qu’un faible rayon de bonheur ne vînt se glisser au chevet du lit de mort de Daniel Valgraive, et pourtant c’est seulement dans cet instant suprême qu’il s’aperçoit de toute l’étendue de son malheur et de son isolement : pauvre victime de son mauvais sort !
La conclusion du livre est cruelle, mais elle ne blesse pas les fibres du cœur : elle les irrite plutôt en nous faisant éprouver ce fouettement du sang que l’on ressent quand on est porté soudainement sur une grande hauteur.
Et l’impression totale du livre est plus complète et plus simple à la fois que celle du Cadet de Richepin. Tout en étant plus vague et moins bien encadré, le roman de Rosny nous touche plus directement. Enveloppés dans leur brouillard, les personnages semblent reculer à une grande distance de ma vue, et pourtant ils sont près de mon cœur.
Évidemment le rôle que remplit le livre n’est pas le même aux yeux des deux auteurs. Pour Richepin le livre n’est fini que lorsqu’il est complet en soi, achevé et orné dans tous ses détails, tandis que Rosny, plein de son sujet et convaincu de l’intérêt qu’il nous inspire, se fie à nous pour suppléer aux lacunes de son récit. Il compte sur nous comme ses collaborateurs.
Et l’émotion que nous ressentons à la lecture de son roman provient pour une grande part de ce qu’il nous a suggéré d’y ajouter nous-mêmes.
{194} Le livre, comme l’auteur, a pour devise le mouvement, et il force notre esprit à se mettre en marche.
Vers quel but ? Est-ce que l’auteur le sait lui-même ? Comme sa préface nous l’assure, la direction de son esprit se montrera plus clairement dans un livre prochain qu’il prépare. Avertissement superflu peut-être. Nous croyons volontiers qu’il ne s’arrêtera pas au milieu de sa route ; et nous sommes prêts à le suivre.
Février↑
Jules Lemaître, « Les Trois
mousquetaires », Le
Figaro, 5 février 1892, p. 1.
Richepin ! Ponchon ! Bouchor ! Ce furent d'effrénés compagnons et des mécréants farouches. Ils s'abandonnaient furieusement à la joie païenne de vivre. Ils adoraient et embrassaient la Matière ; ils s'y vautraient lyriquement ; ils avaient d'horrifiques et pittoresques impiétés ; ils étaient débauchés et athées avec une magnifique allégresse de révolte.
Maurice Bouchor écrivait :
Je suis un bon vivant, très joyeux et très doux,
Qui se moque du Pape et de la Sainte-Ampoule.
Jean Richepin roulait la Chanson des Gueux sous sa toison d'astrakan. Et Raoul Ponchon vivait dans Paris comme un jeune Silène dans les forêts innocentes.
***
Vingt ans après...
Lundi dernier, galerie Vivienne, l'histoire de sainte Cécile nous était contée par le moyen de très jolies marionnettes ; et cela était très pur, très édifiant ; et l'héroïque vierge y était précisément glorifiée pour avoir méprisé et détesté tout ce que nos trois compères chantaient il y a vingt ans.
L'auteur de ce Mystère n'était autre que Maurice Bouchor, et c'était lui qui récitait, de sa voix chaude et veloutée, le rôle du martyr Valérien, que l'amour de Cécile conduisit à l'amour de Dieu. Et sans doute Jean Richepin, fatigué par les répétitions de son nouveau drame, manquait, cette fois, à la fête, et Raoul Ponchon y tenait le personnage d'un païen plein d'astuce et de goinfrerie : mais, l'an dernier, dans le Mystère de la Nativité, c'était un vieux berger aussi dévot que jovial qui parlait par la bouche de Ponchon, et Richepin prêtait sa voix de cuivre au plus pieux des rois mages ; et il y a deux ans, dans le Mystère de Tobie, le vieux Tobie, c'était Ponchon, et l'ange Raphaël, c'était Richepin.
***
Comment en cet or pur le plomb
s'est-il changé ?
dirai-je en massacrant le vers de Racine.
C'est d'abord que, par ce temps de généreuse curiosité, les âmes des artistes vont s'assouplissant de plus en plus. Elles sont devenues capables de comprendre plus de choses, afin d'en pouvoir aimer davantage. Elles vont ou elles reviennent à tout pour jouir de tout, et, comme il est dit dans la Prière sur l'Acropole, elles conçoivent divers genres de beauté.
Mais c'est surtout que les trois compères ont vécu, et que la vie attendrit, améliore et élève ceux qui ne sont pas méchants. ; C'est aussi qu'il ne faut jamais désespérer du salut de ceux qui sont vraiment poètes. Car, outre que la poésie, si on la considère comme un métier, suppose de nos jours un notable et méritoire désintéressement, elle implique la faculté d'être ému, la puissance d'aimer, l'intelligence et le goût de l'ordre et de l'harmonie. Il n'y a point de poésie sans générosité d'âme et sans le don de sortir de soi. Qui ne sent la profonde beauté de l'âme de Lucrèce, le plus incroyant, le plus négateur des grands poètes ?
***
Voilà pourquoi, après la Chanson des Gueux, après
le beau poème retardataire, et plus amusant que terrible, des Blasphèmes, Jean
Richepin, excellent père de famille et citoyen irréprochable, a
écrit la pure et touchante idylle du Flibustier. L'ancien pourfendeur des
religions a compris la grâce des âmes simples et pieuses, et leur
soumission à l'idéal chrétien. Et, puisque Par le Glaive est un drame « héroïque
», il y a donc apparence que le poète des Blasphèmes y célèbre des vertus
inspirées par ce qui lui faisait autrefois tant d'horreur. Et qui
sait ? peut-être que le nom de Dieu même y sera prononcé avec
respect et avec amour, comme celui de la Source ; de toute vertu,
de toute force et de toute consolation.
Palinodie ? Non pas. Richepin est à la fois et impie et pieux. Ses écrits du Gil Blas nous montrent qu'il n'a renoncé ni à la glorification de la vie naturelle, ni à la révolte contre les dieux et contre Dieu. Mais il a l'imagination et le cœur assez larges pour embrasser des conceptions du monde différentes ou même opposées ; et, d'ailleurs, il ne se soucie que de beauté. Et - quand nous ne le connaîtrions que par ses ouvrages - seule, sa vertu professionnelle et sa probité, tantôt d'excellent poète et tantôt de rhéteur savant et scrupuleux, suffirait à nous imposer l'estime.
Il est, dans toute la force du terme, « le bon écrivain », qui sans doute reste au-dessous du saint et du héros, mais qui pourtant occupe déjà un très honorable degré de l'échelle morale.
***
Quant à Maurice Bouchor, sa
transformation a été plus complète. Comment s’est-elle opérée ? Il
nous le raconte, dans la préface des Symboles, avec une grave et
charmante ingénuité. Je ne puis vous en citer qu'un passage, mais
bien significatif :
« ... J'ai dit quelle était ma philosophie (le matérialisme) : je m'aperçus enfin qu'elle ne me suffisait pas. Elle me fermait l'intelligence de beaucoup de choses. Pour n'en citer qu'un exemple, l'œuvre de Dante resta lettre close pour moi, tant que mes idées furent les mêmes. Tout ce qui relevait de la morale, tout ce qui touchait à la foi religieuse m'était suspect ; et même dans les œuvres de passion toute pure, je ne me livrais pas entièrement à mon émotion, parce que, toujours imbu de cette idée, qu'il ne faut pas être dupe, je voulais expliquer par les calculs de l'intérêt les plus irrésistibles mouvements d'une âme généreuse, les héroïques délicatesses de l'amour, les sacrifices accomplis au nom du devoir.
Ayant compris que la doctrine où je voyais la vérité était faite pour ni abaisser l'esprit et me rétrécir le cœur, je résolus de n'en pas tenir compte dans mon appréciation des œuvres d'art et de m'abandonner à tout cé qui serait capable de m'émouvoir. Mais comment se passionner pour des transcriptions, si admirables qu'elles soient, de choses où l'on ne trouve pas un intérêt vital ? Je me rendis compte que, si je voulais augmenter les plaisirs de mon esprit, rien, pas même la vertu, ne devait m'être indifférent. »
Ainsi, le ferment secret du progrès spirituel de Bouchor, ç'a été le sentiment du beau dans l'univers physique et dans les œuvres des hommes... (Oh ! que les bons clercs du moyen âge avaient raison de croire au salut de Virgile, parce que Virgile a fait d'inoubliables vers ! ...) Bouchor est devenu « croyant » afin de pouvoir comprendre et aimer toutes les manifestations de la beauté. C'est d'abord d'une souffrance esthétique que lui est venue son inquiétude morale, puis son besoin de foi. Ce genre de « conversion » me paraît assez original et bien de ce temps-ci. C'est comme qui dirait la conversion par la littérature. Depuis, Bouchor n'a cessé d'avancer dans la perfection morale. L'âme la plus pure et la plus doucement austère respire dans tous ses derniers écrits. Dieu le veut ! est une pieuse tragédie sur les croisades ; Michel Lando est l'histoire d'un révolutionnaire absolument vertueux. Enfin, l'auteur des Chansons joyeuses semble s'être donné pour tâche de nous remémorer, par ses graves et exquises marionnettes, les plus sublimes légendes qui aient consolé l'humanité et celles qui contiennent les plus belles explications du monde. Après Tobie, après Sainte Cécile, après la Nativité, il nous promet l'histoire de Çakia Mouni. J'estime ces naïves résurrections plus efficaces qu'une prédication directe. C'est Bouchor qui, est « l'apôtre ».
Il a beaucoup voyagé, à l'exemple des philosophes antiques, des Grecs qui allaient en Egypte interroger les prêtres. Il a visité ce que la planète a de plus nouveau : l'Amérique, et Ce qu'elle a de plus ancien : l'Inde et Ceylan. Il a conversé avec les moines bouddhistes de l'île sacrée. Et, comme eux, il s'abstient de viandes, par respect de la vie et amour des bêtes.
***
Et Ponchon ? Des trois compagnons, c'est lui qui a le moins changé. Toutefois il s'est rangé, lui aussi, en quelque façon. Sa bohème s'est pliée à certaines habitudes de régularité bourgeoise. C'est presque avec une exactitude de notaire qu'il envoie tous les huit jours, au Courrier Français, ses admirables vers burlesques, les plus spontanés et les plus beaux qu'on ait faits depuis Scarron et Saint-Amand.
Pour le reste, il a continué de vivre selon son humeur. Sa sagesse pantagruélique est supérieure aux lois. Et peut-être, en effet, a-t-il le droit de les ignorer, étant plus inoffensif et plus ingénu que nous ne sommes, et n'ayant presque rien en lui de ce qui a rendu nécessaire l'établissement des lois. Une société composée de Ponchon – pourvu que le ciel lui donnât le pain et le vin - n'aurait nul besoin de codes.
Ponchon n'est pas seulement le plus « artiste » des bachiques et des funambulesques. Il y a de la piété dans l'accent dont il célèbre les dons de la bonne nature. Il y a de la vertu dans son aversion de bohème pour les hypocrisies et les conventions. Il y a de l'innocence dans l'ignorance où il est de sa nudité. Et il y a presque du génie dans son caprice, dans ce laisser-aller fécond en trouvailles prodigieusement comiques, dans cet abandon total à son démon intérieur...
Son désintéressement est admirable. Il n'a jamais publié un livre. Il n'a jamais consenti à écrire dans un journal. Il habite, paraît-il, depuis douze ou quinze ans, la même chambre garnie d'un tranquille hôtel de la rive gauche. Il est parfaitement exempt d'ambition et de vanité. Avec sa calvitie, sa barbe, son nez socratique, il promène à travers la vie l'âme en fleur d'un enfant...
***
Et, donc, Dieu les recevra tous trois dans son paradis, le bon poète, le saint et le sage (le sage et le saint étant d'ailleurs, eux aussi, de bons poètes, et le bon poète n'étant point le contraire d'un sage) ; oui, tous les trois, Richepin. Bouchor et Ponchon, ou, pour imiter une amusette de la Chanson des Gueux, Richepon, Bouchin et Pouchor, ou, si vous préférez, Richepor, Bouchon et Ponchin. Il les accueillera, dis-je, encore que sur les trois, deux aient un peu trop ignoré la pudeur. Mais ces deux-là seront sauvés en considération du troisième et par le mystère de la réversibilité des mérites. H y a d'ailleurs, comme nous l'a enseigné le Prospéro du Collège de France, plusieurs manières de faire son salut. Et le tout, voyez-vous, c'est de ne pas être « un mufle » (je donne au mot toute la richesse de sens qu'il a prise de notre temps).
Jules Lemaître
Maurice Bouchor, « Richepin –
Souvenirs personnels », Le
Gaulois, 8 février 1892, p. 1.
Voilà donc mon vieil ami, mon cher
compagnon de jeunesse sur le point de réaliser ce rêve
prodigieux : un grand drame en vers, en cinq actes, joué à la
Comédie-Française ! Faut-il que nous soyons vieux ! Ce fameux
drame, on le conçoit dans la fleur de l’adolescence ; on l'écrit
un peu plus tard–car il faut bien, d'abord, publier quelques
volumes de vers, flâner, boire des bocks, voir du pays et,
lorsqu'il est écrit, on le dépose discrètement entre les mains de
M. l'administrateur général. En attendant le jour de la lecture,
on lance à travers le monde une pluie de chroniques, cinq ou six
romans, des poèmes variés ; on se marie, on a quelques enfants ;
on entreprend de nouveaux voyages.
Vient le jour solennel ; vous êtes acclamé par ces messieurs du comité, et invité, avec les plus touchantes formules de politesse, à repasser après corrections faites. Vous partez d'assez méchante humeur mais enfin, comme il n'y a pas moyen de faire autrement, vous laissez le manuscrit dormir deux ans, non sans vous livrer à toute sorte de travaux, engendrer d'autres petits êtres et vous faire la main en donnant diverses pièces aux théâtres du boulevard, voire même deux ou trois comédies à la maison de Molière, qui entrebâille sa porte avant de l'ouvrir toute grande. Ces choses-là font prendre patience ; et, lorsqu’a eu lieu la réception du drame en seconde lecture, il ne s'écoulera plus guère que quatre ou cinq ans avant qu'il soit répété, joué, diversement accueilli par la presse et le public. L'adolescent s'aperçoit que son crâne se dénude vers le sommet, que sa barbe et ses cheveux s'argentent ; la quarantaine a sonné ; et, s'il prétend faire jouer dix à douze drames, et que les choses doivent suivre le même train, il faudra qu'il vive les jours du chêne, les siècles de Mathusalem…
C'est pourquoi nous sommes si vieux ; et la première de Richepin me reporte à vingt ans en arrière. La passion du théâtre, nous l'avions dès lors, et nous la satisfaisions à notre manière. Que de souvenirs me reviennent ! Ce fut dans l'atelier du peintre Tanzi que nous jouâmes mes premiers essais, auprès desquels les drames les plus féroces des contemporains de Shakespeare sembleraient des berquinades. Richepin était l'âme de ces représentations. Avec une complaisance inouïe, il apprenait les plus interminables rôles, et, pour les faire valoir, il déployait un génie d'acteur dont peu de tragédiens seraient capables. Les autres rôles de mes pièces n'étaient guère moins bien tenus. Ponchon y jouait les poètes errants, et j'avais soin que son personnage eût toujours soif, pour qu'il pût se rafraîchir en scène. Comme au seizième siècle anglais, les rôles de femmes étaient tenus par des hommes, et je sais un grave conseiller d'Etat qui joua le rôle d'une sœur incestueuse dans certaine de mes affabulations.
***
Bientôt, le vieil atelier de la rue
des Carrières ne nous suffit plus, et Richepin se révéla cette
fois devant la presse comme auteur en même temps que comme acteur.
Quelques Parisiens ont dû garder le souvenir de cette curieuse
représentation donnée rue de La Tour-d'Auvergne en 1873. On y joua
deux exquises comédies : le Duel aux lanternes, de Paul Arène, et
la Ronde de nuit
d'Ernest d'Hervilly. Ponchon eut, comme personnage muet, un succès
mérité ; c'était un alguazil bien rubicond. Près de lui figurait
Forain, dont le rôle, dans toute la pièce, se bornait à ces trois
mots « C'est ma manche ! » Mais comme il les faisait valoir !
Quant à Richepin, après avoir joué dans les deux comédies, il incarna le principal personnage de son drame l'Etoile écrit en collaboration avec le pauvre André Gill. Cette pièce était sortie tout entière d'une ligne énigmatique, découverte dans une comédie attribuée à Shakespeare Tu seras mon petit enfant rouge. Je vous laisse à penser si elle était truculente. Richepin jouait le personnage d'un fou, qui assassine son « petit enfant blanc » pour en faire un « petit enfant rouge ». L'émotion tragique était déjà puissante dans cette bizarre fantaisie, et le vers digne du futur auteur de Nana Sahib et de Par le Glaive.
On fut assez dur pour Richepin dramaturge, bien qu’il eût pris soin d’amadouer la critique par un délicieux prologue, où il disait, en s’adressant aux tigres « que la presse abrite dans ses jungles » : Sans trop vous endormir, pourtant, faites ronron…
En tant que comédien, il eut un succès d'enthousiasme ; et peut-être, auteur et acteur, éprouva-t-il ce soir-là une plus intense émotion que celle qui l'étreindra ce soir… D'autres souvenirs me reviennent. Nous voici, Richepin et moi, seuls dans une vaste maison que nous avions louée à Guernesey, à la campagne, près d'un moulin à vent. Nous avions quatorze chambres, hantées par des spectres et pleines de gémissements. La nuit, nous faisions des rondes. Des coups de vent ébranlaient toute la baraque une vache mugissait dans le voisinage ; la mer lointaine nous envoyait sa plainte monotone. Et, du matin au soir, dans une haute salle meublée de deux pupitres, que Richepin lui-même avait fabriqués et sur lesquels nous écrivions debout, nous ne cessions d'épancher des vers et de la prose. Richepin revenait de Sainte-Pélagie, où, pour se distraire, il avait écrit millier de vers. Âge de fécondité ! Rien, dans la vieille maison de Guernesey, ne venait interrompre nos veilles studieuses. Seul, un perroquet nous tenait compagnie. Sa plus grande joie était d'imiter le bruit des plumes courant sur le papier, les brusques arrêts nécessités par la réflexion, les ratures faites rageusement puis, de nouveau, la plume reprenant sur le papier sa course fiévreuse. Il imitait tout cela en broyant du grain qu'il prenait dans sa mangeoire et rejetait sans l'avaler. Ce devait être fort difficile, et l'imitation était si parfaite que nous nous y laissâmes prendre le mieux du monde. Un jour que j'avais la cervelle vide, j'écoutais grincer et raturer une plume d'oie imaginaire. « Ce diable de Richepin ! me disais-je ; comme il bûche »
Et, me retournant, je le vis qui me
regardait, plein d'admiration pour ma fertilité. C'est ainsi que
nous découvrîmes la fraude du perroquet.
Était-ce la solitude, l'air de la mer,
les cubes de viande rouge que nous engloutissions ? Je ne sais
mais nous étions féroces. Richepin, qui fait tout ce qu'il veut,
avait fabriqué des arcs et des flèches armées de pointes de plomb.
Lorsque nous étions ivres de travail, nous descendions au jardin
pour y prendre l'air, et notre jeu favori était de nous larder de
flèches, comme deux saints Sébastiens. Elles volaient avec assez
de lenteur pour que nous pussions préserver nos yeux ou baisser la
tête à leur passage mais nous avions le corps couvert de
bleus.
C'étaient aussi de terribles discussions pendant lesquelles, montre en main, chacun parlait cinq minutes, pour accabler l'autre de ses arguments. Richepin soutenait brillamment des thèses qui seraient peu goûtées ici, et que je réfutais le moins mal qu'il m'était possible. Quoique je fusse alors bien loin de vérités supérieures que j'ai entrevues depuis, il me reprochait, avec le pressentiment de ma future conversion, la tiédeur de mon matérialisme. Je répliquais, à mon tour, que je trouvais inutile de faire une bouillie de dieux imaginaires. Des heures se passaient à ces joutes d'éloquence. Puis nous soupions fraternellement, les meilleurs amis du monde, et le travail recommençait.
Nous avions une tour, haute comme un second
étage, où chacun de nous montait lorsqu'il avait terminé un poème.
L'autre se mettait en bas, dans le jardin, formant à lui seul
l'auditoire de son ami, qui jetait au vent les strophes éperdues.
De temps à autre, un paysan, dans quelque champ voisin, levait la
tête avec inquiétude et un veau beuglait de douleur en réponse à
nos alexandrins.
Lorsque nous étions au travail, nous ne
levions guère le nez que pour nous demander une rime ou nous
soumettre une expression douteuse. Là, je trouvai toujours
Richepin homme de bon conseil et ouvrier impeccable. Sa
merveilleuse habileté, il est des gens qui la lui reprochent.
Parbleu ! Mais, en dépit de toute l'inspiration du monde, on n'est
pas un grand poète sans la maîtrise de son art. Michel-Ange, Bach,
Wagner, Hugo, furent des virtuoses prodigieux.
Vous
avouerai-je qu'en écrivant ces notes, au hasard du souvenir, je
pense un peu à autre chose ? Malgré ma robuste confiance en mon
ami et l'admiration passionnée que m'inspire sa nouvelle œuvre, je
me trouble en pensant à ce que la représentation de ce soir aura
pour lui de décisif.
Eh bien, la maîtrise dont je parlais
vient de rendre à Richepin un bien grand service. Samedi je ne
divulgue rien en le disant les trois premiers actes de Par le Glaive ! furent
accueillis triomphalement. D'où vient qu'aux deux derniers actes,
dont le pathétique s'élève, en maint endroit, jusqu'au sublime,
l'attention du public parut fléchir ? C'est qu'ils contenaient une
trop grande richesse d'épisodes, trop de scènes fortes et
émouvantes qui se nuisaient. Un autre n'aurait jamais eu le temps
de se retourner, le courage d'élaguer ce qui était superflu,
malgré l'extrême beauté des détails. Richepin a été impitoyable
pour les longueurs de son œuvre, et sa main d'infaillible ouvrier
n'a pas eu une hésitation. Il a taillé dans le vif. Une longue
scène a disparu, d'habiles coupures ont été faites, un tableau
entier a sauté. Les admirables scènes de la fin ont été mises en
pleine lumière, et le triomphe de l'œuvre est assuré. Bravo, mon
vieux camarade !
MAURICE BOUCHOR
Maurice Bouchor, « Jean
Richepin », Gil Blas,
9 février 1892, p. 1.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
J'avoue très humblement que j'ai les doigts un peu gourds pour tenir la plume agile du journaliste. D'habitude, je retourne la mienne sept fois dans l'encrier avant d'en ramener une épithète : mauvais précédent pour improviser une page, sentie et juste, sur un beau caractère, un merveilleux talent, une œuvre que je crois très haute et qui m'est chère. Pourtant j'accepte avec gratitude l'occasion offerte de dire en peu de mots ce que je pense de Jean Richepin. Cela soulage le cœur, lorsqu'on aime un homme et qu'on l'admire depuis vingt ans, de le dire une fois sans réticence. Tant pis pour ceux qu'attriste une louange sincère donnée à autrui.
Il est vrai que l'amitié qui nous lie, Richepin et moi, peut me rendre suspect. La chronique, parfois occupée de bien petites choses, et les preuves que Richepin m'a données devant tous de cette amitié, en paroles ou en actes, ne me permettraient pas de la dissimuler, si je tentais de le faire pour donner plus de prix à mon éloge. Quel remède à cela ? Avouons de bonne grâce que ces lignes sont écrites par un ami. Aussi bien, m'eût-on demandé mon sentiment sur Richepin, si une intime affection ne m'unissait a lui ? D'autres eussent parlé du poète avec plus de compétence ou d'autorité. Puis, ne convient-il pas de retourner le jugement usité en pareil cas ? Je n'admire pas Richepin parce qu'il est mon ami ; c'est au contraire la magnifique aurore de son talent qui m'éblouit, il y a vingt ans, et qui m'at- tira vers lui avant que la pratique de sa fidèle amitié m'eût fait sien pour toujours.
C'est un souvenir qui m'émeut encore. Barbiste de quinze ans, déjà fort barbu, je traversais, un jeudi de promenade, le jardin du Luxembourg ; mon compagnon (jeune frère de Paul Bourget) et moi-même nous étions rivés ensemble comme deux alexandrins à rimes plates, et nous devisions des séduisantes et bizarres nouveautés du Parnasse. Richepin, à peine envolé de l'École normale, nous rencontra ; comme il connaissait mon camarade de chaîne, une rapide présentation eut lieu, à l'insu du pion qui affectait de se promener, le pauvre homme, sans avoir rien de commun avec notre lamentable bande. Toute la nuit je rêvai de Richepin. Il incarnait pour moi ce qu'ingénument je voulais être : le poète, celui qui vit « pour l'amour du laurier » et qui est sûr de le cueillir, l'être inspiré dont la parole douce et forte subjuguera la foule et traversera les siècles. Richepin « portait fièrement la honte d'être beau », suivant une ingénieuse expression de Mendès ; et personne de notre petit groupe, en le voyant pour la première fois, ne douta jamais de son triomphe prochain.
Certes, la mâle beauté de Richepin lui a suscité beaucoup d'ennemis. C'est trop naturel. Rien que ses cheveux, ses noirs cheveux, qui ont l'impudence de friser- ils s'obstinent à le faire, malgré la quarantaine et la tonsure — ne dénotent-ils pas un insupportable poseur ? et ces yeux de cuivre ? et ce teint de bistre ? et cette barbe légère, laissant voir le menton énergique, cette barbe de prêtre oriental, croyez-vous que ce soient chose naturelle ? Avons-nous affaire à Lucius Vérus ou à Caracalla, ou à quelque prince du Touran, ou peut- être au Syrien frisé, savant dans les choses occultes, « qui mange du tambour et boit de la cymbale ? » Eh bien, non ; nous avons affaire à un homme qui est la simplicité même, mais en qui la nature a réalisé une harmonie assez rare, tant elle est parfaite, du dedans et du dehors.
Richepin sent le poète d'une lieue ; sa tête, autant que son œuvre, témoigne de ce qu'il est. Qu'y faire ? Il faut se résigner. Je l'ai vu tondu ras, en petites moustaches comme un sous-officier, glabre comme un acteur ; de toutes ces facons il me sembla déguisé. Pour être parfaitement naturel, il faut qu'il soit la vivante image de ce Tiarko que, dans un de ses romans, il fait apparaître à Miarka, la fille à l'ourse, dans toute la splendeur d'une barbare et mystérieuse royauté.
Si le premier aspect de Richepin m'avait émerveillé, je le fus bien plus encore lorsque je connus ses vers. Comme poète, il ne ressemblait à aucun de ceux qui formaient alors un groupe un peu trop homogène. Il se détachait de tous par la netteté, la vigueur, l'éclat de ses images ; d'une façon encore plus saisissante, par la source de son inspiration. Il allait au peuple, et a ce que le peuple a de plus vrai ; l'âme de la foule était en lui, il en savait toutes les rêveries et toutes les colères. Ce n'est pas une petite gloire pour Richepin d'avoir écrit des chansons, autrement savoureuses que toutes celles qu'on fit avant lui, et que nul écrivain, selon moi, n'a égalées depuis. Il y en a, dans la Chanson des Gueux et dans la Mer, qui sont de purs chefs-d'œuvre, sans rien qui sente l'artificiel ou l'imitation. Grâce à un instinct qu'il me faut bien qualifier de génial, car c'est le mot juste, Richepin a retrouvé les sources vives de l'inspiration populaire ; et il a écrit des chansons qui, par la profondeur de l'émotion comme par la perfection de la forme, méritent de vivre éternellement.
J'admirai aussi, sans nulle restriction, le métaphysicien que Richepin était à ses heures, et les splendides blasphèmes qu'il lançait contre le ciel. Depuis, ma philosophie s'est passablement modifiée, et je crois que celle de Richepin n'est pas restée aussi entière qu'elle était. Il voit plus large qu'au temps de ses juvéniles ardeurs de Polyeucte à rebours ; son esprit s'est apaisé tandis que son cœur se faisait plus humain et plus pro- fond. Je me rappelle en souriant que des niais crurent morte notre amitié parce que, dans une préface restée célèbre, Richepin me reprochait tendrement mon sang bleu d'Arya et mes six mille ans d'hérédité dévotieuse. Excusez du peu ! Mais n'est-il pas bien saugrenu de croire que des rêveries sur la spiritualité de l'âme ou l'éternité de la matière peuvent porter atteinte a une inviolable amitié ? Je pense, d'ailleurs, que nul blasphème ne saurait atteindre Dieu, et que les beaux vers le glorifient toujours. Aucun poète de la génération actuelle n'a la puissance de Richepin, la splendeur de ses images, l'emportement de son lyrisme. Ses odes révoltées sont toujours traversées par un souffle qui les purifie.
Je ne suis pas grand clerc en matière de roman; mais je puis dire que, là encore, Richepin a prouvé la force, l'éclat, la diversité de son admirable talent. Madame André est une étude psychologique de premier ordre ; le début et la fin de Césarine sont, à mon avis, ce qui a été écrit de plus vrai, de plus fort, de plus poignant en fait d'impression sur la Guerre et sur la Commune. On ne peut douter un seul instant que cela ait été vu, vécu, souffert. Dans ces pages toutes simples, d'une extrême intensitéde vision et d'émotion, Richepin a fait acte de grand prosateur.
Je n'ai rien dit encore de l'auteur
dramatique. Que Richepin ait le don du théâtre à un rare degré,
cela fut évident dès sa première pièce, la Glu — en dépit de
certaines critiques très âpres qui ne l'empêchèrent point d'avoir
la vie longue et de passionner la foule. Richepin put ensuite
donner une forme tangible à son idéal de poète, lorsqu'il fit
représenter Nana-Sahib, qu'il joua lui-même d'une façon
inoubliable. Ce n'était point un chef-d'œuvre ; mais que de froids
chefs-d'œuvre, selon la for- mule, je donnerais pour ce magnifique
élan de lyrisme, pour ces cris jaillis du cœur, pour cette poésie
ardente comme un soir de l'Inde !
Ainsi que tout poète qui songe à
incarner ses rêves, Richepin voulait être joué à la
Comédie-Française. Sa place était marquée d'avance dans la maison
de nos classiques. On le fit un peu at- tendre, comme il sied,
avant de l'admettre à tenir l'affiche toute une soirée, et je ne
le regrette pas trop, puisque, pour amuser son impatience, on lui
laissa écrire deux pièces charmantes, Monsieur Scapin et le
Flibustier. L'une est un badinage exquis, que seul pouvait signer
l'incomparable artiste qu'est Richepin ; l'autre, une idylle
populaire pleine de naturel et de tendresse, fleurant bon le vent
du large, et traversée par une saine, une robuste gaieté.
Voici enfin que le poète va satisfaire sa plus intime ambition. Ce soir même il verra vivre, palpiter sur les planches, les personnages d'un drame conçu de- puis longtemps, écrit il y a plus de cinq années, d'abord reçu a demi, courageusement remanié, enfin accepté d'une façon définitive. Il ne m'appartient pas de parler de cette œuvre. Je la sais grande et noble, vivifiée de tout ce que Richepin a en lui d'humaine passion, de tendresse virile, d'héroïque enthousiasme.
L'issue sera-t-elle une victoire ? Certes, je le crois fermement, bien que je n'ignore pas quelle bizarre Providence préside au sort des batailles dramatiques ; et, ce soir, mon cœur battra plus fort que celui de Richepin, confiant, malgré sa modestie, dans la vitalité de son œuvre. Il peut se dire qu'il aura toujours le dernier mot
MAURICE BOUCHOR
Julius, « Semaine théâtrale »,
La Revue
diplomatique, 13 février 1892, p. 10.
La Comédie-Française a donné lundi la
première représentation de Par le glaive, drame en
cinq actes
; M. Richepin n'en est plus à donner les preuves de la facilité
avec laquelle il écrit des vers aux rimes sonores, à la facture
nerveuse et puissante.
Ce serait presque une injure que de constater simplement l'abondance des « beaux vers » dans le drame qu'il vient de nous donner. Cela, personne ne le contestera et chacun a été heureux de saluer au passage de superbes morceaux de poésie où l'on sentait passer le souffle qui animait, le génie de Victor Hugo. Le sujet choisi par M. Richepin devait l'entraîner malheureusement dans des sentiers battus. C'est en somme ce thème déjà connu d'un peuple asservi par le despotisme d'un tyran et qui recouvre la liberté grâce à l'héroïsme de quelques-uns.
Est-il besoin de dire que l'interprétation a été excellente en tout point ? Les trois rôles principaux sont interprétés par les frères Mounet et par Mlle Bartet, à qui l'on a fait fête. Mais il serait injuste de ne pas citer auprès d'eux MM. Silvain, Albert Lambert, Laroche, Leloir, Dupont-Vernon, Mines Dudley, Amel et la petite Gaudy. Par le glaive a été monté avec un luxe digne d'éloges. Les décors sont de toute beauté. Les costumes, signés Bianchini, sont de pures merveilles, par leur luxe, leur originalité, leur élégance, et c'est le succès le plus complet qu'ait jamais remporté le jeune artiste.
En somme, très brillante soirée pour Richepin et pour la Comédie-Française.
Maurice Lefevre, « Par le
Glaive ! », Le Monde
Artiste, journal illustré, 14 février 1892, p.
114-118.
L’auteur
S’il est un nom sympathique entre tous, c’est bien celui de M. Jean Richepin. A quelque école qu’on appartienne, l’auteur de la Chanson des gueux, des Blasphèmes, de Nana Sahib et du Flibustier est toujours assuré d’un bon accueil. Il bénéficie d’une grâce singulière : on ne se lasse point, depuis un temps déjà si long, de l’entendre appeler le bon poète. C’est qu’instinctivement on sent qu’il est, plus que tout autre, de notre race gauloise, ce descendant lointain des mages du Touran ; c’est qu’on le devine éperdument épris du beau langage et des beaux pensers, et que tout ce qu’il reste d’athénien au fond de notre cœur tressaille à la lecture de ses nobles et robustes vers et salue d’enthousiasme au passage cet Alcibiade d’élégante et mâle allure.
Jeunes gens, nous dévorions la Chanson des Gueux, et nous entonnions, joyeux, emballés, l’espèce de marche guerrière ou seulement frondeuse qui nous transformait à nos propres yeux en révolutionnaires à tous crins. Car il avait suffi d’un livre, de quelques vers, pour réhabiliter la Rue, la Rue d’où tout vient, où tout retourne, l’Agora des grands ancêtres, la place publique où s’échangent les idées, où se fait le commerce des âmes.
Hommes, nous avons suivi l’entraînement, et notre poète répond encore à nos pensées, les traduit superbement, nous donne l’illusion d’un réveil d’idées endormies au fond de nous-mêmes. Nos pères avaient Lamartine, nos mères eurent Musset, le grand Hugo lui-même est déjà loin de nous. Nous avons Richepin, dont le livre est un ami de toutes les heures, un confident, un traducteur de sensations, un truchement entre l’art et ses obscurs adorateurs.
Au physique, qui ne connaît cette tête si souvent portraicturée ? Qui n’a été charmé par ce visage énergique, où deux yeux pleins d’une infinie douceur mettent une tendresse mélancolieuse ? Qui ne connaît ce casque d’ébène, chaude toison sur qui la neige tombe hâtivement, mais sous laquelle vit et fermente l’idée frileuse ?
Au moral ? Un doux, un patient ! et un fort. Il veut et veut bien, solidement, sans faiblesse. C’est après une réflexion lente, sérieuse, qu’il s’est formé un vouloir que rien désormais ne saurait ébranler. Entre mille dons, il possède un des plus précieux : la persuasion ! Alors, il se fait tendre, insinuant, sa voix a des caresses ; il trouve des arguments irrésistibles, et en arrive à exercer une véritable dictature.
Aux répétitions de Par le Glaive, il a obtenu tout ce qu’il voulait ; interprètes, costumiers, décorateurs, metteur en scène, chacun a été obligé de céder, et s’est exécuté de bonne grâce.
Avec cela doué comme pas un, artiste jusqu’au bout des ongles. Il y a dans le drame une exquise chanson, la musique est du poète, les vers sont du musicien.
Voici le jugement porté sur le poète homme de théâtre par l’administrateur général de la Comédie-Française.
« Richepin, nous dit M. Jules Claretie, lit admirablement, chaudement. Peu de gestes, mais très justes. Il chanterait s’il le fallait. Il arrive sur la scène avec sa pièce dans la tête, sachant ce qu’il veut, ayant vu son drame en l’écrivant. Il tâtonne peu, sait ce qu’il veut, le veut avec une fermeté polie. Il sait par cœur son œuvre et pourrait, ce soir, jouer indifféremment le rôle de l’un des frères Mounet. Il est très agréable et très malléable, travaillant sur le terrain, capable de refaire, vite et bien, comme tous les forts. »
Après cet éloge, il n’y a plus rien à ajouter.
L’œuvre
C’est demain lundi que la Comédie-Française donnera la première représentation si attendue de son drame nouveau. La place glorieuse que le poète a su conquérir donne à l’apparition de chacune de ses œuvres un puissant intérêt. Mais Par le Glaive est peut-être plus, qu’aucune autre de ses pièces, l’objet de la curiosité générale. Il n’y a pas moins de cinq ans qu’on en parla pour la première fois et, depuis cette époque, il en fut presque mensuellement question au chapitre des nouvelles théâtrales. Par le Glaive a donc fait beaucoup de bruit avant sa naissance, et les indiscrétions du théâtre permettent d’estimer qu’il en fera plus encore dans le cours de son existence.
C’est en 1887 que le drame fut lu au Comité {115} pour la première fois. L’aréopage ne lui fit que grise mine, et le reçut à correction. On disait sous le manteau que les frais en perspective étaient trop considérables. On disait sous le manteau que les frais en perspective étaient trop considérables
Avril↑
X. « Théâtre des Célestins »,
Le Passe-Temps, 16
avril 1892, p. 3.
Article recensé par Yves
Jacq.
Pour nous présenter sa troupe de drame, la direction ne pouvait faire un meilleur choix que celui de La Glu, de Richepin, représentée cette semaine.
Non pas que La Glu soit un chef-d’œuvre – les chefs d’œuvre – les chefs d’œuvre sont rares dans tous les genres – mais c’est un drame qui a le grand mérite de ne pas être coulé dans le moule banal, et n’être écrit – on sait que Richepin est un poète – dans une belle langue dont se soucient médiocrement les dramaturges de profession. Pour ce motif , La Glu a un intérêt particulier, et a le grand mérite d’offrir un spectacle attrayant même aux spectateurs dont la tendresse est pour la comédie et que la redondance et la déclamation dont on fait usage dans le drame ont le don d’agacer.
La Glu a trouvé aux Célestins d’excellents interprètes, dans Mmes Murat et Ollivier, MM. Hattier, Garnier et Charlay.
L’effet de ce drame a été très grand, et les représentations qui ont suivi la première ont confirmé le succès.
Ce dont il faut louer la direction c’est du soin qu’elle apporte à tous les détails de la distribution et de la mise en scène. On voit qu’elle se préoccupe de faire du bon théâtre, et elle y réussit. Le public le sait déjà, et chaque jour, il vient plus nombreux. J’ai la conviction que cet hiver – quelques nouveautés aidant – les Célestins retrouveront leurs fidèles habitués d’antan, qu’on en avait chassé par les pièces s’immobilisant pendant un mois sur l’affiche.
Nous n’avons à Lyon qu’un seul théâtre pour y représenter les divers genres, comédies, vaudevilles, drames et – si ce théâtre veut remplir sa mission – la variété dans ses spectacles lui est logiquement imposée.
On sait qu’en présence de succès obtenu par Œdipe Roi, M. Mounet-Sully avait promis de donner une seconde représentation à Lyon de la tragédie de Sophocle. Cette promesse qui n’a pu s’effectuer – par suite de diverses circonstances – à la date d’abord fixée, a reçu cette semaine sa réalisation ; avec cette modification que la représentation a eu lieu non au Grand-Théâtre – pris par les débuts de l’Opéra – mais aux Célestins ; mais aux Célestins comme au Grand-Théâtre si la recette, faute d’espace, a été moindre, le succès de Mounet-Sully a été le même.
Je ne puis que signaler rapidement l’heureux début, fait dans l’Aventurière, par M. Fabrice, grand premier rôle. Son succès a été complet.
X.
G. Stiegler, « Le Théâtre de
l’Art social – Chez M. Jean Richepin », L’Echo de Paris, 24 avril 1892,
p. 2.
L'« Art-Social ! » Tel est le nom d'un nouveau théâtre qui doit, dit-on, ouvrir ses portes prochainement avec un drame en vers, de M. Roinard.
M. Jean Richepin a promis d'écrire un prologue, pour définir l'esprit et les tendances de cette entreprise littéraire.
Je suis allé demander à l'auteur de la Chanson des Gueux quelques explications sur le projet qu'il veut bien patronner.
Aux Ternes, près des fortifications, une élégante maisonnette précédée d'un jardinet, derrière, dans un assez vaste enclos qui se donne des allures de parc avec ses beaux arbres et ses pelouses vertes, en laissant voir à peine un coin de basse-cour où picorent des poules, se dresse un pavillon isolé, tranquille retraite que l'on croirait à cent lieues de Paris et où le poète trouve le loisir et la paix nécessaires pour polir la riche ciselure de ses rimes.
Le vaste cabinet de travail aux murs jaspés de reliures multicolores, apparaît semblable à la bibliothèque d'un vieux château, avec sa haute cheminée encadrée de chêne sculpté où les grosses bûches pétillent confortablement dans l'âtre, et l'illusion est complétée par la haute stalle moyennâgeuse à têtes de chimère dans laquelle Richepin est assis comme sur un trône, les jambes enfouies sous une riche peau d'ours noir.
L'aspect du Touranien révolté est énergique. Les yeux vifs brillent sous d'épais sourcils ; la mâchoire est puissante ; les narines s'ouvrent largement comme pour aspirer l'acre souffle des bises qui a bistré le teint ; la broussaille des cheveux frisés, presque crépus, mange le front dont luit seulement une bande étroite, et la veste de flanelle couleur pourpre, qui étincelle sur le corps vigoureux, semble le guidon trempé de sang qui ralliait, dans les chevauchées intrépides, les Huns forcenés lancés contre les Aryas blancs. Mais des poils de neige qui commencent à nuancer la barbe noire, courte et fournie, et puis je ne sais quoi de posé dans toute la personne avertissent que la maturité a calmé la fougue du fier nomade aux courses intrépides. Richepin interrompt complaisamment la page où s'allongent les lignes inégales que trace son écriture robuste, appuyée et un peu pâteuse.
— M. Gabriel de la Salle, qui dirige une revue intitulée l'Art social, a eu l'idée de fonder un théâtre nouveau qui porterait le même titre. Il est vrai que mon ami Roinard a écrit pour la circonstance un drame en vers et que j'ai promis un prologue d'ouverture. Quel est le plan, quelles sont les tendances, quel est le programme du directeur, je vous avoue que tout cela est encore un peu vague, comme sont d'ordinaire les théories et les projets. Mais cela se précisera peu à peu, à mesure que nous entrerons dans la période d'exécution. D'une manière générale, voici ce que nous voulons faire : un théâtre qui soit à la fois littéraire et populaire et qui se proposé d'élever le niveau moral des spectateurs.
L'entreprise est surtout artistique ; elle n'est nullement financière. M. Gabriel de la Salle a l'intention de le monter par des actions qui ne vaudront pas plus d'un franc ou deux chacune et qui donneront aux souscripteurs le droit d'assister aux représentations. Je sais qu'il songeait à s'installer au théâtre Beaumarchais, mais voilà cette salle démolie et j'ignore où il transportera ses pénates.
— C'est donc une manière de Théâtre-Libre que vous voulez faire, à l'instar d'Antoine.
— Comme organisation, oui, ou à peu près. Comme esprit, ce sera exactement le contraire. Le Théâtre-Libre s'adresse à des raffinés, à des gens du monde, à des littérateurs qui savent tout et que tout lasse, et qui en sont venus à la recherche de la grossièreté parce qu'ils sont blasés universellement. Bien loin de nous tourner vers ceux-là ; nous nous adressons aux petits, aux humbles, aux ignorants et nous voulons les élever au grand Art. Est-ce possible ? Peut-on écrire des œuvres qui satisfassent à la fois les lettrés et les ignorants ? Je le crois, Eschyle et Aristophane écrivaient pour tout le monde indistinctement, mais les citoyens d'Athènes avaient tous reçu la même éducation. Les pièces de Shakespeare étaient applaudies à la fois par des gens très instruits et par la populace la moins cultivée. Pourquoi ne chercherions-nous pas aujourd'hui le même succès ? Au Théâtre-Français ce ne sont pas les spectateurs des places chères qui s'emballent le plus, ce sont au contraire ceux du paradis, et ce sont surtout ceux-là qui m'intéressent, ces petits, ces naïfs. Je serais très désireux que, au 14 juillet, on donnât Par le Glaive en représentation gratuite, pour juger de l'effet sur un public populaire. Nous n'écrivons pas assez pour ce public-là, qui est le vrai. Le désir de plaire au public lettré des premières, —public si éclairé, si fin, si subtil — nous entraîne trop souvent à des recherches minutieuses et sans vraie grandeur, qui s'adressent à l'esprit, pas assez au sentiment.
— Est-ce que vous préparez une pièce pour ce nouveau théâtre, avec les idées dont vous m'entretenez?
— Pas encore. Je suis occupé à terminer un volume de vers qui paraîtra en octobre.
— Le titre ?
— Mes Paradis, C’est le complément ou, si vous le voulez, la consolation des Blasphèmes. Vous savez que dans les Blasphèmes, dont on a reproché le pessimisme, je montrais la misère de l'âme humaine qui a vainement cherché l'origine et la fin des choses, qui n'a trouvé de but ni de raison à la vie, et que cette amère déception désoriente et plonge dans le désespoir. Comment en effet l'homme, ; qui est un être fini, pourrait-il deviner l'absolu et l'infini ? Il ne peut concevoir l'au-delà, et il est écrasé, brisé et torturé par la constatation de son impuissance et de son néant. Tel est le sens général de ces poésies détachées qui forment mon premier poème philosophique.
Dans mon nouveau volume, Mes Paradis, qui n'est pas non plus didactique, je montre que l'homme, sans se préoccuper des vaines, recherches de l'absolu, peut être heureux néanmoins par les jouissances limitées que nous goûtons ici-bas, jouissances de toutes natures, non seulement grossières ou égoïstes, mais physiques, artistiques, morales ; pour être heureux il suffit d'aimer, dans le sens le plus large du mot, d'aimer tout et aussi de se faire aimer. Bien plus, je n'interdis même pas les rêveries philosophiques — et ceci qui paraît une contradiction avec l'idée des Blasphèmes, n'en est pourtant pas une : — on peut s'embarquer pour le pays des chimères, bâtir des systèmes sur la destinée de l'homme, échafauder des théories sur notre origine. Mais qu'on ne soit pas dupe de son imagination ; qu'on ne prenne pas des songes pour la réalité ; le jour où l'on s'apercevra qu'on s'est trompé et où la bulle de savon aura crevé, loin d'en pleurer, que l'on se contente d'en sourire, comme d'un deuil insignifiant et prévu. A cette condition, nous pouvons être heureux… ou peu s'en faut. Telle est l'idée de Mes Paradis.
— Je vois ouvert sur votre, table la Conquête du Pain. Puisque nous parlons de bonheur, pensez-vous que les anarchistes vont nous y conduire ?
— Ce livre est très intéressant, plein de vues ingénieuses et de nobles sentiments mais il est écrit par un rêveur, un chercheur d'absolu, un mystique. Kropotkine et Elisée Reclus sont deux généreux esprits, qui se croient athées et qui sont au contraire tout empreints de religiosité ; le dieu qu'ils adorent inconsciemment c'est l'humanité. Leur égalité est un rêve. Le corps social est composé d'hommes, comme le corps humain est composé de cellules. Chaque cellule dans notre organisme est différenciée par sa nature et par sa place : elles ne sont pas égales entre elles ; il y a des cellules cérébrales qui ont des fonctions nobles ; il y a d'autres cellules dans... des places beaucoup plus infimes. Cela est injuste et les dernières envient avec raison les premières ; mais c'est la condition de notre existence. De même pour le corps social. Ces rapports peuvent-ils être modifiés ? L'égalité peut-elle être réalisée ? J'en doute, hélas !
D'ailleurs, je n'en veux pas aux révoltés ; je comprends leur plainte, leur indignation, leurs réclamations. La cellule qui fait partie d'un ulcère peut dire : « Périsse le corps tout entier ! Que m'importe à moi ? Mon sort est injuste et cruel. Je ne serai toujours pas plus mal que je ne suis. » Elle peut détruire. C'est plus facile que d'améliorer. Mais qui sait où nous allons ? Ceux qui parlent d'égalité sont bien puissants. Les rêveurs qui l'ont promise au monde, vers le quatrième siècle, ont trouvé dans cette chimère la plus forte assise du christianisme. Ils n'ont pas abouti. Mais notre époque ressemble beaucoup à cette inquiète période d'incubation.
— Un dernier mot. Jouissez-vous, enfin, de vos droits civils et politiques.
— Je n'en sais rien. Pelletan affirme que oui, à cause de l'amnistie. Mais je n'ai fait et ne ferai jamais au ministère aucune démarche pour m'en assurer. Il y a vingt ans, on a envoyé au sieur Richepin un papier pour l'avertir qu'il était poursuivi. Si l'on veut, qu'on envoie aujourd'hui, au même sieur, un autre papier pour l'informer qu'il est amnistié. Pour moi, je ne bouge. Je possède l'exemplaire de la Chanson des Gueux, sur lequel les magistrats ont noté les passages qui leur semblaient répréhensibles : il devrait être aux archives ; mais je n'ai pas besoin de dire au public comment il est venu entre mes mains. Il y a des annotations à mourir de rire. Voici un des vers incriminés dans une pièce sur l'hi ver ;
Le vent, sous les collets des messieurs boutonnés
Mettait des cents d'épingles.
Faut-il avoir l'imagination pervertie pour voir là une intention lubrique ! Je me suis souvent demandé à quelles pratiques pouvaient bien se livrer ces messieurs du parquet.
— Et reverrons-nous bientôt le texte intégral de la Chanson des Gueux.
— Quand mon éditeur voudra. Je suis prêt. D'ailleurs je ne demanderai jamais rien pour moi au gouvernement. Je tutoie Bourgeois qui est mon camarade de collège. Il a, sur ma prière, décoré, mon ami Bouchor, ce qui m'a fait grand plaisir. Je souhaite de m'adresser directement au public sans autre appui que celui de mes œuvres.
« Puissions-nous trouver dans le théâtre de l'Art-Social un nouveau public plus nombreux, plus instinctif, plus neuf, plus candide, plus accessible à toutes les impressions et sur qui les poètes exercent leur crédit avec plus d'autorité. »
G. STIEGLER.
Octobre↑
Jean Frollo, « La Recherche de
la vérité », Le Petit
Parisien, 7 octobre 1892, p. 1.
On fait grand bruit à Londres du cas d'un romancier anglais, M. Morley-Roberts, qui vient de revêtir le costume des portefaix quais de la Tamise. L'intention de M. Morley-Roberts est d'écrire un livre où sera dépeinte l'existence du peuple londonnien, et il a voulu la connaître dans tous ses détails. C'est pour être certain de ne pas commettre d'erreur qu'il s'est mêlé au monde des ouvriers. Vivant avec eux, accomplissant le même travail, mangeant dans leurs cabarets, couchant dans leurs taudis, il n'aura qu'à dire ce qu'il a vu pour être sûr de ne pas altérer la vérité.
Cette recherche du document exact n'est pas nouvelle. Avant M. Morley-Roberts, plus d'un écrivain français s’est placé, comme on dit, dans la peau du bonhomme dont il voulait parler. On peut dire qu'à à l'heure qu'il est, tout romancier qui se respecte, qui a le souci de sa réputation, ne met la main à un ouvrage que lorsqu'il a visité, étudié, examiné avec soin le milieu dans lequel il place ses personnages.
Il en est plus d'un qui, à l'exemple de M. Morley-Roberts, se sont mêlés à ceux dont les mœurs et les usages offraient à leurs yeux un spectacle digne de leur plume. N'en a-t-on pas vu même qui, tour a tour, se sont fait matelots, comédiens nomades, débardeurs, et même bohémiens ? Ce fut le cas de M. Jean Richepin, dont les transformations successives ont souvent intéressé le public.
***
Au temps où il écrivait son roman de Miarka, la Fille à l'Ourse, M. Jean Richepin fit la connaissance d'une famille de Romanitchels, – ou bohémiens, – en compagnie de laquelle il vécut assez longtemps. Lui-même, d'ailleurs, a raconté cette aventure. Les Romanitchels, dont il était devenu l'ami, allaient de foire en foire, disant la bonne aventure, faisant des tours de force et de cartes, improvisant des concerts. M. Richepin s'engagea bravement dans leur troupe, et en route !
Il ne tarda pas à être expert dans le métier. Il excellait particulièrement dans les tours de cartes, suffisamment, à coup sûr, pour être un escamoteur passable au regard des paysans chez qui les Romanitchels allaient battre l'estrade. Et il y avait aussi les tours d'adresse, poids, sauts périlleux, bouteilles maniées en équilibriste et en jongleur. Comme besogne courante, M. Richepin corsait de sa voix de baryton les chœurs dont le chef de la troupe, nommé Rasponi, chantait le ténor, tandis que la mère fioriturait sur un crin-crin et que les deux filles grattaient frénétiquement les cordes d'une guitare et d'une mandoline.
Chemin faisant, le jeune et déjà célèbre écrivain notait tous les détails de cette vie aventureuse, il apprenait le langage des bohémiens, il consignait avec soin toutes ces étrangetés qui font de Miarka un livre à la fois si curieux et si exact.
***
M. Richepin avait à un tel point accepté son rôle qu'on avait fini par le prendre pour un bohémien sincère. Partout où la bande passait, il se trouvait un peintre pour s'écrier « Oh ! par exemple, voilà bien le vrai type ! », et le romancier devait alors consentir il s'improviser « modèle ». Aux environs de Fontainebleau, près de Barbizon, où, comme on sait, vient s'installer durant l'été toute une colonie de « rapins », il eut même un tel succès qu'il dut poser une vingtaine de fois pendant une seule journée.
Il voulut enfin échapper cette « portraicture » enragée, et il prit congé de ses amis les bohémiens ; mais quel ne fut pas son étonne ment, une heure après son départ, de se voir rejoindre par l'une des filles de Rasponi !
–Veux-tu m'emmener avec toi ? lui demanda-t-elle ; nous nous marierons.
« Mon amour des Romanitchels n'allait pas jusque-là, disait plus tard M. Richepin. Je partis pour Paris tout seul. Et de mon aventure, il ne me reste qu'un très curieux souvenir, et aussi la joie de retrouver assez souvent, encore aujourd'hui, mon portrait dans les tableaux intitulés Halte de Bohémiens.
***
[…]
Novembre↑
Jacques Daurelle, « Chez Jean
Richepin » Le Journal
27 novembre 1892, p. 2.
Étant dans le voisinage de la rue Galvani, pouvais-je ne pas aller chez Jean Richepin qui, je ne l'ignorais point, doit dire une poésie à l'inauguration du buste de Banville ? Il est vrai que je n'ignorais pas davantage quelles difficultés il faut vaincre avant de parvenir jusqu'au « farouche touranien ». Heureusement, il est, parfois, des accommodements, même avec Jean Richepin. J'ai donc pu l'aborder. Je l'ai trouvé à son bureau de travail, en costume combien peu bourgeois : veston rouge, sandales rouges, jarretières rouges ajustant une culotte noire à des bas noirs.
— Vous venez en rédacteur du Journal… Très bien fait, votre journal…. Oui, vraiment, très bien fait... et digne de son grand succès… Je le devinais, au reste, connaissant le talent de votre directeur…
– Et je viens causer un peu avec vous de Banville.
— Je l'ai beaucoup connu et je l’aimais beaucoup. C'est le seul littérateur dans l'intimité duquel je me suis complu, car je ne vais jamais chez mes confrères, je les connais tous, mais ne les fréquente pas : je vis en sauvage.
— Vous allez, je l'espère, me confier sur Banville quelques souvenirs personnels ?
— On a tout écrit sur lui. Cependant, je puis vous rappeler qu'il m'avait chargé de lire aux artistes de l'Odéon une pièce de lui, Esope, une pièce en vers, en trois actes, d'une envolée sublime. Porel devait la monter dans un délai assez bref. Il a déménagé, et ses successeurs ne me parlent de rien. Encore une fois, cette pièce de Banville est admirable. La Comédie-Française devrait la réclamer et la jouer. Je suis sûr que Mounet-Sully remplirait à merveille le premier rôle, bien qu'il s'agisse d'Esope, c'est-à-dire d'un personnage au corps contrefait. Mais dans ce corps contrefait habitait une âme élevée, un peu triste, à laquelle Banville a prêté des paroles superbes. »
Je transmets à M. Jules Claretie et à Messieurs de la Comédie l'idée de Jean Richepin, qui, j'en suis sûr, sera trouvée excellente par eux et par tous nos confrères.
JACQUES DAURELLE.