Corpus de textes du Laslar

1894

Mars

Jacques Nargaud, « Mes Paradis de Richepin », Le Figaro, 10 mars 1894, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews

Si sollicitée que puisse être quotidiennement de partout l'attention du public plutôt blasé, un volume de vers signé Jean Richepin n'apparaît pas à la vitrine des libraires sans arrêter le passant. Aussi bien Mes Paradis, œuvre plus complexe qu'aucune des précédentes du poète, semblent-ils justifier plus que jamais cet intérêt

Dans ce livre, dont le Supplément du Figaro publie ce matin les bonnes pages, c'est l'homme actuel qui tient toute la scène avec ses terribles luttes intérieures.

L’homme !... Si on veut voir un portrait vraiment ressemblant de Richepin ce n'est pas à l'étalage mêlé des marchands de photographies qu'il faut l'aller chercher. On le trouvera bien plutôt dans la galerie d'un autre maître poète, Théodore de Banville, qui, d'une plume lyrique, a évoqué cette curieuse physionomie :

Ce chanteur à la toison noire et au visage couleur d’ambre a pris le parti de ressembler à un prince indien, sans doute afin de pouvoir écouler, sans attirer l’attention, un tas de perles, de rubis, de saphirs et de chrysolithes. Ses sourcils droits se rejoignent presque et ses yeux enfoncés, aux prunelles grises, striées et cerclées de jaune, sont comme dormants et troublés à l’ordinaire, et dans la colère lancent des éclairs d’acier. Le nez petit, presque droit, terminé en bille, a les narines mobiles et très expressives ; la bouche petite, rouge, bien {390} modelée et dessinée, finement voluptueuse et amoureuse, les dents courtes, étroites, blanches, bien rangées, solides à manger du fer, donnent une originale et virile beauté au poète des Caresses. La longueur avancée du menton disparaît sous la jolie barbe frisée et fourchue, et cachant sans doute un haut et large front, du sommet du crâne se précipite jusque sur les yeux une mer aux flots pressés : c’est l’épaisse et brillante et noire et onduleuse chevelure.

Et de même que prince indien, Richepin serait aussi bien un empereur romain de la décadence, la chevelure crêtée de saphirs et de rubis, cuirassé d'or et drapé d'opulentes étoffes étoilées de pierreries, avec une rouge pivoine à la main en guise de sceptre, tel d'ailleurs qu'en une heure de fantaisie l'a représenté Georges Rochegrosse ? de même qu'il est encore lui sous le tricot de mathurin dans lequel l'a peint Tanzi.

Richepin a pour les bijoux l'amour d'un Barbare et il pourrait jeter plusieurs fois à la mer l'anneau du doge de Venise sans appauvrir ses doigts chargés de bagues qui, lorsqu'il parle, font des gestes de feu. D'un Barbare aussi est son amour du rouge et de couleurs éclatantes, que son œuvre reflète en ces tons crus qui font se cabrer le bon goût.

Si le poète de Mes Paradis réalise physiquement une figure idéale du Poète, cela n'est évidemment pas sa faute et nous n'entendons pas lui faire une auréole de sa plasticité ; mais il n'était pas indifférent de noter qu'il a su rester ce qu'il était en face de la laideur et de la platitude ambiantes, puisque c'est là, à notre sens, qu'est le secret d'une partie de sa puissance, et nous disons puissance parce que le charme que le poète exerce est, pour Richepin, tout de violence et de virilité. Et, au fait, n'est-ce pas grâce à cela et uniquement à cela, qu'il a pu, dans son œuvre, être lui sans réticences et afficher une crânerie qui n'avait rien à craindre du ridicule, puisque celui-ci s'arrête et ne peut plus mordre où il y a proportion, harmonie, entre l'œuvre et l'homme ?

Richepin est un esprit essentiellement aventureux, amoureux de la vie et de l'action, nomade et, plus que pas un, aimanté par le nouveau, l'inconnu. Oui, certes, c'est un fils de roi, comme le disait Veuillot, mais de sang bohémien, et qui n'aime pas à fouler deux fois le même sol et à qui il répugne de se répéter.

Une fois un moule heureux inventé ou retrouvé, il pourrait y couler indéfiniment sa pensée ; combien d'autres ont ainsi, à force da cogner sur le même clou, lassé l'indifférence du public, qui n'aime pas à être désorienté, et forcé le succès, sinon la gloire ! Mais, au moment où celui-là, plus homme pratique qu'artiste, commencerait à se faire des rentes en exploitant toujours et encore la veine rencontrée et ne l'abandonnerait qu'épuisée, Richepin, lui, la délaisse pour courir follement à la conquête d'Amériques nouvelles.

S'il n'y a plus guère sans doute, de durables lauriers à couper le long des chemins où il a passé, on peut y faire fleurir des louis d'or et pousser des gros sous à la pelle. C'est ainsi qu'au théâtre la Glu a devancé le théâtre-Libre ; que Bruant s'est improvisé l'Homère de Dans la Rue, moins de dix, ans après la Chanson des Gueux à laquelle il a surtout l'air d'ajouter de nouveaux couplets, fortement imprégnés des premiers ; que Yann Nibor enfin, qui ne s'en défend peut-être pas, épela ses Récits dans les Matelots de la Mer.

Jacques Nargaud.

Dayrolles, « Les projets littéraires de Jean Richepin », Les Annales politiques et littéraires, 25 mars 1894, p. 180-181.

Ce document est extrait du site RetroNews

... Je me promenais aux alentours de la gare Saint-Lazare, curieux de l'incessant va et-vient qui s'y produit, lorsque mon attention fut attirée par une superbe tête de radjah, émergeant de la fenêtre d'une voiture. Était-ce un noble envoyé de l'Inde qui, désireux de l'incognito, se faisait véhiculer dans un modeste fiacre ? Je m'avançai et reconnus Richepin. Au moment où j'allais l'appeler, son pacifique coursier s'arrêta.

Richepin, m'apercevant :

— Venez donc avec moi, je rentre à la maison, nous prendrons le chemin de fer ensemble.

— Très volontiers !

Et nous voilà gravissant tous deux l'escalier qui conduit aux salles d'attente. Dès que nous fûmes installés en wagon, la conversation s'engagea.

— Eh bien ! fis-je, vous devez être satisfait du succès de votre nouveau volume de vers.

— Mes Paradis ! Je souhaite que le public leur témoigne autant de bienveillance qu'à mes précédents recueils.

— Et le théâtre, vous ne l'abandonnez pas ?

— Du tout ! car j'ai en ce moment cinq pièces qui seraient très rapidement achevées, s'il se trouvait des directeurs désireux de les jouer.

— Mais, il me semble que vous ne devez avoir que l'embarras du choix !

— Détrompez-vous ! Malgré le succès qui a accueilli Par le Glaive à la Comédie-Française, aucun directeur de théâtre ne m'a demandé une œuvre nouvelle. Aussi, je fais du roman, du journalisme, alors pourtant que mon plus vif désir serait de me consacrer au théâtre.

….Et Richepin me développant ses projets à cet égard, je demeure frappé de la parfaite conformité des sujets scéniques choisis par lui, avec les traits caractéristiques de sa personnalité. Alors que tant d'auteurs s'évertuent vainement en des compositions incompatibles avec leur nature, lui, va droit à ce qui convient à son tempérament littéraire.

Il me parle d'une Salomé où revivra la pompe décorative d'une époque si fertile en incidents pittoresques. Le personnage de Salomé, tel qu'il le comprend, offrira pour le public une très vive attraction. Richepin m'entretient encore d'une œuvre très mouvementée sur la Jacquerie, et il rêve d'un Catilina où il s'efforcerait de reconstituer, avec une entière fidélité, le tableau de ces jours troublés où apparaît, gonflée de vanité, la figure radieuse de Cicéron. On se rend compte de l'intérêt tout particulier que présenterait un semblable sujet traité par un normalien qui a écrit la Chanson des Gueux et la Mer.

... Pendant que nous devisions ainsi sur ces divers projets, le train s'arrêtait à la station de Courcelles.

Nous descendons et, en quelques minutes, nous atteignons la coquette propriété que possède Richepin, rue Galvani. Cette propriété a pris de l'extension et s'espace aujourd'hui sur une large étendue de terrain. D'abord, l'hôtel acquis au début et qui comprend le salon, la salle à manger, la cuisine et les chambres à coucher, puis, derrière, un très beau jardin où retentissent les cris joyeux de deux jeunes garçons se livrant avec ardeur à une course effrénée. A gauche s'élève une gracieuse maisonnette où est installé le cabinet de travail du poète. Nous y montons, et là, au milieu d'un amoncellement de bouquins aux reliures fantaisistes, j'aperçois un manuscrit portant comme titre Vers la Joie.

— C'est une nouvelle pièce que vient de recevoir à l'unanimité le comité de la Comédie-Française ?

— Oui. C'est une comédie, d'ailleurs très gaie. Elle a été écrite rapidement et a, en quelque sorte, jailli de moi-même. Les rôles, comme vous voyez, y sont nombreux. Presque toute la troupe comique de la Comédie-Française donnera. Le premier acte s'ouvre par un conseil de ministres. Le second acte se passe dans les champs. Il y aura là une chanson entonnée par des paysans et dont j'ai composé la musique.

Je demande à Richepin de me la faire entendre. Il s'assied devant un gentil petit piano, — don de Hartmann, l'éditeur du Mage, et qui a figuré dans la loge de Mlle Sybil Sanderson pendant les représentations d'Esclarmonde, — et d'une voix mâle entame cette chanson. Elle est d'un rythme très franc, très décidé. Les paysans sont en train de travailler à la terre. L'un d'eux commence le premier couplet ; un autre, survenant, dit le second, et le refrain est repris en chœur. L'effet de cette mélodie, nette de contours, et d'allure caractéristique, sera certainement très vif.

— Et le sujet ?

— Oh ! je ne puis vous l'exposer en détail !

Pensez donc que la lecture de ma pièce a duré trois heures !

— Mais enfin, ne pourriez-vous m'en indiquer les grandes lignes ?

— L'impression générale qui s'en dégage, c'est celle d'une réaction contre certaines tendances exagérées de notre époque à {181} s'éloigner de plus en plus de la réalité. Je prêche le retour à la bonne nature.

— Où se passe l'action ?

— Dans un milieu imaginaire. Afin d'avoir toute liberté, j'ai préféré un cadre de fantaisie.

D'après l'idée que je viens de vous exposer, vous voyez qu'il y aura comme deux parties qui, se présentant d'abord alternativement, arriveront à se fondre, l'une se passant dans le milieu factice d'un palais, l'autre en pleine campagne.

— Et quand l'œuvre sera-t-elle jouée ?

— Je l'ignore encore. Mais j'espère qu'on ne me fera pas trop attendre et que je n'aurai pas à subir les longs retards de Par le Glaive. Vous ne pouvez vous figurer combien ces atermoiements énervent le tempérament et sont nuisibles à la production ! Tenez ! quand on pense que Maurice Bouchor a depuis longtemps déjà une pièce reçue à la Comédie-Française et qu'on ne trouve pas le moyen de la jouer. Remarquez cependant qu'elle n'a qu'un acte !... Le nom de Bouchor réveille dans l'esprit de Richepin le souvenir des folles aventures de sa jeunesse. Il en parle avec une simplicité et une cordialité vraiment charmante. C'est ainsi que dans notre conversation à bâtons rompus, il me conte la façon dont ils se lisaient jadis mutuellement leurs poésies.

Ils habitaient alors une pittoresque propriété, à Guernesey, agrémentée d'une tour.

Partant de cette idée que tout poème est fait pour être largement déclamé, ils se postaient à tour de rôle au sommet de la tour, et là, celui qui était chargé d'incarner l'aède, lisait à l'autre, placé tout en bas et représentant l'auditoire, les strophes lyriques aux retentissantes sonorités, en cherchant à dominer le tumulte des éléments.

Les passants, témoins de ce spectacle bizarre, le contemplaient non sans inquiétude ; aussi la demeure des deux poètes s'était-elle attirée dans le pays le surnom de maison des fous !

— Ah ! tout cela est bien loin ! me dit Richepin avec un sourire mélancolique ; mais, voyez-vous, c'est encore là le plus heureux temps !

Et je pris congé de lui sur cette évocation de joyeux souvenirs.

ALBERT DAYROLLES

Juin

Maurice Bouchor, « Jean Richepin (souvenirs) », La Revue Illustrée, 15 juin 1894, p.273-279.

La direction de cette Revue me fait un grand honneur, mais elle ne me confie pas une tâche aisée en me demande d’apprendre à ses lecteurs quoi que ce soit de neuf sur Jean Richepin. L’auteur de Vers la Joie a été biographié et portraicturé cent fois ; sa tête originale et puissante est connue de tous ; il a défrayé souvent la chronique aux abois, et il est même un peu légendaire, sans pourtant être devenu tout à fait mythique. Peut-être, avec le temps, le poète des Blasphèmes passera-t-il dieu, et donnera-t-il son nom à une constellation. C’est la grâce que je lui souhaite, et il la mérite, car il y a certainement en lui quelque chose de divin : le don sacré de la poésie.

Sans doute ce n’est pas de la critique littéraire que l’on attend de moi. Il y a des juges plus compétents et surtout plus impartiaux. J'ai connu Richepin très jeune, mais déjà homme, et dans tout l'éclat de son précoce talent, alors que, grand collégien réfractaire au discours latin, je bégayais mes vers d'adolescent. Mon admiration pour le poète accueillant et fraternel, qui représentait si bien la corporation, fut aussi naïve que durable. Les quelques années qui nous séparent deviennent, je crois, de plus en plus courtes, et je finirai peut-être par avoir {274} le même âge que Richepin ; mais j'aurai toujours, devant lui, l'invincible illusion qu'il est pour moi un frère aîné, indulgent à mes jeux d'écolier. Si je ne crois pas devoir juger l'œuvre du poète, je n'ai aucune raison de cacher mes préférences. Je sais tout ce qu'il y a de force, d'éclat, de richesse, dans l'infatigable production d'un homme qui lasse la critique et charme le public par un entassement d'œuvres toujours bien construites, de forme irréprochable, sans trace de lassitude. J'admire comme il convient drames, romans, comédies, poèmes, dans leur magnifique succession ; mais, s'il fallait dire en toute sincérité mon goût personnel, j'avouerais ma prédilection pour tout ce qui est chanson dans l'œuvre de Richepin.

Je ne suis pas très disposé à admettre une rigoureuse classification des genres ; si j'en acceptais une, à coup sûr ce n'est pas la chanson que je mettrais à une place humiliante. Elle est au contraire de la quintessence de poésie, et, en s'exprimant avec l'exagération nécessaire, on peut déclarer que tout le reste n'est qu'une superfétation. Or, s'il a été dit de Thomas Fielding : « Il fit la Chanson de la Chemise », et si cette épitaphe lui fut une gloire suffisante, que ne dira-t-on pas de Richepin, qui a fait tant de chansons merveilleuses !

Il est possible, je le confesse, que nos plus anciens souvenirs d'amitié et de vie commune soient pour quelque chose dans ma prédilection. A un moment où la passion du Folk-Lore était, je crois, beaucoup moins répandue qu'aujourd'hui, nous fûmes tout d'abord et très intimement liés, Richepin, Ponchon et moi, par notre goût commun pour les chansons populaires. Notre plus grande joie était d'en recueillir de nouvelles par voie orale, et ce n'était pas toujours, comme on pense, dans les salons du meilleur monde que se faisaient nos trouvailles. Il faut dire, en outre, que les choses grossières ou délicates (la chanson populaire va aussi loin dans l'ordurier que dans {275} l'exquis) nous plaisaient également. Mais quoi ! un vent de naturalisme soufflait alors, même avant les brutalités de Zola ; Baudelaire nous avait habitués à bien des choses ; et dans Rabelais, une de nos Bibles, nous admirions pêle-mêle le meilleur et le pire.

Il faut dire pourtant — et cela est bon à remarquer, après la révoltante erreur qui fit condamner pour « outrages aux mœurs » l'auteur de la Chanson des Gueux, — il faut dire que jamais il n'eut le moindre goût pour les choses malsaines, les gravelures, les sous-entendus à la mode. Nature éminemment virile, droite, robuste, il aima la sève populaire pour ce qu'elle a de généreux, et il lui fut indifférent qu'elle charriât quelques impuretés. Il a gardé jusqu'à présent une grande truculence de langage (sauf au théâtre, car il a trop de tact pour parler à une foule comme à un lecteur isolé) ; mais, sans recommander aux jeunes filles la lecture de tous ses livres, je pense qu'ils ne pervertiront jamais âme qui vive.

Richepin est un être profondément bon, et sa meilleure inspiration poétique a été, selon moi, un très vif sentiment de tout ce qui est peuple, une affection vraie pour les simples, les humbles, les petits, pour ceux qui, médiocrement cultivés, ont le cœur droit et l'âme tendre, travaillent avec courage ou souffrent avec résignation. Je sais bien qu'il nous parle beaucoup des gueux et des révoltés. A coup sûr il a une extrême indulgence pour tous les égarés d'en bas, trop souvent victimes d'un ordre social dont l'injustice est le tourment de ceux qui en bénéficient, à moins que leur égoïsme ne soit tout à fait invulnérable. Il aime aussi les aventures, l'imprévu, la poésie d'une vie libre et errante, les loques pittoresques. Mais je reste sceptique devant certains égorgements touraniens, qui me semblent plutôt inspirés par l'amour de la pourpre que par le goût du sang ; dans l'admirable chanson des « Petiots qui ont bien froid » je sens beaucoup plus de pitié que de haine ; et je crois que Richepin a voulu simplement s'amuser lorsqu'il a glorifié certains héros de Montmartre. Mais le poète qui a trouvé tant de vers comme celui-ci :

C'est triste pour un vieux de n'être pas grand-père,

{276}

et qui a écrit le Bouc aux enfants, la Petite qui tousse, Du mouron pour les p'tits oiseaux ; l'auteur de la chanson de la Glu, de toutes les Matelotes, et surtout de ce poignant chef-d’œuvre : le Mauvais Hôte ; le créateur du mathurin Gillioury, du vieux brisquard Pérou, du jovial père Legoëz, — voilà le vrai Richepin, le plus naïf et le plus sincère, par suite le plus poète et le plus original ; et ce Richepin-là a senti battre le cœur du peuple, il a exprimé dans le plus savoureux langage ce qu'il y a de meilleur en lui.

X

Avant qu'elles prissent corps en de solides volumes, toutes ces chansons dignes de voltiger sur les lèvres des hommes, je les ai vues éclore çà et là, au petit bonheur de l'inspiration et au cours de nos interminables promenades

De l'Odéon pensif aux tristes Batignolles,

bien tristes, à coup sûr, si notre passage ne parvenait point à les égayer ! Richepin n'était pas le seul à cueillir des chansons. Chacun de nous faisait sa gerbe en chemin, avec plus ou moins d'art, de goût, de fantaisie ; et, suivant l'expression de l'un des nôtres, dont la raison s'est éteinte depuis, les rimes étaient des oiseaux que l'on prenait d'un grain de sel sur la queue. Il ne nous suffisait pas de rimer ; nous mettions aussi nos vers en musique. Richepin est le seul d'entre nous qui ait gardé cette précieuse habitude, comme en témoignent les exquises chansons du Flibustier ou de Par le Glaive. Je crois que l'on ferait un gros recueil de ses mélodies. C'est lui qui mit en musique, avec un rare bonheur, la Chanson de Montmartre, aujourd'hui populaire, dont l'immarcescible Ponchon et moi-même, très indigne, nous avions rimé alternativement les couplets. On dit que les plus lointains souvenirs sont ceux qui gardent le plus de fraîcheur dans l'esprit des vieillards. C'est bien ce qui m'arrive. Je retrouve la première vision que j'eus de Richepin, devant la grille du Luxembourg, un jeudi que, revêtu de mon mélancolique uniforme, je marchais avec un compagnon de chaîne sous l'œil distrait du surveillant. Mon camarade, jeune frère {277} de Paul Bourget, me présenta au poète. Comme il me parut beau, svelte et charmant ! J'admirai sa noire chevelure bouclée, ses yeux de topaze, ses dents blanches, son brun visage viril et fin, encadré par une barbe légère qui laissait à découvert le menton puissant. Si ce vers des Caresses :

Le Syrien frisé qui sait les chants d'amour,

eût alors été fait et connu de moi, il me serait venu tout de suite à l'esprit. Il y avait dans la mise du poète quelque chose de personnel sans affectation ; je crois bien qu'il portait un gilet de velours grenat. A coup sûr, Richepin est un de ces hommes qui ne sauraient passer inaperçus dans n'importe quel milieu ; et, comme ces hommes-là excitent facilement l'envie, on les accuse volontiers d'être « poseurs », pour peu qu'ils ne se dérobent point aux regards et qu'ils acceptent avec simplicité l'involontaire hommage qui leur est rendu. On aurait pu et l'on peut toujours appliquer à Richepin le joli vers que Catulle Mendès s'adressait, je crois, à lui-même :

Tu portes fièrement la honte d'être beau.

Mais je ne connais pas un homme plus simple que Richepin et dont l'attitude soit moins modifiée par les regards fixés sur lui. Tout ce qu'il peut y avoir d'insolite en lui tient à sa nature même de poète, et non pas à la plus légère velléité d'étonner la galerie. Aussi est-ce dans l'intimité, devant quelques amis ou même tout seul et pour son vrai plaisir, qu'il revêtirait un aspect tant soit peu excentrique au jugement des personnes correctes. Richepin aime le rouge avec une passion inouïe ; des bottes de cuir écarlate, signe incontestable de son origine touranienne, lui font grand bien aux jambes et accélèrent singulièrement le mouvement de ses idées. Quel mal voyez-vous à cela ? Rien n'est plus naïf, et par conséquent plus respectable, que son amour de la verroterie. Ses amis lui ont connu un rubis cabochon, gros comme un œuf de vanneau, qui avait probablement appartenu au grand Mogol ; et cela, remarquez-le bien, à une époque où le poète courait le cachet pour vivre, — non sans parfois s'arracher le pain de la bouche afin d'obliger tel ou tel camarade, qui devait plus tard l'éreinter à tour de bras dans une grave revue. La légende veut qu'un jour l'énorme cabochon se soit brisé en tombant sur le marbre d'une cheminée. Mais où irait-on, si l'on accueillait toutes les légendes ?

Comme je voudrais ne pas radoter d'une façon trop ostensible, il me faut écarter force anecdotes qui me reviennent en mémoire et que j'ai dû égrener, d'année en année, à mesure que mon infatigable ami lançait de nouvelles œuvres. Je crois avoir dit ailleurs les extraordinaires matinées dramatiques dont fut témoin l'atelier du peintre Tanzi, auteur de cette pensée d'une profondeur incalculable : « La nature, c'est des bruits qu'on fait courir. » Dans cet atelier furent représentés des drames qui dépassent en horreur ceux des prédécesseurs de Shakespeare, et où ne manquèrent jamais les meurtres, les scènes de folie et bien {278} d'autres gentillesses.

Nous improvisions très rapidement ces œuvres farouches, et nous les apprenions de même. Un paravent était une maison ; un sommier, une tombe au clair de lune ; mais, dans les duels, on se chargeait avec tant de furie que les spectateurs poussaient des cris d'effroi. Les actrices étaient rares ; nous les remplacions parfois par les plus imberbes d'entre nous — comme au temps de Shakespeare ; — une de ces comédiennes improvisées est aujourd'hui auditeur au Conseil d'Etat ; une autre est l'amer et profond dessinateur Forain. Mais Richepin nous dépassait tous comme acteur ; aussi, bien des années plus tard, sa courte et splendide apparition sur les planches dans le rôle de Nana-Sahib ne nous étonna point.

Le plus curieux, dans nos représentations, était probablement le public, racolé dans la rue des Carrières ou aux environs. Un jour que Ponchon, représentant un poète provençal, récita un sonnet écrit dans le goût de la Pléiade et dont je me rappelle le premier quatrain :

Or que la terre angevine s'honore
De Du Bellay, qui chante son doux Loir,
Ma Ciotat s'ira-t-elle douloir
Qu'en son honneur une voix n'est sonore ?

une partie de notre bon public fut aisément persuadée que la pièce était écrite, par endroits, en espagnol, ce qui, du reste, ne diminua en rien la fièvre de son enthousiasme.

Cette représentation eut lieu au mois d'août, par une chaleur torride ; et Ponchon s'était rafraîchi tant de fois dans la coulisse, qu'en scène il enguirlanda son rôle de tous les souvenirs classiques dont sa mémoire était farcie : ce qui ne sembla point nuire à la clarté des situations. A la sortie du public, j'entendis un gros tailleur, qui avait failli mourir de suffocation, dire héroïquement :

— J'ai bien souffert, mais comme c'était beau !

J’ai dû confier aussi la mémorable époque de notre vie commune où, dans la campagne solitaire de Guernesey, nous passâmes un rude hiver en travaux, discussions, jeux féroces, chants touraniens, dont les épouvantables clameurs terrifiaient une malheureuse Anglaise qui nous servait, comme régal de choix, des plats de panais bouillis et des huîtres empilées dans une tasse. Mais je ne crois pas avoir parlé de notre perroquet, et des rares hôtes de l’immense maison lézardée et croulante que nous habitions, non loin d’un moulin à vent, et qui, durant les nuits de tempête, menaçait de s’effondrer à tout instant. Il n’est pas bien remarquable, pour un perroquet, de parler avec une égale pureté le français et l’anglais ; voici en quoi le nôtre fit éclater son génie. Nous travaillions chaque jour, une dizaine d’heures, aux deux extrémités d’une vaste salle, meublée uniquement par deux pupitres, que Richepin, excellent menuisier, avait fabriqués lui-même, et peut-être aussi par deux chaises trouées et boiteuses. La cage du perroquet était posée à terre, {279} au milieu de ce hangar. Du reste, nous avions chacun une fenêtre pour nous éclairer, nous nous tournions le dos presque tout le jour, et nos plumes d’oie crachaient avec fureur sur le papier. Un jour, je tordais en vain ma cervelle sans en exprimer une goutte de quoi que ce soit ; et, rongé d’envie, j’écoutais la plume de mon ami crier infatigablement. Impatienté, je me retourne, et j’aperçois Richepin, aussi inactif que moi, tout prêt à me reprocher ma fécondité. Cependant la plume d’oie invisible allait toujours son train. Nous découvrîmes alors que le perroquet, en prenant dans sa mangeoire du grain qu’il broyait et rejetait très vite, imitait à s’y méprendre notre bruit habituel. Mieux que cela : il s’interrompait par instants, comme un rimeur en quête d’une consonne d’appui ; et parfois, après un court silence, il simulait le bruit de la plume lorsqu’elle biffe rageusement un hémistiche condamné. Je livre ce fait remarquable aux méditations des personnes qui piochent avec succès la psychologie animale.

Il y a près de vingt ans que ceci se passait, et je songe avec une grande douceur à nos longues et dures journées de travail. Nous nous retournions parfois l’un vers l’autre pour nous demander une rime ; puis nous poursuivions âprement notre besogne. C’est ainsi, dit l’histoire, qu’en usaient les frères Corneille. Si l’on m’objecte que la comparaison est ambitieuse, je dirai que Pierre fut l’ainé, et que, dans la nouvelle combinaison, c’est moi qui serais Thomas.

Je ne finirai pas ces notes, écrites au hasard du souvenir et, je l'avoue, avec plus de tendresse que de suite, sans répondre à une question que je vois poindre dans les yeux de mon lecteur et surtout de ma curieuse et d'autant plus délicieuse lectrice : « Richepin sera-t-il sauvé » ? disent les beaux yeux un peu inquiets. N'en doutez point, madame, car le bon Dieu a beaucoup plus d'esprit que Richepin ne se l'imagine. Avez-vous lu Mes Paradis ? Pendant le premier tiers du volume, on voit le poète osciller entre des opinions contradictoires : heureux ceux qui doutent, car ils posséderont la Vérité ! Chose remarquable, la première opinion exprimée est souvent épicurienne ou superficielle, mais la seconde, réservée pour la bonne bouche, révèle presque toujours un secret idéalisme. La première dit :

Ne regarde pas les étoiles !

L'autre répond :

Mais que les étoiles sont belles !

Regarder en face les étoiles, c'est fixer les yeux sur le mystère divin ; et qui donc, ayant vu la beauté et la profondeur de ce mystère, osera désormais en donner froidement une solution toute négative ? Ensuite Richepin nous initie à sa vie de brave homme et d'homme sage ; il nous fait asseoir à sa table, et l'on ne croit pas volontiers à la damnation de celui qui a si cordialement partagé avec vous d'irréprochables fricots. Enfin, troublé par la souffrance de ses frères les hommes, il fait d'héroïques efforts pour tirer de son cœur une parole qui les console et les fortifie. Et que trouve-t-il ? Ceci : « Aimez-vous les uns les autres. »

MAURICE BOUCHOR.

Octobre

Charles Maurras, « Jean Richepin », La Cocarde, 14 octobre 1894, p. 2.

Ce document est extrait du site RetroNews.

La Comédie-Française donnera ce soir, Vers la joie. C'est le temps et le lieu de nous occuper de M. Jean Richepin. M. Jean Richepin est un être extraordinaire ; c'est les faits-divers qui l’annoncent. L'auteur de Vers la joie a coutume de stupéfaire ses visiteurs par l'imprévu de ses costumes, la férocité de ses chiens, le merveilleux de ses relations de voyage. Avec cela il fait des vers. Les bons interviewers en pâment. Je lis dans un journal : « Il sait à la fois rimer une ballade et faire une malle ou bâtir une maison. C’est un être extraordinaire » Voilà le ton et le refrain. Nous sommes enchantés d’apprendre que les Parisiens désireux d’acquérir une bonne malle ou d’habiter une maison confortable et bien située peuvent s’adresser à M. Richepin. Mais nous savons depuis longtemps que cet habile fabricant de malles, ce maçon diligent, est incapable, en poésie, de se tirer du médiocre, et, puisque l’occasion se présente, nous le disons. La vie littéraire de M. Richepin se divise en deux périodes d’à peu près égale durée. La première n’est peut-être pas dénuée de toute valeur. Il y a dans la Chanson des Gueux, dans les Caresses, dans les Blasphèmes d’assez agréables poèmes ou les façons de Baudelaire, de Musset et de ce pauvre Théodore de Banville ne sont point trop mal imitées : les répertoires de l’argot et de la chanson populaire y sont aussi pillés avec une espèce de goût. En des temps éloignés, les hommes de l’art recherchaient en M. Richepin un curieux ragoût de romantisme et de parnasisme, relevé d’une ardente rhétorique de professeur. Imaginez M. Eugène Lintilhac poète, et rimant ses dissertations. Au demeurant, disait Lemaître, c’est un bel animal.

Mais l’animal avait trop couru les écoles. Avec une étrange clairvoyance de jugement, M. Brunetière, qui a d’ordinaire moins de bonheur auprès des poètes, remarquait qu’on ne pouvait lire une page des Blasphèmes sans que le fond et la forme fissent songer à de vieilles lectures ; et il saluait au passage du Musset, de l'Hugo, du Lamartine, du Lucrèce et tout ce qui fourmille d’ancien et de moderne dans les moindres fragments de M. Richepin : 

Crierons-nous là-dessus au plagiat, ajoutait M. Brunetière A Dieu ne plaise ! Les lecteurs savent le peu de cas que nous faisons de ce genre de reproches et c'est ici quelque chose de bien plus grave à nos yeux. Réminiscences de fort en thème et souvenirs de rhétoricien plutôt qu’imitations voulues, ce sont, en effet, les marques d’une imagination naturellement pauvre et qui ne trouve rien dans son fond que ce que les modèles y ont successivement déposé. Ces dépôts, toutefois, c’était encore quelque chose près de rien, et, bien que surprenants chez ce « vivant », ce « brutaliste », chez cet ennemi des morts et ce prêcheur de sauvagerie poétique, ils le vendaient presque tolérable au lecteur. Une période de lamentable décadence commença malheureusement pour M. Jean Richepin dès la publication de la Mer. La Mer marque assez bien le point où notre auteur a perdu jusqu’au sens le plus élémentaire de la versification. C’est dans la Mer qu’il demandait doctoralement : 

Par quels chemins passa la substance ternaire,

Puis quaternaire pour s’albuminoïder

Et s'agréger vivante…

et il se répondait à lui-même que ce chemin c'était peut-être l’Ammoniaque ou le subtil Azote...

Ou n’est-ce pas plutôt par le cyanogène ? disait-il en se ravisant.

Ces misères s’accentuèrent après Monsieur Scapin (qui n’est pas sans mérites) dans le Flibustier, dans Par le Glaive, dans ces ridicules Paradis à qui on a fait un succès l’année dernière, nul ne saurait dire pourquoi ; et ce que nous savons de Vers la joie, les centons que l’auteur a bien voulu en détacher pour les journaux, les couplets de chansons que divers reporters fredonnent font augurer que M. Jean Richepin n’est pas près de sortir de 1’espèce d’anesthésie littéraire qui l’a frappé.

L’humanité commande de désirer sa guérison ; mais peut-être que l’intérêt bien entendu des lettres françaises devrait faire plutôt souhaiter que l’auteur de Nana Sahib continue à multiplier les mauvais vers. Ces mauvais vers sont moins dangereux que les médiocres.

Charles Maurras.

Maurice Bouchor, « Jean Richepin », Les Annales politiques et littéraires, 14 octobre 1894, p. 244.

Ce document est extrait du site RetroNews.

… La première de Richepin me reporte à vingt ans en arrière. La passion du théâtre, nous l'avions dès lors, et nous la satisfaisions à notre manière. Que de souvenirs me reviennent ! Ce fut dans l'atelier du peintre Tanzi que nous jouâmes mes premiers essais, auprès desquels les drames les plus féroces des contemporains de Shakespeare sembleraient des berquinades. Richepin était l'âme de ces représentations. Avec une complaisance inouïe, il apprenait les plus interminables rôles, et, pour les faire valoir, il déployait un génie d'acteur dont peu de tragédiens seraient capables. Les autres rôles de mes pièces n'étaient guère moins bien tenus. Ponchon y jouait les poètes errants, et j'avais soin que son personnage eût toujours soif, pour qu'il pût se rafraîchir en scène. Comme au seizième siècle anglais, les rôles de femmes étaient tenus par des hommes, et je sais un grave conseiller d'Etat qui joua le rôle d'une sœur incestueuse dans certaine de mes affabulations.

***


Bientôt, le vieil atelier de la rue des Carrières ne nous suffit plus, et Richepin se révéla cette fois devant la presse comme auteur en même temps que comme acteur. Quelques Parisiens ont dû garder le souvenir de cette curieuse représentation donnée rue de La Tour-d'Auvergne en 1873. On y joua deux exquises comédies : le Duel aux lanternes, de Paul Arène, et la Ronde de nuit d'Ernest d'Hervilly. Ponchon eut, comme personnage muet, un succès mérité ; c'était un alguazil bien rubicond. Près de lui figurait Forain, dont le rôle, dans toute la pièce, se bornait à ces trois mots « C'est ma manche ! » Mais comme il les faisait valoir ! Quant à Richepin, après avoir joué dans les deux comédies, il incarna le principal personnage de son drame l'Étoile écrit en collaboration avec le pauvre André Gill. Cette pièce était sortie tout entière d'une ligne énigmatique, découverte dans une comédie attribuée à Shakespeare. Tu seras mon petit enfant rouge. Je vous laisse à penser si elle était truculente. Richepin jouait le personnage d'un fou, qui assassine son « petit enfant blanc » pour en faire un « petit enfant rouge ». L'émotion tragique était déjà puissante dans cette bizarre fantaisie, et le vers digne du futur auteur de Nana Sahib et de Par le Glaive.

On fut assez dur pour Richepin dramaturge, bien qu’il eût pris soin d’amadouer la critique par un délicieux prologue, où il disait, en s’adressant aux tigres « que la presse abrite dans ses jungles » : 

Sans trop vous endormir, pourtant, faites ronron…

En tant que comédien, il eut un succès d'enthousiasme ; et peut-être, auteur et acteur, éprouva-t-il ce soir-là une plus intense émotion que celle qui l'étreindra ce soir… D'autres souvenirs me reviennent. Nous voici, Richepin et moi, seuls dans une vaste maison que nous avions louée à Guernesey, à la campagne, près d'un moulin à vent. Nous avions quatorze chambres, hantées par des spectres et pleines de gémissements. La nuit, nous faisions des rondes. Des coups de vent ébranlaient toute la baraque une vache mugissait dans le voisinage ; la mer lointaine nous envoyait sa plainte monotone. Et, du matin au soir, dans une haute salle meublée de deux pupitres, que Richepin lui-même avait fabriqués et sur lesquels nous écrivions debout, nous ne cessions d'épancher des vers et de la prose. Richepin revenait de Sainte-Pélagie, où, pour se distraire, il avait écrit millier de vers. Age de fécondité ! Rien, dans la vieille maison de Guernesey, ne venait interrompre nos veilles studieuses. Seul, un perroquet nous tenait compagnie. Sa plus grande joie était d'imiter le bruit des plumes courant sur le papier, les brusques arrêts nécessités par la réflexion, les ratures faites rageusement puis, de nouveau, la plume reprenant sur le papier sa course fiévreuse. Il imitait tout cela en broyant du grain qu'il prenait dans sa mangeoire et rejetait sans l'avaler. Ce devait être fort difficile, et l'imitation était si parfaite que nous nous y laissâmes prendre le mieux du monde. Un jour que j'avais la cervelle vide, j'écoutais grincer et raturer une plume d'oie imaginaire. « Ce diable de Richepin ! me disais-je ; comme il bûche »

Et, me retournant, je le vis qui me regardait, plein d'admiration pour ma fertilité. C'est ainsi que nous découvrîmes la fraude du perroquet.

***

Etait-ce la solitude, l'air de la mer, les cubes de viande rouge que nous engloutissions ? Je ne sais mais nous étions féroces. Richepin, qui fait tout ce qu'il veut, avait fabriqué des arcs et des flèches armées de pointes de plomb. Lorsque nous étions ivres de travail, nous descendions au jardin pour y prendre l'air, et notre jeu favori était de nous larder de flèches, comme deux saints Sébastiens. Elles volaient avec assez de lenteur pour que nous pussions préserver nos yeux ou baisser la tête à leur passage mais nous avions le corps couvert de bleus.

C'étaient aussi de terribles discussions pendant lesquelles, montre en main, chacun parlait cinq minutes, pour accabler l'autre de ses arguments. Richepin soutenait brillamment des thèses qui seraient peu goûtées ici, et que je réfutais le moins mal qu'il m'était possible. Quoique je fusse alors bien loin de vérités supérieures que j'ai entrevues depuis, il me reprochait, avec le pressentiment de ma future conversion, la tiédeur de mon matérialisme. Je répliquais, à mon tour, que je trouvais inutile de faire une bouillie de dieux imaginaires. Des heures se passaient à ces joutes d'éloquence. Puis nous soupions fraternellement, les meilleurs amis du monde, et le travail recommençait.

Nous avions une tour, haute comme un second étage, où chacun de nous montait lorsqu'il avait terminé un poème. L'autre se mettait en bas, dans le jardin, formant à lui seul l'auditoire de son ami, qui jetait au vent les strophes éperdues. De temps à autre, un paysan, dans quelque champ voisin, levait la tête avec inquiétude et un veau beuglait de douleur en réponse à nos alexandrins.

Lorsque nous étions au travail, nous ne levions guère le nez que pour nous demander une rime ou nous soumettre une expression douteuse. Là, je trouvai toujours Richepin homme de bon conseil et ouvrier impeccable. Sa merveilleuse habileté, il est des gens qui la lui reprochent. Parbleu ! Mais, en dépit de toute l'inspiration du monde, on n'est pas un grand poète sans la maîtrise de son art. Michel-Ange, Bach, Wagner, Hugo, furent des virtuoses prodigieux.

Jules Lemaître, « La semaine dramatique », Journal des débats politiques et littéraires, 21 octobre 1894, p. 1-2.

Ce document est extrait du site RetroNews.

C'est entendu : Vers la joie, c'est la revanche des Aryas sur les Touraniens. Mais tout de même je trouve que là-dessus certains Aryas, critiques de leur métier, ont triomphé bien durement. Oui, il est facile, trop facile, d'opposer au Richepin de la Chanson des gueux, des Caresses et des Blasphèmes, le Richepin du Flibustier, de Par le glaive, et surtout de Vers la joie. Oui, après les arsouilles, les « dos », les escarpes, les révoltés du ruisseau, le poète a célébré les marins vertueux et les fières princesses qui immolent leur amour au salut de la patrie. Après avoir blasphémé Dieu et tous les dieux, et injurié en dix mille vers ce qui pourtant était à ses yeux un pur néant, il lui est arrivé de faire dire par un personnage qui a évidemment toute sa sympathie : Ne parlez jamais mal de Dieu ni de la mer. Et, si vous vous rappelez les hennissements d'étalon des Caresses, vous serez surpris presque autant que ravi par la scène d'amour du troisième acte de Vers la joie, si douce, si pure, si chaste, et où le mot d'amour n'est même pas prononcé. Ecoutez Jouvenette :

Ce que j'éprouve est doux et triste tout ensemble,
C'est votre voix surtout qui m e trouble, iI me semble.
Oui, c'est cela vraiment. Car, encore une fois,
Vos paroles me sont... très loin. Mais votre voix,
C'est quelque chose qui se plaint, qui me pénètre,
Qui... Je ne sais plus…
C'est comme ces chansons que parfois on entend,
Lointaines, dont le sens vous échappe, et pourtant
Dont l'air vous prend au cœur et d'un accent si tendre,
Que sans avoir compris on pleure à les entendre.

Le poète se contredit ? En plein, et c'est de quoi je lui sais gré. Il se contredit sans mesure ni prudence, parce que, avec toute sa science des mots et tout son profond artifice d'écrivain, il est, au fond, parfaitement sincère et ingénu. Naturam sequere, il n'a point d'autre devise. Or, il est naturel, pour un homme de constitution normale, et même normalienne, de bouillonner à vingt ans, et de s'apaiser passé la quarantaine. On est à vingt ans roi de bohème et l'on ne respecte rien : on est, à quarante, père de famille et l'on se met à respecter diverses choses. On ne cesse pas d'être poète pour cela : car, si la révolte, l'insolence, l'aventure et le rut ont leurs beautés, les sentiments de famille, l'amour de la terre natale, la mélancolie et la résignation ont aussi leur grâce. Et cette sorte de déménagement moral a été d'autant plus facile à l'auteur de la Chanson des gueux qu'il ne fut jamais aussi grand « penseur » que ses préfaces le disent. Il a accepté et aimé, dans les saisons successives de sa vie de brave homme, ce par quoi elles se prêtaient à une expression plastique, et il a moins changé d'idées que de « thèmes ». Enfant coiffé de boucles serrées et noires, puis d'un astrakan raréfié et adouci, il est, il fut, il reste un enfant robuste et dru, d'une « rhétorique » prodigieuse. Prenez le mot au meilleur sens et ne l'opposez point au mot de « poésie ». Il est devenu très difficile, depuis Homère, d'être poète sans être aussi rhéteur.

... Si vous avez lu Mes Paradis, ce conte bleu de Vers la joie ne vous aura pas trop étonné. Dans la première pièce du livre, le poète nous dit qu'il sent quelque chose lui gonfler le cœur, regret, désir, peut-être espoir...

À coup sûr, ce n'est plus l'hymne à l'extase folle
Qui vers le paradis religieux s'envole
En lançant à la terre un délectable adieu
Pour monter s'abîmer au sein même d'un Dieu.
A ces paradis-là peu d'âmes croient encore.
Ames d'enfants, que leur naïveté décore,
Et que j'ai pu blesser naguère en blasphémant,
Je leur demande ici pardon très humblement
Et peut-être en secret que je leur porte envie

Et, dans une série de sonnets, de petits poèmes en tierces rimes, et de ballades, qui à la fois s'opposent deux par deux et alternent régulièrement, et qui présentent une richesse de rimes que Catulle Mendès atteint à peine et que Bergerat ne dépasse qu'en rimant en calembours, (que de symétries combinées !) nous voyons lutter savamment l'un contre l'autre le Touranien et l'Arya, le matérialiste, et l'idéaliste, le cynique et le doux, l'impie et l'aspirant à la foi, Jean Richepin et Marie Richepin, car c'est aussi son nom. Et, finalement, c'est bien l'Arya qui l'emporte, puisque le poète des Blasphèmes, sans proscrire le paradis de Mahomet ni celui de Rabelais, s'attarde au paradis de la famille, aux joies du foyer, aux veillées sous la lampe et aux gentillesses des enfants qui tettent, dans des pièces aussi « intimes » et aussi touchantes que le permettent la précision dure et martelée de son expression et tantôt la brutalité, tantôt la curiosité presque fatigante de son vocabulaire. Sans compter que le recueil se termine par un appel évangélique à la fraternité, une exhortation au sacrifice et au don de soi, et par une vision idyllique de l'âge d'or et de la terrestre cité de Dieu.

Dès lors, M. Jean Richepin était mûr pour les innocences retrouvées de Vers la joie. Pourquoi non ? Les bons sentiments ne peuvent-ils fournir autant d'alexandrins que les autres ? Ne peuvent-ils suggérer autant de tropes, de métaphores, de comparaisons et de rimes opulentes ? Alors ?... Une des idées philosophiques que ce poète, — qui n'est point particulièrement philosophent qui a bien raison, paraît le mieux sentir et qu'il a le plus fortement exprimées ; c'est que notre âme est le produit d'un long passé, et qu'ainsi nous portons en nous une quantité de « moi ». Rappelez-vous, dans les Blasphèmes, la Chanson du sang, et lisez dans Mes Paradis la pièce qui commence ainsi :

Ah ! ce n'est pas deux moi qui sont en moi ! C'est dix,
Cent, mille, des milliers !

Dès lors, quoi d'étonnant que, après le cavalier touranien ou le compère de Villon, M. Richepin ait laissé chanter en lui, pour changer un peu, l' « homme sensible », l' « amant de la nature » et le doux optimiste du siècle dernier, et qu'il ait écrit un conte qui participe un peu des ingénieuses moralités de Marivaux et beaucoup des berquinades de Florian et des florianeries de Berquin?

Dans Arlequin poli par l'amour, l'amour donne de l'esprit à ce rustaud d'Arlequin, mais sans que cet esprit gâte son cœur : car, pour épouser une bergère, il refuse d'épouser mieux qu'une reine : une fée. Dans la Nouvelle Colonie, les femmes renouvellent contre les hommes la révolte de Lysistrata. A la fin, l'un des maris s'avise d'un stratagème : « Ma dame, dit-il à l'instigatrice de la rébellion, on vient d'apercevoir une foule innombrable de sauvages qui descendent dans la plaine pour nous attaquer. Nous avons déjà assemblé les hommes ; hâtez-vous, de votre côté, d'assembler les femmes, et commandez-nous !... Voilà des armes que nous vous apportons. » Aussitôt le bataillon féminin perd contenance. « Va te battre, dit la virago à son mari, je vais à notre ménage. » Et ses compagnes de l'imiter. (Voir Marivaux, sa Vie et ses Œuvres, par Gustave Larroumet.) Dans le Triomphe de l'amour, Léonide, reine de Sparte, nièce d'un usurpateur, aime le jeune Agis, fils du roi détrôné. Elle se déguise en garçon, va trouver Agis dans la retraite où il est emprisonné, se fait aimer de lui, se fait reconnaître, et ramène à Sparte, en grande pompe, l'héritier des rois légitimes. C'est donc l'amour vainqueur de l'intérêt et de la raison d'Etat. Etc...

Ces très jolis contes et apologues ne sont ni plus originaux par le fond, ni plus riches d'idées et de substance philosophique que Vers la joie. Il s'agit ici et là, au bout du compte, de revenir à la nature. Précepte excellent, et un peu vague : que d'explications il y faudrait et que de distinguo ! Et c'est, ici et là, le même optimisme intrépide et riant, la même convention dans la peinture de la « vie naturelle ». Les paysans de M. Richepin diffèrent très peu des paysans de Florian et de Favart. Ceux de Sardou dans Nos Bons Villageois sont, auprès de cela, effrayants de vérité. D'autre part, vous m'accorderez bien que M. Richepin n'est pas moins poète que Favart, Florian, Berquin, ni même que Marivaux. D'où vient donc qu'il y ait tant d'incertitude et de mélange dans le plaisir que son conte bleu nous a donné ? C'est d'abord que ce conte bleu n'est pas « harmonieux ». Les disparates y abondent. Nous sommes ballottés de l'opérette moderne à la farce moliéresque, de la farce à la {2} pastorale, de la pastorale au drame, du drame au poème symbolique. Le premier acte a le tort de rappeler et de faire regretter la Duchesse de Gérolstein, cet authentique petit chef-d'œuvre. Puis, c'est une dis pute de médecins àla façon de Molière, devenue glaciale, on ne sait pourquoi. Puis, c'est fine réminiscence directe du Médecin malgré lui, quand le subtil Bibus persuade à la fermière Thérèse que Truguelin et Agénor sont de fins bergers, mais qu'ils ont cette manie de ne le vouloir pas reconnaître. Puis, c'est un quiproquo de bas vaudeville et de parade, quand Agénor et Truguelin croient que la fermière leur offre de l'argent pour coucher avec eux. Et tous ces épisodes mal fondus forment ensemble deux actes dont la froideur nous a presque découragés le premier soir. La suite est bien meilleure, et belle par endroits. Mais enfin, ce qui conviendrait le mieux ici, ce serait évidemment la grâce fine et avisée d'un Marivaux, la grâce facile et molle d'un Favart, la naïveté fleurie d'un Florian. Il y faudrait partout comme un sourire aisé. Ne le demandez point au robuste rhéteur des Blasphèmes. Il semble que la poésie ou, si vous voulez, la versification et le style de M. Jean Richepin soient trop forts, trop durs de couleur, trop durs de son, trop arrêtés de contours, trop véhéments de geste pour un sujet si léger et si chimérique. Son naturalisme même, très sincère, très fougueux, est trop lucrétien, et d'autres fois trop indou, et fait comme des éclaboussures trop crues à travers la bleuâtre berquinade. Il y a, souvent, une sorte de disconvenance entre la matière, qui est chose de rêve ou de demi-songe, et la forme bruyante, tendue, concrète jusqu'à l'exaspération, et qui nous heurte et nous secoue, quand il faudrait nous bercer. Ecoutez le couplet de Bibus sur le vin, morceau excellent en soi, mais dont la couleur a tant do rehauts et le mouvement tant de saccades, et si pressées, que l'on demande grâce et qu'on a envie de dire à l'auteur : « Moi, quand je me f... à rêver, j'aime pas qu'on me bouscule. »

Un secret, mes enfants, oh ! oh !... Mais je vous aime

Et vous dirai comment ça se fabrique. On sème,

A ras de terre, autour d'un petit vieux serpent

Qui se tortilie avec des bras verts en grimpant,

On sème, écoutez bien ! Quoi ? De la sueur d'homme,
Beaucoup, dame, de la sueur, beaucoup, tout comme
S'il en pleuvait, le front coulant en arrosoir.
Et bien des jours, et dès le matin jusqu'au soir !
On y met du soleil aussi ! De préférence
L'espèce qui pour nous a nom : soleil de France,
Le vieux petit serpent tortillant ses bras verts,
Il lui pousse partout des mains, aux doigts couverts
D'ampoules noires qui sont pleines d'une eau claire.
On les coupe ! On les jette à la faire lanlaire
Dans un cercueil de bois, où soi-même on descend.
On y chante des mots magiques, en dansant.
Et quatre mois plus tard à son tour on s'arrose
De l'éiixir, couleur du sang et de la rose,
De l'élixir vivant, miraculeux, divin !...
Gardez-moi le secret !... Ça s'appelle du vin !

Ecoutez maintenant le discours final du prince, qui renferme la « moralité » de l'ouvrage :

Maintenant, devant toi, peuplé, faisons largesse
De la leçon que j'offre aux âmes d'aujourd'hui.

(En montrant le peuple d'un geste large ) :

C'est par l'amour qu'il faut se retremper en lui ;

C'est de la terre, où sa sueur perle en rosée,

Que remonte la sève à la plante épuisée ;

Il en est le profond, l'immortel réservoir.

Et c'est ce que je veux à tous, bien faire voir

Par une image claire et que chacun comprenne,

En te manifestant fille des champs et reine,

Reine au milieu des tiens devenus mes parents,

Toi qui m'as reverdi le cœur, toi qui me rends

La jeunesse, l'espoir, l'avril où tout, repousse,

0 mon bien, mon amour, ma promise, ma douce,

Ma Jouvenette, ma Jouvence, ma clarté !

Oh ! Oh !... Diable ! diable !... Ne vous semble-t-il pas que l'air est bien solennel pour la chanson, et que ce sont là bien des embarras pour un conte bleu ? Cela convie à le prendre au sérieux. Et si on le prend au sérieux, que de choses à dire ! Celles, précisément, qu'a dites mon ingénieux confrère Léon Bernard-Derosne, – juste, mais sévère.

Car, enfin, le second et le troisième acte sont sans doute un peu languissants (et peut-être le sont-ils moins à l'heure qu'il est, si on a su les réduire); mais la scène de l'aveu est exquise; mais la fin du quatrième acte est d'un bel emporte ment; mais le bon Bibus, frère du bon Patience de la bonne Sand, dit partout des choses savoureuses; et quelles rimes! et quelle sûre syntaxe ! et quel vocabulaire copieux et franc ! et quelle bonne langue, loyale et regaillardissante dans sa précision peu moelleuse ! et, pour parler avec la saine trivialité chère à M. Jean Richepin, quel « métier » du tonnerre de Dieu !

En somme, le seul reproche à lui faire, c'est de ne s'être point aperçu que ses dons ne trouvaient point, ici, exactement leur emploi. Une fantaisie, oui ; shakespearienne, ça nous est égal, mais rabelaisienne plutôt ; une fantaisie un peu rudement naturaliste, truculente, « entripaillée comme il faut », non point dans le bleu, mais largement campée et appuyée sur la terre ferme, une espèce de Falstaff, si vous voulez, voilà ce que nous attendions de lui sur la foi de son titre, voilà ce qu'il est le plus apte à nous fournir, et voilà assurément ce qu'il nous donnera un de ces jours. Assez bêlé, Arya ! Nous avons le cynisme de l'avouer : c'est le Touranien qu'il nous plairait maintenant de réentendre.

On vous a suffisamment indiqué la donnée très simple et sans quiproquos (Dieu merci !) de l'Enlèvement de la Toledad. Les détails sont joyeux. J'aime le directeur lettré de café-concert qui évolue si naturellement du proxénétisme au symbolisme. J'aime la petite grue indolente qui, ayant passé des magasins du Printemps au café-concert « pour moins se fatiguer », s'aperçoit de son erreur, voit avec épouvante pour combien de gens il lui faut « être gentille », mais n'en devient pas moins, du jour au lendemain, « une grande artiste », car il y a beaucoup de mystère dans ces choses. Puis, l'Espagne du tambourin, des olle et des tordions de hanches nous amuse toujours. Louons très fort M. Huguenet, et Mmes Maurel, Burty, Gallois et Simon-Girard. Le succès de la Toledad paraît devoir égaler celui de Joséphine et de Carabin : c'est tout dire. ... Nous sommes dans un moulin abandonné. Une vieille dame aveugle est as sise sur une chaise, dans les ténèbres. Le traître l'a attirée là pour l'étrangler. Mais, pendant qu'il va surveiller les abords du moulin, la vieille dame aveugle passe, en tâtonnant, dans une chambre voisine. Arrive la propre fille du traître. Elle tombe en syncope à l'endroit même où était assise la vieille dame. Rentre le traître ; et, comme nous sommes toujours dans les ténèbres, il va étrangler sa fille sans le savoir... Soudain, il la re connaît à la lueur d'un éclair... Nouvel éclair : c'est la jeune fille qui, à son tour, reconnaît son père dans le hideux assassin... Affolée, elle se jette par la fenêtre... La toile se baisse, puis se relève ; et alors nous voyons la roue du moulin, une vraie roue, et qui tourne, et à laquelle s'accroche, en criant, la jeune personne noyée... Et c'est le point culminant du mélodrame : la Fée Printemps. Vous irez vous informer du reste à l'Ambigu, car c'est un mélodrame qui en vaut beaucoup d'autres et qui a été très applaudi. Et Mlles Meuris, et Esquilar vous plairont quand même, dans des rôles qui ne leur conviennent pas du tout. Bertrande est une douce et innocente petite fille, qui soigne très bien un vieil oncle curé. Une autre nièce du saint homme, mariée et parisienne, Mauricette, envahit le presbytère. Mauricette déniaise et dégèle Bertrande, et lui fait avouer qu'elle aime un jeune homme du voisinage.... La conclusion s'impose. L'égoïsme du bon curé résiste un peu ; mais il cède bientôt à ce verset rencontré dans son bréviaire : « Laissez venir à moi les petits enfants. » C'est frais, c'est doux, c'est vraiment joli ; plus joli, je vous en préviens, que le commun de ces piécettes à qui l'on a coutume d'accorder ce facile éloge ; bref, c'est joli « pour de bon »>. Et c'est joué à ravir par la verdissante Varly (Mauricette), la douce Wissocq (Bertrande) et l'onctueux Gornaglia (l'abbé).

L'Odéon a donné hier soir un drame de Mme Daniel Lesueur : Fiancée.

Voici la fable en deux mots : Le comte de Morlay, qui a quarante ans, aime tendrement, ardemment, singulièrement, une jeune fille de dix-huit ans, Lysiane, qu'il appelle sa fille, et qui ne l'est pas (comment cela ! ce serait trop long à expliquer). Un voisin, M. de Piral, amoureux de Lysiane, a deviné ce secret et ce qu'il y ai au fond, de la tendresse paternelle de Morlay... Fou de jalousie, il tue le comte d'un coup de fusil, dans des conditions telles, que c'est un garde-chasse qui est accusé du meurtre. Mais Lysiane, plus clairvoyante que le juge d'instruction, devine que l'assassin est M. de Piral ; elle le surprend au moment où il essaye de faire disparaître les traces de son crime, et elle l'oblige à se tuer.

Fiancée se compose donc d'un drame romanesque et d'un drame judiciaire. Il y a, dans le premier, des gaucheries et, dans le second, des habiletés trop voyantes ; mais du mouvement, de l'intérêt, même de la force dramatique. Je suis presque sûr que le public s'y plaira. Je reviendrai sur cette pièce, qui n’est point indifférente.

Mlle Wanda de Boncza et M. Jacques Fénoux ont joué les rôles de Lysiane et de Piral avec une belle ardeur de jeunesse, le charme d'un talent en fleur et qu'on voit déjà grandir. Très bon et très sûr, M. Albert Lambert, dans le rôle difficile de Morlay ; pittoresque et vrai, M. Rameau, dans celui du garde-chasse Séverin. Je répète que M. Rameau est un de nos meilleurs comédiens. Et je loue à la hâte, mais bien sincèrement, Mme Crosnier, cela va sans dire, et Mlle Piernold et M. Darras.

Jules LEMAITRE.

Novembre

Jean Carrère, « Comédie-Française. – Vers la joie, conte bleu de M. Jean Richepin » La Plume, 1er novembre 1894, p. 460-461.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Comme la nuit était étoilée et que l’air était frais et doux mon ami Jacques Lancedor et moi, nous déambulâmes au sortir du théâtre et nous nous primes à deviser sur le propos de la Pièce que nous venions d’entendre.

Je m’essayai vaguement à l’ironie : 

— « Celui qui voudra, dis-je, dans l’avenir, écrire l’histoire du goût littéraire durant ce dernier quart de siècle, n’aura qu'à consulter les ouvrages de M. Jean Richepin. L'auteur de la Chanson des Gueux et du Flibustier, des Blasphèmes et des Caresses est en effet l’instrument le plus précis par quoi nous connaissons les changements de l’atmosphère intellectuelle. Et Dieu sait s’il y a eu des bouleversements atmosphériques depuis vingt ans ! Ainsi nous fut marqué le petit vent moderniste et argotique avec les Gueux, la pluie naturaliste avec la Glu, la bise psychologique avec Madame André, le calme idyllique, cher aux lectrices de Loti, avec le Flibustier et la Mer, l’orage matérialiste avec les Blasphèmes, et tout récemment, la neige symbolico-mystique avec Mes Paradis, Voici maintenant que nous est annoncé le beau fixe de la lumière renaissante, puisque a paru Vers la joie.

« Pour ma part, j’ai trop souvent appelé et prédit ce retour du soleil et de l’allégresse pour ne pas me grandement réjouir de voir mes pronostics officiellement confirmés par notre baromètre national ! »

Mon excellent ami Lancedor me regarda avec quelque dédain, et, haussant ses robustes épaules, me dit :

— Attention, mon cher, vous « parisianisez » ! il est amusant de faire des mots, passé minuit, sur l’avenue de l’Opéra où ne vont plus que des sergents de ville, mais gardez vous d’écrire pareilles balivernes.

— Alors vous croyez à la sincérité de M. Richepin ?

— Absolument, mon cher ami. Je considère l’auteur des Blasphèmes comme un des plus sincères parmi les écrivains de ce temps Mais il lui est impossible d’écrire une œuvre personnelle et viable. Il ne peut être qu'un préteur et jamais un créateur A chaque tentative nouvelle, très franchement il croit trouver sa voie, et, chaque fois il apparaît qu’il marche dans sa voie d’autrui. Nul plus que lui n’a l'intention d'avoir un jardin qui lui soit propre, et il ne peut que glaner dans les champs du voisin.

« Voilà pourquoi Vers la Joie, maintenant, comme hier Par le Glaive, comme jadis Monsieur Scapin est une œuvre incomplète, bâtarde et stérile, et, malgré tout l'effort, malgré même tout le talent de poète, ne dépasse pas les portes du théâtre et n’agite rien hormis les nerfs des spectateurs.

— Fort bien ; mais comment conciliez vous ces deux mots : un poète sincère et un rhéteur ?

— Mon cher ami, vous êtes sans doute un démocrate épris de la doctrine des droits de l'homme et croyant {461} avec tous les jobards de ce siècle que l'on surgit tout à coup poète, et que chaque voyou du pavé parisien peut devenir un inventeur de mondes de par les éternels principes. Tous égaux devant la Loa ! par conséquent tous égaux devant les dons du génie ! Je vous étonnerai donc bien en vous disant qu’à mon avis il faut plus de mille ans pour faire un Poète.

« Tout puissant créateur n'est que l'étalon d'une antique race, longtemps chevillée dans le sol, et qui, de génération en génération, s'est imprégnée des splendeurs de la civilisation et de la nature, et a versé, dans les sens et dans l’âme de l'enfant suprême, en éblouissantes images, le séculaire dépôt de tous les rêves, de tous les désirs et de tous les espoirs accumulés.

« Tant vaut la race, tant vaut le poète. Et ceux-là qui portent dans leur sang mille et mille ans de vie harmonieuse seront naturellement supérieurs à ceux dont les aïeux étaient des barbares.

« Je suis d’autant plus à l'aise pour émettre ces idées à propos de M. Richepin, que lui-même, très-crânement il ailleurs, a revendiqué sa filiation, et s’est posé en touranien à la face des Aryens qu’il hait.

« Or c'est justement parce qu’il est le descendant de cette race errante qu'il rôdera toujours, sans y pouvoir pénétrer, devant les temples de Minerve.

« D’où les sortirait-il, les rêves féconds que portaient en leur cerveau les Sophocle, les Virgile, les Racine ? Dans quelles réminiscences ancestrales trouverait-il ces hauts-reliefs, ces portiques et ces colonnes dont il fleurirait la ville choisie ?

« Une seule fois il a été vraiment grand poète : c'est lorsque dans ses marches touraniennes il a hurlé sa passion de maudit crachant à la face des fils de la terre.

Ah ! que n’est-il demeuré le rude chanteur de son orageuse famille ?

« Il a voulu prendre part aux fêtes des Aryas, et voilà qu’il n'y peut jouer que le rôle d'amuseur.

« Comme les zingaris, ses frères, il soulève des poids, gonfle les biceps, et clame des boniments devant les laboureurs qui reviennent de l'œuvre.

« Alors qu’il veut édifier à son tour, il advient qu'il est condamné à vivre au seuil des maisons bâties par les autres, et, ce sincère poète, est, de par sa race, réduit au métier de rhéteur.

« Plaise au public, qu’il réjouit un moment, de lui jeter les gros sous et les médailles. Nous autres, qui voyons plus loin, nous avons le devoir de rappeler à M. Richepin son origine, et d’expliquer pourquoi il est l'éternel voyageur à la poursuite des idées.

« Et de même que les cites laborieuses et fécondes où l’humanité s'épanouit sous la splendeur d’harmonieux portiques, laissent grouiller, le long des remparts, ces tribus pillardes et stériles, qui traînent, sur les routes, la malédiction de la terre — de même on voudra bien permettre à des poètes de souche pure, n'empruntant qu'aux traditions vingt fois séculaires de leur race les images dont ils décorent leurs rêves d’avenir, de regarder, non sans quelque tristesse, passer, hors des vergers aux pommes d'or que fertilisa la beauté créatrice, ce poète de grands chemins. »

Ainsi parla mon ami Jacques Lancedor, et, comme les étoles commençaient à pâlir, il ne me laissa pas le temps de lui répondre.

JEAN CARRÈRE