Corpus de textes du Laslar

1896

Janvier

Baude de Morceley, « Le Zutisme », L’Événement, 1er juin 1896, p. 1-2.

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Le Zutisme est la grande maladie moderne. Le mot Zut, tout minuscule, fait emploi de conclusion après les débats les plus bruyants ou les plus scandaleux. On se rigole, chacun en soi, in petto, des événements les plus graves ou les plus stupéfiants. On ne s’étonne plus de rien. Une action épouvantable est découverte ? On la constate, on la déplore vaguement, puis on l’oublie. Personne n’entend se troubler pour quoi que ce soit. C’est l’actuelle manière de vivre, en haut comme en bas.

De temps en temps, un peu de pitié se glisse et coule dans l'âme. La paupière semble s’humecter. Mais, c’est pour mieux rire ensuite, le cœur plus léger.

Quand un cri d’alarme traverse l’espace, on s’arrête simplement pour l’écouter ; et, s’il se prolonge, on cherche une chaise, et l’on s’assoit, curieux un moment de connaître sa durée et d’approfondir sa cause. Le silence se rétablit et tout est oublié. Chacun reprend sa course indifférente.

Les uns appellent sagesse cet état d'âme général, d’autres y trouvent la philosophie la plus tranquille, tandis que quelques rares esprits le considèrent comme la plus dangereuse des résignations.

En réalité, c’est le triomphe du Zutisme.

Le vieil adage : Après nous le déluge est devenu l’unique solution des grands problèmes, et l'instrument défini qui a anéantit toute angoisse, exempte le cerveau de tout reproche et abolit tout courage civique.

Dans la vie courante, cet adage, vieux comme le vieux monde, a pour diminutif exquis le zut familier, formule précise et brève, qui reflète en trois lettres toute l’énergie de l’âme contemporaine.

Les indignations les plus robustes aussi bien que les plus puissants enthousiasmes, durent ce que dure une cigarette. Une réflexion germe et vous pousse à d’autres idées. Zut ! pour les élans généreux qui pourraient vous attarder à de nobles examens de conscience, à de belles volontés, à des espérances valeureuses.

Le temps est trop rapide et la vie trop courte. Il faut en jouir, la hâte à la peau, sans se laisser berner par les misères ambiantes, en fermant l’oreille aux menaces qui grondent, les yeux fermés devant les criardes injustices et les hontes tapageuses.

— Zut ! Jouissons ! — Après nous le déluge, le bon déluge qui emporte tout dans le bouillon final ! Mais le déluge ne vient pas, et l’infamie reste, et la décrépitude humaine demeure.

Tout s’écroule peu à peu ; les ruines s'entassent ; et la danse bisontine continue, excitée par la chanson zutiste.

La calomnie circule en pleine liberté, les juges pataugent, le gouvernement tâtonne et balbutie, les parlements se vendent, et l’on apprend que des ministres ont protégé des voleurs. Le chantage triomphe et s’enorgueillit de ses refrains criminels, l’armée tremble devant une lettre anonyme, les journaux échangent des lignes sans résultat, et le public, pourvu qu’il ait sa quotidienne pitance et quelques menues joies, attend, impavide, le scandale du lendemain comme une manne promise. C’est désormais sa nourriture intellectuelle — un succulent dessert après la pâtée des ordinaires conversations.

Puis, le scandale servi chaud, on le laisse refroidir ; et l’indifférence reprend ses droits. « Zut ! » le cri est lancé, dissipant la colère ou la honte et mettant en fuite les saines réflexions.

Et le Désordre se meut partout. L’Autorité divague et l'Humanité s’aveulit ; les natures s’épuisent et s’effacent, involontaires ou distraites, s’acheminant à grands pas vers la Décadence — inévitable avenir de ce pays s’il ne réagit contre le zutisme envahisseur et roi.

Sous le pavillon de l’Egalité républicaine, règne l'inégalité. Les grands principes de la Révolution française sont faussés pour le plaisir d’Un Tel. militaire ou civil. On poursuit Chose et l’on protège Machin. Le fantassin Dix est réformé, tandis que le cavalier Zed est abandonné et meurt à l’hôpital. Celui-ci, politicien de carrière, bazarde ses suffrages ; et c’est un autre, un intègre celui-là, que la presse honnit. La Calomnie, l’Envie et la Sottise agitent les âmes. Tel est le mol public à l'orée de 1896.

Paris n’est plus qu’un vaste cloaque où la boue s’épand et monte tous les jours, menaçant d’engloutir la République.

On se décompose en de nauséeux accès de fièvre turbulente. Et si vous osiez consulter les citoyens de cette {2} République sur les dangers qui s’amoncellent autour de son drapeau, ils vous répondraient Zut ! avec un ensemble aussi touchant que merveilleux.

– « Après eux la fin du monde ! »

Ils pourraient aussi bien dire : « La fin de la France ! » – Ça ne leur coûterait pas plus, et la prédiction aurait du moins un air de vraisemblance.

Ici même, lundi dernier, M. Paul Brulat, en établissant, selon ses comptes, le bilan de la France au point de vue intellectuel et moral, s’attaquait surtout à l’Egoïsme brutal qui atteint les hommes nouveaux.

L’Egoïsme et le Zutisme sont frères, mais ils opèrent séparément. Ce dernier n’a point d’excuse, puisqu’il proclame son indépendance en se détachant des intérêts les plus sacrés du pays ; mais l’Egoïsme s’explique un peu par la roserie des sociétés et des pouvoirs, le « chacun pour soi » de jadis étant devenu le « sauve-qui-peut » d’aujourd’hui.

Marchant de front, ils ont oblitéré le sens moral des grandes cités et pourri la conscience publique ; et c’est ainsi qu’on a pu voir des républicains de naissance déshonorer leur mère, la République, en spéculant sur ses complaisances au profit de leurs appétits personnels, sans se douter un instant qu’ils commettaient un acte répréhensible. Députés, sénateurs et anciens ministres ont mangé du pain de honte, et maintenant il leur faut se défendre – oh ! combien maladroitement ! – dans le fol espoir de blanchir leur réputation à jamais flétrie.

Voilà où nous en sommes, et nous ne savons point où nous allons. Les listes des coupables et des calomniés se répandent dans la foule sans exciter autre chose qu’une malsaine curiosité – la curiosité, en petit, de ceux qui savourent les exécutions capitales.

Et puis, zut ! on paie un fauteuil à Viveurs pour se regarder vivre.

Il y a quelque dix uns, un écrivain de forte race qui signait Vir dans un grand journal quotidien — Jean Richepin, si je ne me trompe — nous prédisait ces déceptions. « La France s’anémie, disait-il, et il lui faut du fer ». La guerre lui semblait le seul remède qui pût la guérir en la secouant dans ses muscles et dans ses entrailles. Un bon coup de torchon sur la frontière, et cela devait ranimer la vigueur des hommes. Mais aujourd'hui personne ne souhaite cette mêlée sanglante, les temps héroïques ne sont plus. On demande, sans le moindre enthousiasme, un coup de balai au Palais-Bourbon, et l'on compte sur le ministère Bourgeois-Ricard pour manier le manche. Se décidera-t-il à ce nettoyage ?

Quant au peuple, il semble résigné à tout. Il subit sans murmure les impôts grossissants et les grossissantes misères.

Le « monde » s’en fiche, et se rit des plus monstrueux potins.

La société se décolle et se désagrège.

Zut pour hier, zut pour aujourd’hui zut pour demain. A nous la fête, et tout pour la forte somme !

Un sénateur me disait, l'autre jour : « J'ai trois fils millionnaires, et j’aurais voulu les intéresser à la politique ; ils m'ont ri au nez, irrévérencieusement. Mes enfants prétendent jouir en paix. République, Empire et Royauté, peu leur importe la forme du gouvernement ! »

C’est le zutisme encore et toujours.

Et il en est de même dans les affaires d’honneur et dans les affaires d’amour : on se lasse de celles-ci et de celles-là.

Les commerçants font faillite avec un entrain qui ne redoute aucune considération ; les divorces pullulent, égayant la galerie aguichée par les menus détails du procès. La grande machine cérébrale qui règle les sentiments humains a ralenti ses fonctions. Les cerveaux et les cœurs s’atrophient dans une douce paresse. Zut pour les empêcheurs de s’abrutir en rond !

Eh ! bien ! Que l’année 1896 ait meilleure tenue que son aînée qui vient de disparaître. Réveillons nos esprits, secouons nos cœurs, retrempons nos âmes, sinon la République à laquelle nous voulons sincèrement du bien, victime du Zutisme général, sombrera dans les pires aventures, pour le grand plaisir de nos ennemis.

Baude de Maurceley.

Emile Berr, « Les détracteurs de Dumas », Le Figaro, 3 janvier 1896, p. 5.

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L’incident littéraire de la semaine est une consultation donnée sur Dumas fils par les « écrivains nouveaux ».

L’idée en est venue à un de nos confrères, « écrivain nouveau » lui-même, M. Rémy de Gourmont, qui publie aujourd’hui, dans le Mercure de France, les quatre-vingt-une réponses qui lui sont parvenues.

Je ne puis ici qu’en transcrire quelques menus fragments, mais très caractéristiques. Il n’y a pas à se le dissimuler ; les « écrivains nouveaux » n’aiment pas Francillon !

***

[…]

Mauvaise presse, en somme. La question est maintenant de savoir ce que penseront de Dumas, dans vingt-cinq ans, « les jeunes » qui viennent de l’étriller de si belle façon ?

Je me souviens que vers 1872, au quartier latin, nous entourions un jour un étudiant – notre aîné – dont les yeux flamants, la barbe luisante et la carrure d’athlète émerveillaient notre jeune groupe. On parlait d’Alfred de Musset, et le bel étudiant proclama qu’il était lamentable qu’un garçon aussi bien doué pour l’art dramatique que le fut Musset eût gâté son affaire en écrivant des vers. Nous nous regardions, déconcertés… « Qui est-ce ? Comment s’appelle-t-il ? » Et quelqu’un me souffla à l’oreille : « Jean Richepin ».

Emile Berr.

Lamoignon, « Considérations sur le cabotinage, poètes & comédiens », Gil Blas, 27 Janvier 1896, p. 2.

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M. Edmond Rostand, l'auteur des Romanesques, est revenu hier de Marseille, où il était allé pour dire lui-même au théâtre, au profit des miséreux, les jolis vers de sa comédie frêle. Ce n'était d'ailleurs pas son début de comédien : pendant les vacances, à Luchon, il avait déjà joué l'acte galant qu'a mis en vogue le Théâtre-Français, et là-bas, dans cette ville de joie qu'avec ses pareilles on a coutume d'appeler hypocritement villes d'eau, la très gracieuse madame Rostand lui donnait elle-même la réplique, ne dédaignant pas de prendre pour un soir, comme l'on met un maquillage, une âme artificielle de coquette. A Paris, il y a quelques jours à peine, M. Georges Courteline a représenté la Peur des Coups. On se souvient d'avoir applaudi à la Porte-Saint-Martin M. Jean Richepin dans Nana Sahib.

C'était donc ou jamais, l'occasion de savoir si le poète dramatique a raison de revêtir le costume du comédien pour interpréter son œuvre ; et pour une enquête sommaire j'ai couru chez Jean Richepin.

JEAN RICHEPIN

Dès mon entrée dans le sanctuaire où devant un haut bureau et sur un fauteuil beau comme une chaire, travaille le poète des Gueux, j'ai compris tout de suite à quel bon comédien je venais m'adresser.

Le poète s'est levé dans son manteau monacal ; il a descendu les degrés qui donnent à sa table juchée sur une estrade une allure approchée d'autel, et, dans un geste de théâtre, le corps en avant, le bras allongé : « Veuillez vous asseoir », m'a-t-il dit. Puis, il a parlé de la sorte :

« – Mais oui, c'est une bonne chose que les poètes jouent leurs œuvres. Voyez les premiers dramaturges ! les tragiques grecs ont joué ; Eschyle et Sophocle étaient des acteurs ; Shakespeare et Molière des comédiens parfaits. Vous me dites que Corneille ignorait même du théâtre tout ce qu'on nomme les ficelles ; c'est vrai, mais c'est une exception. En vérité, c'est excellent qu'un poète soit comédien : il a créé les personnages : il a vécu la vie de chaque ; il peut mieux que personne traduire cette vie par les gestes appropriés et l'intonation qui convient.

» Et n'allez pas croire, comme on croit souvent, que, parmi les romanciers, les plus grands soient ceux qui, dans leurs ouvrages, se peignent eux-mêmes et eux toujours ; ils se plaisent à contempler comment leur moi se modifie ; les femmes mêmes de leurs romans ne sont autres que leurs femmes ; chez elles ils l'étudient encore. Remarquez bien, je vois prie, que je ne nomme personne. Je dis seulement que Balzac, que Flaubert sont plus grands artistes. On leur reproche quelquefois de ne pas être bien sincères ; quelle ridicule manie ! Quand Hugo se met dans la peau de Jean Valjean, il est sincère, il est sincère Claude Frollo ; Quasimodo il est sincère. Comment voulez-vous que le dramaturge qui possède ainsi tous ses rôles, ne les vive pas à la perfection ?

» Du reste, les poètes seuls disent bien leurs vers. Qu'un bon acteur, dans un salon, dise des vers avec talent, si le poète vient ensuite, et s'il les redit, il sera toujours meilleur que le comédien. Quant au jeu, il s'acquiert bien vite, quoi qu'en dise M. Sarcey qui répète toujours : « Apprenez, apprenez. » On apprend tout seul ou l'on n'apprend pas. Dès son premier essai au théâtre, la Jalousie du Barbouillé, Molière s'est révélé grand poète dramatique ; le peu qu'il a acquis ensuite compte à peine. Si le poète a vraiment le don du théâtre, il se sent à l'aise dès l'abord. Voyez Courteline : il est étonnant ; Edmond Rostand joue à ravir. Si Sardou voulait jouer, quel merveilleux comédien !

» Pour moi, j'aime beaucoup jouer. J'ai d'abord tenu un rôle dans une pièce en vers, l’Etoile, que j'écrivis avec André Gill. Dans Nana Sahib, j'ai joué encore ; voici dans quelles circonstances :

» On avait fait des frais énormes pour monter proprement la pièce ; au dernier moment, un des interprètes tombe malade ; personne pour le remplacer. Que faire ? Je connaissais de mon drame tous les rôles par cœur et je les avais tous vécus. J'ai pris le rôle. Je devais justement figurer un Indien : je n'ai rien changé à mon visage : mes cheveux, ma barbe, mon teint bronzé, tout était bien dans la nuance ; je ne me suis pas maquillé. Et je m'en suis, ma foi ! tiré comme j'ai pu. »

On sait que M. Richepin s'en est tiré de la façon la plus heureuse. Le poète, en conclusion, me dit en me serrant la main : « A moins de n'avoir aucun don pour le théâtre, le poète acteur a chance de plaire bien plus que le comédien de profession.

Du reste, cette tentative est un retour à la nature, à la vérité. »

MOUNET-SULLY

[…]

Février

Louis Gaillard, « La Vache enragée », Gil Blas, 8 février 1896, p. 2.

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[…]

JEAN RICHEPIN

Naguère plus soucieux de vers que d’interviews, j’allais chaque dimanche tailler bavette avec le puissant poète des Blasphèmes. Peu avare de confidences, il racontait volontiers les histoires de Vache enragée dont il fut le héros. Elles étaient toujours originales. Témoin celle-ci :

Un jour étant à Londres, dans une profonde débine et le ventre creux, il alla se faire embaucher dans les horses guard. Le sous-officier racoleur, heureux de posséder un si bel homme, lui paya à déjeuner. Au dessert, Richepin profita de l’ivresse du soldat pour s’esquiver.

Voici, n’est-ce pas ! une histoire piquante, mais vouloir les raconter toutes, serait entreprendre une besogne gigantesque. Jean Richepin qui, malgré sa vie d’aventures, trouva le temps d’écrire de merveilleux poèmes, a défini d’un mot, les professionnels de la vache enragée :

-Ce sont des mangeurs d’étoiles.

[…]

Anonyme, « Lettres, sciences, arts, curiosités », Le Courrier du soir, 14 février 1896, p. 3.

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De nos jours, un poète a ressuscité l’argot dans la poésie, c’est Monsieur Jean Richepin en sa « Chanson des Gueux », le plus original de ses livres.

C’est peut-être après avoir lu ce hardi et heureux essai que M. Georges Delesalle conçut le dessein décomposer un « Dictionnaire argot-français et français-argot ».

Ce ne pouvait être qu’un immense travail ; M. Richepin, dans une belle préface qu’analyse M. Perret dans la « Liberté », nous apprend que M. Delesalle mourut à la peine.

« L’argot, dit encore M. Richepin, est comme un organisme vivant en perpétuelle décomposition et recomposition » ; l’argot est difficile à fixer, parce qu’en réalité il ne se fixe point ; « il meurt, renait, flotte, fuit, échappe à la notation ».

Il n’est point composé que du bizarre lexique, non écrit de la bohème ; les expressions et les images populaires viennent s’y mêler sans cesse, langue usuelle des foules, il est mobile comme elles.

Cependant, on peut relever en preuve frappante de ses origines troubles dans le milieu des vagabonds, des chevaux de l’aventure et des coupures de bourses : c’est que l’argot n’a presque point de mots pour exprimer les sentiments honnêtes et les actions droites.

Si, par exemple, dans la « langue verte » d’à présent, vous avez la curiosité de savoir comme est désigné un brave homme, vous trouverez que c’est un « pante » ; il n’y a point d’autre terme dans le dictionnaire français-argot.

Cherchez à présent le mot « pante » dans le dictionnaire argot-français, vous trouverez : « individu, bourgeois, poltron, homme sans énergie.

D’où il résulte qu’en argot, l’homme de bien est celui qui n’aurait point la force de faire le mal.

En revanche, reportez-vous au mot de « vaurien » ou encore à celui de « voyou » ; alors vous compterez sept ou huit synonymes : fripouille, galapiat, boucaneuse, gouapeur, galvaudeux, etc.

Ces rapprochements ont un sens clair et quelque petit sel.

Il arrive même que ces dénominations du coquin et de ses variétés se revêtent d'une couleur héroïque ; dans l’argot moderne, le chef de voleurs est un « aigle blanc ».

Il est rare, en effet, que les volés aient quelque droit à être comparés à ce superbe volatile, mais ce qui frappe ici, c’est que l’action de voler, est magnifiquement désignée dans la langue de la « confrérie ».

Il y a des « aigles blancs » à la tête des bandes de « romanitchels » qui exploitent les paysans et les badauds des villes et qu’on trouve surtout dans les fêtes foraines.

Le dictionnaire de M. Delesalle nous apprend que beaucoup sont déjà pourvus de la *** d’aisance ; il y en a des propriétaires.

Ayant commencé dès l’âge le plus tendre par être de pauvres « pégriots » (apprentis voleurs), ils font leur chemin et finissent en bons « pantes », réconciliés avec la vie régulière, l’ordre, l’économie, les autorités, prêts à invoquer le « mec de la rousse », si on les vote à leur tour, et même fréquentant l’église, la maison du « mec des mecs » qui est le bon Dieu.

La bohème est donc un moyen de parvenir comme un autre ; la société connaît et tolère d’autres moyens qui ne sont pas plus légitimes.

Mars

Eugène Fournière, « L’Art et le peuple », La Petite République, 4 mars 1896, p. 1.

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Bravo, bravo, trois fois bravo ! au maitre ouvrier Richepin pour sa chronique d’hier parue dans le Journal. Enfin, on y vient donc, à dire leur fait à ces messieurs de la névrose bourgeoise et aux artistes du pinceau, de l’ébauchoir et de la plume qui s’étalent fait leurs catins.

Oui, assez de psychologies mystiques, d’âmes sans corps, d’idées sans objet et de formes sans idées. Assez de magies, d’hermétismes et d’hermaphrodismes. Les bêtes faisaient les anges et parlaient auvergnat. Les rentiers blasés cherchaient de l’étrange, de l’inouï et de l’invu. Qu’ils cherchent ailleurs, ou demeurent seuls à s’ennuyer comme des chiens, laissons cette gueusaille.

Richepin — je ne voudrais l’appeler monsieur et serais bien heureux de l’appeler citoyen — envoie les artistes au peuple. S'ils n'y vont, que le diable et ses messes noires les reçoive. Si l’argent puant et les sourires idem de la classe faisandée les attirent comme mouches à bœufs, bon vent, la paille au... derrière et le feu dedans. Si l'art n'est pas pour eux le métier dont on vit, le revenu dont on veut jouir, s'il est bien le tremblement de tous leurs nerfs et le seul souci de leur pensée, qu'ils aillent au peuple. Qu'ils sachent crever de faim avec lui et pour lui, faire de sa joie leur gloire. Ils n’iront pas, décorés, en voiture de maître, faire leur persil de l'avenue de Villiers à l’Institut, mais ils auront de ces émotions de quelques minutes qui paient une année de labeur. Ils seront compris et aimés.

***

Un des grands crimes inconscients du capitalisme est d’avoir embourgeoisé l'art, de l’avoir avili en le pliant aux caprices maladifs d'une mode qui change autant de fois qu’un malade se retourne de fois dans le lit où il sue sa fièvre. Voilà le malheur ! L'artiste n'a pas dirigé, il a suivi. Et l’on a laissé la plèbe en arrière, en dehors. On l'a livrée aux Dennerys du théâtre et aux Montépins du roman. Honte !...

Fureteur de vieux journaux, j’ai lu les feuilles que lisaient nos papas en 1848. Un Louis Blanc, un Proudhon, un Cabet, un Considérant faisait tous les jours un article de doctrine. Et le peuple lisait, s’instruisait.

A la même époque, les Dumas père, les Victor Hugo, les George Sand, les Eugène Sue, les Frédéric Soulié pariaient d’art au peuple par le roman et par le théâtre. Et le peuple écoutait, s'instruisait.

Ce vin généreux, dont parle Richepin, donnait à l’ouvrier cette bonne et saine griserie qui exalte jusqu’aux héroïsmes. Hélas ! le peuple n’a plus aujourd'hui que l’ivresse lourde, bestiale, furibonde, des absinthes à trois sous, qui mène à Ville Evrard et à la Nouvelle.

On ose dire que le peuple n'aime que l'art inférieur du café-concert, du mélodrame et de l'opérette. On ment avec le même aplomb que la Cuisinière bourgeoise, nous déclarant que le lapin demande à être écorché vif, mais que le lièvre préfère attendre. Chez le boucher, la ménagère qui n’a que six sous pour son fricot demande de la poitrine de mouton, mais elle préférerait une bonne paire de côtelettes à manche ou une part de gigot, allez !

Où donc, farceurs, avez-vous servi de l'art au peuple, du vrai art ? Vos romans judiciaires sont l’école des cambrioleurs et des assassins, et vos drames embourgeoisés mettent à la scène l’éloge niaisement odieux de la probité, la plus passive des vertus. Le tout se neutralise, heureusement, car les juges d’instruction ont déjà assez de besogne. Vos chansonnettes empestent le fond de culotte de pochard ou donnent pour quinze sous un bock et la vue d'une grosse femme à moitié nue ; bientôt, pour cinq sous de plus, on pourra tâter le petit mollet.

***

Je signale à Richepin, pour sa thèse, pour notre thèse, deux faits : Il y aura bientôt vingt-cinq ans, on donnait au théâtre de Belleville, un drame d’un monsieur inconnu. — Si vous saviez ce que le populo s’en fiche, des noms d’auteurs ! — Ce monsieur s’appelait Henri Becque et sa pièce était : Michel Pauper, que tous nos ambigus dédaigneraient. J’avais quinze ans, et pas beaucoup d’idées dans la tête. Mais je me rappelle encore l’impression profonde que ressentit ce peuple de boutiquiers, d’artisans et d’apprentis.

A l’autre fait.

Il n’y a pas deux mois, Veyrin, l’auteur de cette Pâque socialiste, dont vibrèrent seuls les ouvriers et les lettrés, nous lisait, devant le comité de la Maison du Peuple, son fait divers, un simple drame de misère où il a su faire passer des frissons, pas nouveaux, mais éternels comme l'éternelle humanité. Et tous, ouvriers, artistes, écrivains, nous avons senti ensemble, et de la même manière, et aussi profondément. Maître, si vous étiez logique, vous seriez socialiste, car seuls nous pouvons débarrasser l’art du mercantilisme et le rendre au peuple, unique source et récepteur de toute émotion vraie, c’est-à-dire de l'art.

EUGÈNE FOURNIÈRE.

Jacques Nargaud, « La Vie Littéraire, livres de jeunesse », Gil Blas, 17 mars 1896, p. 3.

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Les livres de jeunesse ne sont pas de ceux qu'on doive lire dans un esprit de critique chaussant de lunettes trop clairvoyantes un nez fureteur à l'excès ; il ne s'agit pas, le scalpel en main, de les disséquer ni de les jeter par morceaux dans la balance d'une justice éclairée, mais surtout rigoureuse. En effet, on n'autopsie que les morts et rien n'est plus vivant que ces livres !

Ils sont la manifestation sans contrainte de facultés qui, avec le temps, s'affirmeront autres, s'atrophieront ou se tremperont ; en attendant et quoiqu'il en doive advenir, les cisailles de la critique n'ont pas là de quoi s'escrimer : ce serait contre de primes fleurs de trop grossières armes.

Primes fleurs, essais maladroits ou timides, ou péchant par exhubérance à défaut de proportion, — mais ces livres ont l'attrait d'une ébauche, d'une épreuve avant la lettre. C'est moins l'écrivain qu'il faut y chercher que l'homme. Par exemple, on y trouve l'homme tout entier, en pleine franchise ; il s'y donne sans pose, naïvement, presque sans savoir, avec la confiance de la jeunesse. Tout à l'heure, quand il aura porté à ses lèvres la coupe d'amertume ; quand il aura vu de plus près la mascarade sanglante de la Vie, il mettra aussi un masque, mais maintenant il est à visage découvert. Regardez-le ! Prenez-le puisqu'il se livre !

Bientôt il ne serait plus temps. Ce sera trop tard quand il aura l'expérience qui fournit les moyens sinon de déguiser sa pensée — ce qui répugne à certains, — du moins de l'habiller, de la parer. Et aussi bien ce ne sera point peine perdue.

Outre le plaisir qu’on peut goûter à suivre le développement des racines mystérieuses du talent, il y a celui de pressentir, devant l'homme qui est déjà, l'écrivain qui n'est pas encore.

***

Quelqu'imparfaits que soient ces livres, et ils le sont forcément — car ce n'est que par une exagération lyrique pour plaire aux mères qu'il est des enfants sublimes ! — ces livres en apprennent bien davantage sur l'être intime de l'écrivain que la plus sincère autobiographie.

Les autobiographies ne s'écrivent qu'après coup, sur le déclin, quand on est arrivé à l'heure où, la Mort se dressant déjà au bout du chemin et vous faisant signe, c'est en arrière que l'on se plaît à regarder. Ce sont des médailles de soi-même qu'on frappe soigneusement pour la Postérité, et l'habileté acquise de l'artiste y tempère sa sincérité ; on se fait sa légende ; on se raconte avec complaisance tel qu'on souhaite persister dans la mémoire des hommes et non tel qu'on fut vraiment. Et, en somme, a-t-on réellement conscience de ce qu'on était au début ? Serait-ce possible après tant de départs vers des horizons divers, tant d'arrivées imprévues, tant de batailles, de défaites, de fausses victoires, de revanches ? On a alors sur soi-même un attendrissement bien compréhensible et suivant que la vie vous a été plus ou moins clémente, plus ou moins marâtre, on se repêtrit à nouveau dans l'attitude d'un héros de roman, dominateur comme Napoléon ou foudroyé comme Prométhee.

Si l'on veut avoir un portrait de l'homme, et qui dit l'homme dit l'écrivain, un portrait ressemblant et sans retouche, ce n'est ni dans les autobiographies, ni dans les anecdotes amicales qu'il faut l'aller chercher. Mais on le trouvera souvent dans l'œuvre de la jeunesse.

***

Telles sont les réflexions que nous suggère, à propos de son auteur, le dernier livre paru de M. Jean Richepin. Dernier paru de par des hasards sans nombre et après des péripéties de toutes sortes, narrés à grands traits en une amusante préface, — paru d'hier mais écrit depuis vingt-cinq ans.

On pourrait recommencer pour Jean Richepin, avec ce seul livre des Grandes Amoureuses, auquel nous faisons allusion, ce qu'il fit lui-même, pour Jules Vallès, en ses Etapes d'un réfractaire, où il le raconta vu à travers son œuvre, mais vrai, vivant, comme un portrait peint de main de maître d'après nature.

Et c'est justement ce que nous voudrions tenter ici, toutes proportions gardées et dans la mesure que ne saurait dépasser un article de journal. Cette investigation s'annonce comme d'autant plus piquante que le livre où nous allons avoir à glaner n'est pas autre chose qu'un faisceau de courtes études historiques plus ou moins poétiquement dramatisées, et semble, par sa nature même, aux antipodes des sujets qui paraissent les plus propres aux révélations que nous nous proposons de provoquer. Mais — et ceci n'est pas pour nous réconforter peu et nous inciter à ne point persévérer ! — la préface nous apprend que l'auteur « n'a rien retranché, rien ajouté, rien modifié à cette production de sa jeunesse. » Voilà qui est parfait !

***

C'est vers 1872 que Jean Richepin écrivait les études aujourd'hui groupées en volume. Nous avons eu la bonne fortune d'en feuilleter le manuscrit, d'une écriture cursive nette, penchée, harmonieuse. Peu de ratures. Il ferait le régal d'un graphologue qui y savourerait la sûreté hâtive d'un auteur en pleine possession de son sujet. Du prix de ces études, dit Richepin, « j'ai vécu parfois des trois semaines, tranquille, sans souci d'argent, ma sébile pleine de tabac, tout à la joie de rimer, à l'espoir d'être un brave artiste, à l'orgueil de croire que j'en étais un ».

Quelques-unes de ces biographies légendaires ne sont que l'amplification d'une matière fournie par la Bible ; mais d'autres lui ont « vraiment pris beaucoup de temps et exigé au fort bûchage ».

Si celles de la première catégorie nous laissent deviner déjà le rhéteur qu'on a jeté si souvent depuis à la tête de M. Richepin, — comme si le rhéteur ne commençait pas où commence l'écrivain ! — celles de la seconde catégorie, les plus nombreuses, nous le révèlent homme de lettres consciencieux traduisant des textes latins, grecs, apprenant exprès l'italien et allant, pour se documenter, de la dissertation de Depping et de Francisque Michel aux mystérieux sonnets de Michel-Ange.

Il serait évidemment facile de noter les taches que l'écrivain, pressé par l'aiguillon du pain à gagner, encore incomplètement maître de son outil, a laissées çà et là et nous n'y manquerions certes pas, la critique étant chose bien douce, si nous n'avions mieux à faire.

La particularité de l'esprit de Richepin qui se manifeste d'abord à nous au cours du livre que nous feuilletons ensemble c'est, dès les premières pages consacrées à Hélène, — l'irrespect.

Sans aller, comme Vallès, jusqu'à vouloir envoyer le vieil Homère aux Quinze-Vingts, Richepin est prêt à claquer des mains à la parodie en musique qui s'appelle la Belle Hélène. Non, pour lui, Offenbach n'est pas un sacrilège ; Richepin n'est pas de ces « dévots rétrospectifs » qui « traiteraient aisément Melhac de vandale et Halévy d'iconoclaste ». Il estime qu'il est permis de rire des plus grandes choses, il est permis de parodier le génie et même on ne peut parodier que lui ».

Pas plus que respectueux du temps passé, Richepin n'est enthousiaste du temps présent. La mesquinerie ambiante lui fait hausser les épaules ; la mesquinerie en toutes choses et surtout dans le mal l'exaspère. Et si des pars crient au scandale c'est beaucoup de bruit pour rien ! « C'est une pitié d'entendre appeler Siècle de Corruption notre dix-neuvième siècle sanglé dans son habit noir, couronné d'un tuyau de poêle, commerçant, industriel, travailleur, grippe-sou avec sa mine de quaker et son odeur de boutique. »

Comme s'il espérait ainsi s'évader de son temps, qui ne le satisfait en rien et ne répond à aucune de ses aspirations de liberté, d'épanouissement, il faut voir avec quelle exaltation le jeune écrivain de vingt ans « se prend à songer aux prodigieuses saturnales qui durèrent plusieurs siècles et qu'on appelle la Décadence romaine ». Et il n'est pas bien surprenant qu'en de telles dispositions d'imagination, il s'arrête avec enthousiasme à tout ce qui touche Néron « le plus complet comme empereur de décadence ». Il ne tentera pas de disculper le monstre ; seulement « il l'étudié comme un des phénomènes de notre espèce » et il s'avoue « ébloui, stupéfié » et n'hésite pas à proclamer bien haut qu'« il faut y mettre du parti-pris moral ou de l'hypocrisie pour ne pas être saisi d'une étrange admiration ».

Tout à l'heure Richepin écrira que c'est « un affamé-de nouveau », que « ce qu'on ne peut mettre en doute, c’est l'amour de l'art, l'enthousiasme spirituel qui poussait Néron en toutes choses ».

Et à plein cœur il épousera cette mauvaise cause, mauvaise et insoutenable pour quiconque n'a pas « oublié ce qu'on est convenu d'appeler la morale de l'histoire ; fait litière des vertus politiques et des vertus privées ».

Nous avons à peine besoin de lire entre ces lignes pour comprendre qu'aux yeux de Richepin est déjà absous et plus qu'absous, même digne de louange, celui qui est en quelque chose excessif, tout « cerveau frénétique » se jetant droit au but ; mais nulle part comme en ce passage qui suit n'apparaît la conception shakespearienne de l'artiste que Richepin se faisait alors et se fait sans doute encore à l'heure qu'il est :

« Quant au goût de Néron pour le théâtre, où il aimait à jouer des rôles, et pour le cirque, où il excellait comme cocher, n'est-ce point là précisément l'indice d'un cœur de poète ? Quel est le poète digne de ce nom qui n'a pas eu, au moins une fois dans sa vie, ce curieux désir de la popularité immédiate, cette vanité du triomphe remporté sur le public pris corps à corps ? Tous les poètes, tous les artistes, tous les épris de ces fumées qui s'appellent le beau et la gloire, tous ont rêvé d'être comédiens, saltimbanques, vêtus d'oripeaux et de paillons, exposés vivants à l’œil ébloui du monde.

***

Si après cela il était besoin d'insister davantage sur l'intérêt qu'il y a parfois, sinon toujours, à consulter les œuvres de jeunesse pour pénétrer plus avant l'âme intime de l'écrivain, comprendre ses avatars, il ne nous resterait plus maintenant, ce qui serait une tâche aisée avec lui, qu'à montrer Richepin accentuant les tendances que nous venons de mettre à vif, affirmant sans broncher d'une ligne son idéal de la première heure, et s'en approchant coûte que coûte de plus en plus en une vie et par des œuvres « de flamme et de tumulte » où l'Action est la sœur du Rêve !

JACQUES NARGAUD

Juin

Camille de Sainte-Croix, « Richepin », Paris, 24 juin 1896, p. 1.

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C’est avec un violent plaisir que l’autre semaine, rôdant sous les arcades de la Comédie-Française et passionnément anxieux de certaine résolution de MM. les sociétaires du comité, je vis enfin sortit tout joyeux de l’épreuve, celui que je guettais ainsi : soit Jean Richepin. J’avais su qu’il lirait ce jour-là devant ce jury, un nouveau grand drame. Parmi la génération des hommes faits d’aujourd’hui, Jean Richepin est assuré ment le poète dramatique sur lequel on peut le mieux pronostiquer pour une belle gloire et par conséquent celui auquel on demande le plus, celui qu’on mesure aux plus étroites exigences et qui, chaque fois, passe sous les évaluations attentives les plus jalouses, les plus sévères. Il faut pourtant être de bien mauvaise volonté pour ne pas aimer en Jean Riche pin une merveilleuse réussite de la Nature. Ce rude homme qui, placé du premier coup au premier rang, et qui, depuis plus de vingt ans, toujours droit à sa place, n'a jamais faibli ni diminué, mérite vraiment, avec une loyale affection, beaucoup d'admiration. Sont-ils si nombreux parmi les mieux placés pour atteindre le faite du portique, ceux qui en peuvent tenter la traversée périlleuse, saufs des sollicitations vertigineuses et des tentatives d’en-bas, — en comptez-vous beaucoup de ceux-là qui, sans tourner la tête, sans baisser le regard, vont toujours, aisés et d’aplomb, aussi sereins dans cette passe du succès qu’ils turent torts pour s'y hausser. De belle prose et de beaux vers, voilà ce qu’apporte au public Jean Richepin. Prose pittoresque, solide, ingénieuse, grassement nourrie de sentiments et d’idées, la prose tranche de Madame André et de l'Aimé, celle de tant de romans bigarrés et de contes imprévus, celle, si primesautière, des Morts Bizarres et des Truandailles, et celle, si émouvante, du Pavé, la prose de Jean Richepin est assurément une des plus importantes, des plus riches en saveurs et en couleurs. Pour les vers, lyriques ou dramatiques, épiques ou bacchiques, ils sont d’un poète-né, mais aussi d’un poète formé selon les rites sacrés du culte de l'Esprit et du culte de la Forme.

Richepin est de son temps ; il aime les choses et les êtres d’aujourd'hui ; il ne méconnait ni leurs types, ni leurs modes ; mais c’est surtout parce qu’il a des sens et que tout cela en les frappant rebondit sur son imagination. Toutefois, si ces influences sont manifestes, elles ne sont ni absorbantes ni prépondérantes : car Richepin n’est pas que de son temps.

Il eut dès ses premières années de littérature beaucoup de faits et de traits où je me suis longtemps plu à voir revivre — toutes nuances observées entre un encyclopédiste et un poète — les façons et l’âme d’un rude ancêtre que nous aimons bien, le doute et puissant Denis Diderot. Relie figure, santé robuste, complexion ardente, généreuses facultés pour le travail et le plaisir, jeunesse de bravades et de coups de force, tout cela, chez Richepin comme chez Diderot, n’aura pas été que des espérances.

La maturité active, vaillante, féconde de l’écrivain accompli, du rimeur éprouvé s’est, depuis, épanouie tout personnellement en jets magnifiques de sève et de flamme.

A présent, ce qui frappe le plus, ce qu’on peut admirer davantage en cette mâle physionomie, c'est le crâne caractère de fierté qui la différencie et l’isole impérieusement, l'érigeant comme un beau phare orgueilleux parmi le flux des mœurs courantes. Richepin, sans hostilités mais sans camaraderies, s’affirme et se garde solitaire. Ses conceptions, comme sa vie, son style comme son allure portent ce fier et rare cachet de la solitude, bonne couveuse des indépendances innées {2} que maintient et qu’embellit le sain effort des méditations personnelles.

Ni conciliant, ni intraitable, mais peu coudoyeur et très écarté des polémiques intrigantes, voilà donc un poète dramatique bien campé pour travailler en toute aisance de ses facultés et de sa conscience, un homme comme il en faut au premier plan de la scène française pour bien maintenir notre race littéraire dans sa tradition de vastes et généreuses tendances, puis, aussi, pour la défendre contre la facilité des déchéances auxquelles on la sait si follement sujette.

Richepin, qui n’est pas plus un poète lauréat, selon la formule des coutumes mortes, qu’un prince des poètes, selon de toutes récentes innovations ; Richepin, qui possède cependant toutes les fortes vertus et toute la complexe prestance d’un grand premier, apparaît voué à des destinées plus nettes. Simplement, clairement, vigoureusement, il poursuit cette ascension très sûre, sans faiblesse ni trouble.

Il y eut l’an dernier dans sa carrière une brève crise, toute fortuite, qui eut laissé quelque autre las et décontenancé, mais qui lui servit plutôt à montrer tout le ressort et toute la ressource de ses dons. C’est à ce signe que l’on distingue quiconque est animé d’une juste foi en sa réelle force – signe certain des victorieux et des invulnérables.

Pour cette raison même et pour d’autres qu’on ne saurait dire qu’en une étude étendue, analysant la valeur de l’homme et de son œuvre, il importe de se réjouir pleinement du bel éclat promis au nouvel ouvrage de Jean Richepin.

La Comédie-Française qui, par sa constitution, ses traditions et tant de rares éléments, possède en principe tout ce qu’il faut pour être, quand elle se place sous le bon vent, le plus heureux théâtre du monde ne saurait qu’être félicitée d’avoir distingué en Richepin le poète contemporain sur lequel elle peut le plus sûrement et le plus brillamment compter pour l’illustrer en ces années d’incohérences et d’effarements où il fait bon naviguer avec des pilotes de sang-froid qui voient juste, loin et haut.

Camille de SAINTE-CROIX

Juillet

Albert Dayrolles, « Une matinée chez Jean Richepin », La Lanterne, 2 juillet 1896, p. 1.

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J'allai ces jours derniers chez Richepin le féliciter du chaleureux accueil obtenu par la lecture de son nouveau drame à la Comédie-Française. Je le trouvai un livre à la main, devant sa fenêtre ouverte, dans son pittoresque cabinet de travail. La lumière entrait à flots et se jouait sur les rayons de la bibliothèque contenant des reliures de nuance variée, d'un goût très curieux.

C'était le matin, et du jardin sur lequel donne le cabinet de travail, s'élevaient des senteurs embaumées unies au joyeux caquetage des oiseaux. L'impression était délicieuse.

– Vous êtes merveilleusement ici pour travailler, lui dis-je.

– Croyez bien aussi que je ne m'en fais pas faute. J'ai, outre ma besogne régulière de journaliste, un grand nombre d'ouvrages en tram : des recueils de poésies à terminer des contes, des nouvelles à réunir, des études en préparation, des pièces de théâtre, etc.

– A quel genre d'œuvres vous adonnez-vous avec le plus de plaisir ?

– Aux œuvres dramatiques. J'ai plusieurs pièces toutes prêtes et quantité de sujets à l'état d'ébauche.

Et Richepin, m'entraînant dans un coin de son cabinet de travail, me fit voir nombre de manuscrits dont les titres éminemment suggestifs éveillèrent ma curiosité.

Je me mis à parcourir rapidement ces pages toutes étincelantes de beaux vers et ne pus m'empêcher de songer aux plaintes incessantes des directeurs de théâtres sur la pénurie d'ouvrages !

Que ceux qui sont embarrassés aillent voir Richepin. Leur indécision changera de nature, et ils n'auront plus que le seul embarras du choix !

Avis aux nouveaux directeurs de l'Odéon et à M. Baduel que le départ de Coquelin peut laisser perplexe pour sa prochaine saison. Qu'ils nous rendent le drame en vers et se rappellent que deux des plus grands succès de ces dernières années ont été Par le glaive ! à la Comédie-Française et Pour la Couronne à l'Odéon !

Comme je demandais à Richepin de m'autoriser à prendre copie de quelque fragment des œuvres que je feuilletais.

— « Laissez, laissez donc, fit-il, c'est assez s'occuper de moi. Causons d'autre chose, et parlons, tenez, si vous le voulez bien, de ce beau Songe de Pierre Patrix que j'étais en train de relire quand vous êtes arrivé. Quel noble et fier langage et quelle surprenante façon de penser chez un homme « de qualité » du dix-septième siècle, comme il le rappelle au reste lui-même dans sa pièce de vers. »

Et Richepin, reprenant le volume qu'il avait quitté, se mit à déclamer de sa voix mâle et sonore ce superbe dizain, qu'écrivit Patrix vers sa quatre-vingtième année :

Je rêvais cette nuit que, de mal consumé,
Côte à côte d'un pauvre on m'avait inhumé
Et que, n'en pouvant pas souffrir le voisinage,
En Mort de qualité, je lui tins ce langage
— « Retire-toi, coquin ; va pourrir loin d'Ici ;
Il ne t'appartient pas de m'approcher ainsi. »
— Coquin ? me répond-il, d'une arrogance extrême,
Va chercher tes coquins ailleurs, coquin toi-même !
Ici, tous sont égaux ; je ne te dois plus rien
Je suis sur mon fumier, comme toi sur le tien. »

Cette poésie d'allure si fière et à la fois si curieuse d'inspiration et d'expression, prenait en passant par la bouche de l'auteur de la Chanson des Gueux une merveilleuse intensité d'accent. Ah ! il n'y a décidément rien de tel que les poètes pour mettre en valeur et faire saillir les qualités d'une belle pièce de vers ! Jamais un acteur, si doué et si expérimenté qu'il soit, ne parviendra à procurer les mêmes sensations !

D'autres poètes du dix-septième siècle aussi peu répandus que Pierre Patrix furent ainsi largement mis à contribution en cette agréable matinée.

En quittant Richepin, je réfléchissais aux lacunes et aux tendances étroites de notre éducation universitaire dont l’influence est parfois si obstinée et si prolongée !

Bien des opinions nous sont imposées par la routine scolaire. La plupart des professeurs se bornent, en effet, dans les lycées et collèges, à transmettre à leurs élèves les notions telles qu'elles leur furent inculquées sans en vérifier la valeur, et cela, pourrait-on dire, dans l'intérêt même de l'élève qui échouerait indubitablement ses examens, s'il s'avisait de hasarder quelque idée dépourvue de l'estampille officielle.

Les jurys d'examen ne sont-ils pas composés des vétérans du professorat qu'il importe de ne pas troubler dans la quiétude de leurs habitudes intellectuelles ? Ainsi donc de générations en générations, on s'en va répétant les mêmes formules sans trop se soucier des progrès réalisés avec le temps.

C'est ainsi, par exemple, qu'il est admis que notre littérature a pour seul représentant autorisé, au XVIIe siècle, une demi-douzaine d'écrivains sur lesquels chacun doit se modeler.

Malgré les tours surannés qu'ils emploient et à rencontre de l'évolution de la langue, ce sont eux dont doivent exclusivement s'inspirer les élèves. Et cependant si un jeune homme s'avisait de se conformer avec une rigoureuse exactitude à la langue poétique de Corneille, Racine, Boileau ou Molière, il risquerait fort de n'être pas lu ou prêterait à la raillerie, si d'aventure on le lisait.

Mais ce n'est pas là le seul tort de ce choix exclusif d'auteurs. Un des autres nombreux inconvénients est de fausser dans l'esprit de l'élève, l'idée qu'il doit se faire du dix-septième siècle.

Cette époque, exaltée au détriment de toutes les autres, apparaît comme figée dans une manière raide, compassée, majestueuse, essentiellement pourvue de' sereines qualités constituant l'esprit classique. Or, à qui veut y pénétrer en faisant abstraction des préjugés scolaires, hier des surprises sont réservées.

Des individualités aussi hardies, aussi libres que celles dont foisonnent les deux siècles suivants s'y rencontrent ! Des tendances littéraires, analogues aux nôtres s'y discernent !

En ce qui concerne seulement le domaine de la poésie, un jeune littérateur de talent, M. Paul Olivier, va faire paraître prochainement un volume ayant pour titre Cent Poètes, où il donnera des extraits de quantité d'écrivains de cette époque, peu connus ou considérés comme dénués dl goût et plus ou moins ridiculisés par Boileau. Plusieurs de ceux dont je parlais avec Richepin, au cours de notre entretien, figureront dans ce recueil.

Ne serait-il pas à souhaiter que les programmes scolaires si largement hospitaliers à Boileau, — regardé comme l'arbitre du bon goût — fussent un peu plus ouvert aux écrivains de talent victimes de soi, dédain ou de ses railleries ?

La jeunesse studieuse de nos écoles gagnerait tant au point de vue de la finesse d'appréciation littéraire qu'au point de vue de la largeur des idées.

Albert Dayrolles.

Pierre Neblis, « Chez M. Jean Richepin », Gil Blas, 2 juillet 1896, p. 2-3.

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Dans un petit pavillon tout entouré de jardins, à l'abri des mille bruits de la rue, sous l'ombre protectrice de hauts arbres, dans l'artistique et élégant cabinet de travail, je causais hier avec M. Jean Richepin.

La conversation tomba sur le drame qu'il vient de lire à la Comédie-Française. J'interrogeai aussitôt.

— Qu'est donc votre Martyre ?

— Une noble romaine, riche, adulée, fêtée, blasée, lasse de sa vie trop heureuse et sans cesse en quête de quelque sensation nouvelle.

C'est cet état d'âme — assez fréquent chez les peuples à certaines époques et comparable au souffle de mysticisme qui passe sur notre fin de siècle — qui la pousse à chercher la foi et à se faire chrétienne.

Cette conversion ne va pas sans souffrances, sans douleurs, avec des alternatives de doute et de croyance. Telle est l'idée même de ma pièce.

» Certains ont laissé entendre, à ce propos, que le choix de mon titre ne saurait être définitif en raison du drame de M. d'Ennery, joué à l'Ambigu. Je n'ai pas jugé à propos de rectifier, mais je conserve le titre choisi d'autant que le drame de l'Ambigu s'appelle Martyre tout court et le mien la Martyre.

» Il ne s'agit pas, en effet, d'une jeune fille malheureuse et martyrisée, d'un cas isolé, comme l'héroïne de M. d'Ennery, mais d'une professionnelle de la souffrance, et, n'était le roman de Châteaubriand j'eusse préféré l'appellation les Martyrs.

— A quelle époque se passe l'action ?

– A la fin du premier siècle de l'ère chrétienne, sans date précise, car ce n'est pas une œuvre historique, mais de pure invention, j'ai voulu montrer en faisant ressortir le contraste, le milieu élégant et le milieu populaire de Rome.

Le premier acte se passe dans les jardins d'une villa de patricienne, le deuxième dans un quartier populeux à la Suburre, le troisième dans les Catacombes, le quatrième dans une salle de palais et le cinquième à l'Amphithéâtre.

» Je suis arrivé, pour les décors et les costumes, a de très curieuses reconstitutions, les vêtements n'auront rien de ceux de la tragédie classique qu'on est habitué à voir.

- Et vos interprètes ?

- La distribution n'est pas encore arrêtée, mais j'aurai certainement les deux Mounet et mademoiselle Bartet.

» Maintenant, il ne me reste plus qu'à attendre la mise en répétition, et, à la Comédie-Française, il faut savoir être patient.

» Certes, je n'ai pas à me plaindre, je suis un de ceux qui font partie de la Maison, qui y sont le plus joués, eh bien, en dix ans, je n'ai fait représenter que quatre pièces.

» Que voulez-vous ; pour le poète il n'y a plus que la Maison de Molière aujourd'hui ; il ne saurait se faire jouer ailleurs ; l’Odéon même a négligé les pièces en vers.

» Heureusement qu'avec les nouveaux directeurs, Paul Ginisty et Antoine, deux lettrés délicats, nous verrons se rouvrir toutes grandes les portes du second Théâtre-Français.

» Les poètes sont vraiment dans un état d'infériorité manifeste vis-à-vis des prosateurs. Ceux-ci, en dehors des deux grands théâtres nationaux ont encore les scènes du boulevard ; le Vaudeville, le Gymnase dont les artistes forment un ensemble de tout premier ordre, mais allez donc y faire jouer des œuvres en vers ! Il n'y faut pas songer.

» La poésie exige des qualités spéciales que l'on n'acquiert que par une pratique presque constante, aussi est-ce seulement rue Richelieu que les artistes savent dire le vers.

» Certes, on ne peut qu'être fier et heureux de {3} se voir jouer à la Comédie, mais c'est bien moins lucratif que de tenir l'affiche dans un théâtre du boulevard.

« Jamais la province ne reprend les œuvres poétiques jouées chez Molière, tandis que le moindre succès du Gymnase ou du Vaudeville est monté dans toutes les grandes villes, en France et même à l'étranger ».

— Avez-vous donc complètement renoncé aux pièces en prose ?

— Nullement, et il se pourrait même que, la saison prochaine, je donne au Vaudeville une comédie dramatique dont le rôle principal sera joué par madame Réjane. Mais ce n'est qu'un projet très vague encore. Il y a eu des pourparlers, ils sont même assez avancés ; toutefois, il n'y a rien de conclu.

» En attendant, je pars après-demain pour les bords de la mer, où je vais me reposer ».

PIERRE NEBLIS

Décembre

E. Jaunez de Chanflort, « Richepin comédien », Gil Blas, 27 décembre 1896, p. 2.

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Depuis quelque temps, on parle beaucoup d'une nouvelle pièce de Jean Richepin — Chemineau — reçue à l'Odéon et dont les répétitions vont commencer prochainement. Parmi tous les bruits qui ont couru au sujet de cette pièce, il en est un qui a plus particulièrement attiré l'attention.

Certaines personnes, en effet, ont prétendu que Richepin jouerait lui-même, comme il avait fait lors de Nana-Sahib avec Sarah Bernhardt. Désireux de savoir ce qu'il en était, nous nous sommes rendus auprès de Richepin qui nous a reçus avec sa cordialité habituelle et qui a bien voulu éclaircir les doutes que nous avions encore.

Laissons-le parler : « Je n'ai aucunement, nous a-t-il dit, l'intention de jouer moi-même. J'ai confié le rôle principal à mon ami Decori. Si j'ai appuyé beaucoup pour son entrée à l'Odéon, c’était dans cette intention, car Decori avec son expérience d'homme et d'acteur me semble devoir saisir d'une façon plus parfaite les divers sentiments du Chemineau et s'initier comme je le veux au caractère semi-tragique de cet être qui souffre, qui pleure, mais dont la misère est éclairée parfois d'un rayon de soleil.

» Si l'on a pu croire un instant que je jouerais moi-même, cela vient sans doute d'une réponse que j'ai faite en public à quelqu'un qui me disait que Decori n'était point apte à chanter les quelques chansons que j'ai intercalées dans le cours de ma pièce. – Eh bien ! s'il le faut, ai-je répondu, je les chanterai moi-même ! »

Il est un fait certain, que Richepin, avec sa nature ardente, ne s'arrêterait pas pour si peu, et, comme il nous l'a si bien dit lui-même : « Je suis libre, je tiens à ma liberté et rien ne m'empêchera, si bon me semble, de me produire en public pour y créer des rôles de ma composition. Applaudi par les uns, je peux être sifflé par les autres, car tout acteur a ses admirateurs et ses ennemis ; mais qu'importe, je réponds de mes actes, je ne fais partie d'aucune académie, j'assume sur moi seul toutes les responsabilités, et si, acteur, je mérite le blâme, personne ne pourra me crier : « Halte-là ! vos insuccès retombent sur vos collègues, comme la faute d'un seul retombe sur toute une famille ».

On reconnaît bien là l'auteur de la Chanson des gueux, dont l'énergique caractère n'admet aucune entrave.

E. Jaunez de Chanflort