1897
Adolphe Brisson, « L’athlète et
le poète Jean Richepin » Portraits Intimes, troisième série, Armand Colin et Cie,
éditeurs, 1897, p. 21-28.↑
Cette fois, je n'ai pas vu sa robe rouge. Le poète était couché sur un lit de douleurs mais, au premier coup d'œil, je fus rassuré. Il avait le regard vif, le teint frais, la voix sonore. La poignée de main qu'il me donna respirait (si j'ose ainsi dire) la santé. Et il me conta son infortune. L'autre matin, il se livrait, avec son fils, à un assaut de savate, pour s'entretenir les muscles ; et, se sentant très en forme, il eut la malheureuse tentation d'en abuser ; il joignit au coup de talon classique un jeté-battu. En un mot, il voulut faire des grâces et s'abîma le genou. Il subit le juste châtiment de son imprudence. La Faculté lui a ordonné l'immobilité. Ce qui ne l'empêche pas de se rendre en voiture au théâtre pour y surveiller ses répétitions. Mais jusqu'à midi chaque jour il se repose.
« C'est donc bien amusant la savate ? »
Jean Richepin sourit, et je discerne en ce sourire comme une nuance de pitié affectueuse.
« C'est vrai ! vous êtes un profane, vous ignorez les plaisirs de l'athlétisme »
Il les connaît et les savoure tous. Jadis, il lui arriva de « tomber » Marseille à la foire de Neuilly. Maintenant, plus discret, ayant renoncé à vagabonder sur les {22} grandes routes, il ne s'exerce plus qu'en famille. Son vaste jardin de la rue Galvani lui sert d'arène et de champ d'entraînement. Il cultive simultanément l'escrime, la boxe, le chausson, le bâton, la canne il soulève des poids et des haltères, s'intéresse au trapèze, monte à cheval et franchit, sur le « vélo », des distances fabuleuses. Ses fils l'assistent en ces divers travaux, qui se peuvent comparer à ceux d'Hercule. Jacques, l'aîné, est un cycliste éminent (à la bicyclette trop prosaïque il préfère les roues inégales, l'une gigantesque, l'autre minuscule du bicycle). Il enfourche cet instrument. Tandis qu'il est en pleine vitesse, son cadet, Tiarko, prend un vigoureux élan et le rejoint d'un bond sur la selle. On ne fait rien de mieux ni de plus difficile aux Folies-Bergère. Jean Richepin y pourra débuter quand il lui plaira. « Les frères Richepin's, jeux icariens ». Chacun, dans la troupe, aura son emploi ; Jean représentera la force, Jacques et Tiarko l'agilité, et leur petite sœur, la mignonne Sacha, âgée de six ans, la poésie, car elle module déjà avec grâce les chansons de Miarka « la Fille à l'Ourse ». Je leur prédis un joli succès !...
« Ne croyez pas, reprend Richepin, que ce soit tout à fait pour m'amuser que je m'adonne à ces violents exercices. J'y prends du plaisir, il est vrai. Mais je les considère comme indispensables à ma santé. Ils constituent par excellence l'hygiène de l'homme de lettres. »
Eh quoi ! un littérateur est-il obligé, pour garder son cerveau en équilibre, de savoir dessiner un « moulinet » ou détacher dans les règles un « coup de pied bas » ? Parfaitement Jean Richepin pense que la boxe est le meilleur remède contre la névrose. Nous ne brûlons pas assez. Nous demeurons assis sur notre chaise toute la journée, et le soir nous allons dîner en ville. Nous mangeons des truffes, nous buvons des vins meurtriers, {23} nous nous endormons à demi congestionnés, nous nous réveillons la tête lourde.
« Vous couchez-vous au moins la fenêtre ouverte ? » poursuivit Richepin.
Je dois avouer que mes fenêtres sont, durant la nuit, soigneusement calfeutrées. Je crains même qu'on y ait ajouté des bourrelets. Horreur ! Jean Richepin laisse entrer dans sa chambre la froide bise. Qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige, les éléments déchaînés se jouent autour de son lit. Il y a quelques années, il attrapa une méchante grippe et il jura de traiter par le mépris cette fâcheuse indisposion. Il se tenait comme le commun des mortels dans un appartement chauffé il éteignit son calorifère, il affronta les plus basses températures. Il jeta au Rhume un orgueilleux défi. Et le Rhume n'osa plus pénétrer dans sa maison. Le poète m'exhorte vivement à essayer ce système.
« Je vous conseille aussi de faire, chaque matin, un petit quart d'heure de gymnastique en chambre. La gymnastique en plein air est préférable, assurément. Mais la gymnastique en chambre n'est point à dédaigner. C'est par elle que j'ai guéri mon médecin, le docteur Chantemesse, qui avait une tendance à l'embonpoint. Je l'ai supplié d'essayer des mouvements d'assouplissement. Connaissez-vous les mouvements d'assouplissement ? Allons, Jacques, donne-nous une séance »
Jacques, qui est mince et vigoureux comme un jeune héros d'Homère et qui est poète et musicien, et qui sait le grec comme un docteur en Sorbonne, S’étend-à terre et se relève par une lente et souple flexion des reins. Cela est parfaitement exécuté et sans effort apparent. Et cela suffit pour activer la circulation du sang, raffermir les chairs et éliminer les graisses. Et voilà pourquoi ni Jean Richepin, ni aucun Richepin ne {24} prendra jamais du ventre. Le bedon n'existe pas chez les Richepin.
« Vous irez à cent ans, dis-je au poète.
– Je l'espère bien », me répond-il.
Et réellement l'auteur du Flibustier, à moins qu'il ne meure d'une mort tragique, doit devenir centenaire. L'hiver, il ne se met au travail qu'après avoir fait cent cinquante fois de suite en vélo le tour de son jardin, soit vingt kilomètres parcourus à grande allure. Une suée formidable. Une friction. Et désormais, il se sent à l'aise. Il peut appeler la Muse. Il est en état de fournir dix heures d'un labeur intensif. L'été, c'est le repos complet, l'oubli des choses intellectuelles. On ferme les cahiers, les manuscrits, on s'en va dans un petit port perdu de Bretagne on y retrouve le bateau à voile que l'on réveille de son long sommeil, à qui l'on fait une pimpante toilette. Et vogue la galère ! On tire des bordées. On pêche le maquereau et le merlan. Jean Richepin est le capitaine, Jacques le pilote et Tiarko le moussaillon. Mme Richepin, qui a le pied solide et qui paraît être la sœur de ses fils, s'associe à ces excursions aventureuses. Elle cuisine à bord quelque succulente bouillabaisse en souvenir de son pays. Et l'on se dit que la vie est bonne Et l'on ne songe guère, en cet instant, aux petits potins du monde des lettres, à ce qui se dit sur le boulevard. Les yeux s'emplissent de soleil, le cœur s'emplit de vaillance. Et l'on rentre à Paris, armé pour de nouveaux combats !
En attendant que Richepin débute aux Folies-Bergère, il échafaude des scénarios, rime des strophes, construit des romans, improvise des articles de journaux. Sa valise, la légendaire valise où il enferme ses ouvrages ébauchés, devient trop petite, elle déborde. Il s'est exercé dans tous les genres, avec une surprenante fécondité. Mais celui de tous qu'il préfère est le {25} théâtre. Il se passionne pour la forme dramatique. Dès son extrême jeunesse, il composait, pour sa seule satisfaction, des tragédies qui n'avaient aucune chance d'être jouées. Il est revenu, vers le milieu de sa carrière, à ses premières amours, et il est bien résolu à suivre désormais cette voie, qui lui a valu de beaux succès. Il alimentera de drames en vers le premier et le second Théâtre-Français. Jean Richepin est doué d'un tempérament de créateur. Il y a en lui une force, quelquefois mal réglée, mais qui s'impose à l'admiration. Je voudrais savoir comment l'inspiration naît en son esprit, comment il trouve ses sujets de pièces, par quelles phrases passe l'œuvre d'art, depuis la conception jusqu'à l'enfantement, de quelle façon elle se présente, quelles transformations elle subit…
« A quel moment, quand vous écrivez pour le théâtre, éprouvez-vous la plus vive joie ? Est-ce lorsque le drame s'ébauche en vous, lorsque l'idée mère vous apparaît, ou lorsque vous procédez à l'exécution ? »
Jean Richepin n'est point embarrassé pour répondre. Et d'abord, ses œuvres ne dérivent presque jamais d'une idée abstraite, mais plutôt d'une « vision concrète ». Certains auteurs partent d'un trait de mœurs ou de caractère, ou bien ils imaginent une péripétie essentielle, autour de laquelle les événements accessoires se viennent grouper. Richepin, lui, voit du premier coup son principal personnage. A la suite d'une lecture, ou d'une méditation, ou d'une circonstance accidentelle, soudain, une figure se dresse. Ce sera le héros de son prochain drame. Il sort de sa tête comme la déesse sortait du front de Jupiter. Il contemple ce héros hypothétique, il vit avec lui, il en parle comme d'un être réel, il le présente à ceux qui l'entourent, il le décrit à Mme Richepin, à Tiarko. Il semble qu'un nouvel hôte s'installe au logis, où, d'ailleurs, il reçoit l'accueil le plus empressé. Et peu à peu,{26} il se modèle, ses contours se précisent, il revêt son allure définitive, il se meut dans une atmosphère historique nettement déterminée on en arrive à découvrir d'où il vient, où il va, quelles sont ses pensées, à quelles catastrophes il est voué. Un beau jour, après des mois de recherches et de discussions contradictoires, la statue est achevée. Le drame est prêt. Il n'y a plus qu'à le mettre sur le papier.
« Cette période est fort agréable. J'ai l'impression de pétrir entre mes doigts une créature vivante et de lui donner une âme. Mais très enivrante aussi est l' « écriture ».
Chercher le mot qui peint, l'épithète juste, la rime sonore, se baigner dans l'onde lyrique du discours, quelle ivresse Jean Richepin apporte à cette besogne une fougue extraordinaire. Il s'y rue littéralement, comme les guerriers, ses aïeux, montaient à l'assaut. Il est obligé, en se relisant, d'émonder sa verve luxuriante et parfois luxurieuse et de porter la cognée dans cette végétation de forêt vierge. Mais tandis qu'il compose, lorsque sa cervelle s'échauffe à la griserie du verbe, il est heureux, très heureux. Et il est heureux également, lorsque sa pièce prend forme sur les planches, entre les mains des acteurs. Les répétitions le passionnent, sauf peut-être les dernières qui sont un peu énervantes. Ce travail, que d'aucuns trouvent fastidieux, l'enchante et lui procure des jouissances infinies. Oh ! ces poètes ! Leur imagination change en beautés les pires laideurs Encore faut-il distinguer entre les poètes. Jean Richepin n'est pas un poète compliqué et maladif ; c'est un aède, c'est un matelot, c'est un lutteur, c'est un soldat. Il ne chante que les batailles qu'il serait capable de gagner.
Sa tête est toute bouillonnante de projets, qu'il m'a développés avec enthousiasme. Il rêve de fonder un Théâtre municipal, consacré à la gloire de la ville de {27} Paris, et de l'alimenter à lui tout seul, en y faisant jouer de grands drames patriotiques. Les époques de notre histoire reconstituées ; évoquées devant le peuple ; un amalgame de grandeurs et de bouffonneries, l'épopée et la farce, les pompes du Louvre, les parades du pont Neuf, les conquérants et les bateleurs, Tabarin et Napoléon. Ce plan est vaste, mais il n'est pas pour effrayer un tel homme. On me dirait que sa valise, sa terrible valise, renferme déjà dans ses flancs gonflés quatre ou cinq siècles d'histoire de France, divisés en actes et en tableaux, que je n'en sérails pas autrement surpris.
« Je réserve ce dessein pour ma vieillesse… »
En attendant, il est tout à ses œuvres achevées et particulièrement à la Martyre, que la Comédie-Française représentera dans quelques mois. En ce dernier ouvrage, paraîtront les deux Mounet dans deux rôles à leurs tailles. Mounet-Sully fera un apôtre, une sorte de Christ très noble et très pur. Paul Mounet ne sera qu'un gladiateur, mais quel gladiateur ! On n'en aura pas connu un pareil, depuis le règne de Dioclétien.
« J'espère, s'écrie Richepin, que la censure ne commettra pas l'infamie de lui imposer un maillot Il faut que le public voie au naturel sa poitrine, ses cuisses, ses bras musclés Et qu'on n'invoque pas la pudeur ! Paul Mounet quand il est nu est beau comme l'antique. Le beau n'est pas indécent. »
Donc, la Martyre nous procurera des sensations exceptionnelles. Et peut-être y puisera-t-on, d'autre part, un enseignement philosophique. L'action de la pièce se déroule quelques centaines d'années après Jésus : L'auteur a soigneusement étudié cette période de la décadence romaine, et il assure qu'elle offre, avec le temps actuel, une analogie frappante. Ce sont, sinon. les mêmes mœurs (nous sommes moins sanguinaires), {28} tout au moins les mêmes travers. Alors, comme aujourd'hui, les gens du monde se mêlaient d'écrire, et les femmes du monde étaient dévorées du besoin de s'exhiber dans des représentations théâtrales. Il y avait déjà des « Bodinières » où les patriciennes s'offraient avec délices aux applaudissements de la foule et déjà l'on s'assemblait, en des five o’clock, pour écouter des vers précieux. Toutes les sociétés vieillissantes ont ainsi des traits communs, symptômes des orages à venir.
« Il est bien évident, conclut avec sérénité Richepin, qu'un effroyable branle-bas se prépare qui doit tous nous balayer !»
A ce moment, ses talents d'athlète lui seront d'un grand secours. Mais les poètes sont aimés des dieux. Peut-être la tempête populaire, si jamais elle souffle sur Paris, épargnera-t-elle la maisonnette et le jardin de la rue Galvani cette maison pleine de vertus et ce jardin plein de roses.
Jules Martin, « M. Richepin
(Jean) » Nos auteurs et
compositeurs dramatiques : portraits et biographies ; suivis d’une
notice sur les sociétés d’auteurs […], Ernest Flammarion, 1896,
p. 474-475. ↑
Né à Médah (Algérie), le 4 février 1849. – Fait ses classes aux lycées Napoléon, Charlemagne, au lycée de Douai et à l’institution Massin. Commence ses études de médecine sous la direction de son père, médecin militaire, puis entre à l’Ecole normale, section des lettres (1868). Rédacteur en chef du journal l’Est, pendant la guerre, engagé volontaire dans les francs-tireurs de l’armée de Bourbaki, il revient à Paris en mars 1871, collabore au Mot d’Ordre, au Corsaire, à la Vérité, etc. Début au théâtre par l’Étoile, 1 a. en collab. avec André Gill ; et un prologue : Mesdames et Messieurs (Th. de la Tour d’Auvergne – 1873) ; fait ensuite représenter : la Glu, dr. 5 a. (Ambigu, 27 janv.83) ; Pierrot assassin, pant. 3 tab. (Palais du {475} Trocadéro – 28 av. 83) ; Nana Sahib, dr. 7 tab., vers (Pt-St Martin – 20 dec. 83) ; le Machiniste, c. 1 a. (Pt-St-Martin, mat. de bienf. – 27 avril 84) ; Macbeth, trad. de Shakespeare (Pt-St-Martin – 21 mai 84), Monsieur Scapin, C. 3. a. vers (Coméd.-Franç. – 27 oct. 86) ; le Flibustier, c. 3. a. vers (Coméd.-Franç. – 14 mai 88) ; le Chien de garde, dr. 5 a. vers (Menus-Plaisirs – 21 mai 89) ; le Mage, opéra 5 a. mus. de Massenet (Opéra – 16 mars 91) ; Par le Glaive, dr. 5. a. vers (Comédie.-Franç. – 8 fév. 92) ; le Flibustier, dr. lyr. 3.a.mus. de César Cui (Opéra-Comique – 22 janv. 94) ; vers la Joie, conte vers, 5 a. vers, reçu à l’unanimité, à la Comédie-Française ; le Chemineau (Odéon)
M. Richepin a publié en volumes : la Chanson des Gueux : Gueux des champs ; Gueux de Paris ; Nous autres gueux (1876), les Morts bizarres, Madame André, les Caresses (1877) ; la Glu (1881) ; Miarka, la fille à l’Ourse ; le Pavé , Paysages et Coins de rue (1883) ; Sophie Monnier , les Blasphèmes (1884) ; la Mer (1886) ; Césarine, Braves Gens 1888) ; le Cadet ; Truandailles (1890) ; la Miseloque (1894) ; Flamboche (1896) ; Théâtre chimérique, etc.
M. Richepin collabore à divers journaux, le Gaulois, le Gil Blas, le Journal, etc.
9, rue Galvani. – Paris
Février↑
Anonyme, « Théâtres », Le Temps, 1er février 1897, p. 3.
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On racontait depuis quelques jours, dans les coulisses de théâtre, que M. Paul Ginisty allait quitter la direction de l’Odéon, et que M. Albert Carré lui succéderait en s’adjoignant M. Coquelin comme directeur de la scène. Nous n’avons attaché aucune importance à ces bruits, que nous savions sans fondement ; mais, plusieurs de nos confrères les ayant accueillis, nous croyons utile de dire qu’ils sont démentis par tous ceux qu’ils visaient.
M. Paul Ginisty nous a dit hier : « je ne songe pas à quitter l’Odéon. Je travaille et la besogne est difficile, car le programme de cette année est extrêmement chargé. Je suis tout au Chemineau de Jean Richepin, qui, je crois, produira un grand effet. L’année aura été dure, tourmentée : je compte que les années suivantes, sans cesser d’être remplies, seront un peu plus agréables ».
Oscar Havard, « M. Jean
Richepin », L’Univers, 15 février 1897,
p. 1.
Contre quels principes le Chemineau, de M. Jean Richepin, va-t-il lancer la baliste révolutionnaire ? Quelles dogmes va-t-il démanteler ? Rassurez-vous, bonnes gens, et n'écoutez mie les caquetages des journaux. Le Chemineau — soyez-en sûr — sera le plus odéontesque des drames ; Il y a beau jour que M. Jean Richepin s'est assagi. Courut-il même jamais les aventures ? On en doute fort. Longtemps, M. Richepin essaya de nous en faire accroire. A l'entendre, Gil Blas leste et fripon, il aurait suivi sur les grandes foutes la foule bariolée des coupeurs de bourse, des montreurs de chiens savants, des faux perclus et des gitanos. Chansons que tout cela ! Caniche revêtu de la peau d'un fauve, voilà tout Jean Richepin. Au début, on put s'y tromper : avec quel fracas le farouche Touranien nous corne les oreilles de ses refrains de bouge ! C’est le tzigane qui hait les gens en place, c'est le bohème loqueteux qui campe chez les bourgeois cossus. A la même heure où l'assommoir de M. Zola chante les héros en casquette molle des boulevards extérieurs et célèbre l'état d'âme des absintheurs, la Chanson des gueux de M. Jean Richepin nous raconte, en strophes mélodieuses, les idylles des soupentes et les églogues des trottoirs. Philologue, linguiste, musagète, notre poète lyrique nous sert un assortiment varié d'odes, de ballade, de virelais, de cantilènes truculentes, féroces, « arsouilles » même. C'est la catapultueuse épopée des truands du cabaret et de la rue.
Etourdi par ce vacarme, le badaud, candide s'imagine tout d'abord que la canaille a enfin trouvé son Homère ! Triste illusion ! La vérité, la froide et, sombre vérité se révèle bientôt à nos regards désenchantés. Cet horrifique lion du désert n'est qu'une descente de lit. Sous les oripeaux du matamore le fidèle disciple de Nicolas Despréaux se démasque et le classique incorrigible apparaît. La prosodie, la grammaire, la métrique de l'immortelle antiquité ne comptent pas de sujet plus respectueux et, d'épigone plus docile que cet Ajax toujours écumant que ce spadassin à la face barrée d'une horrible moustache. Sa poésie sort en droite ligne du Gradus ad Parnassum. Sous la mamelle gauche de notre lycanthrope bâtie cœur d'un avoué de première instance qui traduit gaillardement Horace entre deux référés. Pas une idée moderne ne carillonne dans le campanile de ce vieux temple païen. Ecoutez le sonnet que voici, par exemple :
Profite des hasards au rire bénévole
Prends les bonheurs sans voir quels caprices les font ;
Pendant que cette neige entre tes doigts se fond.
Serre-la fortement comme un trésor qu'on vole
Donne-toi tout entier à l'heure si frivole ;
Et, sachant de quels pas les minutes s'en vont,
Tâche au moins de jouir à plein cœur, jusqu'au fond.
………………………………………………………
Juge que cet instant n'aura pas de jumeau ;
Qu'on ne se baigne pas deux fois dans la même eau,
Et que l'occasion morte ne peut renaître.
Donc, avant qu'elle tombe au gouffre universel,
Dans un baiser furtif fais tenir tout ton être,
Ainsi que l'Océan tient dans un grain de sel.
Que vous disais-je ? N'est-ce point là tout le carpe diem de notre vieux Flaccus ? La vocation de Jean Richepin c’est de faire un sort aux lieux communs les plus vétustes. Le lieu commun, voilà son fief et sa partie ! Notez bien que Jean Richepin ne le rajeunit pas : il l'illustre, il l'illumine, il l'ensoleille, voilà tout. Au lieu de le cacher comme un eczéma, il l'arbore comme un drapeau et l'étalé comme une tache d'huile. Que lui importent les saluts narquois que nous adressons à ces vieilles connaissances ? M. Jean Richepin se drape dans sa gueuserie intellectuelle, comme le mendiant espagnol Lazarille de Tormes dans sa cape trouée.
La Chanson des gueux nous avait fait penser à Boileau, exaltant avec « une docte et sainte ivresse » la prise de Namur ; les Blasphèmes évoquèrent dans notre esprit ; l'image de Marseille jeune tendant le « caleçon » aux aficionados de la place du Trône. Même souquenille, mêmes boniments, même glossaire grandiloque. Mais là s'arrêtait l'analogie. Les biceps de Marseille étaient vraiment d'acier et son thorax d'airain ; on ne peut pas en dire autant des performances de M. Richepin. Le poing dont il menace le ciel est d'étoupe et la sonnerie qu'il fait vibrer, de fer-blanc.
***
Victor Hugo avait criblé les prêtres et les rois d'une mitraille de vers incandescents. M. Richepin ne pouvait naturellement dispenser de surenchérir. Quelle averse d'alexandrins furibonds ! Jamais on n'avait vu un impie "aussi "pluvieux. Vraie citerne, Richepin évacua, contre le ciel et la terre, un flot de poèmes aqueux, qui charriaient toutes les épithètes, toutes les métaphores : et tous les tropes ramassés dans le Thésaurus poeticus, de Quicherat. Ah ! l'Empyrée passa un méchant quart d'heure. Après l'avoir inondé, Richepin voulut l'escalader. Malheureusement, les rochers qu'il entassa étaient de carton. le poète trébucha dans le ruisseau.
Pour se nettoyer sans doute, voici ce que notre rhapsode se plonge dans le vaste sein d’Amphitrite. La Mer, l’Océan ! Toutes les paraboles, toutes les légendes, toutes les métonymies, toutes les catachrèses, toutes les interjections que le divin Neptune a, depuis six mille ans, inspirées aux poètes latins, grecs, égyptiens, assyriens, chinois, turcs et même français, Jean Richepin les assume et les exhale dans une copieuse épopée où rien ne manque, -rien que le nescio quid. Personne ne s’entend, comme Richepin, à chiffonner la soie, à tordre les fils d’argent et d’or, à tendre le brocart, à draper le velours, mais toutes ces toilettes de contes de fées attendent en vain, hélas ! la princesse idéale, la Rosalinde ou la Cymbeline, qui doit les revêtir un jour. Sous ces robes de la reine de Saba, il n’y a jamais qu’une planche.
Bourgeois travesti en capitan, épicier couvert des loques de l’outlaw, si le chantre des gueux se livre parfois, comme dans le roman de Cervantes, à d’enragées estocades contre des outres gonflées d’un noir Valdepenas, ce n’est point pour répandre sottement le vin, comme don Quichotte, mais pour le lamper, comme Sancho Pança. Sa cape rouge dissimule insuffisamment l’âme d’un parfait notaire. Je me hâte d’ajouter que ce tabellion rangé a fait d’excellentes études, et qu’il sait par cœur tous ses classiques, depuis Claudien jusqu’à Pétrone. Cela se voit d’ailleurs plus qu’on ne se l’imagine, dans les rangs du notariat. Mais il faut être loyal : M. Richepin surpasse tous ses émules par l’abondance et la richesse de ses matériaux. C’est le roi des élèves de rhétorique, c’est le prince de la métonymie, c’est le marquis de la catachrèse. Les autres ne possèdent qu’un modeste cahier d’expressions. Richepin a, lui, toute une armoire.
Oscar Havard.
Paul Desachy, « Chez Jean
Richepin », Le
Rappel, 15 Février 1897, p. 1.
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Le « Chemineau » à l’Odéon – La poésie des paysans – Interprètes et décors – La prédiction d’Emile – Les débuts d’un auteur célèbre –
Une pièce nouvelle de M. Jean Richepin est toujours un événement littéraire. A la veille de la représentation du Chemineau dont l'Odéon donne demain la répétition générale, il était intéressant de demander à l'auteur lui-même quelques détails sur sa dernière œuvre.
C'est avec la meilleure grâce du monde que l'écrivain s'est prêté au supplice de la question, dans cet original cabinet de travail, encombré de bibelots rares, d'étoffes riches, de livres aux symboliques reliures, d'instruments de musique et d'armes bizarres, le cabinet de travail de la petite maison de la rue Galvani, où Jean Richepin s'est créé un coin de campagne rustique, (n'y a-t-il pas un pré où broutent des chèvres) à deux pas du bourdonnement de la grande ville.
— « Il y a longtemps, nous dit-il, que je porte dans la tête le sujet du Chemineau. Il y a quelque temps que j'en ai écrit les cinq actes. La Comédie-Française, — qui a d'ailleurs déjà une grosse pièce à moi, la Martyre, au programme de sa saison prochaine, — s'effraya du côté un peu sombre, et peut-être aussi de la simplicité de mon drame, et me rendit mon manuscrit. M. Ginisty, se rappelant le destin de Pour La couronne, me le demanda immédiatement.
» Ma pièce sera, je crois, curieuse par l'essai que j'ai voulu y faire du drame lyrique et passionné joué par des gens simples, humbles, de petites gens. Son caractère distinctif, c'est la différence qui existe entre les sentiments élevés des personnages et la condition modeste de ces personnages.
Je me suis attaché à exprimer, par la langue que j'ai employée, quel lyrisme peut chanter dans l'esprit et dans la pensée de ces paysans asservis au dur travail de la glèbe, et quelles images, nées dans les chansons populaires, léguées avec elles des aïeux aux enfants, passent naturellement dans leur rude langage. C'est un peu la poésie du laboureur que j'ai essayé de traduire, comme autrefois j'ai voulu dire dans le Flibustier, la poésie du marin.
» Le Chemineau, vous savez ce que c'est : c'est le vagabond de la campagne, le bohème de la nature, l'homme qui va, comme le Juif-Errant de la légende, à travers les pays sans se fixer jamais à aucun, coupant les blés à la moisson, arrachant les betteraves à l'automne, semant le grain au printemps ; celui qui sait tous les métiers, chante les chansons le soir des longues veillées d'hiver, vétérinaire et médecin d'occasion, soigne les bêtes malades et reboute les jambes cassées.
» J'ai fait dans ma pièce l'étude psychologique d'un de ces indépendants dont les gros souliers ferrés s'usent sur les routes sans fin. Mon chemineau est un de ces gueux des champs que j'ai présentés déjà dans ma Chanson des gueux. Il a quitté son pays il y a vingt-deux ans et, quand il y revient, il se trouve en face d'un enfant dont il est le père et dont il ignorait la naissance, et vis à vis de ce fils il a un devoir à remplir : assurer son bonheur en lui faisant épouser la fille dont il est épris, réparer le mal inconsciemment commis par lui autrefois.
» La lutte intime entre le sentiment d'indépendance farouche de ce solitaire qui, dans son orgueil, ne veut avoir aucune attache avec la société, et la douceur de cette paternité nouvelle qui s'éveille en lui, voilà le sujet du drame psychologique.
» Une fois son devoir de père accompli, le bonheur de l'enfant assuré, il pourrait profiter de sa bonne action, trouver à ce foyer la tranquillité, le repos des vieux jours. Mais l'instinct de l'indépendance, l'amour de la liberté, de la grande route reprennent ce vieillard de cinquante ans, et, après l'adieu aux fieux, il décroche son bâton, recharge son bissac et repart pour l'éternel voyage.
» Le Chemineau, ce sera M. Decori, mon vieux camarade, que j'ai fait engager à l'Odéon pour l'interprétation de ce rôle ; les autres personnages, MM. Chelles et Janvier et Mme Segond-Weber. Il y aura chez cette dernière artiste une curieuse transformation. Agée de dix-huit ans au prologue, elle en aura quarante au second acte et obtiendra cette différence d'âge sans rider son visage ni blanchir ses cheveux. Une nouvelle disposition de la coiffure seulement et l'alourdissement du geste suffiront à donner l'impression voulue.
» M. Paul Ginisty, qui connaît à fond son métier de directeur, a fait peindre deux décors par Chaperon, qui, je crois, seront d'un certain effet. L'un et l'autre représentent le même paysage, mais à vingt-deux ans d'intervalle également. Au premier ce sont des blés, à l'époque de la moisson ; au second ce sont des labours : au lointain le même village bourguignon. Mais des routes nouvelles ont été tracées, et seul le chemineau reste le même dans cette transformation du pays. »
Il est curieux de faire remarquer, à propos de la représentation du Chemineau à l'Odéon, que c'est la première fois que l'auteur de Nana Sahib se trouvera joué au second théâtre français.
Ainsi s'accomplira la prédiction d'Emile, l'ancien garçon de bureau de la direction.
Il y a quelque vingt ans en effet, lorsque Richepin s'amusait avec le chien de cet humble fonctionnaire sous les galeries de l'Odéon, Emile se plaisait à lui répéter :
— Un jour, jeune homme, vous aussi vous y entrerez dans ce lieu sacré !
Hier, l'auteur du Chemineau a rencontré Emile dans l'escalier de la direction. Alors, lui frappant sur l'épaule :
— Vous avez eu raison tout de même Emile. J’ai fini par y entrer !
PAUL DESACHY.
J. Lego, « Odéon », La Patrie, 17 février
1897, p. 2.
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Avant le Chemineau, drame en vers, en cinq actes, dont un prologue, de M. Jean Richepin
Le chemineau de mon drame, a dit M. Jean Richepin est un personnage échappé de la Chanson des Gueux...
Sachant cela, on ne peut s’empêcher, emporté en un rêve, de revivre l’épopée qu'écrivit le poète sur les gueux des champs ; on revoit les fiers miséreux qu’il campa si audacieusement en face du bourgeois effaré.
Quel sera donc ce chemineau ? Tiendra-t-il du vieux jeteu d’sorts, du preneu d'âmes ; aura-t-il le cynisme des vrais gueux raillant la canaille qui trime dur, ferme et longtemps ; sera-t-il simplement le bon gueux qui rôde, maraudant au hasard de sa faim ?
Le chemineau de M. Jean Richepin, si l’on en croit les indiscrétions commises, tiendra un peu de tous ces bougres ; allant, jeune, où le pousse sa fantaisie vagabonde, il ne travaillera qu’à ses heures, durement, mais point longtemps. Le pain du jour lui suffira ; il ne songera jamais à celui du lendemain.
L’auteur nous montrera un chemineau, brave et bonne créature au fond, essayant de racheter une faute commise par lui en sa jeunesse. Passant jadis dans un village, une paysanne lui a plu et il a plu à celle-ci ; il aurait pu, s’arrêtant, se fixant au pays, faire souche, tout comme un autre, d’honnêtes contribuables, mais non.
Là-bas c’est le pays de l'étrange et du rêve,
C’est l’horizon perdu par delà les sommets,
C’est le bleu paradis, c’est la lointaine grève...
Laissant derrière lui, la pauvre fille en pleurs, il est parti, la chanson aux lèvres ;
Chantez, mitaine
Et répondez, miton.
A la fontaine
On y boira, piston.
Un coup d' mitaine
Et ti ton traine
Un coup d'pictaine
Un coup dicton.
Tel est le point de départ du drame de M. Jean Richepin.
Faire parler des paysans — car l’action se passe dans un milieu essentiellement campagnard — n’allait point sans une certaine difficulté ; tout autre que notre poète eût certes chaviré dans le patois en honneur à l’Opéra-Comique ; M. Jean Richepin croit — et nous avec lui — qu'il a surmonté cette difficulté ; ces paysans, tout en employant le langage aimé des dieux, restent de vrais paysans, des gars bien en chair ; c’est-à-dire des personnages de « Richepin » et non de Claris, de Florian.
Le Chemineau comporte cinq décors ; le premier, celui du prologue, un champ de blé au temps de la moisson ; le deuxième, un intérieur rustique ; le troisième présentera une particularité assez curieuse ; il sera le même que celui du prologue, mais à une autre époque de l’année, au moment des labours et, comme vingt ans se seront écoulés, le village que l'on aura vu, au loin, petit, groupant, dans un fouillis d’arbres, ses maisons autour du vieux clocher, le village se sera agrandi; où se trouvait le champ de blé de jadis, une auberge se dressera, profilant son enseigne sur une route neuve. Ces deux décors sont signés Chaperon. Le quatrième nous montrera un verger ; quant au cinquième, ce sera, de nouveau, l’intérieur rustique du deuxième. Aucun de ces décors ne vient d’Angleterre.
Peu à peu, à l’Odéon, avec le calme, le travail a pu reprendre très sérieusement ; la nouvelle troupe, qui tout d’abord semblait quelque peu disparate, a gagné, s’est fondue, formant un ensemble à peu près homogène.
L’interprétation du Chemineau se ressentira certainement de ce progrès. En tête des principaux artistes, il faut citer MM. Chelles, Decori, Janvier, Mmes Segond-Weber et Meuris.
M. Decori a été engagé spécialement sur la recommandation de M. Richepin qui, écrivant le Chemineau, avait en vue cet excellent artiste pour son principal rôle.
Mme Segond-weber, habituée plutôt à la tragédie, abordera pour la première fois l’emploi de paysanne. Detail intéressant : cette artiste, au prologue, est une jeune fille ; au deuxième acte, elle a vingt ans de plus ; on assure qu’alors elle sa vieillit sans avoir besoin de se grimer ni de faire grisonner sa noire chevelure ; grâce à un changement de coiffure et a un jeu autre, elle se transforme complètement.
Le Chemineau, avant de se voir accepté à l’Odéon, a passé par la Comédie-Française ; rue de Richelieu, on ne la trouva pas assez dans le ton de la maison et on le rendit à son auteur, qui ne s’en formalisa nullement.
***
M. Jean Richepin, qui descend, peut-être, des Touraniens, ces nomades de l’antique Asie — pour notre part, nous n’y voyons aucun inconvénient — est un fervent de l’athlétisme. Jadis, en sa jeunesse, il a tombé le grand, l'invincible Marseille à la foire de Neuilly. Aujourd’hui, plus rangé, il dédaigne descendre dans l’arène ; mais il cultive, chez lui, l'escrime, la canne, le bâton, le chausson, la savate et la boxe. Ayant un jardin, il pédale chaque matin ; il ne peut se mettre au travail sans avoir ses vingt kilos dans les jambes.
Si M. Jean Richepin fait une telle gymnastique, ce n’est pas uniquement par plaisir, non, c’est parce qu’il est convaincu qu’un littérateur, pour garder son cerveau en parfait état, doit soigner son corps, ses muscles. Rien de meilleur pour combattre la fatale névrose qu’un bel assaut de boxe ou de bâton.
Voilà qui ne ressemble guère aux habitudes de nos pauvres petits mignons esthètes.
Un mot encore ; pour éviter les rhumes et sans doute aussi pour se conserver les idées fraîches, l’auteur des Gueux, par tous les temps, hiver comme été, couche la fenêtre ouverte.
Nul doute, n'est-ce pas, qu’un tel gaillard n’ait fait du Chemineau un mâle vigoureux et sain ?
J. Lego
Un Monsieur de l’Orchestre,
« Les Théâtres » Le
Figaro, 17 février 1897, p. 3.
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Odéon : Le Chemineau, drame en vers, en cinq actes, de M. J. Richepin.
Tant le soir de la première que dans l'après-midi de la répétition, j'ai entendu, sous les studieuses galeries de l'Odéon, bibliothèque en plein vent, de vives discussions à propos du Chemineau. J'aime ces discussions autour d'une œuvre dont on affirme le mérite et la valeur par la critique même. Mais il m'a paru que le tort commun des discuteurs était de croire qu'il n'y a qu'un théâtre, qu'une forme de théâtre ; ceux qui plaisent le mieux à leur goût. L'amateur de théâtre gai trouve « crevant » tout ce qui n'est pas un vaudeville farceur ; l'ibsénien n'admet pas une action claire, uniquement passionnelle ; l'anti-ibsénien a le tort de vouloir exclure le rêve et la préoccupation de l'au-delà ; l'ami de la poésie grogne à la réalité, et le réaliste à la poésie. De là, d'inutiles malentendus. L'éclectisme, qui n'exclut ni le choix ni l'enthousiasme, est plus sage, admettant qu'il y a dix formes d'art dramatique, et sachant prendre plaisir à chacune d'elles, quand elle est aux mains d'un artiste ou même d'un bon et habile ouvrier.
Ainsi, pour le Chemineau. J'ai entendu dire par des amateurs de pièces corsées : « Mais c'est une action enfantine, qui ressemble à toutes les paysanneries de G. Sand ! » par les amateurs de « tranches de vie » : « Mais c'est le contraire de la vérité, ces paysans !... Non seulement, ils parlent en vers, mais ils ont des sentiments que les terriens ignorent et philosophent sur le devoir comme en Sorbonne ! » Et ainsi de suite. J'ai même entendu qualifier le Chemineau de livret d'opéra-comique et d'exercice de rhétorique. Je veux bien. Seulement, c'est d'une bonne rhétorique et j'aime mieux une bonne déclamation de rhétorique qu'une œuvre de génie — manquée. Et le public a été de cet avis, faisant à l'auteur un tel succès que, contraint et forcé, j'imagine, il a dû paraître lui-même sur la scène ! Il y a, d'ailleurs, dans le Chemineau, un peu plus que ce que je viens de dire et une pièce même qui n'est pas sans habileté. Un chemineau, vous le savez, c'est un ouvrier de campagne errant, faisant un peu tous les métiers. Celui-ci les sait tous. Pour le moment, moissonneur habile et entraînant les hommes par ses chansons, il a scié les blés chez le fermier maître Pierre. Incidemment, il a guéri ses bestiaux malades et fait un enfant à Toinette, la servante. Pour toutes ces raisons, Pierre aussi bien que Toi nette voudraient garder le chemineau au pays. Mais celui-ci est un fantaisiste in traitable qui fuit dès qu'il sent quelque menace pour sa liberté. Que si M. Richepin ne nous laisse pas entrevoir qu'il est bohémien quelque peu, c'est que les tziganes ont compromis leur renom par leur ardeur à accepter des installations permanentes...
Vingt ans se passent. Toinette, déjà aimée au prologue par le paysan François, est épousée par lui sitôt après le départ du volage chemineau. Un fils est né, Toinet, que tout le monde tient pour le fils de François, sauf maître Pierre, qui sait le secret de Toinette. et a voulu s'en servir pour garder le chemineau. François, jadis garçon de ferme chez Pierre, est devenu petit propriétaire. Pierre lui en veut et le hait. Et, entre ce Capulet et ce Montaigu, s'interpose en vain Juliette, je veux dire Aline, la fille de Pierre, qui aime Toinet. Mais les pauvres enfants se sont en vain fiancés, avec le consentement de Toinette. Le riche et orgueilleux Pierre ne veut pas donner sa fille au fils de son ancien valet. Et quand François, déjà malade et frappé d'une attaque, demande raison à Pierre non tant de son refus que du mépris qu'il témoigne pour Toinet, Pierre lui répond que sa fille n'est pas pour le bâtard du chemineau. A l'insulte, ou à la révélation, François fait un effort suprême, se lève de son fauteuil et retombe, frappé d'une seconde attaque.
Le refus de Pierre, la maladie de François ont jeté Toinet dans un désespoir affreux qui le pousse à chercher l'oubli dans l'ivresse. C'est ainsi que nous le voyons venir, pour boire, au cabaret de Thomas, où la brave patronne, Catherine, le fait coucher et dormir à l'ombre, dans la grange. Là vient le chercher sa mère, inquiète, qui se couche à ses côtés et veille sur son sommeil. Et voilà que survient le chemineau, vieilli, mais chantant toujours sa chanson. Il ne reconnaît pas même le village témoin de ses amours d'autrefois ! Mais Thomas et son compère Martin, avec qui il boit un verre, se remémorent ce chemineau avec qui ils travaillèrent jadis. Il se retrouve alors, se rappelle le passé. Il apprend le drame qui a éclaté chez François, jadis son rival et son ennemi, et comment en est victime ce Toinet qui est peut-être son fils. Il veut parler au gars, le connaître au moins. Catherine, qui a quelque soupçon de la vérité, s'arrange de façon à ce que le chemineau revoie aussi Toinette : repris par les souvenirs, saisi de pitié pour son ancienne amie et pour son enfant — car il ne doute plus de sa paternité — le chemineau reste. Il arrangera tout.
Ceci forme un petit drame simple, exquis par sa simplicité même. Ce ne sont que des tableaux de la vie champêtre, un peu arrangés par un Florian romantique, mais délicieux, une fois qu'on est entré dans une convention qui n'est même pas plus de la convention que celles du théâtre a rosse ou réaliste. J'aime moins les derniers actes. Le chemineau conquiert les bonnes grâces de Pierre en guérissant ses vaches une fois encore. De plus il lui fait peur en se laissant prendre pour un sorcier. Toinet épouse Aline, et le vieux François meurt, pendant la nuit de Noël. Avant de mourir, resté seul avec le chemineau, il lui ordonne d'épouser Toinette. Mais le chemineau, épris de liberté, se sauve, laissant François à l'agonie. Il se sauve par la neige et même sans chapeau. C'est excessif. Le parti pris littéraire reparaît. On n'est pas, en Brie, Touranien à ce degré ! Et malgré les beautés de la forme, qui est presque toujours égale à elle-même, ces deux actes ont été plus froidement accueillis.
Le Chemineau n'en reste pas moins une œuvre intéressante, d'un joli travail, qui sera écoutée avec plaisir par ceux à qui les pures lettres suffisent pour l'intérêt d'une soirée. Elle est bien jouée par M. Chelles, tout à fait vrai, pittoresque et émouvant dans le rôle de François. C'est M. Decori qui, incarne le chemineau. Je l'ai beaucoup goûté dans les premiers tableaux. Ce n'est peut-être pas sa faute si, quand il est avec Pierre, il tourne au Tabarin, car Tabarin hanta M. Richepin, dont j'aime bien mieux l'admirable émotion que la gaieté un peu factice et savante. M. Janvier joue en réaliste très sûr maître-Pierre, ce riche et dur fermier, dont le rôle est la part faite à la réalité. Enfin, M. Garbagni et M. Prince font un couple amusant de paysans madrés, madrés jusqu'à ne pas ignorer eux-mêmes qu'ils sont drôles. Il ne faut pas oublier M. Denel, excellent dans Toinet. Le principal, presque le seul rôle de femme est tenu par Mme Segond-Weber qui y est remarquable, et n'aura guère, pour jouer le théâtre moderne, qu'à se faire un peu plus simple. Je n'ai pas grand'chose à dire de Mlle Archainbaud (la cabaretière) et j'aime mieux ne rien dire du tout de Mlle Meuris, qui joue Aline.
Henry Fouquier.
P.-S. — Je ne puis que signaler une séance intéressante de la Bodinière, où, sous le pseudonyme de J. de Sainctré, un avocat qui porte un nom estimé dans le monde théâtral et qui a été, je crois, sous-préfet, comme tout le monde, a débuté à la fois comme conférencier et comme chanteur. Double succès dans les « chansons anciennes » et les « rondes populaires», ainsi que pour Mme A. Bonheur, qui lui donnait la répliqueavec sa grâce ordinaire. — H. F.
Un Monsieur de l’orchestre,
« La soirée », Le
Figaro, 17 février 1897, p. 3.
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A l'Odéon, hier soir, M. Richepin me racontait ses plus lointains souvenirs sur l'Odéon :
— Il y a bientôt vingt-cinq ans, nous étions trois jeunes gens, Bouchor, Ponchon et moi, qui demeurions dans le Quartier. Quand nous avions de l'argent, nous allions au café Tabouret qui était là, tout près ; quand nous n'en avions pas, nous allions au Luxembourg ou, quand il pleuvait, sous les galeries de l'Odéon. » Nous avions trouvé un moyen très pratique, et pas coûteux, d'écrire nos rendez-vous : c'était au bas de l'affiche du théâtre. Comme nous ne quittions jamais le Quartier, nous passions là plusieurs fois par jour, et ainsi nous étions toujours au courant de nos déplacements et villégiatures. A la longue nous avions fait connaissance avec Emile, le concierge célèbre de l'Odéon, qui est devenu le conservateur du monument.
» Nous nous étions d'abord liés avec son chien, Mouton, une bête excellente qui comprenait très bien la plaisanterie : ainsi, nous lui mettions un tas de papier dans la gueule en lui disant : « Tiens, c'est un manuscrit, va le porter à l'Odéon. » S'il avait vécu, je suis sûr, tant il avait de cordialité, qu'il y aurait porté le Chemineau avec plaisir. » Donc, pour en revenir à Emile, il avait deviné en nous des apprentis hommes de lettres, et il nous témoignait de la sympathie. Je me rappelle qu'il me disait : « Eh bien ! voyons, » quand m'apporterez-vous une pièce ? » je lui répondais : « Ça viendra peut-être, monsieur Emile. » Je lui rappelais tout cela l'autre jour, et j'ajoutais : « Eh bien ! vous voyez, Emile, que tout arrive ! » Il y avait quelque chose de touchant et un je ne sais quoi de mélancolique à entendre M. Richepin raconter, avec sa bonne simplicité, ces histoires rétrospectives, devant cette salle bondée d'enthousiasme (car la salle était très, très chaude), devant ce Président de la République venu pour écouter les vers de l'ami de Mouton, le chien d'Emile. M. Félix Faure était accompagné de Mme Félix Faure et de Mme Berge. Il a fait appeler M. Richepin, après, le 3e acte, et l'a félicité de son grand succès. Et, comme il faisait allusion au court séjour qu'avait fait sa pièce au Théâtre-Français, l'auteur a répondu qu'aujourd'hui il ne regrettait rien, car il n'était pas sûr d'avoir à la Comédie-Française une interprétation valant celle de l'Odéon!... » M. Rambaud et M. Roujon assistaient à ce petit colloque.
Le Président a ensuite manifesté le désir de féliciter les artistes. Mais il n'y a pas de communication de la scène à la loge présidentielle : il a fallu que les artistes passassent en monôme par les couloirs du public. Ils étaient, naturellement, dans leurs costumes de paysans, et le public, faisant la haie sur leur passage, s'amusait à les apostropher et à les acclamer. C'était drôle comme tout. Après le 5e acte, le public a fait une ovation indescriptible aux interprètes, et finalement y mêla le nom de Richepin. Quatre fois les artistes sont revenus saluer. Et, pendant que les spectateurs à leurs places, le Président debout dans sa loge, attendaient que l'auteur se montrât, une scène amusante se passait derrière la toile. Tous les artistes appelaient M. Richepin qui s'était réfugié au fond de la scène :
« Mais venez donc ! mais venez donc ! »
« Mais non, ça ne se fait pas, c'est inutile, laissez-moi tranquille ! » Alors, les machinistes se mirent de la partie. Quatre d'entre eux se posèrent devant lui et lui dirent :
— Monsieur Richepin, sauf vot' respect, si vous ne venez pas, nous vous empoignons de force !
Et, en effet, prenant l'auteur du Chemineau par le bras, le poussant derrière le dos, les quatre gaillards (et ils avaient fort à faire, car M. Richepin est d'une force herculéenne) l'entraînèrent devant la porte du décor où il fut cueilli par ses interprètes, Mme Segond-Weber en tête. Alors, n'osant pas résister davantage, il dut s'avancer devant la rampe où l'accueillit une dernière et interminable ovation.
Et c'est ainsi qu'en une semaine, nous avons pu compter trois grands succès au théâtre !
Un Monsieur de l'Orchestre.
Ch. Formentin, « Jean
Richepin », La
Presse, 17 février 1897, p. 4.
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J'ai beau vivre en France ; je ne suis ni Latin ni Gaulois ;
J'ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,
Un torse d'écuyer et le mépris des lois.
Ainsi chante quelque part le poète du Chemineau que l'Odéon jouera ce soir. Cet exubérant, ce gars au large torse, à la peau ambrée, cet athlète qui aime les effets de muscles et se fait gloire de ses biceps, a cependant, bien bourgeoisement, sucé la moelle classique à l'Ecole normale. Là, nourri de grec et de latin, il a cueilli des diplômes et ramassé, par brassées, des lauriers universitaires.
Un jour, il s’éclipsa de la rue d’Ulm, après-avoir, pendant de longs mois, vécu dans l'intimité de Villon, de Marot, de Rabelais et de Régnier. De ces quatre ancêtres, le premier surtout lui a laissé une impression profonde : son premier volume de vers semble un hommage reconnaissant au vieux maître François. Richepin publie sa Chanson des Gueux : en des strophes tour à tour libertines, railleuses, espiègles, éloquentes, gaies, il chante les déshérités de ce monde, les mendiants, les escarpes. De la plus vulgaire et de la plus misérable de toutes les conditions, il dégage une poésie intense, et à force de franchise et d'audace, atteint l'idéal même de l'art. Mais la justice bourgeoise de notre pays prend peur, ferme le livre osé avec de grands signes de croix, poursuit le poète, le condamne, lui enlève ses droits de citoyen et venge de cette façon la morale outragée ! Richepin hausse les épaules de dédain, purge sa peine et disparaît. Quelque temps après, nous le retrouvons à Marseille, dirigeant je ne sais quelle feuille mort-née. Les indigènes de la Cannebière ont bientôt adopté le journaliste parisien : son portrait s'étale à toutes les vitrines des libraires, â côté de celui de Clovis Hugues, déjà illustre. Et le contraste est pittoresque entre la tête hirsute et ravagée du poète provençal et celle, calme, puissante, du Touranien dépaysé. Les femmes font les yeux doux à ce beau mâle qui promène, comme un étalon, ses reins cambrés dans les rues de la ville. Tant et si bien, qu'un matin de printemps, par un gai soleil le chansonnier des gueux conduisait par-devant M. le maire une jeune et jolie épousée.
On sait le reste : fatigué de son exil marseillais, les yeux pleins de ces horizons lumineux mais monotones, Richepin revient à Paris. Et alors commence véritablement sa fortune littéraire : poésies, romans, pièces de théâtre, chroniques, en quelques années, son œuvre devient considérable. Et le succès arrive, en dépit des critiques, que le poète appelle dédaigneusement des chapons.
Le voilà maintenant en pleine gloire ! Qu'importe, après tout, pour la littérature, ce qu'il peut, y avoir de bizarrerie, d'extravagance ou de folie dans la vie de Richepin ! Qu'il se réclame de la race touranienne et méprise les Aryas, que dans des poésies truculentes il célèbre les « arsouilles » et scande, en des refrains naturalistes, les hoquets du pochard et les jurons de l'escarpe ; que ses strophes blasphèment le ciel en chantant la terre et les mers, Richepin est un grand, un très grand poète. La langue qu'il parle est celle d'un lettré, d'un classique ; elle a la force, la clarté ; elle est nerveuse et souple, et on sent qu'elle s'est formée dans le commerce des vieux maîtres. Villon lui a donné la verve, Marot l'élégance, Rabelais la richesse et Régnier la grâce. Son vers est plein, sonore, d'une couleur bien accusée et d'un étonnant relief. On s'en apercevra ce soir, dans le Chemineau, ce type prodigieux de vérité et de pittoresque, et qu'on dirait échappé de la Chanson des Gueux.
Ch. Formentin.
Le Masque de fer, « Les débuts
de Jean Richepin », Le
Figaro, 18 février 1897, p. 1.
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On croit assez généralement que les premiers vers de l'auteur du Chemineau furent – comme disait Gautier des siens — « des vers de jeune homme et non un catéchisme ».
Et pourtant, rien n'est moins exact. « Les petites filles dont on coupe le pain en tartines » auraient pu lire la première, poésie de celui qui devait être le chantre des « Gueux ». Avant de célébrer le pays de largonji et la saveur des baisers qui sentent la dragée, Jean Richepin avait écrit, vers 1864, une gigantesque épopée de quinze ou seize mille vers dont le héros était... le Melon ! Circonstance atténuante : le jeune poète, qui faisait alors sa rhétorique à Douai, n'avait que seize ans.
A. Biguet, « Premières
représentations », Le
Radical, 18 février 1897, p. 2.
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Un grand enseignement, – point nouveau, mais il est des choses qu'il faut souvent répéter – se dégage du drame de M. Jean Richepin. Le poète, pour nous peindre ses héros et nous initier à leur état d'âme, n'a nul besoin de couper un cheveu en huit, il ne crée point des natures d'exception, des névrosés, des agités, des pervers comme dans la Douloureuse, pour nous crier : « Voilà la Société ! » ; il ne nous offre point des personnages de composition factice, débitant avec une audacieuse sérénité des énormités, ainsi que l'a voulu M. Paul Hervieu dans la Loi de l'Homme. Non, Richepin est un poète, un artiste, par conséquent un simple, et va droit son chemin, semant sur la grand'route, la route de son Chemineau, les bonnes et réconfortantes paroles, se gardant bien, éducateur du peuple, de corrompre son entendement par l'analyse subtile et inutile de caractères et de mœurs, choisis à dessein, dans des catégories toutes spéciales, et que l'on prétend nous donner comme étant l'exact reflet de l'humanité.
Oh ! je sais bien ! on me répliquera : « Croyez-vous que le Chemineau de Richepin existe ? Offrez à celui que vous rencontrerez mendiant sur les chemins bon gîte et bon souper, et vous verrez bien s'il n'acceptera pas avec empressement votre offre généreuse. Donc votre Chemineau est un personnage de pure convention. »
Mais certainement c'est un personnage de convention ; c'est mieux encore, c'est une Fiction. Ce Chemineau est l'Homme, le Misérable, allant, par la vie insouciant, la chanson aux lèvres, l'espoir au cœur, tout heureux, sur la route ensoleillée, de jouir du plus cher des biens, de la liberté !
Et c'est pourquoi il soulage les affligés, ceux qui ne chantent point, les malades, qui ne connaissent plus la joie de courir par les chemins. Le Chemineau a pour mission de cheminer. Marche ! marche ! lui crie la Nature, et tel le Juif-Errant, le Chemineau ne se repose point. D'ailleurs s'il s'arrêtait un jour, il perdrait sa joie. Pour être gai, il ne faut point vieillir, et en marchant,
On ne voit que des gens nouveaux : ça rajeunit !
Et voilà pourquoi le Chemineau, après avoir fait la moisson chez maître Pierre, après avoir aimé — durant que l'on coupait les blés — la belle Toinette, s'éloigne, refusant les offres du maître, de belles offres, car le Chemineau, un peu sorcier, vaut son prix ; il part, refusant l'amour de Toinette, le bonheur entrevu dans l'enfant espéré, dans l'achat du champ. Va, Chemineau, chemine : Tu ne peux être ni époux, ni père, ni propriétaire. Tu es le Misérable ; sois libre.
Tel est le beau prologue.
Vingt années se sont écoulées : Toinette a épousé un paysan, François ; elle a un fils, Toinet, le fils du Chemineau. François, qui a aujourd'hui quelque soixante-dix ans, possède une ferme et de nombreux enfants : mais, hélas ! il est cloué dans son fauteuil par la maladie. Puis maître Pierre, jaloux de son ancien valet de ferme, s'ingénie à le faire souffrir, tout d'abord en lui jetant à la face que son fils est bâtard, et surtout en lui ordonnant de le chasser du village, pour qu'il ne rencontre plus sa fille Aline, assez bête pour s'être amourachée de lui ! Et il l'accuse d'avoir projeté l'affaire ! Point n'est besoin pourtant de rendez-vous pris à l'avance :
Les champs ont des sentiers l'église a des recoins,
et l'amour est malin.
François, dans une suprême défense de Toinet, tombe évanoui, tandis que maître Pierre se retire terrible et menaçant.
Le désespoir est chez les François. Le vieux est paralysé. Toinet erre, d'auberges, en auberges, buvant, inconscient, hébété, anéanti. La pauvre Toinette est toujours sur ses traces, pour le ramener au désole logis.
Maître Pierre a tenu parole : il s'acharne après ses victimes ; il veut leur mort et leur ruine. Mais lui-même est-il heureux ? Aline n'est-elle point souffrante ? Ses troupeaux ne sont-ils pas malades ? Serait-ce la punition de son crime ?
Un jour que Toinet, titubant, l'œil morne, le cerveau en fièvre, traversait la route une brave aubergiste lui offrit le repos sui la paille, dans l'écurie ; un lit de roi, pour notre vagabond. Et Toinette, qui est toujours sur les talons du gars, se donne la joie de contempler son sommeil.
Un homme vient à pas cadencés, chantant gaiement, là-bas, dans le sentier : c'est le Chemineau qui, mis au courant, par les gens du village, des malheurs de Toinette, et apprenant qu'elle a un fils – le sien peut-être ! – s'arrête, hésitant. Pour suivra-t-il sa route ? Oui ! Mais après avoir sauvé le gars, embrassé la mère, et joué bon tour à maître Pierre.
Et d'abord plus de tristesse ! Voici Toinette qui reconnaît son Chemineau, et qui accepte avec empressement l'offre de son appui ! Voici Toinet ! Allons, de la gaieté, fichtre ! Un peu de soleil dans cette âme sombre, et le Chemineau chante… il chante ! et il pleure.
Rien n'est plus émouvant que cette grande et simple scène où se manifestent les plus élevés sentiments : la bonté et le dévouement.
Le Chemineau, en peu de temps, a remis tout son monde sur pied. Maître Pierre, le sachant malin, quelque peu « jeteux de sorts », lui a offert de beaux écus s'il voulait guérir sa fille, ses bœufs et ses moutons. Le Chemineau a refusé : il lui faut Aline pour la donner à Toinet. Marché conclu. Il a soulagé François et rendu la ferme prospère : tous sont heureux.
Pourquoi ne vivrait-il point au milieu de ceux qu'il aime ? Pourquoi continuer la vie errante ? Mais le Chemineau ne peut vivre entre quatre murs ! il lui faut le chemin, l'infini chemin. Pourquoi, lui, qui a vaincu le maître Pierre, lui, le Misérable qui a triomphé du Patron, manquerait-il à son devoir ? N'a-t-il pas dit :
Je pense aux blés coupés qui ne sont pas les nôtres.
Et dont les épis mûrs font du pain pour les autres.
Il n'y a point de blé pour lui ; il ne doit pas manger le pain de la ferme, il ne peut avoir de foyer.
D'ailleurs, dans le village, on prétend qu'il épousera Toinette ! Le vieux, qui sent sa fin prochaine, lui recommande de prendre son alliance, lorsqu'il sera mort, pour la passer au doigt de la veuve ?
Allons, Chemineau, tu ne peux manger de ce pain là ! Tu es le Misérable, sois libre ! va, Chemineau, chemine !
Jean Richepin nous a donné hier une délicieuse sensation d'art : grand poète, par l'idée, par la l’idée, par la forme, il nous a émus, par cette symbolique légende, ce vibrant plaidoyer pour l'Humanité.
Avec quelle clarté il a développé sa saine philosophie, nous prouvant, qu'il sait, tout aussi bien qu'un autre, analyser l'individu ; et il a au moins le mérite de ne point aller choisir exclusivement des personnages assemblés selon le bon plaisir de l'écrivain qui n'est qu'un observateur de fantaisie ou de parti pris.
Le drame de Richepin est un poème de haute portée ; l'air pur y circule, et cet air est bien rare en ce moment : aussi éprouve-t-on vive joie à le respirer à pleins poumons.
Et voilà pourquoi Le Chemineau a obtenu un très vif succès.
L'interprétation, est de premier ordre : c'est d'abord M. Decori qui est le Chemineau, par l'allure, la démarche, la voix le Chemineau simple et grand, fidèle à sa mission tout naturellement ; le Chemineau du poète, qu'il rend à la perfection ; c'est M. Chelles, un père François très étudié ; M. Janvier, l'impitoyable paysan et Prince, et Carbagni, et Denel qui ont chacun contribué, par leur talent, à ta réus sile de l'œuvre. C'est enfin Mme Segond-Weber, très dramatique dans Toinette, et Mlle Archaimbaud, une délicieuse aubergiste.
M. le président de la République, accompagné de Mme Faure, de Mlle Lucie Faure de M. et Mme Léon Barthou, assistait à la représentation.
M. Félix-Faure ayant exprimé le désir de féliciter l'auteur et les artistes, M. Paul Ginisty, directeur de l'Odéon, et M. Georges Bourdon, administrateur, ont conduit, après le troisième acte, M. Richepin et ses interprètes dans la loge présidentielle. A leur passage dans les couloirs de longues ovations les ont accueillis.
A la chute du rideau, après que M. Chelles eût fait l'annonce d'usage, le public a réclamé l'auteur avec une telle insistance, que M. Jean Richepin, qui se refusait à paraître, dut, poussé et entraîné par les acteurs, se montrer sur la scène.
La soirée d'hier a été, pour lui, triomphale.
A. BIGUET.
Maurice Bouchor, « Les débuts
de Jean Richepin », Les
Annales politiques et littéraires, 21 février 1897,
p. 116-117.
Sans doute ce n'est pas de la critique littéraire que l'on attend de moi. Il y a des juges plus compétents et surtout plus impartiaux.
J'ai connu Richepin très jeune, mais déjà homme, et dans tout l'éclat de son précoce talent, alors que, grand collégien réfractaire au discours latin, je bégayais mes vers d'adolescent. Mon admiration pour le poète accueillant et fraternel, qui représentait si bien la corporation, fut aussi naïve que durable. Les quelques années qui nous séparent deviennent, je crois, de plus en plus courtes, et je finirai peut-être par avoir le même âge que Richepin ; mais j'aurai toujours, devant lui, l'invincible illusion qu'il est pour moi un frère aîné, indulgent à mes jeux d'écolier. Si je ne crois pas devoir juger l'œuvre du poète, je n'ai aucune raison de cacher mes préférences. Je sais tout ce qu'il y a de force, d'éclat, de richesse, dans l'infatigable production d'un homme qui lasse la critique et charme le public par un entassement d'œuvres toujours bien construites, de forme irréprochable, sans trace de lassitude. J'admire comme il convient drames, romans, comédies, poèmes, dans leur magnifique succession ; mais, s'il fallait dire en toute sincérité mon goût personnel, j'avouerais ma prédilection pour tout ce qui est chanson dans l'œuvre de Richepin.
Je ne suis pas très disposé à admettre une rigoureuse classification des genres ; si j'en acceptais une, à coup sûr ce n'est pas la chanson que je mettrais à une place humiliante. Elle est au contraire de la quintessence de poésie, et, en s'exprimant avec l'exagération nécessaire, on peut déclarer que tout le reste n'est qu'une superfétation. Or, s'il a été dit de Thomas Fielding : « Il fit la Chanson de la Chemise », et si cette épitaphe lui fut une gloire suffisante, que ne dira-t-on pas de Richepin, qui a fait tant de chansons merveilleuses !
Il est possible, je le confesse, que nos plus anciens souvenirs d'amitié et de vie commune soient pour quelque chose dans ma prédilection. A un moment où la passion du Folk-Lore était, je crois, beaucoup moins répandue qu'aujourd'hui, nous fûmes tout d'abord et très intimement liés, Richepin, Ponchon et moi, par notre goût commun pour les chansons populaires. Notre plus grande joie était d'en recueillir de nouvelles par voie orale, et ce n'était pas toujours, comme on pense, dans les salons du meilleur monde que se faisaient nos trouvailles. Il faut dire, en outre, que les choses grossières ou délicates (la chanson populaire va aussi loin dans l'ordurier que dans l'exquis) nous plaisaient également. Mais quoi ! un vent de naturalisme soufflait alors, même avant les brutalités de Zola ; Baudelaire nous avait habitués à bien des choses ; et dans Rabelais, une de nos Bibles, nous admirions pêle-mêle le meilleur et le pire.
Il faut dire pourtant — et cela est bon à remarquer, après la révoltante erreur qui fit condamner pour « outrages aux mœurs » l'auteur de la Chanson des Gueux, — il faut dire que jamais il n'eut le moindre goût pour les choses malsaines, les gravelures, les sous-entendus à la mode. Nature éminemment virile, droite, robuste, il aima la sève populaire pour ce qu'elle a de généreux, et il lui fut indifférent qu'elle charriât quelques impuretés. Il a gardé jusqu'à présent une grande truculence de langage (sauf au théâtre, car il a trop de tact pour parler à une foule comme à un lecteur isolé) ; mais, sans recommander aux jeunes filles la lecture de tous ses livres, je pense qu'ils ne pervertiront jamais âme qui vive.
Richepin est un être profondément bon, et sa meilleure inspiration poétique a été, selon moi, un très vif sentiment de tout ce qui est peuple, une affection vraie pour les simples, les humbles, les petits, pour ceux qui, médiocrement cultivés, ont le cœur droit et l'âme tendre, travaillent avec courage ou souffrent avec résignation. Je sais bien qu'il nous parle beaucoup des gueux et des révoltés. A coup sûr il a une extrême indulgence pour tous les égarés d'en bas, trop souvent victimes d'un ordre social dont l'injustice est le tourment de ceux qui en bénéficient, à moins que leur égoïsme ne soit tout à fait invulnérable. Il aime aussi les aventures, l'imprévu, la poésie d'une vie libre et errante, les loques pittoresques. Mais je reste sceptique devant certains égorgements touraniens, qui me semblent plutôt inspirés par l'amour de la pourpre que par le goût du sang ; dans l'admirable chanson des « Petiots qui ont bien froid » je sens beaucoup plus de pitié que de haine ; et je crois que Richepin a voulu simplement s'amuser lorsqu'il a glorifié certains héros de Montmartre. Mais le poète qui a trouvé tant de vers comme celui-ci :
C'est triste pour un vieux de n'être pas grand-père,
et qui a écrit le Bouc aux enfants, la Petite qui tousse, Du mouron pour les p'tits oiseaux ; l'auteur de la chanson de la Glu, de toutes les Matelotes, et surtout de ce poignant chef-d’œuvre : le Mauvais Hôte ; le créateur du mathurin Gillioury, du vieux brisquard Pérou, du jovial père Legoëz, — voilà le vrai Richepin, le plus naïf et le plus sincère, par suite le plus poète et le plus original ; et ce Richepin-là a senti battre le cœur du peuple, il a exprimé dans le plus savoureux langage ce qu'il y a de meilleur en lui.
X
Avant qu'elles prissent corps en de solides volumes, toutes ces chansons dignes de voltiger sur les lèvres des hommes, je les ai vues éclore çà et là, au petit bonheur de l'inspiration et au cours de nos interminables promenades
De l'Odéon pensif aux tristes Batignolles,
bien tristes, à coup sûr, si notre passage ne parvenait point à les égayer ! Richepin n'était pas le seul à cueillir des chansons. Chacun de nous faisait sa gerbe en chemin, avec plus ou moins d'art, de goût, de fantaisie ; et, suivant l'expression de l'un des nôtres, dont la raison s'est éteinte depuis, les rimes étaient des oiseaux que l'on prenait d'un grain de sel sur la queue. Il ne nous suffisait pas de rimer ; nous mettions aussi nos vers en musique. Richepin est le seul d'entre nous qui ait gardé cette précieuse habitude, comme en témoignent les exquises chansons du Flibustier ou de Par le Glaive. Je crois que l'on ferait un gros recueil de ses mélodies. C'est lui qui mit en musique, avec un rare bonheur, la Chanson de Montmartre, aujourd'hui populaire, dont l'immarcescible Ponchon et moi-même, très indigne, nous avions rimé alternativement les couplets. On dit que les plus lointains souvenirs sont ceux qui gardent le plus de fraîcheur dans l'esprit des vieillards. C'est bien ce qui m'arrive. Je retrouve la première vision que j'eus de Richepin, devant la grille du Luxembourg, un jeudi que, revêtu de mon mélancolique uniforme, je marchais avec un compagnon de chaîne sous l'œil distrait du surveillant. Mon camarade, jeune frère de Paul Bourget, me présenta au poète. Comme il me parut beau, svelte et charmant ! J'admirai sa noire chevelure bouclée, ses yeux de topaze, ses dents blanches, son brun visage viril et fin, encadré par une barbe légère qui laissait à découvert le menton puissant. Si ce vers des Caresses :
Le Syrien frisé qui sait les chants d'amour,
eût alors été fait et connu de moi, il me serait venu tout de suite à l'esprit. Il y avait dans la mise du poète quelque chose de personnel sans affectation ; je crois bien qu'il portait un gilet de velours grenat. A coup sûr, Richepin est un de ces hommes qui ne sauraient" passer inaperçus dans n'importe quel milieu ; et, comme ces hommes-là excitent facilement l'envie, on les accuse volontiers d'être « poseurs », pour peu qu'ils ne se dérobent point aux regards et qu'ils acceptent avec simplicité l'involontaire hommage qui leur est rendu. On aurait pu et l'on peut toujours appliquer à Richepin le joli vers que Catulle Mendès s'adressait, je crois, à lui-même :
Tu portes fièrement la honte d'être beau.
Mais je ne connais pas un homme plus simple que Richepin et dont l'attitude soit moins modifiée par les regards fixés sur lui. Tout ce qu'il peut y avoir d'insolite en lui tient à sa nature même de poète, et non pas à la plus légère velléité d'étonner la galerie. Aussi est-ce dans l'intimité, devant quelques amis ou même tout seul et pour son vrai plaisir, qu'il revêtirait un aspect tant soit peu excentrique au jugement des personnes correctes. Richepin aime le rouge avec une passion inouïe ; des bottes de cuir écarlate, signe incontestable de son origine touranienne, lui font grand bien aux jambes et accélèrent singulièrement le mouvement de ses idées. Quel mal voyez-vous à cela ? Rien n'est plus naïf, et par conséquent plus respectable, que son amour de la verroterie. Ses amis lui ont connu un rubis cabochon, gros comme un œuf de vanneau, qui avait probablement appartenu au grand Mogol ; et cela, remarquez-le bien, à une époque où le poète courait le cachet pour vivre, — non sans parfois s'arracher le pain de la bouche afin d'obliger tel ou tel camarade, qui devait plus tard l'éreinter à tour de bras dans une grave revue. La légende veut qu'un jour l'énorme cabochon se soit brisé en tombant sur le marbre d'une cheminée. Mais où irait-on, si l'on accueillait toutes les légendes ?
Comme je voudrais ne pas radoter d'une façon trop ostensible, il me faut écarter force anecdotes qui me reviennent en mémoire et que j'ai dû égrener, d'année en année, à mesure que mon infatigable ami lançait de nouvelles œuvres. Je crois avoir dit ailleurs les extraordinaires matinées dramatiques dont fut témoin l'atelier du peintre Tanzi, auteur de cette pensée d'une profondeur incalculable : « La nature, c'est des bruits qu'on fait courir. » Dans cet atelier furent représentés des drames qui dépassent en horreur ceux des prédécesseurs de Shakespeare, et où ne manquèrent jamais les meurtres, les scènes de folie et bien d'autres gentillesses.
Nous improvisions très rapidement ces œuvres farouches, et nous les apprenions de même. Un paravent était une maison ; un sommier, une tombe au clair de lune ; mais, dans les duels, on se chargeait avec tant de furie que les spectateurs poussaient des cris d'effroi. Les actrices étaient rares ; nous les remplacions parfois par les plus imberbes d'entre nous — comme au temps de Shakespeare ; — une de ces comédiennes improvisées est aujourd'hui auditeur au Conseil d'Etat ; une autre est l'amer et profond dessinateur Forain. Mais Richepin nous dépassait tous comme acteur ; aussi, bien des années plus tard, sa courte et splendide apparition sur les planches dans le rôle de Nana-Sahib ne nous étonna point. Le plus curieux, dans nos représentations, était probablement le public, racolé dans la rue des Carrières ou aux environs. Un jour que Ponchon, représentant un poète provençal, récita un sonnet écrit dans le goût de la Pléiade et dont je me rappelle le premier quatrain :
Or que la terre angevine s'honore
De Du Bellay, qui chante son doux Loir,
Ma Ciotat s'ira-t-elle douloir
Qu'en son honneur une voix n'est sonore ?
une partie de notre bon public fut aisément persuadée que la pièce était écrite, par endroits, en espagnol, ce qui, du reste, ne diminua en rien la fièvre de son enthousiasme. Cette représentation eut lieu au mois d'août, par une chaleur torride ; et Ponchon s'était rafraîchi tant de fois dans la coulisse, qu'en scène il enguirlanda son rôle de tous les souvenirs classiques dont sa mémoire était farcie : ce qui ne sembla point nuire à la clarté des situations. A la sortie du public, j'entendis un gros tailleur, qui avait failli mourir de suffocation, dire héroïquement :
— J'ai bien souffert, mais comme c'était beau !
X
Je ne finirai pas ces notes, écrites au hasard du souvenir et, je l'avoue, avec plus de tendresse que de suite, sans répondre à une question que je vois poindre dans les yeux de mon lecteur et surtout de ma curieuse et d'autant plus délicieuse lectrice : « Richepin sera-t-il sauvé » ? disent les beaux yeux un peu inquiets. N'en doutez point, madame, car le bon Dieu a beaucoup plus d'esprit que Richepin ne se l'imagine. Avez-vous lu Mes Paradis ? Pendant le premier tiers du volume, on voit le poète osciller entre des opinions contradictoires : heureux ceux qui doutent, car ils posséderont la Vérité ! Chose remarquable, la première opinion exprimée est souvent épicurienne ou superficielle, mais la seconde, réservée pour la bonne bouche, révèle presque toujours un secret idéalisme. La première dit :
Ne regarde pas les étoiles !
L'autre répond :
Mais que les étoiles sont belles !
Regarder en face les étoiles, c'est fixer les yeux sur le mystère divin ; et qui donc, ayant vu la beauté et la profondeur de ce mystère, osera désormais en donner froidement une solution toute négative ? Ensuite Richepin nous initie à sa vie de brave homme et d'homme sage ; il nous fait asseoir à sa table, et l'on ne croit pas volontiers à la damnation de celui qui a si cordialement partagé avec vous d'irréprochables fricots. Enfin, troublé par la souffrance de ses frères les hommes, il fait d'héroïques efforts pour tirer de son cœur une parole qui les console et les fortifie. Et que trouve-t-il ? Ceci : « Aimez-vous les uns les autres. »
MAURICE BOUCHOR.
Gustave Rivet, « La Croix de
Richepin » Les Alpes
illustrées, 25
février 1897, p. 20.
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La croix de Richepin. Souvenirs. C'était aux dernières années de l’Empire ; une centaine de jeunes gens étaient réunis dans la cour de l’École normale, rue d’Ulm. Les examens d’admission allaient commencer.
On appelle les candidats suivant l’ordre alphabétique, et chacun va prendre sa place dans la vaste salle des Actes. — On en est aux R.
« Richepin » — « Rivet ». — Nous montons l'escalier, et nous nous asseyons côte à côte devant la table de travail, où nous allons couvrir le papier de dissertations, de vers latins, de thèmes grecs et de discours.
Nous nous connaissions déjà, Richepin et moi, pour nous être rencontrés, aux sorties du dimanche, dans une brasserie du quartier où fraternisaient les barbistes, les Louis-le-Grand, les Charlemagne, — aspirants à Normale. — Un bonjour, un serrement de main, et nous voilà au travail.
Toute une semaine, six heures par jour, nous « faisons de la copie, en latin, en français, en grec ! Nous révélons rétrospectivement les secrets de la diplomatie européenne à propos de la ligue d'Augsbourg, nous écrivons des articles critiques sur Corneille, nous alignons des hexamètres dont eussent souri Virgile et Claudien, nous accentuons plus ou moins de travers un grec que n’eût pas compris Démosthène. Fébriles, courbés sur notre tâche, notre silencieux labeur n’était coupe que de quelques « Ça va-t-il ? » murmurés à voix basse...
Puis, le concours fini, Richepin entrait à l'Ecole et je restais à la porte, accablé sous le poids de deux barbaries grecs et d’une insuffisante analyse de la Raison pure de Kant.
Déjà, dès ce moment, s'affirmait le caractère si personnel et si indépendant de Richepin. Ni la discipline de l’Ecole, ni l’enseignement classiquement correct et académique n'étaient pour lui plaire. La vie réglée et calme du professeur ponctuel ne lui apparaissait pas non plus comme un bien séduisant avenir ; il avait la passion de vivre. Son intelligence éprise de modernité ne pouvait se momifier dans l'étude des anciens. Il n’était pas depuis un an à l’Ecole qu'il donnait sa démission pour se jeter dans la vie littéraire, c’est-à-dire dans l’aventure.
Après la guerre et la Commune, au temps où je pioche en Sorbonne la licence, sous Halzfeld et Legouez, sous Aderer et sous Guérard, entre deux leçons, dans la brasserie du Rhin, en face du magasin Fontaine, où avait eu lieu la fameuse explosion de pirate, je retrouve Richepin alors secrétaire de la rédaction et presque rédacteur en chef d’un journal d'avant-garde.
Il s’est jeté à corps perdu dans la lutte. Son tempérament révolutionnaire le fait se battre à la fois contre la réaction politique, contre l’art poncif, et il arbore, provoquant, le drapeau du naturalisme.
De temps en temps il apparaît au cénacle du café Voltaire où, riches d’espérances et de chimères, nous allions, entre camarades, discuter les œuvres et les hommes, parler des livres écrits ou à écrire, dire des vers, et voir l’avenir rose dans le rêve bleu de la fumée de nos cigarettes.
Là, auprès de Claudel et de Paul Arène, viennent Mérat et Valade, Emile Blémont et Pierre Elzéar, Bollinat, Lafaegtte, d’autres encore. Là, Richepin amène Bouchor et Raoul Ponchon. Et ce sont des après-midi rares et délicieuses, celles où chacun dit le poème de la veille ou le dernier sonnet. Là, Richepin offre à nos enthousiasmes des pages de la Chanson des Gueux, qui allait appeler sur lui à la fois l'attention des lettrés, les dénonciations de la bégueulerie et les sévérités de la justice.
La Chanson des Gueux comparait devant des hommes graves, qui sous une rigide austérité, cachent souvent l'hypocrisie de leurs humaines faiblesses, ou de leurs vices. — Haro sur le jeune audacieux qui jette au vent du ciel les gais refrains île sa chaude jeunesse ; Haro sur cette chanson qui, parmi nos pudeurs de convention, apparaît débraillée et la gorge nue ! Haro surtout sur ces va nu-pieds révolutionnaires dont les propos effarouchent le bourgeois ! Et un bon arrêt rassure la société, venge la morale — et prive de ses droits civiques un homme qui s’inscrira parmi les maîtres écrivains de ce temps.
Les années passent ; dans sa vie bohémienne, Richepin est à Marseille en 1879.
Mes amis littéraires Clovis Hugues et Tancrède Martel, rédacteurs de la Jeune République, ont fait recevoir au théâtre du Gymnase un drame de moi.
Richepin est avec eux, et pendant que les exigences du métier me clouent à Paris, mes trois amis mettent ma pièce en scène et se font les parrains dévoués de ma Marie Touchet.
C'est à Marseille que Richepin se marie, et c'est de là que, revenu à Paris, il reprend sa marche ininterrompue dans le succès.
Aux beaux livres succèdent les beaux drames. Il se repose du roman par le théâtre, et du théâtre par les œuvres lyriques. Depuis quinze ans, il accumule les œuvres sur les œuvres, s’affirme un des écrivains les plus féconds, les plus variés et les plus puissants : à l’analyse du romancier, il joint le tempérament du dramaturge ; gai et bouffon, puissant et tragique, il a le don de la vie, de l'éloquence, du lyrisme. Un a dévoré ses livres, on a ri ou pleuré et palpité à ses pièces...
Et hier, à l’Odéon, au moment où rideau tombait sur le dénouement large et triste de ce superbe et douloureux Chemineau, dans lequel le poète a incarné son intime passion d’aventures et son amour pour les gueux et les chevaliers errants, — comme des tableaux qu’illumine un brusque éclair, tous à la fois me sont apparus ces souvenirs que je rappelle. J’ai revu cas vingt-cinq années passées ; les luttes, les efforts, le labeur obstiné de l’artiste, sa lente ascension, et, depuis dix ans, le grand succès venu, triomphal, si juste, si mérité, ne devant rien à la cabale, à l’intrigue. à la camaraderie ou à la mode !
Et je me disais, en m’indignant, que la sévérité d’une partiale justice empêche aujourd'hui le gouvernement de la République de donner au jeune maître cette sorte de consécration officielle de son talent, ce bord fie ruban rouge qui n'ajoute rien à la gloire, mais qu’un Etat se doit à lui-même de donner à ceux qui sont glorieux.
Donc, il faudrait en finir avec cette question !
Est-ce que l’arrêt des juges furibonds et réactionnaires d’il y a vingt ans va lier pour | toujours les Athéniens artistes et libres que nous sommes ? Ne va-t-on pas effacer de notre histoire littéraire cette page aussi bête que celle du procès fait par l’Empire à Madame Bovary ?
Pendant que le président de la République félicitait la vaillante troupe de l’Odéon et que la foule vibrante acclamait le nom de l’auteur, je songeais encore que s’il m'était permis de conseiller le ministre des Beaux-Arts, je lui dirais : « Quand viendra la centième de Chemineau, allez au théâtre de l’Odéon, et là, au foyer, entouré des artistes qui disent si bien les beaux vers du poète, donnez la croix à Richepin ! »
Gustave Rivet.
Louis Gaillard, « Chez Jean
Richepin », Gil Blas,
26 Février 1897.
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On sait qu'actuellement une commission municipale cherche le moyen de créer à Paris un théâtre lyrique. Elle écoute volontiers les avis autorisés des princes de la critique, des maîtres dramaturges et des acteurs célèbres. Parmi ces chercheurs, d'aucuns, plus inventifs, épris de nouveauté, préféreraient que la sollicitude de la Ville s'étendît sur une entreprise plus spécialement populaire, littéraire et moins musicale.
Quand cette question fut soulevée voici tantôt un mois, notre confrère Adolphe Brisson, au cours d'une de ses promenades, nous apprit en quelques lignes que Jean Richepin mûrissait un projet de théâtre populaire qui pourrait contenter les plus difficiles.
Le retentissant succès du Chemineau étant déjà une bonne part d'approbation au projet du maître-poète, j'ai été demander au semeur de cette idée nouvelle quelques détails complémentaires.
En plein soleil, près des enfants qui chantent et des rosiers qui germent, j'ai trouvé l'heureux vainqueur odéonien.
D'un geste vif, il rabat sur ses yeux le béret de velours à l'ombre propice et écoute en souriant, d'un sourire entendu, mes questions nombreuses et pressantes.
— Mais, s'écrie-t-il, ce n'est pas d'aujourd'hui que je caresse un tel projet !
» J'ai toujours pensé que Paris devrait avoir une scène exclusivement consacrée à des représentations théâtrales qui ne seraient pas seulement une vision divertissante, mais un salutaire enseignement.
La ville de Paris est assez riche pour se payer une innovation luxueuse et utile qui pourrait être aussi une entreprise excellente.
» Et sur ce théâtre privilégié, défilerait en tableaux vivants et colorés toute l'histoire de Paris, l’histoire de son peuple. Car c'est le peuple qui a fait Paris ce qu'il est, c'est lui que l'on doit honorer, et je prouverais qu'il est accessible aux émotions littéraires les plus délicates, les plus intenses.
Et voilà que les idées qui reposaient latentes, s'éveillent, sous la magie des interrogations.
Richepin, la main levée, décrit une grande parabole dans le ciel : un coup d'aile dans l'azur. Il trace dans le bleu un cadre pour son rêve.
— Que ce serait beau, dit-il, que ne pourrait-on faire ? Etienne Marcel, Louis XI, et la Jacquerie, et la Fronde.
» Mais je ferai cette œuvre, je l'achèverai.
Ici, l'œil terni par un nuage rapide, il s'arrête et dit :
— Si je puis…
Et continuant :
— Je l'achèverai, dût-elle rester comme un théâtre posthume.
Puis se reprenant, il conclut :
— Mais j’irai un jour vers le conseil municipal et je lui dirai : « Subventionnez-moi, donnez-moi de quoi monter telle pièce, laissez-moi faire les engagements d'artistes, la commande des décors, tout ! tout ! Et j'abandonnerai mes droits d'auteur, le produit de mon travail pour l'œuvre qui sera bonne et humaine.
— Et née viable, dis-je, entre deux poignées de main d'adieu.
LOUIS GAILLARD
Mars↑
Jean Jullien, « Le Théâtre »,
L’Image, 1 mars 1897,
p. 122-123.
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[…]
L’Odéon, moins sévère que la Comédie, a donné un opéra-comique de M. Richepin fort plaisant : le Chemineau. Ce genre éminemment français ne pouvait manquer de réussir, il a très fort réussi et je ne regrette pour ma part qu'une chose, c'est que la partie musicale ait été réduite à une chanson de marche — adoptée, nous apprennent les notes, par plusieurs musiques militaires — et à un trio d'enfants. M. Richepin, qui est un vrai poète, a composé des pièces avec plus d'art, il n'en a jamais écrit de plus roublarde. Toutes les cordes sensibles y vibrent : la jeune fille persécutée y fait pendant au jeune homme persécuté, l'amour maternel rivalise avec l'amour paternel, le mauvais riche est roulé par le bon vagabond, et tout cela s'encadre en des tableaux champêtres pleins de couleur et de soleil. La fable est agréablement enfantine, point compliquée et facile à suivre. Un chemineau a mis à mal une fille de ferme, puis il a repris la grande route. Un brave garçon a épousé la fille ; un fils est né et pendant vingt ans le ménage a prospéré. Vingt ans ! Le bâtard s'éprend de la fille d'un gros fermier, le seul qui connaisse l'histoire de la naissance et ne veuille pas entendre parler d'un tel gendre ! L'amoureux, de désespoir, se va périr quand, par hasard, son vrai père, le Chemineau, passe par le pays qu'il n'a pas revu depuis vingt ans, se souvient qu'il y a mis à mal une fille et se dit que cette fille a peut-être donné le jour à un enfant. Quoiqu'il ait mis vingt ans à faire cette réflexion, ses sentiments n'en sont pas moins violents, la voix du sang ne parle pas en lui, elle crie, elle hurle ! Il veut revoir son fils, le consoler, lui faire épouser celle qu'il aime. Pour cela, il va trouver le beau-père récalcitrant, lui raconte des {123} histoires, de sorciers et l'effraie tellement qu'il donne sa fille au gars. Nous voyons, au dernier acte, les amoureux mariés depuis quatre mois vivant tous en famille avec la mère, le père légal et le Chemineau. Ce jour-là — une neigeuse nuit de Noël, — le Chemineau, qui veille le père putatif de son enfant, se dit que décidément sa place n'est pas là, il ouvre la porte et reprend la grande route, laissant le malade mourir dans le courant d'air ! Le public aurait souhaité que le bon Chemineau épousât la veuve ! Pourquoi M. Richepin ne lui a-t-il pas fait ce plaisir ? Après tant de concessions il lui pouvait bien faire celle-là ; c'était cent représentations de plus.
Il est bien superflu de vanter le vers de M. Richepin, on sait qu'il est vigoureux, de belle venue, d'une facture régulière et cependant très souple, passant volontiers du lyrisme au sans-façon bon enfant. Je reprocherais seulement au poète une préoccupation de réalisme qui nuit considérablement à la fantaisie de l'œuvre. Car, ce n'est là qu'un conte, aux enluminures naïves. M. Richepin sait fort bien que son idéal Chemineau ne ressemble pas plus aux vrais chemineaux, tristes d'une incurable nostalgie, que ses paysans déclamateurs ne ressemblent à de vrais paysans, et l'auteur ne croit sûrement pas plus à la voix du sang qu'aux sorciers ; c'est pour le public !
[…]
Camille Vergniol, « L’Élève
Jean Richepin », Journal
des débats politiques et littéraires, 1er mars 1897, p. 1.
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Suivant la formule, l'éclatant succès du Chemineau vient de replacer Jean Richepin « au premier plan de l'actualité ». A cette occasion, les journaux ont fait resservir les anecdotes dont il est de règle d'accompagner chaque livre ou pièce d'un écrivain. Dans le nombre, il s'en est rencontré une nouvelle. Suivant le Figaro, la Chanson des Gueux ne serait pas le début du poète. Il aurait d'abord rimé, en quelques milliers de vers, une sorte d'épopée héroï-comique, inspirée de Voltaire et de Boileau. On doit dire, à sa décharge, qu'il était alors élève de rhétorique au lycée de Douai. Que celui qui n'a pas fait son petit Lutrin sur les bancs du collège lui jette le premier alexandrin ! C'est la rougeole littéraire. Je ne sais, au reste, si le fait est exact. Mais Richepin fut, en effet, « potache » à Douai. J'ai eu la curiosité de rechercher sa trace. Il y a passé les deux années 1865-67 (et non 1864, comme l'a dit notre confrère). Son père était médecin-major d'un des régiments d'artillerie de la garnison. Il y fit, en qualité d'interne, son année de philosophie. Externe l'année suivante, il redoubla sa rhétorique. On sait qu'il se préparait alors à l'Ecole normale. La vie a dispersé en tous sens ses condisciples. Ceux que j'ai retrouvés ont conservé fidèlement son souvenir. Ils voient encore un Richepin maigre, sec, de taille moyenne, au teint brun et mat, aux cheveux crépus, retombant sur deux yeux étincelants et cernés de bistre. Ces cheveux et ces yeux n'ont pas changé et tout Paris les connaît. En revanche, nulle excentricité de costume. Point d'écarlate ni de jaune d'or, de bagues ni de breloques. Point de goût prononcé pour les exercices physiques (on n'était pas, il est vrai, à l'époque des doubles muscles). Il ne prétendait pas davantage aux origines touraniennes, satisfait d'être Algérien, né à Médéah, le 4 février 1849. Il marquait même (j'en donnerai la preuve) un profond mépris pour les races asiatiques. Il avait le travail facile, mais capricieux. Aux jours de composition, il errait de banc en banc, (car ses maîtres lui laissaient pleine liberté), bavardant par-ci, rêvassant par-là. « Il ne fera rien de bon aujourd'hui », pensaient les camarades. Ou bien : « Il n'aura pas le temps de finir ». Mais, à moins le quart, Richepin regagnait sa place, bâclait sa copie et... il était classé premier avec une désastreuse régularité. Il fut, au plus haut degré, de ces « brillants sujets », de ces « forts en thème », qu'il a, par la suite, si cruellement raillés. Cependant, l'opinion unanime, dont on connaîtra là, une fois de plus, la perspicacité, ne lui présageait nullement ses hautes destinées. « Quand j'ai appris ses succès, me dit un de ses » anciens rivaux, je me suis fait répéter qu'il s'agissait bien du Richepin que j'avais connu. » Un bon garçon, en somme, gai, pas fier, aimé de ses camarades, estimé de ses maîtres, tenant sans peine la tête de sa classe, mais assez ordinaire, croyait-on, et comme il s'en trouve par douzaines dans les collèges, qui deviennent de parfaits notaires et d'estimables marchands de vin, de fer ou de farine.
Rarement écolier fut plus chargé de prix et de couronnes. Son nom resplendit au palmarès et au cahier d'honneur. Il les remplit. Voici le décompte de ses succès.
Première année, 1865-66. Philosophie (professeur, M. Ollé-Laprune, qui a fait, lui aussi, son chemin). – Rien au Concours général. Premier prix de dissertation française au Concours académique. Prix de l'Association des anciens élèves, décerné « à celui qui, dans tout le cours de l'année classique, s'est le plus distingué par sa conduite, son travail et ses succès ». Cinq premiers prix, dont celui d'instruction religieuse. Un accessit de mathématiques, un de physique. Prix de devoirs inscrits au cahier d'honneur (prix unique et exceptionnel). Huit fois couronné, deux fois nommé.
(Cette même année, la seule récompense attribuée à l'élève Alfred Giard, de mathématiques spéciales, depuis député du Nord, professeur à la Sorbonne, matérialiste intraitable et farouche anticlérical., est un 2nd accessit... d'instruction religieuse.)
Deuxième année, 1866-1867. Rhétorique. Rien encore au Concours général. Au Concours académique, le 1er prix d'histoire et le 5e accessit (vétérans) de discours latin. Six premiers prix, un second prix, rien en instruction religieuse. Huit fois couronné, une fois nommé.
(Cette année-là, Alfred Giard, vétéran de mathématiques spéciales, obtient de nombreuses nominations, dont un 1er prix de physique et chimie. Mais, par compensation, il s'adjuge le premier prix d'instruction religieuse.) J'ai parlé de cahier d'honneur. Richepin y figure, à lui seul, avec onze devoirs : huit dissertations philosophiques, un discours latin, une version traduite en vers, une composition d'histoire. L'ensemble n'occupe pas moins de quarante-cinq pages de l'in-folio relié en maroquin rouge que j'ai sous les yeux. C'est le chiffre le plus fort atteint par un élève du lycée.
Richepin semble avoir montré un penchant particulier pour la philosophie, sous l'influence sans doute de M. Ollé-Laprune, qui le faisait venir chez lui et aimait à discuter en sa compagnie. Il disserte, intrépidement et abondamment, sur la vérité, le scepticisme, l'origine des idées, l'existence de Dieu, etc. Ce dernier devoir, qui a les dimensions d'une petite brochure, se termine par une ardente profession de foi spiritualiste. L'écriture est nette, ferme, anguleuse. Les lettres sont étroitement liées. Un graphologue aurait pronostiqué : esprit déductif, enclin au raisonnement, un mathématicien ! La signature tient la moitié d'une ligne, car, — en bon méridional — il y inscrit ses quatre prénoms, Auguste-Jean-Ernest-Jules (ce dernier, et non pas Jean, est celui dont on le désignait aux palmarès), et elle s'entoure d’un paraphe compliqué ! Il faut reconnaître que ces devoirs ne dénotaient aucune originalité d'esprit ni de style. Ce sont œuvres d'un écolier bien nourri des leçons du professeur et qui s'applique consciencieuse ment à les reproduire. La phrase est lourde et terne, la pensée banale, embrouillée souvent et confuse. Pas d'élan, de couleurs, de panache. J'y relève cependant, au milieu de filandreux développements ontologiques, des citations de Musset. La composition d'histoire ne manque pas de piquant. En voici le sujet, qui se trouve, lui aussi, d'actualité :
« L'œuvre de civilisation tentée en Russie par Pierre le Grand et Catherine II a-t-elle été accomplie ? Est-elle possible ? »
Accomplie ? Non, elle ne le fut pas, et Richepin le démontre en cinq pages, non exemptes d'erreurs. Il s'évertue, en outre, à prouver qu'elle ne pouvait, qu'elle ne peut pas l'être. Pourquoi ? Parce que les Russes sont, au fond, en réalité, et quoi qu'on fasse, sont des Asiatiques. Eh bien ! mais, et les Touraniens ?... Et il conclut, dans le topo final, le morceau de bravoure, que tout bon élève écrit en tirant la langue et dont il pense :
« C'est rudement tapé ! ... »
« ... Œuvre impossible, la civilisation européenne a donc été tentée vainement, et vainement elle le sera toujours. Napoléon disait qu'avant cinquante ans l'Europe serait républicaine ou cosaque. Elle n'est ni l'une ni l'autre encore, et, à coup sûr, elle ne sera jamais cosaque. Entre les deux sociétés, il y a trop de différence pour que l'une puisse absorber l'autre et se l'immiscer… – Civilisations essentiellement distinctes, elles doivent s'élever rivales et se combattre... De propriétaire individuel à communiste, de libre individu à serf mobilier, l'abîme est trop grand pour qu'on le puisse combler. La lutte est imminente (?), la Russie s'y prépare et l'Europe s'y attend (!) Mais la vieille Europe est là, vigoureuse et compacte, riche de son travail et de son industrie, forte de sa civilisation et de sa liberté. Et si, encore une fois, les hordes de cosaques débordaient sur elle, de sa masse seule elle les arrêtera, et, les écrasant de son poids, en rejettera les débris dans les steppes. »
Ceci est daté du 24 février de l'année scholaire (sic) 1867. Il est fâcheux qu'en octobre 1896 l'auteur n'ait pas été chargé de quelque compliment officiel.
Richepin a-t-il composé le poème dont parle le Figaro ? En tout cas, il faisait des vers au lycée, qui jouissaient d'une certaine renommée. Il haranguait, au nom de ses camarades, l'archevêque ou les autorités en visite. Le cahier d'honneur contient en outre une de ses pièces, la seule du recueil. C'était faire beaucoup... d'honneur, peut être, à cette traduction d'un passage du Satyricon :
Maîtresse des humains et des Dieux, ô fortune,
A qui toute puissance est bientôt importune,
Qui n'aimes qu'à changer, et ne conserves rien,
Que fais-tu ? Sous le poids de l'empire romain,
Te sens-tu pas vaincue, et ne sais-tu comprendre
Qu'il se meurt, et que rien ne peut plus le défendre !
Le Romain se méprise et ne veut plus agir.
Il ne sait pas garder ce qu'il a su bâtir.
Vois leur luxe effréné, leurs dépenses perdues !
Ils ont des maisons d'or qui vont toucher les nues...
etc., etc. – Mon Dieu ! Cela ne ressemble guère aux Blasphèmes ou à Par le glaive. Mais c'était l'aube de la gloire. Douai, les maisons de brique aux façades peintes, le vieux lycée et ses corridors sombres, le fossé bourbeux que Marceline appelle, – oh, ces poètes ! — « la Scarpe aux flots d'argent ! ... » —tout cela est bien loin. M. Jean Richepin y songeait-il l'autre soir, tandis que des acclamations enthousiastes saluaient le triomphe du Chemineau ?... Il ne m'en voudra pas, du moins, de le lui avoir rappelé.
CAMILLE VERGNIOL.
G.M., « Chez Willette », La Libre parole, 4 mars
1897, p. 2.
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site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq
M. Eugène Fournière, conseiller municipal du quartier Clignancourt, qui est socialiste, a pris l’initiative d’un projet qui réunira, nous voulons le croire, les suffrages de tous ses collègues, sans distinction d'opinions politiques, car il est d’un homme de goût. Et nos édiles, comme chacun sait !...
En tout cas, plusieurs d'entre eux ont déjà fait connaître qu'ils approuvaient l’idée de M. Fournière. Je vous citerai MM. Escudier, Baudin, Archain, Levrault.
De quoi s'agit-il donc ?
De confier à Willette la décoration de la nouvelle mairie de Montmartre.
Mais Willette acceptera-t-il ? S’il acceptera ?
Ecoutez-le.
— Oui, je suis heureux, très heureux, m’a-til dit, de la proposition de M. Fournière. Et, franchement, ce n'est que justice qu'on finisse par penser à nous. Je ne sais pourquoi on a habitué le public à cette idée que les artistes de Montmartre ne sont capables de faire que des fantaisies et pas d’œuvres durables ! Montmartre n’est pas seulement le quartier où l’on s’amuse ; ce n’est pas seulement Bruant ou Alexandre. Parce que les gens graves, ou du moins d’apparence grave — les magistrats en particulier — n’y veulent pas habiter, il ne s'ensuit pas que le travail y soit délaissé. Nous autres, les artistes de la Butte, nous accomplissons en ce moment un effort, dont on nous tiendra compte plus tard, j'en suis convaincu ! Willette secoue sa chevelure, puis il re prend ; — Pour en revenir au projet de M. Fournière, je vous le répète, je suis ravi. Déjà j’ai « ruminé » mon sujet. Une salle de mariages, cela doit être décoré de couleurs gaies, claires et d’une allégorie transparente. L’allégorie me semble nécessaire... Tenez, Gervex a décoré, en 1879, je crois, la salle des mariages de je ne sais plus quelle mairie. Imaginez une glace placée derrière le maire lisant la loi, et vous aurez ml aperçu de cette décoration réaliste : c’est une noce de riches bourgeois pendant la cérémonie. Les maries, les parents, les invités, le maire, rien n’y manque ; on y voit un offi cier de cavalerie, un collégien... Eh bien ! non, Dieu bon ! je ne pense pas qu’il faille comprendre le sujet de cette façonlà.., Saus compter que les modes, à mon avis, n’étaient pas jolies, jolies, à ce moment-là... Ce que ça doit paraître toc, rococo, dessus de pendule et boule de jardin, aujourd'hui ! Il ea serait autrement si elles dataient du premier empire ou d’une époque plus reculée. — Vous choisiriez sans doute pour votre oeuvre le dix-huitième siècle? — Puisque c’est pour la mairie du dix-hui tième ! dit Willette en riant. Ce serait en quel que sorte du dix-huitième siècle de nos jours. Je n’ai pas encore d’idée bien arrêtée, d'ail leurs, et je craindrais, si j’en avais une, en l’exposant trop tôt, d’inspirer à quelques con seillers des craintes mal fondées. La décoration doit dépendre, n’est-ce pas, du genre, du caractère de ia salle à décorer. Ainsi j’ai actuellement un plafond à faire pour un ami qui est aussi celui de Richepin et de Bou cher. Je tâcherai de faire quelque chose dans le ton et la note de la poésie de Richepin et de Boucher... Je me charge, si l’on veut, de dé corer une église ! Mes souvenirs d’enfance se reveilleraient bien vite s’il le fallait, pour m’aider à traiter un sujet religieux...... Au fond, je suis bien plus religieux que je n’en ai l’air. Mais, chut ! Il y a des conseillers que ça choquerait. Cela est dit avec gaminerie et gentillesse ; mais soudain Pierrot devient grave ; — Je vous avoue, en outre, que je ne serais pas fâché de me reposer quelque temps du journal... Je vais avoir quarante ans, je suis par conséquent, en pleine maturité, en puissance de tous mes moyens, de tout mon talent. Je suis à l’âge où l’artiste doit produire des œuvres durables et je voudrais laisser au tre chose que des dessins. Au fond, je suis dessinateur par nécessité. Le dessin m’a réussi, mais je suis surtout peintre. Aussi, je vous le répète, l’idée de M. Fournière me séduit. — Comment procéderiez-vous ? — Mais par panneaux, naturellement, comme l’ont fait les décorateurs de l'Hôtel de Ville, cet Hôtel de Ville pour lequel nous avons été oubliés si complètement!... Ah ! l’oubli... Aussi j’espère que si le projet de M. Fournière est adopté, on songera, en dehors de Pille, Steinlein et de moi-même, à nos bons camarades Pelez et Quinsac qui sont des artistes d’un si personnel mérite... Pierrot a bon cœur, comme vous voyez. Il n’a pas seulement plus de talent que les mem bres de L’Institut... Sur la Butte, on ne se ja louse point : on est des frères...
Avril↑
Anonyme, « M. Jean Richepin
(1888) », Les Alpes
illustrées, 15 avril 1897.
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Dans une chronique de M. Gustave Rivet que nous publiions récemment, notre éminent collaborateur demandait la croix pour Richepin. Nous donnons aujourd’hui le portrait de l’auteur de la Chanson des Gueux, des Blasphèmes, de la Mer, des Caresses et de tant d’autres belles œuvres dont il ne faut pas excepter le Chemineau, l’actuel succès de l’Odéon.
Parlant de son action future, Richepin avait dit dans les Blasphèmes :
En ce temps où le vent des folles aventures
Ne souffle plus dans nos poumons.
Je n'irai pas chercher les victoires futures
A travers les vaux et les monts.
Mais dans l’intelligence humaine ensemencée
D'un tas de mots intimidant,
Je lancerai les noirs chevaux de ma pensée,
Ventre à terre et le mors aux dents.
Aujourd’hui, dans la Revue Encyclopédique, M. Gustave Geffroy, lui reproche de laisser ses chevaux s’ennuyer et s’engraisser à l’écurie.
« J’ai eu, dit-il, en relisant les livres de M. Jean Richepin, cette impression, sinon d’un découragement, du moins d’un retrait. Il m’a semblé que le poète de Mes paradis n’était pas loin de borner son idéal au calme du chez-soi, ses joies d’esprit à la réunion amicale où circule un vin sincère. Il m’a semblé encore que le théâtre du poète, Nana-Sahib, Monsieur Scapin, Le Flibustier, Par le glaive, Vers la joie et Le Chemineau pouvaient être comme des étapes vers l’accomplissement d’un drame plus décisif. A n’en pas douter, M. Jean Richepin a le grand moyen de communication avec la foule, il a le verbe sonore et l’expression vive à la façon de son maître Hugo, il peut parler aux hommes assemblés. Qu’il leur parle donc un langage moins incertain que celui du Chemineau. L’écrivain, tel que M. Jean Richepin s’est affirmé, ne peut vivre à l’écart ni apporter avec des mots éclatants une pensée réservée. Qu'il parle, puisque les problèmes sont toujours et toujours à résoudre, et que l’humanité est de plus en plus avide de vérité. Qu’il parle !... Pour dire quoi ? Mais, ce qu’il sait et ce qu’il pense ! tout ce qu'il sait et tout ce qu’il pense. »
[…]
Mai↑
Adolphe Brisson, « promenades
et visites – Le petit Parnasse : Raoul Ponchon », Le Temps, 4 mai 1897,
p. 2.
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J’ai résolu de faire visite aux bons poètes qui se se balladent sur le pavé de Paris. Il en est encore quelques-uns qui ne possèdent pas d’immeubles dans l’avenue de Villiers et vivent à la grâce de Dieu, selon la loi naturelle. Ils chantent, hument le parfum des rôtisseries et trouvent bien toujours un cabaret hospitalier où s’abriter contre les éléments et étancher la soif qui les dévore... Tout de suite j’ai pensé à M. Raoul Ponchon qui est un des excellents écrivains que nous ayions. Sa physionomie est fort attachante. Il est célèbre à divers titres. Et d’abord il appartient à l’histoire littéraire. Ses amitiés de jeunesse, le long commerce qu’il entretînt avec Jean Richepin et Maurice Boucher ont inspiré à ceux-ci des strophes qui, sans doute, ne périront pas. Ponchon, Bouchor, Richepin étaient si étroitement unis que leurs noms s’amalgamaient et confondaient fraternellement leurs syllabes. Ponchon se muait en Ponchin, Bouchor en Bouchon et Richepin — déjà somptueux — en Richepor. Chacun des trois compagnons a suivi sa destinée. Jean Richepin, de sa verve intarissable, alimente la Comédie-Française et sauve les Odéons en péril. Maurice Boucher évangélise le peuple. Raoul Ponchon est demeuré I’aède qui passe, un refrain aux lèvres. Cet homme extraordinaire ne se nourrit que de son art ; il n’est pas sous-chef de bureau et n’émarge au budget d’aucune administration. Il est poète exclusivement. Et cela l’honore. Depuis douze ans, la chronique rimée qu’il publie au Courrier français suffit à tous ses besoins. S’il collabore, en outre, au Journal, ce n’est point par esprit de lucre. Il a cédé à de pressantes sollicitations. Et je ne serais pas éloigné de croire qu’il est un peu gêné par cet excès de richesses. Qu’en ferait-il, je vous prie ? II n’a pas le dessein d’acheter un yacht. Et, certes, il possède d’assez grands moyens de séductions et un physique assez agréable pour inspirer l’amour désintéressé. N’a-t-il pas lui-même, en des vers retentissants, proclamé la gloire conquérante de son nez ?
Mon nez, on te prendrait pour un soleil couchant.
Et souvent, crois-le bien, j’ai peur en te mouchant
De changer quelque chose à la belle harmonie
Que-te donna le vin, ce merveilleux génie.
Oui, tu montres, mon nez, aux buveurs ébaubis
L’incomparable éclat des plus brûlants rubis.
Ah ! ce n’est certes pas en suçant de la glace
Que j’aurai fait de toi l’ornement de ma face,
Le délicat joyau dont je m'enorgueillis,
O rival des brugnons tout fraîchement cueillis !
C’est en te barbouillant d’automnale tisane,
De vin, robuste et frais comme une paysanne,
De vin pourpre et doré, d’inéluctable vin
Auprès de quoi, de qui, tout n’est qu’un songe vain,
Et qui fait, quand il coule, un guilleret ramage
Comme d’oiseaux fleuris échappés de la cage.
C’est, à force de traire et de traire les pots
Qui feraient ô combien d’innombrables troupeaux,
De ce jour, mon nez, où je fis ta connaissance,
Que je t’aurais donné cette belle assurance
Et ce vif incarnat et cet air de bonheur,
Toi, mon seul patrimoine, ô toi, ma croix d’honneur !
Il faut tenir compte de l’hyperbole. Raoul Ponchon exagère, par coquetterie, l’importance de son nez. Ce nez n’en est pas moins un nez considérable. Et j’avais un vif désir de le contempler de près. — Vous rencontrerez Ponchon, n’a-t-on dit, à l’hôtel du Périgord, place de la Sorbonne, où il habite, voilà tantôt dix-huit ans. Il n’a jamais voulu quitter la chambre qu’il y occupe ; les propriétaires se le passent de main en main. Il fait partie du fonds de commerce. Il vous recevra cordialement, mais ayez soin d’arriver de bon matin.
Je me suis présenté à l’« hôtel du Périgord. J'y suis allé à l'aube ; j’y suis retourné au crépuscule. Et je n’ai pas aperçu le nez de Ponchon. « —M. Ponchon est sorti. — M. Ponchon n’est pas rentré. » Le digne aubergiste, voyant ma peine, a ajouté en baissant la voix, comme s’il craignait d’être entendu. « Poussez jusqu’au café de Cluny. Il y prend, d’ordinaire, l’apéritif. » Le café regorgeait de consommateurs. Mais le nez de Ponchon n’y était pas. Je me suis approché d’un personnage, qu’à ses longs cheveux j’ai cru reconnaître pour un nourrisson des Muses, et lui ai demandé s’il savait que l’auteur de la « chronique rimée » dût venir s’abreuver, ce jour-là même, en cet établissement... Un pâle sourire erra sur ses lèvres. « Ponchon ? me dit-il, nous ignorons où il est et ce qu’il devient. Quelque mystère est entré en sa vie. Une inquiétude le chasse des endroits civilisés. Je le soupçonne de perpétrer un drame pour le second Théâtre-Français. Il jette aux passants des regards hostiles. C’est à peine s’il daigne adresser la parole aux camarades. » Je priai l’obligeant esthète de vouloir bien accepter un bock, au nom de Raoul Ponchon. Et, pendant une heure, il voulut bien me parler de lui, et me donner sur sa vie et son caractère des indications intéressantes. — Ponchon, observa-t-il, possède une capacité stomacale remarquable. Et, dans ma bouche, cet éloge ne saurait être suspect. J’ai la prétention d'être un buveur solide, mais il m’a vaincu. C’est lui que détient le record de la beuverie. D’ailleurs, le mot « boire » lui est si doux qu’il lui a dédié un de ses poèmes :
Le joli mot que voilà.
Boire ! qu’en pensez-vous ?
Boire ! Moi je suis tout prêt à croire
Qu’aucun ne vaut celui-là
C’est le verbe d’excellence
Qui doit dissiper la nuit,
C’est tout ce que dit le bruit
Et que pense le silence,
— N’en doutez pas, poursuivit mon voisin ; on ne loue avec cette ferveur que ce qu’on aime, un des morceaux les plus achevés de Ponchon lui fut inspiré par la cave d’un de ses amis, une cave vénérable, située dans les ruines d’un couvent. Ponchon allait parfois s’y recueillir et il en rapporta cette merveille, que vous n’avez pas oubliée :
Ma cave est à coup sûr la reine
Des caves de la chrétienté ;
C’est la chapelle souterraine
D’une ancienne communauté.
Elle est sise au bout de la ville,
Loin des voitures, loin des bruits,
Dans un quartier aussi tranquille
Que l’eau qui dort au fond d'un puits
Sous cette obscure et digne voûte,
A cinq mètres de profondeur,
Le vin se dore et se veloute
Avec une sage lenteur,
Un frais parfum de violettes
Me monte au nez quand j’y descends ;
Je ne sais pas de cassolettes
Où brûle un plus suave encens.
La chapelle a donc, par le diable !
Toujours sa destination ;
Et plus d’un saint considérable
Y reçoit ma dévotion.
D’une arachnéenne dentelle
Leurs bienheureux corps sont couverts
Et je vois leur âme immortelle
Qui s’épanouit au travers.
Ils sont là, dans les tabernacles,
A l’abri de l’humidité.
Quelques-uns me font des miracles ?
Je le confesse en vérité.
Comme je dis mes patenôtres
Au moins cinq ou six fois par jour,
Cela fait que ces bons apôtres
N’attendent pas longtemps leur toux
— Pourquoi faut-il (continua l’esthète qui était en veine de critique littéraire) que ce délicat poème se termine par une strophe grossière qui semble un hoquet d’ivrogne après un bon repas. Ponchon blesse souvent ainsi l’élégance. N’empêche qu’il ne soit un artiste accompli. Son vers, un peu trop net, à mon gré, a la solidité, la franchise de tour du vers classique. Il est construit selon les règles de Despréaux et gonflé des sucs de notre vieille langue française. Ponchon s’est imprégné de Villon, de Rabelais, de Mathurin Régnier, de La Fontaine. Et son talent, comme sa santé, offre un parfait équilibre. Il y a en lui quelque chose de sain, de robuste, la belle humeur de l’homme qui digère bien, l’allégresse qui naît du bon fonctionnement des organes. Et les excès même qu’il se permet, les facéties trop drues qu’on lui peut reprocher ne sont que l’expansion de ses énergies intimes…
Si Raoul Ponchon a résisté victorieusement aux milliers de « quarts » absorbés, à l’atmosphère des brasseries, aux fatigues du noctambulisme, il le doit à ses qualités de marcheur. Le juif-errant, qui marchait tout le jour sans s’arrêter, marchait avec moins d’entrain que Raoul Ponchon. C’est qu’il était contraint de marcher. Raoul Ponchon marche pour le plaisir. Il a accompli des tours de force, dont le plus étonnant est le retour d'Amiens. Mais, cette aventure mérite d’être contée en détail.
Un jour donc, Raoul Ponchon et Maurice Bouchor entreprennent un petit voyage. Ils se rendent à Amiens, dans l’intention d’étudier sérieusement la cathédrale de cette ville célèbre — et ses pâtés. A peine sont-ils arrivés que Bouchor reçoit une dépêche qui le rappelle à Paris. « Nous reprendrons le train à quatre heures du matin... » Ponchon y consent... D’ici là on, s’arrange à passer le temps du mieux possible. Enfin à trois heures après minuit on se dirige vers la gare. La saison était douce, la nuit étoilée, une fraîcheur délicieuse montait de la campagne. Ponchon emplissait ses poumons de ces senteurs.
— Alors, dit-il à son compagnon en le conduisant sur le quai, tu vas t’enfermer dans cette absurde voiture ?
— Et toi, pareillement, je suppose ? »
Ponchon se mit à rire.
— Oh ! moi, s’écria-t-il, je rentre à pied. Je déteste le chemin de fer. Bouchor n'insista pas, pensant que Raoul Ponchon avait des raisons particulières de prolonger son séjour en Picardie. — A tantôt, lui dit Ponchon. Et tandis que Bouchor a accommodait dans le coin de son compartiment, avec l’intention d’y piquer un somme réparateur, Ponchon, ayant retroussé le bas de son pantalon, son baluchon sur l’épaule, son bâton de cornouiller en mains, s’engageait héroïquement sur la route nationale. Les astres s’éteignent, le soleil parait, Ponchon va toujours, droit devant lui, d’un pas égal ; les kilomètres succèdent aux kilomètres. A mi-chemin, comme il s’était arrêté pour souffler un brin, il s’informe d’un village pittoresquement situé sur la colline prochaine. — Ça ? c’est. Ponchon, répond le gargottier. — Vous dites ? — Je dis : ça, c’est Ponchon. — II y a un village en France qui porte mon nom » Ponchon ne put résister au désir d’explorer « son village ». Ponchon s’en alla vider un pot à Ponchon. Et la bière de Ponchon parut à Ponchon délicieuse. Puis, après ce léger détour, il reprit la route de la capitale et se remit à dévorer les lieues. Il toucha vers le milieu de la nuit suivante aux fortifications. Là, son ardeur l’abandonna. Il héla une voiture et s’y laissa tomber plus mort que vif. Lorsqu’il voulut descendre devant l’hôtel du Périgord, il reconnut que ses jambes étaient complètement ankylosées. Il avait le droit d’être fier de son exploit, et pourtant il n’était pas satisfait, il avait honte de sa défaillance. — Revenir d’Amiens et s’écrouler dans un fiacre. J’eusse dû tenir jusqu’au bout. Je suis déshonoré !… Ponchon jura d’avoir plus d’énergie une autre fois. Mais il n’a pas jugé à propos de recommencer l’expérience. Telle est l’histoire authentique du retour d’Amiens. Après me l’avoir narrée, l’aimable buveur du café de Cluny conclut : — Il est sept heures, il se peut que Raoul Ponchon n’ait pas fini de marcher. S’il ne marche pas, vous le trouverez attablé chez Louis, un marchand de vin du carrefour Gaillon, où il prend le repas du soir.
Quand je pénétrai chez Louis, au carrefour Gaillon, je discernai devant le comptoir quelques personnages coiffés de chapeaux en toile cirée et qui avalaient, en se dandinant, des chopines de vin rouge. C’étaient les cochers de la station voisine. Mais, parmi cette « canaille », je cherchai vainement le nez royal de Raoul Ponchon. Je sortis de la boutique et fut accosté par le peintre Z..., ex-sociétaire des hydropathes, vieux complice de Sapek, et qui possède sur le bout du doigt son quartier latin. Et, derechef, nous devisâmes de Raoul Ponchon. Et le Ponchon qu’il me présenta ne ressemblait point à celui de tout à l’heure.
— Ne tombez pas dans l’erreur commune, qui fait que l’on juge les écrivains d’après leurs écrits. Vous vous imaginez en lisant ses vers gourmands que Ponchon est une sorte de goinfre, sans cesse en godaille. Détrompez-vous… Sauf un penchant assez vif qui l’incline à tarir les chopes, sans toujours y être contraint par une impérieuse nécessité, Raoul Ponchon est le plus sobre et le plus régulier des hommes. Depuis quinze ans il n’a pas oublié d’envoyer chaque semaine sa copie au Courrier français. Il s’accommode de la nourriture dont se contentent les gens du commun. Il ne dédaigne pas les crus de la Bourgogne et du Bordelais, mais il s’en prive et se délecte au petit bleu d’Argenteuil, qui est fort agréable, dans la saison chaude. Il chérit, il est vrai, les fins cigares de la Havane, mais il fume aussi le cigare démocratique à deux sous. Toute sa « gueulerie » ne se dépense qu’en littérature. Ponchon est, au fond, un timide, un sentimental. Il a composé des vers d’amour qui sont d’une suavité singulière ; je conviens qu’ils ne sont pas dépourvus de sensualité. Raoul Ponchon n’oublie pas que le corps est le vêtement de l’âme et qu’une âme semble d’autant plus belle qu’elle s’incarne dans un beau corps. Mais que de gentillesse dans l’expression de son désir ! Cela n’offense point, tant cela est ingénu :
Ton corps est un jardin impérial.
Toutes les fleurs s’y donnent rendez-vous,
Les roses qu’on rêve et les œillets fous :
C’est floréal, germinal, prairial.
Dans ce jardin d’amour tout embaumé
Et plein du gai tumulte du printemps,
Il est des nids perdus et palpitants
Pour les baisers, ces beaux oiseaux de mai.
Sur tes seins blancs voici les lis éclore,
J’entends tinter des muguets dans ta bouche
Et dans tes yeux, où le faste se couche.
S'épanouit une lointaine flore.
Et de tes pieds aux doigts de sucre rose
A tes cheveux qui passent l’hyperbole,
Se mariant à mainte fleur mi-close,
L’on voit grimper te grâce, vigne folle.
Le vrai Ponchon est un amant enthousiaste non seulement de la beauté féminine, mais de toute beauté. Il s’exalte pour les formes et pour les idées. Il adore la nature et s’attendrit devant les fleurs. Promenez-vous au bois de Boulogne, dans les allées où poussent les violettes, vous y découvrirez Raoul Ponchon. Ainsi parla le peintre, ex-sociétaire des hydropathes... J’ai suivi son conseil, je suis allé au bois. J’ai vu les violettes. Et je n’ai pa3 vu Raoul Ponchon.
Mais en revenant du bois, je suis monté chez Jean Richepin. Mon illustre ami, toujours jeune et superbe, la taille pincée dans sa culotte et son gilet de velours, s’amusait à rimer quelques strophes, pour j se faire la main avant déjeuner. Au nom de Ponchon, ce fut une effusion de tendresse... Songez que ! Ponchon est son frère d’armes ; qu’ils ont vécu côte à côte aux jours des débuts. Aussi loin que remontent ses souvenirs Richepin aperçoit auprès de lui, ; le crâne chauve et le nez loyal de Ponchon. Il lui révéla sa vocation. Ponchon était vaguement inscrit ; comme étudiant à la Faculté de droit ou de médecine, il se reposait des cours qu’il ne suivait pas, en s’occupant de littérature. « — Comment t’y prends-tu pour ; faire des vers ? demanda-t-il à Richepin. — Essaye ! Ce n’est pas bien difficile. » Ponchon, qui était fort latiniste, entreprit une traduction des Géorgiques qu’il brûla plus tard, dans une minute de découragement et qu’il eut tort de détruire, car elle renfermait des pages supérieures. Il ne s’était pas attaché au sens étroit et précis des mots. Il avait voulu donner par des équivalents, la sensation de l’original. Et cette tâche vaillamment accomplie, était très honorable pour un débutant. — Tu en sais autant que moi, lui dit Richepin. Travaille... » Ponchon travailla, et il continue de travailler ; et il n’est jamais content de ce qu'il a produit. Il y a des jours où il est très malheureux. On le supplie de tirer un volume de son œuvre éparpillée. On n’a pu l’y résoudre et vaincre sa répugnance : « Ce qui parait dans le journal n’a pas d’importance. Il y a du bon et du mauvais. Tout est oublié le lendemain. Le livre dure et c’est très grave... » Jean Richepin a déployé une énergie sur humaine pour triompher de ses scrupules. — Ecoute, lui a-t-il déclaré. Je comprends que le choix à faire t’embarrasse. Je m’en charge. J’enverrai la copie à l’impression. Je corrigerai les épreuves. Je donnerai le bon à tirer. Et je t’apporterai le premier tome paru. Je ne te demande pour ma peine, qu’un exemplaire de luxe, sur grand papier... La perspective des droits d’auteurs à toucher n’a pas désarmé Raoul Ponchon. Il a fallu user de ruses pour l’amener à signer un traité avec le Journal. Et l’idée de la responsabilité qu’il encourt en publiant deux chroniques rimées par semaine l'épouvante. Et c’est pourquoi il se dissimule et ne se montre plus chez Louis, au carrefour Gaillon, et dans les cafés du pays latin où ii avait ses habitudes. La seule satisfaction qu’il retire de ce surcroît de besogne, est de griller des « puros » de Upmann et de Henry Clay. Le havane est son délice. Il a confessé ce péché mignon. I1 l’a avoué à son nez, à son nez précieux, qui est dépositaire de ses secrètes pensées : Et quand, pour te flatter, en flocons diaphanes
Je fais monter vers toi l’encens bleu des havanes,
Tu brilles au travers en pourpoint précieux.
Tel doit être, vêtu de pourpre, dans les cieux,
Jupiter porte-foudre et dompteur des orages.
Resplendissant parmi des vagues de nuages.
Jean Richepin a réuni la collection à peu près complète des poésies de Ponchon. Il y a là-dedans une trentaine de pièces qui sont des chefs-d’œuvre d’anthologie. Richepin m’a montré de lui une sextine qui est la plus achevée qui existe en notre langue. Et ces morceaux sont très variés. Ponchon qui ma nie la satire avec rudesse et qui a mené une si vive campagne contre les persécuteurs du Courrier français, trouve des accents d’une émotion pénétrante quand il s’adresse aux humbles, à ceux qui souffrent et qui ont besoin d’être consolés. Il ne leur tient pas de discours pompeux, il leur parte avec bonté, et de choses familières. S’il loue les vertus du vin, il veut qu'elles profitent à tout le monde, et surtout aux pauvres gens :
II faut que les petits, les humbles et les gueux
En barbouillent aussi leurs estomacs rugueux ;
Il faut qu'aux quatre coins de la terre de France,
Ceux que courbe la tâche et que tord la souffrance,
Pendant que nous prenons, nous autres, du bon temps,
Puissent boire ce vin qui leur donne vingt ans,
Sans le payer jamais des deux yeux de leur tête...
… Quand on fut à te peine on doit être à la fête.
Brave Ponchon ! ..... Comme je traversais, hier, après souper, les solitudes de la place du Carrousel, je distinguai un petit homme légèrement bedonnant, coiffé d’un chapeau melon à bords plats, crânement planté sur l’oreille... C’était luit... R paraissait absorbé dans de profondes méditations. De temps à autre, il levait son nez mirifique vers la voûte constellée. Je compris qu’il s’entretenait avec la Muse. Et je m’abstins de l’aborder, ne voulant pas troubler son invocation.
Adolphe Brisson
Juin↑
Anonyme, « Théâtre de
Bourges », Journal du
Cher, 10 juin 1897, p. 2.
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Dimanche 13 juin, Le Chemineau, pièce en 5 actes, de M. Jean Richepin, l’immense succès actuel de l’Odéon.
En parlant du Chemineau, un de nos plus éminents confrères s’exprime ainsi au lendemain de la première ;
« Jean Richepin nous a donné une délicieuse sensation d’art ; il nous a émus par cette symbolique légende, ce vibrant plaidoyer pour l’humanité, son drame est un poème de haute portée ; l’air pur y circule, et cet air est bien rare en ce moment, aussi éprouve-t-on vive joie à le respirer à pleins poumons... C’est la grande vérité humaine, éternelle, celle qui donne les conventions et qui, exprimée par un artiste delà valeur de Richepin, ébranle nos libres, pénètre dans nos âmes, nous secoue d’un sympathique frisson.
Juillet↑
Anonyme, « Où est passé le
prologue ? » Le
Matin, 20 juillet 1897, p. 2.
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Du Nain jaune, dans l'Echo de Paris M. Jean Richepin avait écrit, pour l'inauguration du théâtre d'Orange, un prologue en vers dans lequel, tour à tour, les Muses grecque, latine, française et provençale louaient la Poésie et la Beauté.
Ce prologue était depuis longtemps accepté par la Comédie-Française, et M. Jules Claretie l'avait déclaré admirable.
Or le programme des fêtes d'Orange, par suite d'un mystère inexplicable, ne parle pas. du prologue de Jean Richepin.
En revanche, il annonce un prologue de M. Louis Gallet, intitulé les Fêtes d'Apollon. Les personnages mis en scène sont le Lyriste, le Faune, la Cigale, la France, la Provence, la Gaule, la Musique.
C'est M. Silvain qui interprétera le rôle du Faune.
Novembre↑
Adolphe Brisson, « M. Jean
Richepin », La Petite
Gironde, 9 novembre 1897, p. 1.
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Il ne ressemble à personne et n’appartient à aucune école. S'il est romantique par certains côtés, s’il a subi l’influence du Parnasse, il a eu le mérite de rester lui-même, et jamais sa personnalité ne s'est effacée. Il a d'admirables qualités et de grands défauts qui constituent, par leur intime mélange, son tempérament littéraire. Son talent a mûri avec les années : il a acquis plus d’ampleur, mais il ne s'est pas sensiblement transformé. Tel il s'affirma dès le premier jour, et tel il est demeuré : inégal, violent, superbe, avec d'énormes fautes de goût et des envolées presque sublimes.
Le fond de sa nature est un amour passionné de l'indépendance. M. Jean Richepin déteste la règle, et, maintes fois, il s’est mis contre elle en insurrection. Il y a, à cet égard, un lien étroit entre sa vie et ses œuvres. Il a conté avec un charme délicieux les voyages qu'il accomplit en compagnie des Romanitchels : il fit avec eux son tour de France ; il coucha à fa belle étoile ; il monta dans une roulotte que traînait un cheval poussif ; il campa sur la lisière des bois, au bord des rivières ; il mangea d'étranges fricots, préparés par les mains noires des Bohémiennes et fut sérieusement épris de Miarka « la fille à l'Ourse ». Et à voir ce beau gars, aux cheveux crépus, au teint basané, qui s'exhibait dans les champs de foire et se mesurait avec les athlètes, nul n’aurait supposé que ce fût un jeune homme distingué, brillant latiniste et lauréat du concours général. Lorsqu'il vint s’installer à Paris, dans le quartier des Ecoles, il y conserva ces allures pittoresques auxquelles il dut autant qu’à ses œuvres, sa prompte célébrité. Sur lui coururent mille légendes qu'il est superflu de rappeler. Il se promenait par les rues, vêtu de costumes étroitement ajustés, et où dominaient la pourpre, l’or et l’indigo. A son plastron de chemise étincelait un énorme rubis qui excitait l’admiration des femmes et leur convoitise. Mais l’une d'elles s’en étant emparé et l'ayant laissé tomber par mégarde, il se brisa. Ce joyau n’était qu’un morceau de verre ! Vraies ou fausses (et beaucoup d’entre elles sont apocryphes), ces historiettes peignent assez exactement la physionomie qu’avait alors le poète. De temps à autre il était pris d’une sorte de frénésie de vagabondage. Il disparaissait ; il allait devant lui jusqu’à ce qu’il eût dépensé son dernier sou ; et souvent il se trouvait en détresse dans des pays lointains, d'où il revenait à grand’peine. C'est ainsi que se trouvant à Londres, le ventre creux, il se fit payer à diner par un sergent recruteur de l'armée anglaise, qui voulait à toute force l'incorporer dans un des régiments de Sa Gracieuse Majesté. Et, de fait. Jean Richepin eût été un magnifique highlander ; et son physique, joint au prestige de l’uniforme, eût exercé dans le Royaume-Unis de cruels ravages. Sa destinée le réservait à des triomphes d’un ordre plus relevé. Il publia la Chanson des Gueux et, le lendemain, son nom volait sur toutes les lèvres. Ce qu’il exaltait dans ce livre, qui est le plus sincère sinon le plus complet qu'il ait écrit, c’était son propre rêve de liberté. Il chantait les miséreux, il les réconfortait avec une cordialité fraternelle. On vit qu'il connaissait ce dont il parlait, et qu’il était allé au fond de son sujet. Il ne s'agissait plus d'une pâle imitation de la vie réelle. Richepin apportait dans ses tableaux une audace de pensée et d'expression qui lui valut l’ardente sympathie de la jeunesse et la réprobation du monde académique. Il éprouva la sévérité des lois : il fut frappé et son recueil lacéré par les mains des juges. Aujourd’hui, nous sommes habitués à tous les libertinages, et la rigueur dont il subit les effets nous semble odieuse. Elle lui fut d’ailleurs profitable car elle surexcita en sa faveur la curiosité publique. On s'arracha son ouvrage et l'on s'aperçut qu’il renfermait, à côté de pages douteuses, des chefs-d'œuvre d'éloquence et de couleur, tel par exemple que le Vieux Lapin, qui est un des morceaux les plus achevés de notre langue...
Depuis la Chanson des Gueux, M. Jean Richepin n'a cessé de produire. Il s'est essayé dans tous les genres, dans le roman, dans la nouvelle ; il a composé des drames pour Mme Sarah Bernhardt et pour M. Mounet-Sully ; il a prouvé sa fécondité par une abondance extraordinaire : ses ouvrages se succèdent sans interruption et l’un n’attendant pas l'autre. Et dans tous, nous remarquons, à peu de chose près, les mêmes idées diversement exprimées... Elles ne sont pas très nombreuses, et elles sont très générales. Nana Sahib incarne la lutte, du patriotisme contre l’usurpation de la conquête. La Glu, c’est la revanche de l'instinct contre la corruption raffinée. Par le Glaive nous donne un tableau éclatant des exactions commises par un tyranneau et l'effort héroïque tenté pour s’en délivrer. Enfin, le Chemineau est l'exaltation de la vie errante. Il n'est pas jusqu'à cette pièce manquée, Vers la Joie, qui ne renferme quelque chose de semblable : l'apologie des lois naturelles par opposition aux lois écrites. Voilà pour le théâtre et le roman. Si nous passons aux vers, nous y trouverons des développements proches de ceux-là, mais ennoblis et adoucis par un profond sentiment de la poésie rustique. M. Jean Richepin adore les champs, les bois et surtout la mer ; il en rend avec une vigueur et une suavité sans pareilles la séduction. Et quoique sa verve soit très libre, elle glisse rarement dans la basse ordure. Sur tout ce qu'il a produit, sauf deux ou trois feuillets des Blasphèmes, passe un souffle généreux et sain, comme une bonne odeur de farine, de foin coupé ou d'algues humides. Nous en eûmes l'impression très nette lors de la première représentation du Chemineau ; et c'est ce parfum sylvestre qui assura le succès du drame et qui fit oublier ce qu'il avait de poncif. Donc, M. Jean Richepin a, sous mille formes, revendiqué le droit qu’a la créature de n’obéir qu’à l’impulsion de son cœur et de son esprit, et de secouer le joug des contraintes sociales... Et, par une anomalie surprenante, ce révolutionnaire est, au point de vue du style, respectueux des traditions. Rien de plus pur que ses sonnets, rien de plus correct que ses ballades et de plus classique que ses alexandrins. Il rime honnêtement, il est très sage, il ne se permet tout au plus que les licences autorisées par Victor Hugo. Encore est-il, en bien des cas, plus timoré que son maître. Il s’est nettement séparé des écoles dissidentes et n’a pas caché le mépris que lui inspiraient les symbolistes, les décadents et autres instrumentistes. Il a cette opinion que la langue française, habilement maniée, suffit à tout dire, et qu’il est criminel de la torturer. Or, si M. Richepin est à ce point raisonnable, il faut l'attribuer à la solide culture qu’il a reçue. Il a été nourri de copieuses latinités, et il a puisé dans ses trois années d’Ecole normale des habitudes d’ordre et de clarté qu’il n’est pas parvenu à perdre. Toutefois, il est encore une cause, non moins efficace, qui l’a empêché de dévier, comme beaucoup de ses confrères, vers l'inintelligible. Il n’est pas tourmenté, comme eux, par la poursuite de l’insaisissable. Il n’est pas fiévreux, ni subtil, ni complexe. N’ayant à rendre que des choses simples, il n'emploie que des mots simples pour les formuler. Il est aussi peu compliqué que possible ; il n’est à aucun degré maladif. Il ne faut chercher dans son œuvre ni des dessous inquiétants, ni des « au-delà » énigmatiques. Cet équilibre, qui en fait la force, en fait aussi la faiblesse. Les délicats préfèrent à la virtuosité facile les mouvements où l’artiste a mis un peu de son âme et la pâleur tourmentée de Léonard de Vinci à la santé de Rubens !
Adolphe BRISSON