Corpus de textes du Laslar

1898

Augustin Filon, « Renaissance du vers dramatique : Jean Richepin et Edmond Rostand », De Dumas à Rostand : esquisse du mouvement littéraire contemporain, A. Colin, 1898, p. 280-290.

[…]

Le soleil africain a touché M. Jean Richepin dans son berceau. Puis les hasards de la vie le transportèrent dans une de ces cités flamandes, {281} endormies à l'ombre de leur beffroi que Pater, en Angleterre, et chez nous, George Rodenbach ont si admirablement décrites, Il commença par suivre les chemins battus et fut un bon élève du lycée de Douai où l'on conserve encore de lui des pages plus estimables qu'admirables. Il est entré ensuite à l'École Normale ; le lieu du monde le moins favorable à la culture des poètes qui sont, d'ailleurs, plantes de plein air et de croissance spontanée Après l'Ecole, M. Richepin prit à travers champs pour arriver plus vite à la gloire, il eut une légende avant d'avoir une réputation. Les brasseries du quartier latin l'ont vu dans un étrange costume : veston de velours, ceinture de soie rouge, culottes collantes, bottes et feutre mou. Ecuyer, gymnaste, athlète amateur, on dit qu'il accompagna un cirque forain dans ses tournées en province, et qu'il attirait la foule dans certains « numéros » exceptionnels. Tout jeune il se créa une famille sans renoncer à ses allures vagabondes. Il écrivit pour Sarah Bernhardt un drame de Nana Sahib ; il le joua à la Porte-Saint-Martin et, sous la tunique brodée du prince hindou, mourut tous les soirs au haut de son bûcher dans les bras de l'illustre tragédienne. Un beau matin, il rentra chez {282} lui, embrassa sa femme et ses enfants et, pendant un an ou deux, eut l’air de vouloir se faire oublier. Mais cette retraite mit, au contraire, le sceau à sa légende. Il y a des gens heureux. Plus ils se taisent, plus on parle d'eux. S'ils entraient à la Trappe, ce serait pour eux une réclame sans égale.

Mais il ne suffit pas d'attrouper les badauds autour de soi par des excentricités plus ou moins voulues. Si l'on n'a rien à leur montrer ils se retirent mécontents et ne reviennent plus. Heureusement ce n'était pas le cas de M. Richepin. Il se serait babillé comme vous et moi, il se serait couché à dix heures, levé à six, aurait pris son déjeuner et son dîner à des heures régulières : il n'en eut pas moins été un grand poète, le poète des Gueux et de la Mer, Plus grand peut-être qu’il n'a été, car il eût gardé pour ses vers toute sa flamme, toute sa passion, toute son électricité intellectuelle.

Il a écrit des romans que je demande la permission de ne pas admirer. Ils me déconcertent par un mélange déplorable du réalisme le plus effréné avec un idéalisme presque fou. C'est du symbolisme sauce Zola. Quant aux drames de {283} M. Richepin, ils n'avaient guère été jusqu'à présent que des ébauches de mélodrames, avec, çà et là, des étincelles de poésie. Tout d'un coup, voici que, par le Chemineau, M. Richepin a réconcilié, dans une même admiration, les amis et les ennemis de son talent. J'ai subi, comme tout le monde, le charme extraordinaire de cette pièce et j'essaie de m'expliquer ce qui m'a charmé.

La moisson s'achève chez maître Pierre. Tout a marché à merveille, grâce à un diable d'homme dont la gaîté et les chansons soufflaient la belle humeur et le courage autour de lui. D'où vient-il ? De partout et de nulle part. Comment se nomme-t-il ? Pas de nom. On l'appelle le Chemineau. Oui, chemineau, pas plus! Un passant, un bonhomme Qui mène tout, la joie et la peine, en chantant. La peine des autres aussi. Toinette, la petite servante de maître Pierre, n'a pu s'empêcher de lui donner son cœur. Lorsque le séduisant vagabond, la moisson finie, s'éloigne, avec son éternelle chanson aux lèvres, la pauvre fille demeure avec son chagrin, auquel s'ajouterait bientôt la honte si François, le premier valet, un brave homme, déjà grisonnant, ne s'offrait pour servir {284} de protecteur à la délaissée et du père à l'enfant du Chemineau.

Donc la vie a eu des douceurs inespérées pour Toinette. Son fils a grandi, est devenu un bon travailleur. Il cultive leur terre à la place de François que la paralysie cloue dans son fauteuil. Tout irait bien si le fils à Toinette et la fille à maître Pierre ne s'avisaient de s'aimer. Maître Pierre est riche, orgueilleux, avare. Non seulement il ne consentira pas à ce mariage, mais il a juré la ruine de François et de sa famille. Toinet, désespéré, court les cabarets. Le malheur est entré dans la maison, si longtemps paisible et prospère. C'est à ce moment que reparaît le Chemineau, ramené par le hasard dans ce lieu qu'il ne reconnaît pas. À la vue des souffrances, dont il a été la première cause, se réveillent en lui, l'une après l'autre, d'abord la mémoire, puis la tendresse, puis la conscience, et enfin la volonté de faire le bien. Par quels moyens viendra-t-il à bout de maître Pierre ? Moitié en lui rendant service, moitié en l'intimidant, car il joue le sorcier en perfection, notre Chemineau. Tant et si bien que voilà les amoureux mariés, Toinette rassurée et le vieux François qui meurt en paix. Bonne {285} occasion pour le Chemineau de devenir un bon paysan comme les autres, un heureux parmi des heureux. Allons donc ! Et la grande route qui le réclame, le fascine, l’hypnotise !... Certain soir de Noël, pendant que les femmes sont à la messe de minuit, que l'oie grasse du réveillon rôtit devant le foyer et que les « Lugnots », au dehors modulent leur cantilène, le vagabond s'élance à travers la nuit.

... Va, Chemineau, chemine !

Il remplira jusqu'au bout son destin et ne s'arrêtera que pour mourir. Telle est la pièce. C'est un de ces sujets qu'on accepte sans résistance, mais non de ceux qu'on salue comme une trouvaille. Le secret du succès est donc ailleurs.

Aurais-je, par hasard, été dupe du jeu des artistes ? Certes, la troupe de l'Odéon, dans ces dernières années, ne s'est jamais montrée plus à son avantage que dans le Chemineau, Mais il n'y avait là, cependant, aucun de ces talents souverains et dominateurs qui suspendent pour un moment, chez le spectateur, l'action du sens critique. Comment ai-je été amené à subir et presque {286} à goûter des fictions qui, d'ordinaire, me déplaisent, et, parfois, m'irritent, cette bonté des primitifs, cette poésie innée, cette âme simple, profonde et tendre du peuple, à laquelle je ne crois point, à laquelle personne ne croit ? Comment ai-je pu seulement écouter des paysans qui parlent en vers, et être ému, et applaudir ? Je cherche et quand j'ai trouvé la réponse, je suis encore plus étonné qu'auparavant. M. Richepin s'est emparé de moi, il a réduit à néant mes objections en employant le même procédé qui m'exaspérait dans ses romans, par le mélange de l'idéalisme et du réalisme. Cette découverte est propre à donner de la modestie aux critiques et à les guérir de la confiance exagérée qu'ils seraient tentés d'accorder à leurs formules préconçues. En littérature, mais surtout en matière de drame poétique, tout est bien ou tout est mal suivant les cas et suivant les heures. Un vieux vaudevilliste avec lequel j'essayais, il y a bien des années, de mettre sur ses pieds un scénario et à qui je montrais les absurdités par où il nous faudrait passer, me répondait avec une grimace comique : « On a du talent ou on n'en a pas ». D'ordinaire, c'est la seconde alternative qui se {287} réalise : on n'a pas de talent. M. Richepin en a, et beaucoup.

D'abord il y a ce vers : une merveille d'élasticité et de flexibilité. Il se brise, si l’on veut, en autant de morceaux qu'il a de syllabes pour traduire le laconisme brutal et grognon du paysan. Il reçoit les mots les plus humbles, mais, je ne sais comment cela se fait, au lieu d'être vulgarisé par eux, il les anoblit. Il a toutes les libertés de la prose, mais il garde, en même temps, toute la dignité et toute la grâce du vers, c’est dans ce vers étonnant que communient les deux formes de l'art et que Hugo embrasse Zola.

Ce vers est amphibie. Tout à l'heure il pataugeait dans la boue, et picorait les immondices de la basse-cour. Maintenant, d'un coup d'aile, il est en plein ciel, il vole, il plane, il reprend toute son ampleur et son harmonie. Comment justifier ces alternatives ? De la façon la plus simple. La poésie est une effervescence soudaine de l'Ame sous l'influence d'un grand sentiment, d'une forte émotion. Parmi les personnages du Chemineau, la plupart n'auront que des pensées bestiales et grossières. Mais la droiture et le dévouement de François, l'amour que Toinette éprouve au premier acte {288} pour son amant et, dans les actes suivants, pour son fils, mettront sur leurs lèvres un langage qui, sans efforts, monte et s'élève avec leur sentiment. Quant au Chemineau lui-même, avant que je sache rien de lui, avant qu'il ait paru en scène, avant même que le rideau soit levé, je l'ai entendu chanter et je devine à qui j'ai affaire. Cette voix vibrante, hardie et chaude, qui remplit l'espace, c'est tout un caractère, toute une psychologie et je la comprends sans difficulté, précisément parce qu'on ne me l'explique pas. L'auteur ne discute point avec moi, n'essaie pas de me persuader que tous les coureurs de grande route sont ainsi. Il sait qu'on regard du Chemineau qui chante il y a le Chemineau qui assassine, et entre les deux beaucoup de vulgaires pauvres diables qui ne valent pas la peine d'être décrits. Le sien est une exception. Il fait le mal par sensualisme, le bien par pitié (et la pitié est aussi une forme de la sensualité). Il incarne la paresse, non celle qui sommeille à la même place, mais la paresse inquiète et voyageuse, qu'accompagne une éternelle soif de mouvement et d'inconnu. Sa destinée est d'être une fantaisie vivante qui marche à côté de la réalité, à côté du devoir. {289} Serons-nous surpris qu'un tel homme parle en poète ? Mais il est la poésie même ! Et souvenez-vous, je vous prie, quelle que soit d'ailleurs votre
théorie favorite sur l'origine de l’Iliade et de l’Odyssée, quo les poèmes homériques ont été l'œuvre d'un ou de plusieurs chemineaux. Chemineaux aussi, les trouvères et les troubadours. Chemineaux encore, à leur manière, Villon, Cervantes, Burns, Richepin lui-même, que tourmente, peut-être, en son âge mûr assagi et apaisé, la nostalgie des grandes routes11. En expliquant l (…) .

L'année 1897 ne s'est point achevée sans nous apporter encore, dans ses derniers jours, une œuvre aussi belle, plus belle peut-être, et à laquelle on a fait une réception encore plus enthousiaste, soit parce que l'auteur, à cause de sa jeunesse, éveille des espérances encore plus vives, soit parce que les signes du génie y {290} éclatent d'une façon encore plus libre et plus spontanée que dans le Chemineau. Il s'agit de Cyrano de Bergerac, le drame donné à la Porte- Saint-Martin par M. Edmond Rostand.

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Jules Lemaître, « J. Richepin », Impressions de théâtre : dixième série, 4e édition, Société française d’imprimerie et de librairie, « Nouvelle Bibliothèque littéraire », 1898, p. 113-123.

À l’Odéon : Le Chemineau, drame en cinq actes, en vers, de M. Jean Richepin. — À la Renaissance : La Carrière, comédie en quatre actes et cinq tableaux, de M. Abel Hermant. — Aux « Escholiers » : Le Plaisir de rompre, un acte, de M. Jules Renard. — Lucien Biart.

Plus il avance dans son œuvre, plus M. Jean Richepin nous apparaît comme une nature merveilleusement simple, robuste et saine, et en même temps comme un exemplaire accompli de culture latine, comme un poète essentiellement « classique » et comme un traditionnaliste irréprochable : ce qui le rend presque unique dans la littérature de nos jours.

Rien de plus normal ni de plus harmonieux que le développement de cet esprit ; rien de plus conforme ni de plus exactement correspondant aux modifications qu’apporte dans un homme bien sain la succession des années ; et par conséquent rien de plus « décent », au sens latin, que la vie littéraire de ce latiniste.

À vingt ans, ivre de sa force, il est bohème, insurgé, compagnon et poète des « gueux. » En quoi, déjà, il obéissait à une tradition. Car il se trouve que quelques-uns des pères de notre littérature ont {114} été, au xve siècle, au xvie et au xviie encore, des bohèmes notoires. Bohème, Villon ; bohèmes, Rabelais et Régnier ; bohèmes, Théophile, Cyrano de Bergerac, Saint-Amand, et presque tous les poètes du temps de Louis XIII. M. Jean Richepin, à vingt ans, continue chez nous la littérature et la vie de ces réfractaires qui furent, comme lui, des forts en thème et crachaient aisément du latin.

Puis, il écrit les Caresses, poèmes de sensualité toute nue, sans hypocrisie, mais aussi sans perversité ; où, par-delà nos poètes romantiques, et par-dessus les délicatesses, mièvreries et mélancolies que le sentiment chrétien a mêlées chez nous aux choses de l’amour, il renoue avec les érotiques latins qu’il simplifie encore, et écrit le Cantique des cantiques d’un étalon lettré.

C’est alors que la chaleur de son sang, l’insolence qui lui vient de son athlétique jeunesse, le pousse à écrire les Blasphèmes. Livre décidément retardataire ; non point même positiviste ou darwinien, mais athée avec une étonnante simplicité, et qui, si l’on met à part quelques réminiscences du poète latin Lucrèce, procède simplement du « libertinage » traditionnel des « esprits forts » de l’ancien régime, d’Assoucy ou des Barreaux, et reproduit, dans un autre style, l’impiété sans nuances des Helvétius et autres Naigeons. En sorte que l’anachronisme foncier de ce livre risquerait de nous glacer quelque peu, s’il n’était, bien plutôt que la manifestation {115} d’une pensée, l’éruption d’un tempérament et l’explosion d’une rhétorique. Ce qui est intéressant ici, c’est le poète lui-même ; c’est son geste d’hercule tendant le caleçon à Dieu et à tous les dieux, son altitude de dompteur et de sagittaire, son allégresse de bon peintre et de bon versificateur à entrelacer, par groupes et par grappes antithétiques et pittoresques, les dieux et les déesses de toutes les religions, et à poursuivre leur dégringolade éperdue d’un claquement de strophes à triples rimes. Ce n’est pas la méditation d’un philosophe, oh ! non, mais l’ivresse de Salmonée qui, pour défier Jupiter, pousse ses chevaux et son char sur un pont d’airain retentissant et s’enchante de son propre tintamarre.

Et bientôt voici le poème de la Mer, premier annonciateur de sagesse. Car, sans doute, la mer est encore une « gueuse » dont le poète nous décrit symboliquement les faits et gestes dans un langage qui n’a rien de timide ; et les marins sont encore des « gueux », les gueux de la mer ; mais déjà M. Richepin leur pardonne sans difficulté d’être d’âme plus chrétienne que « les gueux de Paris. » Sa fraternelle sympathie pour ces hommes capables de « sacrifice » implique un état de pensée déjà supérieur au matérialisme, tout de même un peu court, des Blasphèmes ; et nous voyons bien qu’il a déjà consenti, dans son cœur, à écrire le Flibustier.

Rien ne s’y opposait : nulle part assurément, ni dans ses Caresses, ni même dans ses ingénus {116} Blasphèmes, il n’avait commis le « péché de malice. » Il y a, et sans doute il y eut toujours en lui, sous l’insurgé, un bourgeois excellent, et un Arya sous le Touranien. Ses livres lyriques sont l’œuvre du Touranien, et ses drames ont été écrits par l’Arya ; et c’est très bien ainsi. Outre que le théâtre incline les plus fiers aux concessions, il est naturel de bouillonner à vingt ans et de s’apaiser passé la quarantaine.

Et c’est pourquoi, l’esprit du poète s’élargissant à mesure qu’il vivait et qu’il se reconnaissait des devoirs, son dernier volume de vers, qui devait s’appeler le Paradis de l’Athée, a pu paraître sous ce titre plus hospitalier : Mes Paradis. Ce livre, auquel on a peu rendu justice, me plaît infiniment par une sincérité qui ne craint pas de se contredire, estimant sans doute que nos prétendues contradictions ne sont que des états d’âme successifs, et que notre âme est d’autant plus riche, plus largement humaine, que ces états sont plus divers. Dans la première pièce du livre, l’homme aux yeux de cuivre et au torse d’écuyer, qui a si doctement rugi les Blasphèmes, nous confesse bravement qu’il sent quelque chose de nouveau lui gonfler le cœur, regret, désir, peut-être espoir…

Ceux que j’ai pu blesser naguère en blasphémant,
Je leur demande ici pardon très humblement.
Et peut-être en secret que je leur porte envie.

Et nous voyons alors lutter l’un contre l’autre, ou, {117} plus justement, nous entendons chanter l’un après l’autre les deux Richepin, le Touranien et l’Arya, le roi des Romanichels et le père de famille, le matérialiste et l’idéaliste, le cynique et le tendre, l’impie et l’aspirant à la foi, le révolutionnaire et, mon Dieu ! le conservateur. Et, finalement, c’est bien l’Arya qui l’emporte, puisque le poète, sans proscrire le paradis de Mahomet ni celui de Rabelais, s’attarde au paradis de la famille, aux joies du foyer, aux veillées sous la lampe et aux gentillesses des enfants qui tettent, dans des pièces aussi « intimes » et aussi touchantes que le permettent la précision dure et un peu martelée de son expression, et tantôt la brutalité, tantôt la curiosité presque fatigante de son vocabulaire. Sans compter que le recueil se termine par un appel évangélique à la fraternité, une exhortation au sacrifice et au don de soi, et par une vision idyllique de l’âge d’or et de la terrestre cité de Dieu, ou, si vous voulez, du paradis de Pierre Leroux et de George Sand.

Pourquoi non ? Une des idées philosophiques que ce poète, — qui n’est point particulièrement un philosophe, et qui a bien raison, — paraît le mieux sentir et qu’il a le plus fortement exprimées, c’est que notre âme est le produit d’un long passé, et qu’ainsi nous portons en nous une quantité de « moi. » Rappelez-vous, dans les Blasphèmes, la Chanson du Sang, et lisez dans Mes Paradis la pièce qui commence ainsi :

{118}

Ah ! ce n’est pas deux moi qui sont en moi ! c’est dix,
Cent, mille, des milliers !

Dès lors, quoi d’étonnant que, après le cavalier tartare ou le compère de Villon, M. Richepin ait laissé chanter en lui, pour changer un peu, le poète idyllique et sentimental (le Flibustier) et presque l’« homme sensible » du siècle dernier (Vers la joie) ou le bon poète tragique épris d’héroïsme (Par le glaive) ? Au surplus, les bons sentiments ne peuvent-ils fournir autant d’alexandrins que les autres ? Ne peuvent-ils suggérer autant de tropes, de métaphores, de comparaisons et de rimes opulentes ? Tout revient à dire, en somme, que M. Jean Richepin est un admirable discoureur de lieux communs ; et par là encore il m’apparaît classique.

Oui, plus j’y songe, et plus je le tiens pour un homme de tradition. À une époque d’inquiétude morale, et de frisson mystique ou néo-chrétien, et d’ibsénisme et de septentriomanie, M. Richepin restait obstinément et étroitement un homme de chez nous ; il s’en tenait, selon les heures, soit au matérialisme imperturbable des bons athées simplistes du xviiie siècle, soit au naturisme de Diderot ou à l’idéalisme du vieux Corneille. Et, pareillement, tandis que des jeunes gens cherchaient à détendre les règles de notre prosodie et glissaient au vers invertébré, il s’enfermait jalousement dans la versification héritée, il en resserrait encore sur lui les {119} entraves, comme à plaisir et par défi ; il restait, presque seul, fidèle aux petits poèmes « à forme fixe » ; et il en venait, dans Mes Paradis, à exprimer les angoisses de son âme double en une série de sonnets, de piécettes en tierces rimes, et de ballades, qui à la fois s’opposent deux par deux et alternent régulièrement, et qui présentent une richesse de rimes à laquelle M. Mendès atteint à peine, et que M. Bergerat ne dépasse qu’en rimant en calembours : ce qui fait tout de même bien des symétries combinées !

M. Jean Richepin est, je crois bien, le plus latin de nos poètes français. Nul n’est plus nourri du lait fort de la Louve. Il a, du latin, la ferme syntaxe, la précision un peu dure, la couleur en rehauts, la sonorité pleine et rude ; jamais de vague ni de demi-teintes. Il a lui-même, dernièrement, avoué ses origines et ses prédilections dans une suite de savoureuses Latineries où il imitait à miracle ce que la pensée latine a de plus latin : les facéties fescennines, l’invective juvénalienne ou les cyniques jovialités d’un Martial.

Mais, pour l’avoir tout entier, il faut, après ses « latineries », lire ses chansons et ses contes en forme de complaintes. Car, presque au même degré que la veine classique, ce surprenant mandarin a la veine populaire. Les chansons de la Chanson des gueux et les Matelotes de la Mer sont aussi franches et aussi belles, et semblent aussi spontanées que si {120} elles n’étaient pas l’œuvre d’un lettré et qu’elles eussent jailli, tout assonancées, de l’imagination d’un ménétrier ambulant ou d’un mathurin qui aurait le don de la rêverie et du rythme.

En résumé, ce poète si savant et, pourtant, d’âme peu compliquée ; ce grand humaniste qui est « peuple », cet insurgé qui est un Français de la vieille France ; ce superbe Gallo-Romain ; ce poète d’une rhétorique puissante et claire et de sentiments simples, a précisément ce qu’il faut pour agir sur la foule tout en restant très cher aux lettrés ; et la réussite du Chemineau en est un nouveau témoignage.

Le Chemineau est un drame rustique, tout plein de « conventions », oui, mais de conventions antiques, vénérables, et qui répondent, chez la plupart des spectateurs, à des illusions héréditaires et charmantes. Les paysans ne se laisseraient peut-être pas prendre au chemineau de M. Richepin, car ils savent par expérience ou ils croient par préjugé qu’un rôdeur des grandes routes est, le plus souvent, un assez mauvais drôle ou un très pauvre diable.

Or il ne semble pas que ce chemineau-ci ait jamais sérieusement souffert ni de la faim, ni du froid, ni des mauvais gîtes ; et, d’autre part, il est bon, il est intelligent, il sait tous les métiers, il compose des chansons ; et il n’est même pas paresseux et, quand il lui plaît, il lasse les plus durs à la besogne. Mais, si j’appréhende sur ce point la défiance des paysans, {121} quel citadin de petite, vie ou même quel honnête bourgeois résistera au rêve de liberté et de « poésie », superficielle et accessible, évoqué par ce couplet :

… Dis-leur que des pays, ce gueux, il en a cent,
Mille, tandis que nous, on n’en a qu’un, le nôtre ;
Dis-leur que son pays, c’est ici, là, l’un, l’autre,
Partout où chaque jour il arrive en voisin ;
C’est celui de la pomme et celui du raisin ;
C’est la haute montagne et c’est la plaine basse ;
Tous ceux dont il apprend les airs quand il y passe ;
Dis-leur que son pays, c’est le pays entier,
Le grand pays, dont la grand’route est le sentier :
Et dis-leur que ce gueux est riche : le vrai riche,
Possédant ce qui n’est à personne : la friche Déserte, les étangs endormis, les halliers
Où lui parlent tout bas des esprits familiers ;
La lande au sol de miel, la ravine sauvage,
Et les chansons du vent dans les joncs du rivage,
Et le soleil, et l’ombre, et les fleurs, et les eaux,
Et toutes les forêts avec tous leurs oiseaux !

Un individu aussi « poétique » que ce chemineau peut faire ce qu’il lui plaît. Le public ne songe point à lui en vouloir quand, à la fin du prologue, ressaisi par la nostalgie de la grand’route, il repart, en laissant dans l’embarras la pauvre Toinette. Et lorsque, vingt ans après, il repasse par le même village, comme on sent bien, en lui, le sauveur attendu ! Toinet, le fils de Toinette et du chemineau, veut mourir parce qu’il aime sans espérance la fille de maître Pierre, un riche fermier. Le chemineau {122} console le pauvre garçon ; et comme il est un peu sorcier et « jeteux de sorts », il fait si bien qu’il épouvante maître Pierre et l’amène ainsi à donner sa fille à Toinet. (La scène est, je crois, la meilleure de l’ouvrage, et la plus colorée.) Après quoi, il reprend son sac ; et en route ! et tant pis pour ceux qui l’aiment ! Il faut bien qu’il chemine, puisqu’il est le chemineau.

Ce chemineau est excellent. Sa facilité à s’en aller ne le rend point haïssable, parce que l’on comprend que c’est sa libre vie qui lui a fait un si bon cœur. Et les autres, les sédentaires, sont aussi de bien braves gens. Qu’elle est bonne, cette fine Toinette, si indulgente au poète qui l’a séduite et quittée ! Et qu’il est bon, ce François qui, après le départ du poète, a épousé la pauvre fille ! De ce que Toinet, le « gars malade d’amour », et Aline, son amoureuse, ne sont pas très originaux, il ne s’ensuit pas qu’ils ne soient point louchants. La cabaretière Catherine a le cœur sur la main ; Thomas et Martin n’ont pas pour un sou de méchanceté ; et si maître Pierre, le fermier avaricieux, aime un peu trop l’argent, il aime encore mieux sa fille.

Qu’est-ce à dire ? Le chemineau ressemble aux bohèmes rustiques de George Sand ; il contient, seulement un peu moins de vérité. Les autres sont beaucoup plus proches des laboureurs de la Mare au Diable ou de la Petite Fadette que des rustres tragiques de M. Émile Zola ou des paysans exacts de {123} M. Jules Renard. En d’autres termes, le chemineau est une figure de romance, et les autres sont des personnages d’opéra-comique. C’est à merveille. Je ne me dissimule point que cela pouvait être banal. Mais la force, ici, et j’ajoute la sincérité, sauvent tout. Le banal, entre les mains d’un poète, grandit et devient l’« universel » ; et M. Jean Richepin est poète. Son dernier drame est un opéra-comique éminent, en très beaux vers, en vers d’un curieux travail, où des vocables de terroir varient industrieusement la trame du plus « littéraire » des styles ; une œuvre d’un caractère tout ensemble classique et populaire. Le Chemineau est, au bout du compte, une très large et assez dramatique variation sur le thème des Bohémiens de Béranger ; et de là son succès éclatant.

[…]

Lhomme, « Poètes », La Comédie d’aujourd’hui, Librairie académique Perrin et Cie, 1898, 14-19.

Personne n’est allé plus loin, dans la vanité, que le poète Richepin. En un temps où la crainte du ridicule n’existe plus, où chacun montre impudemment ses verrues, où l’amour-propre s’épanouit en plein soleil, cet homme demeure un prodige. Au sortir de l’École Normale, encore tout farci de grec et de latin, il s’est fait hercule de foire ; on l’a vu tendre le caleçon et lutter. Il a été acteur, il a joué dans ses propres pièces, et il s’est mêlé aux plus folles équipées. D’autres affectent tous les raffinements, lui s’est donné pour un Touranien, pour un homme primitif, aux passions indomptables. Ce lettré, qui emprunte son style à Corneille, à Voltaire, à Ducis, à Delille, à Baour, à Lamartine, à Hugo, à Leconte de Lisle, à tout le monde, s’est ingénié à prêter à sa personne l’originalité qui manque à ses écrits. Les badauds s’y sont laissés prendre ; ils l’ont cru sur parole. Ce n’est pas seulement pour eux un homme qui fait des livres, c’est une sorte de démon, une créature d’exception qui sent, qui pense, qui vit à part. N’essayez pas de les détromper, ils ne vous écouteraient pas. Ne leur dites point que cet écrivain n’a rien qui soit à lui, que toute sa littérature est empruntée, qu’il n’est habillé que de pièces et de morceaux, qu’il a porté d’abord et qu’il portera toujours un habit d’arlequin, vous auriez raison, mais ce serait peine perdue. Le bourgeois d’aujourd’hui est dupe de tous les mystificateurs ; il prend la singularité pour le génie ; il aime surtout ceux qui se moquent de lui. Ce gros garçon qui a chanté les gueux n’a jamais tendu la main ; ce blasphémateur qui a maudit Dieu, la famille et l’amour, était né pour être un honnête professeur ; ce rimeur qui a célébré la mer et décrit la tempête n’a guère navigué. Il a la mémoire pleine des vers d’autrui, il les met en lambeaux, les recoud et les accouple, et c’est là tout son mérite. C’est ainsi qu’il a fait des vers latins au collège et à l’École normale ; il n’a ni émotion, ni sincérité ; comme il n’a pas d’âme, il n’a pas de style, parce que le style ne vient pas de la mémoire. Il s’est fait et on lui a fait de la réclame. Le public, celui qui se pique d’être lettré, l’admire à peu près sans réserve. Ses pièces de théâtre, où le bon vaurien, comme dans les vaudevilles de Picard, morigène et redresse les honnêtes gens, passent pour des œuvres originales. Les critiques prétendent que ses vers ont des ailes, qu’il s’entend à pousser la tirade, qu’il a du souffle et du mouvement. Il faut se hâter de rire de ses réputations usurpées. L’homme qui a lu de bons livres, qui les a relus et qui les goûte, n’a point à s’embarrasser des jugements de la foule. Il sait ce qu’il faut entendre par le style, par le goût, par l’esprit, et il a le devoir de rire au nez des sots. Bêchez, labourez, tissez de la laine, vendez du drap, faites un métier utile à tous, mais ne vous mêlez pas de juger les livres. Il y faut un long apprentissage et du savoir, et il y faut surtout un instinct auquel rien ne supplée. Les écrivains, pour qui Richepin est une sorte de grand homme, n’entendent rien au métier des lettres ; ils prennent la sonorité pour l’harmonie et les mots pour des idées. De telles gens ont rempli les journaux, ils y font la loi. Le vrai critique en souffre, il en gémit, mais il a contre eux son sifflet et il en use ; c’est sa vengeance et c’est la revanche de la raison et du bon sens.

Un jeune homme s’échappe de l’étude enfumée où il a griffonné ses premiers vers et tombe à Paris. Il est affamé de réputation, il veut qu’on parle de lui et qu’on s’arrête dans la rue pour le regarder. Publier des vers et n’attendre la gloire que de son talent c’est une entreprise longue et hasardeuse. Il s’y essaye et s’en dégoûte. Que va-t-il faire ? Il y rêve longtemps. Son parti est pris ; il contrefait l’insensé ; il prend le costume et il se fait la tête d’un mage. Il s’appelle et il se fait appeler le Sar ? Il étonne Paris, qui semblait ne plus s’étonner de rien. Cette folie audacieuse plaît à la jeunesse. Le Sar trouve des disciples, il fonde un culte nouveau, il en est à la fois l’initiateur et le pontife et il en célèbre lui-même les fêtes mystiques. Les journaux s’emparent de lui, ils louent à l’envie ses vers et sa prose, ils parlent de son talent, ils lui font la réputation dont il était avide. Les poètes de Montmartre se pressent autour de lui, ils l’escortent dans la rue, ils lui servent d’acolytes. Les artistes, peintres, sculpteurs, graveurs, se mettent à son service ; il leur ouvre une galerie qui se remplit soudain de leurs œuvres. Tout est musique, allégorique, insensé, il n’y a ni dessin, ni couleur, ni sujet. Ce sont les délires des jeunes fous qui s’appellent entre eux « les esthètes ». Les critiques, convoqués à ces fêtes, se gardent bien d’y manquer. Plusieurs, des vieillards, sourient et se moquent, la plupart sont respectueux ; ils admirent, ils applaudissent, ils se récrient. Quelques-uns vont plus loin, ils s’affilient à la Chevalerie nouvelle, ils sont de la Rose-Croix du Temple, ils n portent les insignes. L’œuvre du Sar est achevée, il est célèbre, les femmes sont conquises ; elles se font initier ; elles s’habillent de longues tuniques à la façon des vierges qu’on peintes les enlumineurs ; elles laissent tomber leurs cheveux sur leurs oreilles et s’en couvrent à demi les joues, elles prennent des attitudes penchées et recueillies. Quand Le Sar passe droit dans sa longue tunique, les cheveux roulés en bandeau, la tête grave et fière, elles s’inclinent modestement. Ces spectacles sont publics, tout Paris les voit. On n’en rit pas, on ne siffle point. Les journalistes prétendent que le Sar est un habile homme. Il voulait être célèbre, il l’est ; il avait faim de réputation, il en est repu. Son nom vole de bouche en bouche, et c’est assez. Cent poètes envient son sort et sont prêts à l’imiter ; il ne leur manque rien que l’occasion.

Avril

J. Lecocq, « La Martyre, drame en cinq actes, en vers, de M. Jean Richepin », La Patrie, 19 avril 1898, p. 3.

Le 16 juin 1896, le comité de la Comédie-Française se réunit pour entendre la lecture du drame la Martyre, de M. Jean Richepin. Le succès remporté par l’auteur fut grand. « Étrange séance du comité de lecture hier, lisait-on, le lendemain, dans un journal du matin. Au lieu de rester dans leur impassibilité de juges, les membres du comité ont témoigné, à a maintes reprises, leur admiration pour l’œuvre que M. Jean Richepin leur lisait.

La Martyre fut reçue à l’unanimité.

« On n’a pas fait mieux depuis les classiques, déclarait, d’après un autre journal, un de ceux qui avaient assisté à la lecture.

Quatre mois après d’étranges bruits circulaient ; M. Richepin allait retirer son drame si on ne se décidait pas à le jouer immédiatement ; M. Richepin ne trouvant pas une interprète à son goût au Théâtre-Français, pensait porter son œuvre à la Renaissance... Naturellement, ces bruits furent d’abord démentis, mais sept mois plus tard, en mai 97, le poète disait à l’un de nos confrères :

« Mon cas est d’ailleurs très simple. Mon drame a été reçu à l’unanimité il y a quinze mois, à la Comédie. D’après mes renseignements puisés à bonne source, il ne serait joué qu’en 1900. Or, il ne me plaît pas d’attendre aussi longtemps. C’est pourquoi j’ai demandé à l’administration de la Comédie-Française, quelles étaient ses intentions exactes à l’égard de ma pièce. Mais je n’ai formulé aucune mise en demeure. Au reste, je n’en ai pas le droit. Un auteur ne peut pas avoir de traité avec le Théâtre-Français… J’ai prié M. Claretie, en termes courtois, de me fixer sur le sort qu’on entend réserver à ma pièce. Et suivant sa réponse je prendrai telle ou telle détermination. »

La réponse fut bonne et M. Richepin ne retira pas sa pièce.

Raoul Ponchon ce Villon moderne, jugea gaiement le différend dans sa Gazette rimée :

Il s’agit bien, mon compère,
Dans cette simple affaire,
De tour ou de passe-droit ;
Qui veut la première place,
Des autres ne s’embarrasse :
Et chacun le peut, le doit,
Il faut tuer l’inertie,
Voilà tout, de Claretie,
En criant comme un putois.
C’est permis à tout poète,
Sans quoi l’œuvre la plus chouette
Moisira pendant cent mois.

La Martyre est un drame dont l’action se passe au deuxième siècle, cent trente ans après Jésus-Christ, sous le règne de l’empereur Adrien. Une patricienne, Flammeola, lasse, dégoutée de tout, est à la recherche d’une sensation quelconque pouvant, si possible, la rattacher à la terre. Elle voit l’apôtre des chrétiens Johannès, elle s’éprend de lui et tâche de s’en faire aimer. Voilà la donnée de l’œuvre.

– Je puis vous certifier, nous dit M. Richepin, que tous les détails archéologiques de la Martyre sont de la plus rigoureuse exactitude : je connais assez, pour ma part, cela soit dit sans nullement vouloir me vanter, l’antique Rome : j’écris, depuis deux ans, vous le savez, des contes romans, dans le Journal – de plus, j’ai eu, à la comédie, dans la personne de M. Chesneux, un précieux collaborateur.

Les moindres objets ont occasionné de sérieuses et savantes recherches. Le grand vase que l’on voit au quatrième acte, chez Flammeola, a été moulé sur un vase du musée du Louvre. Certaines statuettes sont d’une authenticité absolue ; un détail amusant sur le défilé du dernier acte, alors que le préteur entre en scène. Pour nous conformer à la vérité historique, nous avons exigé que les licteurs portant les faisceaux devant le préteur eussent le visage glabre, jusqu’au dernier moment, les figurants ont résisté : le sacrifice de la barbe leur semblait bien dur. Il faut vous dire, à ce propos, que les figurants de la Comédie-Française ne sont pas ces bohèmes que l’on voit dans les autres théâtres : à la Comédie, les figurants sont des gens sérieux, posés, des employés de bureaux en majorité. Ils sont un peu solennels, ils n’ont pas ce laisser-aller qu’exige parfois la situation. Dans mon deuxième acte, une popine à Suburre, sorte de taverne montmartroise de l’époque, mes figurants semblent dépaysés : on devine qu’ils n’ont pas l’habitude d’aller en d’aussi misérables tavernes.

On s’est plaint, samedi, que la répétition n’ait pas commencé à l’heure annoncée ; il n’y a pas eu, je vous l’assure, de notre faute. Songez donc qu’il nous a fallu, là, vivement faire répéter tout le monde pour le premier acte ; mon dieu oui, à cause du superbe tapis en herbe véritable ; les brins d’herbe sont couchés à la pointe vers les spectateurs ; pour descendre en scène, tout allait bien ; mais quand il s’agissait de remonter vers le fond, ça n’allait plus, il fallait marcher levant haut les jambes, steppant pour ainsi dire. Et puis, au dernier moment, les lanternes qui ornaient le portique du jardin de Flammeola, nous ont joué un affreux tour ; elles n’avaient pas été fabriquées pour être allumées et alors elles tombaient une à une sur la scène. Alors, il a fallu déséquiper le décor, cela a pris du temps. Et nous avons été forcé de donner la fête de nuit dans une obscurité relative. Ajoutez encore que de nombreux accessoires ne sont arrivés qu’à deux heures ; sans l’ami Jambon, le décorateur, qui a passé toute la matinée à travailler je ne sais trop comment on s’en serait tiré.

Enfin, la répétition a pu marcher sans accident ; mais je vous assure que nous étions fort inquiets au théâtre.

Si je ne vous parle point des répétitions ordinaires, c’est qu’elles ont suivi un cours régulier et tranquille.

Mes interprètes ont été parfaits et, ce soir, le public les applaudira très certainement.

– Le public, cher maître, n’applaudira pas que les interprètes, il fera fête à l’auteur, au poète, nous osons l’affirmer par avance.

Hippolyte Lemaire, « Théâtres – Comédie-Française : La Martyre, drame en 5 actes et en vers de M. Jean Richepin », Le Monde illustré, 23 avril 1898, p. 337.

[…]

La Comédie-Française nous a donné la première représentation de La Martyre, drame en cinq actes et en vers de M. Jean Richepin. Il convient de louer d’abord le soin et le goût très artistique qui ont présidé à la mise en scène de cet important ouvrage. Chacun de ces actes nous montre un tableau très intéressant de la vie romaine vers la fin du premier siècle et la distribution réunit les noms des principaux artistes de la maison. Le spectacle, par son relief pittoresque, par l’harmonieux effet des décors et des costumes, autant que par le mérite très réel et très soutenu de l’interprétation, est d’une belle impression d’art et fait réellement honneur à la Comédie-Française. On peut même dire que ce sont des représentations comme celle-là qui justifient l’institution de la Comédie, critiquable à tant de points de vue, car elles font bien comprendre que nulle part ailleurs on ne pourrait atteindre à un ensemble aussi complet, aussi fondu, dans une manifestation d’art dramatique.

Quant au drame lui-même, je dois confesser que je n’ai point su démêler d’abord ce que je crois être les véritables intentions de l’auteur. Non que sa pièce manque de clarté ! Elle est au contraire d’une simplicité lumineuse et c’est sans doute pourquoi la composition générale en apparaît naïve au point de sembler digne à peine de quelque « apprenti rhétoricien » plutôt que d’un poète amoureux de l’original, souvent jusqu’à l’étrange. Mais ce n’est là qu’une apparence.

Si le scénario de La Martyre, envisagé dans ses grandes lignes, nous laisse je ne sais quelle impression de banalité, de déjà vu, je crois que c’est parce que nous n’apercevons pas nettement l’idée générale qui relie toutes les parties de ce scénario et qui donne à chacune d’elles une signification spéciale à la fois plus élargie et plus particulière. Et cette idée, très grande et très simple aussi, c’est que l’unique force qui donne l’impulsion à toute l’activité humaine, c’est la force d’amour.

A ce moment même où le monde antique va crouler pour faire place à un monde nouveau, le poète a voulu montrer que la seule loi immuable qui règle la destinée de l’homme, la seule qui décide de son heur et de son malheur, de ses joies et de ses peines, de sa vie et de sa mort, c’est la grande, l’univque, l’éternelle loi d’amour.

Si l’on examine l’œuvre de M. Jean Richepin en se plaçant à ce point de vue, comme je l’ai fait après réflexion, on y découvre une ordonnance très harmonique, une unité supérieure qui en relève singulièrement la valeur. Pourquoi cette ordonnance et cette unité n’apparaissent-elles pas d’abord ? C’est sans doute la faute de l’auteur qui n’a pas su les dégager avec assez de relief. Elles sont pourtant dans l’ouvrage puisqu’on finit par les y découvrir. Mais le poète, après l’austère labeur de la conception première, s’est tellement amusé, dans sa virtuosité, aux détails de l’exécution, qu’il a masqué sous l’accumulation des brillantes fioritures la solide charpente initiale de l’édifice et qu’on n’aperçoit plus dans l’ensemble que le dessin conventionnel de son ornementation.

M. Richepin est donc en quelque sorte sa propre victime ou plutôt la victime de son extraordinaire habileté d’arrangeur de mots, d’inventeur d’images et de jongleur de rimes. On est tenté de dire de lui ce que Longin a dit d’Euripide : « qu’il est plus heureux dans l’arrangement de ses paroles que dans le sens de ses pensées ». Cherchons donc le sens de ses pensées.

La riche patricienne Flammeola s’ennuie, et s’ennuie jusqu’à vouloir mourir, de n’avoir rien à désirer au monde, c’est-à-dire de ne pas aimer. Son père adoptif, le philosophe Zythophanès, ne souffre que de l’ennui de Flammeola.

Si Flammeola était heureuse, il serait heureux, d’abord parce que c’est un sage qui porte le bonheur en lui et puis parce qu’il aime Flammeola ; c’est sa dernière flamme d’amour qui brûle dans son vieux cœur de philosphe. Son amour très épuré, presque idéal est désintéressé et généreux. Il sait bien ce qui manque à Flammeola et il cherche de tous ses efforts à lui procurer un objet d’amour quel qu’il soit, un être qu’elle puisse aimer. Sur ses ordres le vendeur de monstres, Sphoragamas, vient exhiber ses pièces les plus rares.

Flammeola achète une vierge scythe, délicieusement blonde et blanche, Thomrys, et une magnifique brute, le gladiateur Latro, qui a doubles muscles et double glaive. Mais ce qui l’a le plus intéressé, c’est l’exhibition de deux chrétiens, le doux Johannès et le farouche Arnus que Shporagamas lui a aussi amenés comme des bêtes curieuses. Elle est vite pénétrée par l’éloquence de Johannès qui chante d’une voix passionnée les délices de l’amour divin et l’infinie bonté de Christ mort sur la croix pour le salut des hommes. Zythophanès suit avec ravissement le progrès de son enthousiasme. Elle va aimer cet apôtre, elle est sauvée !

D’autre part, Latro, le gladiateur, sorte de bête fauve humaine, fils d’une louve et d’un bandit, a voulu être vendu à Flammeola parce qu’il l’aime depuis qu’il l’a aperçue un jour où une troupe de brigands dont il faisait partie avait attaqué sa litière. Il la suite comme un dogue fidèle dont les deux glaives sont des crocs terribles et son être tumultueux frémit de passion et de haine contre Johannès.

Enfin Thomrys, la blonde vierge scythe, s’est violemment éprise du gladiateur qu’elle ne quitte non plus que son ombre. Son amour à elle est concentré et son visage reste impassible, mais au-dedans d’elle la fureur amoureuse n’en est que plus violente et exalte ses instincts de perfidie et de ruse. Dédaignée par Latro, elle déteste sa maîtresse Flammeola d’un de ses glaives pour lui ravir le ciel chrétien avant le baptême et se transperce lui-même de son second glaive. Cependant l’agonisante Flammeola a la force de se traîner jusqu’au crucifié qui l’attire à lui et la baptise avec « l’eau rouge de son sang ». Ce dernier tableau est d’une {338} impression tragique un peu pénible, mais non sans grandeur.

Il me faudrait plus de place qu’il ne m’en reste pour entrer dans le détail des beautés poétiqques de cette action dont je n’ai pu retracer que l’essentiel. Il m’en faudrait plus encore pour vous énumérer tous les mérites de l’interprétation : la grâce amoureuse, si païenne et si moderne pourtant, c’est-à-dire si vivante d’une vraie émotion, de Mlle Bartet (Flammeola), l’onction évangélique, la belle éloquence, et la rayonnante bonté de M. Mounet-Sully (Johannès) ; la superbe et terrifiante plastique de M. Paul Mounet dans le personnage de la magnifique brute Latro, qui est peut-être le mieux dessiné et le plus vivant de tous : l’austérité redoutable de M. Worms dans le rôle du sombre Arnus, précurseur évident des terribles moines tortionnaires du moyen âge ; la beauté perverse et la perfidie cruelle de la Thormys que représente Mlle Moreno ; la philosophie sereine et profondément humaine de M. Leloir (Zythophanès). Presque tous les interprètes mériteraient d’être cités avec éloge.

Hippolythe Lemaire.

Jules Lemaître, « Le poète Jean Richepin », Les Annales politiques et littéraires, 24 avril 1898, p. 259-260.

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Plus il avance dans son œuvre, plus M. Jean Richepin nous apparaît comme une nature merveilleusement simple, robuste et saine, et en même temps comme un exemplaire accompli de culture latine, comme un poète essentiellement « classique » et comme un traditionnaliste irréprochable : ce qui le rend presque unique dans la littérature de nos jours. Rien de plus normal ni de plus harmonieux que le développement de cet esprit ; rien de plus conforme ni de plus exactement correspondant aux modifications qu'apporte dans un homme bien sain la succession des années ; et par conséquent rien de plus « décent », au sens latin, que la vie littéraire de ce latiniste. A vingt ans, ivre de sa force, il est bohème, insurgé, compagnon et poète des « gueux ». En quoi, déjà, il obéissait à une tradition. Car il se trouve que quelques-uns des pères de notre littérature ont été, au quinzième siècle, au seizième et au dix-septième encore, des bohêmes notoires. Bohême, Villon ; bohêmes, Rabelais et Régnier ; bohèmes, Théophile, Cyrano de Bergerac ; Saint-Amand, et presque tous les poètes du temps de Louis XIII. M. Jean Richepin, à vingt ans, continue chez nous la littérature et la vie de ces réfractaires qui furent, comme lui, des forts en thème et crachaient aisément du latin.

Puis, il écrit les Caresses, poèmes de sensualité toute nue, sans hypocrisie, mais aussi sans perversité ; où, par-delà nos poètes romantiques, et par-dessus les délicatesses, mièvreries et mélancolies que le sentiment chrétien a mêlées chez nous aux choses de l'amour, il renoue avec les érotiques latins qu'il simplifie encore... C'est alors que la chaleur de son sang, l'insolence qui lui vient de son athlétique jeunesse, le pousse à écrire les Blasphèmes. Livre décidément retardataire ; non point même positiviste ou darwinien, mais athée avec une étonnante simplicité, et qui, si l'on met à part quelques réminiscences du poète latin Lucrèce, procède simplement du « libertinage » traditionnel des « esprits forts » de l'ancien régime, d'Assoucy ou des Barreaux, et reproduit, dans un autre style, l'impiété sans nuances des Helvétius et autres Naigeons. En sorte que l'anachronisme foncier de ce livre risquerait de nous glacer quelque peu, s'il n'était, bien plutôt que la manifestation d'une pensée, l'éruption d'un tempérament et l'explosion d'une rhétorique. Ce qui est intéressant ici, c'est le poète lui-même ; c'est son geste d'hercule tendant le caleçon à Dieu et à tous les dieux, son attitude de dompteur et de sagittaire, son allégresse de bon peintre et de bon versificateur à entrelacer, par groupes et par grappes antithétiques et pittoresques, les dieux et les déesses de toutes les religions, et à poursuivre leur dégringolade éperdue d'un claquement de strophes à triples rimes. Ce n'est pas la méditation d'un philosophe, oh! non, mais l'ivresse de Salmonée qui, pour défier Jupiter, pousse ses chevaux et son char sur un pont d'airain retentissant et s'enchante de son propre tintamarre.

Et bientôt voici le poème de la Mer, premier annonciateur de sagesse. Car, sans doute, la mer est encore une « gueuse » dont le poète nous décrit symboliquement les faits et gestes dans un langage qui n'a rien de timide ; et les marins sont encore des « gueux », les gueux de la mer ; mais déjà M. Richepin leur pardonne sans difficulté d'être d'âme plus chrétienne que les « gueux de Paris ». Sa fraternelle sympathie pour ces hommes capables de « sacrifice » implique un état de pensée déjà supérieur au matérialisme, tout de même un peu court, des Blasphèmes ; et nous voyons bien qu'il a déjà consenti, dans son cœur, à écrire le Flibustier. Rien ne s'y opposait : nulle part assurément, ni dans ses Caresses, ni même dans ses ingénus Blasphèmes, il n'avait commis le " péché de malice ». Il y a, et sans doute il y eut toujours en lui, sous l'insurgé, un bourgeois excellent, et un Arya sous le Touranien. Ses livres lyriques sont l'œuvre du Touranien, et ses drames ont été écrits par l'Arya ; et c'est très bien ainsi.

Outre que le théâtre incline les plus fiers aux concessions, il est naturel de bouillonner à vingt ans et de s'apaiser passé la quarantaine. Et c'est pourquoi, l'esprit du poète s'élargissant à mesure qu'il vivait et qu'il se reconnaissait des devoirs, son dernier volume de vers, qui devait s'appeler le Paradis de l'Athée, a pu paraître sous ce titre plus hospitalier : Mes Paradis. Ce livre, auquel on a peu rendu justice, me plaît infiniment par une sincérité qui ne craint pas de se contredire, estimant sans doute que nos prétendues contradictions ne sont que des états d'âme successifs, et que notre âme est d'autant plus riche, plus largement humaine, que ces états sont plus divers. Dans la première pièce du livre, l'homme aux yeux de cuivre et au torse d'écuyer, qui a si doctement rugi les Blasphèmes, nous confesse bravement qu'il sent quelque chose de nouveau lui gonfler le cœur, regret, désir, peut-être espoir...

Ceux que j'ai pu blesser naguère en blasphémant,

Je leur demande ici pardon très humblement,

Et peut-être en secret que je leur porte envie.

Et nous voyons alors lutter l'un contre l'autre, ou, plus justement, nous entendons chanter l'un après l'autre les deux Richepin, le Touranien et l'Arya, le roi des Romanichels et le père de famille, le matérialiste et l'idéaliste, le cynique et le tendre, l'impie et l'aspirant à la foi, le révolutionnaire et, mon Dieu ! le conservateur. Et, finalement, c'est bien l'Arya qui l'emporte, puisque le poète, sans proscrire le paradis de Mahomet ni celui de Rabelais, s'attarde au paradis de la famille, aux joies du foyer, aux veillées sous la lampe et aux gentillesses des enfants qui tettent, dans des pièces aussi « intimes » et aussi touchantes que le permettent la précision dure et un peu martelée de son expression, et tantôt la brutalité, tantôt la curiosité presque fatigante de son vocabulaire. Sans compter que le recueil se termine par un appel évangélique à la fraternité, une exhortation au sacrifice et au don de soi, et par une vision idyllique de l'âge d'or et de la terrestre cité de Dieu, ou, si vous voulez, du paradis de Pierre Leroux et de George Sand. Pourquoi non ? Une des idées philosophiques que ce poète, — qui n'est point particulièrement un philosophe, et qui a bien raison, — paraît le mieux sentir et qu'il a le plus fortement exprimées, c'est que notre âme est le produit d'un long passé, et qu'ainsi nous portons en nous une quantité de « moi ». Rappelez-vous, dans les Blasphèmes, la « Chanson du Sang », et lisez, dans Mes Paradis, la pièce qui commence ainsi :

Ah ! ce n'est pas deux moi qui sont en moi ! c'est dix, Cent, mille, des milliers !

Dès lors, quoi d'étonnant que, après le cavalier tartare ou le compère de Villon, M. Richepin ait laissé chanter en lui, pour changer un peu, le poète idyllique et sentimental (Flibustier) et presque « l’homme sensible » du siècle dernier (Vers la joie) ou le bon poète tragique épris d'héroïsme (Par le glaive) ? Au surplus, les bons sentiments ne peuvent-ils fournir autant d'alexandrins que les autres ? Ne peuvent-ils suggérer autant de tropes, de métaphores, de comparaisons et de rimes opulentes ? Tout revient à dire, en somme, que M. Jean Richepin est un admirable discoureur de lieux communs ; et par là encore il m'apparaît classique. Oui, plus j'y songe et plus je le tiens pour un homme de tradition. A une époque d'inquiétude morale, et de frisson mystique ou néo-chrétien, et d'ibsénisme et de septentriomanie, M. Richepin restait obstinément et étroitement un homme de chez nous ; il s'en tenait, selon les heures, soit au matérialisme imperturbable des bons athées simplistes du dix-huitième siècle, soit au naturalisme de Diderot ou à l'idéalisme du vieux Corneille. Et, pareillement, tandis que des jeunes gens cherchaient à détendre les règles de notre prosodie et glissaient au vers invertébré, il s'enfermait jalousement dans la versification héritée, il en resserrait encore sur lui les entraves, comme à plaisir et par défi; il restait, presque seul, fidèle aux petits poèmes à « forme fixe » ; et il en venait, dans Mes Paradis, à exprimer les angoisses de son âme double en une série de sonnets, de piécettes en tierces rimes, et de ballades, qui à la fois s'opposent deux par deux et alternent régulièrement, et qui présentent une richesse de rimes que M. Mendès atteint à peine, et que M. Bergerat ne dépasse qu'en rimant en calembours : ce qui fait tout de même bien des symétries combinées !

M. Jean Richepin est, je crois bien, le plus latin de nos poètes français. Nul n'est plus nourri du lait fort de la Louve. Il a, du latin, la ferme syntaxe, la précision un peu dure, la couleur en rehauts, la sonorité pleine et rude ; jamais de vague ni de demi-teintes. Il a lui-même, dernièrement, avoué ses origines et ses prédilections dans une suite de savoureuses Latineries où il imitait à miracle ce que la pensée latine a de plus latin : les facéties fescennines, l'invective juvénalienne ou les cyniques jovialités d'un Martial. Mais, pour l'avoir tout entier, il faut, après ses « latineries », lire ses chansons et ses contes en forme de complaintes. Car, presque au même degré que la veine classique, ce surprenant mandarin a la veine populaire. Les chansons de la Chanson des Gueux et les Matelotes de la Mer sont aussi franches et aussi belles, et semblent aussi spontanées que si elles n'étaient pas l'œuvre d'un lettré et qu'elles eussent jailli, tout assonancées, de l'imagination d'un ménétrier ambulant ou d'un mathurin qui aurait le don de la rêverie ou du rythme.

En résumé, ce poète si savant et, pourtant d'âme compliquée ; ce grand humaniste qui est « peuple », cet insurgé qui {260} est un Français, de la vieille France ; ce Superbe Gallo-Romain ; ce poète d'une rhétorique puissante et claire et de sentiments simples, à précisément ce qu'il faut pour agir sur la foule tout en restant très cher aux lettrés...

JULES LEMAITRE.

Georges Courteline, « Comment je connus Richepin », Annales politiques et littéraires, 24 avril 1898, p. 260.

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Je me rappelle comment je connus Jean Richepin et je ne puis m'empêcher de sourire, non sans un peu de mélancolie, à mon ingénuité d'antan. A mesure que, marchant vers la vieillesse, on s'éloigne de cet autre Soi qui fut ce demi-dieu, un jeune homme, on se reprend à l'aimer pour ces mêmes sentiments qui nous l'avaient fait prendre en haine ; ses candeurs et ses emballements également exaspérants, ses pudeurs de jeune mariée, ses ardentes fièvres de lycéen pataugeant pour la première fois dans les terres de l'indépendance, et sa même aveugle passion pour tout ce qui est l'extravagance, la chimère, le paradoxe ou le pourpoint de velours grenat. Ainsi, par la pensée, on revoit avec plaisir de vieux amis laissés de côté comme ennuyeux et dont on se dit, une pointe de repentir à l'âme :

— Un peu simples, un peu nigauds, mais si honnêtes gens, au fond !...

Richepin, au temps où je parle, venait de publier coup sur coup la Chanson des Gueux, les Caresses, les Morts bizarres, Madame André, et nous, les jeunes enthousiastes, sortis depuis trois mois du collège et le cerveau encore bourré des alexandrins du théâtre classique, nous nous étions précipités sur ces pâtures si nouvelles en affamés de lettres que nous étions. La pittoresque saveur de ces Gueux dont se mariaient les savantes brutalités à des délicatesses charmantes, toute cette poésie robuste, vibrante, éblouissante de verbe, de sève, de jeunesse, nous avait parfaitement grisés. Puis de multicolores potins étaient parvenus jusqu'à nous, de fantaisistes racontars exaltant l'étrange bohème de la bande lyrique et chevelue dont le poète., tout jeune homme alors, était le chef : ses soi-disant exploits dans les fêtes publiques où il passait pour s'être maintes fois mesuré avec des athlètes formidables., l'anneau d'or dont on prétendait qu'il se cerclait le biceps comme les patriciennes antiques, et caetera, et caetera. On jugera donc de l'émotion où défaillirent nos âmes candides, quand tout à coup, un soir d'hiver, nous nous trouvâmes nez à nez avec lui dans une brasserie des parages de l'Odéon ; le Médicis, si je ne me trompe. Tombés en ce nid avec l'intention d'y achever niaisement une soirée bêtement commencée, nous y avions fait une entrée à sensation le coup de la file indienne ; vous savez ce que je veux dire. Graves et silencieux, sans un mot, les mains aux épaules l'un de l'autre, nous serpentions depuis un instant autour des tables du café, quand l'un de nous qui connaissait Richepin pour l'avoir vu quelques jours avant, au Voltaire, en la compagnie de Mérat, de Valade et de Raoul Gineste, le reconnut et nous le signala, et aussitôt, bouleversés, nous nous laissâmes choir au hasard des sièges qui se trouvaient là, navrés d'avoir été pincés en flagrant délit de polissonnerie par le poète que nous avions accoutumé de révérer à l'égal d'un dieu. Ce dieu-poète, à vrai dire, — je me hâte de l'ajouter, — ne semblait point offusqué autrement. Les coudes au marbre de la table, il causait, de tous points semblable à une personne naturelle, à une espèce de Silène coiffé d'un chapeau à bords plats, qu'à sa face large et lumineuse nous devinâmes être Raoul Ponchon. Aussi bien n'avions-nous de regards que pour Richepin, dont les épaules d'Héraclide nous emplissaient d'admiration. Et si la toquée du logis faisait, en nos cerveaux, des siennes !... A cette heure, — et je parle de quinze ans —je revois et pourrais dépeindre en ses plus infimes détails le vêtement qu'il portait ce soir-là, son melon aux ailes troussées et son vaste ulster gris souris. Même, l'un de nous affirma distinguer, sous la manche du vêtement, le relief de son bracelet d'or ! Et tout de suite, en une ruée d'emballement, nous décidâmes de lui écrire. — Une plume ! de l'encre ! du papier ! Cependant, flairant un complot, le dos tendu à des surprises, le poète des Caresses et son compagnon de table commençaient à s'étonner. Ils échangeaient de sourds propos, se lançaient de discrets coups d'œil, tandis que moi, la plume aux doigts, « conseillé ici, sommé là, ne sachant plus auquel entendre, je tâchais à synthétiser en une forme irréprochable l'esprit de cette collaboration un tant soit peu surabondante. Enfin, achevé tant bien que mal, le poulet fut transmis par la main même des grâces à son glorieux destinataire, puis dix minutes, qui nous parurent autant de siècles — si j'ose parler un tel langage — s'écoulèrent. Quelles angoisses !... Les choses, au reste, avaient tout l'air de tourner mal. Renversé dans la molesquine d'une banquette et fumant une cigarette, Jean Richepin, du bout des lèvres, souriait à Raoul Ponchon, lequel s'était emparé de notre lettre, qu'il lisait, relisait et relisait encore, comme avide de nous humilier de sa curiosité narquoise. Soudain le dieu se décida. Négligemment il attira à lui un buvard qui traînait à portée de sa main, et moins d'une minute après nous lisions avec stupeur cette réponse aussi laconique qu'imprévue :

« Moi aussi, j''admire beaucoup le talent de M. Jean Richepin. Malheureusement je n'ai pas l'honneur de l'être.

» VINCENT BÉLENI,

» Tissemant, 11, Grande-Rue. »

Ceci nous cassa bras et jambes. Non que nous puissions douter, certes ! -Point. Notre juste ahurissement, compliqué d'indignation, venait de ce qu'on nous prenait pour des échappés de rhétorique, pour des calicots, peut-être !... Des calicots !... A cette pensée, un frisson d'horreur nous secoua ; en un déchaînement de blasphèmes et d'imprécations étouffés s'épanchèrent nos sombres rancunes. Nous ne pouvions garder ce soufflet ! C'était Ponchon, l'infâme Ponchon, qui avait suggéré au poète des Gueux la pensée de nous humilier aussi cruellement, et, pénétré de cette évidence, je vouai du fond de mon cœur à l'exécration des humains l'être exquis et bon entre tous dont je m'honore d'être aujourd'hui l'ami et pour lequel je professe une admiration si grande. Enfin nous nous apaisâmes ; un second courrier rédigé séance tenante remit toutes' choses au point, contenant le sonnet ci-dessous « que les CALICOTS priaient M. Vincent Béléni de vouloir bien transmettre à M. Jean Richepin avec l'expression de leurs meilleurs sentiments ». Je le donne pour ce qu'il vaut et m'est avis qu'il ne vaut pas cher. Le voici :

Les modernes Pommes-de-pin
Refusent à ma pénurie,
Pour y tramer ma rêverie,
Leurs longues tables de sapin.
Et bien souvent, à court de pain,
Comme Tragal, de Vacquerie,
Je berce, hélas ! ma faim qui crie,
Avec tes vers, ô Richepîi !
Que veux-tu ? dans le grand partage
J'ai reçu, moi, pour tout potage,
Le ciel nuageux de Paris,
Les espoirs fous dont je me leurre,
les mélodrames où je pleure,
Et la misère, — dont je ris.

Richepin lut ces vers, les serra, et nous remercia de loin, d'un sourire. Un instant plus tard il partait ; nous-mêmes, malades d'émotion, nous regagnions nos petits chez-nous par les rues étroites et désertes du quartier Latin, baigné de lune, et toute la nuit je fis des rêves imbéciles d'archanges barbus, vêtus d'ulsters, et de chérubins que coiffaient des melons de feutre aux ailes troussées. Ah ! nous ne revivrons jamais ces années-là !

GEORGES COURTELINE.

Adolphe Brisson, « Théâtre-Français : La Martyre, drame en cinq actes de Jean Richepin, Les Annales politiques et littéraires, avril 1898, p. 264.

En s'attaquant à ce vaste sujet, M. Jean Richepin était armé de tout ce que l'érudition, le talent, la compréhension de l'histoire ; l'intelligence des langues antiques peuvent donner à un artiste. Il ne lui manquait qu'un sentiment, dont Corneille était possédé lorsqu'il écrivit Polyeucte. Et c'est la Foi. La Martyre est une tragédie sacrée composée par un poète de magnifique allure qui est demeuré païen. M. Jean Richepin contemple avec sympathie le prodigieux essor du mouvement chrétien qui renversa le vieux ; monde et renouvela l'humanité. Mais il y a loin de la curiosité bienveillante à la ferveur. M. Jean Richepin n'adore pas, il observe, il s'arrête aux détails de mœurs ; il s'amuse à l'évocation d'une civilisation disparue. Il ne m'a point fait de confidences, mais ou je me trompe fort, ou ce qui l'a le plus séduit dans la Martyre, c'est le côté extérieur et pittoresque du drame, le tableau de Suburre, le grouillement de la populace romaine aux alentours du cirque, et, comme contraste, la peinture des splendeurs et des mollesses patriciennes. Il nous transporte en ces divers milieux et applique son principal effort à en rendre la physionomie...

Le rideau se lève sur les jardins du palais de Flammeola.., Flammeola est une dame romaine qui s'ennuie. Elle est trop riche ; elle n'a plus le courage de rien désirer ; elle est atteinte de cette disposition que nous désignons sous le nom de spleen et que les anciens appelaient le dégoût de la vie (taedium vitae). Elle a auprès d'elle un certain Zythophanès, son père adoptif, dont le caractère n'est pas très aisé à déterminer. Zythophanès a pour Flammeola des complaisances infinies. Il cherche d'abord à la distraire par des chants et des danses ; il convie de précieux poètes à composer des vers à sa louange ; il lui présente des marchands de monstres qui lui déballent leurs phénomènes. Flammeola reste indifférente : Elle ne s'anime que lorsqu'elle se rencontre avec les chrétiens. Elle devine confusément qu'il y a là quelque chose d'inédit, et de mystérieux. Elle éprouve un étonnement analogue à, celui que l'émancipation anarchiste communique aux dilettantes d'aujourd'hui. Ils trouvent élégant d'encourager ces doctrines qui ne tendent rien moins qu'à les abolir, avec la société où ils vivent. Et de même, Flammeola éprouve un plaisir délicieux à se laisser injurier par ces gueux, ces gens misérables, qui représentent Rome la secte nouvelle. Il faut dire qu'il entre dans son enthousiasme un élément purement humain. L'apôtre qui opère sa conversion se nommé Johannès. Il est doué d'une beauté merveilleuse ; sa voix est douce et pénètre les cœurs. Celui de Flammeola vole vers lui ; ce n'est pas une ardeur mystique qui le dévore, il est brûlé d'un feu moins pur. Flammeola aime humainement Johannès et voudrait l'amener à partager sa passion. Le singulier Zythophanès l'y excite, et fait tout ce qu'il dépend de lui pour qu'elle soit assouvie. Et sans doute Johannès succomberait-il — car Flammeola est exquise — s'il n'avait auprès de lui son frère Aruns, un homme de pierre, inaccessible à la tentation et qui le ramène rudement dans le sentier de la vertu. Johannès est dénonce, mis en croix, et Flammeola se décide à partager son supplice. Telle est l'action principale imaginée par M. Jean Richepin. Des incidents secondaires, s'y entremêlent dans le but de la rendre plus pathétique. L'auteur suppose que Flammeola inspire de violents appétits au gladiateur Latro, son esclave, lequel est lui-même frénétiquement aimé de la dompteuse scythe Thomrys... Thomrys dénonce les chrétiens à César, espérant, en atteignant Johannès, perdre sa] rivale. Et Latro, qui a une grande propension à brandir son glaive, le plonge tour à tour dans le sein de Johannès, qu'il ne tue qu'à moitié ; et dans celui de Flammeola, à qui il laisse juste assez de vie pour qu'elle aille expirer au pied du calvaire... J'ai dit ce qui manquait à la Martyre pour que l'âme du public en fut remuée : un rayon de cette chaleur que la conviction porte en elle et qui rayonne, par-dessus la rampe, vers les spectateurs. Ils ne sont pas émus ; ils ne versent pas de pleurs sur cette héroïne, qu'une excessive sensualité jette dans les bras de Dieu ; ni sur ce héros qui ne doit qu'au hasard d'être sauvé de ses défaillances ; ni sur ce Latro et cette Thomrys qui ne sont que des traîtres de l'Ambigu. Mais si le public n'est pas touché aussi profondément qu'il l'aurait fallu, par le fond de l'ouvrage, il en regarde avec beaucoup de joie les détails. Ils sont surprenants de vie, de couleur, d'exactitude pittoresque. Le premier et le second acte sont, à ce point de vue, des modèles. M. Jean Richepin a spirituellement indiqué l'analogie que présente la décadence romaine avec notre propre décadence. Il n'y a pas tant de différence entre logis de Flammeola et l'hôtel d'une habituée de la Bodinière; et les « chats-noirs » des faubourgs de Rome ne sont pas sans ressembler, dans quelque mesure, à peux de Montmartre. La Comédie-Française a contribué, par une mise en scène somptueuse, à rendre attrayante cette reconstitution. Les décors et les costumes sont dignes d'admiration... Pour ce qui est de la forme de l'ouvrage, je vous renvoie aux observations que vous avez lues plus haut. M. Jules Lemaître a rendu sur la poétique de M. Richepin et sur les procédés de sa superbe rhétorique et sur son incomparable Les meilleurs comédiens du Théâtre-Français se sont mis avec dévouement au service de la Martyre. M. Mounet-Sully a trouvé, dans le rôle de Johannès, des accents d’une tendresse ineffable. Et Mme Bartet a été, comme toujours ravissante. Elle possède l'énergie et la grâce ; son jeu, la délicatesse s'allie à la puissance tragique. On ne saurait rêver un art plus harmonieux, plus complet. M. Worms a tiré le meilleur parti possible du rôle monotone et monocorde du frère prêcheur Aruns. Quant à M. Paul Mounet il est en bronze, des pieds à la tête. On ne saurait être plus complètement et totalement... gladiateur ! M. Leloir a traduit avec indécision la figure indécise du trop aimable Zythophanès... Enfin je n'ai que des compliments à adresser au marchand de monstres Féraudy, au cuisinier Laugier, à Berr ; le « laveur de morts », au prêteur Delaunay, au centurion Villain, et à Mlle Moreno, et à Mme Amel (toujours en voix), et à Mlle Lecomte et à Mlle Rachel Boyer (la plus verdissante des cabaretières).

ADOLPHE BRISSON

Mai

Georges Lefèvre, « Théâtre-Français : La Martyre […] », La Revue des Revues, 1er mai 1898, p. 312-314.

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Ce n’est pas sans surprise que l'on avait appris le sujet du nouveau drame de Jean Richepin. Il pouvait sembler étrange que l'auteur des Blasphèmes, par une brusque et inexpliquée volte-face, chantât aujourd'hui les splendeurs de la foi chrétienne et les délices du martyre, après avoir écrit La Mort des Dieux. Ces craintes se sont vite dissipées ; non pas qu'un poète n’ait pas, par devers lui, le droit imprescriptible de prendre tel parti qui lui convient dans l’obscure controverse des destinées morales de l’homme. Polyeucte est un chef-d'œuvre pur, tout comme le De Natura Rerum. Mais ce drame pouvait marquer, dans l'évolution de la pensée de Richepin, quelque chose comme un revirement, une incertitude à tout le moins ; et, à ce titre, nous avions le droit de nous en soucier. Et puis, la sincérité est une des conditions si indispensables de l'art que La Martyre devait être à nos yeux, ou la profession de foi nouvelle de Richepin catéchumène, ou alors une conception purement cérébrale, une amplification de rhétorique, inférieure par cela même à des drames jaillis de ses entrailles, comme Le Flibustier ou Le Chemineau.

Toutes ces préoccupations étaient vaines. Dès les premiers vers, il apparaît nettement que le drame n’a point pour but l'apothéose enthousiaste du catholicisme naissant ; mais aussi que la foi chrétienne, dans l'originaire milieu de magnifique lièvre où elle se développe, symbolisait typiquement, mieux que toute autre religion, l'élan fougueux, irraisonné, triomphant de l’homme vers l’Idéal et vers le Rêve. Et nous nous apercevons clairement alors que l’idée maîtresse qui guide La Martyre est la même qui nous n’ait été déjà exposée dans celle adorable chose qui s'appelle Vers la Joie. Le mal dont souffre Flammeola, c’est le mal dont souffrait le prince de Vers la Joie, c’est la sécheresse d'âme, l’abus des pauvres satisfactions de pure intellectualisé, l'incompréhension du sublime. Et alors, l'apôtre Johannès est plus proche parent qu'il ne semblait tout d'abord du vieux {313} berger Bibus, apôtre aussi et éducateur, apportant aux hommes l'allégresse la consolation et l’espérance.

La patricienne Flammeola symbolise à merveille cette langueur des âmes qui se manifeste aux époques où tout chancelle. Ceux qui l’entourent le poète Glaucus, le philosophe Zylophanès, le cuisinier Bdella lui-même sont comme elle des Heurs de civilisation maladive, présageant de prochains désastres. Rien n’amuse plus Flammeola, et elle-même nous dit qu’on seul désir :

Je ne demanderais ici qu’une humble grâce
C’est de sentir flotter mon âme vague, au fond
Non d’un demi-sommeil, mais d’un sommeil profond,
Où se fondrait en moi la torpeur indulgente
De cette nuit d'été que le silence argente.

Aussi, dès que la parole de l’apôtre chrétien Johannes vient la réveiller de cette torpeur comme elle lui semble bienfaisante et douce, et comme, avant de s’éprendre de la foi qui lui est prêche, elle s’éprend de l’apôtre lui-même, de l’être surhumainement beau en qui semblent s’être concentrées toutes les perfections des dieux du vieil Olympe ! Pour lui, elle va quitter son palais, elle va courir les bouges de Suburre, avec les mendiants, avec les infirmes, avec tous ces pauvres êtres douloureux dont l’impatience de misérables a embrassé déjà la religion nouvelle. Mais Johannès n’est pas un homme comme les autres. Épris de Flammeola dès la première heure, il renie son amour, il le cache comme une honte ; il répond aux objurgations de son ami, le fanatique Aruns, l’accusant de déserter la lutte, qu’il n’aime pas Flammeola, qu’il ne voit en elle qu’une patricienne à convertir, une âme égarée à ramener à Christ. Et Flammeola non plus n’avoue pas qu’elle aime. Elle s'efforce seulement de suivre le bien-aimé à travers son rêve, de le retenir à elle, de ne point permettre qu’on les sépare ; et, voyant quelle elle n’y peut réussir en ce monde, elle veut au moins se convaincre qu’il en existe un autre, tout de lumière et de joie, où les âmes sont pour toujours unies dans la plénitude des ivresses partagées.

Cependant, la persécution des chrétiens commence. Aruns et les fidèles sont traduits au tribunal du prêteur. Johannès seul y manque. C’est que l’Empereur, sachant que le sang des martyrs engendre des conversions nouvelles, a refusé à leur supplice la publicité du cirque. Ils vont mourir dans l’amphithéâtre vide. Sur l’ordre du préteur, on ouvre les deux battants de la porte de bronze et Johannès apparaît, dans le grand cirque désert, achevant d’agoniser sur la croix. Flammeola chancelle. Est-ce que vraiment elle va le perdre ? Non. Cela n’est pas possible ! Et elle étreint l’apôtre qui râle, et elle implore le baptême, et elle crie au préteur : « Je suis chrétienne. » A ce moment, un gladiateur sémite qui l’aimait la frappe de son glaive. Mortellement blessée, elle a la force encore de mettre ses bras au cou de Johannès. « Christ nous accueille ! » dit l’apôtre, et Flammeola répond : « Ton sourire me sourit ! » Alors, trempant ses doigts dans la blessure ruisselante de la bien-aimée, Johannès lui asperge le front en disant :

Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit,
O toi qui, par la mort, entres dans notre église,
Avec l’eau rouge de ton sang, je te baptise !

{314} Je ne sais si l’on pourra, d’après ce trop maigre et trop insuffisant exposé, comprendre la supérieure beauté de ce drame, si simple et si grand. Le pourrait-on même, l'idée qu’on en garderait demeurerait bien inférieure à la réalité ; car il lui manquerait toujours la pourpre superbe dont le poète l'a vêtue. Nulle part encore, dans ses œuvres antérieures, le vers de Richepin n’avait montré semblable souplesse ; jamais il n’avait déployé une pareille splendeur d’images, ni d’aussi profondes et d’aussi caressantes harmonies.

Le Théâtre-Français a monté La Martyre avec une extraordinaire richesse de mise en scène et a offert à Richepin une interprétation digne de son œuvre. Les deux protagonistes du drame, Mlle Bartel et MounetSully, y ont déployé une force de passion, une violence de désir et de foi, une sincérité au-dessus de tout éloge. Worms est un Aruns effrayant d’âpreté tranchante ; et c’est dans une acclamation victorieuse que le public a salué, à la chute du rideau, le poète de La Martyre et ses interprètes.

[…]

Anonyme, « Nos Gravures », Le Monde Artiste, 8 mai 1898, p. 292.

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La nouvelle œuvre de Jean Richepin n'est point de celles qui peuvent triompher bruyamment à notre époque de scepticisme indifférent. Nous voici trop loin du romantisme de nos pères pour goûter dans toutes la saveur la rhétorique de La Martyre.

Certes Jean Richepin demeure le premier versificateur moderne et ses vers sont décorés par des images d'un tel éclat qu'ils provoquent l'admiration chez ceux même qui détestent les violences du verbe, mais il ne sait pas toujours « faire du théâtre » et il retarde sur son temps quand il croit au contraire le devancer. Quoiqu'il en soit, La Martyre est une tentative littéraire excessivement belle, un courageux effort vers du très-grand art.

Dans la page illustrée que nous publions aujourd'hui, notre nouveau collaborateur, M. Schott, a réuni les cinq curieux et différents tableaux d'une œuvre qui reconstitue le style, les mœurs et les costumes de l'époque romaine.

Albert le Roy, « Comédie-Française : A propos de la Martyre de M. Jean Richepin », Le Signal, 22 mai 1898, p. 2.

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Réglons nos comptes : il y a beaucoup d’arriéré. Tout d’abord, avec la Comédie-Française. Elle réalise, eu ce moment, des recettes superbes, grâce au répertoire. Adrienne Lecouvreur et Denise, Ruy Blas et l’Etrangère, voire même la Vie de Bohême, font salle comble. Il n’est pas jusqu’à la modeste et bourgeoise Catherine, de M. Henri Lavedan, qui n’ait des amateurs. Cependant, nous verrons la semaine prochaine, apparaître aux feux de la rampe du premier Théâtre-Français Celimare le Bien-Aimé, habitué au cadre pins intime du Palais-Royal. Feu Labiche n’eût jamais rêvé cette haute promotion pour sa comédie. Ce sera, rue de Richelieu, un spectacle d’été, dans le style des Faux Bonshommes et du Testament de César Girodot.

Il faut une diversion, fût-elle ultra comique et bouffonne, au drame en vers qui vient d’essuyer trois échecs, en moins d’une année. La Frédégonde, de M. Dubout, le Tristan de Léonais, de M. Armand Silvestre, ont trouvé le public délibérément réfractaire, et la Martyre, de M. Jean Richepin en personne, n’a guère obtenu une plus heureuse fortune. La Porte-Saint-Martin, avec Cyrano de Bergerac, confisque tout ce que notre génération peut encore recéler de curiosité poétique. Et la Comédie-Française doit amèrement regretter de n’avoir reçu de M. Edmond Rostand qu’une bluette, les Romanesques, tandis qu’il portait à Coquelin un chef-d’œuvre de verve picaresque et à Mme Sarah Bernhardt ce délicieux poème évangélique, d’une improvisation si fraîche, la Samaritaine.

Vainement M. Jules Claretie a donné à la Martyre l’attrait de somptueux décors, de costumes éclatants et d’une interprétation merveilleuse. Le drame de M. Jean Richepin est la radicale erreur d’un homme de talent, et tout l’artifice scénique du monde ne saurait conduire au succès une pièce mal venue. Etait-il donc besoin de refaire à la moderne, c’est à dire en le déformant, l’admirable sujet de Polyeucte ? Car Johannes rappelle, presque trait pour trait — sauf l’éclair du sublime — le chrétien inspiré, qui brise les statues des faux-dieux et préfère l’éternité du divin amour à la précarité des humaines tes dresses. Aruns ressemble singulièrement à Néarque, Zytophanès a mainte analogie avec Sévère, et je ne vois guère que Félix, préfet impérial et fonctionnaire accompli, qui manque à l’appel. Quant à Flammeola, la patricienne venue au christianisme sur les traces du prophète, elle est de la lignée morale de Pauline. Celle-ci avec plus d’hésitation, celle-là avec plus d’enthousiasme, sont amenés à Dieu par de terrestres voies.

Observez pourtant, même chez un artiste aussi habile que M. Jean Richepin, la médiocrité des procédés du romantisme au regard de la simplicité et de la perfection classiques. Polyeucte se déroule avec une harmonie majestueuse que rien n’altère. La Grâce opère ses mystérieux effets, et les nouveaux chrétiens courent allègrement à la mort, source de vie : 

Où le conduisez-vous ?

— A la mort.

— A la gloire.

Dans la tragédie de Corneille, chaque étape, de scène en scène, nous rend plus vraisemblables, plus nécessaires, les deux conversions de Pauline, de Félix, et l’admirable cri de la catéchumène :

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée, auquel fait écho l’aveu même de Sévère, attiré vers la lumière de l’aube naissante : 

Sans doute vos chrétiens qu’on persécute en vain
Ont quelque chose en eux qui surpasse l’humain...
Je les aimai toujours, quoi qu’on m’en ait pu dire ;
Je n’en vois point mourir sans que mon cœur soupire ;
Et peut être qu’un jour je les connaîtrai mieux.

C’est d’une autre allure, inégale et cahotée, que va la Martyre de M. Jean Richepin. Le premier acte, dans la riche demeure de Flammeola, le second, dans l’arrière-boutique de la roturière Psyllium, sont encombrés de personnages inutiles dont les réparties se croisent et s’enchevêtrent. Il ne se dégage de cette action touffue qu’une impression confuse. Si Flammeola s’unit à Johannès et à Aruns pour aller au Christ, si sa fierté aristocratique condescend à frayer avec la populace, est-ce par une soudaine révélation de la vérité ou par des mobiles plus humains ? Est-ce Dieu ou l’apôtre qui l’attire ? Nous ne commencerons à l’entrevoir qu’au troisième acte, dans les catacombes. A l’acte suivant, il semble qu’elle tienne surtout à Johannès. Au dernier, elle est toute à Dieu. Mais n’est-ce pas encore pour rejoindre dans la vie intube le martyre aimé, qui a touché le cœur et la raison de cette seconde Samaritaine ?

Combien de réserves il convient de formuler, non seulement contre la versification chatoyante et bigarrée de M. Jean Richepin, d’abord et surtout contre le goût païen d’une littérature qui cherche à séduire par le cliquetis des mots sonores, la fastuosité des images, le luxe du spectacle, l’éblouissement des yeux et le réaliste du dénouement ! Johannès crucifié et sanglant, sur un fond de décor de cirque, c’est un pénible et presque irrévérencieux tableau, qui évoque la vision du Golgotha ramenée à la vulgaire mesure d’une exhibition théâtrale. Corneille n’a pas eu besoin de nous montrer le supplice de Polyeucte : il a remué nos cœurs, ce qui est d’un ordre plus relevé que de frapper nos regards par l’horreur d’une agonie. Laissons, de grâce, au musée Grevin et ne transportons pas dans le domaine littéraire ces moyens d’émotion brutale.

La Martyre a rencontré, pour pallier ses défauts et nous les rendre presque attrayants, d’incomparables interprètes. Mme Bartet communique au rôle de Flammeola cette ferveur d’idéal, ce don du rythme et cette grâce sereine, qui émanent de sa diction pure, de son attitude toujours harmonieuse. Worms a bien rendu l’ascétisme sombre d’Aruns, et Mounet-Sully déploie dans Johannès tontes les ressources d’un génie puissant, qui a su éviter les cris rauques et les gestes étranges.

Sur le second plan, il faut retenir Mlle Marie Leconte, une attendrissante Murraina, qui raconte avec des larmes encore un peu boulevardières la mort de son enfant, Mlle Rachel Boyer, roturière accueil mante aux pauvres chrétiens, de Féraudy, marchand de monstres costumé en triboulet, et Paul Mounet qui, dans le rôle de l’esclave Latro, s’est fait applaudir pour l’élégance robuste de sa silhouette. Ajoutez que Georges Berr a dessiné un spirituel croquis de buveur pleurnichard et que Jacques Fenoux, pour remplacer son chef d’emploi Leloir, a appris en vingt-quatre heures les longues tirades du sentencieux Zytophanès.

Si le talent des interprètes faisait le succès d’une œuvre dramatique, la Martyre irait aux nues. Elle s’arrêtera en route, sur des coteaux très modérés.

[…]

Juin

A.-Ferdinand Herold, « Les Théâtres », Mercure de France, 1er juin 1898, p. 875.

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18 avril : Première représentation de la Martyre, drame en cinq actes, en vers, de M. Richepin. — Il semble que, dans la Martyre, M. Richepin ait voulu célébrer la gloire de l’Amour. Si la Romaine Flammeola s’ennuie, si elle ne rit plus aux difformités des monstres que, pour la divertir, on fait défiler, devant elle c’est que l'homme n’a pas paru qui éveillera en elle l’antique désir. Et voici que passe, jeune, beau, les yeux clairs de flammes divines, et les lèvres harmonieuses de paroles de grâce, l'apôtre Johannes. Flammeola s’émeut ; elle suit Johannes dans les faubourgs de Rome les plus mal famés ; elle assiste aux cérémonies mystérieuses du culte défendu, et c’est avec une joie voluptueuse qu’elle donne au doux prêtre le baiser pascal. Elle ira plus loin, et, Magdeleine d’un nouveau Christ, elle reçoit, au pied de la croix où meurt Johannes, un sanglant baptême, qui lui ouvre le ciel des Chrétiens. Dans la vie éternelle, les deux amants ne seront pas séparés, et l’immortel Désir a conquis une âme à Jésus.

Le drame de M. Richepin manque un peu de clarté, et, trop souvent, de fâcheux épisodes en obscurcissent l'action principale. Le gladiateur Latro et la dompteuse Thomrys sont d’une utilité douteuse ; et le farouche Aruns aurait pu, sans que la pièce ne perdît rien de sa signification, raccourcir ses sermons. Mais les deux premiers actes, où M. Richepin prouve, une fois de plus, la connaissance sérieuse qu'il a des écrivains latins de l’époque impériale, sont animés, et il est dommage qu’une mise en scène froide et trop correcte les ait alourdis. Au quatrième acte aussi, Flammeola, qui veut émouvoir la piété chaste de Johannès, trouve d'assez heu reuses paroles d’éloquence amoureuse. Mme Bartet a joué Flammeola avec la grâce qui lui est coutumière ; Mlle Moreno a tenu aussi bien qu’il se pouvait le rôle déplorable de Thomrys : elle en a merveilleusement dit les quelques vers, épars dans les cinq actes. M. MounetSully est un fort beau Johannès, M. Paul Mounet est un Latro violent, comme il sied, et, dans des rôles épisodiques, il faut louer MM. de Féraudy, Leloir, Georges Berr et Pierre Laugier.

C.M., « « le chien de garde » à l’odéon », Le Journal, 3 juin 1898, p. 3.

Il arriva un jour que le très admirable poète Jean Richepin, prince des mots, roi des métaphores, empereur des rythmes, et maître aussi, souvent, du théâtre poétique, s'avisa, pour obliger un illustre acteur tragique de la foire néo-romantique, d’écrire un mélodrame où, volontairement, il renoncerait à toute imagination personnelle, à toute subtilité véritable, à toute sincère épopée, (car il lui plaisait de se conformer, par dandysme, à l'esthétique des Anicet Bourgeois et des d'Ennery) où il accumulerait, en la presque sadique joie de n'avoir pas de talent du tout,— lui qui a presque du génie ! - toutes les niaiseries de l'émotion facile, drapeau, dévouement, amourettes, et où, enfin, il obtiendrait l'orgueil de la défaite dans un domaine d'art pas artistique, de littérature pas littéraire, de tragédie pas tragédie, domaine déplorable, où triomphent les imbéciles st les malins ! Jean Richepin gagna la gageure, un peu hasardeuse, qu'il s'était proposée à lui-même pour donner un rôle à Taillade. Il obtint un insuccès bien flatteur pour sa vraie âme de poète.

Et nous gardions de ce soir d'il y a dix ans, au théâtre des Menus-Plaisirs, le souvenir, comme qui dirait, d'une bonne farce. Mais on comprend mal que l'Odéon nous ait rendu cette pièce dont M. Jean Richepin aurait pu autoriser, pour un bénéfice, au théâtre de la République ou à celui des Bouffes-du Nord, la reprise, sous un pseudonyme.

C. M.

Juillet

Anonyme, « Le bateau de Jean Richepin », Le Gaulois, 18 juillet 1898, p. 1.

L'auteur de la Mer est un fanatique de la pêche maritime et des promenades nautiques.

Les années dernières il villégiaturait à la Fourberie, près Saint-Enogat, ou à Saint-Jacut-de-la-Mer, une presqu'île de marins-pêcheurs. Aussi, comme eux, il avait sa barque et naviguait de conserve…

Or, ce bateau vient d'avoir une aventure. Cette année, le poète Richepin, qui a acquis une maisonnette à Douarnenez, va y passer son été. Il a voulu que sa barque « jaguine » le suive.

Il a donc envoyé de Douarnenez à Saint-Jacut de-la-Mer deux marins, le patron Stéphan et un matelot. Ceux-ci quittèrent la côte malouine avec une mauvaise boussole. Arrivés en face de Fréhel, la bourrasque les poussa au large. Ils errèrent ainsi pendant cinq jours, ne sachant trop où ils étaient, et sont venus s'échouer au petit port de Dahouët, après avoir risqué d'éventrer leur bateau sur le rocher du Verdelet, près la jolie plage du Val-André. Ils avaient fait à peine dix lieues en cinq jours !

A Dahouët, les matelots de Richepin se sont ravitaillés, ont acheté une meilleure boussole et sont repartis pour le pays de la sardine.

Meilleure chance, cette fois, au bateau de M. Jean Richepin !

Août

Jean Bernard, « Les petites enquêtes du Figaro : l’idéal à vingt ans », Le Figaro, 13 août 1898, p. 4.

Quel était votre idéal de la vie à 20 ans ? L'âge mûr l’a-t-il réalisé ?

M JEAN RICHEPIN

Il faut forcer l'aurore à naître en y croyant.

(Pensée inédite.) Jean Richepin.

Quel pouvait bien être le rêve de jeune homme de ce colosse nouvellement sorti de l'Ecole normale, la tête bourrée de grec et de latin ?

Il ébauchait des études de médecine, bientôt abandonnées. On a raconté que son humeur vagabonde l'avait conduit quelque temps dans des baraques de saltimbanques, où il jonglait avec des poids et s'amusait à rouler dans la sciure de bois les lutteurs de profession. C'est bien, possible ! Toujours est-il que les hommes graves d'aujourd'hui, qui étaient étudiants il y a une trentaine d'années, se souviennent avoir vu, par les rues du quartier Latin ; trois poètes errer après la fermeture des brasseries, et chanter à tue-tête une ballade bien connue des jeunes d'alors, mais que je ne saurais répéter ici.

Philistins, épiciers... !

C'étaient Raoul Ponchon « au nez fleuri », Maurice Bouchor « aux boucles blondes » et Jean Richepin « aux cheveux crépus », ces cheveux qui lui donnent la physionomie de quelque héros antique. Et il me souvient que, le soir de la première représentation de l'acteur Novelli, à la Renaissance, il y a trois mois, Jean Aicard vint présenter Jean Richepin au comédien italien qui s'écria : 

— Oh ! la belle tête d'empérour roumain !

A vingt ans, la tête avait déjà, ce profil original. Quel était son rêve ?...

Le voici : 

A vingt ans, mon idéal de la vie était de vivre avec le plus d'intensité possible, physiquement, intellectuellement et moralement. Je l'ai réalisé de mon mieux.

Jean Richepin.

Il n'a pas à se plaindre. Il a voulu des émotions fortes : elles ne lui ont pas manqué depuis le jour où il débutait comme comédien à Rennes, dans un concert de bienfaisance ; car ce fut là son vrai début comme acteur. Son idéal de poésies avait commencé avant la vingtième année. Il rêvait théâtre avant de sortir du collège. Elève de seconde au lycée Napoléon, il avait treize ans à peine, quand, un jeudi, il alla entendre à l'Odéon une adaptation de Macbeth que jouait Taillade.

— Cette pièce me frappa tellement, me disait un jour Richepin, Taillade fit sur moi une telle impression que mon jeune cerveau, en garda longtemps l'empreinte. Et, dès ce moment, je désirai écrire une pièce de théâtre.

Encore un rêve réalisé !

Septembre

Edmond Biré, « Causerie littéraire : La Comédie d’aujourd’hui », L’Univers, 20 septembre 1898, p. 1.

Ce document provient du site RetroNews.

On n’a pas oublié les curieux et fréquents portraits que Louis Veuillot nous a laissé des poètes de son temps, M. Lhomme a, lui aussi, de jolis croquis et on se plaira à regarder ceux de Baillon, de Marin, de Leboeuf, de Philippe et de Paragaux. S’il laisse au lecteur le plaisir ou le soin de mettre sous ces noms de fantaisie les noms véritables, il ne fait point difficulté de nommer les illustres (?), les Verlaine, les Mallarmé, les Richepin, et il n’est point pour cela plus tendre à leur endroit. Voici, par exemple, le portrait de Jean Richepin :

« Personne n’est allé plus loin dans la vanité que le poète Richepin. En un temps où la crainte du ridicule n’existe plus, où chacun montre impunément ses verrues, où l’amour-propre s’épanouit en plein soleil, cet homme demeure un prodige. Au sortir de l’Ecole normale, encore tout farci de grec et de latin, il s’est fait hercule de foire ; on l’a vu tendre le caleçon et lutter. Il a été acteur, il a joué dans ses propres pi-ces, il s’est mêlé aux plus folles équipées. D’autres affectent tous les raffinements, lui s’est donné pour un Touranien, pour un homme primitif, aux passions indomptables. Ce lettré, qui emprunte son style à Corneille, à Voltaire, à Ducis, Delille, à Baour, à Lamartine, à Hugo, à Leconte de Lisle, à tout le monde, s’est ingénié à prêter à sa personne l’originalité qui manque à ses écrits. Les badauds s’y sont laissé prendre ; ils l’ont cru sur parole. Ce n’est pas seulement pour eux un homme qui fait des livres, c’est une sorte de démon, une créature d’exception qui sent, qui pense, qui vit à part. N’essayez pas de les détromper, ils ne vous écouteraient pas. Ne leur dites pas que cet écrivain n’a rien qui soit à lui, que toute sa littérature est empruntée, qu’il n’est habillé que de pièces et de morceaux, qu’il a porté d’abord et qu’il portera toujours un habit d’Arlequin, vous auriez raison, mais ce serait peine perdue.

« Le bourgeois d’aujourd’hui est dupe de tous les mystificateurs ; il prend la singularité pour le génie ; il aime surtout ceux qui se moquent de lui. Ce gros garçon qui a chanté les gueux n’a jamais tendu la main ; ce blasphémateur qui a maudit Dieu, la famille et l’amour, était né pour être un honnête professeur ; ce rimeur qui a célébré la mer et décrit la tempête n’a guère navigué. Il a la mémoire pleine des vers d’autrui ; il les mt en lambeaux, les recoud et les accouple, et c’est là tout son mérite. C’est ainsi qu’il a fait des vers latins au collège et à l’Ecole Normale ; il n’a ni émotion, ni sincérité, comme il n’a pas d’âme, il n’a pas de style, parce que le style ne vient pas de la mémoire. Il s’est fait et on lui a fit de la réclame. Le public, celui qui se pique d’être lettré, l’admire à peu près sans réserve. Ses pièces de théâtre, où le bon vaurien, comme dans les vaudevilles de Picard, morigène et redresse les honnêtes gens, passent pour des œuvres originales. Les critiques prétendent que ses vers ont des ailes, qu’il s’entend à pousser la tirade, qu'il a du souffle et du mouvement. Il faut se hâter de rire, de ces réputations, usurpées. L'homme qui a lu de bons livres, qui les a relus, et qui les goûte, n'a point, à s'embarrasser, des jugements de la foule. Il sait ce qu'il fait entendre par le style, par le goût, par l'esprit, et il a le devoir de rire au nez des sots. Bêchez, labourez, tissez de la laine, vendez du drap, faites un métier utile à tous, mais ne vous mêlez pas de juger des livres, il y faut un long apprentissage et du savoir, et il y faut, surtout un instinct auquel, rien ne supplée. Les écrivains, pour qui Richepin est une sorte de grand homme, n'entendent rien au métier des lettres ; ils prennent la sonorité pour l'harmonie et les mets pour des idées. De telles gens ont rempli les journaux ; ils y font la loi. Le vrai, critique en souffre, il en gémit, mais il a contre eux son sifflet et il en use. c'est sa vengeance et c'est la revanche, de la raison et du bon sens ».

Anonyme, « Comment on écrit l’histoire », Le Tell, 28 septembre 1898, p. 2.

Article recensé par Yves Jacq.

Tous les journaux ont conté que l’élégant hôtel de M. Jean Richepin avait été cambriolé par les chemineaux en l’absence du poète.

Ce simple « fait-divers » inspire à M. Richepin des doutes lancinants sur la façon dont on écrit l’Histoire :

« Car, précisément, dit-il, mon « élégant hôtel situé entre cour et jardin » consiste en un vieux et modeste pavillon d’un étage surmonté de mansardes, cela dans un jardin que bordent, par derrière, des terrains vagues.

« Secondement, je n’en suis pas absent pour le quart d’heure, et y travaille de mon état.

« Troisièmement, mes nombreux domestiques se composent d’une cuisinière sans plus.

« Quatrièmement, je n’ai jamais eu de concierge. Où le logerais-je, en effet, sinon dans la niche du chien ?

« Cinquièmement je n’ai jamais eu de coffre-fort, hélas ! 

« Sixièmement, les voleurs de mes poules, de mes quatre poules, n’ont laissé derrière eux, dans leur fuite, ni leviers, ni pinces, ni armes.

« Septièmement, car ce n’étaient pas du tout des malfaiteurs organisés en professionnels du cambriolage, ni non plus des « chemineaux » terribles et hirsutes.

« Huitièmement, car c’étaient des galapiats du quartier, maraudeurs et chapardeurs, dont le plus âgé avait dix-huit ans à peine, et se donne comme fumiste (j’te crois !)

« Neuvièmement, car ils n’ont pas même opéré la nuit mais en plein jour, à quatre heures de l’après-midi, avec un certain culot sans doute, mais aussi avec une naïveté touchante, avouons-le, et plus propre à inspirer la pitié que la terreur.

« Dixièmement, mais en voilà suffisamment, je pense, pour montrer avec quelle fantaisie on rédige les faits divers et combien on s’y tient loin de la vérité. ».

A par cela, en effet, tous les détails donnés étaient exacts. Mais croyez donc, maintenant, aux détail de la « Retraite des Dix Mille » ou de la « Guerre des Gaules » !

Décembre

P. L. « Jean Richepin et ses œuvres », L’Avenir et l’indicateur de la Vendée, 9 décembre 1898, p. 2-3.

A une salle où se pressait tout Fontenay, M. Moussaud présentait, dimanche dernier, et avec bien du plaisir, un conférencier nouveau : c'était un débutant, un jeune, vraiment jeune et par l'âge et par le cœur, de plus un Fontenaisien ; toutes choses qui exigeaient de la part du public une grande bienveillance. Le conférencier, lui-même, a prié son public d'être indulgent :

Soyez bons jusqu'au bout ; que si, sur quelque point,
Nous nous sommes trompés un peu, ne riez point.
Que vos bouches, enfin, n'affectent pas de formes
Circonflexes, devant nos sottises énormes !

a-t-il dit, en s'appliquant à lui-même des vers de son auteur.

Et certes, le sujet était difficile. Parler de Richepin, particulièrement de la Chanson des Gueux et du Chemineau, à un auditoire qui, fort heureusement, n'a fréquenté de façon assidue ni au Chat-Noir, chez R. Salis, ni chez Frapin où, pour quatre sous, les riches parmi les gueux de Paris trouvent le souper et le gîte, — il y avait de quoi effrayer même un vétéran des conférences populaires ; j'en connais plus d'un qui n'eût pas osé.

M. Francis Eon a osé, lui — et, disons-le tout d'abord, — il a eu raison. Les applaudissements du public lui ont prouvé qu'il avait réussi, Il me permettra, j'espère, de répéter ici ce que beaucoup disaient en sortant de sa conférence : « Voilà un début qui promet ! » A mon avis, que je vous donne très humblement, il y a mieux que des promesses dans ce début : il y a déjà des fruits de fort belle venue, La pensée est juste, souvent profonde, toujours nette et, ce qui est une très heureuse qualité surtout quand on parle d'un poète, pénétrée d'une poésie très personnelle ; l'expression est élégante; la phrase, souple et harmonieuse, est simplement dite ; et pour de l'esprit, il y en a et du meilleur. Inutile d'ajouter que M. Eon connaît fort bien son sujet; il a appris quelque chose à tous ceux qui ont eu l'heur de l'écouter, même aux plus lettrés.

N'insistons pas : M. F. Eon a remporté un franc succès en nous disant ce qu'est Jean Richepin, d'après ses deux maîtresses œuvres. Essayons de retracer avec lui et d'après lui cette curieuse et grande figure littéraire.

Sa vie d'abord. Né en 1849, fils d'un médecin militaire, Jean Richepin, destiné à l'Enseignement, fait de fortes études classiques à Paris et entre à l'Ecole Normale, d'où la guerre de 1870 lui permet de s'échapper. D'abord journaliste, puis franc-tireur, il redevient journaliste et surtout bohème. Il fréquente au club des Hydropathes, au cabaret des Anassius : c'est l'époque des Repues franches à la manière de Villon — un de ses ancêtres littéraires — des luttes avec des hercules forains, des mystifications comme celle qui lui vaut, à Londres, un bon diner aux frais d'un raccoleur de la Gracious Queen Victoria. C'est encore le moment où il suit une troupe de saltimbanques, et où, peut-être, sa rencontre avec le pauvre André Gill lui révèle qu'il est un poète. Dès ce moment, il pose et cherche à épater le bourgeois. En 1873 il donne la Chanson des Gueux : cette œuvre lui vaut une condamnation à

30 jours de prison et, en revanche, l'attention de la critique et du public. Nana-Sahib, drame qu'il joue lui-même avec Sarah-Bernhardt (1884), n'apaise pas, tant s'en faut, le scandale que viennent de causer les Blasphèmes. Désormais il est célèbre et la légende s'empare de lui. Il a disparu : on le dit trappiste à Staouëli ; on le dit matelot, débardeur sur les quais de Bordeaux. Richepin, cependant, séquestré en Auvergne, chez un ami, laisse croire et, dans la préface de la Mer (1886), encourage les on-dit : il a vêtu le suroît, et fait le quart.

Nana-Sahib est oublié. Les Blasphèmes, œuvre contradictoire, doivent retenir un peu notre attention : Richepin s'y est découvert une âme de Touranien ; il est lé descendant direct de ces chevaucheurs intrépides, dont le glaive a couvert de sang l'Asie et l'Europe ; et toutes les croyances, tous les respects de l'Arya timide et casanier, il les bafoue et les renie.

Mais attendez après quelques romans dont un seul, la Glu (1881), émerge de l'ordinaire, nous dit M. Eon, et quelques essais de théâtre (le Flibustier, 1888 Par le Glaive), Richepin revient à l'Aryanisme, et le poème qui devait s'appeler d'abord le Paradis de l'Athée, paraît avec le titre moins tapageur de Mes Paradis et cette excuse liminaire :

Ceux que j'ai pu blesser naguère en blasphémant
je leur demande ici pardon très humblement.

Une œuvre dernière met le sceau à la renommée du poète, c'est le Chemineau. Au reste, du Bohême et du Gueux d'autrefois, il ne reste plus grand chose: M. Richepin est aujourd'hui marié, père de famille ; ce contempteur des lois, devenu propriétaire, les invoque, quand des malfaiteurs lui dérobent ses poules ; cet ancien loqueteux vit en frac irréprochable et en bottines vernies. C'est un bourgeois. Mais pour la plupart des Jeunes, il est resté, au point de vue littéraire, le Lion Richepin, tandis qu'on qualifie aisément Coppée de « V. Hugo des Cuisinières » et Jean Rameau de « poète de l'Assistance publique ». Quelques-uns, voire de ses propres disciples, le trouvent pourtant at tardé, et l'un d'eux Jehan Rictus semble avoir pensé à lui en écrivant :

Plaind' les pauv's, c'est comm' vend' ses charmes :
C'est un vrai commerce, un méquier !

Et de fait, la question qui se pose au sujet de Richepin c'est de savoir si vraiment il a été sincère, c'est-à-dire si ce n'est qu'un habile compositeur de phrases rimées et rhytmées ou si c'est un poète, un vrai, qui a senti et vécu ses œuvres.

Or il y a dans la Chanson des Gueux, bien des outrances voulues ; et si dure qu'ait été la condamnation qu'elle a valu à son auteur sur la dénonciation du Charivari — journal très pudibond com me on sait — les parties consacrées aux Gueux de Paris, comme le Voyou, celles que Richepin a rimées en l'argot des rôdeurs de barrières — où il chante presque exclusivement des assoiffés du « vin bleu qui saoûle » et les escarpes dont le couteau a toujours soif de sang, il faut reconnaître que la sévérité de la justice a été juste, et aussi que l'auteur a forcé la note. A plus forte raison, il a trop écouté sa théorie — préface de la Chanson des Gueux — de l'art pour l'art, c'est-à-dire de l'indépendance de l'art à l'égard de la morale et aussi de la vérité, dans la dernière partie. « Nous autres Gueux » où éclate le parti-pris du poète de scandaliser le bourgeois. Dans toutes ces pièces, il est crapuleux — et, comme le dit fort bien M. Eon, plus Richepin est crapuleux, moins il est sincère.

Par contre, Richepin a trouvé des accents vrais et émus, même dans ces parties relativement faibles. Qu'on relise ces poèmes que nous citait pour le prouver M. Eon : La Grand'Mère, la Petite poitrinaire, etc., et comme M. Eon, l'on sera convaincu que Richepin a vu et senti ce qu'il dit si bien. A plus forte raison les Gueux des Champs — choses, bêtes et gens — sont encore plus vrais, mieux conçus, plus humains. Quand il chante les Canards sauvages ou les Assoiffés d'Azur et de Liberté, le poète retrouve le sens pur de la nature, qu'il a appris à connaître en cultivant les anciens.

D'où vient qu'on l'accuse de n'être qu'un styliste ? Brunetière qui ne voit en lui qu'un prodigieux jongleur de rimes riches n'a-t-il pas lu ces pièces qui s'appellent le Grand-père sans enfants, par exemple, ou du Mouron pour les p'tits oiseaux, si touchantes et si simples à la fois? C'est que, Richepin est un cultiste, comme disent les jeunes — et aussi qu'il est un personnage déconcertant : il est, au moral, un athlète qui aime à se déguiser en clown.

J'ai beaucoup goûté, pour ma part, cette comparaison de M. Eon, pour faire entendre à son auditoire les précautions à prendre par quiconque ne veut être la dupe de ce dupeur qui souvent, par bonheur, s'est pris à son propre piège et qui, Gueux et chantre des Gueux, est resté Normalien, c'est-à-dire aristocrate d'esprit et de manière. Au reste, de nombreuses citations, dites comme il convenait, ont permis au public de conclure par lui-même ; et le public a, justement, adopté l'avis du conférencier.

Si j'avais des réserves à faire, c'est à la critique que nous a présentée M. Eon du « Chemineau », que je les adresserais. Ce drame fut joué ici trop récemment : nos lecteurs nous pardonnerons de ne pas en refaire l'analyse après M. Eon. Celui-ci l'a faite avec infiniment de tact et d'habileté.

Les personnages du drame sont sympathiques — tous sauf maître Pierre, le gros fermier qui refuse sa fille à Toinet, le fils de ses anciens valets, François et Toinette — mais qui la lui donne par avarice et par crainte du jeteux de sorts, du Chemineau ; revenu juste à temps pour faire,le bonheur de Toinet. Mais ces personnages sont assez incompréhensibles, au fond.

Le Chemineau, d'abord, paraît tout à fait irréel: C'est un mendiant-poète, c'est Richepin lui-même ;du temps qu'il était gueux et touranien vagabond. Soit. Mais comment s'allie à sa passion pour la grand'route, pour la liberté sans frein, à sa haine du toit immobile et de la famille — autres sortes d'esclavage — sa bouté extraordinaire et cette délicatesse de sentiments qui l'attache à Toinette et à son fils et qui, sur une insinuation malveillante de maître Pierre, lui fait reprendre la vie, désormais sans charmes, du chemineau d'il y a vingt ans ? N'est-il pas bien incohérent ? Et Toinette ? Que dire delà situation étrange où elle se place entrée Chemineau qu'elle aime et sou mari qu'elle aime aus¬ si et qu'elle respecte ? Inconsciente, Toinette, c'est-à-dire, encore, incohérente.

D'une façon générale, l'action tout entière, comme les personnages eux-mêmes est, si j'ai bien compris le conférencier, du domaine de la fantaisie pure : rien de pareil ne s'est jamais passé. Assurément, dirai-je ; mais n'est-ce-pas un peu le droit du poète dramatique de nous faire un peu sortir de la réalité ? Aussi j'aurais mauvaise grâce à insister : M. Eon a bien vu et bien senti qu'en dépit de son invraisemblance, le Chemineau est un drame profondément humain, où la poésie la plus intense vibre à chaque scène et empoigne malgré tout.

Après nous avoir dit comment ce drame, porté d'abord à la Comédie française et refusé par Ce théâtre dont « les abonnés dussent protesté comme un seul prince de Sagan » (C. Mendès) fut joué avec un immense succès à l'Odéon — et nous avoir, comme on l'a vu, expliqué ce succès, — M. Francis Eon nous a voulu donner un jugement d'ensemble. En voici la substance :

Personnalité multiple et déconcertante, Richepin est tout à la fois un sauvage féroce et un civilisé corn me un Grec du temps de Périclès, un vagabond et un père de famille, un cynique et un délicat ; il est

révolutionnaire et Normalien. En lui se rencontrent et se heurtent le Classicisme, le Romantisme et le Cultisme : Or, quelle que soit la dose pour laquelle chacun de ces éléments entre dans le tout, Jean Richepin est Français par la clarté de l'idée et poète par le sentiment. C'est surtout le virtuose de la forme.

Très juste, ce jugement. M. Eon me permettra d'ajouter que Richepin est aussi — et c'est à regret que je le dis — un méridional, un peu à la façon de Tartarin C'est peut-être là qu'il faudrait chercher le secret de ses outrances et de ses incohérences.

Disons enfin ce que tout le monde attend : M. F. Eon réclamait de l'indulgence. Il a prouvé qu'il n'en avait aucun besoin et, avec tout le public, nous l'en félicitons et le remercions. Sa conférence est une des meilleures qu'on ait faites depuis longtemps à Fontenay. Au moment où nous terminons cet article, on nous fait savoir et on nous prie d'indiquer qu'une nouvelle conférence sera faite le dimanche 18 courant, 4 h. du soir, par M. Dupuy, professeur d'histoire au lycée de la Rochelle, qui a pris pour sujet : La Bastille dans la Légende et dans l'Histoire.

Nous enregistrons cette nouvelle avec un vif plaisir.

P. L.

Rachilde, « Jean Richepin : Contes de la Décadence romaine, Charpentier, 3.50. », Mercure de France, 1er décembre 1898, p. 747,

Contes de la Décadence romaine, par Jean Richepin. Histoires très violentes dans le goût d’une époque ressemblant furieusement à la nôtre. Tout un peuple rué vers les jouissances bestiales, se passionnant pour des gladiateurs ou des monstres venus de loin, et, le dominant par le raffinement de ses cruautés, le désordre de ses mœurs, le pittoresque inattendu de ses bêtises, quelques lettrés patriciens donnant le pain et les jeux en même temps que l’exemple des plus honteuses débauches. J'ai prononcé : honteuses débauches, je ne sais trop pourquoi, car il n’est rien de honteux quand la grandeur s’en mêle ; des pires fumiers s’érigent les plus radieuses fleurs, et les excès du triomphateur romain de l’armée ou du cirque n’allaient pas sans une couronne de vert laurier à la poésie. Ce peuple romain, dont le dernier des citoyens avait, même en crevant, le droit à l’esprit, a encore, selon ce que les écoles laïques et obligatoires nous enseignent, une grande supériorité sur le peuple de barbares que nous sommes aujourd’hui. Il se souciait peu des innocents et perdait peu son temps, le temps précieux qu’on peut employer si noblement à jouir des belles œuvres, de la nature ou de l’art, à s’embarrasser d’un... chrétien condamné aux lions. Lire le récit tout à fait délicieux de la représentation d’Orphée déchiré par les femmes. Le chrétien, représentant le juif de cette aventure, est un pauvre diable qui parle mal, se tient mal et n’a aucune eurythmie dans le rôle qu’on veut lui confier. Le spectateur se plaint de ce qu’on ait choisi justement ce piètre martyr, alors qu’un gladiateur également condamné (coupable ou innocent, on est le même devant la mort, et la seule question importante est de savoir se tenir artistiquement) eut rempli sa mission tout à l’honneur de Rome. Comme ces gens-là (y compris la naïveté cruelle de Richepin) entendaient bien le divertissement naturaliste ! A lire aussi les amours des deux éléphants pour un mime, de célèbre talent sexuel. Il y a là quelques enroulements de trompes qui sont d’un joli effet sentimental. Jean Richepin est, en somme, l’écrivain latin le mieux fait pour comprendre et rendre le tourment hardi des mœurs romaines dites de la décadence. Il énonce les chiffres et démembre les corps avec une grâce sauvage, empreinte de cette fatale indifférence qui était la marque suprême de ce temps, si semblable à notre ère de crimes. D’après les renseignements et les exagérations {748} littéraires de part et d’autre, on pourrait en conclure que, sauf quelques exceptions d'affranchies ou de princières féministes élevées avec soin dans les sciences, le règne de la femelle n’existait pas, encore moins celui de la chasteté. On aimait le mime et on en mettait partout. Il était, d’ailleurs, beaucoup plus tolérable que sa sœur et sans doute avait des prétentions plus pures. Juste ciel, qu’on nous rende le trottoir des mimes, à Suburre ou à Montmartre

1.

En expliquant le succès du Chemineau, n’ai-je pas expliqué, jusqu’à un certain point, l’échec de la Martyre, donnée ce printemps au Théâtre-Français. Cette pièce a rappelé Polyeucte par le sujet et Frédégonde par les recettes. Dans le Chemineau, M. Richepin mettait en scène des sentiments qu’il a éprouvés ; dans la Martyre il faisait parler des croyances qu’il n’a pas et dont il s’est brutalement moqué, mais devant lesquelles il est de bon goût de s’incliner quand on est sur le seuil de l’Académie. Malheureusement, en littérature, rien de ce qui est artificiel n’a la vie longue, et les néo-chrétiens s’en apercevront.