Corpus de textes du Laslar

1899

Gustave Larroumet, « Trois succès au théâtre MM. Paul Hervieu – Maurice Donnay – Jean Richepin », Nouvelles études d'histoire et de critique dramatiques, Librairie Hachette et Cie, 1899, p. 261-270.

[…]

Ce n’est pas une démonstration de ce genre qu’il faut demander au Chemineau de M. Jean Richepin. Il s’agit ici d’un drame en vers, genre qui dure depuis un siècle, et même depuis des siècles, car il est le fils légitime de l’ancienne tragédie. Malgré la robuste jeunesse d’un talent qui, du premier bond, s’était jeté hors des sentiers battus, l’ancien théâtre, plus que le nouveau, peut réclamer l’honneur de ce {262} succès. Je ne dis pas cela pour diminuer la portée de ce beau drame. Il y a, dans l’ancien théâtre, des choses excellentes et qui doivent durer ; bien plus, il y a, dans l’art dramatique, des choses fort anciennes qui en sont la partie la plus haute, la plus belle et la plus difficile. Il faut savoir gré à M. Richepin de les maintenir. MM. Hervieu et Donnay sont des prosateurs ; il est, lui, un poète. Peut-être est-il plus poète qu’auteur dramatique, alors que les deux autres, surtout l’un d’eux, seraient plutôt dramaturges que romanciers, mais il est assez auteur dramatique pour que le succès du Chemineau soit non pas l’œuvre d’un poète mettant le théâtre au service de la poésie, mais d’un poète mettant la poésie au service du théâtre.

Je n’ai pas à définir le talent double de M. Richepin. Ses poèmes, depuis la Chanson des Gueux, et ses pièces, depuis Nana-Sahib, l’ont mis, dans les deux genres, au premier rang de la jeunesse mûrissante dont MM. Donnay et Hervieu sont l’avant-garde. C’est un poète d’inspiration aisée, de langue savoureuse et drue, de merveilleuse habileté technique. Ses pièces, plus inégales que ses poèmes, d’une truculence un peu conventionnelle et d’une fantaisie où parfois manque la gaîté, sont de solide structure et d’exécution très sûre. Il ne se pique ni de psychologie ni d’observation. Il est imaginatif {263} et lyrique. Il exprime en beaux vers l’impression personnelle que lui causent la nature et la vie, vues du Parnasse, rêvées et transposées. Mais l’imagination lyrique est d’une part du théâtre, parce que la poésie a sa part dans tout.

Aussi serait-il parfaitement injuste de lui reprocher la forme de son drame. Sans doute, c’est une convention de faire parler en vers des paysans, mais il n’est guère moins conventionnel de les faire parler en français. Quant à leur conserver le patois breton ou flamand, provençal ou gascon, cela serait peut-être possible à Rennes ou à Lille, à Marseille ou à Bordeaux, mais à Paris il n’y faut pas songer. Laissons donc aux paysans de nos jours, comme aux rois et aux héros de l’histoire, leur droit à la poésie. Ces paysans la reçoivent non seulement de la nature, mais de leurs sentiments. Il y en a autant et plus, dans ce milieu et dans ces âmes, que dans la vie évoquée des puissants d’autrefois. Cette poésie n’est point la même pour le paysan que pour l’homme des villes ; ce que l’un sent profondément laisse l’autre très froid et réciproquement. Mais la preuve que le paysan tire de la nature sa part de rêve et d’idéal, les chansons populaires nous la donnent. Il y a là autant de sentiments vrais et de sensations vives que dans les poèmes des lettrés. La poésie du paysan est {264} naïve et frustre ; la mise en œuvre y manque, et aussi la rhétorique. Mais un chant de moisson ou de vendange, un conte de veillée, une légende de forêt ou de ruines ont leur émotion et leur couleur.

M. Richepin est plus capable qu’aucun autre de traduire cette poésie rustique et ignorante à l’usage des citadins et des lettrés. Il est à la fois mandarin et bohème. Nourri d’antiquité et rompu à la rhétorique, il a fait son éducation de poète dans les villes et aux champs ; il a lu les vers les plus parfaits d’autrefois et d’aujourd’hui ; il a écouté les chansons les plus naïves des paysans et des gueux. Il a fait de si excellentes études qu’on n’a pu l’accuser d’appliquer encore les procédés du vers latin, mais il aime la mer et la montagne, la forêt et la plaine d’un amour si ingénu que l’homme et la vie lui plaisent dans la mesure où ils restent voisins de ces nourrices primitives. Il aime le paysan et le marin ; il préfère le chemineau et le contrebandier. Mandarin, et même bourgeois, – puisqu’il vit à Paris, qu’il tire profit de son travail, et qu’il traite avec des libraires ou des directeurs de théâtres, – M. Richepin peut bien céder aux nécessités de la vie régulière et en pratiquer les vertus ; il a gardé une tendresse nostalgique pour le gueux et le bohème, surtout pour ce gueux entre les gueux et ce bohème entre les {265} bohèmes qu’est le chemineau, c’est-à-dire le paysan sans pays, nomade et sans gîte, fuyant les villes et courant du nord au midi, par toutes les saisons.

En réalité, le vrai paysan regarde le chemineau comme un mauvais drôle et le tient à l’écart, en le menaçant de la fourche ou du fusil. Il le craint pour ses récoltes, pour ses animaux et pour ses filles. Il sait que les petites bergères ne sont pas en sûreté sur son passage, qu’il empoisonne les moutons et tord le cou aux poules, qu’il met volontiers le feu aux meules de blé ou même aux granges. Il l’embauche, dans l’occasion, pour un travail pressé, mais il préfère les moissonneurs ou des vendangeurs qu’il connaît, et que le garde champêtre ou le gendarme sauraient retrouver au besoin. M. Richepin, au contraire, voit dans le chemineau l’homme de toutes les vertus naturelles et champêtres. Il le montre généreux et gai, laborieux et savant. C’est que le chemineau aime la liberté et l’espace ; et cet amour, aux yeux de Richepin, est la première des vertus. Il veut donc ignorer les mauvais instincts et les mauvais coups du chemineau. Il vante l’endurance et le courage, la fierté et la générosité, les connaissances de tous genres que doivent lui donner la vie errante et le mouvement, le mépris instinctif des biens qui s’achètent par la servitude.

{266}

Comme la littérature nous charme autant par son contraste que par sa ressemblance avec la vie, que toute jouissance suppose un sacrifice et que tout bonheur se définit par son contraire, un auditoire de citadins, emprisonné par les mille contraintes de la vie civilisée, doit nécessairement trouver beaucoup de plaisir à cette fiction d’indépendance. Des paysans n’écouteraient peut-être pas sans impatience l’apologie du chemineau ; des Parisiens s’y délecteront, surtout le dimanche, lorsque les petites places sont garnies de gens que l’existence des villes a comprimés toute la semaine et qui rêvent de campagne, d’air pur, d’espace ouvert. Voilà pourquoi, malgré l’énorme postulat qu’il propose à la réflexion, le Chemineau a grandement réussi à l’Odéon devant un public de première et triomphé dès qu’il s’est trouvé en contact, le dimanche, avec le public des galeries supérieures. Ces deux ordres de spectateurs y ont trouvé, les premiers une poésie ingénue et raffinée, les autres un drame, un vrai drame, un drame de l’Ambigu, joué come à l’Ambigu.

La poésie de M. Richepin, c’est le lyrisme romantique, ravivé par la sincérité savante d’un poète qui joint beaucoup d’instinct à beaucoup de lecture, qui, tout en connaissant bien les maîtres du vers dramatique, depuis Hugo jusqu’à Coppée, {267} rajeunit la veine nationale par son originalité d’esprit et de cœur, la force de sa sensibilité, sa couleur, son invention verbale. Il y a peu de choses, dans sa facture, qui ne soient pas déjà chez les poètes antérieurs, et cela prouve simplement qu’il continue une lignée ; mais il sent et pense par lui-même, avec ses idées et ses goûts ; il parle avec ses mots et ses tours. Surtout, il étale une vigueur et une santé, une franchise et une verdeur, quelque chose de probe et de franc, dans la pensée et le langage, qui se subordonnent une rhétorique très sûre et ne lui demandent que la solidité du travail.

Comme dramaturge, il fait sien l’héritage du drame tout entier. Il estime que cette forme n’a pas cessé d’agir sur toutes les catégories de spectateurs, pourvu qu’elle soit relevée par l’invention et par le style. Comme les romantiques, il emprunte à l’histoire et à l’exotisme, à l’Orient le plus lointain et au moyen âge le plus farouche ; il rend la vie aux fantoches de la comédie italienne ; il essaie même de la fantaisie pure et du conte bleu. De la Glu au Chemineau, il y a peu de sortes de drame qui ne soient représentées dans son œuvre théâtrale, avec du plus et du moins, des habiletés trop visibles et des maladresses trop naïves, des hauts et des bas, des chutes et de {268} grands succès, sans que les chutes compromettent le poète ni que les succès soient achetés par trop de concessions. Lorsqu’il réussit pleinement, comme dans le Chemineau, ses divers publics sont enchantés, chacun pour des raisons particulières. Il vient d’avoir cette bonne fortune à l’Odéon, Le Chemineau est une pièce odéonienne, c’est-à-dire littéraire et poétique ; c’est aussi un drame du boulevard. Le romantisme et le Parnasse s’y continuent par ce qu’ils ont de durable ; une noble forme de théâtre y fait ses preuves de vitalité.

***

Il ressort, je crois, de cette analyse, que MM. Hervieu, Donnay et Richepin ont réussi parce qu’ils sont jeunes et originaux, c’est-à-dire qu’ils offrent au public une part de vigueur et de nouveauté. Mais trouver chez celui-ci le lyrisme sonore, chez le second une psychologie ironique et tendre, la logique volontaire chez le premier, c’est constater aussi la persistance à travers le temps de qualités françaises fort anciennes.

Ainsi, tandis que, tout près de nous, la Loi de l’homme, la Douloureuse et le Chemineau continuent la tradition dramatique dont Dumas, Meilhac, {269} et Halévy, Coppée sont les représentants les plus rapprochés de nous, leurs auteurs ont des ancêtres illustres et lointains. La lutte de la volonté contre les obstacles, d’autant plus raidie et tendue qu’ils sont plus hauts, c’es le poétique de Corneille. L’amour, but de la vie, ne songeant qu’à lui-même et ne donnant de la place aux faits et aux mœurs que dans la mesure où ils le favorisent ou le contrarient, le charme mélancolique de l’éternelle illusion, la nécessité de souffrance et d’expiation qui le domine, la tristesse railleuse et doucement amère qui le savoure, c’est la poétique de Racine, celle de ses œuvres et de son caractère. L’auteur de Phèdre est aussi l’auteur des Plaideurs, et, si M. Donnay a fréquenté le Chat-Noir, Racine a traversé le Mouton-Blanc. Joignez à la fanfare héroïque de Corneille, comme accompagnement, l’orchestre qui menait si grand bruit au temps de Louis XVIII, la langue imagée et sonore des « Gueux » d’autrefois, Scarron et Théophile, Cyrano et Tristan, vous aurez les thèmes, les rythmes et le ton de la musique sonnée à pleins poumons par M. Richepin.

Et du point de départ au point d’arrivée, la chaîne est ininterrompue. Corneille et Racine sont continués, au xviiie siècle, par Marivaux et même par Voltaire ; toute la première moitié du xviie siècle {270} se retrouve, par le romantisme, dans la première moitié du xixe : le lyrisme de Victor Hugo et le pittoresque de Théophile Gautier, c’est, par le vocabulaire et la touche, la poésie colorée, sonore et personnelle des grotesques et des irréguliers.

Je ne rappelle pas ces grands noms pour écraser MM. Hervieu, Donnay et Richepin, mais pour leur faire honneur et les expliquer, pour les situer dans la production littéraire de leur pays. Ils sont originaux et français ; ils expriment les sentiments éternels et parlent la vieille langue ; ils continuent, avec les traits propres de leur caractère et de leur âge, la suite de notre art dramatique Leur jeunesse représente des choses très anciennes et leur originalité doit à la tradition. Ils montrent la persistance vigoureuse de la sève qui, de printemps en printemps, fait pousser des branches nouvelles sur le vieux tronc.

1er mars 1897.

Février

Maurice Guillemot, « Chez Richepin », Le Figaro, 2 février 1898, p. 1.

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Est-ce à cause de ce vilain matin d'hiver, au ciel gris lourd de neige ? la maisonnette de la rue Galvani m'a paru toute triste, avec les arbres squelettes, avec la niche du chien vide, un silence inhabité.

Impression fugace — préconçue peut-être ! — et qui s'envole lorsque, dans le pavillon, au bout du jardin, je trouve le poète à sa table de travail, dans le décor pittoresque de son home familier.

Des soies éclatantes chatoient au plafond, un plâtre tourmenté de Rodin met une clarté voluptueuse à l'angle de la haute cheminée, les livres font un revêtement bariolé aux murs; des portraits-icônes sont là, Banville, Baudelaire, et aussi des enfants groupés en tendresse avec leur père ; un poignard luit, accroché à la grande chaise de bois sculpté dont les montants sont des têtes d'aigle menaçantes ; sur le bureau, parmi un amoncellement de paperasses, les derniers feuillets du manuscrit pour Sarah Bernhardt, la pièce qui sera jouée à la Renaissance l'an prochain.

En costume de velours éteint à côtes, culotte courte, bas blancs, Richepin, tant de fois, décrit, a toujours son étrange aspect ; la toison des cheveux apparaît un tantinet poudrée à frimas.

— Oui, je sais cette disparition des Romanis, leur en-allée vers la, Belgique ; je reçois du pays de mes parents, là-bas, un journal local, le Nord de la Thiérache, et il est tien rare qu'il n'y soit pas question des marligodgiers, comme on les appelle ; ils suivent toujours cette vallée de l'Oise, c'est leur route ; les lapins ont dans les bois des coulées ainsi qu'ils pratiquent, malgré les collets et les pièges ; on en prend quelques-uns, ça ne les fait pas changer. Et il y a longtemps qu'ils passent là parmi ces vanniers, car ils y ont modifié la race : c'est un pays de blonds, les enfants s'appellent des ch'tiots blonds, et cependant on trouve des bruns à la peau verte ou bronzée, avec des moustaches frisées ou de Kalmouk. L'année dernière, il y a eu une arrivée pareille à celle que j'ai décrite dans Miarka : 

« Défilaient, à la queue leu leu-les cinquante autres chariots, les uns remis à neuf, les autres antiques et délabrés, tous bondés de femmes, d'enfants, de vieillards, et la plupart accompagnés d'un ou deux ours que menaient des hommes portant en travers de la nuque, le long bâton romané. »

Miarka, la fille à l'ourse, ce merveilleux poème en prose, est un des vingt-cinq volumes de Richepin ; à cet œuvre déjà nombreux qu'est-ce qui va s'ajouter ? L'occasion se présentait de le savoir : 

— En même temps que mon drame... au Théâtre-Français — il y avait Martyre ! de d'Ennery, les Martyrs de Chateaubriand, j'avais pensé à ce titre Vers la foi, mais j'avais fait Vers la joie, enfin cela s'appelle la Martyre — je publierai une suite de Contes romains qui se passent à cette même époque, puis au printemps ou à l'été un volume de Contes et Légendes en vers, je vous signale cette particularité, il ne s’y trouve pas un seul alexandrin ; le titre, qu'on ne me prendra pas, je suppose ? la Bombarde, le mot étant admis dans les deux sens, signifiant d'abord ce vieil instrument de musique dont on se sert encore en Bretagne, qu'on joue entre ses dents, ensuite la chose de guerre, parce qu'une partie de ces vers sont des chants de révolution, de révolte plutôt.

— Vous avez lu lundi rue de Richelieu ?

— Oui, il y a deux ans que c'est terminé, et ça sera long à monter ; j'ai trente personnages parlants, sans compter la figuration très importante ; on verra là de vrais Romains, non pas les pompiers habituels ; M. Chaineux, le nouveau dessinateur de la Comédie-Française, qui est un archéologue, prépare des reconstitutions extraordinairement exactes ; M. Heuzey s'est mis à notre disposition, lui qui fait des cours sur la draperie antique ; son concours sera précieux, car il y aura aussi tout le petit monde de Rome, des cabaretiers, des chrétiens, des esclaves ; Le poète, repris par son art, hausse le ton de la voix, s'enflamma, oublie tout à fait, en son beau rêve de romantisme, les réalités douloureuses parfois de la vie, que les chroniqueurs avec trop de passion documentaire enregistrent ; M. Guilloutet et son fameux mur infranchissable avaient raison : d'un écrivain nous importent seules les œuvres; les prochaines de Jean Richepin seront donc une pièce et deux volumes que nous avons indiqués.

Le poète est un chant qui vole à nos oreilles,
Il vit dans un rayon,

a dit Victor Hugo, nous aurions mauvaise, grâce à le vouloir banaliser dans la morne bourgeoisie.

En me retirant, je remarquai en un coin du cabinet de travail une valise à peine défaite, avec à côté des babouches de voyage ; ces traces d'une absence momentanée vont, disparaître, le retour est définitif. La maisonnette m'a paru toute gaie quand je me retirai, des oiseaux pipouittaient dans le jardin, et Tiarko, le garçonnet, me salua d'un gentil sourire au passage.

Maurice Guillemot

Mars

Albert Dayrolles, « A l’Odéon », La Lanterne, 21 mars 1899, p. 1.

Cette semaine, l'Odéon va donner la première représentation d'une œuvre nouvelle de Jean Richepin intitulée les Truands. On se rappelle le très grand succès obtenu récemment à ce même théâtre par le Chemineau.

L'existence libre et vagabonde que menèrent jadis les truands n'est pas sans analogie avec celle des chemineaux. Or, puisque Richepin a si bien saisi et exprimé la nature particulière du chemineau, tout porte à croire qu'il a su évoquer avec une égale intensité les mœurs et les caractères spéciaux des truands.

Aussi étais-je très curieux de ce nouvel ouvrage, dont ceux qui avaient été à même de le connaître me disaient le plus grand bien.

Le hasard me favorisa.

Comme je bouquinais hier sous les galeries de l'Odéon, j'aperçus l'originale silhouette de Richepin se découpant sous le ciel clair : je voyais sa belle tête bronzée de rajah, si fièrement posée sur ses puissantes épaules, souriant à un jeune homme de tournure très originale, qui marchait à ses côtés. Je m'avançai et exprimai à Richepin mon vif désir de connaître sa pièce.

— Qu'à cela ne tienne ! me répondit-il, entrez avec moi. Vous assisterez à la répétition qui va commencer dans un quart d'heure. Cependant, ajouta-t-il avec un gentil sourire, pas d'indiscrétion.

Je promis, et, m'empressant de le suivre, je pénétrai sur la scène.

** *

Le jeune homme à figure si originale qui accompagnait Richepin était son fils Tiarko. Je ne tardai pas à me convaincre qu'il était très connu et très aimé de tout le personnel de l'Odéon.

Mme Tessandier l'accueillit avec beaucoup de cordialité, et Décori — qui personnifie le chef des truands comme il incarnait le Chemineau, — le souleva de terre de ses bras robustes et, l'asseyant sur ses épaules, traversa triomphalement la scène.

Je descendis dans la salle, où je rencontrai aux fauteuils d'orchestre M. Adrien Bernheim, l'aimable commissaire près des théâtres subventionnés, M. Fasquelle, l'éditeur de Richepin et de Zola, M. Félix Décori, l'avocat bien connu, frère du créateur du Chemineau, Albert Lambert, l'excellent acteur, de si bon conseil pour les débutants, M. Fonville, le secrétaire général du théâtre, et le peintre Stevens.

Paul Ginisty, en vigilant directeur, arpente la scène, surveille les derniers préparatifs, donne ses instructions au régisseur qui frappe les trois coups d'usage.

On commence.

Le décor représente l'intérieur d'une école de théologie au quinzième siècle. Voûtes en ogives. Les escholiers sont assis sur des bottes de paille. Le professeur — représenté par M. Cornaglia — est en chaire. Il prononce un discours en latin, et interpelle dans cette langue les élèves inattentifs ou indociles. On sait que Richepin, en sa qualité d'ancien élève de l'école normale est excellent latiniste.

L'effet de ce début est très original.

Mais, voici les Truands ayant à leur tête leur chef, Robin Costeau, c'est-à-dire Décori.

Aussitôt la figure de Richepin s'anime. Il voit se dérouler devant lui la foule de ces êtres aux idées libres et indépendantes avec lesquels il éprouve comme une sorte d'affinité de nature. Il se remue sur son fauteuil, et bientôt, trouvant qu'un mouvement manque d'agitation, qu'il n'y a pas assez de tumulte, il se lève, interpelle les figurants et, ne pouvant tenir en place, se précipite sur la scène où il se démène avec une vivacité toute juvénile.

Vêtu d'un « complet » gris, en veston, Richepin passe et repasse dans cette foule aux costumes pittoresques, et rien n'est curieux comme le contraste offert par cet habillement tout moderne au milieu des draperies, des manteaux, des loques de couleurs rutilantes portés par les truands.

** *

L'acte terminé, tout le monde jacasse, chacun donne son avis, Richepin entreprend un des machinistes.

— Il faut me changer ces escabeaux, ils sont trop légers, ils gênent les acteurs.

N'oublions pas que Richepin a joué lui-même son beau drame de Nana-Sahib à la Porte Saint-Martin avec Sarah Bernhardt, et que rien ne lui échappe de ce qui a trait à la mise en scène.

Pendant ce temps, M. Ginisty cause avec le décorateur M. Chaperon, et fait venir celui qui est chargé de veiller à l'éclairage, afin de mettre la lumière en parfaite harmonie avec les diverses péripéties de l'action.

On se croirait dans une usine où chacun serait en proie à un travail fiévreux.

J'entends des éclats de voix derrière moi.

C'est Richepin qui discute avec Mlle Cora Laparcerie au sujet des divers ornements de sa toilette : « Vos bas sont trop clairs, votre écharpe aussi. » Puis, en poète pour qui les moindres gestes impliquent une intention : « Rappelez-vous que cette écharpe est, en votre qualité de danseuse, votre instrument de travail. Jouez avec elle quand vous parlez ; qu'elle s'allie en quelque sorte à toutes vos préoccupations. » Je remarque que Mlle Cora Laparcerie suit d'un œil très intelligent chacune des observations de Richepin.

* * *

« En scène pour le deux » crie le régisseur. La toile se baisse, je descends dans la salle où je trouve le photographe Boyer qui dispose ses appareils. Tout à l'heure on va prendre des vues d'ensemble des principales situations du drame.

Richepin regagne son fauteuil. Il est à peine assis que je vois arriver notre confrère du Gaulois. M. Ange Galdemar, qui vient demander une interview. Notre confrère, après quelques mots au sujet du rendez-vous à fixer, s'éclipse.

Mais voici que de nouveau quelqu'un se dirige vers Richepin, un rouleau à la main.

On apporte les épreuves de la partie musicale qui a été notée par le jeune Tiarko. Je m'informe et sollicite de Richepin quelques indications au sujet de cette partie musicale.

J'apprends qu'elle a été dictée au café par Richepin a son fils, qui est en ce moment à l'Ecole Niédermeyer, où il parfait son instruction musicale.

— Allons, Tiarko ! s'écrie Richepin, corrige-moi ces épreuves.

Le jeune Tiarko saisit le rouleau, le déploie sur ses genoux et se met en demeure de vérifier l'exactitude de la notation.

Mes yeux se retournent ensuite vers la scène et j'aperçois Mme Tessandier qui frotte avec énergie sa robe sur la table.

Elle regarde alors avec satisfaction cette robe maculée de taches noires : « Qu'elle consciencieuse artiste ! me dit Richepin.

Elle culotte sa robe de façon à avoir l'air d'une vraie truande. »

De nouveau le cri « en scène, en scène » retentit à mes oreilles. Je crains d'être indiscret, je serre cordialement la main de Richepin et je m'esquive.

Albert Dayrolles.

Admond Sée, « Odéon – « Les Truands » », La Presse, 27 mars 1899, p. 3.

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Monsieur Jean Richepin vient de manquer un grand drame en cinq actes, en vers, et c'est un échec très noble. Il lui était si facile de réussir ! Il connaissait si bien et depuis si longtemps tout le stock des sentiments héroï-comiques, toutes les tirades sur l'indépendance, les patries diverses, les gueux qui ont plus de cœur que les riches qui n'en ont pas, tout l'éventaire des conspirations, rédemptions, trahisons et conversions. Tout le pittoresque des tableaux où des hommes d'armes boivent, et de ceux où ils se querellent, sans oublier les entrées de filles de joie, les grands cris de brutes affamées d'amour et la gracile châtelaine mariée au seigneur jaloux ; il savait si bien passer de la verve la plus injustifiée aux chagrins les plus exagérés et créer au quatrième acte la situation des « trois rappels » devant laquelle nulle foule ne résiste et belle d'enthousiasme, puisque quelqu'un marche à la mort qui ne devait pas être condamné ; il connaissait si bien son métier d'homme de génie que nous étions tranquilles nous avons été déçus.

Et pourtant ce drame s'appelait : les Truands, et c'était une enseigne sûre. Nous allions être rassasiés de joie, de paillardise et de gestes fous... Ah bien oui !... Une entrée, une pauvre petite entrée de rien du tout, au premier acte, avec de petits chanteurs et de petits danseurs qui sautent une ronde, portent péniblement une fille sur leurs bras pour faire ceux qui s'amusent, disent des vers et puis s'en vont. Et c'est tout, c'est absolument tout ; on ne les reverra plus jamais. Finis les truands, fermée la cour des Miracles ! Un drame de famille commence, non sans quelque beauté, qui sombre bientôt dans l'incohérence une série de scènes intimes à costumes avec des essais vers la psychologie, de lourds sursauts vers le pittoresque, et brusquement, par à-coups et sans méthode, de la Péripétie.

Voici ce qui se passe : Robin Costeau, roi des truands, personnage central, verveux et obstinément sympatique, vit dans son repaire avec Michault, son fils, un voyou, la Mignote, petite personne dévouée à la famille, recueillie dans la rue, présentement vierge aux désirs hésitants, et Marion L'Idole, une vieille amie farouche et un peu folle, mère du jeune Michault. Tout ce monde-là, est loin d'être d'accord. Précisons. La vieille Idole n'aime plus Robin, mais l'a beaucoup aimé. Elle en est encore jalouse. Pour le moment, elle n'aime que son fils, le susdit Michault. Ce Michault idolâtre La Mignote et La Mignote hésite entre le père et fils (plutôt le père, n'est-ce pas ?...). Pendant que Robin est allé essayer de faire une entrée comique dans l'école de théologie (ça ne réussit pas, c'est lugubre ; aussi, il ne reste que dix minutes et il s'en va. –On voit Villon – 1er acte), sa vieille maîtresse, son fils et La Mignote l'attendent en devisant. Il y a une petite conspiration de la vieille et du jeune contre le chef de famille. La Mignote le défend ; la, porte s'ouvre. Il paraît. Il demande pourquoi l'on grogne, et on le lui explique Il est trop envahissant, il caresse toutes les femmes, vole tous les trésors il ne reste ni un baiser pour sa vieille compagne, ni un chopin pour son jeune garçon.

Alors Robin se justifie, il fait un geste, il va parler c'est une tirade, nous l'attendions. Seulement nous pensions que c'était le Cyrano de la rive gauche, que dans cette tirade il allait se montrer tout de suite spirituel ; bouffon, éclatant, charmeur mauvais sujet et non sans lyrisme, et que cela se continuerait à travers des épisodes jusqu'à la chute du rideau. Nous pensions qu'il allait réduire la vieille et le jeune homme au silence et que cette première victoire facile allait lui valoir les premiers bravos. Il y a, en effet, un silence, lorsqu'il a uni de parler mais il vient des spectateurs le joyeux drille Costeau n'a rien dit de convaincant, de bouffe et de verveux. Il a été au-dessous de tout, déplorable. Il a donné une chiquenaude à la vieille, une bourrade à la jeune, un coup de pied au garçon.

Il a parlé de la liberté du soleil et des bois, il a grimace, il a imité Coquelin quand ça n'allait plus, et a essayé d'une ballade; mais tout cela sans effet; et M. Richepin, déçu du peu de verdeur de son héros central qui devait entraîner les foules, a tâche brusquement de faire naître de l'horreur par une subite folie de Marion L'Idole, de la sensualité par un amour équivoque de la Mignote pour les Costeau, père et fils, de l'intérêt par l'annonce d'une prochaine expédition à l'église Notre-Dame, de l'ambition par la nomination au grade de capitaine, du fils Costeau, soudain calmé.

Et le deuxième acte s'est ainsi terminé au milieu d'une hésitation grandiloquente. C'est le meilleur des cinq. II y avait la silhouette du vieil homme chéri des femmes, Costeau, c'est presque Costard, et Costard c'est le vieux Marchieur, – qui pouvait être intéressante ; il y avait ce solide Robin, aimé des vieilles par souvenir, des jeunes par pressentiment, toujours gai, toujours « allant », portant en lui une force attractive amoureuse, grâce à la continuité de sa gaieté et la gouaillerie de son expérience, qui pouvait plaire et n'était pas loin d'être véridique seulement il fallait creuser ; il fallait savoir ce qu'il devait dire, il ne fallait pas « l'éloigner de lui-même » et le faire chanter. Sa chanson est grise. Elle fourmille de lieux communs, d’épithètes dépareillées et de gauloiseries vaines. II dit des vers libres, si libres qu'ils s'échappent et ne rejoignent l'idée que bien loin, et avec quelle peine Il est ennuyeux et un peu bête, parfois. S'il se taisait, on comprendrait encore l'amour de ces deux femmes ; il serait, dans son silence, une force symbolique évocatrice de toutes ses amours passées, de toutes ses ripailles et de la violence de sa vie. Il viendrait, se poserait en torse, ne dirait rien, et on irait à lui. Mais, il parle, il parle, il est le héros verbeux et verveux, il veut justifier l'amour de ses femelles et il est tout simplement navrant.

Mais la pièce se poursuit. Au troisième acte on est sous un pont devant Notre-Dame. C'est le coup du Trésor. Il y a diverses péripéties stratégiques. Ça va bien, ça va mal. Un complice trahit, Costeau répare, Michault tue cinq sergents et un prêtre ; son père l'embrasse, et la Mignote, de plus en plus indécise (elle est vierge, elle ne sait pas) songe qu'il est joliment fort et se prend à l'aimer. La vieille folle et une jeune maîtresse de Robin, nommée Flora, passent et repassent au fond de la scène en se regardant d'un mauvais œil.

Quatrième acte Le repaire des Costeau : on a découvert la mort du prêtre, mais on ignore le nom du meurtrier. – C'est moi dit Costeau père. – C'est moi dit Costeau fils. « Demandons à la Mignote. » Ça c'est le coup du cas de conscience. La Mignote semble affolée pour augmenter l'intensité d'émotion de l'acte, mais en réalité, poussée par Robin Costeau, soudain sublime (par moment il n'oublie pas de redevenir loustic, et puis philosophe, mais poète jamais !) c'est bien fils qu'elle, aime, et c'est sans grande douleur qu'elle envoie le vieillard au gibet.

Devant ce gibet, à Montfaucon, se place un dernier épisode. Les truands viennent pour délivrer leur maître Robin, traîné par des hommes d'armes. Bataille. Mais, comme l'a fait bien justement observer mon éminent confrère M. Muhlfeld, ce Costeau se place bêtement devant les flèches ; alors ce qui devait arriver arrive, il meurt en bénissant La Mignote et son fils.

Tel est ce drame. II est presque impossible de ne point le parodier. Le comique y fleurit à chaque pas et n'est jamais étouffé par du Sublime. L'avortement en est absolu. C'est à la fois subtil, brutal et maladroit.

Le deuxième acte offre quelques complications sentimentales non dépourvues d'intérêt, et soudain au troisième acte les caractères sombrent dans la péripétie, le mouvement et l'action ! Quelle action !... On dirait du théâtre raisonné et mal raisonné, et cela rappelle ce scénario d'un auteur de mélodrame où se trouvaient ces mots Ici de l'émotion. M. Richepin a évidemment pensé pour le rôle de Costeau « Partout du cyranisme » ; mais le cyranisme n'est pas venu et le Costeau est la figure la plus falotte du monde.

J'ai dit que brusquement et sans raisons il devenait loustic, au quatrième tableau il est prudhommesque. Quel drôle de Truand ! Et sa vieille maîtresse donc…

Pour indiquer une fureur jalouse elle crie « Les rats, les rats ! » Alors si M. Richepin avait à développer un caractère de femme frivole il lui ferait crier : « Les oiseaux ou les hannetons ! » C'est un petit jeu. Et, pour parler sérieusement, son excessif amour pour son fils me semble illogique à côté de sa passion féroce pour Robin. On aime ou l'homme ou le garçon, rarement les deux à la fois, et surtout avec cette violence ; mais ; c'est Mme Tessandier qui est en scène, alors M. Richepin lui a donné toutes les fureurs. Quant à l'idée philosophique, elle est bien vague ; où l'a-t-on rencontrée ? Je crois bien que M. Richepin a voulu nous montrer, une fois de plus, combien il était curieux et hardi de trouver dans la basse pègre des sentiments si fermes et si beaux et que les Truands avaient une conscience, mais comme ces truands, à part deux ou trois bourrades, sont n'importe qui ouf n'importe quoi, comme nous ne connaît sons de leurs méfaits que la vague histoire d'un vol au trésor de Notre-Dame, ils perdent toute couleur, il n'y a plus de contraste Marion l'Idole a la fidélité d'une épouse et la pièce de l'Odéon est en réalité une curieuse et simple étude de caractères bourgeois.

Cette pièce est bien montée. Mon spirituel ami Francis de Croisset, très enthousiaste, vous a conté la grâce des dé-' cors. Ceux du pont Notre-Dame et de Montfaucon sont d'une belle lumière, et les interprètes s'encadrent à ravir dans cette seule poésie.

Ce sont des silhouettes. De ces silhouettes Mme Tessandier est la plus farouche ; Mlle Laparcerie la plus fauve, Mlle DaIti la plus précieuse, Mlle Chapelas la plus pirouettante et M. Dorival la plus hardie. Quant à M. Decori, il fait ce qu'il peut, et, cherche de la verve rien n'est de sa faute, il est prêt à recommencer.

Edmond Sée

Avril

Jacques du Tillet, « Odéon : les Truands, drame en cinq actes, en vers, de M. Jean Richepin », La Revue politique et littéraire, 1er avril 1899, p. 410-411.

Hélas ! où sont les « audaces » rugissantes des Blasphèmes, les braiements éperdus des Caresses et les truculentes de la Chanson des Gueux ? Quel est ce Touranien édifiant et bien peigné, sentimental et ingénu ?... A vrai dire, cet aspect nouveau de M. Richepin n’est peut-être pas aussi inattendu qu’il semblerait tout d’abord. Au moins l’ingénuité existait-elle déjà chez lui ; elle était son charme, et, si je puis dire, son excuse. Il faisait rouler ses biceps et ses blasphèmes avec un orgueil pareil ; il était aussi fier de son « torse d’écuyer » que de son « mépris des lois » ; et, quant à ses héros,

Ils massacraient gaiement, pour les manger ensuite,

Leurs enfants mal venus et leurs parents trop vieux !...

Tout cela est assurément la marque d’une nature dénuée de complications. Puis, après cette époque héroïque ce fut le tour du spiritualisme et de la piété. M. Richepin y fut moins heureux ; manque d’habitude, sans doute ; et ce spiritualisme et cette piété étaient, tout de même, d’une espèce assez particulière. Mais, après tout, la scène n’est pas la chaire. Il s’agissait de faire un « beau drame », et le matérialisme tumultueux de M. Richepin n’est guère favorable au théâtre, tandis que la piété traîne après soi des « effets sûrs ». Et, avec simplicité, M. Richepin écrivait Par le glaive et la Martyre. Ces drames, il faut le reconnaître, étaient exécrables, celui qui réussit comme celui qui échoua. Mais, en vérité, M. Richepin manquait d’habitude. Enfin, après une tentative fâcheuse vers la fantaisie, M. Richepin revint, si l’on peut dire, à ses premiers thèmes. Dans le Chemineau, plus trace de spiritualisme ni de piété ; la belle Nature, seule, et la farouche indépendance d’un coureur de grands chemins. C’était un « gueux de la route », mais combien différent des gueux chantés naguère ! Les sentiments les plus suaves luttaient sous sa poitrine hâlée. Il respectait les lois et la propriété, il entendait la voix du sang et cédait aux ordres d’une conscience raffinée. Il n’avait de truculent que son verbe. Ce chemineau était simplement un normalien en balade, comme fut jadis M. Richepin ; — j’ai bien le droit de le rappeler, puisque la renommée ne fut pas avare de renseignements sur l’auteur de la Mer.

Et, précisément, le malheur de M. Richepin, dramaturge, est d’avoir traité des sujets qui lui étaient trop étrangers ou trop familiers. Aux premiers nous devons Par le glaive et la Martyre, aux seconds, le Chemineau et les Truands. Qu’il ait manqué les uns, cela est assez naturel, il semblerait plus surprenant qu’il ait manqué les autres, si l’on n’en trouvait une raison assez curieuse dans la nature même de M. Richepin, je veux dire dans ce que les journaux nous ont permis de savoir de sa nature.

De ce que nous savons, il est permis de conclure que M. Richepin, dans le Chemineau et surtout dans les Truands, s’est inspiré de quelques-uns de ses souvenirs personnels. Ce n’est pas exagérer, sans doute, que de dire que M. Richepin, en quittant l’École normale, avait à peu près les mêmes sentiments que Villon ou Robin Costeau au premier acte des Truands ; car ces sentiments se résument par un grand dégoût de la règle et une soif inapaisable de libre joie. Mille choses interdisaient à M. Richepin de se peindre en Villon. Et, d’ailleurs, Costeau, ancien « lauréat de l’Université », quittant 1 École pour la vie indépendante, savant en grec et fertile en bons tours, n’est-ce point M. Richepin jadis ? Ou, plutôt, n’est-ce pas ce qu’eût voulu être M. Richepin si, au lieu des leçons de Bersot, il eût reçu celles du docte Jehan de Conflans ? Et n’est-il pas naturel que l’auteur de Miarka ait prêté à son héros la plupart des sentiments qui l’agitaient naguère ?

Mais M. Richepin, même alors, n’était pas seulement le poulain enragé de libre espace. C’était, et c’est un fort brave homme, un peu verbeux je suppose, mais n’ayant du « Truand » que la parole véhémente et les gestes violents. Ceux mêmes qui ne connaissent pas M. Richepin savent ses amitiés. On n’est pas depuis vingt ans l’ami de Maurice Bouchor si l’on n’a pas une âme sensible et droite.

Or, imaginez maintenant notre poète en face de son personnage. On peut se le représenter, je pense, grisé par tout ce que le nom seul de Truand éveille dans son imagination ; il ne rêve que vols et massacres, orgies et rapts, de bons coups suivis de coups meilleurs, de l’argent, de l’or, des filles superbes, passionnées et dévouées ; et l’autorité, le coup d’œil du capitaine, le courage et la finesse... tout l’attirail, enfin, de la vie du chef de bande, selon la légende. Et tel, en effet, devait être Robin Costeau. Mais Robin Costeau, c’est M. Richepin lui-même, lequel est aussi incapable que possible de détrousser les voyageurs et d’esbroufer le trésor de Notre-Dame (sans quoi Maurice Bouchor ne l’aimerait pas) ... Et vous voyez entre quels sentiments contradictoires se débat notre auteur ; désir naturel {411} d’entourer son héros du pittoresque nécessaire, et envie, non moins naturelle, de ne pas se calomnier soi-même.

Chaque fois qu’une invention trop farce lui venait à l’esprit, il l’adoucissait, il ne prenait de Robin Costeau que ce qu’eût voulu faire Jean Richepin... Et c’est ainsi que nous avons eu un roi des Truands confit en amour paternel, généreux, brave et sensible, donnant sa vie pour sauver son fils, supportant les scènes de Marion, et respectant la surprenante innocence de la Mignote !... Le fait est qu’à peu de chose près tout a disparu de ce qui constitue au vrai le métier de Truand. La seule « expédition » à laquelle ait consenti M. Richepin est si extravagante qu’elle cesse d’être déshonnête, comme ces fortunes si énormes qu’on finit par les trouver respectables. Il faut bien, pourtant, qu’un Truand soit de temps à autre un Truand. M. Richepin le comprend. Mais chaque fois qu’il le fait, il redouble, par compensation, la vertu de Robin ; la tentative contre Notre-Dame est rachetée par des héroïsmes si nombreux et si considérables que, s’il est une justice là-haut, le roi des Truands ira grossir le nombre des élus ! ... De là un spectacle fort édifiant ; mais de là aussi une certaine monotonie, augmentée encore par le style de M. Richepin. Robin parle, — crie plutôt, — comme un truand ; les images les plus hardies surgissent à chaque vers ; et quand il agit, c’est comme le plus sentimental des pères ; son autorité, sa maîtresse, sa vie, il abandonne tout à son fils. C’est fort bien de sa part. Mais ce n’est pas du tout ce que nous attendions de lui, — et de M. Richepin !...

A quoi bon, maintenant, insister sur une pièce dont la destinée ne paraît pas devoir être très brillante ? Il est évident que M. Richepin s’est trompé, comme on dit. Je me suis amusé à chercher la raison de son erreur. Cela ne vaut-il pas mieux que de vous montrer cette erreur, et de relever une à une les incohérences du drame ? J’ai dit trop souvent ce que je pense du drame en vers tel que le pratiquent M. Richepin et trop d’autres à sa suite. Il faut attendre, pour le répéter, une occasion que nous ne retrouverons que trop facilement. — Les Truands sont mis en scène avec un souci suffisant du pittoresque. L’interprétation est convenable, sans plus. M.Decori, chargé du rôle de Robin, souligne comme à plaisir, par la suffisance de ses attitudes, ce que le personnage a d’incohérent. Il est exaspérant !

***

[…]

Mai

A.-Ferdinand Herold, « Les Truands », Mercure de France, 1er mai 1899, p. 515-516.

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A vrai dire, il est assez difficile de bien discerner ce qu’en écrivant les Truands a voulu faire M. Jean Richepin. A-t-il voulu, par un drame fantaisiste, nous initier aux mœurs de ces bandits parisiens, joyeux et farouches, dont Victor Hugo, jadis, nous avait révélé quelques exploits, dans Notre-Dame de Paris ? En ce cas, le drame de M. Richepin semble un peu sommaire : sauf au premier acte où, conduite par Robin Costeau, elle interrompt de ses chants et de ses danses la grave leçon de Jehan de Conflans « de Sancti Anselmi syllogismo », — sauf à la fin du cinquième où elle combat victorieusement les archers du grand prévôt, la bande des Truands ne paraît pas dans le drame ; et, si les personnages y parlent une langue amusante et curieusement travaillée, leurs actes n’y ont rien qui soit très pittoresque, et leurs pensées, rien qui soit très extraordinaire. M. Richepin a-t-il voulu simplement, comme au temps où il imaginait le Flibustier, écrire un drame intime, presque un drame familial, où de la situation complexe des héros à l’égard les uns des autres résulte une scène intéressante el dont les spectateurs soient émus ? En ce cas, le drame de M. Richepin semble avoir des développements excessifs ; le premier acte ne tient pas à l’action, et l’économie de la pièce eût gagné à ce que les autres fussent abrégés. Certes, la scène finale du quatrième acte est vraiment dramatique : mais elle est bien longuement préparée, et la longueur des préparations obscurcit le drame, au lieu de l’éclaircir. M. Richepin s’attarde à maints détails qui l’amusent — çà et là, d’ailleurs, il en trouve de jolis — et trop souvent il néglige de nous donner des indications qui eussent été nécessaires à la bonne intelligence de sa pièce.

Nous connaissons à peine les personnages, et nous comprenons mal les motifs de leurs actes. Robin Costeau, le roi des {516} Truands, le héros principal du drame, celui qui en mène toute l’intrigue, Robin Costeau lui-même reste parfois énigmatique : et pourtant il parle beaucoup, et souvent avec verve, mais il ne semble pas qu’il dise toujours ce qu’il devrait dire. M. Richepin lui a donné, aux dépens des autres acteurs, un rôle démesuré. Michault, le fils pour qui se dévoue Robin — Robin s’accuse du crime commis par Michault, crime qui est puni de la pendaison — n’est guère qu’un comparse, et Marion l’Idole, la maîtresse abandonnée du vieux Truand, la demi-folle, garde un caractère des plus vagues. Un personnage aurait pu être charmant, celui de la Mignole, la jeune fille qui se croit amoureuse de Robin, mais qui, de lui, n’aime que la légende, et dont le réel amour va tout à Michault : d’elle M. Richepin aurait pu faire l’héroïne de scènes touchantes et subtiles, et il l’a laissée dans une pénombre qui nous permet de soupçonner seulement tout ce qu’elle a de passion enchanteresse, de tendre énergie et de grâce fougueuse.

C’est, en somme, l’incertitude de la composition qui est le plus grand défaut des Truands. La pièce est mal équilibrée : certains épisodes, d’ailleurs, en doivent plaire, et l’on y est diverti par l’ingénieuse recherche des mots. Je crois qu’on prendrait, à en voir la représentation, plus de plaisir qu’on ne fait, si le très long rôle de Robin Costeau était tenu par un acteur plus brillant que M. Decori. M. Decori a composé le personnage avec conscience : mais il a le jeu lourd, il manque de verve, et il n’a pas le sens du rythme, indispensable pourtant à celui qui veut dire des vers libres. Maints passages des Truands, et des meilleurs, perdent, interprétés par lui, tout leur agrément. L’insuffisance de M. Decori est d’autant plus regrettable que les autres acteurs jouent bien, et, si le rôle de Robin Costeau était rendu avec l’entrain nécessaire, l’interprétation de la pièce apparaîtrait très bonne. Mlle Laparceriea des qualités rares, et elle a compris toutes les nuances du personnage de la Mignote : elle a été, comme il fallait, douce et séduisante, emportée et farouche, elle a trouvé les gestes les plus justes ; et, à la voir, on regrette encore plus que le rôle n’ait pas toute l’importance possible. M. Janvier joue le massier Thibault ; ce personnage est un de ceux que M. Richepin a le mieux dessinés, et M, Janvier est, à son ordinaire, excellent : que ne joue-t-il Robin ? M. Dorival est un Michault juvénile et ardent, et Mme Tessandier manifeste, dans Marion l’Idole, le talent que l’on sait.

Anonyme, « Le Paysan et l’Ouvrier dans le roman contemporain français », La Revue des Revues, 15 mai 1899, p. 395.

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M. Loti, en écrivant Hamuntcho, ne nous apprit rien sur le paysan Basque, malgré ses prétentions à être autre chose qu’un aquarelliste chatoyant. M. Richepin, en écrivant le Cadet, a donné sur la Thiérache un document de haut intérêt. Il y a là une figure de vieille servante qui fera cent fois plus pour le nom de l’auteur devant l’avenir que tous les Chemineaux, les Truands et les Martyres dont sa rhétorique boursouflée encombra le théâtre contemporain. Le roman du Cadet, paru sans tapage, est un livre solide, par instants profond, et très curieusement expressif.

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Juillet

A. Claveau, « Le Bilan », Le Soleil, 10 juillet 1899, p. 1.

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Le drame en vers, qu’on appelait autrefois la tragédie, a fait preuve d’une certaine vitalité. J’ai ouï dire bien souvent qu’il était mort ; on l’enterre trop vite, il essaye encore de tressaillir. C’est ainsi que nous avons eu, à l’Odéon, les Truands de M. Richepin et la Reine Fiammette de M. Catulle Mendès. On sait à quel point j’apprécie cette grande virtuosité de Richepin, qui a ressuscité chez nous le romantisme expirant et qui nous donne, çà à là, l’illusion de la poésie elle-même. Quelle puissance et quelle ingéniosité de fabrication ! Il y a tout ensemble, chez cet admirable marteleur de vers, du ciseleur et du forgeron ; il dispose de la double enclume, tour à tour armurier et orfèvre. Mais son art n’a point suffi à faire vivre ses Truands. Il n’y avait pas mis tout ce qu’il aurait pu y mettre, une action plus vive, une intrigue plus intéressante et plus neuve. Une exhibition de types et de figures n’est point un drame.

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Août

Charles Canivet, « Chronique des livres », Le Soleil, 10 août 1899, p. 1.

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Il tue sa femme et revient sur le tréteau, rouge de son sang ; mais l’illusion persiste et les applaudissements redoublent. Il faut remarquer que cela tient en une scène très courte, mais admirablement et copieusement remplie. Il est évident que la mère n’y conduira pas sa fille, — encore est-ce bien sûr ? — pas plus qu’elle ne lui fera lire, pendant un entracte, la Bombarde, de M. Jean Richepin, recueil de contes en vers, un peu retroussés, et qui laissent voir beaucoup au-dessus du mollet. Mais quelle verve endiablée et quelle entraînante musique de poésie ! M. Richepin n’a pas son pareil pour ces tours de force. Il jongle avec la rime et se joue de tous les rythmes avec une virtuosité incomparable et tout à fait personnelle. Nous ne comptons pas, à cette heure, dans notre poésie, un virtuose de pareille envergure, ni même approchant. La Bombarde, la Chanson des Gueux, tout cela, à des années de distance, est de la même école et, j’oserai dire, de la même puissance instrumentale sans pareille. L’auteur du Flibustier et du Chemineau est, si je puis ainsi parler, le vers fait homme, et tous les chansonniers réputés du jour ne sont, auprès de lui, que de la Saint Jean. Il en a semé partout à les faire tous pâlir de dépit. Et il y a de quoi.

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Décembre

Anonyme, « Théâtre municipal de Blois », L’Écho du Centre, 5 décembre 1899, p. 3.

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Tournée Moncharmont et Luguet

Pierre Borell, administrateur

CYRANO DE BERGERAC

Pièce héroï-comique en 5 actes à grand spectacle, de M. E. Rostand

Nous avons la bonne fortune de pouvoir annoncer à nos lecteurs qu’il leur sera donné d’assister prochainement à la représentation de Cyrano de Bergerac, l’éblouissant succès du Théâtre de la Porte Saint-Martin, MM. Moncharmont et Maurice Luguet ont acquis de M. Edmond Rostand le droit exclusif de représenter les pièces en France et à l’étranger. Les Directeurs choisis parmi les nombreux concurrents pour faire connaître dans les départements cette œuvre magistrale, la plus extraordinaire qui ait été donnée dans cette seconde partie du siècle, ont réuni pour cette entreprise sans précédent une troupe composée de plus de trente artistes d’élite. Ils ont engagé spécialement, pour jouer le rôle écrasant de Cyrano de Bergerac, M. Jean Daragon, un jeune et puissant artiste, que M. Rostand, enthousiasmé après lui avoir vu interpréter avec une grande autorité le Chemineau de Jean Richepin, a formellement désigné pour jouer le rôle écrasant de Cyrano.

Pierre Duc « Chronique des livres », Le Monde illustré, 16 décembre 1899, p. 498.

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Lagibasse, par Jean Richepin, est certainement un des livres les plus curieux de ce temps. Son auteur le présente comme un « roman magique », et l'on y trouve en effet la magie proprement dite associée à celle du style.

Lagibasse est, avant tout, un roman psychologique où est évoquée l'aventure étrange de tout un lot de mystiques et de détraqués, vivant par le plus singulier des hasards dans la même maison, — une maison que Balzac aurait voulu connaitre, et qui aurait certainement intéressé grandement Edgar Poë. Au-dessus de ces âmes qu'on peut véritablement appeler en peine de l'absolu et de l'infini, émerge la volonté mystérieuse d'un prêtre-mage, qui lit les pensées les plus secrètes de ses voisins ou commensaux, et passe sa vie à chercher l'équation de l'être et du non-être.

Lagibasse est une prodigieuse excursion dans le domine supra-intellectuel. Et rien n'est saisissant comme la description du paysage de tristesse farouche qui est en quelque sorte son grand décor de fond. L'art de dramatiser les aspects de la terre n'a certes jamais été poussé aussi loin. on pourra oublier les aventures et les héros de ce récit ; mais (n n'oubliera jamais le pays de la Thiérache, qui, je crois bien, y joue le grand premier rôle tel qu'il a été dessiné, peint, animé, et je ne sais ce qui me retient de dire franchement., animalisé par Richepin…

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