1900
Eugène Gilbert, « Le roman
rustique », Le Roman en
France pendant le xixe siècle, 1900, p. 377-380.↑
Depuis les « bergeries » de G. Sand et les Paysans de Balzac, le goût du roman champêtre a toujours été se développant en France. On prit d’abord intérêt aux croquis bretons d’Emile Souvestre et aux braves gens de la Creuse, mis en scène avec tant d’attrayante simplicité par Jules Sandeau. Mais il est certain que jamais le souci des milieux agrestes et régionaux na dominé plus qu’aujourd’hui.
{378}
Que l’on songe aux rustres de Léon Cladel et de Jean Richepin, aux méridionaux d’Alphonse Daudet, aux Alsaciens d’Eckermann-Chatrian, aux normands de Flaubert et de Guy de Maupassant… Chez les écrivains, pourtant, le paysage est encore au second plan : tantôt l’homme occupe le premier, tantôt l’intrigue du récit monopolise l’attention. Or, nous verrons tout à l’heure que, dans ces toutes dernières années, divers romanciers ont pu mériter le nom de rustiques, sans qu’ils aient prétendu d’ailleurs se constituer en groupe. Ils aiment, eux, la nature pour elle-même et lui accordent une importance primordiale dans leurs œuvres. Les personnages qu’ils conçoivent n’ont pas de raison d’être, se ce n’est d’animer les coins de terre formant le vrai sujet de tous les tableaux où ils figurent. En même temps que la prédilection pour les peintures campagnardes se généralisait, on put constater une marche en avant de la vérité et de la probité descriptives ainsi qu’une méfiance plus grande à l’égard des types de convention. Négligeons les mannequins lugubres et disloqués de M. Zola. Après un coup d’œil donné aux outlaws de M. Richepin et Léon Cladel, si nous comparons les paysans de MM. E. Pouvillon, G. Beaume, J. de Glouvet et André Theuriet à ceux de G. Sand, nous verrons combien les premiers l’emportant en réalité et en justesse psychologique !
Il y a plus d’une similitude entre M. Richepin et Léon Cladel. Le premier est surtout un naturaliste, dans le sens d’instinctif, le second fut un visionnaire aux aspirations {379} socialistes : mais tous sont demeurés romantiques11. Avec Barbey d’A (…) , analysant l’extraordinaire, tout ce qui est exubérant, outrancier et révolté, tout ce qui, en un mot, tranche violemment sur l’existence régulière et acceptée.
Les œuvres de M. Richepin, la Glu, Madame André, Césarine, Miarka la fille à l’ourse, le Cadet, l’Aimé, accusent des goûts et des aptitudes fort diverses. Elles permettent de reconnaître chez leur auteur cette personnalité double et antithétique qu’il s’est lui-même reconnue : on y surprend le touranien, le zingari aux instincts sauvages, aimant éperdument la nature et l’indépendance, le chantre des êtres déclassés et nomades, le curieux épris du clinquant, du fantastique, et même du tapage et du scandale, l’investigateur passionné des monstruosités et des anomalies morales ou sociales ; et puis, par une bizarre rencontre, on y découvre un normalien qui sait ses auteurs, un rhéteur dont l’esprit cultivé se perd en sophismes brillants et qui généralise avec frénésie ou s’amuse à des virtuosités déroutantes.
Cette duplicité se reproduit dans son style. Une richesse savoureuse mais excessive s’unit à une souplesse parfois changée en lourdeur. Des descriptions enflammées et minutieuses, avec des surcharges pédantes, un faible pour les mots recherchés, sonores et éclatants, une tendance aux lieux communs « à tirades », tout cela sert à la mise au {380} jour de sentiments exagérés. Chaque fois qu’apparaît l’amour de la nature créée et des paysages ensoleillés, on est sous le charme. Par contre, combien souvent surgit le pessimisme voulu et factice, se répandant en brutalités, en gros mots, en trivialités grossières ! Le poète « qui voit obscène », au dire de M. J. Lemaître, se pose en cynique, et nous avons alors un produit contradictoire où le matérialisme étouffe le romantique…
[…]
Janvier↑
Zadig, « M. Jean Richepin »,
La Revue politique et
littéraire, 13 janvier 1900, p. 38.
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Ce bourgeois mérite d’être étudié précisément, parce qu’étant dépourvu de qualités originales, il représente le bourgeois à merveille, je dis le bourgeois de France et le bourgeois de tous pays. En effet, si les peuples sont différents suivant les contrées, les bourgeois parmi toutes les régions du monde sont les êtres les plus semblables entre eux. Et Jean Richepin est le bourgeois qui ressemble le plus à tous les autres bourgeois. Il figurait leur âme dans l’impétuosité désordonnée de ses œuvres juvéniles ; il la figure encore dans les œuvres languissantes de sa maturité.
C’est pourquoi, encore que Richepin, — à mesure qu’il élabore, avec hâte et négligence, de nombreuses fictions pour les spectacles publics — cesse progressivement d’être tenu pour un écrivain, on considère tout de même ses ouvrages fâcheux avec attention. Dès le début de sa carrière, on attribua à toutes ses œuvres une importance hors de proportion avec leur valeur, et on exalta par erreur l’écrivain lui-même. On disait alors que le jeune poète ne manquait pas, en chacun de ses poèmes, de donner des espérances splendides. Depuis lors, ayant cessé d’être jeune, il ne donne plus d’espérances. Mais l’admiration originaire prolongeant son cours, les termes admiratifs s’amplifient d’eux-mêmes et, alors que Jean Richepin produit au théâtre la Martyre ou bien les Truands, et, par ailleurs, de regrettables Lagibasse, quelques personnes assurent qu’il y a lieu d’attendre un chef-d’œuvre de lui. Il est vrai que l’ignominie pédantesque des critiques s’est si monstrueusement accrue de nos jours et qu’elle a si étrangement mésusé du mot chef-d’œuvre que ce mot ne signifie plus rien, on ne signifie rien que d’insignifiant. Au reste, qu’un écrivain écrive par hasard un chef-d’œuvre, cette aventure serait, à la vérité, de peu d’intérêt pour le salut de la République qui surtout importe, ou même pour la gloire de la France dans l’univers. On pourrait sans dommage n’y point prendre garde. Pourtant, il me plairait que Jean Richepin confectionnât vraiment le magnifique ouvrage dont on proclame la possible venue. Quel étonnement profond j’en aurais et combien joyeux ! Du moins — il sied de le reconnaître Jean Richepin a eu jusqu’aujourd’hui l’art admirable de prolonger son renom brusquement usurpé et de l’accroître ; peut-être, en le justifiant de moins en moins.
Injustice bien légitime. Il est convenable que les écrivains les plus glorieux soient les plus impersonnels. Et qui donc l’est plus que Richepin, synthèse complète et fidèle du bourgeois ? Son âme révèle toute l’âme bourgeoise simple, et grossière, et candide, et si intensément poétique. Et tous les sujets que Richepin chante sont ceux par quoi l’esprit et le cœur des bourgeois sont émus davantage. C’est Dieu dont le mystère les opprime, mystère qu’ils subissent ou mystère contre lequel ils se révoltent. Et Richepin lance, en effet, contre Dieu une foule monotone de blasphèmes ingénus et vulgaires et violents : tels les pauvres sarcasmes dont le bourgeois « qui croit en Dieu, mais qui le méprise » accompagne les manifestations de la piété instinctive de sa femme. — Or les bourgeois, resserrés en {199} leur étroit milieu, sont bouleversés dans leur âme par le spectacle de la mer et de sa majesté furieuse ou calme ; et, au fond de leurs boutiques, ils ou elles rêvent éperdument au gain qui leur permettra d’aller vers une plage devant laquelle se développe, la mer d’où l’on a vue sur l’infini. Et cette impression profonde et confuse que la mer leur communique est si élémentaire et si vaste qu’elle se peut indifféremment exprimer en dix vers eu bien en dix mille. C’est en dix mille vers que la déploya Richepin, écho interminable des rêves qui hantent les bourgeois dans leur pacifique sommeil ! Mais, dans leur vie réglée qui donc leur inspire le plus d’admiration terrifiée si ce n’est ces hommes qui vivent hors les lois, courent libres, parmi l’air pur, dans l’incommensurable étendue des campagnes, ou se cachent, indépendants, à travers les bas-fonds des villes. Gueux qu’ils redoutent, gueux qui les impressionnent, gueux qui les enthousiasment, si différents d’eux, dans les romans ou dans les mélodrames ; gueux dont Richepin {39} observe passionnément, à l’instar des bourgeois, les généreuses violences, les infamies énormes ou les attendrissantes sentimentalités, et qu’il chante, et qu’il chante encore, bourgeois incessamment lyrique ! Certes, ils sont chastes, les bourgeois, et de paroles décentes. Mais l’union sexuelle et ses gestes ne sont-ils pas le sujet le plus inépuisable de plaisanteries entre les joueurs de manille. Et tous les bourgeois contemporains jouent à la manille. Que dis-je ! l’aptitude génératrice est celle dont — mâles vaniteux — se glorifient le plus naïvement les bourgeois entre eux, même lorsqu’ils ne sont pas ivres. Cette vanité simpliste, Richepin la répand dans les Caresses, et dans ce poème il ne met rien que cette vanité.
Richepin exprime donc les sentiments éternels et universels des bourgeois en leur extrême simplicité. Et il les pousse, en outre, jusqu’à leur plus extravagante grossièreté, car il cède à un autre sentiment des bourgeois, le sentiment qui les incline à vouloir étonner qui les écoute, les regarde, ouïes lit. On ne doit donc pas être surpris que le bourgeois apaisé ! qui écrivit le Chemineau, ait d’abord écrit, bourgeois délirant, les Caresses, les Blasphèmes... Notez qu’il a mis toutes ces simplicités en vers, et n’est-ce point l’idée la plus bourgeoise que le vers ajoute à la poésie recélée dans les choses !...
Mais Richepin est un bourgeois bien portant. Il s’enorgueillit de sa constitution robuste et de son corps proportionné. Le bourgeois n’est pas toujours élégant et valide, car la vie le déforme. Mais il admire les beaux hommes et leur voudrait ressembler. Et la bourgeoisie sent invinciblement s’éveiller en elle un respect religieux, mêlé de tendresse, pour l’acrobate harmonieux dans son maillot. Richepin, pour entretenir sa beauté académique, se livre à nombre d’exercices qu’il ne nous laisse pas suffisamment ignorer, et il nous instruit complaisamment de son culte pour l’hygiène, dont tous les bourgeois révèrent le nom et prônent les bienfaits, encore qu’ils ne s'en procurent guère les avantages. Ainsi Richepin, épris de sa forme physique et de tout ce qui la perpétue, fait voir, en ses ouvrages, que son esprit est dominé par son excellent tempérament, et préoccupé avant tout des circonstances matérielles de la vie. Cela est essentiel à tous les bourgeois.
Ce n’est pas impunément qu’un écrivain, qu’un poète, jouit du privilège singulier d’avoir un bon estomac. La conduite de la vie ne dépend que de l’estomac. Celui que la destinée contraint au régime de l’eau de Vichy a forcément une conception du monde plus compliquée, plus raffinée et plus précise que l’homme qui digère tout ce qu’il ingurgite. Il voit mieux les rapports des choses et, parce qu’il doit surveiller la vie de ses organes, il gagne là une aptitude à mieux observer la vie de l’univers. Il devient psychologue. Son esprit se fait, de la sorte, prudent et pénétrant. Au contraire, l’écrivain, en qui toutes les fonctions corporelles s’accomplissent avec une normale aisance, a fatalement l’esprit simple et superficiel. C’est ainsi que Richepin traduit en vers l’optimisme grossier du bourgeois inaccessible à la maladie, un imperturbable contentement de soi-même. Il est, en sa force naturelle, le primitif, vulgaire d’allures, de sentiments, de pensées. Et parce qu’il a cette première supériorité incontestable que donne la solidité de la structure physique, il rapporte tout à cet avantage et en fait tout sortir. Ce poète est un bourgeois matérialiste qui se glorifie, avec une naïveté infatigable, de pouvoir manger et boire, et marcher et braver l’atmosphère, les terres et les mers, aimer, aimer brutalement et sans fin, toujours à sa guise, et dominer ainsi le monde, ayant la force physique ! O vulgarité candide et comme la délicatesse est absente de l’âme d’un poète bien portant ! Shakespeare, qui avait, affirme-t-on, du génie, mais qui néanmoins disait fréquemment des choses raisonnables, déclare je ne sais où : « Le sort d’un savetier robuste est plus enviable que celui d’un roi malade. » Que cela est donc vrai et douloureux en sa Vérité ! Mais il est ' également vrai qu’un poète, pourvu d’un estomac trop docile, est infailliblement voué, encore que les circonstances lui infligent, comme à Richepin, une âme bourgeoise — à penser et à écrire comme un robuste savetier.
Condamné par son riche tempérament à n’avoir que des idées simples et en très petit nombre, Richepin les exprime à perpétuité, comme font les bourgeois dont les idées générales sur le monde extérieur sont toujours les mêmes. Ses livres sont le continuel recommencement de la même besogne. Il est, jusque dans ses drames, le fonctionnaire du lyrisme. Sans doute, sa formation rhétoricienne lui facilite l’accomplissement de cette tâche identique qui se renouvelle indéfiniment, et lui aide à expliquer en développements prolixes des simplicités toujours pareilles. Mais dirait-on pas aussi l’effort d’un fonctionnaire qui effectue, par entraînement machinal, les copies, les rapports, toutes les besognes accoutumées qui lui agréaient au début de sa carrière. Ainsi Richepin prolonge son lyrisme sans complication et sans variété. Mais l’ampleur de la forme se rétrécit, la couleur s’atténue, s’affaiblit le relief, la fantaisie s’aggrave et où donc s’en sont-ils allés le rythme et la cadence des vers inspirés ! Le poète fécond d’autrefois n’est plus qu’un versificateur abondant. Et si Richepin est un fonctionnaire {40} du lyrisme, sa poésie est bien un lyrisme de fonctionnaire.
Il est sage cependant, de ne point disparaître en une retraite prématurée. En effet, sa maturité est si saine et si laborieuse ! Fonctionnaire, disais-je ; trop bourgeois pour produire des idées neuves et des formes nouvelles, et timide en ses initiatives, quoique, durant sa jeunesse vigoureuse à l’excès, il fut adroit à racoler la gloire par des hardiesses apparentes, écrivant trop et trop longuement ! Mais l’exubérance juvénile de sa santé se transforme actuellement en une vigueur placide. On peut espérer que Richepin, délivré de cette exubérance qui l’avait fait méconnaître des bourgeois par lui synthétisés, pourra produire une œuvre réfléchie, très simple, oh ! très simple, mais harmonieuse en sa pondération, où l’âme bourgeoise s’épanouirait tout entière, où vraiment les bourgeois se sentiraient vivre...
Zadig.
Hippolyte Lemaire, « Théâtres –
Théâtre Antoine : La
Gitane, pièce en 4 actes, en prose de M. Jean Richepin », Le Monde illustré, 27
janvier 1900, p. 59.
Dans plusieurs de ses œuvres, drames, romans ou poésies, M. Jean Richepin a décrit avec sympathie les mœurs pittoresques de la libre vie errante. Il lui plaît d’opposer à la veulerie coutumière des civilisés, asservis par la discipline sociale, la farouche indépendance des insoumis et des révoltés, de race ou de tempérament, pour qui la liberté est le premier de tous les biens. Et non seulement il ne cache guère sa prédilection pour ces fiers gueux, mais il réussit souvent à nous la faire partager.
Cette fois, il les a traités durement. Les gitanos et la gitana qu’il nous montre sont des sauvages si complètement dénués de sens moral, des brutes d’une cruauté si féroce qu’ils ne sauraient inspirer d’autre sentiment qu’une profonde répulsion. Est-ce que M. Richepin, Touranien assagi par l’a^ge et par l’expérience, aurait changé d’avis au sujet de ces inconscients pittoresques qui se réclament de l’antique fatalité pour satisfaire leurs instincts au mépris de toutes les lois, même les lois naturelles les plus incontestables ? Sa pièce permet du moins de le supposer Mais sait-on jamais quand M. Richepin est sincère ? Peut-être a-t-il voulu simplement nous faire peur ? Im aime assez jouer le Croquemitaine et faire trembler les foules… Mais cette fois, comme dit l’autre, il en a trop mis ! Les fantoches sanguinaires qu’il agite devant nous, comme épouvantails, sont vraiment trop sanguinaires… ou trop fantoches.
Une sorte de vieux gentilhomme a moitié toqué, M. de Fondrilles, a donné asile, dans un coin de son parc, à une famille de bohémiens, vagabonds et pillards, qui passaient dans le pays. Ils y ont installé leur roulotte bien à l’abri, sous les grands arbres, et le séjour dure déjà depuis quelque temps. Le vieux gentilhomme les visite souvent et étudie leurs mœurs. Il veut écrire une étude ethnographique documentée et complète qui lui ouvrira, il y compte toutefois, les portes de l’Institut (section des sciences morales et politiques). La famille des gitanos se compose d’une vieille grand’mère, de ses quatre petits-fils et de sa petite-fille Rita, la cousine des quatre frères. L’ainé de ces derniers, Hourgno, un gars de vingt-cinq ans, de mine superbe et vrai type de la race, gouverne la tribu et la mène au bâton. Tout le mon de lui obéit et pille sous ses ordres. Il ne s’adoucit que pour Rita, la gitana, liée à lui par un amour sauvage et violent, un véritable amour de fauve. Mais Rita est une bonne gitana, c’est-à-dire faite pour ensorceler les hommes et pour les exploiter ensuite au profit de la bohème. Pendant que ses cousins maraudent de tous côtés abusant indignement de l’hospitalité qu’on leur accorde, elle a jeté son dévolu sur le propre neveu du vieux Fondrille, Jacques de Morense, que ses œillades ont allumé. Jacques de Morense est marié : il est père d’une délicieuse fillette. Qu’importe ! Il est de bonne prise pour la gitane, si le destin le veut ainsi. Car Rita ne croit qu’au destin. Les tarots lui ont prédit qu’elle serait riche et capitane à Grenade. Il faut que Jacques de Morense la fasse riche et qu’elle aille ensuite à Grenade se faire couronner. La jalousie même de Hourgno ne saurait être un obstacle à l’accomplissement de sa destinée.
Mais le farouche Hourgno ne l’entend pas ainsi, ou plutôt si, raisonné par sa vieille sorcière de grand’mère, il consent à laisser Rita tendre ses filets, sa jalousie sauvage est la plus forte : un jour qu’il surprend Rita dans les bras de Jacques, il la blesse d’un coup de couteau et doit s’enfuir pour échapper à la police. Rita ne lui en veut pas, c’est de l’amour cela ! Mais aussitôt qu’il est parti, elle frotte les lèvres de Jacques avec le mouchoir qui a étanché le sang de sa blessure et ayant ainsi effacé, dit-elle, la trace des baisers de la femme légitime, elle se donne à lui parce que c’est son métier de gitane. Jacques est désormais ensorcelé pour la vie.
Cependant, il a des hésitations et des remords… Il ne voudrait pas faire de peine à sa femme. Rita le met en demeure de choisir entre les deux, et elle fuit en lui faisant entendre, par des strophes d’une poésie sauvage et symbolique, qu’il n’a qu’une chose à faire, c’est de se débarrasser de sa femme en l’empoisonnant et de venir la rejoindre. Et elle attend tranquillement dans la forêt voisine où toute la tribu a retrouvé Hourgno ! Pour être plus sûre qu’on n’aille pas trop vite, ni trop loin Rita a mis le feu à la roulotte. Mais elle commence à s’impatienter. Que fait donc cet imbécile ? Elle envoie aux nouvelles, c’est le vieil idiot de Fondrilles qui se présente et lui apprend que Jacques n’a pas la moindre intention de tuer sa femme. Fureur de la gitane. – Ah ! c’est comme cela ! Alors, c’est Hourgno qui va aller tuer Jacques.
Elle lui en donne l’ordre en présence de l’oncle qui risque timidement quelques objections… Mais c’est Hourgno qui refuse et commande impérieusement le départ. Rita obéit mais elle ne lui pardonnera pas le refus de tuer un homme pour elle. Elle ne croit plus à son amour.
En effet, arrivée à Grenade et devenue capitane, comme les tarots l’avaient prédit, elle délaisse Hourgno pour son jeune frère José avec qui elle danse le fandango chaque soir aux acclamations d’un public idolâtre. Les deux frères méditent évidemment de s’entre-tuer pour elle lorsqu’un soir, au moment où elle va entrer en scène, Jacques de Moreuse se présente. Il a quitté sa femme, il a divorcé et il vient se mettre à la discrétion de Rita. Une idée infernale traverse la cervelle de la gitane, celle de se débarrasser des deux lâches amants qui n’ont pas su l’aimer jusqu’au crime, en les faisant s’égorger l’un l’autre. Elle s’assure que Jacques est armé et elle le met face à face avec le terrible Hourgno. Un duel doublement mortel a lieu.
Rita est vengée et triomphe ! Ivre de joie et de sang, elle enjambe les cadavres pour s’élancer sur la scène avec son José qu’elle peut faire en toute liberté maintenant proclamer son capitan. Les applaudissements éclatent et elle danse avec une frénésie diabolique. Ah ! la séduisante gitane !
Cette pièce folle est écrite d’un style vigoureux et sombre, avec de belles éclaircies lumineuses de poète. Que de talent tristement employé !
Mlle Mellot fait ce qu’elle peut pour envelopper le personnage de Rita d’une poésie mystérieuse et exotique qui en atténue quelque peu la révoltante férocité. Elle n’y réussit qu’à demi, mais ce n’est vraiment pas sa faute.
M. de Max est un superbe gitano, violemment brutal, aux passions de fauve. Mme Marie Laurent compose avec beaucoup d’art la figure rusée et fanatique de la vieille sorcière gitane.
[…]
Jacques Yvel, « Feuilleton
dramatique », Le
Signal, 30 janvier 1900, p. 3.↑
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Le pays merveilleux de Bohème est plus que jamais à la mode. Gitanos, tsigeiners, romanichels, truands de toutes races et de tous pays n’ont pas encore lassé la badauderie populaire. Quand, dans leurs oripeaux bigarrés dont les plis ont gardé un peu de la poussière de tous les grands chemins, ils apparaissent aux feux de la rampe, c’est toujours, parmi les âmes naïves, un émoi d’ardente curiosité. Bien que cette curiosité ait été souvent déçue, le sentiment du public à l’égard de ces déclassés de la vie est resté invariablement le même.
Pour en revenir à M. Jean Richepin, il a toujours eu un faible pour ces enfants de Bohême, voleurs, chanteurs et diseurs de bonne aventure que son imagination ultra-fantaisiste a revêtus de couleurs chatoyantes. Il en a suivi les tribus faméliques à travers leurs fantastiques pérégrinations, et il a traduit en images souvent fort belles leurs chants de liberté et leurs chants de guerre.
Il ne parait pas cependant que, cette fois, il ait réussi à intéresser suffisamment avec son thème favori. Il faut dire, à la décharge de l’auteur dramatique — le poète n’étant point ici en cause — que la scène exiguë du Théâtre Antoine est plutôt aménagée pour les scènes de comédie intime que pour les exhibitions grandioses. C’est l’Odéon qui semblait tout désigné pour donner l’hospitalité à la nouvelle pièce de l’auteur du Chemineau.
Pourquoi ne l’a-t il pas fait ? Mystère ! Y aurait-il de la brouille entre M. Ginisty et M. Richepin ? Nous le saurons au moment de l’Exposition.
Le premier tableau de la Gitane nous montre un campement de bohémiens établi dans une vallée des Pyrénées. La tribu est composée de l’aïeule et de ses quatre petits-fils : Hourgno, l’aîné, « celui qui a le droit de battre tout le monde, étant l’homme de la tribu ; » le cadet, José, à peine adolescent ; le boiteux Miguel et l’idiot Pablo. N’oublions pas le rayon de soleil de la troupe, l’exubérante Rita, cousine des Hourgno.
La troupe est en route pour Grenade où Rita doit être sacrée capitale et faire capitan son promis, l’aîné des Hourgno.
M. de Fondrilles, un châtelain très humain — c’est parait-il une espèce qui se rencontre encore — leur a donné l’hospitalité dans son parc.
Le vieillard, un tantinet maniaque, étudie le langage et les mœurs des gitanos afin d’en faire un rapport prochain à l’Académie des sciences morales et politiques.
Les Hourgno n’ont pas la reconnaissance du ventre ; leurs petits arrachent les plumes aux paons et volent les poules ; le chef prend des attitudes farouches et menace tout le monde de sa terrible navaja.
Quant à Rita, elle a allumé un incendie dans le cœur de M. de Moreuse, neveu de M. de Fondrilles.
L’aîné des Hourgno qui aime Rita de toute la fougue de sa nature violente, ne souffre pas de rivalité. Dans un accès de colère, il lance contre Rita qu’il croit coupable sa navaja qui blesse la gitane au côté. Rita est soignée au château ; mais Mme de Moreuse, au retour d’un voyage, n’entend pas de cette oreille, et elle chasse la jeune fille qui part en proférant d’affreuses menaces.
Se croyant toujours certaine de son pouvoir sur Hourgno, elle lui commande de retourner au château pour la venger. Hourgno refuse, car une expérience déjà vieille lui a appris que la crainte des gendarmes est le commencement de la sagesse.
Rita lui tourne le dos, dédaigneuse, et on l’entend fredonner cette chanson de haine : « Le cœur du chien qui m’a méprisée, j’en ferai un tapis pour danser dessus. »
Le quatrième acte ou l’acte de la vengeance nous conduit à Grenade. Rita a mis aux prises le comte de Moreuse et Hourgno.
Ils meurent tous deux dans ce combat singulier qui a plutôt l’air d’un singulier combat.
La gitane, nullement émue, saute par-dessus le cadavre Hourgno, s’élance sur la scène où elle est engagée comme danseuse et commence un boléro en compagnie de José qu’elle a fait son esclave.
Voilà la donnée de ces quatre actes qui n’ont pas laissé une impression très favorable aux spectateurs. On y retrouve la verve facile et le curieux choix des images que le poète a prodigués dans ces sortes d’ouvrages. Mais l'aventure est vraiment trop pénible, et l’action trop uniformément violente.
Quant aux personnages, ils ne sont pas assez nettement établis, surtout celui de M. de Fondrilles, ombre chinoise que M. Richepin semble avoir découpée pour son plaisir personnel, et non pour l’agrément du public.
Pour ce qui concerne la gitane, on ne conçoit pas aisément la psychologie toute spéciale de cette Rita qui ne paraît éprise d’autre chose que de vengeance.
Il ne me convient pas de prendre ici M. Jean Richepin à partie. J’ai trop de reconnaissance au dramaturge qui m’a fait goûter les joies pures du Chemineau et du Flibustier pour en vouloir sérieusement à l’écrivain hâtif et trop fécond, si j’ose dire, qui a signé la Gitane.
Mais il m’apparait bien — je l’ai souvent observé — que ce qui manque le plus à M. Richepin, dont la virtuosité est hautement reconnue, c’est la sincérité.
Que M. Richepin voie autrement que les autres, cela n’aurait rien que d’élogieux pour lui, en tant que poète. Seulement, M. Richepin semble avoir une vision de commande et des sentiments de parade. En un mot, on dirait que les événements glissent sur lui sans l’impressionner, et qu’il ne garde, comme l’a justement dit un de nos grands critiques, que « des reflets auxquels il prête la forme de ses mots et le cli quetis de sa rhétorique — figures de bois, pittoresques d’enluminure, passion de romance, drame de carton ».
Je ne suis pas de ceux qui croient que l’insuccès de la Gitane est dû à l’insuffisance de Mlle Marthe Mellot, la principale interprète.
Mlle Mellot a déjà montré à plusieurs reprises, notamment dans Fanfan des Deux gosses, dans Chiquita, du Capitaine Fracasse, et surtout dans Blanchctte, qu’elle était capable d’origina lité et même de virtuosité. Le rôle de Rita n’est pas à sa taille. Peut-être la grande Sarali elle-même, à qui il était primitivement destiné, n’en eût-elle pas tiré grand profit.
M. de Max représente Hourgno l’aîné. Ce lui est un motif pour hurler à tout bout de champ et pour grincer des dents comme s’il était atteint du délirium tremens.
M. André Bruly est aimable en José ; MM. Marsay et Normand sont supportables.
Mme Marie Laurent a composé avec sa maîtrise coutumière le rôle de l’aïeule ; elle y est fine et adroite à souhait.
Mlle Suzanne Desprès s’est taillé un réel succès dans un rôle tout court où elle a su déployer des qualités d’attitude, de diction qui sont d’une comé dienne de race appelée au plus grand avenir.
M. Dessonnes, le plus récent pensionnaire de M. Claretie, a continué ses débuts par le rôle de Perdican de cette charmante comédie qu’est : On ne badine pas avec l'amour.
J’y ai vu jadis M. Delaunay et j’en ai gardé le plus délicieux souvenir.
M. Dessonnes, sans égaler encore son devancier, n’est pourtant pas un débutant quelconque. IL a une diction parfaite, le ton d’un véritable gentilhomme, et il a su montrer sa bonne compréhension du texte d’Alfred de Musset.
IL n’y a pas pléthore de jeunes premiers chez Molière. M. Dessonnes peut donc s’y créer une place très honorable. C’est toujours Mme Bartet qui joue Camille ; elle y met cette autorité si hautainement calme, si immuablement limpide qui font qu’elle semble l’incarnation même de ce rôle de jeune fille qui passe, sans le voir, à côté du bonheur.
On pouvait confier ce personnage de Camille à des artistes plus jeunes de la Comédie ; elles seraient peut-être plus près de la vérité, mais aucune, je crois, n’aurait la correction impeccable de Mme Bartet.
L’Odéon vient de nous donner la primeur d’un acte charmant, Colin-Maillard, de notre confrère Jean Destrem, qui a joliment réussi. Le style en est gracieux et la fable suffisamment ingénieuse.
Mmes Chassainget Mitzi-Dalli jouent cela avec beaucoup d’agrément, en compagnie de MM. Coste et Valmont.
Jacques Yvel.
Février↑
Jacques du Tillet,
« Théâtres », La Revue
politique et littéraire, 3 février 1900, p. 156.
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M. Jean Richepin. Quand il m’arrivait, — pas très souvent, je le reconnais, — de penser au théâtre de M. Richepin, j’étais surpris qu’il ne nous eût pas donné encore quelque drame « de Bohème ». C’était si bien dans la suite logique de ses ouvrages ! La pseudo-originalité des bohémiens, leur soi-disant révolte contre les lois, le décor en toc... tout cela ne pouvait manquer de séduire l’auteur de Miarka et des Blasphèmes. Je n’ai plus rien à désirer aujourd’hui. Nous avons eu la Gitane. Et elle fut telle, complètement telle qu’il fallait qu’elle fût. — Jugez-en !
M. de Frondrilles, riche propriétaire et ethnographe par-dessus le marché, consacre ses veilles à étudier les mœurs des gitans. C’est d’ailleurs un simple idiot, pâle et insignifiant reflet du mari de la Petite Marquise, fantoche de vaudeville destiné sans doute à égayer la pièce ; et si vous prenez le mot « égayer » dans le sens qu’on lui donne en argot de théâtre, l’espoir de l’auteur a été surpassé.
Par un hasard que je n’ose qualifier de providentiel, étant donné la pièce qui en est résultée, une famille de gitans vient précisément camper près de chez M. de Frondrilles ; il les installe aussitôt dans son parc, les nourrit, les entretient, et note avec délices les « traits de mœurs » qu’ils lui fournissent. Ceux-ci se résument du reste en une série de rapines ingénues, accompagnés de quelques mots d’auteur. Un des gitans a chapardé une poule ; Frondrilles le Magnifique lui en fait cadeau, et le gitan la repousse alors avec mépris : « Du moment qu’elle n’est plus volée, elle n’a plus de saveur... » Ces gitans sont éminemment littéraires, comme vous le voyez. Oserai-je dire que M. Richepin, — semblable en ceci, en ceci seulement à son Frondrilles, — me paraît avoir donné une importance fort excessive à la « philosophie » des gitanos ? ...
La famille étudiée par Frondrilles se compose de : Hourgna, l’aïeule de ces chapardeurs philosophiques ; Hourgno, le petit-fils, qui possède le droit envié de battre tous les autres, vu qu’il est le chef.de la famille : et Rita qui, je crois, est la nièce et la cousine des deux précédents. Je néglige trois gitans en bas âge, dont l’un est l’auteur du « mot » cité plus haut. Vous surprendrai-je en vous disant que Hourgno brûle pour Rita ? Et je croirais vous blesser si j’insistais sur la nature de cet amour... Ce qu’il y a de bon avec M. Richepin, c’est que dès qu’on a vu le costume d’un personnage, on connaît d’avance ses actions et la manière dont il les accomplira. — Vous attendez le rival de Hourgno ? Le voici : Jacques de Moreuse, neveu de Frondrilles, qui est en villégiature chez son oncle, pendant que Mme de Moreuse (sa femme) est absente. Je ne vous ai rien dit de Rita : vous la connaissez tout de même ; et, pareillement, vous devinez que la passion de Moreuse pour elle ne peut être que frénétique. Jusqu’ici, il n’a d’ailleurs rien obtenu que la faveur de couvrir de bagues les petites mains de Rita, — ce qui, je le crains, va donner à Frondrilles quelques opinions erronées sur la fortune des gitanos... Scène avec Hourgno : il paraît qu’il a tort d’être jaloux ; Rita l’adore et ne songe qu’à arriver avec lui à Grenade, où les tarots lui ont prédit qu’elle serait « capitan » ; elle le câline, l’embrasse, le caresse ; Hourgno est convaincu ; on le serait à moins. — Scène avec Moreuse ; Rita joue la jalousie : elle n’aimera jamais un homme qui est le mari d’une autre femme ; ah ! si Jacques était libre !!... Car elle l’adore... Elle le câline, l’embrasse, le caresse ; Moreuse est convaincu ; on le serait à moins... Mais Hourgno survient et, fou de jalousie, comme il convient, lance son couteau dans la hanche de Rita qui tombe ; après quoi il gagne la montagne. Rita, remise, se soulève, se suspend derechef aux lèvres de Jacques ; et le rideau tombe sur leur étreinte passionnée.
Un premier acte passe toujours. En dépit de quelque gaucheries et d’implacables métaphores, celui-ci a passé.
Mme de Moreuse est revenue ; et les gitans sont de plus en plus installés au château. Jacques a l’idée singulière de mettre sur le dos de Rita quelques vieux rideaux, et, dans ses cheveux, des bijoux de famille que Mme de Moreuse, « par respect, n’avait jamais osé mettre ! ... » Indignation de celle-ci ; réplique de Rita... « Tu ne connais pas la chanson qui dit ?... » Non, Jacques ne la connaît pas. Mais, gagné par la folie ambiante, il déclare galamment à sa femme qu’en effet il adore Rita, d’une de ces passions invincibles que les gitanes seules peuvent inspirer. Il ajoute d'ailleurs qu’il ne la reverra pas, cependant que l’excellent Frondrilles note quelques observations nouvelles sur les mœurs des gitans. Rita sort en disant sa dix-neuvième chanson, d’où il appert quelle n’appartiendra à Jacques que lorsqu’il aura empoisonné sa femme.
Nous retrouvons cette intéressante famille sur un pic. Rita a envoyé chercher Jacques, c’est Frondrilles qui arrive. Et alors s’engage une scène incroyable. Rita reproche à Frondrilles le « sang de courge » de son neveu : « qu’est-ce que c’est qu’un gaillard pareil, qui prétendait l'aimer et qui n’a pas même su empoisonner sa femme ?... » Et Frondrilles le défend : « Mais si, je vous assure qu’il vous aime... » Tout de même, c’est un drôle d’oncle !... Pendant cette scène, je regardais l’excellente Mme Marie Laurent qui joue Hourgna. Dieu sait qu’elle en a vu, et de toutes couleurs, dans sa longue carrière ! Elle paraissait stupéfaite.
Bref, Rita ne veut plus de « sang de courge ». Décidément, c’est Hourgno qu’elle adore. Celui-là est un homme, un vrai. Et, toujours en présence de Frondrilles, elle lui ordonne d’aller massacrer Jacques et de lui apporter son cœur saignant. Hourgno refuse. Encore un « sang de courge » !... Malheureuse Rita ! Ce n’est pas la peine d’être gitane ! N’y a-t-il donc pas un homme au monde dont le sang ne soit pas « de courge » ?... Peut-être José, l’un des gitans en bas âge ?... Nous verrons. En attendant, en route pour Grenade, car il faut que la prophétie s’accomplisse, et que Rita soit capitan. « Tu ne connais pas la chanson qui dit... ? » — Fort heureusement, le rideau tombe.
Grenade !... Rita est une danseuse célèbre ; les fleurs, les bijoux tombent à ses pieds : son partenaire de danse est José, qu’elle accable de câlineries.
Hourgno, toujours frénétique, adore toujours, et rugit toujours ; et, à chaque explosion de rager Ritale dompte rien qu’en le regardant... « Sang de courge », décidément.
Et voici qu’on annonce Moreuse. Éncore un rucurbitacé !... Il a tout quitté, femme et enfant, pour rejoindre Rita, et s’excuse de n’avoir pas fait mieux : « Va, j’avais compris la chanson qui dit... J’aurais dû empoisonner ma femme ; mais il ne faut pas m’en vouloir, je n’ai pas encore l’habitude ; au moins vaisje divorcer pour être à toi tout entier... » Et vous devinez à quels développements Rita, inspirée par M. Richepin, se livre sur le respect de la légalité !... Mais assez de phrases : « Ton sang est-il de courge ? — Non ! — Alors, va trouver Hourgno ; tu le rencontreras dans cette petite cour à droite au bas de l’escalier ; on vous y enfermera... et celui qui en sortira vivant me possédera... » Jacques s’élance : on entend un coup de pistolet. Jacques, tué d’un coup de couteau, a cependant eu le temps de tirer, et Hourgno vient mourir en scène : « Courge ! » crie Rita. Alors, — suprêmement gitane, — elle embrasse José et, pour aller danser devant le public qui l’acclame, marche sur le corps d’Hourgno.
Il ne me paraît pas utile de discuter longuement le nouvel ouvrage de M. Richepin. Il n’est, — j’insiste là-dessus, — ni meilleur ni pire que les précédents. C’est le même procédé de théâtre, la même fausse originalité, presque la même pièce. Seulement, cette fois M. Richepin a choisi un sujet où pouvaient se développer à l’aise ce qu’on appeler ses qualités ; ce qui fait que la Gitane est proprement insupportable. Elle est, de plus, assez complètement incompréhensible. Rita, par définition, est « énigmatique » ; malheureusement, elle l’est à la façon d’une girouette que l’on voit tourner de loin sans savoir ce qui la pousse ; on se dit : « Le vent change » ; et l’intérêt s’arrête là. Successivement, Rita semble préférer l’argent à sa race, et sa race à l'argent... La vérité, c’est qu’elle n’est qu’un fantoche qui s’agite dans le vide.
Ajoutez que, cette fois, le style de M. Richepin se montre, si je puis dire, dans sa nudité. Dans ses pièces en vers, quand une métaphore apparaissait, nous pliions le dos sous l’averse, résignés à l’inévitable développement. En prose, malgré tout, « on a la surprise »; et cette surprise est cruelle. Je ne parle pas de cet éternel « sang de courge » qui revient sans cesse et qui vous obsède. Mais il y a, au premier acte, une phrase sur le regard de Rita « dans lequel il y a du miel et une guêpe... » Cela va, vient, tourne, retourne, « se recourbe en replis tortueux... » On en crierait ! — On n’a pas crié ; on a peu chuté, ce qui était excessif. Pourtant « chuté » vient de « chute » ... Si la pièce est mauvaise, les rôles ne sont pas bons. Rita et Hourgno hurlent sans interruption pendant quatre actes ; ils sont frénétiques à jet continu ; Mlle Mellot et M. de Max ont congrûment vociféré et trépigné. Mme Marie Laurent chougna) distille, d’une diction implacable, les chapelets métaphoriques de M. Richepin... Les décors sont infiniment pittoresques. J’espère que nous les reverrons ; il ne semble pas qu’ils doivent servir longtemps pour la Gitane...
Mars↑
Achille Segard, « La Gitane, drame en
quatre actes de M. Jean Richepin », La Plume, 1er mars 1900, p. 110.
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[…]
Au théâtre Antoine, la Gitane, de M. Richepin, a si peu réussi qu’elle a déjà quitté l’affiche. Venant après l’insuccès des Truands et celui de la Martyre cet échec doit être sensible à un poète qui pendant longtemps avait connu tous les genres de succès.
Ce drame avait pourtant bien commencé, le pittoresque des premières scènes et la beauté de la mise en scène avaient gagné dès l’abord la sympathie du public. Je me réjouissais déjà de voir le poète de Par le glaive prendre une éclatante revanche.
Ce qui a tout gâté, ç’a été le rôle de Rita. Cette petite femme nerveuse qui pendant toute la pièce fait le mal pour le mal, sans nuance ni progression, a irrité le public. Je veux bien que sa beauté explique sa puissance, mais elle domine trop facilement tous les hommes qui la rencontrent. Comment veut-on que nous nous intéressions à des fantoches qui s’inclinent servilement devant toutes les volontés de cette petite-maîtresse et qui commettent des crimes comme ils cueilleraient une fleur ? Rien que pour complaire à Rita, Jacques de Moreuse abandonne sa femme et ses enfants, et tue d’un coup de revolver le chef des Bohémiens : Hourgno. Celui-ci, qui est l’amant de Rita, brutalise tout le monde autour de lui, donne un coup de couteau à sa maîtresse et tue Jacques de Moreuse.
Par faiblesse pour Rita, encore, M. de Fondrilles jour un rôle ridicule en se faisant le négociateur d’une paix impossible, et je passe toutes les menaces qui ne sont pas réalisées. Il n’y a presque pas de scène où il n’y ait pas au moins de l’emportement.
La scène finale, où Rita enjambe en riant le corps de celui qui vient d’être tué pour elle, est le digne couronnement de cette histoire terrible.
Mais tant de violence inutile a irrité le public et a lassé peu à peu sa patience. Pour s’intéresser à ces personnages il faudrait les connaître et M. Richepin est tout occupé à les faire s’entre-tuer. Certaines scènes comme celle de Rita chez Mme de Moreuse sont vraiment agaçantes.
Il y a malgré tout, dans ce drame, la marque de M Richepin. L’écriture en est ardente et colorée ; une sorte de poésie farouche éclate de temps en temps comme un lambeau de pourpre sur des voiles de deuil.
L’interprétation a été excellente surtout pour M. de Max. Cet artiste singulier est parfois magnifique et parfois exécrable. Il a eu dans la Gitane des mouvements admirables.
[…]
Balsamo, « Tout autour de
l’Odéon » Le Petit Bleu de
Paris, 27 mars 1900, p. 25.
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[…]
Après la Commune, une nouvelle génération se lève autour des galeries ; c’est là qu’elle vient chercher sa pâture. Richepin sort de l'Ecole normale, en feutre gris à glands d’or, des bagues aux doigts, des bracelets aux poignets, des cravates de dentelle au col, et feuilletant les livres à l’étalage. Puis viennent Maurice et Félix Bouchor, ces deux purs artistes, et leur fidèle Achate, Raoul Ponchon, génie encore méconnu. On entraîne Paul Bourget. Un rond-de-cuir du ministère des finances, taciturne et doux, n'osant pas élever la voix parmi ces demi-dieux du quartier, Emile Goudeau, se présente ; il a bonne mine, on le laisse suivre. On laisse suivre Adolphe Froger, parfois poète, riche avant tout, qui fonde avec Catulle Mendès la « République des lettres » où Zola donne la primeur de « l’Assommoir ». Le petit cénacle est fondé : le matin, on fouille les galeries, on va respirer l'air sous les grands arbres du Luxembourg, et, le soir, entre deux discussions littéraires, on boit des bocks au Sherry-Gobler, une brasserie qui deviendrait historique si Richepin voulait nous la conter par le menu.
[…]
Mai↑
Jeanne Tullio, « Les
Chansonniers des Gueux, I, II, III », La Fronde, 22 mai 1900, p. 2.
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I.
Dans un livre célèbre, d'ailleurs mutilé par la censure, l'immortelle Chanson des Gueux, le poète Richepin a appelé à lui tous les vagabonds des rues et des chemins, tous les miséreux, tous les sans-gite et les sans-pain, tous les
Loqueteux, joueurs de musettes
Clampins, loupeurs, voyous, catins,
Et marmousets, et marmousettes,
Tous ceux qui souffrent et qui rôdent, tous ceux qui ont faim et froid. Il s'est fait leur chef et leur roi — puisque poète — et il a chanté — avec tendresse, avec ironie, avec âpreté — leurs douleurs, leurs errances, leurs amours, leurs sommeils, leurs rêves. Il les voit, tous ces pauvres hères, comme une race d'indépendants fougueux, battus du vent et de la pluie, mais libres, et il les symbolise magnifiquement par ces oiseaux de passage, dédaigneux du bon fumier gras où l'on se vautre, qui,
...maigres, meurtris, las, harassés…
………………………………………………………………..
Vont où leur désir le veut, par-dessus monts
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages,
Qui
sont avant tout des fils de la chimère,
Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous.
Leur triangle voyageur plane un moment très haut, très loin, au-dessus de la cour de ferme, effraie et surprend les canards hébétés, les dindons béats, « noirs comme des huissiers », le
gros coq satisfait, gavé d'aise, assoupi,
Hérissé, l'œil mi-clos, recouvert par la crête...
Inquiet, tout ce monde engourdi, gras et vermilloné, sans aspiration ni désirs,
Rentiers, faiseurs de lard, philistins, épiciers,
vers les hauts pèlerins lève la tête et bat de l'aile ;
Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux !
En vrai poète, en poète de la race de François Villon, Richepin se sent le frère de ces gueux ; il connait leurs misères ; il a observé les « petiots » sans abri qui « claquent des dents » et « n'ont rien dans le ventre » les va-nu-pieds, qui, l'hiver,
Aux fourneaux à marrons viennent cbauffer leurs pattes,
les gueux qui s'en vont coucher dans les terrains vagues, lugubres champs qui,
…ont l'air de grands lacs de rouille, dont les vagues Portent pour immobile écume des gravats.
Il pense, lorsque l’hiver arrive, à tous ceux qui vont souffrir des rudes haleines de la bise ;
Heureux ceux-là qu'attend la bonne chambre chaude !
Mais le gamin qui court, mais le vieux chien qui rôde,
Hais les gueux, les petits, le tas des indigents ....
Voici venir l'Hiver, tueur de pauvres gens
Quand Noël sonne et carillonne aux clochers des églises, Noël qui
sent les réveillons
Les bons grands feux pleins de rayons,
Et la boustifaille et la joie,
Le jambon rose au bord tremblant,
Le boudin noir et le vin blanc,
Et les marrons pondus par l'oie,
lui, pense au pauvre diable pour qui cette nuit de bombance est pareille hélas ! à toutes les autres, et qui
…voudrait bien un peu
Boire à la santé du bon Dieu ;
Mais Dieu n'a rien mis dans son verre.
Les enfants que le vice guette, le voyou de dix ans qui sait déjà se faire une rouflaquette.
Tout l'long d'la lemp', là, jusqu'à l'œil,
le petit mendiant aigri par les jeûnes, les souffrances et les rebuffades, dont le cœur est un « fourneau de haine » et qui à douze ans « devient un chef de bande » les « mômes corrompus », les « avortons flétris »,
…levure immonde
De ce grand pain vivant qui s'appelle Paris
Et qui sert de pâture au monde,
qui s’en vont
A minuit, l'estomac creusé, les yeux pesante,
Refumant les mégots jetés près des théâtres,
....retrouver leurs femmes de douze ans,
Qui couchent dans les fours à plâtre ;
tous, tous, et la pauvre vieille qui vend du mouron pour les p'tits oiseaux, et le triste rôdeur qui pense mélancoliquement : « C'est pas rigolo, l'hiver » ; tous, le poète les chante et les plaint, comprend leurs révoltes et excuse leurs haines. Mais ce qui empêche le tableau d'être absolument lamentable, absolument sinistre, comme chez Bruant ; c'est que de temps en temps, la nature, les champs, les bois, les routes, apparaissent dans l'existence du gueux... Nature bien poudreuse et bien pauvre, sans doute, nature des fortifs et de la banlieue, mais qu'importe ?
Les voyous les plus noirs sont fous de la campagne.
L'hiver ils vivent dans Paris ainsi qu'au bagne,
Captifs. La liberté, pour eux, c'est le printemps.
Aussi, lorsque l'hiver les lâche, ils sont contents,
Pour recevoir avril, plus d'un se débarbouille,
Et le nouveau soleil illumine l'arsouille.
Il va, droit devant lui, rêveur, sans savoir où,
Gambadant comme un chien et chantant comme un fou,
Rien qu'à voir les talus, les fossés et les buttes.
C'est là que, tout gamin, il faisait des culbutes,
C'est là, les soirs d'été, qu'il se gavait de flan ;
C'est là qu'il enleva son premier cerf-volant !...
Et le méchant vaurien retrouve à chaque pas
Un nid de souvenirs qui chante dans son âme
Par la nature, le voyou sinistre, le rôdeur de barrière échappe pour un instant à l'horreur et à l'abrutissement de son existence ; il est ému, confusément, par la poésie éparse dans le ciel qui est bleu et sur la terre, qui verdoie ; il est capable de verser quelques larmes ? Le soleil, en dorant ses haillons, éclaire aussi un peu son âme, et, sous l'haleine du printemps et par les chemins reverdis,
Quand s'entr'ouvrent les yeux des marguerites blanches,
le plus noir maroufle, enfoncé le plus avant dans la honte et le vice, redevient le libre gueux, le fier traineur de besace dont l'indépendance et le sans-souci plaisent au poète ;
Au murmure endormeur des champs silencieux,
Sous cette urne de paix dont la liqueur s'épanche
Comme un vin de soleil dans le saphir des deux,
il va se coucher dans le chemin solitaire, le chemin creux, très loin du bourg et des grand’routes, où
du matin au soir les heures passent toutes,
Sans qu'on voie un visage ou qu'on entende un pas,
et la nature, douce au paria, l'accueille, et,
Comme une mère émue et qui retient son souffle,
se tait pour qu'il dorme longtemps.
Mais surtout, le gueux est libre d'aimer, dans la campagne verte ; libre d'écouter tout ce qu'avril murmure, libre de savourer
loin du monde et des hommes,
Ce qu'on a de meilleur sur la terre où nous sommes !
Mieux que le paysan, pour qui la saison nouvelle marque simplement le retour d'un labeur opiniâtre, le pâle gueux comprend la chanson voluptueuse de la nature, et y répond par l'amour.
Où vous poserez-vous, vols errants de baisers,
Essaim tourbillonnant des amoureuses lièvres ?
Heureusement pour vous que les gueux ont des lèvres,
O gueux, enivrez-vous de l'amour printanière !
Pâmez-vous dans les bras l'un de l'autre sans fin !
Abreuvez votre soif d'aimer ! A votre faim
Repaissez-vous longtemps des caresses trop brèves !
Vivez cette minute ainsi qu'on vit en rêves !
Dans le débordement de ce fleuve vermeil
Noyez les jours sans pain et les nuits sans sommeil,
Et tout ce qui vous reste à vivre dans la dure !
0 gueux, soyez heureux !
Et ils le sont, parce qu'ils sont libres ; tel le poète, ils vont au hasard et vivent au jour le jour, cueillant le plaisir où il se trouve, mangeant le pain comme il vient ; les soucis, les alarmes, sont pour ceux qui ont un toit à défendre et quelques sous à garder : eux n'ont rien, si ce n'est, sous leurs « joyeuses guenilles un cœur plein de printemps ». La fin, hélas ! de leur vie insouciante et paresseuse est presque toujours lamentable ; plus d'un songe peut-être, comme Villon, que s'il avait étudié, au temps de sa jeunesse folle, « et les bonnes mœurs dédié », il aurait « maison et couche molle » ; mais plus d'un aussi, sans rien maudire en l'existence, pleure et crie de désespoir à l'idée de la quitter, en se rappelant qu’il avait
De bons moments quand il vivait
Que le hasard avait grand soin
De lui garder toujours un coin
Bien chaud dans les meules de foin,
Et la vie est un si grand bien,
Que ce vieillard, ce gueux, ce chien. Regrette tout, lui qui n'est rien.
Il y a, dans ces gueux, le goût et l’instinct la bohème, la bohème qu'a immortalisée Murger, la bohème avec tout ce qu'elle comporte de misère, de maigres repas et de logis problématiques, mais aussi de gaieté insoucieuse, d'heureux hasards et de chansons.
Et voilà pourquoi tous ces gueux-là, encore qu'ils nous émeuvent, ne nous donnent point le petit frisson de l'horreur et de la souverains pitié, comme ceux de Bruant.
JEANNE TULLIO.
Jeanne Tullio, « Les
Chansonniers des Gueux, Richepin – Bruant », La Fronde, 20 mai 1900, p. 2.
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II.
Avec Bruant, nous voici dans la rue, et rien que dans la rue. D’échappées sur la nature, point ; à peine quelque brève vision de « Montmertre », du temps qu’on ne « sacrécœurait pas sur la Butte déserte ». toujours, et toujours les pavés de la grande ville avec leurs tristes floraisons de vice et de souffrance. Le gueux, ici, est à la fois plus misérable et plus lugubre, il est dépouillé de tout prestige, il est tel qu’en réalité. Richepin le voyait en poète et mêlait un peu de pourpre à ses haillons ; Bruant, lui, le voit en observateur et en philosophe, et nous le peint crûment, sans rien atténuer.
Ce n'est plus seulement le rôdeur de grand chemin, le mendiant qui passe devant nous ; c'est la fille, liée à son souteneur, c'est le voleur, l'assassin ; et les silhouettes s'esquissent, simples, horribles et vraies, et nous allons de La Chapelle à Ménilmontant, de Saint-Lazare à la Hoquette. Des monologues, des chansons, des récits, parfois très courts écrits dans la langue atrocement vulgaire mais prodigieusement imagée, de ce peuple spécial ; jamais de réflexions, pas un commentaire et pourtant une philosophie profonde est l'essence même de toutes ces petites pièces. Considérer Bruant comme un simple curieux des bas-fonds parisiens, un admirable artiste qui possède à merveille le langage, les mœurs et les habitudes du trottoir, serait ne le comprendre qu'à moitié ; Bruant est tout cela, en effet, mais il est de plus un grand philosophe, un ironiste, un sensible aussi, chez qui les idées humanitaires et libérales tiennent une large place, et cela très simplement, sans grands mots ni étalage de principes. Sa philosophie se dégage d'ailleurs sans effort de ce qu'il décrit, de ce qu'il raconte ; le fait seul de s'être incliné vers ces lamentables existences de la prison et du bouge, d'avoir suivi, étape par étape, l'odyssée de la prostituée : d'avoir compati aux souffrances physiques et morales de « Biribi » et des « Bat d'Af' » dit assez la pitié sincère, l'indulgence éclairée et compréhensive qui préside à l'œuvre de Bruant.
Après la Chanson des Gueux pourtant si puissante et déjà si pleine de vérité, il restait quelque chose à faire, il restait à écrire Dans la rue. Mais après Bruant, les gueux nous semblent définitivement saisis et campés dans toutes leurs allures et sous tous leurs aspects. Peut-on, en quelques traits, mieux silhouetter le pâle et sinistre voyou, celui qu'on rencontre sur les boulevards extérieurs, assassin présent, passé ou futur, face blême, cravate voyante et pas traînard ?
Il était un peu sans façon,
Mais c'était un joli garçon :
C'était l'pus beau, c'était l'pus chouette,
A la Villette.
Il était pas c’qu’y a d'mieux mis,
Il avait pas des beaux habits
l's'rattrappait su'sa casquette,
A la Villette.
Il avait deux p'tits yeux d'souris,
Il avait deux p'tits favoris,
Surmontés d'eun' fiu' rouflaquette,
A la Villette.
Et cet autre, jovial et bon enfant, enchanté de son « métier » :
C'est comm'ça qu'c'est l'vrai moyen
D'dev'nir un bon citoyen :
On grandit. sans s'fair'de bile,
A Belleville ;
On cri’ : Viv'l'indépendance !
On a l'cœur bath et content,
Et l’on nage dans l’abondance,
A Ménilmontant
Et cet autre encore, beaucoup moins gai, qui jette en passant sa plainte à l'insouciante société :
A présent, où qu'vous voulez qu'aille ?
Vous vouleriez-t-y que j'travaille ?
J'pourrais... j'ai jamais appris...
Va falloir que j'vole ou que j'tue...
Et beaucoup d'autres, vraiment trop « nature » pour que nous puissions en parler ici, les pièces intitulées : Les Petits Joyeux, Coquette, A la Villette, A Montpernasse, Belleville-Ménilmontant, Aux Batd’Af, A Montrouge, Lézard, A la Glacière, sont non seulement à lire tout entières, mais à relire et à méditer ; elles contiennent toute l'histoire et toute la philosophie du souteneur, les hauts et les bas de son existence, ses férocités et ses attendrissements, ses ambitions et ses théories; elles disent son origine et expliquent son rôle, de même que : A Batignolles, A la Bastille, A Grenelle, Les Marcheuses, Concurrence A Saint-Lazare, évoquent toute la fille, son enfance, ces débuts sa triste jeunesse sa vieillesse plus lamentable encore, son horrible métier et ses dégoûts et ses amours, et ses prisons. Oh ! la lugubre chanson des Marcheuses, où tout, paroles et mélodie, concourt à nous donner une impression si navrante et si forte, à faire passer, devant nos yeux pleins de pitié et d'horreur, le sinistre défilé de ces créatures humaines, de ces femmes qui n'ont rien à elles, pas même leur corps, et qu'une société soi-disant civilisée parque, sans espoir d'évasion, dans le plus effroyable des bagnes :
A's sont des tas
Qu'ont pas d'appas,
Et qui n'ont pas
L'sou dans leur bas.
Pierreuses,
Trotteuses
A’s marchent l’soir,
Quand il fait noir,
Sur le trottoir,
Les ch’veux frisés,
Les seins blasés,
Les reins brisés,
Les pieds usés,
Pierreuses,
Trotteuses,
A's marchent l'soir,
Quand il fait noir,
Sur le trottoir,
…………………………….
Christ aux yeux doux
Qu'est mort pour nous,
Chauff’la terre oùs –
— Qu'on fait leurs trous
Pierreuses
Trotteuses,
A's marchant l’soir,
Quand il fait noir,
Sur le trottoir,
Est-ce qu'il n'y a pas, dans ce couplet final, une tendresse et une pitié profondes pour ces malheureuses ?
L'affreux amour, à la fois plein de bassesse, d'oubli de soi-même et de dévouement, que la fille a pour son « p'tit homme » ne saurait être mieux dépeint, en quelques mots, que dans cette lettre datée de Saint-Lazare :
Mais pendant c'temps-Ià, toi, vieux chien,
Quéqu'tu vas faire ?
Je n'peux t'envoyer rien de rien,
C'est la misère ;
Ici tout l’monde est décavé
Faut trois mois pour faire un linvé,
A Saint- Lazare.
Vrai. d'te savoir comm'ça, sans l'sou,
Je m’fais eun’bile !...
T’es capab’ de faire un sal’coup,
J'suis pas tranquille ;
T’as trop d’fierté pour ramesser
Des bouts d’cigare
Pendant tout l'temps que j'vas passer
A Saint-Lazare
Puis, un élan de tendresse, un souvenir d’enfance, un coin de poésie. comme elles en ont presque toutes dans leurs pauvres âmes :
J’finis ma lette en t'embrassant,
Adieu, mon homme,
Malgré qu'tu soy' pas caressant,
Ah ! j't'ador'comme
J'adorais l’bon Dieu comm'papa,
Quand j'étais p'tite,
Et qu'j’allais communier à
Sainte Marguerite
Jeune la fille est la proie des mâles ; vieille, elle est réduite à la misère, à la charité d'autrui,
Aujourd’hui qu’j’ai pus d’position,
Les régiments m’font eun’pension,
On m’laisse manger à la gamelle,
A Grenelle
Ou bien encore elle reste jusqu’à la fin l’esclave et la chose de son souteneur, qui al roue de coups et souvent même finit par la tuer.
Alle avait pus ses dix-huit ans,
All’était pus jeune d’puis longtemps,
Mais a’faisait encor’la place,
A Montpernasse
……………………………………………
A travaillait sans aucun goût,
Des fois a faisait rien du tout,
Pendant qu’j’étais dans la mélasse,
A Montpernasse
……………………………………………………
Pour boire a m’trichait su’l’gâteau,
C’est pour ça qu’j’y cardais la peau,
Et que j’y ai crevé la paillasse,
A Montpernasse.
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Mais il n’y a pas que des prostituées et des Alphonses, dans l’œuvre de Bruant : il y a aussi de pauvres diables, il y a ceux qui sont miséreux, sans plus, mais qui le sont bien. Ecoutez le pauvre côtier qui, tout en marchant, converse avec son cheval, aussi vieux et aussi las que lui ; il est plein d’une triste philosophie, le bonhomme ; il sait bien que son destin n’est pas gai, et qu’un lui faudra peiner jusqu’à son dernier souffle.
JEANNE TULLIO
(A suivre)
Jeanne Tullio, « Les
Chansonniers des Gueux, Richepin – Bruant », La Fronde, 22 mai 1900, p. 2.
III.
C'est la vie !... faut porter l'Iicou,
Faut qu'on tient un peu sur ses pattes,
Et tant qu'on peut en f... un coup ;
Et pis après, c'est la grand'sorgue,
Toi, tu t'en iras chez Maquart,
Moi, j'irai p t'êt'à la Morgue,
Ou ben ailleurs... ou ben aut'part...
Et encore, celui-là a un métier, si pénible soit-il ; il possède sans doute un taudis, une paillasse, de quoi reposer son pauvre vieux corps fatigué ; mais d'autres — et ils sont nombreux — n'ont même pas cela, couchent sur des bancs, au vent, au froid et se plaignent lamentablement, sur un air de glas, saisissant et monotone.
Quand les heur'a tomb’nt comm’ des glas,
La nuit quand i’fait du verglas,
Ou quand la neige s'amoncelle
A la Chapelle
On a frio du haut en bas,
Car on n'a ni chaussettes ni bas ;
On transpir'pas dans d’la flanelle,
A la Chapelle.
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Dans l'temps, sous l'abri, tous les soirs,
On allumait trois grands chauffoirs,
Tour empêcher que l'peupe i'gèle,
A la Chapelle,
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Mais l'quartier d'venait trop rupin,
Tous les sans-sou, tous les sans pain,
Radinaient tous, même ceux d'Grenelle,
A la Chapelle.
Aussi, maint'nant qu'on n'a pus d'feu,
On n'se chaulTpus, on griuche un peu...
l'fait moins froid à la Nouvelle,
Qn'à la Chapelle.
« Il fait moins froid à la Nouvelle », c'est-à-dire mieux vaudrait être forçat, avoir volé ou tué, que de mener une existence pareille, sans pain, sans gîte.
La grande coupable, c'est la misère, et Bruant le sait bien, et ne manque pas de le rappeler, sans qu'il y paraisse, à la société qui ne sait que punir. Le récidiviste qui cherche un logement,
Un coin d'chamb, eun'soupente, eun'niche,
Eun'machine oùsqu'on est chez soi,
Oùsque quand i’pleutt on s'en fiche,
Ousqu'on a chaud quand i fait foid.
en a assez, lui aussi, et il récidivera encore, et il récidivera toujours, jusqu'à ce qu'on l'envoie à la Nouvelle ; là, du moins il aura un abri. Un abri ! c'est-à-dire le paradis pour l'errant qui chemine durant les longues heures nocturnes ; le miséreux n'est pas bien difficile ; il se déclare heureux s'il peut se coucher dans un gros tuyau que la Compagnie des eaux est en train de faire poser ; singulier, n'est-ce pas, et peu confortable ? Pourtant,
….doucett'ment on s'endort,
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On ronfle, et, comme un tuyau d'orgue,
L'tuyau s'met à ronfler plus fort...
Alors on sent comm'eun'caresse,
On s’allong’comm’dans un bon pieu,
Et l'on rêve qu'on est à la messe.
Où qu'dans l'temps on priait l'bon Dieu.
Mais le plus lamentable de tous est peut-être le Grelotteux, dont la fièvre ou la faim font claquer les dents et qui, misérable et seul, grelotte, grelotte...
Vrai... y'a des mois qu'on n'a pas d'veine
Quand j'dis des mois, j'sais pas c'que j’dis
J'm ai toujours connu dans la peine,
Sans un pélot, sans un radis.
Ça s'rait pas trop tôt que j 'boulotte,
J 'vas tomber malade, à la fin,
l'fait chaud et pourtant j'grelotte !
C’est-i la fiève ou ben la faim ?
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Et quand Bruant a ainsi observé et dépeint tous les pauvres hères que recèle la grande ville, ce n'est pas encore assez pour lui. II s'en va, au loin, sous un autre ciel, chercher d'autres misères, d'autres tortures, et il nous parle des Bat. d'Af.,de Biribi, de l'atroce Biribi, qui abrutit et démoralise les hommes, leur laisse dans l'âme à la fois toutes les haines et toutes les lâchetés.
A Biribi c'est là qu'on marche,
Faut pas flancher ;
Quand l'chaouch crie : « En avant ! marche ! »
l'faut marcher…
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A Biribi, c'est là qu'on crève
De soif et d'faim,
C'est là qu'i'faut marner sans trêve,
Jusqu'à la fin !
Le soir on pense à la famille,
Sous le gourbi…
On pleure encor'quand on roupille,
A Biribi…
On est sauvag'lâche et féroce
Quand on en r'vient....
Si par hasard on fait un gosse,
On se souvient...
On aim'rait mieux, quand on s'rappelle
C'qu'on a subi,
Voir son enfant à la Nouvelle,
Qu'à Biribi.
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Telle est, dans ses très grandes lignes — car il faudrait pouvoir tout citer et tout approfondir — I ‘œuvre de ces deux chansonniers des gueux, Richepin et Bruant. L'un et l'autre ont aimé les souffrants et les parias, se sont sentis attirés vers eux par une fraternelle compassion ; mais tandis que le premier, emporté par un enthousiasme inhérent sans doute à sa nature d'artiste et de poète, les voyait moins sombres qu'ils ne le sont en réalité, allait moins au fond de son observation, et remontait moins des effets aux causes, le second, d'un regard plus fouilleur, pénétrait mieux ces obscures existences, et, s'enlaçant complètement, les laissaient se raconter elles-mêmes. Dans la Chanson des Gueux, c'est Richepin qui parle ; aussi le souffle est-il puissant, lyrique, aussi la poésie épand-elle ses couleurs sur les plus navrants sujets. Mais Dans la rue est fait, semble-t-il, par les gueux eux-mêmes ; ce sont leurs propres paroles qui emplissent les pages. Et il en résulte J une incomparable puissance de vérité, une tristesse poignante qui nous étreint le cœur et l'esprit.
JEANNE TULLIO.
FIN
Novembre↑
Frivolet, « Courrier des
théâtres », L’Événement, 26 novembre 1900,
p. 4.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
[…]
A l'Athénée, le gros succès des Demi-Vierges a cimenté un traité des plus intéressants entre M. Jean Richepin, Mme Jane Hading et M. Deval.
Par ce traité, M. Jean Richepin termine quatre actes pour l'Athénée. Le principal rôle de femme est écrit spécialement pour Mme Jane Hading qui redonnera une série de représentations dans la jolie salle de la rue Boudreau.
Deux principaux rôles d'hommes sont destinés l'un à M. Deval et l'autre à l'un des artistes les plus aimés du boulevard.
Titre de la pièce : Le Masque, qui doit passer au mois d'avril.
Avec Barbey d’Aurevilly, avec MM. C. Mendès, Jean Rameau et plusieurs autres, ils ont prolongé jusqu’à nous quelques-unes des traditions de l’école romantique.