Corpus de textes du Laslar

1902

Catulle Mendès, « Richepin (Jean) », Rapport à M. le Ministre de l’instruction publique et des beaux-arts sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, Fasquelle, 1903, p. 248-251.

[…]

RICHEPIN (Jean).

Les Étapes d'un réfractaire (1872). – Madame André, roman (1871). - La Chanson des Gueux (1876). - Les Caresses (1877). – Les Morts bizarres (1877). ~ Césarine (1880).- La Glu, roman (1881). - Nana-Sahib, drame en cinq actes, en vers (1882). - La Glu, drame en cinq actes (1883). - Miarha, la fille à l'ourse (1883). - Macbeth, drame de Shakespeare en 9 tableaux et en prose (1881). - Sophie Monnier (1884). – Les Blasphèmes (1881). - La Mer (1885). - Monsieur Scapin, drame en 3 actes, en vers (1886). - Braves Gens (1888). - Le Flibustier, drame en 3 actes, en vers (1888). -Le Cadet, roman (1890) - Truandailles (1898). - Le Mage, drame lyrique avec musique de Massenet (1891). - Par le Glaive, en 5 actes et en vers (i8ga). - La Miseloque (1892). - L'Aimé, roman (1893). - La Mer, poésie (1891) - Mes Paradis, poésie (1891). Vers la Joie, ~ conte en 5 actes (1891) - Flamboche, roman (1895). - Les Grandes Amoureuses (1896) - Théâtre chimérique (1896) -Le Chemineau, 5 actes (1897). - Le Chien de garde, 5 actes (1898). – Contes de la décadence romaine (1898). - La Martyre, 5 actes (1898). -Les Truands (1899). - La Gitane (1899).

OPINIONS.

JULES LEMAÎTRE. — Il y a deux hommes en M. Richepin. Peut-être les deux hommes n'en font-ils qu'un au fond, mais je n'ai pas le loisir de le chercher aujourd'hui et je m'en tiens aux superficies. M. Richepin est d'abord un très grand rhétoricien, un surprenant écrivain en vers, tout nourri de la moelle des classiques, qui sait suivre et développer une idée, et qui sait écrire, quand ille veut, dans la langue de Villon, de Régnier et de Regnard, et dans d'autres langues encore. Mais en même temps, M. Richepin est un révolté, un insurgé, un contempteur des bourgeois et même des Aryas en général, un homme qui « a les os fins, un torse d'écuyer et le mépris des lois, bref, un Touranien. Or, il me semble, sauf erreur, que c'est l'habile rhétoricien, d'une netteté d'esprit toute aryenne, qui a écrit presque entièrement les deux premiers actes, et que le Touranien a mis la main au dernier plus qu'il n'aurait fallu... On voit ici en plein ce qu'il y a d'un peu puéril parmi le beau génie naturel de M. Jean Richepin... C'est égal, un large coup de ciseau dans Monsieur Scapin et quelques raccords, nous aurions un joli pendant au Beau Léandre de Banville, ce chef-d’œuvre.

[Impressions de théâtre (1886).]

TANCRÈDE MARTEL. — Ceux qui, comme le grand et vigoureux poète de la Chanson des Gueux, ont voué leur existence entière aux flammes d'un art élevé, savent seuls ce qu'il y a de bonheur dans l'enfantement laborieux d'une œuvre préférée. Enfin, nous l'avons, ce livre sur la Mer, ce beau livre autour duquel il se mène un grand tapage, un peu grâce à la personnalité puissante de son auteur. Mérite-t-il tous les éloges que les rares délicats critiques lui ont adressés ? Nous apporte-t-il des émotions nouvelles et saines ? Pour nous, nous n'hésitons pas à le déclarer : cette série de poèmes sur la Mer nous apparaît comme une des plus saisissantes, des plus personnelles conceptions lyriques de ces dernières années, et nous rangeons le volume, dans nos préférences, tout à côté de la Chanson des Gueux, — ce qui n'est pas peu dire.

Dans la Mer, la sincérité éclate, mêlée à nous ne savons quelle explosion d'extase pour les choses qui représentent le mieux la Beauté. La Beauté, c'est-à-dire cette fougue, cette insolence, cette majesté si particulières à l'Océan. Car le flot a ses amoureux et toujours aura ses poètes. La mer, la mer impénétrable, depuis qu'elle arrache tant de cris de délire et d'enthousiasme à l'homme, la mer garde toujours pour ses fervents comme une réserve de nouveaux et mystérieux attraits. Il y avait donc quelque orgueil à prendre cette belle et adorée maîtresse à la crinière de ses algues ; il y avait un magnifique courage à chanter les harmonies si diverses, si nuancées, partant si rebelles à l'expression, de l'Océan. Cet orgueil, Jean Richepin l'a eu ; ce courage, il l'a senti vibrer en lui. Après Michelet, après Victor Hugo, la Mer nous donne ce que nous exigeons des poètes : une interprétation personnelle, nouvelle, variée, de la nature. Que les esprits chagrins ou superficiels pâlissent de cet aveu, peu nous importe ! Jean Richepin a vécu son œuvre et, en maints endroits, elle vous prend assez aux entrailles pour qu'on ne puisse mettre en doute le noble sentiment artistique qui l'a inspirée.

[Le Passant (1886).]

JULES LEMAÎTRE. A propos du Flibustier. Et pourquoi M. Jean Richepin ne serait-il pas vertueux ? pourquoi ne serait-il pas idyllique, honnête et doux ? pourquoi refuserait-on à ce Touranien apaisé le droit de nous conter une berquinade touchante, cordiale et mélancolique ? Et si cette berquinade est, par là-dessus, pittoresque et savoureuse, si elle est tout imprégnée de sel marin, toute pénétrée d'une odeur d'algues, toute traversée par les grands souffles salubres qui viennent du large, irons-nous chicaner sur notre plaisir ! Irons-nous dire : « Oui, les vers sont beaux ; oui, tout l'accessoire est d'excellente qualité ; mais qui donc eût attendu de l'auteur de la Chanson des Gueux un drame aussi innocent ? Cela me désoriente et me scandalise que le poète des Blasphèmes ait eu le front de nous montrer de si braves gens, des âmes si vraiment religieuses et si entièrement soumises à la loi du devoir. Ce poète nous a trompés. Il n'est plus révolté du tout ; ses flibustiers sont des moutons, c'est nous qu'il flibuste, si j'ose m'exprimer ainsi. Horreur ! Il y a dans son drame des passages qui font songer à Michel et Christine de M. Scribe, le moins Touranien des hommes. Cela est-il supportable ?» Pour moi, je l'avoue, je n'en suis pas allé chercher si long. J'ai pris la comédie de M. Jean Richepin pour ce qu'elle est, et j'en ai joui comme d'une jolie histoire sentimentale, vraie à demi et merveilleusement encadrée. Et j'ai songé : « Admirons les effets de la grâce divine, ou simplement peut-être de cette douceur, de cet assagissement, de cette résignation, de cette sérénité qu'apporte l’expérience aux âmes bien nées ! Juste au moment où Maurice Bouchor fait sa prière à tous les dieux, voilà que l'homme aux yeux d'or et à la peau cuivrée, qui a si savamment rugi les Blasphèmes, s'attendrit à son tour, et qu'il se penche arec respect sur de bonnes âmes, aryennes jusqu'à la plus scrupuleuse vertu... Je vais maintenant guetter le Courrier français. Un de ces jours, nous aurons la joie de constater l'éveil du sentiment religieux chez Raoul Ponchon.

[Impressions de théâtre (1888).]

EMILE FAGUET. —Loin de moi la pensée de protester contre le beau succès que le publie n'a point marchandé à M. Richepin. Dans l'applaudissement chaleureux dont il a été salué, il faut voir le goût passionné de la poésie et de l'éloquence, et une sorte de reconnaissance exprimée par des lettres à un homme qui peut se tromper sur l'agencement d'un drame, mais qui a le feu sacré, l'enthousiasme entêté pour les belles sonorités et les beaux rythmes, et qui manie la langue poétique comme personne, à ma connaissance, ne sait faire en ce moment. Je voudrais y voir aussi une petite amende honorable au publie qui n'a pas fait aux beaux poèmes de la lier, très mêlés, je sais bien, mais où l'on trouve des, choses exquises, de véritables petits chefs-d’œuvre, un accueil aussi empressé qu'ils le méritaient. M. Richepin, très jeune encore, a tout un beau passé poétique, et il est une magnifique espérance. Parbleu, ce n'est pas une affaire : il a ce qui ne s'acquiert pas ; il liera mieux sa charpente dramatique une autre fois.

[Le théâtre contemporain (1888).]

JULES BARBEY D'AUREVILLY. — On peut être trompé, surtout en fait d'âmes, dans ce monde épais et sans transparence, mais, jusqu'à nouvel ordre, il me fait l'effet d'en avoir une, ce monsieur Richepin. Il me fait, lui le Villonesque et le Rabelaisien, l'effet d'avoir ce que n'avaient ni Villon, ce polisson auquel ce diable de Louis XI, si bon diable, épargna la corde, ni Rabelais, cet impitoyable génie du rire à- outrance, qui aurait eu tout s'il avait eu du cœur ! Le poète de la Chanson des Gueux ne les peint pas que de par dehors, pour le seul plaisir de faire du pittoresque. Malgré l'osé, le cru, et même le cynique, à quelques endroits, de sa peinture, ce n’est nullement un réaliste de nos jours. Il est mieux que cela. Il a l'âme ouverte à tous les sentiments de la vie et il les mêle — et fougueusement—à ses peintures. Il sait s'incarner dans les gueux qu'il peint. Mais il n'a pas, malheureusement, il faut bien le dire, le seul, sentiment qui l'aurait mis au-dessus de ses peintures, le sentiment qui lui aurait fait rencontrer, cette originalité que Villon, Rabelais et Régnier ne pouvaient pas lui donner. Il n'a pas le sentiment chrétien. — Je veux pourtant vous dire ce qu'il est, ce talent qui aurait dû monter jusqu'au génie pour être digne du sujet qu'il n'a pas craint d'aborder. Incontestablement, ce talent est très grand. L'homme qui chante ainsi est un poète. Il a la passion, l'expression, la palpitation du poète…

Quand, après la Chanson des Gueux, M. Jean Richepin publia son volume des Blasphèmes, on put voir clairement pourquoi il avait oublié le Christianisme et son influence, sur les pauvres, dont il écrivait l'histoire. C'est que M. Jean. Richepin, bien loin d'être un chrétien, était un athée et un athée qui s'en vantait avec emphase. On aurait pu dire de son livre ce qu'on dit un jour de l'affreux Richard Cœur-de-Lion : « Prenez garde à vous, le diable est déchaîné ! » ... Le livre des Blasphèmes est la conséquence très simple de l'état général des esprits. D'invention, il n'a pas la moindre originalité, et, socialement, il ne suppose aucun courage. Si son siècle n'était pas ce qu'il est, M. Richepin n'aurait pensé ni publié son livre ; mais il est de son siècle, il le connaît... et il l'a chanté.

[Les Œuvres et les Hommes : les Poètes (1889).]

MARCEL FOUQUIER. — La Chanson des Gueux fut un succès. Ce n'est pas que bien des pièces du livre, surtout celles écrites en argot, ne soient d'assez faciles exercices de rhétoricien qui s'encanaille en l'honneur de Villon ou qui n'est point mécontent de dépasser l'auteur des Réfractaires sur le chemin frayé par lui. Mais je ne veux en rien rabaisser le mérite ni l'originalité du poète. Il a peint avec verve, parfois avec vérité, les gueux des champs et les gueux des faubourgs. Il a aussi gravé des eaux-fortes d'une attaque franche de curieuses vues de Paris, terrains vagues blancs de gravats et rôtis de soleil, va-et-vient pressé de la foule au travers des rues, où tremblotent des clartés vagues dans la brume, à la pointe de l'hiver.

[Profils et Portraits (1891).]

LUCIEN MUHLFELD – M. Jean Richepin continue les drames de Victor Hugo ; ce n’est pas une raison pour aller voir Par le glaive -C’est ennuyeux, mais il y a de beaux vers. – Pardon, c’est ennuyeux, mais les vers ne valent rien. Démonétisés depuis cinquante ans.

[Revue Blanche (février 1892)]

PHILIPPE GILLE.— Le livre de M. Jean Richepin : Mes Paradis, se divise en trois parties : Viatiques, Dans les Remous, les Îles d'or. Les deux premières se composent de pièces dans lesquelles on retrouvera toute l'énergie, la liberté d'allure des Blasphèmes, bien que les tendances en soient diamétralement opposées ; c'est la tolérance qui, cette fois, est la note dominante du livre. Quant aux îles d'or, il est nécessaire, pour naviguer dans leur archipel, d'être muni d'un pilote. Disons tout d'abord que la conclusion de l'œuvre est qu'il y a, dans chaque individu, des milliers de « moi » et qu'il est fou d'espérer pouvoir les réduire à un seul, absolu, unique ; il ne faut, par conséquent, pas chercher un paradis, mais des paradis sans nombre ; le poète nous les montre dans les lies d'or, qui ne sont autre chose que les bonheurs épars qu'il est permis à chacun de conquérir ou de rêver... On retrouve, dans ce volume, écrit avec une prodigieuse facilité, toutes les brillantes qualités du grand producteur qu'est M. Richepin ; un critique lui souhaitait dernièrement plus de méditation, plus d'hésitation avant de lancer un ouvrage : pièce, roman ou poème ; moi je conseillerai à M. Richepin de prendre acte de ce conseil bienveillant, mais .de n'en point profiter. II a l'abondance, il a le jet, c'est le don exceptionnel, important en art.

[Les mercredis d'un critique [1895).]

GUSTAVE KAHN. — Le Théâtre chimérique de M Jean Richepin n'est pas seulement chimérique, ce n'est pas du théâtre du tout. D'ailleurs, M. Richepin a dû, ce jour-là, prendre le mot théâtre dans une de ses vieilles acceptions, — théâtre de l'Europe..., théâtre des curiosités de... Cette réserve faite (elle est sans importance), toutes ces saynètes, qui se jouent elles-mêmes dans un cerveau de littérateur, cette indignation contre le bourgeois non artiste qui soulevait déjà le poète de la Chanson des Gueux... C'est cette haine qui inspire les saynètes où Polichinelle triomphe de Pierrot, dans cette gamme de la concurrence vitale qui s'appelle la peinture des portraits, en démontrant la supériorité du miroir où l'on se voit, de ses yeux prévenus, sur la tenace recherche technique et le souci de pittoresque et de caractère qu'un peintre peut posséder. C'est une ironie de philosophe qui inspire Pied, valet de Faust, enseignant au savant docteur les sciences de l'ignorance et de la nature. Le Pilori est une parade vivement enlevée, et il y a une belle allure dans l'intermède philosophique intitulé : Propriété littéraire. C'en est assez pour faire lire avec plaisir ce livre tourmenté. Car M. Jean Richepin est un des esprits les plus tourmentés de l'heure présente. Malgré l'apparence calme d'une philosophie nihiliste dont Pierrot, dans la conférence même qui termine ce volume, nous donne la formule familière et abrégée, M. Richepin est un inquiet. Cela se sent à ses articles, à ses livres ; et son besoin de se renouveler s'affirme par tout un travail pour la présentation de l'idée ; que ce travail soit d'apparence clownesque comme ici, sérieux comme entre d'autres choses de lui, il n'en existe pas moins, précieux à constater. C'est intéressant et surtout méritoire ; ce n'est pas un chef-d’œuvre, ce Théâtre chimérique, tant s'en faut ; mais c'est un livre vigoureux ; et puisque nous parlons ici de M. Richepin, je voudrais réveiller le souvenir d'un roman de lui, très ferme, très curieux en son originalité réussie, le Cadet, un roman de la terre et de la propriété, qui n'est peut-être pas considéré par tous à sa vraie valeur.

[Revue Blanche (1er novembre 1896).]

ROMAIN Coolus.— Si, pour mon humble part, je n'aime guère le Chemineau dont le romantisme conventionnel, le touranisme d'imagerie et les paradoxes ruraux me déconcertent, je ne puis m'empêcher d'être joyeux du succès qu'il a obtenu, parce que les pires erreurs de Richepin sont encore des erreurs de poète, d'emballé, d'homme capable de se passionner pour un tas de choses indifférentes à un tas de gens ; et cela est extrêmement sympathique. On a l'impression d'écouter les confidences d'un tout jeune homme qui déborde d'enthousiasme, et il n'est pas d'enthousiasme si ingénu dont on ne finisse par subir la contagion— un peu. Ce jeune homme, naïf et délicieux, croit encore comme le Callot de M. Cain aux Bohémiens, comme Richepin aux Chemineaux. Un homme qui va sur la grand'route et qui n'a rien, rien que le mystérieux trésor de l'aventure, c'est toute l'Indépendance, toute la Chimère, la Vie libre et la Joie, en un mot la Poésie totale. Illusion attendrissante, qu'il serait cruel peut-être de faire évanouir ! Laissons le poète des Gueux croire et les foules avec lui à ces chemineaux vertueux qui proclament leurs devoirs paternels et se souviennent vingt ans après des filles qu'ils engrossèrent. Respectons les joies simples des simples et ne médisons pas des albums d'Épinal en qui leurs âmes trouvent, malgré tout, des motifs de rêve et de désintéressement

Et puis, quoi que l'on puisse dire contre la rhétorique verbeuse de Richepin et le fâcheux lyrisme de ses paysans hétéroclites, il faut encore lui avoir quelque reconnaissance de retenir des spectateurs aux œuvres dramatiques en vers. Non que je croie à la renaissance possible du grand drame à la Hugo, tel que l'ont pratiqué, les derniers, Coppée et Richepin, de pâles Borniers et d'effacés Parodis. Mais Banville aura des successeurs, et le théâtre verra fleurir des œuvres lyriques fantaisistes, tendres et farces simultanément, qui peut-être n'auraient plus de public si des entreprises comme le Chemineau ne maintenaient en appétit de rythmes et d'images les attentions contemporaines.

[Revue Blanche (1er mars 1897).]

FRANCISQUE SARCEY. — (Le Chemineau.) L'Odéon nous a donné le Chemineau, drame en vers, de M. Jean Richepin. C'est une œuvre considérable... Le Chemineau a obtenu le premier jour un succès étourdissant... J'ai rarement vu une salle plus emballée. Peut-être les publics qui viendront après nous voir le Chemineau auront-ils l'admiration plus calme. Mais je serais bien étonné s'ils ne trouvaient pas de quoi s'y plaire...

Il est délicieux, il est exquis, ce premier acte ; tout parfumé de l'odeur des blés qu'on coupe, tout égayé des chansons qui voltigent dans l'air, tout illuminé de poésie. Enfin ! la voilà donc, cette charmante, cette idéale langue du vers appliquée de nouveau aux détails de la vie rustique, et appliquée avec un art merveilleux par un incomparable virtuose. Comme ce vers est simple tout ensemble et savoureux ! comme il relève par l'image ou par le rythme la familiarité voulue de l'expression ! C'est un enchantement que ce style, qui reste franc et aisé, tout en étant très composite.

Vous ne sauriez croire quel en a été l'effet sur le public de l'Odéon. Nous étions tous charmés. Voilà bien longtemps que je dis qu'au théâtre, le Français n'aime au fond que le drame en vers et le vaudeville ! Jamais cette vérité n'a été mieux prouvée que l'autre jour.

[Le Temps (février 1897).]

HENRY FOUQUIER. — ... J'ai même entendu qualifier le Chemineau de livret d'opéra-comique et d'exercice de rhétorique. Je veux bien. Seulement, c'est une bonne rhétorique, et j'aime mieux une bonne déclamation de rhétorique qu'une œuvre de génie manquée. Et le public a été de cet avis.

... Ceci forme un petit drame simple, exquis par sa simplicité même. Ce ne sont que des tableaux de la vie champêtre, un peu arrangés par un Florian romantique, mais délicieux, une fois qu'on est entré dans une convention irai n'est même pas plus de la convention que celles du théâtre « rosse ». J'aime moins les derniers actes.

...Le Chemineau n'en reste pas moins une œuvre intéressante, d'un joli travail, qui sera écoutée avec plaisir par ceux à qui les pures lettres suffisent pour l'intérêt d'une soirée.

[Le Figaro ( février 1897).]

ROBERT DE SOUZA. — M. Jean Richepin sut, en se servant des éléments traditionnels, donner à certaines de ses poésies la verdeur et le mouvement qui conviennent. C'est par ce côté surtout qu’il marquera comme poète original. Il nous le découvre moins dans sa Chanson des Gueux, si heureusement renouvelée ces temps-ci par les Soliloques du pauvre, de M. Jehan Rictus, que dans certaines pages des Blasphèmes et de Mer. Mais il ne rend que le mouvement extérieur avec des développement trop suivis et trop longs, des strophes tout en gestes, pour ainsi dire, où sont loin de paraître les jolies sentimentalités et les traits mystérieux du lyrisme rustique.

[La poésie populaire et le lyrisme sentimental (1899).]

Henri d’Alméras, « Jean Richepin », Avant la gloire, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1902, p. 103-112.

Jean Richepin

De tous les romans qu’a écrits Richepin, aucun n’est aussi dramatique et aussi intéressant que sa vie.

Né en Algérie, à Médéah, le 14 février 1849, fils d’un médecin militaire, il fut baptisé par un ancien zouave devenu prêtre. Ce jour-là, sans doute, un peu de poudre trainait dans le bénitier.

Quinze ou vingt ans plus tard, il devait faire tous les efforts possibles pour persuader à ses futurs biographes et pour se persuader à lui-même qu’il descendait de quelque bohémien, de quelque chef de tribu errante, illustre sans doute, mais dont le nom n’a pas survécu. Il invoquait comme preuves – et elles parurent généralement insuffisantes, - l’étrangeté, un peu artificielle, de son visage vaguement méphistophélique et son goût excessif, au moins en apparence, pour la vie nomade.

Pendant la guerre de Crimée, Richepin vint habiter Belleville avec sa mère. La paix signée, il suivit son père dans toutes ses garnisons et s’y fit bientôt connaître par son talent exceptionnel à jouer du tambour – et même de la grosse caisse.

De retour à Paris, il termina ses études au lycée Charlemagne et au lycée Napoléon. Sa famille aurait voulu faire de lui un médecin, mais il préféra se préparer à l’Ecole Normale. Ses professeurs le lui avaient vivement conseillé. Il était, mais avec une originalité d’esprit difficile à concilier avec les succès universitaires, l’écolier modèle, la bête à concours, qui prouve la supériorité d’une méthode et l’excellence d’un établissement. Il avait déjà un goût très vif pour la rhétorique. Comme tout le monde l’avait prévu, il passa un très brillant examen, en 1868.

Pour un jeune homme de dix-neuf ans, ardent et ambitieux, qui avait ou, ce qui revient au même, croyait avoir du sang de touranien dans les veines, aucun métier ne pouvait paraître plus déplaisant et plus insipide que celui de professeur. La monotonie et l’effacement de cette carrière de tout repos réservée, semble-t-il, a des natures paisibles et résignées, alarmèrent son besoin d’activité et de bruit. Il recula avec effroi devant la triste perspective d’une vie humble, discrète et médiocre.

Démissionnaire pour incompatibilité d’humeur, le Normalien émancipé connut bientôt toutes les amertumes d’une situation qui n’avait rien de brillant ni de sûr. Journaliste intermittent, il casait de temps en temps des articles bien écrits mais mal payés – mieux eût valu le contraire – dans des journaux ou des revues que personne ne lisait. Il donnait, à des prix infimes, sa misère étant trop visible pour qu’on n’essayât pas de l’exploiter, des leçons de français, de grec, de latin et même de mathématiques. Quand les élèves manquaient, il lui arriva parfois – mais ceci n’est peut-être qu’une légende – de s’engager comme lutteur dans des baraques foraines. C’est ainsi, dit-on, qu’il fit partie d’une troupe de bohémiens qui allaient, sur leur roulotte, de village en village. La sœur du chef, matrone ardent mais un peu mûre, devient éprise, malgré les préjugés de sa race, du jeune étranger et lui offrit bravement sa main. Il se hâta de fuir, dans la crainte du coup de couteau qui suit inévitablement, chez ces peuplades naïves, un refus trop catégorique ou une résistance trop prolongée.

En 1869, Richepin était secrétaire de rédaction d’une feuille d’avant-garde qui avait ses bureaux place de la Sorbonne et qui défendait, avec moins d’éclat qu’elle n’aurait voulu, l’école naturaliste. Il retrouvait au café Voltaire quelques jeunes écrivains qui étaient tout à fait acquis aux idées nouvelles : Paul Arène, Mérat, Valade, Emile Blémont, Pierre Elzear, Lafagette, Rollinat. Ce groupe, dont l’influence fut assez sérieuse, servait de trait d’union entre les Réalistes et les Parnassiens.

Au moment où éclata la guerre de 1870, Richepin était rédacteur en chef de l’Est, journal de la Franche-Comté. Il s’engagea dans les francs-tireurs de Bourbaki et se battit vaillamment.

Après la paix, recommença la vie de misère, de misère un peu bruyante. Un groupe s’était formé qui se rattachait à Villon beaucoup plus qu’à Murger et représentait la bohème truculente. Ceux qui en faisaient partie – Raoul Ponchon, Maurice Bouchor, le mûlatre Fenimore Fougère, le peintre Dupont, Juvigny – cassaient les réverbères, embrassaient les servantes, qui protestaient mollement, s’attardaient aux longues beuveries et se grisaient d’ailleurs de rhétorique beaucoup plus que de bière ou de vin. Ils auraient bien voulu, comme leur maître Villon, rosser le guet, mais c’est un divertissement qui depuis un siècle coûte trop cher en France.

Un cénacle, même exubérant, ne suffisait pas à l’activité déjà fébrile de Richepin. Il avait été accueilli avec empressement par un groupe de Bretons, buveurs infatigables, et par une société de Haïtiens qui le considéraient, à cause de son teint bronzé et de ses cheveux crépus, comme un Haïtien honoraire.

Dans ces milieux disparates, si différents d’esprit et de langage, se formait, s’enrichissait sans trêve un des plus curieux talents verbaux de notre temps. Richepin lisait beaucoup et des livres de tout genre. Il étudiait la langue classique dans les chefs-d’œuvre du dix-septième siècle et celle du moyen âge dans les poèmes de Rutebeuf, de Villon ou de Marot. Il connaissait l’argot – celui des quartiers populaires et celui des grandes routes – presque aussi bien que le latin. Il accumulait ainsi cet énorme répertoire de mots qui devait tant servir à sa réputation.

En attendant d’utiliser cette richesse patiemment acquise, sans cesse augmentée, il se bornait, faute de mieux, à collaborer au Mot d’Ordre, au Corsaire, vaillants journaux dont le plus grand défaut était de n’avoir pas d’argent. Il publiait dans la Vérité les « Etapes d’un réfractaire », réunies en volume en 1872, et qui forment l’étude la plus intéressante qu’on ait consacrée à l’admirable écrivain qui fut Jules Vallès.

La même année, dans ce petit théâtre de la rue de la Tour-d’Auvergne, aujourd’hui disparu, et qui rappelle de curieux souvenirs littéraires, il faisait représenter l’Etoile, pièce écrite en collaboration avec André Gill et dans laquelle jouèrent les deux auteurs, devant un public un peu étonné, mais très sympathique.

De 1872 à 1876, le jeune écrivain, condamné à d’ingrates et stériles besognes, obligé de se dépenser en menue monnaie, ne donna aucune œuvre digne de lui. Heureusement, l’originalité de son attitude l’avait rendu presque célèbre dans le monde des lettres. Ce n’est pas impunément, à Paris, qu’on affecte de se distinguer du vulgaire par une excentricité d’esprit ou de costume plus ou moins préméditée. L’auteur de l’Etoile ne l’ignorait pas. Parmi les « Etapes d’un réfractaire » in considérait sans doute celle-là comme indispensable au succès.

Connaître son temps, c’est encore le plus sûr moyen qu’on ait trouvé de ne pas en être dupe. Aux époques héroïques de la littérature, que nous admirons d’autant plus que nous les connaissons moins, il pouvait suffire, pour réussir, d’avoir du talent. Et, sans remonter trop loin, je ne me figure pas Stendhal ou Mérimée déguisés en Italiens de la Renaissance pour aider à la vente de leurs livres. Ils s’habillaient comme tout le monde et ne tenaient pas à être trop remarqués. Il y avait alors une critique littéraire, confiée à des lettrés, et qui signalait les œuvres remarquables. Le métier d’écrivain, qui rapportait peu, n’était pratiqué que par une élite.

Après la guerre, le nombre des littérateurs augmenta dans d’énormes proportions. A défaut de talent très personnel, presque tous les débutants apportaient dans une carrière dont ils pressentaient les difficultés, un désir féroce d’arriver, d’arriver par tous les moyens, à tout prix, et une merveilleuse aptitude à tirer parti des moindres productions de leur plume. Les mœurs de l’ancienne Bohême, celle de Murger, avec le nonchaloir et le désintéressement qu’elles supposaient, disparaissaient à peu près complètement pour faire place à des pratiques d’habile commerçant qui apprécie les avantages de l’argent et sait comment on en gagne. La littérature désormais, - Balzac avait pressenti et annoncé cette évolution, - s’appuya sur cette force énorme : la publicité, la publicité constante et ininterrompue. On commença à lancer des écrivains comme des produits pharmaceutiques.

Il est évident qu’avec ces mœurs nouvelles le débutant qui se contentait de perfectionner sans cesse son talent, accumulait des œuvres remarquables, et ne comptait que sur son mérite, même exceptionnel, pour vaincre l’indifférence du public, se vouait inévitablement à une obscurité honorable mais douloureuse.

Richepin le comprit très vite. On ne saurait lui faire un reproche de s’être douté du relief que donnaient à un jeune écrivain, très désireux de ne pas être ignoré, un grand chapeau de feutre gris, un chapeau de tyrolien égayé par deux pompons rouges, un veston de velours et un pantalon de hussard hongrois.

-Quel est ce grand chapeau ? murmuraient les foules déjà conquises.

Et il se trouvait toujours quelqu’un pour répondre :

-C’est Jean Richepin, un jeune poète d’avenir. On dit beaucoup de bien des œuvres qu’il écrira.

Cette réputation, d’ailleurs si légitimé, commença ainsi, par le choix heureux d’un chapeau imprévu et l’habile parti tiré de deux pompons rouges et d’un veston de velours.

En somme, l’habile écrivain, entrainé par son tempérament de lutteur, guidé par sa connaissance de l’universelle sottise, se bornait à employer, avec une exagération qui en doublait la valeur, des procédés ultra-modernes dont aucun de ses confrères ne contestait l’utilité.

Les autres, plus médiocres et plus timorés, tiraient des coups de pistolet dans la rue pour forcer les passants à se retourner. Il tira des coups de canon.

Le premier fut la Chanson des Gueux (1876)

Œuvre très remarquable évidemment, pleine d’une poésie ardente et vigoureuse, mais qui aurait passé, malgré ses audaces voulues, presque inaperçue si un journal n’en avait vertueusement dénoncé l’immoralité. Les scrupules du Charivari parurent excessifs, mais son intervention rendit un grand service à l’auteur.

Traduit devant les tribunaux, Richepin fut condamné à un mois de prison et cinq cent francs d’amende. Sainte-Pélagie lui ouvrit ses portes hospitalières, et dans un « cachot », qui n’avait rien d’effrayant, il écrivit les Morts bizarres.

Ce qui dut surtout lui sembler bizarre, ce fut le médiocre effet de la condamnation sur la vente du livre.

Généralement, quand un ouvrage est signalé par la justice comme immoral, le nombre de ses lecteurs augmente dans d’énormes proportions qu’on peut pour ainsi dire déterminer d’avance. Chaque mois de prison, en thèse générale, représente une édition – mais il s’agit presque uniquement dans ce calcul des ouvrages en prose : les poètes sont toujours sacrifiés.

Lorsque l’auteur de la Chanson des Gueux sortit de prison, les frais du procès, le payement de l’amende, l’avaient mis dans une grande gêne. Beaucoup de journalistes, affectant un rigorisme difficile à prévoir, se fermaient devant le « condamné ». La plupart de ses confrères se demandaient s’ils avaient intérêt à l’accabler ou à le défendre. Pour ne pas les obliger à se décider trop vite, il quitta Paris.

Un autre, peut-être, aurait été écrasé, définitivement vaincu par cette persistance de déveine, mais la vigueur physique, chez Richepin, venait en aide à la vigueur morale. Après avoir chanté les gueux, il n’hésita pas à en devenir un lui-même, et le rude métier de débardeur sur les quais de Bordeaux permit au poète d’attendre des jours meilleurs.

Il ne les attendit pas longtemps. Revenu à Paris, il put entrer au Gil Blas et y trouver une collaboration sérieuse. Ce n’était pas encore la gloire, mais c’était la vie assurée.

Les Caresses, en 1877, La Glu, jouée à l’Ambigu le 27 janvier 1883, et dans laquelle se révéla une actrice, presque inconnue alors, Réjane, ne furent guère que des succès d’estime. Le public, le grand public, celui qui consacre et quelquefois fabrique de toutes pièces les réputations, restait rétif. Il falllait pour l’émouvoir un second coup de canon. Ce fut Nana-Sahib.

La première de ce drame avait lieu, sans grand éclat, le 20 décembre 1883 à la Porte-Saint-Martin, que dirigeaient Lous Derenbourg et Maurice Bernhardt. Sarah Bernhardt s’était occupée elle-même de la mise en scène, avec le peintre Clairin. Les vers étaient très beaux et les décors splendides, mais le public se réservait.

Le 26 décembre, vers 9 heures du soir, sur les boulevards, dans les cafés « littéraires », dans les salles de rédaction, le bruit se répand que l’auteur de Nana-Sahib joue le principal rôle dans sa pièce. Quelques minutes après, le théâtre était bondé.

Au début du spectacle, M. Talbot, grave comme un augure – à l’époque où ils ne se regardaient pas sans rire – avait fait cette annonce :

« Mesdames et Messieurs, M. Marais, sérieusement indisposé, s’est trouvé dans l’impossibilité de jouer Nana-Sahib ce soir. M. Jean Richepin, l’auteur de la pièce, veut bien essayer de le remplacer. »

Il le remplaça à merveille. On admira sa diction parfaite, l’énergie très dramatique de son geste et l’art incomparable avec lequel il sut exprimer les plus beaux passages, les couplets les plus décisifs. On s’étonna surtout que cet acteur improvisé eût si rapidement appris son rôle.

Cette fois le coup de canon avait porté. Le 27 décembre, le lendemain de cette sensationnelle représentation, Richepin était célèbre.

Gustave Kahn, « Les Origines du symbolisme », Symbolistes et décadents, Paris, L. Vanier, 1902, p. 7-21.

{7} Ce sont les Goncourt, artistes rares, historiens consciencieux à qui ne fut point épargné le nom de décadents, qui affirmèrent qu’il était beaucoup plus difficile de reconstituer une époque toute récente que de reconstruire, avec quelques chartes ou inscriptions, l’histoire d’une époque mythique ou féodale. Il semblerait qu’ils ont raison si l’on envisage la façon plutôt maladroite, inexacte, incohérente dont on a écrit jusqu’ici l’histoire littéraire de ces toutes dernières années. Le temps que des fils couleur d’hiver viennent commencer à se mêler à leurs barbes, les vétérans du symbolisme ont entendu sur leurs œuvres plus de sottises que les tableaux de musée. Pourtant ce n’est point ici le cas, comme pour les Goncourt, de s’écrier devant la multiplicité des textes qu’il {8} faut lire et même découvrir pour arriver à la vérité. Au contraire, pour notre petit point d’histoire littéraire, petit en regard de la marche du monde, mais pas si petit relativement et dont l’importance sera de jour en jour plus évidente, les textes sont peu nombreux, tous faciles à se procurer (au moins à la Bibliothèque nationale).

Une objection plus grave à une histoire du symbolisme, et celle-là je la déclare tout de suite très valable, c’est que l’évolution du symbolisme n’est pas terminée.

***

On est d’accord, et j’ai vu que ces idées ont pénétré jusque dans certains entendements réputés durs de la rue d’Ulm, à ne plus considérer le romantisme comme un bloc, mais à y admettre, à la suite des critiques écrivains, quatre bans, dont le premier serait celui de Chateaubriand, le second d’Hugo, Vigny, Lamartine, le troisième de Gautier, etc… le quatrième de Baudelaire, Banville, et c… plus un supplément, le Parnasse. De même le Naturalisme, si o n veut y comprendre Flaubert et Daudet et Duranty, ne sera pas un bloc et même, si on le restreint à Émile Zola, on est forcé de voir que ceux qui n’ont pas attendu les Trois Villes pour le caractériser, seront forcés d’ajouter un chapitre à leurs travaux pour y étudier la troisième manière de Zola. Le Symbolisme donc, dont les premiers livres et revues {9} datent de 1886, ne peut avoir, en 1901, accompli son cycle. Il n’a pu en quinze ans ni réaliser tout ce qu’il voulut ni toucher à tous les points qu’il visait ni décrire toute sa courbe. Ce n’est point qu’en écrivant ceci je demande l’indulgence ; les écrivains de talent qui se sont plus ou moins groupés, qui ont accepté plus ou moins définitivement cette étiquette le trouveraient singulier, et je n’ai nullement la pensée de la solliciter pour moi-même, car si j’espère faire mieux, sans espérer me rendre digne de tout mon rêve, je sais que le labeur de la première partie de ma vie n’a pas été inutile et je me connais des œuvres viables puisqu’elles engendrèrent.

Avons-nous eu raison ? nous, les premiers symbolistes, ceux qui vinrent tout de suite vers nous, ceux qui voisinèrent avec nous, s’étant associés à certaines de nos idées, s’étant reconnus dans quelques-uns de nos vouloirs ? Le vers libre sera-t-il le chemin futur de la poésie française ? le poème en prose que nous avons dépassé, et qui se retrouve reprendre de la consistance d’après notre orientation, sera-t-il cette forme intermédiaire entre la prose et le vers que recherchait, qu’avait trouvée Baudelaire et deviendra-t-il le Verbe de nos successeurs ? Y aura-t-il trois langages littéraires : le vers, gardant son allure parnassienne, éternellement, sur la chute des sociétés et des empires, puis le poème en prose et la prose, ou bien le vers libre, englobant dans sa large rythmique les anciennes prosodies, voisinera-t-il avec le poème en prose baudelairien, et la prose propre ?

Ce sont nos successeurs qui résoudront ce problème.

{10} Ma conjecture est que se demandant de plus en plus et avec inquiétude sur quelles bases sérieuses on s’appuierait pour boucler l’évolution rythmique et la réduire à des variations sur le principe binaire, on ira au vers libre.

Et je vais dire toute ma pensée : je crois que même si une réaction condamnait le vers libre, si, pour des raisons multiples, excellentes, irréfragables on en revenait à la pratique littéraire d’avant 1884, si on décrétait nos innovations hasardées, inutiles, cela n’aurait qu’une importance relative. Une évolution faite dans le sens de la liberté du rythme et de son élargissement est toujours destinée, à la longue au moins, malgré les réactions, à s’imposer ; les réactions sont fatales, l’action les cause. Et puis, les jeunes gens qui ne partagent point nos idées théoriques sont tellement imbus de l’application pratique que nous en avons faite, ont absorbé assez de l’influence de l’un ou l’autre de nous, ou bien sont assez fortement pénétrés de l’influence d’un de nos aînés, de ceux qui ont travaillé au défrichement des routes que nous avons tracées, que leur vers libéré et même leur vers parnassien profondément modifié n’est plus, sauf exception, l’ancien vers, et que tel qui nie le symbolisme se sert du vers verlainien comme un sourd, que tel qui se relie étroitement au passé, développe et fait aboutir des conceptions que nous avions indiquées. Je ne discute pas les détails ; je ne veux pas dire que des jeunes gens venus après nous sont nos vassaux littéraires. Je dis simplement qu’à les lire on voit que nous sommes passés, l’un ou l’autre lu et consulté par eux avec plaisir, et s’ils font autre chose {11} que nous, c’est non seulement leur droit mais leur devoir ; tout de même nous avons compté dans leur évolution.

Donc, je crois, selon l’expression de Stéphane Mallarmé, le vers libre viable ; quoi qu’il arrive désormais, il existe ; il peut régner, il peut être utilisé occasionnellement ; ceci c’est sa fortune, sa chance, son hasard, en tout cas il est. Une gamme est ajoutée à notre poésie.

Je crois aussi qu’il est prématuré d’écrire l’histoire du symbolisme. Aussi n’est-ce point son histoire que je donne aujourd’hui mais des notes pour servir à l’histoire de ses commencements.

Elles seront à l’histoire littéraire de notre époque ce que sont les Mémoires du temps à l’histoire sociale et politique. Je veux bien admettre que l’acteur d’une période ne peut la décrire complètement, que l’impartialité est difficile pour parler de ses émules, de soi et qu’il se peut que lorsqu’on croit l’atteindre on se trompe. C’est possible ; il est possible que l’histoire, même des débuts d’une période ne soit réalisable qu’avec un recul plus grand, et peut-être n’appartient-il pas à ceux qui posèrent les prémisses de tirer la conclusion. En tout cas, on a toujours admis volontiers le rôle de ceux qui sont venus dire : « j’étais là, telle chose m’advint », c’est leur droit, il y a intérêt pour tous à ce qu’ils le disent, et qu’ils disent aussi pourquoi ils ont agi de telle façon. Ce sera l’utilité de ces notes.

** *

{12} On est toujours le fils de quelqu’un, et de plus on dépend de son pays, de son ambiance, de l’aspect général de l’époque où l’on naît, et du contraste de cet aspect général. Vers ses dix-huit ans, le jeune homme franchement libre du joug des humanistes, plutôt parfois, l’enfant qui sait grimper jusqu’à la lucarne qu’on lui laisse sur la vie, se pénètre des nouveautés d’art. Elles sont de sortes diverses. Il y a celles que l’on est en train de consacrer, celles qui conquièrent la faveur publique, celles dont l’on se détourne, mais non point avec simplicité et unanimité en laissant tomber le médiocre livre, mais celles qu’on discute, qu’on vitupère, qu’on honnit, le chef-d’œuvre de demain, ou quelque manière de beau livre, plein de défauts mais où le don a fait étinceler son éclair d’aurore, ou l’aigrette diamantée d’une fée des crépuscules, cri jeune de coq pas assez entendu, ou noble parole attristée qui tombe aux lacs d’oubli.

La jeunesse à Paris a l’oreille très fine. Elle est très distincte à cet égard, et pour les nouveautés littéraires, de la jeunesse de province. Le petit provincial n’apprend pas grand-chose en dehors de ce que lui disent ses professeurs, le critique autorisé du journal de Paris qu’affectionnent son père ou son petit café, et le critique du journal local, habituellement moins lumineux qu’un phare. Le filtre est très serré qui laisse pénétrer jusqu’à lui les efforts nouveaux. Les revues provinciales actuelles qui renseignent plus ou moins les jeunes gens, {13} et toujours tendancieusement, c’est-à-dire inexactement, sont de création toute récente. Elles sont faites pour faire connaître aux aînés de Paris un petit groupe qui veut à son tour conquérir le monde, et non point pour renseigner sur Paris la province pensante. Les défenseurs de la décentralisation artistique objectent, à des centralisateurs qui voudraient enrichir le Louvre et le Luxembourg du trésor d’art épars dans nos musées de province sous la serrure rouillée, la clef oisive, et la sieste tranquille d’un conservateur qui est souvent un politicien casé et former ainsi une collection d’art complète, — ils objectent le jeune homme pensif et sage dont la vocation d’art pictural ou littéraire s’éveillerait au contact fréquent d’un beau chef-d’œuvre, et l’objection est assez forte pour que les centralisateurs n’insistent que platoniquement. Ce musée d’art, où par le hasard peut se glisser une toile moderniste, n’a pas d’équivalent littéraire pour nos jeunes hommes de province. En tout cas, il n’y verrait pas d’impressionnistes ou ils n’en ont vu de longtemps ; le garde qui veille en habit à palmes vertes à la barrière du Luxembourg n’est point tolérant. C’est pourquoi, lorsqu’à Paris, le jeune homme a déjà des clartés de tout et médite des révolutions, son premier adversaire est le jeune homme du même âge venu de sa ville lointaine. Dans ma prime jeunesse, ces jeunes gens, ceux qui n’étaient plus Lamartiniens ou Hugolâtres, se souciaient surtout de Coppée et de Richepin ; leurs cheveux étaient longs sur des pensers antiques, et, en somme, malgré que le temps qui marche a tout de même produit quelques modifications, les choses n’ont pas beaucoup changé.

{14} À Paris, un jeune homme qui avait dix-huit ans vers 1878 ou 1879, venait d’assister à une apothéose d’Hugo, faite au théâtre avec les reprises d’Hernani, de Manon, de Ruy-Blas, avec Mounet en bandit superbe et le prestige de Sarah et sa voix inoubliablement fraîche et veloutée. Les tragédiens italiens, Rossi et Salvini, étaient venus sur une scène vide, vide du départ des rossignols italiens jugés oiseux dans leur Gazza Ladra, et la leçon de chant du Barbier, devant des salles vides malgré leur talent, jouer les grands drames shakespeariens, et Catulle Mendès les remerciait, en vers, d’être venus nous donner le grand coup d’éperon du drame.

C’était un bel antidote contre les matinées Ballande recommandées par l’Alma mater à la jeunesse studieuse.

Ces jeunes gens virent aussi la réaction contre tout ce romantisme. C’était la fille de Roland acclamée, le nouveau Ponsard était très à la mode, pas tant que exalté, pinaclisé, mais enfin on citait des mots du pauvre M. de Bornier, devenu le plus parisien des bibliothécaires quasi-suburbains.

On disait des poètes parnassiens d’alors, (Leconte de Lisle et Banville, leurs aînés, étaient bien peu populaires), qu’ils avaient forgé un outil excellent dont ils ne savaient pas se servir, que la coupe était fort bien ciselée, mais qu’ils n’y versaient que des vins d’Horace assez surets, définition peu applicable à Léon Dierx, aux autres non plus, et qu’on a toujours, malgré sa vieillesse, essuyée et mise en circulation pour toutes les écoles poétiques. Le Naturalisme triomphait avec fracas, {15} dans la rue ; les acclamations se croisaient parmi les éclaboussements d’injures. Charpentier couvrait Paris d’affiches ; les journaux engueulaient Zola qui ripostait, courtois, calme, technique, entêté, dans ses feuilletons du Bien public. Les quais et l’Odéon étaient alors une joie ; on n’y trouvait point Zola accaparé déjà en placements de bibliothèque, mais tous les livres de Goncourt, Manette si séduisante alors, où Chassagnol babille tant et si finement d’art, d’Ingres, de Delacroix, de Decamps, où Anatole bonimente, Manette, où un paysage de prose, alors encore tout neuf, donne, comme un Rousseau, la forêt de Fontainebleau, et Demailly où tant de portraits se coudoient depuis Champfleury jusqu’à Banville, et parmi eux Gautier, kaléidoscope amusant d’une salle de rédaction, éden entrevu dans le mirage, et tous les bouquins sur le xviiie siècle ; les grands Flaubert, La Tentation et l’Éducation, jetés inépuisablement au rabais ou bien en donnant l’impression car les piles ne diminuaient guère ou étaient toujours renouvelés par les fées bienveillantes, les Exilés de Banville, tant qu’on en voulait, et d’autres beaux livres, tout cela s’entassait à vil prix dans un petit casier des Marpon et Flammarion, et les quais donnaient avec une abondance énorme les premières nouvelles de Mendès, si propices à accompagner les premiers cigares, — leurs héros fument toujours, — et l’Usurpateur, joli roman japonisant ; les Poulet-Malassis, si chatoyants de talent en leur diversité, on les vendait sous les portes à côté des faux Diaz et des faux Coot, si fréquents qu’on eut pu croire que chaque concierge était peintre. On avait lu le Monde-Nouveau que publiait Charles Cros.

{16} La presse, toujours la même, avait accueilli d’un déferlement de rires la Pénultième. Il y eut pourtant à ce moment, à peu près, un article de Jean Richepin qui disait fortement la beauté d’art des œuvres de Mallarmé, de Verlaine, de Huysmans, et je crois de Villiers. C’était l’heure, l’aurore de Richepin, la Chanson des Gueux avait remué la jeunesse, et les Chansons joyeuses de Bouchor comptaient :

On parlait aussi de Bourget, alors poète, dont on attendait, parallèlement à Coppée, le renouvellement du roman en vers ; on attendait sans vibration. Richepin surtout était à la mode. Les normaliens s’en enorgueillissaient, les candidats aux titres universitaires l’adoraient de les avoir piétinés, les futurs poètes aimaient sa saveur rude, et les étudiants admiraient sa légende de force et de bohémianisme.

La République des lettres, la revue de Mendès était morte du roman de Cladel, le Tombeau des lutteurs. Elle avait été superbe, luxueuse (dieu ! qu’on avait ironisé à propos de poèmes en prose de Mallarmé qui ornaient la première livraison, d’ailleurs fort bien faite), et puis elle avait diminué, et comme un nageur qui s’allège pour remonter le courant, elle avait jeté peu à peu sa couverture bleue, son vêtement, elle s’était faite menue, diminuant l’épaisseur de ses vélins, elle s’était faite toute petite, toute légère. Après elle, un journal, La Vie littéraire, qui lui succédait, sans la remplacer, jetait au monde, toutes les semaines, un tourbillon de poèmes et de gloire. Il y avait là tous les petits Parnassiens qui écrivaient aussi à La Renaissance de Blémont. Dans La Vie littéraire, tous les poèmes {17} n’étaient pas de belles qualités, mais les critiques y jetaient des poignées d’éloges à tous les poètes.

Un Briarée, que dis-je, plusieurs, lançaient sans relâche de l’encens et des roses sur tous les rimeurs de Paris, de province, du Canada sans doute. Un jour, M. Emmanuel des Essarts y assuma la tâche d’énumérer, avec une sobre indication, trois mots au plus, tous les poètes de grand talent qui fleurissaient notre pays de France. La chose ne tint pas dans un seul numéro. C’était charmant et beaucoup mieux fréquenté tout de même que les Muses Santones.

Mais il n’y avait pas que les poètes, Shakespeare, Hugo, les Parnassiens, les romanciers où l’on apprenait, frémissants, l’histoire du second Empire, les romanciers qui refoulaient dans nos campagnes le roman idéaliste. La Faute de l’abbé Mouret, donnant des féeries, réalistes, croyait-on, le Nabab enterrant, dans la tombe de Morny, M. de Camors.

Il y avait la peinture, il y avait la musique. La peinture c’était les impressionnistes exposant des merveilles dans des appartements vacants pour trois mois. C’était, à l’exposition de 1878, un merveilleux panneau de Gustave Moreau, ouvrant sur la légende une porte niellée et damasquinée et orfévrée, c’était Manet, Monet, Renoir, de la grâce, de l’élégance, du soleil, de la vérité, et surtout c’était la Musique qui se réveillait en France d’un long sommeil.

Un tas d’oiseaux merveilleux étaient entrés dans le palais de la Belle au Bois dormant, après que Wagner en avait fait, de stupeur, et on disait alors de fracas, éclater les savantes coupoles. Au théâtre, les échos de {18} Membrée et de Mermet saluaient à leur façon la musique nouvelle, en un bruit sonore de chutes de portants ; et on commençait à entendre les musiques de Bizet, de Guiraud, de Saint-Saëns.

Naturellement, on allait surtout au concert, où le mélange était moins impur. Chez Pasdeloup et chez Colonne, il y avait des dimanches héroïques. C’étaient les fragments wagnériens terminés dans le potin et le chahut. C’était Berlioz révélé, imposé, c’était Franck écouté en bâillant, Liszt présenté dans ses petits côtés, ses rhapsodies, sauf une admirable soirée organisée par Saint-Saëns. Massenet triomphait, Saint-Saëns était discuté, on se battait presque pour la Danse macabre, c’était le bon temps, comme disent les personnages d’Erckmann-Chatrian, chaque fois qu’on débouche une vieille bouteille, ou qu’ils entendent sonner un vieux coucou historié.

Dirai-je qu’alors je rêvais beaucoup, j’écrivais un peu, et que j’étais très tenté de donner à mes rêveries une forme personnelle. Je ne connaissais personne, personne n’avait d’influence sur moi, et je tâtonnais, plein de visions diverses et voyant étinceler confusément devant moi une série de projets à remplir plusieurs vies.

Les hasards de la vie d’étudiant m’avaient tout le moins mis au contact avec quelques amis à préoccupations littéraires et qui n’ont point fait de littérature, avec de jeunes savants, de futurs historiens ou orientalistes, et le hasard me fit aussi connaître quelques poètes dont les uns aimaient Richepin, et d’autres Rollinat, alors l’auteur des Brandes, qui vantait le paroxysme, la sincérité, le dandysme et l’esprit d’ordre. Où rencontrai-je {19} pour la première fois Frémine qui, alors, géant blond, récitait déjà Floréal, les Pommiers, une ode à Robert Guiscard, que sais-je encore ! et un jour déambulant avec Frémine dans les allées du Luxembourg nous rencontrons un petit homme sec, nerveux, les yeux d’aiguilles noires sous une épaisse chevelure, l’air frileux, étroitement boutonné, au printemps, dans un pardessus bleu étriqué, pantalon un peu effrangé, souliers de roulier, gibus irréprochable ; je l’avais souvent croisé avec curiosité, devinant que c’était quelqu’un. Frémine nous présente. Cros me dit d’un brusque tutoiement : « Tu es un poète, toi ! » — Vous ne vous trompez pas. « — Tu dois avoir des vers sur toi… » — Pas des vers, des poèmes en prose… seulement… ; — seulement quoi ? — je les fais à ma manière… — Mais lis donc ! J’avais tiré un papier, je commence. « Toute mon âme s’est envolée, elle est allée se poser sur les violettes et les roses que tu as respirées jadis… » Cros m’interrompt. « Ça me suffit, tu es poète », et nous causâmes longtemps sous les grands arbres, il fut convenu que le lendemain je lui lirais mes œuvres toutes inédites, ou au moins une anthologie tirée d’icelles. « Mais, me dit Cros, ce sont presque des vers, il faudrait un rien pour en faire des poèmes » ; j’y voyais moi, une différence ; j’ai des vers aussi, lui dis-je, et je lui lus un petit poème, des vers libres, les premiers sans aucun doute et pas les meilleurs. « Alors, me dit Cros, tu veux faire des réformes. Tu as bien tort, comment feras-tu pour faire des vers un drapeau à la main. Et les embêtements ! » Je n’insistai pas. Cros ne connut que peu de mes vers libres (de ce temps-là) et nous passâmes à des projets de collaboration, drames, comédies {20} et surtout traductions poétiques d’œuvres purement musicales. Il n’en fut que quelques conversations, mais je garderai toujours le bon souvenir de l’accueil du pauvre grand poète, dompté par la métrique parnassienne, génial et sans métier, dans ce salon carrelé noir et blanc de la rue de l’Odéon, avec une petite table couverte d’un immense tapis de velours rouge, des livres empilés dans les coins, des fragments d’appareils pour sa photographie des couleurs, dispersés sur la cheminée et sur des chaises, et où je compris que Charles Cros était vraiment un grand homme et supérieur à la vie, c’est que lorsqu’il voulut le même jour, me donner un exemplaire de son Coffret de Santal, il fallut pour le trouver, déranger des bibliothèques, des musées, des estampes, des vêtements, des enfants, des jouets, des tables à ouvrage pour dénicher enfin, à la suite d’une chasse qui seyait admirablement à son air de trappeur, le précieux petit bouquin ; quant à nos projets communs, nous en recausâmes, mais la vie est si courte. Je parlais très vite à Cros de mon admiration pour Mallarmé, il répondit : « C’est un Baudelaire cassé en morceaux, qui n’a jamais pu se recoller » ; je lui parlais de Verlaine, disparu, évanoui, et de Rimbaud. Cros avait connu Rimbaud, il avait notion de beaux vers qu’il avait oubliés ; il en voulait à Rimbaud de ceci : il avait donné l’hospitalité à Rimbaud. Or, Rimbaud avait avisé sur le coin d’une commode une pile de livraisons de l’Artiste. Ces livraisons contenaient les poèmes qui forment le Coffret de Santal. Cros, naturellement, ne les regarda que le jour où il fut question de les remettre aux mains de Mme Tresse pour {21} qu’elle imprimât le Coffret. Il manquait à chaque numéro une page ou deux, précisément celles qui contenaient les vers de Cros et que Rimbaud avait coutume, assez périodiquement, de déchirer. Une brouille en était résultée.

Janvier

Rachilde, « Contes espagnols, par Jean Richepin », Mercure de France, 1er janvier 1902, p. 188-189.

Ce document est extrait du site RetroNews

Ces contes sont rythmés comme les romances tragiques du pays des mandolines. Quelques-unes sont aussi sombres que les capa couleur de murailles. Toutes sont précédées des couplets en langue castillane et barbare à souhait. Enfin, la couleur {189} locale y est d’autant plus que Jean Richepin est certainement un tempérament espagnol.

Emile Berr, « Des nouvelles », Le Figaro, 20 janvier 1902, p. 4.

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L’éditeur Fasquelle a eu l’excellente idée de créer une collection nouvelle de « Contes de tous les pays ». Trois volumes de cette collection ont déjà paru : M. J. Vilbort nous donne un recueil de Contes flamands dont les sujets sont empruntés, pour la plupart, aux légendes de la Campine anversoise ; M. Jean Revel, l’auteur de Rustres, a rédigé le volume des Contes normands, où s’étalent sa connaissance minutieuse et son amour farouche de nos ruraux de l’Ouest ; à Jean Richepin a été demandé le volume des Contes espagnols, qui est tout à fait curieux : vingt-quatre histoires très courtes, mais toutes pleines de belle lumière, et de belle couleur, et de belles passions, où s’évoque « l’âme adorable et féroce de l’Espagne » - l’âme que M. Jean Richepin nous dit « avoir eue, lui aussi, là-bas » !

Jean Frollo, « L’homme de génie », Le Petit Parisien, 29 janvier 1902, p. 1.

Le ministre de l'Instruction publique vient de fixer le programme des grandes fêtes qui seront données à Paris pour la célébration du centenaire de Victor Hugo. Nos lecteurs connaissent ce programme et je n'y reviens pas. Il eût été curieux néanmoins que les pathologistes de l'école de Lombroso laissassent passer une occasion si éminemment favorable à la reprise de leurs théories.

On sait que pour ces messieurs, le crime, la vertu et jusqu'au génie lui-même sont des produits naturels comme le sucre et le vitriol. La pensée n'est plus qu'une simple sécrétion du cerveau. A l'état normal, cette pensée ne s'élève jamais au-dessus d'un certain degré déterminé. L'homme sain, c'est l'homme d'intelligence moyenne. Quant à l'homme de talent, et surtout à l'homme de génie, il faut ne voir en eux que des dégénérés, des malades. Le génie est l'effet d'une irritation intermittente et puissante du cerveau ; le talent, pour s'accompagner d'une excitation plus faible, ne s'explique pas lui-même différemment.

Telle est, dans ses grandes lignes, la théorie de M. Lombroso et des pathologistes de son école. Mais, tout d'abord, il ne paraît point que cette théorie soit aussi originale qu'on l’a cru. Elle est plus qu'en germe dans le fameux mot de Sénèque « Il n'y a point de génie sans un grain de démence. » Le docteur Moreau, de Tours, n'a fait que moderniser ce mot, quand il a écrit que le génie n'était qu'une névrose et M. Lombroso, lui-même, répétait sous une autre forme le docteur Moreau de Tours, quand il écrivait que le génie est une simple déchéance organique.

Victor Hugo, l'homme génial par excellence, assimilé à un fou, voilà de ces conséquences qui devraient faire reculer les théoriciens de la psychologie morbide, si les théoriciens étaient capables de reculer devant quelque chose.

Il n'y eut point d'être physiquement et intellectuellement mieux organisé que Victor Hugo. Il atteignit l'extrême vieillesse sans avoir jamais éprouvé aucune maladie grave, sans montrer aucun de ces signes de sénilité qui sont si fréquentes chez les hommes les mieux constitués. Jusqu'au bout, son cerveau garda une lucidité merveilleuse. Il mourut en pleine possession de lui-même. Ses dernières paroles, empreintes de je ne sais quel caractère augurai et sacré, couronnent magnifiquement sa vie.

N'importe Pour M. Lombroso et son école, Victor Hugo est un dégénéré. Sans doute il n'a pas les oreilles en anse, ni le champ visuel asymétrique. Son écriture est régulière. Il ne fut jamais soumis à des vertiges, à la lypémanie, au délire mélancolique. On constate bien chez lui une certaine exaltation du moi ; il y a bien des moments où il n'est pas loin de se considérer comme l'ombilic du monde. Mais ces petites faiblesses ne suffiraient point pour en faire un névropathe ; aussi n'est-ce point de ces faiblesses que l'école de Lombroso tire argument. La preuve que Victor Hugo était un dégénéré, ce n'est pas Victor Hugo lui-même qui la fournit c'est son frère Abel et c'est sa fille Adèle ; Abel mourut fou et Adèle fut enfermée dans une maison de santé. D'où il suit que Victor Hugo était inévitablement touché peu ou prou du mal qui a frappé son frère et sa fille.

Il semblerait vraiment qu'on ne doive réfuter que par le mépris des paradoxes si outrageants. Sans doute l'homme de génie et l'homme de talent lui-même sont sujets, comme le commun des mortels, aux petites infirmités de la nature humaine et sans doute aussi il y a des hommes de génie dont la raison a fini par sombrer dans la démence. Vous en trouverez chez M. Lombroso la liste au grand complet et même plus qu'au complet, puisqu'il l'a enrichie de noms comme ceux de Gounod, Ampère, Schopenhauer, Pascal, Jeanne d'Arc, Socrate, etc., chez lesquels, nous autres, profanes, nous n'aurions pas distingué le plus petit grain de folie. Mais M. Lombroso n'est point homme qu'arrêtent ces sortes de considérations. Il a réponse à tout. Dans le cas d'un Gounod, d'un Ampère, d'un Pascal, comme d'un Victor Hugo, il répliquera que vous êtes dupe des apparences « que la seule différence des génies intègres se réduit en fin de compte à une moindre exagération des symptômes, à une moindre fréquence dans la note absurde, qui, cependant, ne fait jamais défaut; que, s'ils n'étaient pas fous, ils étaient épileptiques sans le savoir; que l'identité du génie et de l'épilepsie nous est prouvée par cette inconscience active et puissante qui, chez l’un, crée des chefs-d'œuvre, chez l'autre produit des convulsions ».

Mais il faut voir dans l'application les théories de M. Lombroso ! Darwin avait de la dyspepsie et de l'anémie spinale c'était un névropathe ; Socrate avait le nez court et aplati c'était un névropathe ; Volta avait les apophyses styloïdes très saillantes c'était un névropathe ; Alcibiade, Démosthène, Virgile, Charles-Quint étaient bègues c'étaient des névropathes et névropathes encore Schiller, parce que, pour provoquer l'inspiration, il fourrait dans le tiroir de sa table à écrire des pommes à demi pourries ; Pitt et Fox, parce qu'ils abusaient du porter ; Bossuet, parce qu'il s'enfermait dans une chambre froide en ayant soin de s'envelopper la tête de linges chauds; Cujas, parce qu'il se couchait à plat ventre sur un tapins ; Leibniz, parce qu'il méditait horizontalement ; Lulli, parce qu'il battait la mesure sur le dos de sa main; Donizetti, parce qu'il injuriait sa femme ; Byron, parce qu'il rossait la Guiccioli ; Hugo, enfin, parce qu'au fur et à mesure qu'il noircissait un feuillet, il le jetait par dessus son épaule.

Et, tout de même, si ce sont là des signes de dégénérescence, il n'y a pas un seul de nos contemporains qui ne soit un dégénéré, depuis Balzac, qui ne pouvait travailler qu'en robe de moine, jusqu'à M. Jean Richepin, qui s'entraîne sur le trapèze à ses exercices intellectuels, en passant par Alexandre Dumas fils, dont l'inspiration demeurait réfractaire tant qu'il n'avait pas enfilé son pantalon de zouave et sa chemise de flanelle rouge. Stuart-Mill a fait remarquer, quelque part, que les pathologistes ont, plus que personne, le travers commun à tous les spécialistes ils se butent à chercher dans leur propre spécialité la théorie entière des phénomènes qu'ils étudient et ne ferment que trop souvent l'oreille aux explications venues d'ailleurs. Il en est du génie comme de la criminalité. Chez les criminels aussi on a constaté parfois quelques signes de dégénérescence, tels que l'asymétrie de la face, l'irrégularité de la dentition, l'absence du lobule de l'oreille, etc. Mais ces signes sont-ils vraiment caractéristiques d'un état mental qui ne peut se concilier avec la responsabilité ? Le juge devra-t-il voir nécessairement un dégénéré dans le prévenu qui aura la face de travers, les dents mal plantées et les oreilles incomplètes.

Je suis, pour ma part, de l'avis de M. Louis Proal, que ce ne sont point par ces signes extérieurs qu'un bon juge appréciera l'intelligence et la volonté d'un prévenu, qu'il est plus sage de les mesurer par leurs manifestations et qu'en fin de compte, comme l'a dit profondément Flourens, les facultés intellectuelles ne se prouvent que par les facultés intellectuelles. On a tiré des conséquences tellement excessives des signes de dégénérescence physique qu'elles ont fait protester jusqu'à M. Lombroso en personne.

« Certains aliénistes, dit-il, en arrivent à soutenir le concept d'une dégénérescence stomatique et psychique qui ferait suite à l'hérédité morbide et qui irait en progressant toujours dans la suite des générations jusqu'à la stérilité. Ils exagèrent ce concept au point de se contenter d'un seul des signes de dégénérescence, même du plus insignifiant, pour admettre l'irresponsabilité de l'individu, M. Lombroso refuse d'aller jusqu'à ces excès. Comme il arrive d'ordinaire, le maître a été dépassé ici par les disciples. Mais lui-même s'était-il suffisamment gardé des hypothèses arbitraires ? M. Cherbuliez a très bien montré que cet habile pathologiste est surtout un laborieux compilateur d'anecdotes, mais que, parmi les anecdotes qui lui fournissent contre les hommes de génie ses arguments les plus péremptoires, beaucoup sont suspectes et la plupart moins concluantes qu'il ne croit. Il n'est pas prouvé, par exemple, que La Fontaine ait composé en songe sa fable des Deux Pigeons. Il n'est pas plus certain que Clément VI, Malebranche et Cornélius aient été de purs imbéciles jusqu'au jour où ils devinrent hommes d'esprit pour avoir reçu un coup de pied de cheval qui leur fendit le crâne. Et, d'autre part, si nous devons accepter que Newton bourra un jour sa pipe avec le doigt d'une de ses nièces, que Mozart, en coupant sa viande, se coupait souvent les doigts, ce n'est pas une raison suffisante pour que nous croyons avec M. Lombroso que Mozart et Newton étaient des candidats à la folie.

« Comment se défendre d'un sentiment d'horreur, avoue lui-même le célèbre pathologiste, à la pensée d'associer aux idiots et aux criminels les grands génies qui représentent les plus hautes manifestations de l'esprit humain ? »

Le jour où M. Lombroso a écrit ces lignes, il a prononcé sa propre condamnation. Et c'est ainsi qu'Hugo reste pour nous Hugo, c'est-à-dire une intelligence magnifiquement complète, le contraire d'un malade ou d'un dégénéré.

JEAN FROLLO

Février

La Direction, « Concours de la chanson du XXe siècle » Le Pavé de Paris, 11 février 1902, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Il est ouvert dès aujourd’hui. La prime en sera de 500 francs et on l’attribuera à la chanson, romance ou poésie accompagnée de musique qui sera choisie par un comité sous la présidence du poète des Gueux, notre ami Jean Richepin, dont le concours nous est promis et que nous réclamons au nom de la jeune génération des poètes. Tous les genres seront admis, sauf l’obscène. Le ou les prix pourront être partagés entre le poète et le musicien. Les 500 francs iront jusqu’à 1,000 francs si le public nous aide. Et nous n’en doutons pas, à Paris on aime à encourager les belles-lettres et les beaux-arts... indépendants.

La première fête de la Chanson du XXe siècle aura lieu en avril ou mai ou plus tard.

Et tout cela, avait-on s’écrier : pour un abonnement d’un franc ? Parfaitement ! Puisque tout progresse, progressons et avec la chanson inaugurons — la plume au vent — le journal du XXe siècle.

Nous disons au public : qui nous aime nous suive.

La Direction.

P-S. — Ajoutons que nos abonnés non parisiens, ceux qui ne pourront pas profiter de nos invitations, ne seront pas oubliés. Nous allons chercher une combinaison pour résoudre cette difficulté et nous la réaliserons peut-être avec notre Concours d’art (celui que nous avons fait entrevoir plus haut) et dont nous reparlerons un autre jour, en voilà bien assez pour cette fois.

L’on voit que nous ne créons pas une entreprise de luche, nous ne demandons qu’à vire honorablement, nous le demandons notre bailleur de fonds, le lecteur au petits et à nos collaborateurs. C’est à eux de seconder le Pavé de Paris pour qu’il décroche la timbale.

En retour, que nos collaborateurs, tous indistinctement, soient assurés que nous ne les oublierons pas, il leur sera réservé leur légitime part dans les résultats de notre commune entreprise.

C’est ainsi que le Pavé de Paris pratiqua la solidarité et s’inspirera de l'esprit du nouveau siècle.

H. Marini, « Les Livres », La Politique coloniale, 12 février 1902, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Une matinée artistique sera donnée le 13 février au Grand Guignol, sous le patronage de MM Maurice Donnay et Jean Richepin.

Cette matinée, au bénéfice de la veuve du regrette compositeur Charles de Sivry, réunira, sur un superbe programme de Léandre, les noms des meilleurs artistes de Paris.

Serge Basset, « Courier des théâtres », Le Figaro, 22 février 1902, p. 4.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Il y a masques et masques, dit le proverbe…

Jean Richepin, rencontré, hier sur le boulevard, nous dit à ce propos :

– Mon intention n’est pas de chercher une querelle à M. Henri Bataille ; mais moi aussi j’ai écrit une pièce qui s’appelle Le Masque ! Voici un an que ces quatre actes – car il y en a quatre – ont été reçus à l’Athénée. Ils attendent leur tour, et je puis même vous dire que Jane Hading sera ma principale interprète.

Et tout en secouant la cendre de sa cigarette, le poète ajoute :

– M. Bataille peut garder son titre, s’il y tient, bien qu’il ait, je crois, songé d’abord à un autre… Après tout, le Masque, ça se trouve dans n’importe quel dictionnaire ! Mais vous comprendrez que je ne renonce pas pour cela au titre que j’avais choisi et que, à l’occasion, j’invoque mon droit de priorité.

Assez juste, n’est-ce pas ?

Serge Basset, « Courrier des théâtres, Le Figaro, 23 février 19802, p. 4.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Une autre lettre que M. Henry Bataille vient d'adresser à M. Jean Richepin : 

Monsieur,

« Il y a masques et masques, » comme dit fort bien M. Serge Basset. Le mot Masque est pris par moi dans un sens figuré et extrêmement général. Mais c'est une image qui fait le fond même de ma pièce, et vous comprendrez que j'y tienne.

Ah ! comment les auteurs dramatiques feront-ils, dans cent ans, pour trouver un titre vierge ? Toutefois, — et en attendant, — si vous avez en cartons une pièce portant ce titre, il est bien naturel que, de votre côté, vous n'y changiez rien. Et, pour ma part, je tiens à dire que, le jour où cette pièce sera représentée, je serai simplement heureux de voir mon titre renouvelé par le très cher poète des Blasphèmes.

Henry Bataille.

Le temps est loin — heureusement ! — où sur une rencontre fortuite d'idées, d'images ou de titres, les poètes, selon le joli mot de Ménage, se jetaient leur Muse à la tête !...

Anonyme, « Courrier des théâtres », L’Étendard, 26 février 1902, p. 3.

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M. Henri Bataille a lu hier, aux artistes du Vaudeville une comédie : le Masque, qui doit succéder à la Passerelle.

Un de nos confrères annonce que Jean Richepin revendique le titre : Le Masque que Henry Bataille a donné à sa pièce. Le poète ne demande paraît-il que la priorité pour son œuvre reçue à l’Athénée il y a près d’un an.

Mars

Anonyme, « Le divorce de M. Jean Richepin », La Libre Parole, 14 mars 1902, p. 4.

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Des « Echos » du Journal : 

Il y a environ deux ans, Mme Jean Richepin avait introduit une instance en divorce contre son mari, le célébré poète. Peu empressée sans doute à faire prononcer la dissolution de son mariage, elle laissait reposer en paix sa requête dans les cartons du greffe, quand, il y a quelque temps, M. Jean Richepin, prenant cette fois l’offensive, lança contre sa femme une demande reconventionnelle en divorce. L'affaire, suivant l’expression du Palais, est aujourd’hui en état, et elle vient d’être distribuée aux juges de la première chambre du tribunal civil, qui auront à la juger après les vacances de Pâques. Me Maurice Tezeuas portera la parole au nom de Mme Richepin, et Me Ployer lui répondra au nom de l'éminent poète des Gueux et de La Mer.

Avril

Memento, « Bulletin bibliographique », Le Monde artiste, 6 avril 1902, p. 221.

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[…]

Le nouveau numéro de l'Art du Théâtre est en grande partie consacré à la reprise des Burgraves.

C'est au plus lyrique de nos poètes modernes, à Jean Richepin, que l'Art du Théâtre confia l'agréable lâche de parler du « Lyrique suprême », Victor Hugo ; on peut donc affirmer que l'éblouissement des images ne repose pas seulement sur les gravures, qui d'ailleurs sont, comme toujours, exécutées avec le plus grand soin. C'est toute l'élite de la Comédie-Française qui défile dans ce numéro, grâce aux portraits de Mmes Bartet, et Segond-Weber, de MM. Mounet-Sully, Silvain, Albert Lambert, Paul Mounet, Fenoux, Delaunay, etc.

[…]

Paul Milcour, « Courrier de la semaine », Le Monde artiste, 27 avril 1902, p. 271.

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[…]

La semaine dernière, au Coronet Théâtre, à Londres, M. Jean Richepin a parlé de Victor Hugo et de ses principales œuvres. Devant un nombreux auditoire, il a expliqué à ses auditeurs — parmi lesquels M. Paul Cambon — sa conception personnelle de la poésie lyrique, et il a indiqué les faces multiples du génie de Victor Hugo. Le public d'élite qui assistait à cette causerie a fort goûté les paroles de ce poète parlant magnifiquement d'un poète.

[…]

Novembre

Anonyme, « Les Huîtres », Le Français, 12 novembre 1902, p. 2.

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Va-t-il falloir nous méfier des huîtres, qui sont l’un des mets les plus goûtés dans les soupers ? Va-t-il falloir nous abstenir de réveillonner traditionnellement avec la douzaine de maronnes ou de portugaises ?

C’est ce que l’on se demandait ce matin en apprenant qu'un cas d’empoisonnement très grave s’était produit.

Le poète Jean Richepin, en effet, vient d'être atteint d’une fièvre que l’on croit être une fièvre typhoïde.

Les huîtres seraient la cause du mal, et — suivant les on-dit — on ne saurait trop cette année se méfier de cet aliment.

Ce ne serait pas seulement M. Jean Richepin mais encore M. Léon Daudet, qui aurait été victime d’un empoisonnement semblable et aurait contracté une fièvre typhoïde en mangeant des huîtres à Venise.

La nouvelle de ces empoisonnements, survenant en pleine saison et alors que, depuis deux mois, les huîtres, comme chaque hiver, affluent en grande quantité sur le marché parisien, était faite pour provoquer une grosse émotion.

Anonyme, « Nos poètes », Le Monde artiste, 16 novembre 1902, p. 731-732.

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Jean Richepin, qui vient d'être assez gravement malade, va partir pour le pays du soleil où il achèvera sa convalescence. L'auteur qui, dans tant de poèmes, de drames, de livres, de romans et de chansons a répandu de si vives clartés et y a mis tout ce que l'intelligence et le cœur ont d'intimes trésors, de tendresse et de passion, est aujourd'hui {732} complètement rétabli ; il ne lui faut plus maintenant qu'un peu de ces rayons « qui ne sont pas seulement de la lueur comme dans notre ciel parisien, mais qui pleuvent tout chauds du fond d'un horizon de pourpre »...

Et tandis que Richepin s'apprête à partir pour l'Orient, une petite feuille espagnole, le Diario de Cadiz, nous apprend qu'Edmond Rostand, — un autre chantre de Beauté, de Jeunesse, de belle et loyale nature, l'auteur de ce Cyrano « où la vie et l'amour circulent dans chaque vers comme fait le sang dans les veines d'un homme vaillant », passera cet hiver à Malaga, où il a acheté pour 190,000 pesetas (160,000 francs), une splendide villa qui appartenait à un député des Cortès.

Alphonse Allais, « Néfaste – Parfois – Influence de Jean Richepin sur la lyre française », La Lanterne, 22 novembre 1902, p. 2.

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Pour Tiarko

De tous les beaux vers de Richepin qu’on avait dits, ce soir-là, deux particulièrement demeurèrent dans l’esprit du jeune homme.

C’étaient ces deux-ci, qui se trouvent, sauf erreur, dans la Chanson aryenne :

Nous nous étalons

sur des étalons.

Cette rime : étalons et étalons le tourmenta toute la nuit, et, le lendemain matin, sans avoir rien cherché, par simple et inconscient génie, le jeune homme, en se réveillant, murmura, complétant l’idée du maître :

Nous nous étalons
Sur des étalons,
Et nous percherons
Sur des percherons.

Et alors, la torture de la hantise commença pour lui ; le pauvre garçon était poète ! Et quel poète !

Hier, il est venu me lire son morceau. Je n’ai pas la prétention que ce genre plaise à tout le monde ; il sera même très âprement discuté dans les milieux littéraires ; mais nul ne songera à en discuter la curieuse et fertile tendance :

Nous nous étalons
Sur des étalons,
Et nous percherons
Sur des percherons !
C’est nous qui bâtons,
A coups de bâtons,
L’âne des Gottons
Que nous dégottons !...
Mais nous l’estimons (1)
Mieux dans les timons.

Un joli couplet sur l’amour brutal :

Nous nous marions
A vous Marions
Riches en jambons.
Nous vous enjambons
Et nous vous chaussons,
Catins, tels chaussons !

Rappel à de plus délicates et subtiles caresses :

Oh ! plutôt nichons
Chez nous des nichons !
Vite polissons,
Les doux polissons !
Pompons les pompons
Et les repompons !

En passant, un chœur vigoureux d’intrépides pêcheurs :

C’est nous qui poissons
Des tas de poissons,
Et qui les salons
Loin des vains salons !

Fatigués de l’amour brutal, les subtiles caresses, de la pêche et des salaisons, si nous faisions un bon repas ?

Oyez-moi ce menu :
Tout d’abord, pigeons,
Sept ou huit pigeons !
Du vieux Pô (2) tirons
Quelques potirons !
Aux doux veaux rognons,
Qu’alors nous oignons
Du jus des oignons
Puis, enfin, bondons
Nous de gras bondons
Les vins ? Avalons
D’exquis Avallons
Après quoi ponchons
D’odorants ponchons (3)

Mais tout ce programme exige beaucoup d’argent. Vite en route pour le Klondike :

Ah ! thésaurisons !
Vers tes horizons
Alaska, filons !
A nous tes filons !

Une rude vie que celle des chercheurs d’or :

Pour manger, visons
Au front des Visons,
Pour boire, lichons
L’âpre eau des lichons (4)

Malheureusement, je ne puis tout citer (le poème ne comporte pas moins de 1,342 vers).

Quelques passages sont d’un symbolisme dont, malgré ma très vive intelligence, m’échappe la signification.

Celui-ci entre autres :

Ce que nous savons
C’est grâce aux savons
Que nous décochons !
Au gras des cochons

Le sens des deux derniers vers est plus tangible :

Oh ! mon chat, virons,
Car nous chavirons !
Le fait est qu’il y a un peu de ça !

Alphonse Allais.

Décembre

Anonyme, « Bulletins de santé », Le Monde artiste, 7 décembre 1902, p. 13.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Nous apprenons que M. Roujon, le très sympathique Directeur des Beaux-Arts, est en ce moment fort souffrant.

M. Roujon a d'abord été fortement grippé et un peu de congestion a suivi. Rien de grave d'ailleurs.

Par contre, nous annoncions naguère la convalescence de M. Jean Richepin, et nous annonçons aujourd'hui avec joie son complet rétablissement.

Notre grand poète, que le Docteur Chantemesse a si heureusement sauvé de la fièvre typhoïde, est même si bien portant présentement, qu'il s'est marié cette semaine. Nul faire-part, pas même aux intimes, qui n'ont su l'événement que le lendemain du jour où il s'est produit.

M. Jean Richepin a épousé Mme Marie de Stempowska, fille de Mme Alexandra de Stempowska, née baronne de Düsterlohe

André du Maguet, « L’indépendance et la situation sociale des écrivains », Le Conservateur, 14 décembre 1902, p. 1.

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Le travail de l'auteur provoque l'indépendance de caractère.

Tous les écrivains dignes de ce nom, ayant tenu la plume depuis leur adolescence jusqu’au jour de leur mort, ont vécu en indépendants et en fantaisistes. Le travail assujettissant de la bureaucratie est contraire à la conception et à la nature même de l’art littéraire.

C’est à cette réalité permanente, qu’il faut attribuer la misère des plus profonds penseurs.

Quelques écrivains ont fait exception à la règle générale, et sont morts riches, comme Victor Hugo, mais ils constituent de rares heureux.

L’histoire en mains, je vais le démontrer, depuis les temps primitifs jusqu'à nos jours.

Chez l’auteur, au sens rigoureux du mot, il y a deux vies, la vie intellectuelle et la vie sociale. La première peut être en possession des plus belles richesses, la seconde peut être en possession d'une lamentable indigence.

La postérité n’a souci que de la vie intellectuelle de l’écrivain, elle ne s’arrête que sur son œuvre, sa situation matérielle est pour elle chose tertiaire, et si elle l’examine, ce n’est que pour déplorer quand elle a été une série d’infortunes et d’injustes persécutions. L’écrivain grec le plus ancien, Homère dont nous avons tous traduit l’Illiade et l'Odyssée composait ses poèmes, et allait de porte en porte mendier son pain.

Cette indigence, n'a aucunement nui à l’œuvre du glorieux poète, elle est de nos jours inscrite aux programmes classiques de l’université, et dans les meilleures familles, les précepteurs l’enseignent à leurs élèves.

Au surplus, André Chénier a chanté Homère dans sa touchante pièce de l’Aveugle, et son frère Marie-Joseph Chénier a écrit dans un moment de juste inspiration : 

Trois mille ans ont passé sur la cendre d'Homère, et depuis trois mille ans Homère, respecté est encore jeune de gloire et d'immortalité.

Les maîtres de la peinture, eux-mêmes, n’ont pas voulu laisser dans l’oubli le chantre de l’Illiade, et Ingres nous a donné au musée du Louvre, Homère déifié.

Le Dante auteur de la divine comédie a connu l’infortune et l’exil, et Milton, auteur du Paradis Perdu est mort misérable et aveugle.

Serait-il suffisant de nous arrêter à ces différentes citations.

Non et nous continuons à donner des exemples.

Corneille fut lui aussi bien éprouvé par le malheur, et certain jour, ses amis le virent porter des chaussures trouées par l’usure. Sans oublier que lorsque l’auteur du Cid mourut, il était tellement dans la détresse que Racine venait de faire une démarche auprès de Louis XIV, pour que le roy soleil lui laissai sa pension.

Joseph de Maistre émigré et démuni de ressources, fut réduit à couper son bois lui-même par le plus cruel des froids et souvent à Saint-Pétersbourg l’auteur des Considérations sur la Révolution française dina avec du pain sec en buvant de l’eau.

Au dix-neuvième siècle, Béranger et Balzac vécurent longtemps dans les mansardes et Lamartine serait mort de faim sans une pension de l’impératrice Eugénie.

J’arrive à mes contemporains. Il y a dix-sept ans j’aperçus souvent à la terrasse de Tortoni aujourd’hui détruite, le romancier Barbey d’Aurevilly. Il écrivit la Vieille maitresse un chef-d’œuvre psychologique au boulevard St-Germain. Je vois encore ce vieux gentilhomme auteur portant beau son jabot et ses manches de dentelles. Quand Aurevilly mourut, il n’avait pas un sou en poche, et ce fut François Coppée de L’Académie française qui régla ses obsèques.

Au temps de ma splendeur, vers 1889 j'habitais avec ma famille un appartement de la rue Victor Massé à deux pas du Chat Noir J’allais souvent passer des heures dans cet établissement du tout Paris lettré, en compagnie de mon vieil ami le comte Albert de Neuville l’original chansonnier.

J'ai encore à ce sujet dans l’œil, Salis et sa belle barbe blonde, Jules Jouy et Mac Nab, puis seul, débraillé, décoiffé et laissant voir un front, monumental ; Verlaine devant son verre d'absinthe.

L'excellent poëte se trouvait alors dans une misère noire. Souvent Salie le lais sait coucher sur ses banquettes parce qu'il n'avait pas de domicile.

Verlaine malgré sa détresse n’en a pas moins laissé des œuvres de valeur, et le jour de ses obsèques il y avait une telle foule d’admirateurs pour l'accompagner à sa dernière demeure que l’église Saint-Etienne Dumont se trouva trop petite et beaucoup dont je tus du nombre, durent rester à la porte faute de place. Jean Richepin lui-même connut les horreurs de la faim car pour manger il se fit portefaix.

Voilà il me semble une jolie nomenclature d’écrivains malheureux et des plus célèbres.

La misère n’a aucunement diminué leur talent, voire même leur génie.

Mais en face de la faim et du manque de gite, les penseurs frappés par l’implacable destin ont eu l’indépendance, ils ont pu quand l’inspiration grondait en eux, caresser la sensation exquise du concept. Ils ont philosophiquement dédaigné les railleries de l’insolente richesse de l’argent. On ne saura jamais assez en féliciter leur mémoire.

André du Magné