1904
Arthur Christian, « La Chanson des gueux au
palais par M. Arthur Christian », Almanach du bibliophile pour l’année…
1902, Edouard Pelletan, 1904, p. 131-↑
De type, de physionomie, d’allure, M. Jean Richepin étonna tout d’abord. C’était la France africaine qui apparaissait et l’Orient, si souvent évoqué par les poètes, qui se réalisait au milieu d’eux, incarné et vivant. Et le caractère de l’homme, comme aussi le caractère de son talent, correspondait au physique et à l’attitude. M. Jean Richepin ne s’était pas encore bien défini lui-même ; plus tard seulement, à démêler ses atavismes, il se reconnut Touranien.
Il semblait plutôt ce qu’il est en réalité : un latin fortement orientalisé ou un oriental latinisé ; {132} car ce beau garçon, beau, robuste, aventureux, était en même temps un lettré très raffiné.
A cette époque, en 1871, l’École parnassienne, -puisqu’il est convenu de donner le nom d’école à cette réunion de jeunes hommes qu’avaient ralliés en un cénacle très ouvert des idées, des admirations et des sympathies communes, - à cette époque, l’Ecole parnassienne, sans être encore sortie de la période militante, commençait à entrer dans la période triomphale. Il serait plus exact de dire que la renommée avait fait une première sélection parmi ces jeunes hommes ; et l’on s’habituait à reconnaître que l’on pouvait être vraiment poète tout en étant parnassien, première concession du public, qui devait l’entraîner à bien d’autres.
Il n’y avait nulle raison pour que Richepin ne fût pas du Parnasse ; et, s’il n’en fut pas, c’est qui ne le voulut pas. Il est certain qu’il s’en est tenu très à l’écart ; l’apparence d’un enrégimentement scandalisait ce bel irrégulier ; et c’est une chose qu’il fut constater uniquement, sans songer une seule seconde à l’en blâmer.
D’ailleurs, les parnassiens avaient la réputation singulière d’être des « impassibles », imputation {133} qui prête plutôt à rire aujourd’hui qu’on peut les juger, non plus par des théories, mais par des œuvres. Tout au plus cette épithète peut-elle, avec apparence de justice, être appliquée à deux ou trois d’entre eux, en lesquels il a plu à la critique simpliste d’incarner tout le Parnasse. Il est probable pourtant que Richepin lui-même y a un peu cru, à cette réputation ; elle n’a peut-être pas peu contribué à lui faire accentuer son emportement et sa fougue. Et pourtant il était parnassien par son souci de la forme et de la langue. Cela est si vrai que les générations actuelles n’hésitent pas à le classer parmi les parnassiens. Toutes ces classifications lui sont aujourd’hui, sans doute, bien indifférentes. Mais, au début, il tenait à honneur d’être un déclassé ; entendez par là un indépendant.
Né à Médéah en 1849, il était contemporain des plus jeunes parnassiens et quelques années à peine le séparaient des autres. Je ne parle pas des maîtres comme Baudelaire, Banville, Leconte de Lisle et de quelques autres qui se trouvaient un peu attardés dans le mouvement parnassien. Le Barbare était un classique, il l’est resté et il le deviendra.
{134} Il sortait de l’École normale supérieure ; mais la tranquille carrière du professorat ne lui souriait pas. Il débuta comme bien d’autres dans le journalisme et la politique, il n’y séjourna pas. Il était rédacteur en chef du journal l’Est, à Besançon, en 1870, quand la guerre éclata. L’aventure patriotique le tenta, et il s’engagea dans une compagnie de francs-tireurs qui faisait partie de l’armée de Bourbaki.
Il y avait un homme en ce poète ; et le poète et l’homme s’entendaient, ce qui n’est pas si commun qu’on le croirait volontiers.
En 1871, il rentrait à Paris, et, en même temps dans le journalisme. Il batailla dans le mot d’ordre et dans la Vérité, mais toutes les activités excitaient cette énergie ; il s’improvisa acteur et joua le principal rôle dans une pièce, l’Étoile, qu’il avait écrite en collaboration avec André Gill. Ses débuts eurent lieu au petit théâtre de la Tour-d’Auvergne, aujourd’hui disparu et qui fut un intéressant épisode de l’histoire littéraire sous le second Empire. La direction en appartenait alors au vieux comédien Ricourt, qui se vantait d’avoir fait Rachel et d’avoir inventé Ponsard : deux titres inégaux à la gloire.
{135}
C’est ainsi qu’en 1876, avant la Chanson des gueux, Richepin avait déjà une notoriété dans le public assez restreint, il est vrai, qui composent les poètes, leur personnel d’ami et leur clientèle d’amateurs et de dilettantes. On s’y entretenait, avec quelque curiosité et un étonnement croissant, du jeune Africain membru et râblé, dont le profil vigoureux, orné d’une chevelure moutonneuse et d’une barbe noire crépelée, évoquait l’effigie métallique de quelque César oriental oublié. C’était avec des gestes et des attitudes superbes d’athlète et de dompteur qu’il avait fait irruption, tout à coup, au milieu des coteries de Paris. Cet exotique les avait tout de suite impressionnés par je ne sais quoi d’étrange et d’aventureux qui annonçait, sinon un triomphateur, au moins un terrible belluaire qui ne se laisserait pas aisément dévorer par les fauves des arènes littéraires.
Depuis que l’Empire avait éventré en tous sens le quartier Latin de larges voies stratégiques, la jeunesse artistique et littéraire qu’y rassemblait l’élite de toutes les provinces de France, gênée et lentement désagrégée par l’invasion des mœurs et des habitudes bourgeoises, s’y sentait peu à peu déconcertée, et cherchait un autre canton {136} parisien où elle pût, sinon retrouver, au moins transplanter quelque chose des anciennes libertés et immunités de ce qu’on appelait le pays Latin.
Et c’était bien, en effet, un pays qui avait son autonomie propre dans l’agglomération parisienne. L’exode de toute cette jeunesse avait donc commencé dès la fin de l’Empire ; elle erra quelque temps, presque foraine, à travers Paris.
Je ne doute pas que ce soit en grande partie à cette dispersion qu’il faille attribuer le peu de confraternité que l’on a reproché aux nouvelles générations littéraires. La camaraderie du pays Latin se continuait pendant toute la vie, et l’opposition même des doctrines et des idées ne la détruisait pas. Depuis, l’habitude de combattre isolément a favorisé naturellement le développement de l’égoïsme, et s’est affirmée par cette culture exclusive du MOI qu’a formulé en dogme la génération de M. Maurice Barrès.
Cette habitude se développa d’autant plus que la lutte pour la vie devenait plus âpre et d’une férocité de plus en plus implacable.
Ce n’est évidemment pas à Montmartre que Puvis de Chavannes pur découvrir le bois sacré où il a groupé ses neuf Muses. Mais {137} quelques-unes pourtant y émigrèrent et elles y attirèrent d’autant plus les jeunes hommes qu’elles y apparurent en compagnie de jolies filles, qui n’étaient plus, certes, les grisettes aimables du quartier Latin, mais qui pourtant furent d’un bon accueil aux poètes et aux artistes. Plus tard même, l’esthétique leur fut assez cruelle ; elle suscita parmi elles une épidémie très contagieuse et qui, un moment, devint presque redoutable. Ce fut l’époque où l’on vit errer, comme des expatriés au milieu de la vie moderne, des visions de femmes livides et immatérielles, dont les corps mi-sexuels s’éploraient sous l’impalpable nuée de longues robes séraphiques en des poses penchées de lys mystiques sur l’autel de la Vierge ; ce fut le moment des visages béatifiés et pâles dont l’inexpression se voilait monastiquement sous le mystère de leurs larges bandeaux plats.
Mais du temps où Richepin, avec quelques amis, fréquentait à Montmartre, ce type de dégénérée n’y avait pas encore apparu ; les banquets où se réunissait la jeunesse littéraire s’intitulaient les dîners des Vilains Bonshommes ou du Bon Bock. Les vierges à la mode préraphaélite ou botticelliste n’y eussent pas encore été comprises. {138} Sans être le Gueux, qu’il ne fut d’ailleurs jamais, Richepin s’amusait déjà à y chanter les loqueteux et les joueurs de musettes, les marmousets et les marmousettes et tous les indépendants fougueux dont il allait être, à quelque temps de là, le poète officiel.
Raoul Ponchon, qui semblait un frère Jehan des Entommeures évoqué tout vif d'une beuverie pantagruélique, y célébrait, avec une verve à la Saint-Amand, la libéralité des vins de France qui lui avaient déjà cardinalisé le piton. Tandis que, s'autorisant d'une confuse ressemblance, qu'il soignait non sans quelque artifice, avec le portrait traditionnel de William Shakespeare, Maurice Bouchor, qui suggérait en même temps le souvenir d'un Alfred de Musset jeune, récitait confidentiellement à ses voisins au dessert des tirades d'Othello ou du Roi Lear.
II est possible que quelques «joueurs de musette » de ces franches lippées soient devenus depuis des mystiques; ils ne le faisaient pas prévoir.
Mais enfin, jusque-là, Jean Richepin, déjà connu, n'était encore qu'un candidat à la Renommée ; il en fut l'élu brusque et tumultueux en 1876.
{139}
II
LE LIVRE.
Ce fut, en effet, à cette époque que parut à la Librairie Illustrée, 16, rue du Croissant, où elle existe encore, le volume qui, même après tant d'autres livres publiés, est encore peut-être le plus célèbre de Richepin, la Chanson des Gueux, avec le sous-titre énumératif : Gueux des Champs, Gueux de Paris, Nous autres Gueux.
La Justice ou pour mieux dire la police correctionnelle a rendu quelques services à la littérature, et s'il est exagéré de prétendre qu'elle a fait à elle seule la renommée des livres qu'elle a poursuivis et condamnés, au moins elle l'a hâtée et en a précipité la fortune. Madame Bovary n'avait pas besoin d'être déférée aux tribunaux pour être un chef-d’œuvre, et les Fleurs du mal, de Baudelaire, n'ont pas acquis un mérite de plus parce qu'un arrêt les amputa de quelques-unes de leurs plus belles pièces. Il est certain pourtant que le scandale des poursuites et le retentissement des plaidoyers sont une réclame qui désigne le livre attaqué ou prohibé aux curiosités {140} d'une foule de lecteurs qui ne choisissent pas eux-mêmes leurs lectures et se les laissent indiquer ou imposer par la mode. Or un livre accusé est un livre à la mode, et il devient un livre célèbre quand il est d'un maître.
Donc, le 11 juillet 1876, «M. Decaux (Georges), éditeur à Paris, 16, rue du Croissant, et M. Debour, imprimeur audit lieu », recevaient de Me Monier Charles-Fernand, huissier-audiencier, assignation « à comparaître en personne le samedi 15 juillet 1876, à 10 heures et demie du matin, à l'audience du Tribunal de première instance du département de la Seine, neuvième chambre jugeant en police correctionnelle, séant à Paris, au Palais de Justice».
Decaux et Debour étaient prévenus d'avoir commis le délit d'outrages aux bonnes mœurs en publiant et en mettant en vente un écrit intitulé : Chanson des Gueux, par Jean Richepin ; et l'assignation relevait tous les passages incriminés « dans ledit écrit », selon l'expression de cet élégant jargon judiciaire.
Un lecteur contemporain, sous les yeux duquel on mettrait les poésies et les passages incriminés serait stupéfait si on lui disait que c'est sur {141}de telles pièces que fut établi contre Richepin, Decaux et Debour le délit d'outrage aux bonnes mœurs qui valut au poète d'être privé de ses droits civiques.
II ne faudrait pas conclure de cette susceptibilité de la Justice que la moralité publique d'alors, qu'elle défendait avec tant de zèle, valût mieux que la moralité d'aujourd'hui, accoutumée à une plus grande liberté, qu'on réussira difficilement à lui faire perdre. Les mœurs ne sont jamais ni meilleures ni pires. Elles ne diffèrent d'une époque à l'autre que par plus ou moins de franchise ou d'hypocrisie ; et ce ne serait pas un paradoxe de prétendre que les époques les plus franches sont encore les moins pires ; la sincérité est déjà un mérite sinon une vertu.
La littérature a mission d'exprimer et de raconter la vie, elle n'a pas charge d'enseigner la morale ; les romanciers et les poètes n'écrivent pas que pour les enfants et les petites filles, et c'est une ridicule prétention de ceux qui font profession de moralistes et veulent armer l'Etat d'une inquisition constante contre les œuvres d'art, de vouloir régler la lecture et le goût du public ou plutôt des publics, car il n'y en a pas qu'un. Et {142} chacun de ces publics a droit à l'art et à la littérature qui lui conviennent.
Non seulement ces moralistes professionnels ont la prétention de faire de la « morale », mais encore ils font de l'esthétique et quelle esthétique ! C'étaient, en effet, des crudités de langage et. des réalismes d'expression, comme on disait encore en ce temps-là, qui avaient appelé la vindicte « sociale » contre le poète de la Chanson des Gueux. Il fallait, sans doute, qu'il fît parler à ses Gueux le langage de l'Académie le jour où elle reçoit un duc ou un prélat !
Parmi les pièces qui valurent à Richepin sa comparution devant la justice de son pays, je choisis celle qui parut une des plus répréhensibles et fut incriminée du premier au dernier vers. Je doute qu'après l'avoir lue, le lecteur se sente plus corrompu ; la voici :
FILS DE FILLE.
Je suis le fils d'une gueuse
Qui, dans ses désirs fougueuse,
Comptait ses maris par cents
Si bien que les médisants
M'appellent nœud de vipères,
Enfant de trente-six pères,
Sans compter tous les passants.
{143}
Je n'ai pas connu la fille
Qui m'a fait cette maquille
De me cacher mon papa.
Lorsque la mort l'attrapa,
Elle ferma sa paupière
En dansant de la croupière
Sans dire mea culpa.
Mais, depuis, je cours les villes,
Tout plein de façons civiles,
Cherchant mon père avec soin ;
J'ai fouillé partout, bien loin,
Et ma foi ! je désespère
De jamais trouver ce père :
Une aiguille dans du foin !
En attendant, il faut vivre,
Et payer quand on est ivre.
Donc je vole. C'est charmant !!
Et c'est bien mon droit, vraiment,
Car si je vole à la ronde,
C'est ce Monsieur Tout-le-Monde,
L'ancien mari de maman.
Il parait extraordinaire, certes, qu'on ait trouvé, il y a vingt-six ans, matière à procès dans des vers comme ceux-là. Et les autres incriminés n'étaient pas pires. II y en avait même de beaucoup plus bénins encore.
Cependant l'assignation avait assez ému l'éditeur, M. Georges Decaux, que le précédent de la {144} condamnation de Baudelaire et de son éditeur, Poulet-Malassis, pour un semblable délit, ne rassurait pas.
II y avait à peu près vingt ans — c'était
exactement le jeudi 20 août 1 85y — Baudelaire s'entendait
condamner, à la requête du procureur impérial, à 300 francs d'amende
et à la suppression de six poèmes qui ne sont pas les moins
admirables des Fleurs du mal
et dont la publication, d'abord d'une
clandestinité
tolérée, n'a pas fait, je pense, depuis qu'elle s'accomplit
ouvertement, baisser d'une manière sensible le niveau de la
moralité publique.
M. Georges Decaux se préoccupait immédiatement d'un avocat ; un ami voulut bien me désigner, et j'entrai immédiatement en relation avec l'éditeur.
III
L'OPINION DE LA PRESSE.
Cependant la nouvelle des poursuites intentées contre la Chanson des Gueux avait fait au livre et au poète une publicité telle que toute la presse ne s'occupait que de Richepin et de la Chanson des Gueux.
Tout ce bruit, qui tombe vite quand il ne profite momentanément qu'à une œuvre médiocre, {145}
c'était la renommée de Jean Richepin qui commençait. Mais avant de raconter les débats, il est curieux de relire un peu les journaux de l'époque et de voir leur appréciation du talent de l'auteur, ainsi que les pronostics qu'ils faisaient de son avenir littéraire.
A tout seigneur tout honneur : commençons par L. Veuillot; cet honneur lui est d'autant plus dû que ce fut la dénonciation qu'il fit du volume de Richepin dans l'Univers du 2^ mai 1 876, qui décida les poursuites de la justice. Ce n'était pas la première fois que la presse cléricale se faisait la pourvoyeuse de la police correctionnelle et ce ne devait pas être la dernière. Citons :
« On nous a remis cette semaine, disait le grand journaliste catholique, un volume de vers nouveaux intitulé : la Chanson des Gueux. L'auteur a voulu et peut-être a cru ne point faire de politique; mais quelques-unes de ses chansons renferment des notes très sonores des couches nouvelles :
Ouvrez la porte
Aux petiots qu'ont un briquet.
Les petiots grincent des dents.
Ohé ! les durs d'oreille !
Nous verrons là-dedans,
Bonnes gens, Si le feu vous réveille !
{146}
« A la place de M. de Marcère et même de M. Gambetta, nous prendrions garde à ces paysanneries, qui pourraient devenir des Marseillaises plus efficaces que la vieille, laquelle a fait son temps. Nous allons à un temps, et même nous y sommes, qui verra de plus redoutables mêlées.
« Le même poète un peu plus loin :
Donnez du pain, donnez des sous !
Car nous sons soûls
D'aller à pied
Sans avoir rien dans le gésier.
« Et le poète qui parle ainsi très parisien, et très lettré, est un vrai poète. Je vous en préviens. Il a fait ses classes, il sait ce qu'on enseigne dans les académies ; il a le cuivre, il retentira. »
II faut se reporter à ce temps pour comprendre l'effet d'une telle dénonciation dans un journal comme l'Univers, à qui le talent de Louis Veuillot conférait alors une réelle puissance. On était cinq ans après la Commune, et l'impression n'en était pas encore apaisée. L'article de L. Veuillot était presque pour le Gouvernement une mise en demeure de « marcher ».
Et d'ailleurs, les autres journaux du même parti vinrent à la rescousse de leur chef de file. Nul ne fut assez maladroit pour méconnaître et nier le talent du poète ; plus on lui reconnaissait de talent, plus on le rendait dangereux.
Dans la vieille Gazette de France, Dancourt (pseudonyme d'Adolphe Racot) revenait sur les Petiots qui ont un briquet et reconnaissait qu'il ne manquait au poète « que l'étoile des Rois mages pour aller à la vérité : la foi !», et il terminait ainsi son article qui ne s'est pas trouvé, jusqu'ici du moins, d'un bon prophète : « M. Richepin est radical et on le dit athée. Qu'il prenne garde ! il est bien près d'être chrétien ! »
On n'a pas fait, jusqu'à présent, grand bruit de la conversion de Richepin.
Les parnassiens firent bon accueil, comme ils le devaient, à Richepin, tout en lui reprochant un peu de n'être pas des leurs, quand il avait tant de titres pour en être. On sent ces réserves à lire l'article que lui consacra, dans le National, un des maîtres de l'Ecole, — si tant est que le Parnasse fut une école, — Théodore de Banville.
« M. Richepin, dit-il, n'a pas inventé un art nouveau, et ce qu'il fait, c'est simplement de la poésie telle qu'elle a existé depuis Orphée jusqu'à Victor Hugo, seulement il la fait très bien. . . »
{148}
Un autre organe du même parti littéraire, la République des Lettres, lui faisait cette critique, qui paraîtrait quelque peu singulière aujourd'hui, que « ses gueux étaient trop pris sur le réel » ; elle blâmait quelques vers orduriers et le semonçait pour être de son temps et vouloir arriver trop vite.
Dans l'Indépendance Belge, Jules Claretie prenait la défense du poète déféré aux tribunaux, mais surtout de l'éditeur G. Decaux, dont il était l'ami : « Comment G. Decaux aurait-il intentionnellement froissé la morale, lui qui avait été couronné par la Société d'encouragement au bien '. Il avait été séduit par le talent de l'auteur et n'avait vu dans son livre qu'une œuvre d'art s'exerçant sur un sujet brutal sans doute, mais non pas interdit. »
II serait oiseux de continuer cette revue de la presse d'alors, mais une page à retenir est celle de Paul Arène, qui est vraiment d'un poète parlant d'un poète, et qui restera, certainement, un des jugements les plus judicieux — les deux mots ne s'accordent pas toujours — que l'on ait faits de la Chanson des Gueux.
« M. Richepin, avec une audace qui ne déplaît pas, a sauté dans le réel à pieds joints, et tant pis si ce n'est pas précisément des perles qu'il éclabousse. Son livre est parisien, mais parisien de Paris, tel que ces vingt dernières années l'ont fait... Les Gueux des champs, mais c'est la banlieue plus que la campagne ; les vieux qui la parcourent viennent de Paris ou y retournent. »
« Beaucoup de talent le jeune Richepin ! accorde Francisque Sarcey dans le XIXe Siècle ; j'avais l'intention de lui laver la tête, ... aucune de ses pièces n'est ordurière ou obscène ... Régnier en a dit bien d'autres, ... ce sont des gamineries d'étudiants » ; et il ajoutait, en allusion aux poursuites judiciaires : « Je révère fort nos magistrats, mais enfin, est-ce leur manquer de respect que de dire qu'ils n'ont pas toujours autant d'esprit qu'il faudrait pour en avoir assez! »
Maxime Gaucher, dans la Revue politique et littéraire, aujourd'hui la Revue Bleue, trouvait le volume « un peu étrange et pas assez prude, en vérité ». Laurent Pichat s'écriait dans le Phare de la Loire : « Encore un qui a voulu étonner les bourgeois » ; et un écrivain du Corsaire signalait « ce livre où rien ne sentait l'Ecole, comme un acheminement prodigieux vers le livre écrit sans mensonges ».
Mais nous n'avons entendu jusqu'ici que les notes bienveillantes et favorables. Il y en a d'autres et singulièrement âpres. Jugez-en par celles-ci, prises au hasard.
Pour M. Foucauld, du Gaulois, la Chanson des Gueux « est un livre atroce » ; il émet le vœu « qu'il soit administré comme vomitif aux conservateurs qui font risette aux radicaux ».
Le Soleil déclare sans ambage « que la Chanson des Gueux est une ordure en même temps qu'une mauvaise action et une mauvaise œuvre » ; c'est en vers boursouflés et d'une grossièreté préméditée l'Evangile des gueux de M. Jean Richepin ; il regrettait pourtant d'être obligé de constater « une organisation poétique vigoureuse au milieu de ce fatras de saletés voulues», et il conseillait au lecteur « de faire une provision de chlore avant de tourner les pages du livre ».
Enfin le Charivari adressait une lettre ouverte à M. Richepin, dans laquelle il disait au poète quelques aménités de ce goût :
« Le livre que vous venez de publier, Monsieur, est une œuvre malsaine ;... dans ce fatras de grossièretés voulues, de brutalités préméditées, de cynismes poseurs, il n'y a rien qui sente l'inspiration vraie et sincère. Non seulement votre chanson est répulsive, mais elle est médiocre et plate. «
IV
LE PLAIDOYER.
Je rappellerai en quelques mots la teneur de mon plaidoyer.
J'avais d'abord à détruire, chez les juges, les préventions personnelles que la polémique des journaux et l'accusation avaient pu leur suggérer contre mon client. Il fallait leur prouver que ce chantre des gueux n'était pas lui-même un déclassé ; que ses poèmes étaient des fantaisies d'un artiste en pleine expansion de jeunesse, — Richepin avait vingt-sept ans, — et qu'il n'y avait apporté aucune arrière-pensée de scandale et de révolte. Je montrai en lui, non seulement un lettré, mais un humaniste, et même un humaniste patenté et diplômé. Le poète, nous le savons, en effet, était fils d'un ancien médecin militaire, avait passé par l'Ecole normale, avait obtenu sa licence et, en 1870, avait fait son devoir de bon Français en s'engageant dans un bataillon de francs-tireurs. Après avoir essayé de capter la bienveillance du tribunal à l'égard de « l'accusé », j'aborde le corps du délit.
La Chanson des Gueux n'est pas l'œuvre d'un professionnel de la bohème ; elle n'est pas une thèse ; elle est un jeu ; le poète s'est donné un rôle, et il est bien excusable de l'avoir quelquefois un peu outré en vue de l'effet à produire ; les vers suivants expriment, en quelque sorte, le programme qu'il s'était tracé :
Sois fantasque,
Barbouillé, grimaçant, moqueur.
Sur ta figure colle un masque ;
Mets un faux nez ; montre un faux cœur.
N'embouche pas une trompette
De cuivre à l'éclatant reflet.
Ce qu'on entend dans la tempête
Par-dessus tout, c'est un sifflet.
Fi du glaive ! prends une batte,
Bats quelqu'un, et si le battu
S'indigne et t'appelle acrobate, Réponds zut ou turlututu !
Chante des chansons ridicules. Prêche l'absurde à plein gosier. Dis, en voyant des renoncules, Qu'elles poussent sur un rosier. Dis que la nue est la fumée
De ta pipe, que le jasmin
Est une fleur moins parfumée
Qu'un gueux se torchant dans sa main.
Sans doute, il y a là quelque bravade, une sorte de gageure, quelque chose comme le geste d'AIcibiade coupant la queue de son chien. Mais est-ce que le talent et la jeunesse du poète n'excusaient pas tout cela !
D'ailleurs, il use d'un double procédé. Tantôt, par exemple, il fait parler les autres ; et je rappelais ici la pièce Fils de fille reproduite plus haut et qui était une des pièces incriminées, et une autre pièce : Voyou, qui débute par cette strophe :
J'ai dix ans. Quoi I ça vous épate !
Ben ! c'est comm' ça, na ! j'suis voyou,
Et dans mon Paris j'carapate
Comme un asticot dan' un mou.
et qui se terminait par celle-ci, qui avait d'ailleurs été visée par l'accusation :
Mais crottas ! si j'suis pas d' la haute,
Quoi qu'en jaspin'nt les médisants,
Faut pas dir' qu'ça soye d' ma faute :
Ma sœur a pa' encore dix ans.
Ces personnages croqués par le poète ne sont pas, certes, d'une édifiante moralité ; mais ils sont vrais, réels, vivants. Guérit-on une plaie en détournant le germe ? Bien au contraire, n'est-ce pas une besogne utile que de la montrer dans toute son horreur pour enlever toute excuse à ceux qui, volontiers, prendraient le parti de l'ignorer.
Mais le poète ne se contente pas de faire parler les autres, il se met quelquefois en scène lui-même. Villon lui aussi s'est mis en scène ; et combien ses « confessions » dépassent en liberté celles de Richepin! Ne serait-ce pas cependant une perte irréparable, si l'œuvre de Villon avait été détruite et nous était arrivée mutilée de bien des passages qui lui mériteraient aujourd'hui les attaques qu'on n'épargne pas à l'auteur de la Chanson des Gueux ! N'aurait-on pas perdu, en même temps qu'un des plus savoureux régals de lettré et un des plus curieux monuments de notre langue, un premier témoignage pour l'histoire des mœurs ?
II faut avoir de l'indulgence pour les poètes ; leur rôle en dehors des difficultés poignantes de la vie est encore hérissé de difficultés de toutes sortes. A cette lutte incessante, les nerfs s'irritent, s'exaspèrent, et l'artiste passe de l'exaltation presque sauvage de ses énergies à des dépressions et à des prostrations folles.
Et ce titre de poète, disais-je, qui le mérite mieux que mon client ? Le tribunal n'a pas devant lui un de ces artisans négligeables qui ne savent pas donner à leurs conceptions cette forme d'art qui implique déjà, en elle-même, la moralité. Tous les critiques, même les plus hostiles, même ceux qui ont le plus violemment discuté l'œuvre, ont reconnu et acclamé l'ouvrier. Et à l'appui de ces paroles, je citais la plupart des articles de journaux que nous avons analysés plus haut.
Ce n'est pas payer trop cher une œuvre de cette valeur, que la payer au prix de quelques passages d'une expression un peu hardie. Or, parmi les soixante-quinze poèmes qui composent la Chanson des Gueux, il n'y en a que six dans lesquels on put relever des passages de cette nature. Si la même sévérité avait été précédemment appliquée aux œuvres littéraires, laquelle donc nous serait parvenue intacte, de celles qui font aujourd'hui notre admiration et constituent cet héritage intellectuel qu'accroît à son tour chaque génération ! Ce ne serait pas seulement Villon, dont les gueux évoqués par M. Richepin ramènent incessamment le souvenir, ce Villon, dont un roi de France, François Ier, faisait faire une édition par un autre poète, Clément Marot; ce ne serait pas Villon seulement dont nous serions privés; nous le serions aussi de tous nos conteurs, de nos écrivains du xvie siècle; Rabelais mériterait d'être condamné tout entier. Si l'on avait pratiqué des coupures dans Molière, dans Voltaire, dans Shakespeare, pourrions-nous croire que nous aurions vraiment Molière, Voltaire et Shakespeare ? Et, pour emprunter des exemples à l'histoire littéraire contemporaine, a-t-on supprimé d'Alfred de Musset tous les vers dont la lecture ne saurait être recommandée aux jeunes filles l A-t-on mis au pilon Mademoiselle de Maupin, de Théophile Gautier, et Mademoiselle Grand ma femme, d'Adolphe Belot, etc. !
Sous l'Empire, deux écrivains, entre tant d'autres, furent poursuivis : l'un pour un roman, Madame Bovary, qui est une des gloires de la littérature moderne ; Madame Bovary fut acquittée ; l'autre, Baudelaire, pour un volume de vers, les Fleurs du Mal ; la justice arracha six fleurs au bouquet, et laissa le reste. Que sont les vers incriminés de Richepin, comparés à certaines pages de Madame Bovary déclarée pourtant innocente ? Que sont-ils comparés à telles strophes de Baudelaire, dans lesquelles l'accusation ne releva pourtant aucun délit ? N'y a-t-il pas dans les Fleurs du Mal des passages d'une tonalité et d'une intention de révolte plus significatives que ceux désignés par le ministère public chez Richepin ? Entre autres, ceux-ci :
Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins' Comme un tyran gorgé de viandes et de vins, II s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes. . .
et ceux-ci encore :
Certes, je m'en irai, quant à moi, satisfait, D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve. Puissé-je user du glaive et mourir par le glaive. Judas a renié Jésus, — il a bien fait !
Il faut laisser la liberté au poète ; c'est nous priver de nos meilleures joies que de vouloir restreindre sa fantaisie ; aucun art ne supporte plus impatiemment la contrainte.
D'ailleurs le vrai poète n'est jamais immoral. « Le poète, a dit Théophile Gautier, est comme le soleil qui entre partout, dans l'hôpital comme dans le palais, dans le bouge comme dans l'Église, toujours fier, toujours éclatant, toujours divin, mettant avec indifférence des lueurs d'or sur la charogne et sur la rosée ! »
Tel fut, en substance, mon plaidoyer. Mais, de quelque sentiment que j'aie pu nuancer mon éloquence, je n'empêchai pas la conviction du tribunal, ou, pour parler plus exactement, je ne délogeai pas de la conscience du tribunal la conviction préventive qui s'y était établie.
Richepin s'entendit condamner — pour employer le langage de la Basoche — en un mois de prison et 500 francs d'amende.
II était en plus, par les conséquences mêmes du jugement, privé de ses droits civils et politiques.
La rigueur de l'arrêt fut un vrai scandale. Pour Baudelaire, l'accusation d'outrage à la morale publique et religieuse avait été écartée, et il n'avait été condamné qu'à 300 francs d'amende. On s'étonnait que les juges de la République fussent plus sévères pour le poète de la Chanson des Gueux que les juges de l'Empire ne l'avaient été pour l'auteur des Fleurs du Mal. Peut-être s'expliquera-t-on cette aggravation de sévérité, si l'on songe qu'en somme les poésies de Baudelaire n'inquiétaient que la morale, tandis que celles de Richepin avaient fait passer comme un léger frisson de terreur sociale. Et d'ailleurs il ne faut pas oublier que la République qu'on avait alors était celle du 1 6 mai.
Victor Hugo, dans une lettre à Richepin, dit de ces poursuites ce que tout le monde en pensait : « C'est une bêtise de persécuter les poètes; ils n'en sont que plus applaudis. »
Et maintenant, on sera peut-être curieux de connaître l'impression du poète lui-même sur son procès, sur son défenseur et sur sa condamnation. La voici telle qu'il la donnait, à la date du lundi 28 août 1876, aux lecteurs de la Tribune, organe républicain des questions démocratiques et sociales.
L'article est intitulé sans embage les Gueux : « Hier, sur les bancs où s'étaient assis avant moi, un escroc, cinq filous, une demi-douzaine d'ivrognes, j'ai eu l'honneur d'être condamné à un mois de prison et 500 francs d'amende.
« Après, une défense sage, modérée, sympathique, présentée par Me Christian, sans même que le substitut Bloch daignât m'écraser du poids de sa parole, comme si le jugement était écrit d'avance, le tribunal m'a condamné en cinq-sec.
« Eh bien ! vous direz ce que vous voudrez, moi, je ne trouve pas ça naturel. II y a quelque chose là-dessous.
« En vérité, je ne vois pas dans la Chanson des Gueux de quoi fouetter un chat : j'ai dit qu'il était doux de manger, de boire, d'aimer. J'ai osé insinuer que le vin n'était pas une chose désagréable, et que la femme ne me semblait pas un monstre.
II paraît que ce sont là des opinions malsaines.
« Cependant, j'ai dit cela après Horace, après Rabelais, après Béranger, après tout le monde. Que dis-je, après Béranger ! Je l'ai dit après le grand Salomon. Lisez l'Ecclésiaste ; vous en verrez bien d'autres ! et c'est dans un livre sacré, et c'est écrit sous l'inspiration du Bon Dieu lui-même, et cela se chante dans les églises.
« Je suis condamné pour outrages aux mœurs, mon Dieu, oui ! Je suis un danger pour la vertu de mes concitoyens. Je verse du poison dans les cœurs chastes. J'ai attenté à la pudeur publique. . .
« II y a quelque chose là-dessous. Ce quelque chose, il faut bien le dire. Loin de moi l'idée de faire des phrases et de poser au martyr. Mais enfin, ce qu'on a frappé dans mon livre, c'est bel et bien la liberté d'écrire et la liberté de penser.
« Malgré la Révolution, en dépit de l'esprit moderne, nous n’avons encore ni la liberté de la plume, ni la liberté de la parole. Nous n'avons même pas la liberté de la chanson.
« Je ne suis encore ni pendu, ni étranglé, c'est vrai ; mais on saigne ma bourse, on vole mon temps, on me prive de ma liberté ! C'est trop, c'est beaucoup trop. . .
« J'ai peint les petits, les va-nu-pieds, les meurt-de-faim. J'ai tenté de montrer la boue dans laquelle la société les force à vivre ; j'ai remué cette boue d'une main cynique, mais pitoyable. J'ai voulu y faire descendre un rayon de soleil ; et on a trouvé cela malsain, immoral, monstrueux.
« Je ne me suis pas érigé en docteur ; je n'ai pas proposé de remède; mais j'ai dit simplement à la société :
« Voilà ce que tu fais des pauvres, respire leurs puanteurs, mets le doigt dans leurs plaies, vois grouiller leurs hontes, leurs vices, et frappe-toi la poitrine en songeant que tout cela se fait par ta faute. »
« Et la société a fermé les yeux pour ne pas voir, s'est bouché le nez pour ne pas sentir, et, au lieu de frapper sur sa poitrine, elle a frappé sur la mienne.
« En un mot, j'ai voulu faire chanter les Gueux, et les honnêtes gens viennent de me clore la bouche brutalement, avec l'éternel cri de guerre des heureux
« Les gueux n'ont pas le droit de parler. Silence « aux pauvres ! »
II est bien inutile de reprendre la parole après le poète. Pour la postérité, que nous sommes déjà, la cause est entendue et l'arrêt de 1876 cassé sans appel : mais il a paru opportun de rappeler ce souvenir d'une époque lointaine, au moment où M. Pelletan prépare une édition définitive et monumentale de la Chanson des Gueux.
Janvier↑
A Salles, « Le Chemineau », Le Rideau artistique et
littéraire, 1er
janvier 1904, p. 2.
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Le Chemineau fit, il y a quelques années, les délices des habitués de l'Odéon. La pièce de Richepin fut ensuite jouée à Montparnasse où elle obtint un très grand succès.
En voici la succincte analyse :
Le Chemineau, amoureux de la vie libre au grand air des champs de la nature, voyage de village en village, offrant le service de ses bras aux fermiers pour les récoltes et les travaux de la moisson, surtout « quand la faim se fait sentir ».
Le destin l'a conduit à la ferme de Maître Pierre, où il rencontre Toinette, employée à la ferme pour confectionner les repas des moissonneurs.
Toinette est aimée de François, premier garçon de ferme de Maître Pierre, et qui veut l’épouser, mais, le Chemineau a aussi levé les yeux sur la jolie campagnarde : comme c'est un rude gars à l'ouvrage et un beau garçon, celle-ci s'amourache de lui, et fatalement Toinette succombe.
Elle espère devenir la femme du Chemineau, mais l'oiseau des bois et des grands chemins ne s'est servi de la fille de ferme que comme passe-temps et il est déjà reparti au moment où Toinette rêvait d'un avenir plein d'amour et de bonheur.
François console de son mieux la délaissée et il l'épouse, mais la faute de Toinette doit avoir un souvenir vivant de cet amour de passage en la personne de son fils Toinet, bâtard du Chemineau.
Vingt-deux ans se sont écoulés, Toinet a grandi et aime Aline, fille de Maître Pierre, mais comme celui-ci connaît le secret de la naissance de Toinet, il ne veut pas donner son consentement pour le mariage et fait un esclandre dans la maison de François en menaçant de tout divulguer.
Après une absence de vingts-deux ans, le Chemineau revient et se trouve en présence de son ancienne amoureuse Toinette et apprend qu'il a un fils. Alors le vagabond est transfiguré, un sentiment amer et le remords de l'acte qu'il a commis lui poignent le cœur et l'infatigable, marcheur se promet de racheter sa faute par une œuvre à laquelle il se dévoue corps et âme : le mariage du bâtard Toinet, son fils, avec Aline, la fille du riche fermier Maître Pierre.
Le Chemineau a réussi à unir les deux jeunes gens, après avoir fini par vaincre les résistances du père d'Aline. Voilà quatre grands mois qu'il est « stationnaire » lui que le grand air de la liberté attire — dans la maison de François, à coté de Toinette, de son fils et d'Aline, mais le souvenir des voyages sous la chaleur du jour et les longues nuits passées sous le ciel étoile, en un mot, les plaines immenses de la nature lui manquent.
De plus, il se considère comme prenant une part de bonheur à ceux à qui il avait créé une situation misérable, et, sourd aux prières de tous ceux qui voulaient le retenir, il n'écoute que la voix de sa conscience ; il profite d'une absence des hôtes de la maison et part recommencer sa vie vagabonde.
La pièce de M. Jean Richepin est très, bien interprétée par notre troupe dramatique. Félicitons notamment M. Beuye, qui continue, la série de ses représentations dans le rôle du Chemineau, MM, Angelot, Morval, Deville, Legay. — Mme Carrère, très applaudie dans le rôle de la jolie fille de ferme, Toinette, Mmes Daurarid, Angelot.
A. Salles.
Le Chemineau
Je vais partout, à l'aventure,
Je vais toujours le nez au vent,
Comme un loup cherche sa pâture,
Comme un loup, je mange pourtant,
El j'ai, sur ma pauvre figure,
Les rides d'un homme souffrant,
Je me moque de ma tournure,
Je suis le second Juif-Errant !
De partout, ma foi, l’on me chasse,
J'en ris ; tout cela me tracasse...
Triste société !
Mais seul, je vais où bon me semble.
Content, c'est si bon d'être ensemble
Avec sa liberté !
Gratien Lorétan
Mai↑
Anonyme, « Don Quichotte », Le Monde Artiste, 8 mai
1904, p. 300.
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Notre grand poète Jean Richepin a terminé cette semaine son Don Quichotte et l'a envoyé à la copie.
Cette œuvre considérable, divisée en trois parties, est destinée à la Comédie-Française. L'an prochain elle sera jouée à Londres, sur le Théâtre de M. Berbohm Tree. L'éminent acteur-directeur créera le rôle de Don Quichotte.
Détail intéressant : le poète a dessiné lui-même tous les décors de sa pièce, et il a tracé la plantation de chacun d'eux sur son manuscrit.
Décembre↑
Marius-Ary Leblond, « La poésie
scientifique contemporaine », La Revue, 15 décembre 1904,
p. 452-454.
[…]
I
En vérité, les mêmes jeunes artistes que la grandeur mélancolique des vers de M. Sully-Prudhomme a conquis à la poésie philosophique, auraient été plutôt détournés de la science par la brutalité tapageuse de M. Jean Richepin. Il venait jeter dans la poésie son tempérament indomptable d’Algérien des villes de garnison. Il reprenait, lui aussi, après l’auteur de La Justice, le thème de la désillusion qui suit l’analyse scientifique, et, sans parler de ses vers célèbres sur le spermatozoïde, venait proclamer qu’après les analyses de Vauquelin et Fourcroy, les larmes jadis, « diamants du cœur » n’étaient plus que
Eau, sel, soude, mucus et phosphate de chaux.
Ses Sonnets amers raillaient les désirs d’infini et les élans vers le mystère, et ses Vrais Savants la vanité de la science. Enfant du Sud, passé assez brusquement des villes militaires à l’Université, il essayait de cacher sous des airs pendards les angoisses de sa naïveté soudain désillusionnée, et pleurait après le mystère en se soûlant pour s’étourdir : c’est la sorte de désespérance métaphysique dont peut être susceptible un Algérien né grivois. Il y avait là bien plutôt un athéisme hystérique que le matérialisme austère de la science. On ne trouve dans Les Blasphèmes que du romantisme modernisé et perverti : l’auteur n’a guère vu dans les étoiles qu’une poudre de diamants, et l’astronomie n’a servi à cet Olympio de de l’Extrême Midi qu’à lui montrer l’infériorité de l’homme.
La Mer (1886) prouve un esprit plus mûr, un talent plus ferme. Voulant écrire un poème qui ne fût ni une transposition en vers de l’ouvrage de Michelet, ni une suite connue de chansons sentimentales sur l’existence bohème du marin, il songea à renouveler et à élargir son sujet par une conception scientifique :
{453}
Nous estimons que pour chanter ce tout vivant C’est peu d’être poète, il faut être savant. Il annonçait qu’il avait « surtout » lu beaucoup de livres « savants », il avouait ne pas ignorer le discrédit dans lequel le public français tient aujourd’hui ceux qui tentent d’introduire la science dans les vers ; et, arrogant de se croire le premier à braver la tradition, il s’enhardissait en montrant comment, aux premiers âges, les Homère et les Valmiki furent à la fois des aèdes et des sages ». M. Richepin chante la Mer au commencement du monde, quand la Terre ne portait encore d’habitants, et il l’évoque aux époques extrêmes où la planète glacée aura perdu l’animal et la plante. Visiblement soucieux de ne point effaroucher le public, il intercale des poésies familières, voire badines, entre d’autres qui sont de teneur plus grave, et il commence l’éloge scientifique de la mer par l’exposition de vérités banales : il voit dans la mer le grenier de la terre, à cause de l’abondance de sa faune, et aussi la grande purificatrice du globe par le Sel, principe vivifiant de l’air que nous respirons, « sel désinfecter du monde ». Puis quelques paysages aquatiques font visiter le « jardin vivant » de la mer où croissent, confuses, bêtes et plantes, que M. Richepin décrit en leur cherchant des analogies avec les formes de la flore et de la faune terrestres, se dispensant souvent de l’épithète pittoresque par l’empli i de termes inédits, tels que : campanulaire, pennatule, stérée, mondaine, planaire, lustres et pantelles.
Laborieusement, il tenta d’animer son vers aux lueurs des poissons dont il dit avec lenteur les souplesses électriques. Il voulut approfondir son imagination du mystère qui pullule dans la mer, en songeant qu’elle contient les cétacés, ces premières et antiques formes de la vie, et qu’elle recèle peut-être encore des êtres fantastiques que nous ne voyons pas, datant de siècles lointains, — merveilleux sous-marin exploité depuis Hugo par les Jules Verne, et, plus tard, les Wells et les Kipling. De là, M. Richepin crut pouvoir s’élever aux « grandes chansons » de son poème. Il dénombra les algues par leur nom : cramiez, eutocarpée, vulve, agape, plocarnium, luminaire. Notre humanité germait en elles, car les algues sont « nos aïeules authentiques » qui progressèrent jusqu’à devenir la bête-plante, formèrent les forêts dans lesquelles errèrent plésiosaure, ichtyosaure et ptérodactyle, car de l’algue partit l’illusoire vers de magnifiques destinées. En l’algue
« est éclos L’amour commençant son ère
Par l’obscur protoplasme
qui forma La cellule et la modère. »
{454}
M. Richepin se console de ne pouvoir formuler comment le corps simple se forma en la cellule, car il peut, du moins, énumérer les différentes hypothèses que soulève le problème de l’organisation de la matière animée. M. Richepin, qui sembla toujours apprécier fermement en la science celle qui explique le mystère des sexes et la reproduction, chantera désormais la Mer comme le sexe immense d’où germa la vie ; et il se complaît, non sans vaccination et souvent non sans grandeur, à suivre les évolutions de notre genèse aux profondeurs de l’eau. Il accepta sans contrôle la célèbre découverte du Bathybios dans l’Atlantique et s’en autorisa pour placer résolument notre origine dans la mer et en tirer la chaîne des êtres jusqu’aux mammifères. Pour mieux affirmer nos origines marines, il retint de l’embryologie cette notion que l’homme, dans l’œuf, passe par des stades de formes aquatiques. Puis, ayant, avec une patiente naïveté, insisté sur la petitesse de notre origine, il jugea bon de montrer combien cette genèse reste supérieure à celle que recèle la religion :
C’est donc nous-mêmes qui nous fîmes, Et nous sommes nos créateurs. Seulement, il ne s’en autorise plus pour « blasphémer », comme si, persuadé par la sérénité de la méthode scientifique qu’il consulte, par les lents et tranquilles développements de la vie qu’il dut constater, il a désormais compris l’inutile arrogance des gestes et des cris. Certes, beaucoup de rhétorique fige l’inspiration, et il reste que son œuvre est la rhétorique de la science comme celle de M Sully-Prudhomme en est la philosophie ; mais, du moins, les poèmes où M. Richepin s’efforce de développer une suite de propositions scientifiques, offrent-ils un intérêt de pense — monotone, mais exacte — de beaucoup supérieure à la fausse inspiration des accents grivois, badins, vantards et déclamatoires de son recueil précédent. Ce que M. Richepin, ancien élève de l’Ecole normale, portait en lui de naturellement lent et didactique trouva ici sa juste application. Et il garde le mérite d’avoir fait comprendre qu’on ne pouvait, aujourd’hui, traiter des sujets aussi vastes et vitaux, La Mer, qu’en s’aidant des acquisitions et des hypothèses de la science moderne, dans un dessein de synthèse.
[…]
Anonyme, « La Millième de
Carmen », Le Monde
artiste, 25 décembre 1904, p. 826.
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Vingt-neuf ans se sont écoulés depuis la première de Carmen. Le chef-d'œuvre injustement rabaissé autrefois, vient d'être consacré par le plus éclatant triomphe qu'ait jamais remporté une pièce du répertoire musical contemporain. Les générations nouvelles ont révisé le faux jugement du passé ; de peu viable qu'on l'avait dit, l'ouvrage de Bizet est devenu si populaire qu'il fournit un large appoint aux manifestations lyriques les plus diverses en tous pays. L'iniquité est une chose détestable qui appartient à toutes les époques ; c'est pourquoi les réparations gagnent de valeur avec le temps.
Carmen contestée en 1873, trouve son apothéose en 1904. Et quelle apothéose ! Le plus grand de nos poètes, Jean Richepin, chante en vers ardents et magnifiques le génie du plus original d'entre tous les compositeurs français du XIXe siècle. Il dit leur fait aux éternels sottisiers et venge Bizet des attaques d'une critique malfaisante.
La soirée de vendredi demeurera inoubliable. L'admirable artiste qu'est Mme Emma Calvé a fait oublier toutes les titulaires du rôle complexe, infiniment difficile, de la cigarière capiteuse, pittoresque, passionnée jusqu'à la férocité, amoureuse jusqu'à l'impudence, toute de caprice, damnable et toujours tentante. Elle a joué mieux que jamais, comme inspirée par la chère mémoire du regretté compositeur. Mme Marie Thiéry, enfiévrée du désir de glorifier aussi le maître, a été une superbe Micaëla ; M. Clément a prêté à Don José toute la valeur de son beau talent, et les moindres rôles ont été tenus brillamment.
Mlles Badet et Richomme ont dansé d'une façon ravissante la Flamenca, réglée par Mme Mariquita, et sous la direction impeccable de M. Luigini, l'orchestre a souligné les nuances les plus subtiles de cette musique éclatante, vivante, personnelle, et que des sots ont trouvée jadis « terne et froide ».
Que dire de Mlle Bartet, si ce n'est que l'éminente artiste est sans rivale dans l'art de la déclamation ? O l'adorable Muse vivante et charmeuse ! Et comme les vers solides, pleins, coupants de Jean Richepin ont pris des inflexions savantes par la voix de leur interprète ! Ce fut un triomphe et pour l'exquise sociétaire de la Comédie-Française, et pour l'auteur qui triomphera de nouveau, avant longtemps, sur le théâtre de Molière.
Il est intéressant de rappeler que lors de la première de Carmen, le 3 mars 1875, sous la direction Camille du Locle, la distribution était la suivante :
Don José, M. Lhérie ; Escamillo, M. Bouhy ; Le Dancaïre, M. Potel ; Le Remandado, M. Barnolt ; Moralès, M. Duvernoy ; Zuniga, M. Dufriche ; Lillas Pastia, M. Nathan ; Un guide, M. Teste ; Carmen, Mme Galli-Marié ; Micalëa, Mlle Chapuis ; Mercedes, Mlle Chevalier ; Frasquita, Mlle Ducasse.
Par la suite, le rôle de Carmen fut abordé par Mlle Castagne en 1884; Mme Blanche Deschamps, en 1886; Mme Vaillant-Couturier en 1888; Mme Nardi, en 1889; Mlle Fouquet et Tarquini d'Or, en 1891 ; Mmes Segied Arnoldson, Esther Chevalier, de Béridez et Calvé, en 1892; Mlle Wyns, en 1894 ; Mlle Nina Pack en 1895; Mme de Nuovina en 1897; Mlles de Lussan, Thévenet, Georgette Leblanc, Passama, Fanchon Thompson, en 1898; Mme Marié de l'isle, en 1899; Mmes Bressler-Gianoli et Delna, en 1900; Mlles Claire Friché et Cortez en 1903.