Corpus de textes du Laslar

1905

Gérard Walch, « Jean Richepin », Anthologie des poètes français, Tome 2, Ch. Delagrave, éditeur, 1905, p. 17-37.

Bibliographie.— Poésie : La Chanson des Gueux (1876) ; Les Caresses (1877) ; — Les Blasphèmes 1884) ; — La Mer (1886) ; — Mes Paradis (184) ; — La Bombarde (1899). — Théâtre : La Glu, drame en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de l’Ambigu (1883) ; — Nana Sahib, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du théâtre de la Porte Saint- Martin (1883) Macbeth, drame de Shakespeare en neuf tableaux et en prose (1884) ; — Monsieur Scapin, drame en trois actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1886), — Le Flibustier, drame en trois actes, envers, représenté sur la scène du Théâtre Français (1888) ; — Le Chien de garde, drame en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1889) ; —Le Mage, opéra en cinq actes et six tableaux, musique de Masssenet (1891) ; —Par le Glaive, drame en vers, en cinq actes et huit tableaux, représenté sur la scène du Théâtre Français (1892) : — Vers la joie, conte en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre Français (1894) ; — Théâtre chimérique, vingt-sept actes en prose et en vers (1896) ; — Le Chemineau, drame en vers, en cinq actes, représenté sur la scène du théâtre de l'Odéon (1897) ; — La Martyre, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du Théâtre-Français (1898) ; — Les Truands, drame en cinq actes, en vers, représenté sur la scène du théâtre de l’Odéon (1899) ; — Miarka, opéra en cinq actes, représenté sur la scène de l’Opéra-Comique (1905) : — Don Quichotte, pièce représentée sur la scène du Théâtre- Français (1905) . — Prose : Les Étapes d’un réfractaire (1872) ; — Madame André, roman (1877) ; — Les Morts bizarres(1877) ; — La Glu, roman (1881) ; — Quatre Petits Romans (1882) ; — Le Pavé(1883) ; — Miarka, la fille à l’Ourse (1883) ; — Sophie Monnier 1884) ; — Braves Gens(1886) ; — Césarine (1888) ; — Le Cadet, roman (1890) ; — Truandailles(1890) ; — Cauchemars (1892) : — La Miseloque, choses et gens de théâtre(1893) ; — L’Aimé, roman (1893) ; — Flamboche, roman (1895) ; — Les Grandes Amoureuses (1896) ; — Contes de la décadence romaine (1898) ; —Lagibasse, roman magique (1900) ; — Contes espagnols (1901). Les œuvres de M. Jean Richepin se trouvent chez Fasquelle.

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M. Jean Richepin a collaboré à la plupart des grands journaux parisiens. M. Jean Richepin est né à Médéa, en Algérie, le 4 février 1849. Fils d’un médecin militaire, petit-fils de paysans, il fit de brillantes études au Lycée Napoléon, au Lycée de Douai et au Lycée Charlemagne (1859-1868), entra en 1868 à l’Ecole normale supérieure, prit le grade de licencié ès lettres (1870), et s’engagea bientôt après dans un corps de francs-tireurs qui suivit les mouvements de l’armée de Bourbaki pendant la guerre franco- allemande. De 1871 à 1875, il mena une vie errante. Il fut tour à tour professeur libre, matelot, portefaix et débardeur à Naples et à Bordeaux, sans que cette existence aventureuse nuisit en rien à son activité cérébrale. Après avoir écrit, en 1871, dans La Vérité et dans le Corsaire, il débutait en 1873 au théâtre de la Tour d’Auvergne, à la fois comme acteur et comme auteur dramatique, avec l’Etoile, pièce écrite en collaboration avec André Gill. « M. Richepin était célèbre dans les cénacles du quartier latin où brillaient Ponchon, Sapeck, Rollinat, Bourget. Il l’était par une passion effrénée d’indépendance, par des théories sociales truculentes, par certaines excentricités, par l’effervescence du « sang touranien » qui, disait-il, circulait dans ses veines, par sa vigueur et son habileté dans tous les sports, par sa mâle beauté. « En 1876, il conquit du premier coup le grand public par sa Chanson des Gueux, où, donnant libre carrière à sa verve, il exalta sans réticence « la poésie brutale de ces aventureux, de « ces hardis, de ces enfants en révolte à qui la société presque a toujours fut marâtre, et qui, ne trouvant pas de lait à la mamelle « de la mauvaise nourrice, mordent à même la chair pour calmer « leur faim »... Sur la dénonciation du Charivari, le poème fut saisi le 24 mai 1876, et M. Jean Richepin fut condamné le 15 juillet, par le tribunal de police correctionnelle, à un mois de prison et à 500 francs d’amende, pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. » Il purgea sa condamnation à Sainte-Pélagie... puis continua de travailler et d’écrire pour la gloire et pour le triomphe de la justice sociale, et plus que jamais s’attacha à « démolir les préjugés » et à défendre la cause des humbles et des opprimés. « Non content de collaborer à des journaux littéraires comme le Gil Blas, il donnait coup sur coup des études de mœurs, des romans, des poèmes et des drames. Les Caresses (1877), Les Blasphèmes (1884), et La Mer (1886), continuent logiquement La Chanson des Gueux.

« Avec de prodigieux effets de métrique, une richesse et une saveur de vocabulaire qui rappellent la manière de Rabelais, le poète chanta l’amour et la douleur, glorifia les beautés et les {19} fureurs de la mer, renversa comme un torrent brutal toutes les « superstitions théologiques », toutes les « chimères scientifiques », toutes les « douces et belles illusions » dont vit l’humanité, et il compléta cette œuvre de destruction par une analyse desséchante du moi : Mes Paradis (1894).

« Dans ses romans, il recherchait l’étude des sensations curieuses, des monstruosités psychologiques, des curiosités de mœurs. Les Morts bizarres (1876) sont un extraordinaire recueil d’atrocités, de trépas inédits, de peintures de douleurs inouïes. Madame André (1878) et Césarine (18SS) sont de supérieures études de psychologie où la fiction serre de si près la réalité, qu’elles semblent le récit d’aventures vécues. Le Pavé (1883 ; est une série de tableautins, vivement peints, représentant les types singuliers qui évoluent dans les rues de Paris, les spectacles qui mettent à nu les difformités de la grande ville. Puis toute une collection de monographies consacrées aux humbles et pittoresques bohèmes, paysans, truands que l’auteur affectionne : Miarka, la fille a l’ourse (1883), Les Braves Gens (1886), Le Cadet (1890), Truandâmes (1890), La Miseloque (1892), Flamboche (1895). « Au théâtre, M. Jean Richepin a apporté les mêmes préoccupations. Ses drames en vers, écrits dans la même langue opulente et éclatante, expriment les mêmes sentiments de mépris violent pour les conventions sociales. Vers la joie (1894), Le Chemineau (1897), Les Truands (1899), font le procès de la vie studieuse et contemplative, de la vie des villes, pour exalter la vie libre, fût-elle en marge des lois sociales. « L’œuvre que nous venons d’analyser brièvement est déjà considérable, elle est d’un rude et laborieux ouvrier. Mais, pour être à peu près complet, il faut mentionner encore : Les Étapes d'un réfractaire (1872), La Glu (1881), roman qui décrit avec une lucidité poignante la morbide action de certaines maîtresses sur les sens et, par eux, sur le caractère de certains amants ; Quatre Petits Romans (1882) ; Nana-Sahib, drame l’auteur joua lui- même le premier rôle, avec Sarah Bernhardt, en 1883 ; Macbeth, drame en vers (1884) ; Sappho (1834) ; Sophie Monnier, maîtresse de Mirabeau (1884) ; Monsieur Scapin (1886), étourdissante reconstitution de la vieille comédie ; Le Flibustier, comédie en vers (1888), qui met en jeu les événements de la vie ordinaire des populations maritimes ; Par le Glaive, drame (1892) ; L’Aimé (1893) ; Les Grandes Amoureuses (1896) ; Théâtre chimérique, 27 actes en prose et en vers (1896) ; La Martyre (1893), mettant en scène le conflit entre le paganisme et le christianisme ; Le Chien de garde, drame (1898) ; Contes de la décadence romaine (1898) ; La Bombarde, contes à chanter (1899) ; Lagibasse, roman magique (1899) ; Contes espagnols(1901). » M. Jean Richepin a fait de fréquents voyages, à diverses époques échelonnées de 1872 à ce jour. Sans compter de nombreux {20} séjours à Londres, il a fait deux voyages en Italie, quatre aux îles Baléares, et il a visité tour à tour la Belgique, la Hollande, le Danemark, la Suède, l’Allemagne, la Suisse, l’Espagne, l’Algérie et le Maroc, où il a vécu quinze jours sous la tente, dans l’intérieur du pays.

Paul Verlaine, « Jean Richepin » dans Œuvres complètes, Tome 1, Messein, Éditions Vanier, 1905, p. 323-327.

Jean Richepin, littérateur français, né à Médéah (Algérie), en 1849. Son père était médecin militaire.

Il fut un temps quelque chose comme chef d’école. On appelait son groupe « les Vivants » par opposition sans doute aux derniers Parnassiens que la presse avait intitulés « les Impassibles », en vertu de leur tenue pas assez dégagée, un peu sanglée, de très jeunes hommes excessivement respectueux de leurs vers.

Faisaient partie de ce nouveau conventicule : Maurice Bouchor, depuis délivré de tout mutualisme pour de belles œuvres personnelles ; Raoul Ponchon, indépendant aussi lui, avec son très grand talent gai bien à lui ; d’autres encore.

Après d’excellentes études, Richepin entra à l’École Normale, cette pépinière d’écrivains guindés également, c’est si naturel avec une telle éducation ! mais eux non sans quelque pente vers un peu lourd chic boulevardier, une aisance vaguement provinciale avec une bruyante étiquette parisienne. Le passage de notre écrivain à l’alma mater de la {324} rue d’Ulm fut de courte durée par suite d’espiègleries dans le genre de celles que n’a point encore tout à fait fait oublier l’auteur de Nana Saïb et des Blasphèmes.

Passons.

Ses débuts furent assez difficiles et confus. On le voit, vers 1875, sortir relativement du rang par une petite pièce en vers écrite de compte à demi avec le pauvre Gill. Ça s’appelait « le Fou ». Le grand coup de la Chanson des Gueux et une campagne de plusieurs années au Gil Blas, alors dans toute la force de sa nouveauté, préparèrent la fortune littéraire de M. Richepin qui dès lors compta dans la littérature contemporaine entre les écrivains de marque.

Des romans, Madame André, un recueil de nouvelles, les Morts bizarres, son meilleur livre, la Glu, d’où fut tirée une pièce intéressante, suivirent.

Inutile de revenir en cette biographie, qui veut rester toute littéraire, sur certains faits de vie plus privée que théâtrale dont les journaux retentirent trop naguère. Une artiste dramatique des plus connues du monde entier fut mêlée, femme, à ces détails qui ne regardaient personne et dès lors le devoir d’un galant homme est de se taire bien vite pour passer à d’autres choses. Nana-Saïb et une traduction en prose d’une pièce de Shakespeare vinrent bientôt attester toute l’inanité des assertions d’un certain ordre et de certaines gens sur l’état mental de Richepin qu’on avait dit successivement fou, moine, que sais-je encore !

Puis l’auteur, marié et retiré dans sa famille, se tut assez longtemps, mais affligea par la suite les amis de son talent par la publication intempestive, en tout cas, des Blasphèmes. Peu généreux en ces temps de persécution, ces poèmes agressifs où trop peu de sincérité se montre pour être impie, du moins s’ils étaient écrits en beaux ou bons vers ? Mais non ! la grosse trivialité du fond ne le cède qu’au banal de la forme. Dans la Chansons des Gueux, quelques « morceaux » bons surnageaient tout comme dans les arlequins des bas restaurants, pour parler la langue de l’auteur : rusticités pas trop fausses, échos relativement sincères des faubourgs, etc., encore qu’on s’y afflige de marcher dans des choses comme :
« Nous boirons du vin doux qui fait pisser la nuit »

« Ma sœur a pas encor douze ans. »

tandis que dans les Blasphèmes il n’y a que de grosses cochonneries ou des inepties rancies, troisième eau de Voltaire et de Diderot, exprimées dans la langue de Joseph Prudhomme d’après la poétique de Jacques Delille et autres Luce de Lancival.


« — La mer ! puisse-t-elle 

Laver ta rancœur, »

{326}

ô lecteur ! mais non encore ! La Mer de M. Richepin est une Bièvre sans rivages de grossièreté par-ci, de platitude par-là, de médiocrité partout. Du reste, l’insuccès absolu de cet ouvrage, j’entends l’insuccès auprès des vrais liseurs, puisqu’il est de foi que le Public ne s’occupe même pas de vers, et même suffisant, en admettant que ces mots suffisamment, suffisant, puissent ne pas être, eux aussi, de tristes blasphèmes, appliqués à cette chose non moins énorme que très rare et très divine, un Poète !

M. Richepin est tout jeune encore. Il n’a plus les soucis du pain quotidien ; il vit heureux dans son ménage et l’aurea mediocritas le caresse depuis belle lurette. Son talent d’écrivain en prose est incontestable. Qu’il l’emploie à des œuvres enfin vraiment fortes sinon tout à fait saines. Il a de l’esprit et de l’audace dans l’esprit, l’entregent ne lui manque pas, ni l’aplomb nécessaire non plus. Il peut relever sa réputation un peu déchue, il le doit ! Plus dorénavant de Gueux suspects, de Blasphèmes éventés, de Mer qu’on serait tenté de compléter par la particule mise en arrière ; — la prose évidemment l’appelle et le couronnera. Roman, drame, {327} comédie, nouvelle, journalisme, quelle carrière n’est pas ouverte à cet ingénieux, à cet habile, à cet érudit !

Qu’il y entre donc pour de bon sa tête d’empereur de la Décadence haute, son corps musculeux droit, sa blague et sa verve en avant ?

Ça lui vaudra infiniment mieux que de se faire capucin de cartes ou poète en baudruche.

Janvier

Anonyme, « Les évocateurs », Le Public, 5 janvier 1905, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

[…]

Les Contes de la décadence romaine, de Jean Richepin, ont enrichi la littérature française d’une œuvre maîtresse. Avec Richepin, nous avons sondé la vie des contemporains de Caligula et de Galba tout aussi bien qu’avec Flaubert nous avions pénétré l’âme punique. Mieux, peut-être, car en la phrase de Richepin, se mirait la phrase latine : ablatif absolus, redondances oratoires ; latinismes nerveux et libres. Il parvint miraculeusement à refléter dans notre français analytique la synthèse du latin.

Avril

Anonyme, « A propos de la Du Barry, de Jean Richepin », Le Monde Artiste, 2 avril 1905, p. 220.

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Au cours de nos recherches historiques, nous avons eu la bonne fortune de trouver les documents intéressants qu'on va lire et qui sont d'actualité, au moment du triomphe de la Du Barry à Londres.

Notre grand poète demeure rue Notre-Dame des-Champs, et chose curieuse, sur l'emplacement de la maison où réside actuellement l'auteur de la Du Barry, s'élevèrent au XVIIIe siècle l'hôtel de l'Abbé Terray et l'hôtel de la comtesse de Tournon

Or, cette comtesse de Tournon, fille d'un gentilhomme pauvre de Vivarais, n'était autre que la vicomtesse Du Barry. Le Roi avait signé le 18 juillet 1773 au contrat de son mariage avec le neveu de Mme Du Barry, qui avait été page, officier d'infanterie, puis cornette des chevau-légers de la garde avec le rang de mestre-de-camp de cavalerie. Le mari était le fils de Jean Du Barry.

Quant à l'Abbé Terray, le ministre de Louis XV, que Jean Richepin a fait revivre dans son drame, il s'était fait construire dans cette même rue Notre Dame-des-Champs un hôtel somptueux. Il y avait mis un lit de 80,000 livres, qu'on montrait aux curieux. Les méchantes langues assuraient que le lit avait été commandé surtout pour la marquise de Fleury, courtisane d'une rare beauté, connue aussi sous le nom moins élégant de la Dufresne, et qui avait consenti à fêter la pendaison de la crémaillère avec Terray.

Anonyme, « A propos de la Du Barry de Jean Richepin », Le Monde artiste, 9 avril 1905 p. 237.

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Une anecdote peu connue et qui vaut bien d'être reproduite nous est passée sous les yeux cette semaine.

Pendant les fêtes de son mariage, en mai 1770, Marie-Antoinette avait remarqué une femme d'éclatante beauté, vêtue d'habits magnifiques et couverte de pierreries, qui, plusieurs fois, s'était assise à souper à la même table que la famille royale.

– Quelle est la situation de cette dame ? demanda-t-elle à sa dame d'honneur, la comtesse de Noailles.

La dame d'honneur balbutia. Le duc d'Agen, pour rompre la glace, dit : 

– Elle est chargée d'amuser le roi, madame.

– Dans ce cas, riposta ingénument la Dauphine, vous pouvez lui dire qu'elle aura en moi une rivale ; car, moi aussi, je veux plaire au roi ».

Le mot fut colporté dans toute la Cour et fît fortune.

Juin

Anonyme, « « Don Quichotte » et Jean Richepin », Le Mot d’Ordre, 3 juin 1905, p 2-3.

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Au moment où l’Espagne vient de célébrer le troisième centenaire de Cervantès, la Comédie-Française met en répétition un Don Quichotte de M. Jean Richepin. Voilà qui prouve, une fois de plus, à quel point nos comédiens ordinaires ont le sens de l’actualité.

Au lendemain de la lecture aux artistes qui fut, parait-il, triomphale, je suis allé demander à l’auteur de tant de pièces à succès ses impressions et ses souvenirs sur la gestation de ce dernier, né de sa verve féconde.

M. Jean Richepin va, dans la vie, avec une réputation de poète subversif — que lui valurent ses premiers livres — et une allure de romantique aventureux qui effraye un peu les bourgeois. Dans notre époque prosaïque, il apporte une spontanéité de verbe et une fantaisie de geste qui sont d’un autre âge. Et certains ne lui pardonnent pas de ne pas ressembler à tout le monde. L’Académie, qui s’ouvre à des talents moins abondants, mais plus rassis, ne lui a pas entrebâillé sa porte. Il est vrai qu'il ne prit jamais la peine d’y frapper. Il s’en console en vivant, au milieu des siens, la vie qu’il aime, l'été à Noirmoutiers, l’hiver, dans son vieil appartement de la rue Notre-Dame-des-Champs, où l’ameublement lui-même a des truculentes orientales que répudieraient nos jeunes arrivistes à la mode, clients de Mapple et sectateurs de l’art nouveau.

C’est là que j’ai trouvé, droit et robuste comme aux belles années de jeunesse et d'aventure autour de la tête ronde du « touranien », les cheveux bouclés ont grisonné, mais la barbe garde toujours son pli ascétique et, sous le veston d’intérieur, le torse, qui se moule dans un jersey, conserve la sveltes vigoureuse de l’homme de sport.

— « Mon Dieu oui, m’a dit M. Richepin, me revoici à la Comédie-Française. Je n’y avais plus pénétré, comme auteur, depuis la Martyre. Vous vous souvenez peut-être de cette pièce, que l’on accueillit sans indulgence. Partant de cette idée philosophique que, à toutes les époques de mouvement violent, on a vu des jeunes femmes de la plus haute naissance, faisant litière de leurs préjugés aristocratiques, seconder les novateurs révolutionnaires, en dégoût de ce qui est, j’avais placé mon action au temps des martyres des premiers chrétiens. Bien que j’eusse essayé de tenir la balance égale entre le paganisme et le christianisme, je n’avais pas pu ne pas manifester mon admiration pour la ferveur des martyrs et ma sympathie pour leur doctrine. Cela fut mal interprété. On se rappelait les Blasphèmes. Ceux qui les avaient applaudis comme une œuvre antireligieuse — ou même anticléricale — me reprochèrent la Martyre comme une concession à l’esprit religieux. De même ceux qu’ils avaient scandalisés, jugèrent peu convenable que le même écrivain osât ensuite glorifier les martyrs chrétiens. De sorte que je ne satisfis personne et qu’on me le fit voir.

» Depuis cette époque, je n’avais fait aucune tentative pour aborder de nouveau notre première scène dramatique. Mais je gardais quelques sujets en réserve. Il y a deux ans, j’eus l’occasion d’en causer avec l’administrateur de la Comédie. Je lui donnai le choix. Il se prononça pour Don Quichotte. Voilà comment j’ai été amené à faire cette pièce dont je caressais l’idée depuis longtemps. Je l'ai écrite l’an dernier, à la campagne. Je l’ai lue au début de cette saison. Elle fut immédiatement reçue. Et, actuellement, on la répète. J’aurais souhaité qu’elle pût être représentée pendant le séjour du roi d’Espagne. Mais le succès de Notre Jeunesse et du Duel me recule à l’année prochaine. »

Votre Don Quichotte suit-il de près l’action du roman de Cervantès ?

— « Autant que faire se peut. Ce qui manque au chef-d’œuvre du génial Espagnol — au point de vue scénique, s’entend — c’est une action principale. Le Don Quichotte de Cervantès est une série d’épisodes. Je me suis efforcé de les conserver dans toute leur saveur originelle. Ainsi l’épisode des moulins à vent, celui de la Sierra-Morena, ceux de Dulcinée et de Maritorne ont leur place dans ma pièce et l’action principale que j’ai imaginée ne leur nuit en rien. C'était là l’écueil : trouver une action principale intéressante, mais qui ne reléguât point au second plan les créations du romancier. Quant au personnage de Don Quichotte, c’est un brave homme que les romans de chevalerie ont rendu fou. Dans les intervalles de sa folie, il se montre poli, affable, prévenant, plein de bon sens et même d’esprit. Puis, sa crise {3} le reprend, il ne reconnaît plus personne, voit des ennemis dans les moulins à vent et des duchesses dans les servantes d’auberge. C’est ainsi, je crois, que Cervantès l’a conçu. Mais, quand on manie un pareil personnage, il faut tenir compte aussi de l’idée que s’en font nos contemporains. Les commentateurs ont l’habitude de mettre dans les ouvrages des grands écrivains beaucoup plus de choses que n’en ont mises les auteurs eux-mêmes. Voyez comme on nous a creusé Hamlet, pour y découvrir une foule d’idées, de symboles et de pensées philosophiques que Shakespeare, sans doute, n’avait jamais eues. Don Quichotte a subi un sort semblable. A force de l’expliquer, de l’analyser, de le disséquer, on a quelque peu modifié son caractère primitif. Au lieu de l’honnête fou comique de Cervantès, on nous en a fait un parangon de toutes les vertus et un chevalier de tous les idéals. J’ai tâché de marier les deux conceptions, afin de sauvegarder la vérité littéraire et de ne pas trop surprendre le public.

« Pour interpréter ce personnage compliqué et intéressant, j’avais toujours songé à Leloir, outre qu’il est l’homme du rôle physiquement, il a tout le talent qu’il faut pour en mettre pleinement en valeur le caractère. Il campera un superbe Don Quichotte. Le jeune Brunot, plein de verve et de qualités, fera un Sancho très amusant et Georges Berr sera parfait dans un troisième personnage de premier plan, comme sera parfaite aussi Mlle Leconte. Nous aurons d’ailleurs tout le temps de travailler et de fignoler l’interprétation. Il serait un peu bien prématuré aujourd’hui de nous étendre davantage, ne trouvez-vous pas ? Nous en reparlerons à la rentrée. »

Octobre

Max Heller, « M. Jean Richepin », Gil Blas, 12 octobre 1905, p. 1.

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La Comédie-Française va représenter Don Quichotte, drame héroï-comique en trois parties, en vers, de M. Jean Richepin.

Nous avons rendu visite hier soir au prestigieux poète.

On sait qu'il habite au deuxième étage d'une maison « bourgeoise », rue Notre-Dame-des-Champs. Dans cette voie peu fréquentée, les gens qui font des affaires s'aventurent rarement. On n'y rencontre que des travailleurs de la pensée, principalement des artistes. En soulevant les rideaux de son salon, l'auteur de la Chanson des gueux pouvait, naguère encore, apercevoir les fenêtres des appartements du regretté Bouguereau et de M. Jean-Paul Laurens. Avant d'être nommé directeur de la Villa Médicis, M. Carolus-Duran fut aussi son voisin.

…Une femme de chambre accorte nous précède dans un long couloir obscur et tortueux.

Au bruit de nos pas, une tenture se soulève.

Une main s'empare vivement de notre main, la serre à la broyer. C'est M. Jean Richepin qui nous souhaite la bienvenue.

Vraiment, le grand écrivain répond assez mal, au physique, à l'idée que l'on se fait communément d'un poète. Sans doute, sur ses larges épaules, malgré ses cinquante-cinq ans, il porte noblement la tête, mais sa chevelure annelée, descendant jusqu'au milieu du front, dans un savant désordre, donne à sa physionomie quelque chose de barbare. Les pointes de la moustache se dressent, menaçantes. Des flots de barbe semée de fils d'argent envahissent le bas du visage. Seuls, les regards sont d'un rêveur : hors des yeux petits et gris, d'un gris léger, ils flottent continuellement, indécis.

M. Jean Richepin nous désigna un siège, près de lui, et l'entretien commença.

— D'abord un peu de biographie, n'est-ce cas ? Je suis né à Médéah, au hasard des Changements incessants de garnison de mon père, un médecin militaire. Comme Verlaine, Rimbaud, Ponchon, les frères Margueritte même, je puis dire que j'ai été semé dans un endroit, récolté dans un autre.

« Très jeune, j'ai beaucoup voyagé. J'ai visité Lyon, Lille, Toulouse, Marseille, Besançon. C'est que l'armée de Napoléon III avait les qualités, mais aussi les défauts des armées professionnelles. Elle constituait, véritablement, malgré le nombre considérable d'éléments divers dont elle était composée, une petite famille. Malheureusement, cette famille ne restait jamais en place.

« Mon père souhaitait faire de moi un médecin, mais un de mes professeurs du lycée de Douai lui conseilla plutôt de tourner mes vues sur l'Ecole normale. « Ainsi, expliquait-il, votre fils ne se trouvera pas tout de suite « sur le pavé de Paris. » A vrai dire, le professorat ne me souriait guère, mais, de même que l'appétit vient en mangeant, ainsi je pris goût pour l'étude dès mon entrée à l'Ecole, dans un bon rang. Deux années durant, levé à cinq heures, couché à dix, je lus tous les livres qui me tombèrent sous la main. Naturellement, la bibliothèque de l'Ecole ne renfermait que des bouquins de littérature ancienne, d'histoire, de philosophie. Ce sont ces derniers que je « dévorai » avec le plus de plaisir et aussi, sans doute, avec le plus de fruit.

« Quand éclata la guerre, je donnai ma démission. C'est peu après la signature du traité de Francfort que se place ma venue dans le monde littéraire.

« Tout de suite, je manifestai des goûts farouches d'indépendance, de sauvagerie presque. A cette époque, on ne jurait que par les parnassiens. Je refusai de me « faire » parnassien. Plus tard, lorsque les naturalistes, puis les symbolistes rayonnèrent, je restai sourd aux appels des uns et des autres. Je puis me vanter de n'avoir jamais appartenu à aucune école. »

M. Jean Richepin nous parle ensuite de ses relations avec diverses célébrités modernes et contemporaines :

– J'ai été très lié avec Barbey d'Aurevilly. Voici d'ailleurs sa photographie, sur cette étagère. Approchez-vous et lisez la dédicace. Elle est fort curieuse.

Je m’approche et je lis :

« Ma féminilité vous remercie et mes deux sexes vous sont très reconnaissants. »

L'auteur de la Glu nous explique qu'un jour il avait demandé à l'écrivain, en manière d'éloge, s'il ne possédait pas deux âmes, une âme d'homme et l'autre féminine. Le romancier répondit par l'envoi de sa photographie et de la dédicace.

M. Jean Richepin s'honore encore d’avoir été l'intime ami de Théodore de Banville. Il nous montre, sur son bureau, un portrait de l'auteur des Odes funambulesques. Rochegrosse pinxit

Il n'a eu avec José-Maria de Heredia, « l'admirable oiseleur du sonnet d'Antoine et de Cléopâtre », que « des relations de lettres et de dîners ». Il n'est jamais allé chez lui.

Parmi ses amis politiques, l'auteur de Par le Glaive cite avec quelque orgueil M. Léon Bourgeois et M. le sénateur Rivet. Ce n'est pas à dire pour cela qu'il suive les séances du Luxembourg et du Palais-Bourbon. Il se flatte même de lire les journaux au hasard, sans distinction d'opinions. De sa vie, M. Jean Richepin n'a jamais voté.

Il préfère ouvrir toutes grandes les portes de son salon, le soir, devant Mme Emma Calvé.

— Une ou deux fois par semaine, pour ma femme et pour moi, pour nous seuls, l'incomparable artiste vient chanter en patois cévenol des chansons populaires. Elle nous tient sous le charme, des heures entières. Cette Carmen-là, le public l'ignore. Qu'il est à plaindre !

Quand il ne rime pas, M. Jean Richepin passe son temps à faire un peu de peinture, de sculpture « comme tous ceux qui aiment à fréquenter les artistes », ou de la musique. L'auteur du Chemineau est compositeur à ses heures. Alors, il interprète lui-même ses œuvres.

Au reste, dans ce cabinet de travail, tous les arts sont judicieusement représentés. Sur la cheminée, le buste du maître, par Bernstamm, voisine avec une statuette de Rodin. Dans une niche curieusement ouvragée, voici deux saints de bois, rapportés d'un voyage en Bretagne.

Ici, sur ce mur, une aquarelle de Raoul Ponchon ; un peu plus loin, les portraits glorieusement groupés de Flaubert, de Tolstoï, d'Edgar Poe, de Baudelaire.

Et partout des livres, sur les fauteuils, les chaises, les guéridons, partout ! La bibliothèque anglaise fléchit sous le poids de dix mille volumes, classiques latins et grecs, « dans le texte », traductions d'ouvrages égyptiens, chinois, persans, le Ramayana, l’Avesta, le Coran, le Maha Bhærata les Prairies d'or, tout Hugo, tout Lamartine, tout Musset, tout Balzac, tout Théophile Gauthier ». ,

— Je n'aperçois pas, dis-je, l'Histoire de l’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, par Michel Cervantès de Saavedra ?

— Cet ouvrage est, depuis longtemps, mon livre de Chevet.

« Mon engouement s'explique. Cervantès a déployé, au long de son « histoire », les qualités d'un grand romancier par le nombre, la variété et l'originalité des épisodes ; il s'y montre tour à tour plein de bonhomie et de malice, sachant s'élever jusqu'au lyrisme sans emphase, et glisser au milieu de la description la plus bouffonne des critiques profondément justes à l'adresse de ses contemporains et des nôtres.

Son but principal a été de tourner en ridicule les romans de chevalerie dont, à son époque, on était infatué ; mais, chemin faisant, il dénonce et combat des travers beaucoup moins innocents. Son ouvrage a eu et continue d'avoir une portée mondiale.

M. Jean Richepin déplore que Michel Cervantès n'ait pas vu le jour de ce côté-ci des Pyrénées.

— On imagine mal les drames de Shakespeare écrits par un Français. Dante lui-même, né ailleurs qu'en Italie, n'eût peut-être pas été un incomparable poète. L'auteur de Don Quichotte, lui, brillait par un grand nombre des qualités qui sont, aujourd'hui encore, l'apanage de nos plus prestigieux romanciers.

— Vouloir tirer une pièce de Don Quichotte était une entreprise hardie ?

— C'est vrai. Je l'ai tentée, cependant.

« J'ai naturellement accentué le côté poétique de mon héros. Petit à petit, à mesure que l'action progresse, le hobereau burlesque qu'il ne cesse, somme toute, jamais d'être dans le roman, disparaît pour faire place à un chevalier noble de sentiments, noble d'allures, dont rien n'étanche la soif d'idéal. Commencée en bouffonnerie, ma pièce s'achève dans la gravité, voire le lyrisme.

— Etes-vous satisfaits de vos interprètes ?

— Absolument. Parlons d'abord de M. Leloir. Comme cet excellent artiste avait, suivant l'expression consacrée le « physique-de l'emploi », c'est à lui que j'ai pensé tout naturellement pour jouer le rôle de don Quichotte. M. Leloir arrivera en scène la lance au poing., juché sur un cheval aussi grand et anguleux que lui. J'oserai dire que l'homme et la bête se complètent admirablement.

« Et je ne féliciterai pas moins mon principal interprète de l'intelligence vraiment remarquable avec laquelle il est entrée dans la peau — ou mieux dans l'armure — de son personnage.

Cependant, la tâche que je lui avais confiée n'était point aisée. Son rôle est très nuancé. Le héros de Cervantès est un fou, à de certaines heures, mais, en dehors de ses crises de lyrisme intempestif, c'est un excellent homme. Il adore sa nièce. Leloir qui, jusqu'ici, s'était contenté de faire rire, mué en don Quichotte, saura aussi émouvoir. Au dernier tableau, il meurt de superbe façon.

« Pour remplir le rôle de Sancho Pança — remplir est bien le terme qui convient — j'ai porté mon choix sur un acteur à l'air bonhomme, à la voix grasse, dont la panse sera joufflue à souhait, M. Brunot. Georges Berr aura l'air d'un parfait bandit ; c'est lui que j'ai chargé de ressusciter Ginès de Passamont. Sur son visage tragique, M. Jacques Fenoux appliquera le masque du bachelier Samson Caraasco. MM.

Dehelly et Dessonnes seront des amoureux d'une infinie séduction.

« Mme Marie Leconte a composé son rôle de petite ingénue dramatique avec sa conscience habituelle. Revivant sous ses traits, Dorothea sera tout simplement, adorable.

« C'est Mme Amel qui fera la gouvernante ; Mme Kath, Thérèse Pança ; Rachel Boyer, Dulcinée, etc.

« Je ne puis vous citer les noms de mes autres interprètes ; vraiment, je craindrais de vous importuner : ils sont trop. Il n'y a pas, en effet, dans Don Quichotte moins de vingt-huit rôles parlants.

— Et combien de figurants ?

— Quarante. Chose un peu surprenante à la Comédie-Française, ces modestes collaborateurs ne seront nullement « figés ». Ils s'animeront à la voix de leurs chefs, ils grouilleront, au point qu'à de certains moments les spectateurs pourront se croire chez Antoine !

M. Jean Richepin nous vante ensuite les mérites... des deux excellents quadrupèdes à qui il a confié la mission délicate de ressusciter l'un Rossinante, l'autre, l'âne de Sancho.

Ces interprètes dernier cri ont été loués dans un manège du faubourg Saint-Antoine — sorte de Conservatoire pour bêtes, où l'on n'accomplit jamais de réformes — qui a la spécialité de fournir les animaux habitués au public.

Rossinante ne fera, à vrai dire, que passer sur scène, mais l'âne « jouera », pendant cinq grandes minutes. Gageons que le public suivra attentivement le moindre de ses gestes.

— Combien de décors, cher maître ?

— Huit ! Les trois de la première partie ont été brossés par Jambon. Ils représentent le patio et la boutique du barbier, l'appartement de don Quichotte, une petite place de village, la nuit — une nuit espagnole, agrémentée de sérénades.

« Le rideau se lèvera ensuite sur les gorges de la Sierra Morena. C'est au fond de ces gorges que mon héros exécutera sa charge légendaire contre les moulins à vent tournoyant — car mes moulins auront des ailes pour s'en servir.

« Une minute et demie d'entr'acte, et nous nous retrouvons dans la fameuse hôtellerie où Sancho Pança, rudement malmené, pousse des lamentations jusqu'aux étoiles.

« Nouvelle manœuvre du rideau, troisième triomphe du décorateur Amable. Ecce l'ermitage qui sert de refuge aux galériens.

« Le dernier acte se passe sur la terrasse du duc d'Ossuna, puis dans la chambre à coucher de don Quichotte. Agonie, mort de mon héros. »

M. Jean Richepin a écrit son drame à Pourville, près de Dieppe, chez son ami Paul Milliet, le distingué librettiste. Pendant trois ans, il s'est astreint à travailler dix heures par jour, prenait à peine le temps de se substenter.

En possession du précieux manuscrit, au mois de juin 1904, M. Claretie s'empressa de le lire et d'adresser à son talentueux auteur un bulletin de réception.

M. Jean Richepin a mis lui-même son drame en scène, avec l'aide de M. Leloir. Et ce n'était pas trop du poète et de l'artiste pour venir à bout d'un travail aussi considérable. En même temps que de faire œuvre de littérature, l'émule de Cervantès ne s'est-il pas proposé de nous séduire par la multitude des figurants et des décors ?

Plaisir cérébral, plaisir des yeux. M. Jean Richepin a doublement droit à notre gratitude et à nos applaudissements.

Max Heller.

Léo Claretie, « Richepin Normalien » Les Annales politiques et littéraires, 22 octobre 1905, p. 259-260.

Peu de gens savent que Richepin, le chantre des gueux, dont la Comédie-Française vient de jouer une œuvre nouvelle, est un ancien normalien. On pourrait peut-être s'en douter à constater l'érudition de sa poésie, que traversent, de-ci de-là, des guirlandes cueillies à la couronne de Méléagre, ou des réminiscences des idylles de « l'aïeul Théocrite ». Il n'est pas toujours si classique ; mais, malgré les écarts et les aventures de son talent, on a gardé de lui, à l'Ecole normale, un souvenir vivant et sympathique. Il y a quelques années, quand on préparait la fête de gala pour le centenaire de la rue d'Ulm, c'est à Richepin qu'on pensa aussitôt pour lui demander d'écrire une pièce d'à-propos.

Les circonstances qui l'amenèrent à l'Ecole sont curieuses. Il me les a bien joliment contées. C'est à son corps défendant qu'il entra, en 1868, à l'Ecole normale. Après avoir achevé ses études au lycée Napoléon et passé son baccalauréat, il voulait rester à Paris pour être poète ! Mais il n'avait que seize ans. Ses parents le trouvaient bien {260} jeune pour le lâcher sur le pavé de la grande ville. Ils n'avaient, d'ailleurs, pas de quoi lui faire une pension. Son père, médecin militaire, désirait le voir exercer sa profession. On le garda donc dans sa famille, à Douai, et, pour gagner du temps contre sa prétendue vocation, on le mit externe au lycée de la ville, en philosophie. Une année s'écoula. L’année suivante, il commença des études scientifiques et médicales avec son père. Il voulait toujours retourner à Paris pour être poète !

Un de ses professeurs engagea son père à le pousser vers l'Ecole normale. Un an ou deux pour s'y préparer, trois ans à l'Ecole, cela devait le conduire à ses vingt et un ans passés et lui donnerait, ensuite, un gagne-pain. Il entra à la pension Massin. Au bout d'un an, — il arrivait à tout avec une égale facilité, — il était reçu à l'Ecole normale.

— J'y entrai, nous dit-il, avec le ferme propos de ne point suivre la carrière universitaire, et même de demeurer rue d'Ulm le moins longtemps possible.

C'était en 1868. Dans sa promotion, il se trouvait avec B. Zeller, l'historien ; le philosophe Brochard, Collignon, de Crozals, Lippmann, le chimiste. En même temps que lui, parmi ses anciens ou ses conscrits, il connut, à l'Ecole, des archicubes qui ont fait leur voie : Liard, Rabier, Jallifîer, Debidour, Couat, Cartault, Renan, l'astronome ; Aulard, Faguet, le fin critique ; Hémon, Chantavoine, le doux poète ; Burdeau, qui fut président de la Chambre.

Des hommes et des choses il a gardé ces impressions, qu'il m'a écrites :

« Je passai ma licence, le premier de ma section, je l'avoue. Ma seconde année fut coupée par un congé de quatre mois, soi-disant pour cause de maladie. Puis, la guerre arriva, et je ne fus jamais cube. De mes seize mois à l'Ecole normale, j'ai gardé quelques très bons souvenirs, deux ou trois chères et solides amitiés, le bénéfice de vives discussions philosophiques et littéraires dans une société d'esprits alertes, aiguisés, curieux, une copieuse provision de lectures substantielles, et, surtout, l'entraînement aux longues séances de travail. »

Ces paroles sont aimables et pour l'Ecole et pour les camarades. Le piquant est que la trace de ces « lectures substantielles » n'a pas disparu. Si l'on ouvre le registre des prêts de livres de la bibliothèque de l'Ecole normale pour l'année 1869, on trouve la liste des livres qu'il emprunta. Suivant l'usage, il a lui-même inscrit les titres, et, devant l'indication de chaque volume, il a signé. La page est trouée d'une déchirure : ce sont les normaliens subséquents qui ont arraché chacune de ces signatures pour conserver un autographe de Richepin à vingt ans. Lui-même ne reverrait pas sans émotion, apparemment, ces lignes qu'il griffonnait sur la table de la bibliothèque, petit normalien inconnu et misérable, ignorant de sa destinée et des fortunes étonnantes qu'elle lui réservait. Dans la liste de ses emprunts, on distingue deux parts : l'une pour les lectures forcées, exigées par la préparation des travaux de conférences, car il n'y a pas apparence qu'il ait choisi par goût, et spontanément, l'Histoire Grecque, de Grote, Jules César, ou le Calceus Mysticus. Mais l'autre lot de lectures porte bien la marque d'un esprit curieux et aventureux, ami de la poésie précieuse ou populacière, lisant les rondeaux du duc d'Orléans ou les Repues, de Villon, les Tragiques, de d'Aubigné, les Contemporains de Molière, par Fournel, les Chants Populaires de la Grèce, de Fauriel, les romans d'Athénée, les vers empanachés de Lucain, les Poêtes Lyriques Grecs, de Bergk. Le voici même qui prend la grammaire espagnole de Sobrino et qui déchiffre dans le texte le Don Quichotte. En haut de la page, une de ses signatures est restée : elle n'a pas changé depuis, et c'est encore celle de ses lettres. Cette persistance est indice de volonté. Dès seize ans, il a voulu être poète ; à travers toutes les péripéties de sa vie cahotée, il n'a jamais perdu de vue son point de mire.

« Je ne perdis rue d'Ulm, m'écrit-il, ni mon invincible désir d'être poète ni mon amour de l'indépendance. Au contraire, jusqu'à vingt et un ans, ayant la vie faite d'avance si je suivais la filière, je préférai me jeter au hasard dans les sentiers de traverse, sans lendemain assuré, mais en liberté pleine et entière, et poète. Somme toute, ajoute-t-il, je n'ai lieu d'être fier ni honteux de mon séjour là-bas, et ceux qui me louent comme ceux qui me blâment d'avoir passé par l'École normale sont aussi raisonnables que s'ils me louaient ou me blâmaient d'avoir passé par l'école de natation ».

Pourtant, il semble bien que Richepin apprît rue d'Ulm autre chose que la natation, car il ne nage pas toujours selon les principes, ce qui importe peu. A coup sûr, son stage ne lui a pas nui ; mais, à considérer son œuvre, on doute lequel est le plus étonnant, ou d'apprendre que Richepin est normalien, ou de trouver, dans le Mémorial des travaux des anciens élèves de la rue d'Ulm, entre une thèse sur l'induction et un essai philologique, la Chanson des Gueux, la Glu ou Nana Sahib.

LÉO CLARETIE

Jules Lemaître, « Le Classicisme de Jean Richepin », Les Annales politiques et littéraires, 22 octobre 1905, p. 264.

... J'aime ses exubérances, son orgueil, ses effets de muscles, son outrance, sa manie de révolte. Je voudrais pouvoir dire que M. Richepin est, en poésie, un superbe animal, un étalon de prix, de croupe un peu massive. C'est plaisir d'assister à ses ébats et à ses pétarades.

Mais (et c'est ce qui, suivant les goûts, nous gâte M. Richepin ou nous le rend plus curieux à considérer) cet étalon a fait d'excellentes humanités. C'est un rhétoricien révolté contre les lois et la morale, et contre la modestie du goût classique, mais classique lui-même, et jusqu'aux moelles, dans son insurrection. Ce Touranien possède tous les bons auteurs aryas. C'est le sein de l'Alma mater qu'il a tété, ce prince des « merligodgiers », et il est tout gonflé de son lait. Il n'y a guère d'écrivains, au dix-neuvième siècle, chez qui abondent à ce point les réminiscences ou même les imitations de la littérature classique, grecque, latine et française. Vous trouverez, dans la Chanson des Gueux, parmi les tableaux crapuleux, au milieu des couplets d'infâme argot où les rimes sonnent comme des hoquets d'ivrognes, de petites pièces qui fleurent l'anthologie grecque. Un mot du divin Platon, cité en grec, revient dans le refrain d'une chanson philosophique qui explique que nous « sommes des animaux » et que la suprême sagesse est de vivre comme un porc. Sept épigraphes grecques précèdent les alexandrins où le poète célèbre la vieillesse honorée d'un Nestor casqué de soie. Dans les Blasphèmes, vous rencontrerez des souvenirs directs de Lucrèce, de Pline l'Ancien et de Juvénal (je ne parle pas des réminiscences de Musset et d'Hugo), et, dans la Mer, des morceaux de poésie didactique et descriptive qui vous feront songer, selon votre humeur, soit au Virgile des Géorgiques, soit à l'abbé Delille. Décidément, il reste sensible que Hohaul, fils de Braguli et petit-fils de Rivno, a passé par l'Ecole normale. Surtout, M. Jean Richepin reste tout imprégné de Villon, de Marot, de Rabelais, de Régnier.

Il reprend beaucoup de leurs vocables oubliés. Il y ajoute des mots populaires ou des mots spéciaux empruntés à la langue des divers métiers. Il se compose ainsi un immense vocabulaire, fortement bariolé et médiocrement homogène. S'il vous faut un exemple, relisez, je vous prie, la première page de Miarka :

... C'est qu'il faut profiter vite des belles journées au pays de Thiérache... Un coup de vent soufflant du Nord, une tournasse de pluie arrivant des Ardennes, et les buriots de blé ont bientôt fait de verser, la paille en l'air et le grain pourri dans la glèbe. Aussi, quand le ciel bleu permet de rentrer la moisson biensèche, tout le monde quitte la ferme et s'égaille à la besogne. Les vieux, les jeunes, jusqu'aux infirmes et aux bancroches, tout le monde s'y met et personne n'est de trop. Il y a de la peine à prendre et des services à rendre pour quiconque est à peu près valide. Tandis que les hommes et les commères ahannent au rude labeur, les petits et les marmiteux sont utiles pour les œuvres d'aide, étirer les liens des gerbes, râteler les javelles éparses, ramoyer les pannes cassées par la corne des fourches ou simplement émoucher les chevaux, dont le ventre frissonne et saigne à la piqûre des taons et dont l'œil est cerclé de bestioles vrombissantes.

Assurément, ce style est savoureux, mais trop chargé, trop savant et, peu s'en faut, pédant. M. Richepin croit mieux peindre en n'employant que des mots aussi familiers et particuliers que possible. Mais, ces mots, il semble qu'il les cherche et les accumule avec trop de peine à la fois et de satisfaction ; et l'impression directe des choses s'évanouit dans ce labeur de grammairien. Puis, ces mots qui nous tirent l'œil nous empêchent de voir le tableau. Ce ne sont ni les vocables curieux ni les expressions outrées qui donnent la sensation des objets : c'est, le plus souvent, un certain arrangement de mots fort simples et très connus. M. Richepin est un peu la dupe des mots : il les aime trop en eux-mêmes, pour leur figure de gueux ou de « hurlubiers ».

En général, son style, remarquez-le, est amusant plutôt que proprement pittoresque. Ce bohémien fougueux a de petits divertissements grammaticaux de mandarin très lettré. C'en est un que d'avoir écrit tant de pièces en argot, dans la Chanson des Gueux. Notez que la plupart des poètes parnassiens (à plus forte raison, les bons « symbolistes ») considèrent M. Richepin comme un retardataire, et tantôt comme le dernier des romantiques, tantôt comme un lointain disciple de Boileau.

— Ce n'est, disent-ils, qu'un normalien exaspéré.

Ils ne sauraient peut-être pas dire pourquoi ; mais ils le sentent.

Et, alors, voici ce qui arrive : M. Richepin a beau être un insurgé, avoir la passion des gros mots et des plus abominables crudités de pensée et de style, la perfection de sa rhétorique nous met en défiance. Nous sommes tentés de croire qu'un si savant homme, si profondément imbu des meilleures traditions littéraires, n'est pas un Touranien bien authentique ; que la glorification, dans toute son œuvre, des gueux et des irréguliers en tout genre n'est peut-être bien qu'un jeu d'esprit. Et, en effet, ses ouvrages ont souvent, je ne sais comment, un air d'insincérité. Si l'on n'était forcément, renseigné, par les journaux ou autrement, sur la personne et sur la vie de M. Richepin, il y a fort à parier qu'on dirait tout d'abord, en lisant ses livres :

— Hum ! tant de goût pour la gueuserie, tant de férocité dans l'irrévérence, cela n'est pas naturel. C'est amusant, très amusant ; mais je ne frémis point du tout et ne suis point ému un seul instant, pas même d'horreur. Je suis sûr que l'auteur de ces livres truculents et magnifiquement cyniques ou blasphématoires est quelque bourgeois bien régulier, bien placide, bon père et bon époux, et Arya comme vous et moi.

Eh bien ! on se tromperait sans doute un peu ; car, si vous lisez M. Richepin sans parti pris, vous sentirez certainement, à l'origine de toutes ses inspirations, un très sincère et violent instinct de libre vie animale et de révolte contre tout, qui a sa grandeur ; mais le malheur est que la rhétorique s'en mêle ensuite et, très visiblement, le goût de la virtuosité pour elle-même, et aussi le désir puéril d'épouvanter les philistins. Il est intéressant de démêler, dans les principales œuvres de M. Richepin, la part d'inspiration franche et la part d'artifice littéraire, ce qui appartient au Touranien contempteur des dieux et des lois, et ce qui appartient à l'Arya enfileur de mots.

JULES LEMAITRE,

de l'Académie française.

Jean Thouvenin, « Comédie-Française : Don Quichotte, drame en trois parties et huit tableaux, de M. Jean Richepin », Les Annales politiques et littéraires, Octobre 19405, p. 264-265.

Très difficile entreprise que de mettre à la scène la figure de Don Quichotte et sa légendaire odyssée. Chacune de ces aventures est fort amusante, mais elles sont décousues et n'ont aucun lien entre elles. Il faut donc, pour que l'œuvre ait figure dramatique, y ajouter une intrigue.

Et, justement, cette intrigue semblera toujours un peu indifférente, puisque le public ne s'intéresse qu'à Don Quichotte et à Sancho, et que ce sont eux, et eux seuls, qu'il est venu voir.

M. Jean Richepin n'a pu esquiver complètement le péril. Et le mélange de ce qu'il a inventé par lui-même et de ce qu'il a pris au chef-d’œuvre de Cervantès ne va pas sans quelque obscurité et quelque longueur.

Résumons, le plus clairement possible, le scénario de l'ouvrage.

Don Quichotte ou, de son vrai nom, Don Quesada, a une nièce, Dorothea, qui est recherchée par deux jouvenceaux, Don Fernand et Cardenio. Elle aime Cardenio et voudrait l'épouser. Don Fernand se met en travers du mariage. Or, Don Fernand a, pour l'aider dans ses desseins, un valet, Ginès de Passamont, sorte de Scapin audacieux, au verbe funambulesque, tandis que Cardenio est assisté {265} de l'honnête bachelier Carrasco. Entre eux, c'est la guerre, une lutte qui forme l'action scénique. Et, pendant qu'ils se jouent des tours pendables, Don Quichotte de la Manche, chevalier de la Triste-Figure, accomplit ses fameux exploits. Il charge les moulins. Il attaque les muletiers. Battu, fourbu, perclus, il fabrique, en remède à ses maux, le baume de fier-à-bras. Il fait le galant avec la gardeuse de pourceaux de l'hôtellerie, Maritome, qu'il prend pour une fille noble au château de son père. Il délivre les forçats. Parvenu, enfin, à la cour du duc et de la duchesse, dont la puissance assure Dorothea au Cardenio qu'elle aime et pourvoit l'écuyer Sancho Pança du gouvernement de l'île de Barataria, il est défié au combat par le chevalier de la Blanche-Lune, en l'honneur de leurs dames respectives. Vaincu, il subit la loi du vainqueur, et, selon son ordre, réintègre son logis, où il doit rester pendant un an sans prendre les armes. Il faut dire que le chevalier de la Blanche-Lune n'était autre que le bon bachelier, qui avait imaginé ce tour pour forcer son vieil ami à rentrer chez lui et y goûter le repos, —repos qui ne tarde pas à devenir éternel. Il faut arriver au tableau des forçats pour trouver, dans le Don Quichotte de M. Jean Richepin, les beautés à quoi nous donnent droit le talent magnifique et la haute réputation de l'auteur. Jusqu'alors, nous n'avions guère ressenti, en la pièce faiblement liée, les joies attendues de la verve brillante et de la pensée profonde.

On avait, certes, pris plaisir à l'heureuse présentation de Don Quichotte : au moment où ses amis, réunis chez lui à comploter et sa guérison et le mariage de Dorothea, craignent d'avoir été entendus, un rideau tiré le montre s'absorbant en la lecture de ses livres de chevalerie, et incapable d'entendre rien d'autre que leurs héroïques prouesses. On s'était diverti encore aux ruses de Ginès de Passamont, dont le couplet d'entrée nous promettait, en son brio picaresque, un coquin de bonne « marque », à la scène de l'enlèvement, après sérénade, au tumulte de la ville réveillée en sursaut, au plaisant effet de lune, qui silhouette en ombromanie, sur un mur blanc, le départ de Don Quichotte et de son écuyer. Mais dans le Défilé, mais à l'Hôtellerie, malgré l'envolée de tel vers et la grâce de tel autre, nous en étions réduits à observer que Don Quichotte est, autant que Jeanne d'Arc, — cette vierge qui porte malheur aux dramaturges, — un fâcheux sujet de théâtre où faiseurs réputés et poètes illustres échouent également. Mélancoliques, nous tressions des regrets au Don Quichotte de feu Lelorrain, représenté l'an dernier à Trianon, quand a enfin passé la chaîne des forçats. Passamont, venu dans la chapelle où les galériens reçoivent la bénédiction, pour machiner le mariage de Dorothea et de son ravisseur, Don Fernand, nous amuse d'abord en se trouvant, lui, ex-galérien, forcé de faire à ses frères, sous le froc du saint ermite, le geste de Dieu. Démasqué, reconnu, il est mis aux fers avec les autres. Mais Don Quichotte paraît. Et là, parlant de grande sorte le langage de la pitié, déniant superbement à l'homme le droit de punir, il nous donne l'occasion attendue d'applaudir chaleureusement un des grands ouvriers du vers français.

Ecoutez-le, répondant à l'archer de la Sainte-Hermandad, qui, au nom du roi, menace les coupables d'un terrible châtiment :

Qui donc a ce droit-là : punir ?
Quel être, se plaçant au-dessus d'un autre être,
Peut oser devant soi le faire comparaître ?
Quel pécheur est armé d'un privilège tel ?
Du fond de quel palais ? Du haut de quel autel ?
Quel cœur est assez pur pour qu'on l'en investisse ?
Quel juste est assez Dieu pour rendre la Justice?
D'un ton plus doux, presque en souriant.
Considérez, d'ailleurs, archer, d'un peu plus bas,
Que, pour ces vingt-huit poings manquant au branle-bas,
Les galères du roi n'en iront pas moins vite.
Avec attendrissement.
Et confessez, enfin, qu'ici tout vous invite
A laisser repartir ces quatorze enchaînés
Vers le libre horizon pour lequel ils sont nés.
Sur un geste de l'archer, qui veut interrompre.
Souffrez que je conduise au bout ma plaidoirie.
Après l'humanité, c'est la chevalerie
Qui va conclure, ayant toujours le dernier mot.
Si je n'ai point trouvé les arguments qu'il faut,
Mettant la main à la poignée de son épée.
En voici, je pense, un, qui vous fera comprendre
Qu'à mes bonnes raisons il est bon de se rendre.
Lyriquement, parlant à son épée tirée et portée la pointe en bas.
Toi par qui, face à face avec Dieu, j'ai juré,
Envers et contre tous, fer, je te brandirai.
Mon serment nous oblige à ne pouvoir sans crime
Laisser sans défenseur des faibles qu'on opprime ;
Et, quoi qu'aient fait ces gens, que je vois malheureux
Puisqu'ils sont opprimés, viens nous battre pour eux.

Il est certain que Don Quichotte parle un langage qui n'est pas tout à fait de son siècle et qui témoigne d'une singulière prescience des temps à venir. Mais cela est dans la logique du personnage. Cela fait sa noblesse et son unique raison d'exister. Le chevalier de la Manche est, à nos yeux, le symbole de la générosité, de l'héroïsme, de l'idéal. M. Jean Richepin a voulu, avec raison, lui imprimer ce caractère ; il a trouvé, dans les derniers tableaux de son drame, des accents qui ont vivement ému le public. Je citerai, d'abord, la belle scène (que vous trouverez reproduite dans la Veillée) où Don Quichotte, mis en présence de la grossière paysanne dont il a fait la dame de ses pensées, persiste, contre l'évidence même, à voir en elle la princesse qu'il pare de toutes les perfections, la divine Dulcinée ; puis, la scène de la mort du bon chevalier, qui est vraiment très belle, très pathétique. Pour adoucir l'agonie de son maître, Sancho feint de croire aux révélations qu'il a reçues de lui. Et Don Quichotte expire heureux, en songeant qu'il a semé, dans l'esprit d'un disciple, la graine qui, plus tard, germera :

Ce n'est donc pas en vain qu'ici-bas j'ai passé.
Les rêves dont je meurs, des fleurs en ont poussé.
O pauvres hommes, dans votre val de misères,
Ces irréelles fleurs d'en haut sont nécessaires,
Autant, et plus encor, certes, à votre bien,
Que la réalité du pain quotidien.
Et vous la méprise ? pourtant, cette ambroisie :
Beau, vrai, grand, idéal, justice, poésie !
De ces splendides fleurs, chacun sarcle son champ.
C'est pourquoi, dans ce monde imbécile et méchant,
Il est bon que, parfois, un geste de démence
Viennent renouveler l'immortelle semence.
Vous insulte ? ce fou. Vous lui crachez au front,
Qu'importe ! Il a semé. Les fleurs refleuriront.

Ces vers superbes ont été dits avec beaucoup de flamme par M. Leloir, qui a composé en grand artiste la figure de Don Quichotte. Il en incarne merveilleusement la physionomie ; ses jambes en compas, son corps étique, son cou de cigogne, sont la vivante copie des croquis de Gustave Doré... M. Brunot — un des jeunes espoirs de la Comédie — a dû s'affubler d'un ventre postiche pour jouer Sancho ; mais, s'il ne possède pas l'embonpoint du personnage, il en a la gaieté, le naturel, la bonhomie, la rondeur. Et quelle voix nette et mordante ! C'est un plaisir de l'entendre... Mlle Marie Leconte réussit, par sa seule grâce, à donner une apparence de vie à l'insignifiante Dorothea... Mme Kolb, dans Théréson, femme de Sancho, Mlle Lynnès, dans Maritorne, ont de la verdeur et de la cordialité. Mme Amel a tiré un parti surprenant de la vieille gouvernante de Dorothea : elle y est glapissante, rutilante, excessivement comique. Mlle Mitzy Dalti est une vraie duchesse de la Renaissance, élégante et fine, et Mlle Rachel Boyer la plus appétissante et la plus agressive des villageoises. Citons, enfin, MM. Jacques Fenoux, Delaunay, Dehelly, Joliet, Siblot, qui ont contribué, selon la formule, au bon « ensemble de la représentation».

JEAN THOUVENIN

Novembre

Pierre La Mazière, « Chez Jean Richepin – Miarka à l’Opéra-Comique », La Presse, 7 novembre 1905, p. 3.

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Légende plutôt que roman, légende pittoresque et truculente, toute débordante de lyrisme, Miarka, la fille à l'ourse, parue il y a quelque vingt ans, devait, par son caractère même, devenir un jour drame musical. Divisée en chapitre brefs, d'une couleur intense :

« Miarka naît, Miarka grandit,

Miarka s'instruit, Miarka n'aime pas,

Miarka se défend, Miarka s'en va — »,

elle offrait déjà, dans la première version de Jean Richepin beaucoup de parties immédiatement musicables avec ses chansons romané, sauvages et nostalgiques comme l'âme des Bohémiens toujours errants : 

La route est faite pour aller,

Puisqu'elle est plate.

La roue est faite pour tourner,

Puisqu'elle est ronde...

... Cours, marche ! Le nuage ne s'arrêta

Que pour pleuvoir,

Et le Romané ne se fixe

Que pour pleurer.

C'est presque cette version qui nous sera donnée, avec quelques atténuations aux quelles l'auteur a dû consentir. Il se déclare enchanté : 

— Tout va bien. Alexandre Georges a écrit sur mon poème une partition, aux belles phrases sonores, pleine de couleur et d'originalité. La distribution est simplement merveilleuse : Mme Héglon qui est la beauté même, est arrivée, à force d'art et d'obstination à se muer en une vieille Bohémienne fière, in domptable et farouche. Marguerite Carré (Miarka) a su rendre, comme aucune artiste, peut-être n'aurait pu le faire, toute la complexité de cette « ch'tiote gueuse » désignée par les tarots pour être Reine des Romani et à laquelle, en effet, un jour, le Roi (Lucazeau) chante la sauvage chanson d'amour : 

« C'est toi que j'ai reconnue,
Aux serpents de tes cheveux,
Aux saphirs verts de tes yeux, ».

et avec qui elle s'engage sur la route qui ne mène nulle part — la route que suit éternellement le bon. Bohémien « au talon écorché ». Jean Perier, qui, à un très rare, talent de composition (souvenez-vous de la Basoche, de Fiamette, etc.) unit un sens artiste et une compréhension plus rares encore sera Gleude l'Innocent, tour à tour tendre ment dévoué, amoureux, craintif, puis forcené, qui, un jour, meurt entre les griffes de l'ourse nourrice de Miarka, pour avoir voulu se ruer, ivre de désirs sur celle qui ne doit être qu'au Roi de sa race errante.

II est superflu, tant M. Albert Carré nous a habitués à des prodiges de parler de la mise en scène — et les décors sont de Jusseaume.

Pierre La Mazière

Décembre

Georges Ricou et André Charlot, « Jean Richepin », Supplément à l’Art du théâtre, décembre 1905, p. XCVIII-XCIV.

Derrière le Luxembourg, une rue calme, tranquille, où les voitures ne se hasardent que rarement, où les promeneurs ont l'air paisible, où les passants vont d'une allure mesurée, le nez flairant les étoiles et les yeux mirant le ciel : c'est la rue Notre-Dame-des-Champs où demeure M. Jean Richepin.
M. Jean Richepin s'est retiré dans cette rue pour y trouver le silence et la quiétude propices à la rêverie. Et, de fait, nul endroit ne pouvait mieux être choisi. On se croirait en province dans une petite ville austère et somnolente, bien loin de Paris. Le matin, quand le poète sort, c'est à peine s'il croise quelques personnes : des professeurs, des rentiers ou des bourgeois paisibles, des ecclésiastiques, des artistes qui, silencieux, vont vers le Luxembourg dont les arbres dépouillés de leurs feuilles,
s'endorment dans la brume...

Ce matin, le Luxembourg, mélancolique et gris, repose sous le ciel gris et mélancolique de novembre... Noires et bleuâtres les branches des arbres s'allongent, s'étirent dans le brouillard et, une à une, les dernières feuilles couleur de rouille et d'or se détachent de leur tige, tournoient et tombent... Il fait
triste à suivre les allées où agonisent les feuilles dont la terre est jonchée... mais, la tristesse et la mélancolie des arbres qui gémissent est douce à l'âme des poètes et, volontiers, M. Jean Richepin s'attarde à fouler des feuilles mortes en suivant les allées. Ces promenades sont ses meilleures heures de travail.

M. Jean Richepin a ceci de particulier qu'il travaille et qu'il écrit mentalement. Comme poète il suit son inspiration et lui obéit ; mais, dans la majorité des cas, le poète évoque l'idée, suit l'inspiration et, pour la réaliser, pour lui donner la forme requise par les règles de l'art poétique, il lui est nécessaire d'en chercher l'expression, sur le papier et par écrit. Il compose le vers, le discute et l'arrête enfin quand il en conçoit la perfection. M. Jean Richepin n'agit pas précisément de la sorte.

Au lieu de chercher la forme définitive de sa pensée, « par l'écriture », après avoir jeté son inspiration sur le papier, M. Richepin en cherche l'expression exacte et juste, mentalement. Le travail de vérification s'effectue par l'esprit, sans que le poète ait recours à aucun moyen matériel. Le vers établi de tête, est ainsi créé dans sa forme définitive... L'écriture ne fait que le fixer, tel qu'il a été conçu, sans le modifier ni le trans- former. C'est ainsi que M. Jean Richepin peut composer ses poèmes en se promenant : il les pense d'abord, les réalise ensuite, et les écrit quand ils sont complètement achevés.

Certainement l'œuvre entière de M. Jean Richepin n'est pas née ainsi. En de rares occasions, il lui est arrivé de travailler ses vers, en les écrivant, mais comme tout poète de race vraiment inspiré, l'auteur de la Chanson des Gueux ne pratique que fort peu les principes chers à Boileau. « Vingt fois sur le métier » est un précepte dont les prosateurs peuvent se faire une loi alors que les poètes doivent à leur art de s'en affranchir. Le vers doit surgir d'un seul jet de l'inspiration, suivant le tempérament et la nature de l’homme qui l'a conçu ; dans aucun cas il ne doit être le fruit d'un enfantement labo-
rieux qui le torture et lui enlève sa franchise, sa sincérité, car il cesse alors d'être poétique. Les vers de M. Jean Richepin, sains, vigoureux, d'une force parfois un peu rude, mais toujours beaux, naissent naturellement. Le procédé d'écriture ne les crée pas de toutes pièces ; il n'est point besoin de les modifier, de les transformer après conception : tels le poète les a pensés tels il les écrit, d'une écriture robuste, bien dessinée et régulière...

M. Jean Richepin travaille surtout au cours de ses promenades, soit qu'il réside en cette lointaine et paisible rue Notre-Dame-des-Champs, soit qu'il ait fui Paris et se soit retiré à la campagne ou aux îles Baléares. Les routes deviennent son cabinet de travail ; en les suivant il laisse chevaucher son imagination, la bride sur le cou, et lorsqu'elle cueille une touffe de vers rustiques fleurant bon la verdure et la fraîcheur, le poète sertit les vers avec des rimes brillantes et clair-sonnantes, et c'est ainsi qu'il créé des poèmes. A Paris, ce magnifique jardin du Luxembourg, où tant d'autres artistes et non des moindres, aimaient à rêver, remplace les grandes routes. Jean Richepin erre dans les allées, aux heures où il n'y a pas que de rares promeneurs, désireux de repos, des étudiants et des artistes eux aussi, qui demandent aux grands arbres si noirs et si tristes, dans la brume lamentable de ce matin de novembre, de leur chanter quelqu'une de ces chansons d'hiver, âpres et aiguës, que le vent souffle à travers les branches.

Quand il rentre chez lui, M. Jean Richepin a, le plus souvent, terminé sa tâche. Il n'accomplit plus guère que l'ouvrage d'un copiste.

Il transcrit de son esprit sur les feuillets de papier, les vers qu'il a cueillis au hasard de son inspiration et de sa promenade. Et cet ouvrage il l'accomplit sous les yeux de quelques poètes notoires, dont les portraits, accrochés aux murs, ont l'apparence d'images divines. En fait ce sont bien là les divinités du lieu, ces physionomies de Théophile Gautier, de Baudelaire, de Barbey d'Aurevilly, de Verlaine et d'Edgar Poë, dont les regards glissent doucement, affectueux et souriants, sur la table de chêne surchargée de papiers devant laquelle M. Jean Richepin vient s'asseoir et sur les bibliothèques pleines de volumes qui s'appuient aux murs.

L'atelier dont M. Jean Richepin a fait son bureau, est perdu dans son appartement, comme la rue qu'il habite est perdue dans Paris. Pour y parvenir, il faut suivre une série de couloirs qui côtoient des pièces décorées et meublées avec magnificence, d'œuvres d'art et de meubles mauresques, d'une époque déjà lointaine. Dans cet atelier, très clair, qui prend jour, sur des jardins et sur la rue, par deux grandes baies vitrées, aucun bruit ne monte. Le silence y est religieux. Il semble que derrière ses murs, le monde n'existe plus et que l'aspect environnant se soit fixé immuablement sur les vitres. On y pénètre avec recueillement, un peu gêné d'abord, d'un calme aussi profond, d'une tranquillité aussi placide et c'est avec curiosité que les yeux errent des bibliothèques à l'immense cheminée de chêne, ornée de figures d'anges en bois sculpté, peintes à la façon antique.

L'intimidation première que l'on éprouve en pénétrant chez M. Jean Richepin disparaît bientôt. Elle cède la place à un sentiment de bien-être extraordinaire. Cet atelier est un endroit séduisant, qui garde ce charme profond de l'intimité, cette grâce avenante d'un séjour préféré que l'on a tout fait pour rendre agréable et plaisant. Malgré le ciel gris d'hiver, la clarté tombe des verrières et ne laisse nulle part un coin d'ombre. La lumière se pose partout, douce, assoupie, créant une atmosphère légère dans laquelle on se sent à l'aise, sans effort.

Autour de soi, les volumes multiples s'alignent aux rayons des casiers, et leurs reliures, aux tons atténués, pour la plupart anciennes, font l'effet d'une étoffe curieusement ornée, posée à même la muraille. Quelques tableaux, deux portraits de Richepin, des tapisseries anciennes, des verdures et des motifs à personnages, un certain nombre de bois sculptés, des armes, complètent l'aspect de cette pièce dont on ne pourrait préciser le style ; son arrangement manque d'unité. L'ameublement et l'ornementation sont empruntés à des époques différentes, mais l'ensemble, un peu rude peut-être, ne manque ni d'harmonie, ni d'agrément, tout en conservant une apparence bizarre, inattendue, particulièrement originale.

Dans ce bureau où il travaillé, quand il a quitté les allées du Luxembourg, M. Jean Richepin accomplit la plus grande part de son labeur, en tant que poète dramatique. Pour écrire une pièce de théâtre, il ne lui est plus possible de s'abandonner complètement à l'inspiration, et de laisser les rimes et les rythmes s'assembler dans la composition d'un poème dont la beauté littéraire pourrait être évidente, alors que, scéniquement, ce poème serait une erreur. Le théâtre est un art particulier qui commande une esthétique spéciale ; pour le pratiquer, le poète doit se plier à des exigences et établir des calculs dont il lui serait inutile de s'embarrasser, en toute autre occasion. M. Jean Richepin s'en est rendu compte et sans restreindre son inspiration, sans la réduire, il lui faut cependant la maîtriser, trouver la voie dans laquelle elle pourra s'épanouir librement. Un poète est toujours tenté de se laisser emporter par son sujet, de négliger les, réalités scéniques, les obligations de dialogue que la conduite de l'action impose, pour, s'échapper à chaque éclaircie poétique, et construire, à côté et en dehors de l'œuvre même, de véritables morceaux de lyrisme. C'est là un écueil qu'il faut éviter à tout prix pour ne pas rendre la pièce en vers injouable, et c'est un écueil. contre lequel un poète de nature comme M. Jean Richepin se heurterait sans cesse s'il ne prenait le parti de régler son inspiration, de l'enfermer dans les développements utiles à l'action. Pour arriver à cette possession de soi-même, l'auteur du Chemineau use d'un moyen qui est certainement le meilleur, pour cette double raison qu'il laisse toute liberté d'envol à son imagination et en contrôle immédiatement et rigoureusement les effets. M. Jean Richepin, après avoir conçu l'idée de sa pièce, après avoir arrêté le plan et fixé la succession des péripéties, se joue à lui-même les scènes. Mentalement, il compose les vers, suivant le caractère et l'esprit du personnage, et il en évoque la forme réalisée en les prononçant avec le ton et dans le sentiment. Il peut alors juger de leur justesse, de leur opportunité et de leur utilité. De cette façon, il cherche jusqu'à l'impression parfaite, l'expression poétique des répliques nécessaires au développement du sujet. Il ne risque pas de s'écarter, en de délicates et précieuses imaginations, de l'arrangement qu'il a lui-même créé, après en avoir reconnu l'excellence, et il obtient ainsi le mouvement indispensable au théâtre. Alors que, comme poète, M. Jean Richepin se fie à son inspiration seule, ciselée sous sa forme la plus pure et la plus vigoureuse, comme dramaturge, il en contrôle l'opportunité et sacrifie la plus riche de ses trouvailles, ou la plus exquise, au souci de ne pas nuire à l'action dramatique.
La grande facilité de travail mental qui caractérise le vigoureux poète de la Chanson des Gueux, lui permet d'accomplir cette tâche qui pourrait paraître singulièrement ardue à tout autre, moins entraîné à transcrire ses inspirations, d'esprit, sous une forme poétique.

M. Jean Richepin peut travailler facilement pendant huit et jusqu'à dix heures par jour, pendant les périodes d'activité cérébrale. Ensuite, il demeure en repos et n'écrit pas même un vers, pendant une ou deux semaines. Puis, de nouveau, il se remet à son labeur ; une période d'activité plus robuste succède aux jours de calme pendant lesquels les idées se sont développées inconsciemment. Elles fleurissent quand le poète entreprend son œuvre, après l'avoir rêvée dans ses promenades au jardin du Luxembourg.

C'est ainsi que furent écrits le Don Quichotte que la Comédie-Française a récemment représenté et la Miarka dont le succès fut si prodigieux à l'Opéra-Comique. Le chevalier de la Manche erra, sans s'en douter, dans cette rue si calme de Notre-Dame-des-Champs, et le bon poète qui le mena le long des allées du Luxembourg, alors que l'été s'épanouissait aux arbres et quand l'hiver dépouillait les branches, le fit aussi s'escrimer contre d'imaginaires moulins à vent dans son atelier tranquille, tiède et silencieux, sous le regard bienveillant de Barbey d'Aurevilly qui dût certainement l'encourager dans ses folles entreprises... tandis que Baudelaire et Théophile Gautier devaient sourire à la grâce sauvage et pittoresque de la fille des Romanis à l'exquise et poétique Miarka.

Georges RICOU et ANDRE CHARLOT

Anonyme, « Assemblée d’auteurs – Trust contre Trust », Le Matin, 1er décembre 1905, p. 2.

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Comme le « Matin » l’avait prédit, la réunion d’hier a été calme et composée de concessions mutuelles, qui sont loin de satisfaire tout le monde.

La réunion de la Société des auteurs dramatiques, convoquée spécialement pour exclure M. Michel Carré, a au lieu hier à deux heures.

Cette assemblée qualifiée d'extraordinaire n'a rien eu que de très ordinaire, car, selon tous les précédents de cette étrange association, elle a été purement et simplement escamotée.

On avait convoqué à grand bruit les trois cents privilégiés de la littérature, pour réduire M. Michel Carré en poudre. Sur un signe de M. Richepin, président, les cent cinquante membres accourus pour aider à l'exécution, énergiquement fidèles il leurs principes de n'avoir pas d'opinion et d'obéir au geste, ont brusquement apaisé leur soif de carnage, et tout s'est terminé en un volcan d'amour.

Un volcan d'amour bref. Toute l'aimable éruption n'a duré que cinq minutes.

Voici à la suite de quelles négociations : Affolés par le grand lavage de linge que la Société des auteurs allait avoir à faire en public Il la suite des conflits actuels, affolés à l'idée que tant d'habits de premières allaient être contraints de montrer leurs dessous douteux, les dirigeants de la Société ont imaginé le palliatif suivant avant-hier, M. Michel Carré, à la suite d'une longue entrevue avec M. Capus, était entendu par ta commission des auteurs. On le supplia de sauver la société, a la veille de chavirer s'il persistait dans son attitude. Il se laissa toucher par tant de larmes et de prières. On décida que, dans un but d'apaisement, l'auteur dissident accepterait un de ces arbitrages bizarres si illégalement prévus dans les statuts. En revanche, on lui promit que, s'il consentait à l'embrassement général qui allait résulter de cette concession, la Société des auteurs s'entendrait dans le plus bref délai avec MM. Richemont et Deval, et qu'elle ne chercherait plus noise dorénavant aux auteurs qui veulent vivre de leur travail. Et M. Michel Carré embrassa, après avoir néanmoins pris la précaution de rappeler par lettre à M. Alfred Capus, habile inventeur de cette « combinazione », dans quelles conditions il acceptait l'étreinte.

Comme de coutume, la commission n’a pas communiqué aux auteurs réunis les raisons pour lesquelles, après, avoir, appelé. l'assemblée guillotiner M. Michel Carré, elle avait été forcée par les événements de transformer cette triste cérémonie en fête de famille.

Mais le problème reste entier.

Déjà une fois, étouffée sous le poids de ses, injustices, la Société des auteurs avait demandé la paix aux révoltés. C'est au nom de l'amitié et de la confraternité qu'elle obtint des auteurs et des directeurs, qui lui firent un procès l'an dernier, le désistement d'appel. Elle avait gagné en première instance mais elle avait la terreur d'avoir à replaider sa piteuse cause d'oppression. La signature obtenue, elle chicana, ergota, et finit ainsi par faire le deuxième saut vers la catastrophe.

Le Matin se réjouit de la tournure que les choses ont prise. En ce qui concerne M. Michel Carré, notre rôle s'achève, et nous l'autorisons bien volontiers il, remplacer par son nom, sur l'affiche des Folies-Dramatiques, le nom du Malin, que celui-ci, pour défendre la cause de la liberté du théâtre, lui avait prêté de grand cœur.

Anonyme, « Interview de Jean Richepin », La Presse, 1er décembre 1905, p. 3.

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L'assemblée générale des auteurs a eu lieu cet après-midi. — Le cas de M. Michel Carré.

Cet après-midi a eu lieu, dans l'Hôtel des Ingénieurs civils, rue Blanche, l'assemblée générale de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. La principale question inscrite à l'ordre du jour est celle du trust ; les auteurs ont à examiner le cas de M. Michel Carré, accusé d'avoir fait représenter une pièce aux Folies Dramatiques, théâtre qui n'a plus de traité avec la Société.

Interview de Jean Richepin

M. George Ohnet, atteint d'une laryngite, étant obligé de garder la chambre aujourd'hui, le fauteuil présidentiel a été occupé par M. Jean Richepin, vice-président. Quelques instants avant la séance, nous avons pu joindre l'auteur de la Chanson des Gueux. — Mes fonctions, nous dit-il, m'obligent à une certaine réserve. Néanmoins, je puis vous annoncer que je prendrai la parole pour m'élever hautement contre le trust. Je ne prétends pas, remarquez-le, que notre Société soit parfaite. Ses règlements sont, je l'avoue, trop anciens. Il faut les réviser et les perfectionner. Vous savez, néanmoins, comme moi, l'excellence de son principe. Crions ses grandes qualités et avouons entre nous ses petits défauts. — Et quelle sera votre attitude si vous n'obtenez pas gain de cause contre les trusters. — Nous l'ignorons... Nous ne l'avons pas prévue, car un pareil résultat nous paraît bien peu probable. Tous les dramaturges à l'heure actuelle se sentent, menacés et se serrent les coudes. — Cependant Michel Carré et Tristan Bernard ?... — Les exceptions confirment la règle. — Dans une récente interview, M. Roy, le banquier du trust, a parlé du « péril étranger ». — Oui, je sais, il est vaguement question d'une Société financière étrangère dont le but serait d'accaparer tous les théâtres de Paris. Je ne crois pas beaucoup à ce prétendu syndicat. Il n'a d'autre but que de nous terrifier. — Et s'il existait, cependant ? — Baste ! nous lutterions contre lui également. Les directeurs anglais ou allemands en seraient réduits à jouer perpétuellement des pièces étrangères. — Et vous estimez qu'elles ne tarderaient guère à n'avoir plus cours en France ? — J'en suis sûr. Nous parlons à M. Jean Richepin de la question des stagiaires de la Société, qui sont au nombre de quatre mille et donc beaucoup sont mécontents de n'avoir pas été consultés au cours des débats actuels. — Mais, nous dit le poète, pourquoi ne s'en expliquent-ils pas ? Le comité ne demande pas mieux que d'écouter leurs plaintes et de les accueillir favorablement si elles sont justifiées. Prenons note de cette bonne parole.

EN SÉANCE

Un coup de théâtre. — M. Michel Carré s'incline,

M. Richepin, prenant la parole au début de la séance, expose tout d'abord à la commission qu'il occupe la place de l'excellent et si dévoué président de la Société que la maladie oblige à ne pas sortir de chez lui. Il indique avec quelles angoisses il s'était résigné au périlleux honneur et au devoir plutôt pénible de présider cette assemblée générale extraordinaire. Il ajoute qu'il est chargé d'annoncer à l'assemblée que M. Michel Carré dans un mouvement touchant est venu apporter à la commission — en la priant d'en faire part à l'assemblée générale—une lettre par laquelle il reconnaît que sa conduite qui n'était que la conséquence logique des idées qu'il voulait défendre, pouvait être de nature à causer un conflit grave, dont il serait désolé d'être la cause. M. Michel Carré déclare donc être prêt à se conformer à l'esprit de solidarité auquel ses camarades ont fait appel. En conséquence, il déclare accepter l'arbitrage qui lui avait été proposé par la commission, conformément aux articles 27 et 28 des statuts de la Société. M. Richepin dit que, dans ces conditions, l'ordre du jour de l'assemblée générale étant épuisé, la séance est levée. L'assemblée a applaudi et acclamé la décision de M. Michel Carré.

Un incident

M. Richepin et la plupart des membres de la commission qui avaient pris place au bureau venaient de quitter la salle où s'était tenue la réunion, lorsqu'un certain nombre de sociétaires firent entendre des protestations. Un des membres de la commission fit remarquer que celle-ci, en vertu des statuts, ne pouvait faire autrement que de prendre acte de l'amende honorable de M. Michel Carré, car ses droits, dans ces conditions, demeuraient intacts. Néanmoins, la résolution suivante était aussitôt rédigée et signée par une vingtaine de sociétaires : « Nous, soussignés, sociétaires delà Société des auteurs et compositeurs dramatiques, nous demandons, conformément à l'article 21 des statuts, la réunion immédiate d'unie nouvelle assemblée générale, qui aura comme objet la discussion complète et libre des infractions à l'acte social et des sanctions à intervenir. » Les choses en sont là.