Corpus de textes du Laslar

1906

Adolphe Brisson, « Jean Richepin », Le Théâtre et les mœurs, Ernest Flammarion, 1906, p. 279-291.

Théâtre-Français. – Don Quichotte, pièce héroï-comique en huit tableaux

Le Don Quichotte de M. Jean Richepin n’a obtenu qu’un demi-succès. Le grand talent du poète n’est pas en cause, ni la noblesse de son dessein. L’œuvre a été écoutée avec un profond respect, en main endroit applaudie. Et pourtant il s’en est dégagé une impression de vague puérilité, de langueur. On eût voulu passionnément s’y intéresser ; on se reprochait de n’y pas prendre assez de plaisir ; on la sentait incomplète et imparfaite.

Cette incertitude est-elle due aux défaillances de l’auteur ou bien aux extrêmes difficultés du sujet ? Rappelons, si cela peut consoler M. Richepin, qu’aucune des tentatives qui ont précédé la sienne n’a franchement réussi… Dix fois Don Quichotte et Sancho furent portés sur les planches (vous trouverez énumérés {280} et commentés, dans le substantiel et piquant petit livre d’Adolphe Aderer, Hommes et choses de théâtre, ces essais infructueux.) Le bon chevalier a toujours excité les dramaturges, qui se sont brisés contre son armure comme il se rompait lui-même les bras et les jambes contre les ailes du moulin à vent…

D’où vient que ce héros leur soit, en quelque sorte, inaccessible ? Car enfin, à ne considérer que sa silhouette, il est très pictural, très théâtral. Ce long corps dégingandé, ce cou et ces jambes de cigogne, ce chef comiquement chapeauté d’un plat à barbe ; et près de lui, la panse toute ronde, les joues poupines, l’œil malicieux, la joviale bonhomie de l’écuyer ; il semble que rien ne soit plus amusant que ce contraste, et plus scénique ; – d’autant que les deux figures s’opposent moralement et physiquement, incarnant, chacune, un des aspects fondamentaux de l’humanité, l’idée et l’instinct, le nuage et la terre, le vers et la prose, l’ange et la bête. Or, comment expliquer qu’une antithèse (et vous savez que le théâtre vit d’antithèse) d’où jaillissent, dans le volume, tant d’ « effets » ingénieux et charmants, n’ait plus de sel dès qu’elle est dramatiquement réalisée ?

Je crois que ce qui a perdu les adaptateurs de Cervantès, c’est un excès de vénération. Au lieu de s’inspirer de son chef-d’œuvre, ils l’ont suivi pas à pas, servilement ; ils l’ont copié, alors qu’il eût fallu l’interpréter, le transposer. Ils n’ont pas songé aux profondes déviations que le caractère de don Quichotte a subies depuis trois siècles, et que ce que nous pensons de lui n’est plus ce qu’en pensaient les Espagnols du temps de Philippe II. Dans l’œuvre originale même, nous voyons apparaître les premiers germes de cette {281} mystérieuse évolution. Le don Quichotte de la première partie est tourné résolument au grotesque. (Il est à présumer que dans la pensée de Cervantès l’ouvrage ne devait être d’abord qu’une assez courte nouvelle, récit picaresque de quelques mésaventures se terminant par une volée de bois vert.) Le don Quichotte de la seconde partie s’est ennobli, relevé ; il ne reçoit presque plus de coups de bâton ; les mystifications dont il est l’objet se nuancent d’estime ; en le regardant agir, on ne rit plus, on sourit ; le duc d’Ossuna s’amuse de ses extravagances, mais il le comble d’honneurs ; le héros n’est plus un fou, mais un « original », au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire un homme rare, sortant du commun et qui ne ressemble à aucun autre.

C’est celui-ci qu’a recueilli la postérité ; elle l’a dépouillé de son ridicule initial, idéalisé, canonisé, divinisé. Et le roman tout entier se trouve ainsi changer de signification. De cette satire (c’en était une, d’abord) qui raillait le merveilleux, le mensonge, l’hypocrisie de l’amour platonique, le faux orgueil féodal, l’absurdité des romans chevaleresques ; de ce petit pamphlet, où la verve d’un « humoriste » s’était exercée, nous avons fait un livre-type, le symbole, le miroir de nos consciences, une des Bibles de l’humanité, l’ingénieux hidalgo est devenu « Dieu », l’équivalent en littérature de Çakya Mouni et de Jésus.

Devant cette œuvre démesurément grossie, je conçois d’un dramaturge – fût-il encore plus malin, – s’arrête ancieux, intimidé. Par quel bout la prendre ?... Il y a deux solutions… Vous pouvez vous attacher « à la lettre », découper dans le livre un certain nombre de {282} tableaux qui en reproduiront les épisodes traditionnels, et les offrir au public comme une collection d’images destinées, et les offrir au public comme une collection d’images destinées à l’égayer, simplement, et à lui rafraîchir la mémoire. (C’est ce qu’exécuta naguère, avec son adresse et son esprit habituels, M. Victorien Sardou). Ce spectacle peut être fort agréable ; il sera toujours un peu naïf, un peu vain : ce ne sera qu’un amusement des yeux. Ou bien – seconde solution – il vous est loisible d’isoler le personnage du texte primitif, de le forger à nouveau, de le reprétrir, en quelque manière, de le mêler à une fable toute neuve et d’éliminer l’ancienne, résoûment… (Et c’est ce qu’a fait M. Albert du Bois en composant la Dernière Dulcinée, drame inégal, mais dont quelques parties sont superbes.) L’avantage de cette méthode est de vous libérer d’un travail d’imitation très ingrat ; son inconvénient, d’exiger de celui qui l’emploie une certaine dose de génie. Pour y recourir, il faut être très sûr de soi et même présomptueux. Vous n’avez pas le droit, si vous créez un don Quichotte après Cervantès, de le « rater ». Il est indispensable que les deux figures, ne se confondant plus, se continuent, se complètent et soient vraiment sœurs, au moins cousines. Cousinage redoutable. Rude entreprise…

M. Jean Richepin n’a pas su choisir. Je crois me représenter les scrupules qui le durent assaillir au moment de commencer son ouvrage…

« Don Quichotte, s’est-il dit, est inséparable des aventures qui l’ont rendu populaire. Don Quichotte sans les moulins à vent, sans l’armet de Membrin, sans Rossinante, n’est plus don Quichotte. La foule serait déçue. Résignons-nous à lui montrer tout cela. »

D’autre part, l’instinct du poète et de l’artiste, qui {283} sont en lui, s'insurgeait contre cette nécessité :

« Oui, mais ce don Quichotte n’est qu’un don Quichotte superficiel. Il s’agit de l’animer, d’y infuser un principe spirituel qui rende le héros intelligible, l’agrandisse, le prolonge, et transforme la figurine caricaturale en figure d’épopée. »

Telle est la double besogne à laquelle s’est attelé M. Richepin, la double préoccupation qui, vraisemblablement, l’a influencé. Son drame en porte la marque visible. Il est, dans les quatre premiers tableaux, enfantin et pittoresque. On y retrouve, amassées, condensées, résumées, toutes les « anecdotes » liées à l’évocation populaire de don Quichotte et de Sancho. Il semble que l’auteur ait voulu d’abord se débarrasser de ce fatras, afin d’avoir devant lui la route plus libre. Il a été consciencieux, impitoyable. Il a promené ses ciseaux à travers les illustrations de Gustave Doré. Presque aucune ne manque à la collection.

Un rideau s’écarte : et nous apercevons l’hidalgo, enseveli dans un fauteuil héraldique, la tête entre ses mains, absorbé par la lecture d’un énorme in-folio, corps de squelette, jambes d’araignée, coudes pointus perçant le drap usé du pourpoint, car le seigneur Quésada n’est pas riche. Au-dessus de la table, le heaume, les brassards qu’il vêtira tout à l’heure, l’espingole qu’il ceindra. Rayon de soleil tamisé par le vitrail. C’est une jolie vignette.

En voici d’autres… Le chevalier, l’écuyer s’équipent nuitamment, enfourchent Rossinante et le grison. On ne les voit pas (cette scène se passant derrière un mur) mais leurs silhouettes, éclairées par la lune, se profilent sur la maison voisine. Et cela forme un jeu assez récréatif d’ombres chinoises…

{284}

Maintenant, nous sommes transportés dans une gorge de la Sierra Morena. A gauche, une étoffe de soi qui se déroule autour d’un cylindre et représente, à ce que je suppose, une cascade. A l’horizon, des moulins rangés en bataille. Cruelles tyrannies du théâtre ! Il a fallu réunir en un même endroit plusieurs événements qui sont disséminés au cours du récit et placer les moulins à vent dans la montagne. Et que ces aventures de « plein air » sont d’une réalisation malaisée ! Tous les trucs des féeries y seraient nécessaires. Le malicieux Sardou l’avait si bien compris qu’il transformait ses moulins en géants lorsque don Quichotte les contemplait et que les géants redevenaient moulins dès qu’il leur tournait le dos… Enfin, il est indispensable que le chevalier se précipite contre eux, la lance en arrêt, et qu’il soit enlevé, comme un fétu, lui et sa monture, sur les ailes… Essayez donc de donner l’illusion de ce combat, surtout à la Comédie-Française, qui ne possède point la machinerie du Châtelet… Donc les moulins tournent, tant bien que mal. Le héros s’excite dans la coulisse, nous entendons un roulement qui est le galop de Rossinante, et le rideau tombe juste au moment où le spectacle allait devenir un peu saisissant.

Il se relève sur la cour de l’hôtellerie. Et là encore, on est contrait de tricher… Les vertus purgatives du baume de fier-à-bras sont si atténués qu’il n’en jaillit rien de très plaisant. Et quand Sancho Pança est berné, on ne saurait exiger de M. Brunot, quelles que soient sa conscience d’artiste et sa bonne volonté, de se laisser coucher sur une couverture et de s’aller promener par les airs. Un mannequin le remplace, qui joue insuffisamment le rôle…

Notez que je ne me plains nullement de ces {285} expédients ; ils sont inévitables. Mais je me plains qu’ils le soient, et qu’un si pénible effort ne puisse aboutir qu’à un résultat si mince… Et ce n’est pas tout. Pour rattacher entre elles ces péripéties incohérentes, M. Jean Richepin a cru devoir imaginer une fable… Dans tout civet, comme dirait Sancho, il faut un lièvre ; dans toute comédie, il faut une intrigue. Il en a cherché les éléments dans le roman même. (Oh ! ce fatal respect !) Il a décidé que Dorothea, nièce de don Quichotte, serait recherchée à la fois par don Fernand et par Cardenio, deux jeunes gentilhommes ; et qu’elle aimerait Cardenio et haïrait don Fernand ; et que Don Fernand la disputerait à Cardenio, et grâce à l’aide diabolique d’un sien valet, Ginès de Passemont, la lui ravirait, quitte à la lui rendre au dénouement. Le malheur est que Dorothea nous soit totalement indifférente. Vous ne sauriez croire à quel point il nous est égal qu’elle épouse ou n’épouse pas son Cardenio. On ne la regarde, on ne l’écoute que parce qu’elle a pris le visage et la voix de Mlle Marie Leconte. Ce n’est point pour elle que nous sommes là, c’est pour don Quichotte, pour Sancho ; ce sont eux seuls que nous voulons voir agir. Mais ils ne peuvent se mêler à l’action du drame, puisque les actes isolés qu’ils accomplissent sont nécessairement à côté de cette action. Mais s’ils n’y participent pas, elle devient odieuse : supprimez-là. Mais si je la supprime, il n’y a plus de pièce… Quand je vous dis que la difficulté est insoluble !

Ce n’est qu’à la fin du drame, dans les trois derniers tableaux, que M. Jean Richepin nous a touchés, parce que là, allégé de l’insupportable imagerie dont il avait cru devoir s’encombrer, il a fait œuvre d’invention personnelle. Lâchant, ou à peu près, Dorothea et son {286} couple d’amoureux (je ne le lui reproche pas, au moins !), il s’est appliqué à projeter quelque lumière psychologique sur les vrais héros du drame, à nous expliquer ce que c’est que Sancho, ce que c’est que Don Quichotte…

La précaution n’était pas superflue. Je ne sais plus quel critique – et si ce ne fut pas Tourguenef – s’était diverti à tracer un parallèle entre don Quichotte et Hamlet… Le plus curieux, c’est que les deux figures sont contemporaines et naquirent simultanément dans le cerveau de Shakespeare et de Cervantès. En effet, elles se repoussent avec netteté, celle-ci tout en dedans, celle-là tout en dehors…

Hamlet s’absorbe dans l’examen de son moi, il s’étudie, s’analyse, sans bienveillance d’ailleurs, il discerne ses faiblesses ; il les déteste et s’en nourrit ; il n’est occupé que de lui-même. C’est son perpétuel tourment qui s’accompagne d’amères délices, car il éprouve une secrète douceur à se regarder souffrir. Don Quichotte au contraire s’ignore, s’extériorise, marche les yeux levés vers l’étoile de son rêve, et, pour l’atteindre, se sacrifie. Cœur simple, âme héroïque, il est le moins égoïste des hommes ; mais l’éternel effort qui le pousse vers le but inaccessible qu’il s’est assigné, le fige dans une même attitude, rend son esprit exclusif et son geste monotone. Voilà pourquoi, sans doute, il n’est pas très théâtral, sa foi toujours immobile n’offrant pas, comme l’ironie fuyante d’Hamlet, un aliment à notre curiosité. Cette foi est inaccessible au doute. Rien ne la peut ébranler ; elle résiste à toutes les déceptions, aux coups de gourdin des muletiers, à l’ingratitude des galériens qui lapident le bon chevalier dont la main généreuse à dénoué leurs chaines ; elle {287} n’abdique même pas devant la brutalité des faits ; elle est supérieure à l’évidence. M. Richepin a mis en relief ce trait de caractère dans une scène qui est, je crois, la plus belle de l’ouvrage.

Don Quichotte et Sancho sont les hôtes du duc d’Ossuna, qui se divertit d’eux tout en les aimant. Il a fait l’écuyer gouverneur de l’île Barataria. Et quant au maître, il voudrait le guérir de sa folie, et use dans ce dessein d’un remède un peu dur, il mange la jeune paysanne Aldonza Lorenzo, celle-là même que don Quichotte adore sous le nom de Dulcinée, et lui ordonne de dissiper l’illusion du chevalier. Aldonza s’acquitte gaillardement de sa tâche. C’est une matrone haute en couleur, forte en gueule. (Mlle Rachel Boyer lui a prêté une vive et cordiale physionomie ; elle est excellente en ce bout de rôle.) Elle vous secoue comme un prunier l’infortuné don Quichotte :

Alors, c’est vous le don Quichote de malheur,

Chevalier pour de rire, espèce de hâbleur,

Vieux fou comprometteur des plus honnêtes filles ?

-Quelle est cette virago ? demande-t-il ?

Il ne reconnaît plus sa dame, ne l’ayant vue qu’une fois. Mais elle poursuit son petit discours, empreint de rusticité. (Vous pensez bien que cette petite villageoise ne peut parler en duchesse.)

Suis-je une trainée,
Pour qu’un n’importe qui se chante mon amant
Et puisse m’afficher ainsi publiquement ?
Non ?... Alors, dans quel but me faites-vous la nique ?
Expliquez-vous… si c’est pour m’épouser, bernique
Au panier de mon cœur ne manquent pas les œufs,
Vous pensez si j’en ai le choix, des épouseux,

{288}

Et s j’irais m’offrir ce faux vieux militaire,
Lui, qu’en soufflant dessus, je ficherais par terre !
Conclusion : je vous défends, vous comprenez,
Je vous défends, et c’est dit à deux doigts du nez,
D’insister… Ramassez vos cliques et vos claques.
Et rentrez chez vous. Ou sinon, gare les claques !

Notre hidalgo est consterné, anéanti, non désabusé. Il verse quelques pleurs. Mais lorsque le chevalier de la Blanche-Lune le somme de déclarer que Dulcinée n’est pas la plus belle et la plus noble dame de l’univers, il relève le cartel. Dulcinée est morte. Et cependant elle vit. L’image idéale qu’il s’est faite d’elle ne peut périr. C’est pour son rêve, pour sa foi qu’il prendra les armes :

Oui, sachez-le, du fond même de mon tombeau,

Je crierai que l’objet le plus pur, le plus beau,

Le plus digne qu’à lui ma foi reste obstinée,

C’est ma dame, la dame unique, Dulcinée !

L’agonie de don Quichotte est aussi fort émouvante. Il a recouvré la raison. Son âme, prête à s’envoler, est purifiée de toutes chimères. Il sait qu’il se nomme Quésada et que sa chevalerie n’a jamais existé que dans les vapeurs d’une imagination délirante. Et l’honnête Sancho, par bonté, par tendresse, s’efforce de persuader à son seigneur qu’il n’a nullement rêvé, qu’il est toujours chevalier, toujours don Quichotte.

De nos folles chansons, plus d’une était très sage,

Ne m’avez-vous pas dit, parlant à mon visage,

Que je fus dans mon île un juge à l’esprit haut ?

Eh bien, je le serai derechef, il le faut,

Appliquant de mon mieux, et sans que rien ne me lasse,

Les beaux principes que m’enseigna votre Grâce.

{289}

– Tu crois donc encore à ton île ? dit le pauvre hidalgo.

Si j’y crois ?

Ah ! malheur à celui, fût-il fort comme trois,

Qui devant moi, pauvret, l’oserait mettre en doute !

Elle, et le peu de bien que j’y fis sur ma route !

Fût-ce un géant pareil aux géants de là-bas,

Il ne me verrait point, vrai Dieu, broncher d’un pas.

Tout poltron que je suis, à son souffle de forge

Je répondrais qu’il en a menti par la gorge ;

Et dût-il me hacher la tête à petits coups,

Je lui crierais ma foi dans mon île et dans vous !

Ne vous semble-t-il pas, par parenthèse, qu’on a exagéré le bon sens de Sancho ? Il n’est pas moins crédule que don Quichotte ; il combat ses utopies mais, somme toute, en subit la fascination ; il a, à un moment, la folie des grandeurs, se juge apte à exercer le métier de roi et en attend impatiemment l’occasion… IL est dément, lui aussi, mais par ricochet, par « suggestion » ; il réfléchit le délire de son maître, comme la lune la lumière du soleil. Et c’est par là que le type est si profond ; il résume toute une portion de l’humanité, et la plus nombreuse : ceux qui ne cheminent point par eux-mêmes, mais se laissent entraîner, ceux qui « marchent à la suite », raillant les joueurs de flûte et leur faisant, quand même, cortège.

Et don Quichotte (je reviens au drame de Richepin), dupé par les discours de Sancho et croyant voir en lui un disciple, s’endort heureux à la pensée qu’il a semé son grain d’idéal dans un coin de terre et que – si humble que soit ce champ – la bonne graine tôt ou tard y germera.

{290}

Ce n’est donc pas en vain qu’ici-bas j’ai passé.
Les rêves dont je meurs, des fleurs en ont poussé.
O pauvres hommes ! dans votre val de misères,
Ces irréelles fleurs d’en haut sont nécessaires,
Autant, et plus encor, certes, à votre bien,
Que la réalité du pain quotidien.
Et vous la méprisez, pourtant, cette ambroisie :
Beau, vrai, grand, idéal, justice, poésie !
De ces splendides fleurs, chacun sarcle son champ.
C’est pourquoi, dans ce monde imbécile et méchant,
Il est bon que parfois, un geste de démence
Vienne en renouveler l’immortelle semence.
Vous insultez ce fou. Vous lui crachez au front.
Qu’importe ! Il a semé. Les fleurs refleuriront.

C’est la moralité de l’œuvre ; c’en est la conclusion, pas très neuve assurément, mais très noble et très pure. (Et grand Dieu ! quelle est l’idée qui n’ait été, au théâtre, cent fois exprimée !) M. Richepin l’a revêtue d’une robe harmonieuse et savamment colorée. Il est resté le bon orfèvre que nous admirons. Je ne dis pas qu’il n’y ait, de-ci- de-là, quelques petites fautes de goût à lui reprocher, un certain abus de la rhétorique, un ruissellement de mots inutiles, d’épithètes qui parfois sonnent le creux, l’étalage d’un vieux bric-à-brac romantique et parnassien dont l’oreille est agacée. Mais ces faiblesses sont rachetées par des beautés rares. Les dialogues qui s’échangent, au quatrième acte, entre don Quichotte et Sancho sont pénétrés de grâce, et rien n’est plus savoureux que le petit discours que l’écuyer adresse à son âne, en l’embrassant. Vers et baisers tombent comme autant de crasses fraternelles sur la tête du grison. Cela est charmant.

Il est un homme que la nature semble avoir pétri {291} pour personnifier don Quichotte. Mollets d’échassier, torse étique, maigreur pittoresque, nez en étendard, front nuageux et débonnaire : M. Leloir a tout de l’ingénieux hidalgo, tout hormis le foyer intérieur, la flamme de passion qui dévore, soulève vers les cieux et transforme en paladin ce hobereau ridicule. Il est exactement le don Quichotte du premier roman de Cervantès, le don Quichotte plaisamment halluciné, roué de coups, et qui empoche avec sérénité les nasardes, il n’est pas le don Quichotte que le long travail des siècles a hissé sur un socle d’héroïsme. Celui-là, il eût fallu, pour nous le rendre, la fusion de deux talents supérieurs, le physique de Leloir, le souffle de Mounet-Sully. Mais ne possédant point l’accent épique, M. Leloir y supplée par une science consommée des ressources de son art, le soin du détail, le goût des nuances, la vive intelligence qui s plie aux intentions du poète. Cette création lui vaut le plus grand honneur.

Et Sancho, c’est M. André Brunot, qui chaque jour arrondit sa place à la Comédie et conquiert la sympathie du public. Qu’il réalise parfaitement le digne écuyer, je n’ose le prétendre ; il est un peu grêle, un peu jeunet. Et puis, jamais un ventre postiche n’aura la bonhommie d’un ventre réel. Mais sa voix est si franche et sonne si allègrement !

Janvier

Anonyme, « Jean Richepin statufié », Le Journal, 4 janvier 1906, p. 6.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Un comité vient de se former à Médéah (Algérie), dans le but d’élever une statue, dans cette ville, à notre collaborateur Jean Richepin, l’auteur de la Chanson des Gueux, du Chemineau, de Miarka, de Don Quichotte, etc.

Jean Richepin est, on le sait, originaire de Médéah.

Dans une lettre fort spirituelle, le poète a écrit à un de nos confrère algériens, - qui avait pris l’initiative de la souscription, - et l’a détourné de ce projet.

Le comité n’en est pas moins décidé à poursuivre son but.

Juin

Robert Eude, « Les hommes de lettres et les sports », Les Annales, 10 juin 1906, p. 10-11.

Cette semaine, tous les sportsmen français se sont réunis sous la présidence du prince d’Arenberg, en une séance solennelle qui rappelle celles de l’Académus des Grecs.

De nombreux hommes de lettres prirent la parole au cours de cette assemblée, pour montrer l’utilité des sports dans la société actuelle et l’étroite affinité existant entre l’éducation des muscles et celle du cerveau.

C’est dans l’exercice des sports que nos meilleurs écrivains trouvent le délassement nécessaire à leur tension cérébrale. Aussi nous a-t-il paru intéressant de leur demander les raisons qui les ont déterminés à s’adresser à ce délicieux passe-temps devenu, aujourd’hui, un véritable besoin de la nature, à notre époque de vie à outrance.

Prenant souci de leur guenille, nos écrivains réparent leurs pertes phosphoriques par de violents exercices corporels. Aussi s’accordent-ils tous pour faire l’éloge des sports.

[…]

M. Jacques Richepin, qui a déjà fait applaudir sur nos grandes scènes de belles œuvres poétiques, ne conçoit pas la vie sans les sports :

« Je n’ai aucune idée à propos des sports, {11} parce que leur charme principal est de vous reposer les idées ; j’aime trop tous les sports pour avoir le temps d’y réfléchir, quand je les pratique. Entre tous, je préfère la chasse et le cheval. Il y a bien aussi l’automobile ; mais tant de gens si peu « sportifs » sont chauffeurs ! Est-ce un vrai sport, d’ailleurs ? En tous cas, c’est bien agréable.

« Jacques Richepin ».

[…]

A l’heure actuelle, les sports sont entrés dans nos mœurs : ils sont indispensables à la vie, et on ne saurait trop les recommander aux gens de lettres, dont la dépense cérébrale doit être compensée par une égale dépense physique.

Robert Eude.

Juillet

Anonyme, « Auteurs-Acteurs », La Patrie, 24 juillet 1906, p. 2.

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Peut-on être à la fois l’un et l’autre ? — Les réponses de MM. Jean Richepin, Jules Lemaître, Paul et Victor Margueritte, Georges Berr, Truffier,

Un jeune auteur que va jouer Mme Sarah Bernhardt vient de signer un engagement d’acteur et figurera l’un des rôles de sa pièce. Il y a là une initiative sinon nouvelle, du moins assez rare encore, que les comédiens-auteurs, ou si l’on préfère, les auteurs-comédiens n’aient jamais été aussi nombreux qu’à notre époque. Et de nouveau, voici que se trouve d’actualité une question souvent controversée : y a-t-il compatibilité entre la fonction d’auteur, c’est-à-dire de créateur, et celui d’acteur, c’est-à-dire d’interprète ?

Le moment nous a semblé opportun d’instituer à ce sujet une consultation auprès de quelques personnalités particulièrement compétentes pour en disserter. Et voici quelques-unes des réponses que nous avons reçues.

M. Jean Richepin, jadis monta sur les planches pour interpréter aux côtés de Mme Sarah Bernhardt, l’une de ses premières œuvres Nana Sahib. Il y a longtemps de cela, le poète était jeune, Mme Sarah Bernhardt... l’est toujours. D’où vient que Richepin n’aime pas évoquer le souvenir de cette époque ? N’aurait-il pas gardé bonne impression du contact direct qu’il prit alors avec le public ? Toujours est-il que le poète se récuse et nous écrit de Pourville, près Dieppe, qu’il préfère cueillir des rimes à la crète épanouie des vagues...

De même, M. Jules Lemaître, quelque peu détaché de tout depuis qu’il s’est détaché de la politique, nous adresse un billet d’une breveté que déploreront avec nous nos lecteurs :

Molière l’a fait et Richepin, et, dit-on, Rostand. Je vous assure d’ailleurs que je ne pense rien du tout sur la question que vous voulez bien me poser.

Eh ! quoi, vraiment l’éminent critique n’a pas d’opinion sur une telle question ? Peut-être le goût qu’il manifeste désormais pour le calme et la retraite l’incitent-ils à ne la pas dire. Et c’est grand dommage : il l'eût dite si joliment !

Septembre

Paul Ginisty, « Le Professeur des Romanitchels », Le Petit Parisien, 6 septembre 1906, p. 1.

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On a lu l'aventure de ces Romanichels, véritablement traqués entre la frontière française et la frontière allemande et empêchés, par deux polices, de passer dans l'un ou dans l'autre pays, également peu soucieux d'accueillir ces nomades inquiétants. Un sentiment de pitié vient d'abord pour ces créatures humaines, partout repoussées, derniers parias modernes. Bien que quelque défiance à leur égard soit justifiée par l'expérience, n'y a-t-il rien de mieux à faire que de les pourchasser de village en village pour les empêcher d'établir leurs primitifs campements. Quelque douceur, des traitements plus humains que ceux auxquels ils sont habitués n'auraient-ils pas chance de les mieux discipliner ? En vérité, on ne sait.

Etrange race éternellement vagabonde, énigmatique visages basanés, où luisent des yeux ardents, -cinganys, égyptiens, gitanos, gypsys, zincalis, bohémiens, seIon les pays traversés, peuple dispersé et ne cherchant point à se reformer, parlant une langue mystérieuse, obéissant, ou qu'il soit, aux mêmes instincts et aux mêmes coutumes, pratiquant parfois des rites archaïques, resté sans modifications sensibles à travers des civilisations qu'il ne s'assimile point, et qui ne sait rien de ses origines, si bien que ce sont les légendes qui lui en ont donné une, en expliquant sa vie errante comme le châtiment de sa dureté envers l'Enfant-Jésus – version fort peu scientifique, évidemment.

Vient-il de l'Inde ? Les savants, à qui ne manque point l'imagination, parfois, rapprochèrent ce nom de Rommany, qu'il se donne le plus volontiers, du mot sanscrit qui signifie « les maris », et forgèrent là-dessus tout un système, non sans des efforts un peu laborieux. Les « Maris » ? Parfaitement, monsieur, c'est-à-dire la secte, la caste qui n'a d'autre affection que celle de sa race, qui est capable de faire de grands sacrifices pour les siens, mais qui, détestée et méprisée par les autres, leur rend avec usure, haine pour haine.

Cette interprétation est peut-être quelque peu tirée par les cheveux, si j'osa dire mais, c'est quelquefois ce qui caractérise précisément une explication savante.

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Mais qu'importe ? Ce qui est intéressant, c'est l'âme, l'âme presque indéchiffrable de ces perpétuels coureurs de route, voyageant en petites caravanes, s'arrêtant avec leurs bêtes, pour exercer leur semblant de métier et, sans qu'on sache comment ils sont instruits des allées et venues de leurs pareils, se retrouvant tout à coup par groupes importants pour quelque cérémonie, cachée, en ses parties essentielles, aux Busnis, aux habitants du pays où ils se trouvent, pour quelque réunion inexpliquée, où se heurtent des haillons évoquant une estampe de Callot.

M. Jean Richepin, ce dernier romantique, qui s'est imposé de chérir toutes les bohèmes, n'a pas laissé, avant les Chemineaux et les Truands, d'exalter le pittoresque et la farouche poésie de ces étapes sans fin des Romanichels, qu'avec une aversion naïvement exprimée un honnête chroniqueur du quinzième siècle qualifiait de gens indomptables gentes nonnullum morigenat morigenatœ et à qui la même épithète se peut encore appliquer. Et il a dit, avec quelque chose comme une jalousie d'ailleurs toute littéraire de leur sauvage indépendance, leurs mœurs singulières, leurs secrets de sorcellerie, leurs traditions païennes, leur hautain isolement, la beauté de leurs filles, qui porte malheur, et la volontaire obéissance de ces hommes, narguant toutes les lois, au roi des Bohémiens, maître dont les ordres ne sont pas discutés, d'aussi loin qu'ils soient donnés. Ainsi, sous ces fortes couleurs et sous l'effet d'une tendresse un peu artificielle, la race méprisée s'est-elle entourée d'un prestige quelque peu arbitraire.

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Mais il arriva à un curieux de bonne volonté, M. Barow, moins artiste que M. Richepin sans doute, mû cependant par des sentiments plus véritablement fraternels, voyant avec peine les brutalités exercés partout contre les Rommanys, parfois comme représailles presque nécessaires, considérant, au fond, la misère de ces prétendus possesseurs de formules magiques, à qui elles n'assurent pourtant pas le pain il lui arriva d'entreprendre de les éduquer et de les civiliser. Patiemment et laborieusement, il consacra dix ans de sa vie à cette tâche, à essayer de les instruire de leur inculquer quelque goût de l'ordre et du travail régulier, d'éveiller en eux quelque dignité.

II se disait que, tout « fermés et qu'ils parussent, ces réfractaires étaient, après tout, des êtres doués, comme tous les autres, d'intelligence et de sensibilité, qu'il se pouvait qu'ils ne fussent qu'incompris, et que, toujours traités en suspects, ils n'avaient guère été tentés de changer leurs habitudes. S'étant assimilé leur langue, ou du moins ce qu'il en put connaître, M. Barow se fit, auprès d'eux, le missionnaire de la société, avec une mansuétude doublée de bonne humeur. Il fut l'ami de tous les bohémiens, chaudronniers, rétameurs, montreurs d'ours, tondeurs de chevaux et, le plus souvent, mendiants, qui venaient s'installer pour quelques jours à la lisière d'un bois, près d'un village. Il causait avec eux, familièrement, il les surprenait en se servant de certains termes qui sont entre eux comme des mots de ralliement il leur donnait des nouvelles des Rommanys qu'il avait rencontrés en d'autres pays, il s'efforçait de gagner leur confiance, il y croyait réussir parfois, et il profitait de ce moment pour glisser quelques sages conseils pratiques, offrant d'ailleurs son aide, en s'y prenant avec une foule de ménagements pour ne point les effaroucher.

Au bout de dix ans, M. Barow, le professeur des Romanichels, dut avouer, avec quelque amertume, que son apostolat n'avait servi à rien. Oh ! il n'effarouchait point ses camarades au visage cuivré et aux yeux de charbon incandescent Mais ceux-ci, qui lui faisaient même parfois des confidences gênantes, l'exploitaient sans vergogne et se gardaient bien de modifier quoi que ce fût à leur genre de vie.

En ces dix années, il avait recueilli beaucoup de curiosités ethniques il avait appris la chanson de Marlborough en rommany.

Chala, malbum, ohingtierar
Birandon, birandon, birandera.

il avait assisté à des mariages bohémiens où, selon la légende, les nouveaux époux cassent une cruche, mais où, dans la réalité, les matrones jouent, d'une façon assez difficile à expliquer, le rôle principal

Il avait été instruit des stratagèmes et des mensonges coutumiers au « caloré », c'est-à-dire au Rommany en pleine force, n'usant son ingéniosité qu'à d'assez misérables artifices, en somme, irrémédiablement sordide et trop apathique pour être capable de tous les méfaits que lui prête l'imagination populaire. Mais, de quelques procédés qu'il se fût servi, il avait constaté sa parfaite impuissance à faire entrer la moindre notion morale dans la tête de ses « amis possédant, évidemment, par un long atavisme, une mentalité différente de la nôtre.

Il avait fait la part de beaucoup de superstitions à leur sujet et acquis la conviction qu'ils n'avaient même qu'un fonds de traditions très rudimentaire et que, en dépit d'un certain orgueil instinctif, en fait assez naïf, ils ne se croyaient pas eux-mêmes aussi mystérieux qu'on le dit. Mais le bon M. Barow, découragé, confessa qu'il n'avait pu amener un seul d'entre-eux à une occupation régulière. Ils échappaient à toute direction, si bienveillante fût-elle.

Il avait fait imprimer, en langue rommany, une dizaine de « conseils essentiels pour gagner sa vie en France », sous une forme très simple. Il apprit avec quelque étonnement, que certains ne les gardaient que comme amulette, en maraude.

Un inspecteur allemand des écoles, M. Graffunder, fit de son côté, des expériences analogues et, pareillement, reconnut son échec Des gens indomptables ». Après presque cinq siècles, il répétait le mot du vieux chroniqueur. Et, pourtant, malgré ces témoignages d'essais infructueux, quelque chose continue à nous dire, au fond de nous, qu'il est impossible qu'il n'y ait pas un meilleur parti que de chasser ces étranges gueux comme des bêtes et, de toute notre organisation sociale, de ne leur montrer que des gendarmes.

Paul GINISTY.

Octobre

Anonyme, « Richepin en Algérie », Le Rappel, 3 octobre 1906, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

« Comme le mélodieux Lamartine retournait au moulin de Milly, dit M. Victor Barrucand, nous voyons Jean Richepin, au milieu de sa brillante carrière, désireux de boire, encore aux coupes profondes de la lumière algérienne. »

Le poète est attendu avec sa jeune femme, aux environs d'Alger et déjà les ovations se préparent.

Novembre

Anonyme, « Nul n’est prophète », Express, 23 novembre 1906, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews.

On sait que M. Jean Richepin est originaire de l’Algérie. Or, un riche Algérien vient de lui faire la proposition suivante : « Je vous offre une belle et spacieuse villa à Mustapha. La maison et ses jardins seront vôtres. Vous en serez le maître, votre vie durant, maître absolu. Je n’exige qu’une condition : à votre mort, qu’on souhaite le plus éloignée possible, vous laisserez à la ville, avec la propriété que je lui abandonne d’avance, votre bibliothèque qui est très belle. Vos livres deviendront ainsi la propriété de mes concitoyens... »

Heureux, M. Richepin. En voilà un qui fait mentir le proverbe : Nul n’est prophète dans son pays !