Corpus de textes du Laslar

1907

Léon Maillard, « Les Chansons de Richepin », La Musique pour tous, n°24, Paris, Éd. universelle, 1907, non paginé.

Les Chansons de Jean Richepin par Léon Maillard

La chanson est une douce fleur vivante. Elle monte du fond des âges, et s'épanouit sur toutes les lèvres en jaillissant, troublante et colorée de l'oublier immémorial.

Aux époques de souffrance, aux durs instants pesant sur les êtres, comme aux moments de joie où ils se consolent, un rythme s'éveille, monte, glisse à l'infini et se répercute dans les cœurs surpris : c'est la chanson qui reparait et qui éclot.

On l'entend bruire dans les luttes où les hommes se pressent vers ce qu'ils croient l'émancipation ; stridente, elle retentit alors qu'ils s'égorgent sans fraternité ; elle se lamente après leurs défaites ; sa sonorité amplifie les triomphes, et elle endort les enfants aux genoux de leur mère.

Mais plus que la haine et plus que la force, tout proche de la maternité, l'amour, qui est une vibration continue, est la flamme vivifiante de la chanson : Ses allégresses, comme ses tortures se sont résumées en quelques accords mélodiques traduisant l'exaltation de toute joie, et les amères désolations.

Parfois elle adoucit l'éclat de son timbre, mais jamais elle ne l'éteint. Elle vibre plus secrète et plus cachée. Bien près alors de la peine et de la volupté, ces muettes passionnées.

Cette harmonie universelle, seuls, de très grands poètes ont peu s'en approcher d'assez près pour l'entendre, d'assez haut pour qu'elle les prît et les conquît ; et l'union fut si douce et si complète qu'elle put transcrire pour tous, les sons et les mots harmonieux, et les rendre à chacun accessibles et familiers, indispensables comme des compagnes d'affection et de soutien.

Seulement comme l'ingratitude est, par l'obligation de la redoutable poussée en avant, la loi fondamentale de l'humanité, insoucieuse des bonheurs passés, les noms des charmeurs qui l'ont bercée, qui l'ont entraînée hors de sa couche vers les superbes routes futures, qui lui ont, de leur verbe ailé, distribué le viatique idéal, ces noms, elle les a effacés. Ils sont perdus à jamais dans la poussière des générations, alors que leur chant et leur musique résonnent toujours et planent, en ondes adoucies, au-dessus des chemins où nous passons à notre tour.

Or, le Hasard, maître des âges révolus, domine la mémoire des heures très anciennes - Par les trahisons successives des convoitises des sectes et des pouvoirs abusifs, il se perpétue jusqu'à l'aurore des temps modernes. - Il voulut que les mortels prédestinés qui avaient en eux le cœur immense prêt à saisir la Nature entière, ne prissent pas toujours soin, en clamant leurs strophes impérieuses, des fois si tendres, d'y joindre leur nom en exergue.

Eperdus, ils réservaient leur force abondante pour affirmer en sa plénitude hautaine, la Mère Eternelle qu'ils évoquaient dans ses manifestations constantes et merveilleuses, pour ses autres enfants qui ne se doutaient pas de tant de prodiges !

Hasard ! le dieu Hasard ne pèse plus sur notre siècle : l'ingratitude ne peut plus être notre loi fondamentale. Il nous appartient d'inscrire pieusement les noms des bienfaiteurs qui, par l'envol de la Chanson, ont rattaché d'un fil léger nos sensations, nos émotions, aux émotions, aux sensations éprouvées par nos pères : 

-celles qu'ils fredonnaient à nos oreilles d'enfants !

 

***

Si sept villes de la Grèce antique se disputèrent longtemps – bien longtemps – après la mort d'Homère l'honneur d'avoir entendu son premier cri, aucune cité de France, ni vaillante, ni minime, ne réclame pareille suprématie à l'endroit de qui fit La Chanson d'Anne de Bretagne ! Est-ce là seulement un bruit de multitude ? de multitude qui s'écoute et qui se répète ?

Mais Paris s'illustre de la naissance de Béranger, cette flûte sifflant au milieu des tonnerres de l'Empire ; et nous honorons la mémoire de cent autres Donateurs, tous plus admirables dans leurs donc. Les notations, les airs qu'ils prirent, avec une bonhomie à la Jean de La Fontaine, aux trésors de la Tradition orale, leur sont attribuées en pleine et personnelle propriété : - comme s'ils les avaient créés eux-mêmes. Qui oserait séparer les chansons de Désaugiers de leur accompagnement habituel ! Ces chansons, tant d'autres encore, sont liées pour toujours, de par notre souvenir.

Nous savons aussi maintenant, et nous le disons, qui a évoqué tel charme musical et rythmique pour nos sens attentifs : l'auteur et son œuvre apparaissent ensemble dans notre reconnaissance ; et cela est bien de maintenant que chacun affirme que les Sapins et les Bœufs sont de Pierre Dupont, les Cerises de J-B Clément et que la Terre est de Jean Richepin

***

De Jean Richepin, illustre poète qui n'a pas cru que son renom subirait un déclin en accordant les cordes de la lyre passagère, chantant pour les bonnes gens qui passent et pour ceux qui écoutent aux carrefours ; de Jean Richepin, maître en l'art du vers, ayant scruté les murmures des livres et la grande voix des désirs perpétuels des humbles ; de Jean Richepin, l'âme héroïque s'est épanchée dans des refrains et dans des couplets qui ont touché directement la mémoire du peuple, car ils portent son empreinte, ils ont son allure, ils marchent de son mouvement : Ils sont pétris avec les innombrables ferments de sa propre Vie.

Ils sont connus, presque, ces rythmes, les mots qui sont placés là, ils sont connus aussi : Ce sont de bons enfants de mots qui ont escorté autrefois les images que l'on évoque ensemble. D'où viennent-ils ! Qui s'en occupe vraiment ! Qui ! L'Académie ne les reconnaît pas, et souvent M. Littré {4} les ignore, mais le cœur populaire les choisit, car ils lui ont échappé aux soirs de liesse, aux grands jours de moquerie ; et, s'ils sont turbulents, un peu fous, c'est que leur père l'a bien voulu !

Pour les entendre dans leur intensité, ces mots, il fallait être du Peuple, autrement on n'en sait que l'harmonie imitative et la musique curieuse. Richepin est venu, aux milieux obscurs et profonds, où la langue parlée et chantée a des caractères de lutte et de souvenirs, où elle traduit les efforts des métiers, les heurts des travaux, les abréviations des labeurs, et les déformations des syntaxes usagères et rapides. Et il comprit et il put traduire, par la chanson, cette existence saccadée, attendrie, ardente, aimante qui s'exprimait dans un langage si près des hommes, de la foule, qu'il est la répercussion de leur mouvement et de leur bruissement.

Oh ! l'admirable roman que la pénétration de Richepin dans l'arcane populaire :

Il est né sur la terre d'Afrique, à Médéah, ville militaire juchée sur un plateau : là passe la route que suivirent nos colonnes pour la domination du Désert et pour la conquête des centres rebelles. Cela dora ses premiers éveils. Puis ce sont des études strictes, laborieuses et pénétrantes dans la France du Nord, l'Ecole Normale, la Guerre de 1870, son rôle de soldat et de franc-tireur. Après la paix, Paris, sa fièvre et ses angoisses, les dures leçons de la lutte fratricide. L'homme qui a abandonné le calme scolastique, brusquement éclairé par tant de leçons qu'il n'avait pas apprises, se sent enserré par l'étroitesse des conventions sociales qui ont craqué, alors, de toutes parts et auxquelles ne peuvent plus se plier, soudainement agrandis, sa fougue virile, son esprit affranchi, et son génie naissant, et la liberté conquise, aux caresses frigides de la guerre partisane, sans foyer et sans merci. Nulle puissance ne pourra plus le plier au joug ancien, ancien d'une année à peine et déjà caduc !

C'est la poésie qui le prend et qui le pousse vers les strophes les plus hardies qui soient, et qui l'apparentent aux plus fières indépendances du vieux langage français. La large et hautaine franchise de la Chanson des gueux lui fait octroyer un mois de prison par les juges de l'ordre moral. De ce jour, l'écrivain des Etapes d'un réfractaire, sent l'hypocrite civilisation urbaine lui peser et son esprit, que son corps accompagne, vogue par les routes, au long des talus, sous l'ombre des futaies. Puis c'est l'Océan qui l'accapare, et les ports où ses muscles tressaillent au contact des lourds fardeaux. Et la pluie le bronze, et le soleille le dore, et sa barbe frise comme ses cheveux au souffle du grand air, et il est semblable à un Dieu de la fable, qui travaillait de ses mains, parmi les étincelles et les clartés de fournaise.

Dans cette existence si près du flot, si près des mœurs traditionnelles des matelots et des gens de la mer, il a retrempé son armure littéraire aux sources les plus vives. Il entend les voix gronder pour aider aux gréements et aux manœuvres ; aux heures de repos, ce sont les légendes et les mélopées que récitent et lancent à pleine voix ces êtres simples. Il écoute et retient, et il écrit sans cesse, puisque lui-même à cette époque écrit en parlant de ses vers :

Lesquels furent rythmés au claquement des voiles,
Cependant que j'étais de quart sous mon suroît,
Le dos contre la barre et l'œil dans les étoiles.

et les chansons de la mer lui venaient aux lèvres, et plus tard, dans une émotion admirable, il en notera l'allure tragique et l'irrésistible fatalisme, en faisant passer son frisson de poète dans le souvenir perpétué, pour que tous aient une part dans l'émoi qui l'a étreint naguère, aux veillées marines.

Si cette abondance d'émotion a été obtenue par Richepin dans ses chansons de Bretagne, comme dans celles qui touchent aux moments épiques qu'il a vécus en plein sol, et qu'il a si lumineusement exprimés, il faut la rapporter à l'adorable langage, concis, formel et gazouillant qu'il emploie avec une sûreté digne des œuvres qui ont été polies par le Temps, chaque génération de chanteurs amenant la patine aux tons les plus caressants sur l'œuvre préférée, et qui a subsisté par ce culte continu.

Ce sont ces tons que Richepin notera lui-même avec une conscience sans égale et que d'autres musiciens reprendront après lui.

Des mots bizarres, dont le sens précis est perdu, mais qui nous sont accoutumés, fourmillent dans les chansons de Richepin. Ils lui sont particuliers, il est avec eux en pleine intimité, en si complète aisance d'allure qu'il les pousse, les place, les présente comme il lui plaît, à la plus complète satisfaction de notre entendement. Ces mots ont déjà, par eux-mêmes, des allures de musique.

Il les entendit certainement, en cette Thiérache, qui est un coin de Picardie où l'on ne chante plus guère, mais où il se fit grand bruit ; - pays ensorcelé des truands, des tanniers mystérieux et des fers lampiers, où son imagination se complaît sans cesse. La Thiérache, pays de follets et de joncs, où chante la bise sur un accompagnement monotone et discord.

Terre où se réfugièrent les débris de tant d'armées meurtries au temps des grandes guerres. Pays dont les villes fortes furent Guise, Marle, la Fère, où prirent gîte tant de batteurs d'estrade, et ces êtres fabuleux venus des Orients lointains avec leurs femmes brunes, leurs miroirs magiques et les incantations souveraines. Là, tout près est l'Ardenne farouche pleine de légendes aussi, redites sur des rythmes barbares, datant des druides et des romains fugitifs. Et l'Oise circule dans les tourbières, les marais, portant au cours de son eau légère, le souvenir millénaire de toutes les hordes qui la suivirent en chantant, allant vers les richesses nouvelles du blé et de la vigne, nourricière des strophes capricieuses.

Et quand Richepin, au moment des truandailles, fatigué de la route, les pieds las, se laissait aller sur cette terre hospitalière, près des buissons qui fleurent et qui pleurent, son sommeil était visité par les innombrables suites des armées en marche, au pas cadencé, aux chants allègres, aux appels des musiques que coupaient en lamentations les plaintes, les baisers des viols, les cris des paysans frustrés et le crépitement dru des incendies. Chansons, que cela ! Aux plaintes bruyantes des hommes en délire ou en douleur, la Nature répondait par le chant continue de la germination, par le pépiement des oiseaux, le choc des insectes et le souffle du vent. Chansons aussi. Au réveil, le poète, l'esprit plein de tant de souvenirs admirables, les redisait tout haut et les modulait au gré de sa fantaisie, et d'après la forte leçon donnée par la nuit en rumeur.

Richepin a embaumé son œuvre entière du parfum de la Chansons. Aux œuvres de sa jeunesse sont venues s'ajouter de nombreux poèmes. Il a donné à l'art dramatique des œuvres fortes et diverses. Et, exemple à rapprocher du vieil Hugo, il n'a pas cru que la musique unique du vers ne dut pas s'orner de la grâce de quelque chant. Dans les dix chansons que publie La Musique pour tous beaucoup portent des titres célèbres et sont apparentées à des drames puissants, elles ajoutent à la trame de l'action leur caresse mélodique, et spécifient son enchaînement rythmique : elles sont une halte sonore et réfléchie !

Du Chemineau et de Miarka, il viendra peut-être à chanter le Pavé, qu'il décrivit et qu'il connaît si bien pour l'avoir scruté dans les rues et sur les chemins qui furent du Roi. Il en a entendu les frémissements, les souvenirs et les confidences.

Ainsi était-il toujours en communion avec l'âme populaire. Il entendit à merveille la chanson des compagnons. Toutes les routes suivies lui montraient ceux qui œuvrent, ceux qui aiment, ceux qui pleurent. Il a retenu les accents qui font de la joie, et ceux qui sont aux larmes pareils. Mais il a gardé le respect profond de la science acquise autrefois, et l'amour des dons heureux qui lui furent dévolus et qu'il enrichit sans cesse. Sa technique sans rivale il l'a pliée à fréquenter avec le langage séculaire, et à accepter le formulaire si doux des ritournelles où le mot s'abrège et se plie aux exigences d'une modulation qui ne peut détoner. Phrases très douces, charmeuses, si pénétrantes que nous ne pouvons nous en séparer, bien que leur sens s'éloigne de nous, chaque jour davantage, et que seules leurs harmonies soient les attaches qui nous retiennent absolument : Mais les sentiments exprimés par les chansons de Richepin sont du langage éternel, et il ne s'est pas écarté de ses principes, et de sa probité stricte de grand écrivain, en parlant et en chantant librement la langue libre et vibrante que tous peuvent entendre. Et que tous doivent comprendre et retenir.

Léon Maillard

Janvier

Léo Marchès, « Jean Richepin à l’Académie », La Liberté, 31 janvier 1907, p. 1.

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Le poète des « Blasphèmes » sera-t-il candidat au fauteuil de Brunetière ? — Ce que dit M. Jean Richepin. La nuit porte conseil. — La poésie sous la Coupole.

Une nouvelle inattendue a couru, ces jours-ci, les milieux littéraires. Jean Richepin est, dit-on, sur le point de poser sa candidature à l’Académie. Le poète des Blasphèmes et de la Chanson des Gueux, le romancier de la Glu, briguant l'honneur de s’asseoir sous la Coupole aux côtés de M. le comte d’Haussonville et de. M. Thureau-Dangin ! L'information avait de quoi surprendre. Elle a surpris. Puis, on a réfléchi que, somme toute, la muse vagabonde et tourmentée de M. Richepin s'est fort assagie depuis quelque quinze ans et que le poète, revenu des truculences parfois exagérées d'une jeunesse impétueuse, avait écrit des œuvres de tenue presque académique, où persiste cependant le souffle romantique, comme le Chemineau, la Martyre et Don Quichotte. Et, somme toute, on s'est dit que puisque l'Académie française accueillait aussi quelquefois des écrivains. M. Richepin était, à ce titre, assez qualifié pour y entrer.

Mais, avant de commenter longuement une nouvelle, il importe de savoir si elle est exacte. Je suis donc allé demander à M. Jean Richepin s’il avait réellement l'intention de se porter candidat au fauteuil de Brunetière. Et, tout de suite, dès l'entrée, j’ai compris qu'il y avait anguille sous roche. L’accueil, toujours affable et cordial du poète, se nuançait, cette fois, de réserve diplomatique et de prudence académique.

– « Excusez-moi, me dit-il, mais réellement je ne puis pas vous dire grand-chose. Non, non, c'est trop dangereux, le terrain académique est essentiellement glissant et bien nouveau pour moi. Je craindrais d'y faire un faux-pas. En pareille matière, il faut surtout exiler les paroles inconsidérées. Un mot prononcé mal à propos peut avoir les plus graves conséquences.

Je m'efforçai de calmer les appréhensions de M. Richepin, en l’assurant que je n'avais nullement l'intention de lui tirer des paroles compromettantes, mais que je désirais savoir si oui ou non, il poserait sa candidature à l'Académie.

« Sur ce point encore me répondit-il - il m'est difficile de vous faire une réponse catégorique, et pour une excellente raison : je n'en sais encore rien moi-même. Parole d’honneur ! Je ne nie point qu’il en soit fortement question. Depuis quelques jours déjà, pressé par mes amis, j'agite ce projet, pesant le pour et le contre. Certes, il ne me déplairait pas de m'asseoir parmi l'Illustre compagnie. Mais je ne voudrais pas aller à un échec certain et j'attends les tuyaux de la dernière heure pour me dérider. Ces « tuyaux », je les aurai ce soir. C’est demain que doivent être lues en séance les lettres des candidats. Demain matin, après la nuit qui porte conseil, j’adresserai ou je n’adresserai pas ma lettre de candidature. Voilà tous les enseignements que je puis vous donner actuellement sur mon état d’âme et la position de la question comme on dit au Parlement. »

Et quels sont, au cas où vous vous décideriez, vos concurrents probables ?

« On a parlé de M. Delafosse, de M. Poincaré, de M. Denys Cochin, de M. Léon Séché. Je ne sais… »

Puis M. Richepin s’anime un peu.

« Voyez, ce que je voudrais que l’on dise, c’est que ma candidature, si elle se produit, sera purement littéraire. Les poètes sont peu nombreux à l’Académie. Comptez : Sully Prudhomme, François Coppée, André Theuriet, Edmond Rostand. Cela fait quatre, en tout, sur lesquels deux n’assistent jamais aux séances. Or, ne serait-ce que pour le travail matériel, la lecture des pièces de concours, le dictionnaire, c’est tout à fait insuffisant. Ce pauvre Coppée doit être accablé… »

Et M. Jean Richepin, poète secourable et charitable, souhaite pouvoir aider son confrère. C’est d’un bon sentiment.

Léo Marchès.

Février

Estienne, « A l’Académie française », Gil Blas, 1er février 1907, p. 2.

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Le cardinal Mathieu, après lecture de son discours, est introduit en séance ordinaire. Jean Richepin, candidat au fauteuil Brunetiere.

Selon le petit protocole académique, hier, eurent lieu, la lecture en commission des deux discours de la prochaine réception et l'introduction en séance ordinaire du récipiendaire ; le cardinal Mathieu. Celui-ci accompagné du comte d'Haussonville, a lu son discours d'éloges à son prédécesseur, comme lui prince de l'Eglise.

Après le cardinal Mathieu, le comte d'Haussonville lut à son tour sa réponse qui, à propos de compliments au nouvel élu, est un hommage aussi solennel que publie et un acte de haute déférence de l'Académie à l'égard de l'Eglise, comme elle, immortelle.

M. Henry Houssaye au fauteuil présidentiel loua fort l'excellence des homélies que la commission venait d'entendre, et ordonna qu'on introduisît le cardinal. Ses parrains, MM. Mézières et Emile Gebhard s'empressèrent aussitôt vers lui et l'assistèrent pendant tout le cours des représentations.

Puis lecture fut donnée des nouvelles lettres de candidatures au fauteuil du regretté M. Brunetière.

C'est d'abord la lettre de candidature du poète Jean Richepin, puis celle du romancier Jean Lahor, et finalement la lettre par laquelle Me Barboux, avise la noble Compagnie de sa résolution de ne plus briguer la succession de Me Edmond Rousse, et de n'aspirer désormais qu'à celle de M. Brunetière.

Nous avons déjà vu, il y a huit jours, le marquis de Ségur abandonner sa candidature au fauteuil Albert Sorel et reporter toutes ses espérances sur celui de M* Edmond Rousse.

Quant au fauteuil Sorel, les candidats en présence sont MM. Maurice Donnay, Marcel Prévost, René Doumic, G. Lenôtre et le comte Fleury.

Estienne.

Claude Gueux, « Jean Richepin candidat à l’Académie Française », Gil Blas, 2 février 1907, p. 1.

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Il y a un vers là-dessus, un vers académique :

Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

Espérons que les Quarante se le fredonneront en majorité le jour du vote, et ce sera justice, car Richepin est un grand poète.

***

Il a la gloire ; il a aussi une légende ! Comment n'aurait-il pas conquis et le vert laurier, et ce demi tutoiement familier et doux, jovial et ému des liseurs de vers vis-à-vis des poètes aimés, pour avoir été tendre, fort et aussi singulier, pour avoir fait voltiger toutes les capes, sifflé dans tous les fifres, embouché tous les clairons d'épopée.

Quand j'étais gamin, sur les bancs de la boîte Massin, les bancs couleur d'ébène à force d'avoir été frottés des culottes des candidats à l’Ecole Normale, Richepin apparaissait comme un des Dieux Lares de la maison.

Il avait été un vigoureux Charlemagne, fort en thème et aussi en version, plus fort en discours, fantaisiste surtout. Il avait empoigné les crins de la Déesse comme dit Baudelaire, mais pour y mettre des fleurs rouges, des pampilles, tout, excepté un hennin ou le pâle croissant de la chaste Artémis. Il avait tout lu ; il était le Benjamin de l'école, puisqu'il l'avait quittée ; la vieille dame le regardait filer dans les hasards et les succès, d'un œil attendri, comme une poule joyeuse des ébats d'un jeune cygne fou, tout de même inquiète. Aux raisonneurs qui citaient les vers audacieux.

C'était un vieux roublard, un antique marlou

L’Ecole répondait, en récitant à mi-voix la Tristesse des Bêtes ou le Bouc aux enfants, « du Théocrite, mon cher ! du Théocrite moderne ! » et l'Ecole avait raison pour une fois… On ne peut pas toujours penser à Taine.

Ce sentiment de vive admiration pour cet humaniste ardent, agile, fin, on le rencontre encore très vivant parmi, l'université. On trouve la Chanson des Gueux dans les bibliothèques des sages qui font de la paléographie grecque et donnent à la phonétique le meilleur de leur cœur ; ils gardent un coin de sentiment pour la Chanson des Gueux, et tous les Latinistes admirent Latineries, où Richepin a fait vivre de la vraie Rome césarienne.

Aussi, n'attribuons qu'à la jalousie l'acte du parquet qui poursuivit la Chanson des Gueux. Appelles prétendait que les droits du savetier en matière d'esthétique ne devaient pas s'élever au-dessus de la savate.

L'avis du parquet, selon cette méthode critique, ne doit pas s'élever tout à fait si haut, Tout de même, si les variations de Richepin avaient eu pour thème les vers du doux Horace ! Une toute petite paraphrase du maître aimé, du patron des magistrats traducteurs et Richepin eût épargné cette puérilité à la magistrature de son pays de se fâcher pour quelques airs du pays de Bohême un peu vivement sonnés.

Ces pages légères sont toujours supprimées des éditions de la Chanson des Gueux. Elles coûtent encore à Richepin le ruban rouge et ses droits civiques.

C'est un peu cher.

***

Et la légende ?

On ne prête qu'aux riches, on a traité Richepin en Crésus. Est-il certain que, professeur libre, il faisait inscrire au tableau noir le vers initial du récit virgilien d'Enée à Didon, puis causait d'autres choses avec les chers élèves ?

Quand passait par là le marchand de soupe, désireux de constater la valeur de l'enseignement distribué par ses maîtres et employés, Richepin, grave, parlait : « Reprenons donc ici nos exercices de prosodie latine ». Il le fit tant et si bien que le marchand de soupe finit par reconnaître le vers. On en a conté cent, on en conte mille, qui sont de l'ancien Richepin, du temps où il truculait. Ne trucule pas qui veut !

Ça n’empêchait pas les livres de s'accumuler. Les Morts bizarres, Quatre petits Romans, Madame André, un beau roman ; les Caresses, an rayons doux ; les Blasphèmes, en cris violents ; la Mer, vécu, écrit, en barque, parmi les pêcheurs. C'était un torrent d'air pur, d'air du large dans la poésie. Il y avait de la rhétorique aussi, mais de la rhétorique nourrie, à fond de vie profonde, à grand souffle, parfumée d'air marin, robuste de hardiesse philosophique. Richepin abondait aussi au théâtre, persévérait dans le roman. Le Cadet est un très beau livre, neuf, où passait l'intense amour de la terre, poignant et douloureux.

« Ah ! depuis lors, que de bucoliques ! Que d'effusions vis-à-vis de la bonne terre nourricière, belle et bonne, plastique et musicienne par ses coteaux et ses arbres où chantent le vent et les oiseaux !

Mais les esprits robustes ne sont pas bucoliques ! Le héros de Richepin aimait la terre à en manger, à tenter d'embrasser le sol en une ivresse sacrée, mais ivresse de propriétaire, désir cupide de posséder la terre allant jusqu'au crime. Retrouver dans le raté de lettres le paysan avide, brutal, affolé d'avarice, c’était mieux que de bucoliser, et le Cadet est un beau livre.

***

Le Martyre, le Flibustier, le Chemineau ont marqué les étapes d'une route d'auteur dramatique commencée avec ce jeune et pourpre Nana Sahib. C'est du théâtre violent et large, à grands plans, du théâtre de force. Presque toujours, sur les planches, Richepin a gagné la partie, à cause de ses dons de mouvement et de franche verve.

D'autres peuvent avoir plus de finesse subtile ; d'autres apportent aux méditations de la soirée, des thèses sociales et tentent de peupler l'entr'acte de réflexions salubres. Lui, non ; il reste pittoresque toujours et à la recherche d'un effet d'émotion. Il est ainsi et ne cherche pas à se changer. De là, la carrure franche de son œuvre.

* **

Il entr'ouvre son paletot, qui est à peu près comme celui de tout le monde, mastic, gris, neutre ; la doublure est de satin feu. Ainsi, dans ses livres, sous la contexture raisonnable, apparait sans cesse le feu des métaphores.

Son style est ardent, de forme véhémente. Donnera-t-il son Héliogabale, dont un fragment parut au Courrier français, une page très belle, poinçonnée d'un rare dessin de Willette.

Il est le poète qui peut dire ce grouillement extraordinaire de philosophies, de sagesses, de vices, de couleurs de la vieille Rome ; c'est un des sujets où se peindrait le mieux cet esprit nourri et violent. Il est très érudit et, chose rare, plus qu'on ne le croit, il sait très bien le moderne ! En 1878, il écrivait des articles de critique sérieuse, enjouée, intuitive ; il y défendait Villiers, y louait Mallarmé, et comprenait admirablement ces esprits si différents du sien. Il y a longtemps qu'il ne fait plus de critique, mais il n'en pense pas moins et se tient au courant, camarade sûr et bienveillant de ceux qui escaladent à leur tour ce qu'on appela, un temps, le Parnasse. Il a la préface rare, mais cordiale et souvent curieuse et bien inspirée.

***

Richepin mariait son fils, à l'église.

Un abbé lui faisait un discours : c'était une admirable occasion de lui dire : « Courbe-toi, fier Sicambre. » et la suite du couplet. On la lui faisait un peu longue. Canossa s'éternisait. Le Grand Tout, le hasard, vint à son aide, encore que calme sous la douche, les bras croisés, il gardât son grand air tranquille.

Le suisse lui apporta des télégrammes, et Richepin se mit, doucement, à décacheter son courrier.

Ainsi a-t-il toujours été très calme, parmi ses violences, et très maître de son énergie littéraire. Il florissait lorsque naissait le paroxysme ; il contribue à sa naissance, mais il laisse Rollinat s'embarquer dans le lugubre et le terrifiant. Sa note, à lui, est logique. Il est le père de tout une fâcheuse littérature, qui saupoudre d'argot des romances plates,

Les Sonnets bigornes, de la Chanson des Gueux, ont flué en une innombrable et saumâtre postérité. La note d'art curieuse, à la Villon, est tombée au ton du café-concert. Ce n'est point sa faute, mais une des marques de son influence. Il en est d'autres, et de meilleures ; et les poètes doivent lui être reconnaissants d'avoir défendu contre modes et engouements le drame en vers. Et, s'il l'a maintenu contre le mélo ambitieux, il l'a aussi défendu contre la tragédie, toujours prête à faire restaurer ses cothurnes. Sa jeunesse reste l'incarnation d'un moment charmant de la poésie, du temps ; du Coffret de Santal, de Cros, des Emaux Bressans, joliment populaires, de Gabriel Vicaire, des Chansons joyeuses, de Boucher, des premiers Ponchons, des Ponchons de Kermesses, d'un moment de réveil fantaisiste et réaliste qu'il a décrit mieux que personne, à l'ancien Gil Blas dans un article sur Bouchor, car c'est un articiler de premier ordre.

***

Est-il certain, néanmoins, qu'il devienne un académicien.

Qu'a-t-il contre lui ?

Le souvenir de l'injustice dont il fut l'objet, dont il est la victime, ce fait qu'il est un ancien condamné de la littérature, comme Flaubert, comme Baudelaire, comme Cladel, qui furent tout, dans les lettres, sauf académiciens.

Qu'a-t-il pour lui ?

Il a son œuvre, la nouveauté de son art et son respect de la tradition. Il est indépendant, vigoureux et fécond. Parce qu'il-est à la fois érudit et créateur, il répond très complètement au type théorique de l'Académicien.

Et pourtant ! La maison où il veut entrer étant quelque peu routinière et collet monté, il risque de ne rapporter de ses visites et de sa campagne électorale, que quelques-uns de ces souvenirs pittoresques, mais amers, tels ceux que collectionna Baudelaire, en pareille occurrence.

Claude Gueux.

Mars

Anonyme, « La Glu, drame lyrique », Le Nord, 1er mars 1907, p. 4.

A Arcachon, où il passe l’hiver. M. Gabriel Dupont travaille, on collaboration avec MM. Jean Richepin et Henri Cain, à La Glu, drame lyrique en quatre actes, tiré du célèbre roman de Richepin. L’ouvrage est déjà très avancé.

Nous entendrons donc prochainement une nouvelle notation de la fameuse chanson : !

Y avait un'fois un pauv'gas

Qu'aimait cell' qui n’l’aimait pas.

Pierre Mortier, « Courrier des théâtres », Gil Blas, 1er mars 1907, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews.

Jean Richepin à l’Odéon :

M. Jean Richepin a fait, hier, à l’Odéon, une remarquable conférence sur Victor Hugo. Le grand poète des Blasphèmes a récité lui-même des vers de l’auteur de la Légende des Siècles. Il a été très acclamé comme diseur et comme conférencier.

Anonyme, « L’entracte inattendu », Le Ruy Blas, 9 mars 1907, p. 5.

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Jean Richepin a fait une brillante conférence sur Victor Hugo à l’Odéon. Antoine de son avant-scène y applaudissait, quand l’auteur de la Chanson des Gueux, se prit à déclamer des vers. Et avec quel talent, quel cœur... le rideau tombé on dit une ovation au poète. Alors Antoine de s’écrier : N.. de D…, Après ça qu’est-ce que vont paraître mes comédiens. Obligé de faire un entracte.

Et l’entracte eut lieu en effet.

Max Heller, « La course au fauteuil académique », La Patrie, 9 mars 1907, p. 1.

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Pour succéder à Ferdinand Brunetière – La candidature de M. Jean Richepin, – Une visite à l’auteur du « Chemineau »

M. Jean Richepin est un vrai poète. Il est de ceux pour qui le langage des vers n’a pas de secrets. Le cynisme des gueux et leurs fiertés, les mœurs des gens de mer et celles des terriens, les sentiments d’aujourd’hui et ceux des âmes d’autrefois, l’athéisme et le mysticisme, la révolte et la résignation, il a tout mis en vers, indifféremment et passionnément. Il a joué avec le rythme et jonglé avec la rime. Il est un maître.

La nouvelle de sa candidature au fauteuil laissé vacant, sous la coupole, par la mort de Ferdinand Brunetière, ayant été confirmée, j’ai eu grande hâte de le joindre.

L’auteur de la « Glu » habite au deuxième étage d’une maison bourgeoise de Notre-Dame-des-Champs. Dans cette voie peu fréquentée, les gens qui « font des affaires » s’aventurent rarement. On y rencontre principalement des travailleurs de la pensée, des artistes. En soulevant les rideaux de son salon, Richepin pouvait, naguère encore, apercevoir les fenêtres du regretté Bouguereau et de M. Jean-Paul Laurens. Avant d’être nommé directeur de la Villa Médicis, M. Carolus Duran fut aussi son voisin…

Le cabinet de travail du poète est une pièce plutôt petite, carrée. Un goût discret et sûr l’a aménagée. Une aquarelle de Ponchon, illustrant un des murs, témoigne de la tendresse unique, idéale et délicate de l’écrivain pour toutes les petites choses élégantes. Glorieusement groupés, je discernai les portraits de Flaubert, de Tolstoï, d’Edgar Poe, de Baudelaire.

Et partout des livres, sur les fauteuils, sur les chaises, les rayons des bibliothèques, partout. Le chantre des gueux est un grand bibliophile. Il a l’ivresse de posséder plusieurs éditions rares d’ouvrages égyptiens, chinois, persans, le « Ramayana », l’» Avesta », le « Coran », le « Maha Bharata », les « Prairies d’Or ». Il vit, il respire parmi ces amis très chers et, pour le charmer en son Labeur, il a devant lui, pressant le faîte d’une haute cheminée bretonne, le sourire de bronze de son buste, Bennstamm « sclupsit » ...

Sur ses larges épaules, malgré ses cinquante-cinq ans, Richepin porte toujours noblement sa belle tête de reître. Sa chevelure annelée descend jusqu’au milieu du front, dans un savant désordre. Les pointes de la moustache se dressent menaçantes. Une courte barbe grisâtre semble mousser au-dessous du menton puissant. Et sa figure est éclairée par des yeux limpides, gris et perçants, d’une vivacité extraordinaire. Eux surtout semblent vivre en lui. Ils regardent, fouillent, jettent partout leur éclair aigu, rapide et mobile et on sent qu’une ardente intelligence anime ce regard curieux...

J'avais préparé, à l’intention du maître, deux ou trois phrases par lesquelles je comptais l’engager subtilement dans la voie des confidences. Précaution inutile ! Je n’eus pas besoin d’y recourir. Avec la meilleure grâce du monde, il me retraça sa jeunesse, me parla du passé, du présent :

— Je suis né à Médéah, au hasard des changements incessants de garnison de mon père, un médecin militaire. Comme Verlaine, Rimbaud, Ponchon, les frères Margueritte même, Je puis dire que j’ai été semé dans un endroit, récolté dans un autre.

Très jeune j’ai visité Lyon, Lille, Toulouse, Marseille, Besançon. C’est, que l’armée de Napoléon III possédait les qualités, mais aussi les défauts des armées professionnelles. Elle constituait, malgré la multitude d’éléments divers dont elle était composée, une petite famille. Seulement cette famille vagabondait.

Mon père voulait faire de moi un médecin. Un professeur du lycée de Douai lui conseilla d’orienter plutôt mes vues vers l’ÉcoIe Normale : « Ainsi, expliquait le magister, votre fils ne se trouvera pas tout de suite sur le pavé de Paris ». A parler franc, l’enseignement ne me souriait guère. Cependant je pris goût pour les hautes études dès mon entrée à l’Ecole, dans un bon rang. Deux années durant, levé à cinq heures, couché à dix, je lus tous les livres qui me tombèrent sous la main. Naturellement, la bibliothèque de Normale ne renfermait que des bouquins de littérature ancienne, d’histoire, de philosophie. Ce sont ces derniers que je dévorai avec le plus de plaisir et aussi, sans doute, avec le plus de fruit.

Quand éclata la guerre, je donnai ma démission. C’est peu après la fin des hostilités que se place ma venue dans le monde littéraire.

Tout de suite, je tins à manifester mes goûts de farouche indépendance. A cette époque on ne jurait que par les Parnassiens. Je refusai de me « faire » parnassien. Plus tard, lorsque les naturalistes, puis les symbolistes rayonnèrent, je demeurai indifférent aux cajoleries des uns et des autres. Je puis me vanter de n’avoir jamais appartenu à aucune école.

Voici ce que m’a appris Jean Richepin de ses relations avec les célébrités du morde littéraire de son temps : 

— J’ai beaucoup connu Barbey d’Aurevilly... Regardez la dédicace qui orne sa photographie, au faîte de cette étagère. Elle est fort curieuse.

Je m’approche et je lis : 

« Ma « féminité » vous remercie et mes deux sexes vous sont très reconnaissants ». Mon interlocuteur m’explique, qu’un jour il avait demandé à Barbey, en manière d’éloge, s’il ne possédait pas deux âmes, une âme d’homme et l’autre féminine. Le romancier répondit par l’envoi de sa photographie ainsi dédicacée.

Jean Richepin s’enorgueillit encore d’avoir été le confident de Théodore de Banville. Il me désigne sur son bureau une admirable effigie du poète des « Odes funambulesques ». Rochegrosse « pinxit ».

Il n’a entretenu avec José Maria de Hérédia, « l’admirable ciseleur du sonnet d’Antoine et Cléopâtre », que des relations « de lettres et de dîners ». Il n’est jamais allé chez lui.

Parmi ses amis politiques, l’auteur de « Par le glaive » compte plusieurs sénateurs très influents. Ce n’est pas à dire pour cela qu’il suive les séances du Luxembourg…

Il fait un peu de peinture, de sculpture, « comme tous ceux qui recherchent la fréquentation des artistes », de musique aussi. Même il se mue en compositeur à ses heures, et c’est lui qui interprète ses œuvres…

J’ai rappelé, au début de cet article l’infiniment haute estime où les lettres et la foule tiennent le talent de Jean Richepin. Est-il certain, cependant, que l’auteur des « Caresses » devienne académicien ?

Qu’a-t-il pour lui ?

La réponse est aisée : il a son œuvre, la nouveauté de son art à laquelle s’unit le respect de la tradition. « Parce qu’il est « érudit » et « créateur », dirait dernièrement un critique averti, il répond très complètement au type théorique de l’immortel ».

Qu’a-t-il contre lui ?

L’acte du parquet qui poursuivit la « Chanson des Gueux », le souvenir de la condamnation dont il fut l’objet, dont il reste la victime, puisqu’elle lui coûte encore le ruban rouge et ses droits civiques, et qui le rapproche de Flaubert, de Baudelaire, de Cladel.

D’aucuns pensent que le poète ne rapportera pas seulement de ses visites académiques des souvenirs pittoresques mais décevants.

Max Heller

Avril

P. M. « Interview de M. Jean Richepin », La Presse, 13 avril 1907, p. 2.

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Le bruit ayant couru que le théâtre Sarah-Bernhardt devait ouvrir sa saison d’hiver avec une féerie de MM. Jean Richepin et Henri Cain, nous nous sommes rendu chez le poète de la « Chanson des Gueux ».

-Il est exact, nous a dit M. Jean Richepin, qu’en collaboration avec Henri Cain, j’ai fait une pièce que sera jouée au théâtre Sarah Bernhardt ; Thomé a été notre collaborateur musical. Mais la pièce n’a pas encore été lue aux artistes, l’interprétation n’est pas désignée, et je ne peux, à mon grand regret, vous donner les renseignements que vous me demandez sur la pièce elle-même.

Cependant, je puis vous dire que le rôle du « Prince Charmant », dont on parler pour Mme Sarah Bernhardt, n’existe pas ; ou plutôt, le Prince Charmant portera un autre nom.

Quant à Mlle Greuze, il se pourrait, en effet, qu’elle fasse partie de l’interprétation, mais rien n’est encore décidé.

Pour l’hiver prochain, je donne donc une féerie au théâtre Sarah Bernhardt ; mais ce qui va peut-être causer quelque surprise, je ferai représenter également le « Chemineau » à l’Opéra-Comique…

L’entretien était terminé ; l’auteur des « Blasphèmes » nous reconduisit en s’excusant de ne pouvoir nous en dire plus long.

Le Bonhomme Chrysale [Adolphe Brisson], « Ceux qui parlent », Les Annales politiques et littéraires, 21 avril 1907, p. 244.

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[…]

[Sarcey] s'efforçait d'inculquer sa méthode aux apprentis-conférenciers. Jean Richepin me contait, hier, que, devant, un soir, faire une leçon à la salle des Capucines, il l'avait écrite et se préparait à la lire. Sarcey la lui prit des mains, la mit dans sa poche tranquillement, et dit au poète stupéfait :

— Vous êtes de Normale, n'est-ce pas ? Donc, vous savez parler... Allez, mon ami !

Richepin obéit au vétéran. Il n'eut pas lieu de s'en repentir. Et, si j'en juge par le résultat, le conseil était bon. Richepin est un conférencier éblouissant. Les trois causeries qu'il nous a données sur Victor Hugo sont des merveilles...

Ah ! l'admirable chose que la parole !

LE BONHOMME CHRYSALE

Mai

Anonyme, « Académie Française », Le Signal, 25 mai 1907, p. 3.

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L’Académie française a procédé, hier, à l’élection au fauteuil laissé vacant par le très regretté M. Ferdinand Brunetière. Six candidats briguaient cette succession : MM. Jules Delafosse, journaliste et ancien député ; Henri Barboux, avocat et ancien bâtonnier ; l’historien et conservateur du palais de Versailles, Pierre de Nolhac ; le poète Jean Richepin ; le romancier Jean Lahor, pseudonyme du docteur Cazalis, et l'histographe Léon Séché.

Malgré la certitude de l’élection de Me Barboux, et l’accord qui semblait s'être fait sur le nom du bâtonnier qui, précédemment, pour le fauteuil de M® Edmond) Rousse, avait retiré sa candidature devant celle du marquis de Ségur ; les trente et un académiciens votant, hier, se sont donné le plaisir de sept tours de scrutin.

Il y avait, en effet, quatre absents : le cardinal Mathieu, M. Henri Lavedan, M. Edmond Rostand et M. Anatole France, qui persiste dans sa résolution de ne plus paraitre parmi ses collègues. Deux académiciens élus dernièrement, mais qui attendent encore leur tour de réception : MM. Maurice Donnay et le marquis de Ségur n’ont’ pu prendre part au vote. Enfin, l’Académie, avant le vote d’hier, souffrait de trois vacances.

Me Barboux a été élu. C’est par 16 voix de majorité, contre 11 suffrages à M. Jules Delafosse, et 3 voix fidèles au poète Jean Richepin, que le nouvel académicien a été désigné pour recueillir la succession de M. Ferdinand Brunetière.

Voici les résultats des sept tours de scrutin :

Premier tour : Jean Richepin, 10 voix, Jules Delafosse 9, Me Barboux 7, et M. Pierre de Nolhac 5.

Deuxième tour : Me Barboux 11 voix, Jules Delafosse 10, Jean Richepin 9, et Pierre de Nolhac 1.

Troisième tour : Me Barboux et Jules Delafosse chacun 12 voix, Jean Richepin 6, et Pierre de Nolhac 1.

Quatrième tour : Jules Delafosse 14, Me Barboux 13, Jean Richepin 6, et Pierre de Nolhac 1.

Cinquième tour : Jules Delafosse 14, Me Barboux 13, Jean Richepin et Pierre de Nolhac 2 voix chacun.

Sixième tour : Me Barboux 15 voix, Jules Delafosse 12, et Jean Richepin 2.

Septième tour : Me Barboux 16 voix de majorité : Elu ; Jules Delafosse 11 suffrages, et Jean Richepin 3 voix.

L’élection de Me Barboux porte à trois le nombre des nouveaux académiciens qui attendent leur tour de réception.

Août

Anonyme, « Nos Immortels », Gil Blas, 20 août 1907, p. 1.

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L'Académie après avoir recherché les dramaturges Lavedan, Paul Hervieu, Maurice Donnay, a nommé deux orateurs. Elle souhaite maintenant un poète.

L'élection n'aura lieu que dans six mois.

On sait que Jean Richepin se présente, et aussi Haraucourt et Henri de Régnier,

A ce propos, sait-on que depuis sa fondation l'Académie a fait 500 Immortels, dont la plupart, d'ailleurs, sont maintenant aussi inconnus que les plus anciens chefs Peaux-Rouges.

Le plus jeune que l'Académie accueillit n'avait que seize ans et demi. Il s'appelait le Marquis de Coislin.

Le plus vieux avait quatre-vingt-deux ans à sa réception ; il se nommait Biot.

Celui dont les fonctions académiques furent les plus courtes, fut Colardeau, l'auteur d’Héroïdes complètement inconnues du public du vingtième siècle. Durée des fonctions : 36 jours.

Celui dont les fonctions furent les plus longues, fut le maréchal de Richelieu. Durée : 68 ans, Ses titres ? Il avait de l'esprit et il prit Port-Mahon.

De l'esprit ! comme tout change, grands dieux !

Octobre

Anonyme, « La fête de Victor Hugo au Trocadéro », Le Ménestrel, 5 octobre 1907, p. 320.

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C'est jeudi prochain qu'aura lieu, au Trocadéro, sous les auspices des Trente Ans de Théâtre, la fête de Victor Hugo. Le programme réunit trente-sept artistes : artistes de tragédie et de comédie, artistes de chant el de la danse, et, parmi eux, un de nos plus grands et de nos plus populaires poètes : Jean Richepin. C'est lui qui fera la causerie. Causerie n'est pas le mot juste, car Jean Richepin ne se contentera pas de glorifier Hugo ; il le lira, il en récitera plusieurs admirables fragments. 

Novembre

Maurice Boissard, « Les Théâtres » Mercure de France, 1er novembre 1907 p. 152.

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La critique dramatique dans les journaux. M. Jean Richepin critique théâtral. M. de Rodays et la Vie Parisienne. — Comédie-Française : L’Amour veille, comédie en 4 actes de MM. G. A. de Caillavet et Robert de Fiers (1er octobre). — Nouveautés : Cabotine, pièce en 3 actes et 4 tableaux, de MM. Tristan Bernard et Alfred Athis (a octobre). — Le Théâtre de l'Action française. — Encore Comœdia. — Une bonne nouvelle. — Memento.

Les journaux ne sont pas de si mauvaises choses qu'on veut bien le dire. Ce qui ne m’arrive jamais depuis que j’écris ces chroniques, j’en avais lu quelques-uns avant d’aller à la Comédie écouter l'Amour veille. Quel concert d’éloges ! Une pièce admirable, un esprit sans pareil, des interprètes hors ligne. M. Jean Richepin lui-même mêlait sa voix au chœur, osant à peine quelques réserves, simple histoire de garder un peu le ton du critique. Tout le monde connaît M. Jean Richepin. C’est un poète, un écrivain de grand art. Les moindres complaisances lui sont étrangères. Il n’y a pas à douter de ce qu’il dit. Non, les journaux ne sont pas de si mauvaises choses. On y pratique l’intelligence de la vie, l’ironie aimable. On y a le sens des affaires, en même temps que de la délicatesse. Prenez, par exemple, les articles de critique littéraire, voire même les simples échos sur les livres que quelques-uns se plaisent à insérer. Pas un auteur qui n’ait du talent, qui ne soit un grand écrivain. On y pousse même quelquefois l’amour de la littérature jusqu’à faire écrire l’article par l’intéressé lui-même. Cela fait gagner du temps, et le temps c’est de l’argent, comme on dit. De cette façon, tout le monde est content. Le public, dont l’orgueil national est flatté de cette production ininter rompue d’œuvres de génie, et l’auteur, qui connaît la gloire. Quant au journal lui-même, ai-je besoin de dire qu’il n’y perd pas non plus ?

[…]

MAURICE BOISSARD

Arthur Coquard, « « Le Chemineau » de MM. Jean Richepin et Xavier Leroux », L’Écho de Paris, 7 novembre 1907, p. 1.

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Voilà, assurément, un beau poème, tout parfumé de senteurs agrestes, tout pénétré d'humanité. Je gémis de le condamner aux sécheresses d'un compte rendu.

Un chemineau s'est arrêté dans quelque village du pays de France. Gai compagnon, il sème partout la joie ; beau chanteur, il a charmé Toinette, une jeune orpheline, qui s'est donnée, sans souci du lendemain... Et bientôt, le chemineau repart, suivant sa destinée, vagabonde.

Ce premier acte est un véritable prologue, et vingt-deux ans se sont écoulés quand le rideau se relève sur le second acte. Que s'est-il passé, durant ce long temps ? Peu après le départ du chemineau, Toinette s'est résignée à épouser un brave homme, beaucoup plus âgé qu'elle, François, qui l'aime, qui connaît et oublie la faute. Aux yeux de tous, il sera le père de l'enfant que Toinette attend.

Au début du deuxième acte, le jeune Toinet a vingt-deux ans. Il aime Aline, la fille de Pierre, riche paysan qui fut jadis le maître du chemineau et qui connaît le secret de Toinette. On devine la fureur de Pierre, le jour où il apprend que sa fille s'est amourachée de Toinet. Qu'importe qu'il soit beau, travailleur, honnête ! Il est marqué d'une tache ineffaçable. Repousser brutalement le jeune homme, c'est trop peu. L'orgueilleux paysan lui jette à la face certains mots obscurs dont Toinet vient demander l'explication à sa mère, en présence du pauvre François, vieillard impotent, que la paralysie a, depuis longtemps, rivé à son fauteuil. Que va répondre la pauvre femme ? C'est Pierre qui se charge de tout éclaircir. Il entre brusquement et injurie les pauvres gens au point que, dans un suprême effort, François se dresse, marche sur lui et le saisit à la gorge. Mais il a trop présumé de ses forces et le voilà qui s'écroule comme une masse. Tel est le second acte, que MM. Jean Périer et Vieulle, ont joué en comédiens de premier ordre.

Au troisième acte, le chemineau revient, au hasard de sa vie errante. Il ne se souvient plus. Il faut que deux paysans le reconnaissent, lui rappellent le passé lointain. C'est au nom de Toinette qu'il se réveille. On lui dit tous les malheurs de la pauvre femme et le sauvage désespoir de Toinet qui, pour s'étourdir, s'est jeté dans l'ivresse. Toinet... le fils de Toinette...Vingt-deux ans !... Un doute lui vient, que l'apparition soudaine de la mère change en certitude. Toinet est son enfant ! Dès lors, il comprend qu'il a des devoirs à remplir. Il restera, pour ramener dans ce foyer douloureux la paix et le bonheur. Il arrachera l'enfant au vice, au désespoir. Il verra Pierre et saura bien le persuader. Au quatrième acte, le mariage est accompli. Tout serait à la joie si le pauvre François, terrassé depuis de longs jours, n'était pour tous le chagrin de chaque instant, le deuil de demain. Dans cette paix familiale qu'il goûte pour la première fois, le chemineau s'oublie... Les jours passent. Il va rester. Mais, tout à coup, il apprend ce qu'on dit de lui, tout bas, qu'il attend la mort de François pour épouser Toinette... Ainsi l'on- peut croire qu'il a travaillé pour lui-même ! Cette pensée le révolte. Il partira. C'est en vain que François mourant lui met au doigt l'anneau de mariage. Rien ne l'ébranle Par une nuit, de Noël sous la neige qui tombe à gros flocons, parmi les chants lointains, et les carillons de fête, pendant que tout le monde est à la messe de minuit il part... Et, dans une scène d'une incomparable beauté, il dit au moribond l'adieu suprême : 

Adieu, vieux !
Tes chers aimés vont te fermer les yeux.
Ah ! je les aime aussi… Toinette ! mon gas
Mais, si je-les revois, je, ne pars pas... ;
Et c'est de partir que ma vie est faite. ;
Ah ! qu'à leur souvenir lointain t
Tout mon cœur s'illumine !
Et toi, suis ton destin :
Le chemineau chemine.

Et lentement il s'éloigne, tandis que, par la porte entr'ouverte, on aperçoit les habitants du village qui rentrent chez eux, à travers les champs de neige.

***

On ne reprochera pas au musicien du Chemineau d'avoir versé dans l'excès de la recherche. Il est toujours clair, et partout, dans cet ouvrage, comme dans les précédents, on sent une spontanéité, une facilité que le public m'a paru grandement apprécier. M. Xavier Leroux a, en outre, au plus haut point, le sens du théâtre, et sa musique est remarquablement scénique. Certains morceaux sont, à cet égard, des pages tout à fait hors ligne, notamment la {2} scène, si impressionnante du quatrième acte, entre maître Pierre et François, qui fut triomphe pour les deux interprètes ; J'ajoute que M. Leroux possède le don précieux du pittoresque ; Il excelle à en dégager des impressions heureuses, parfois très fortes, notamment au troisième acte, à l'heure où le chemineau, mis en présence de son fils, grisé d'une folie de joie, entraîne dans le tourbillon de son délire et l'enfant qu'il arrache à l'ivresse et la mère dont il secoue le désespoir. Si cette scène, d'une singulière originalité, a produit une vive impression, ce n'est pas seulement parce qu'elle a été supérieurement rendue par M. Dufranne, — incomparable chemineau, — ni par le seul mérite du poète Richepin ; c'est aussi — je me fais un devoir et un plaisir de le constater— parce que le compositeur en a fortement rehaussé le mérite, parce qu'il l'a traitée d'une façon vraiment originale, que je vais m'efforcer de mettre en évidence. Comment rendre l'émotion intense, mais si particulière du chemineau à l'instant même où il se trouve en présence de son fils ? Assurément, le musicien eût pu tirer du cœur même de son héros les accents pathétiques, les cris passionnés... Ainsi comprise, la scène pouvait être sublime. Il a pensé, il a senti, si l'on aime mieux, avec un personnage aussi spécial et d’une allure essentiellement pittoresque, il était à propos de faire appel à l'élément extérieur, à la nature même, à la grande voix qui résonne aux profondeurs des bois et par les vastes solitudes... Et voilà pourquoi retentissent ces véhémentes fanfares des cors et la chanson rustique sur laquelle toute la scène est échafaudée. Si ce morceau ne peut plus prétendre au sublime du sentiment, du moins peut-il atteindre au pittoresque le plus éclatant, et j'estime que M. Leroux y est parvenu. Et j'en viens à me demander, après une seconde audition, si ce mode d'expression n'a pas plus de nouveauté, s'il ne s’y dégage pas une impression plus forte, du moins plus théâtrale ? C'est, du reste, une tendance particulière du compositeur de ne pas aborder de front les scènes de grande passion et les fortes émotions. Ou il les traite par le pittoresque, ou tien, laissant au poète la part du lion, se borne-t-il à entourer la parole d'une gaze musicale extrêmement légère, sorte de mélodrame où domine l'instrument solo, violon, violoncelle, cor anglais, à moins qu'il ne déchaîne, en répliques courtes et saccadées, toutes les sonorités de l'orchestre. J'arrive, comme on voit, à la critique, et, après les éloges qui précèdent, je puis me permettre d'y insister. Le principal reproche que je ferai à. M. Leroux, c'est sa trop grande facilité. On a, le plus souvent, l'impression d'une agréable et brillante improvisation, et si jamais la musique ne s'abaisse jusqu'à l'imitation, il ne me semble pas qu'elle monte jusqu'à l'absolue originalité. Les pages les mieux venues — et, avec les scènes déjà citées, je recommanderai le dernier acte qui est, musicalement, celui que je préfère — ne nous donnent pas l'impression d'un idéal atteint. Je dois aussi reprocher à M. Leroux la négligence trop fréquente de sa déclamation. Les exemples abondent de prosodies telles que celles-ci : 

Par celui qui réunit

Deux oiseaux dans un seul nid...

mettant des longues sur qui, ré, u... deux. Et, ailleurs (page 212), ayant à prosodier ces mots :

Le temps qui ne reviendra plus...

Devinez où il met l'accent pathétique ? ... Juste sur le mot le plus insignifiant : qui... Inutile de multiplier les exemples. En résumé, œuvre très intéressante, malgré ses lacunes. M. Xavier Leroux me permettra-t-il un conseil d'ami ? A sa place, après tant d’heureuses expériences, de batailles livrées et gagnées, je m'imposerais un certain temps de recueillement. A ce prix seulement, l'auteur du Chemineau pourra nous donner l'œuvre achevée, définitive, — celle qui demeure. Puisse-t-il m'entendre !

On a pu voir déjà que l'interprétation du Chemineau est de premier ordre. A côte de MM. Dufranne, J. Périer et Vieulle, qui, je le répète, sont parfaits, comment ne pas rendre justice à M. Salignac, un Toinet si pathétique,' à MM. Cazeneuve et Delvoye, si. hautement comiques en deux rôles de paysans/à Mme Friché, l'émouvante Toinette ; à Mlle Lutz, soprano à la voix si fraîche, à Mme Thévenet, enfin ? L'ouvrage a été supérieurement conduit par M. Ruhlmann. Il m'a paru qu'en certains endroits l'orchestre jouait un peu plus fort. que de raison. Vanter la mise en scène et les décors est devenu pour le moins inutile dans le théâtre que dirige M. Albert Carré. Et pourtant peut-on passer sous silence la touchante scène des « lugnots », ces. petits quêteurs qui, par la nuit glacée, viennent réclamer « la part à Dieu » ? C'est réglé par un peintre, doublé d'un poète.

ARTHUR COQUARD

Raoul Aubry, « « Le Chemineau » à l’Opéra-Comique », Gil Blas, 7 novembre 1907, p. 3.

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Une phrase du Chemineau est entrée dans l'Histoire : « Va, chemineau, chemine ! » Un chemineau qui ne cheminerait pas ne serait pas un vrai chemineau. Le chemineau de l'Opéra-Comique a des formes splendides : il cheminera longtemps. « De chemin, mon ami, suis ton petit bonhomme », dit encore un vers légendaire. On vous signalera bientôt ce glorieux errant dans les principales villes d'Europe. Que de bâtons — de bâtons de chef d'orchestre — sa course va nécessiter !

Il fallait la réapparition de ce personnage sympathique pour réhabiliter le chemineau, discrédité par de récentes peccadilles, telles que viols, incendies, rapts, meurtres et autres brigandages anodins. La leçon qui se dégage du Chemineau de M. Jean Richepin est claire : voilà un gaillard qui passe, prend une jeune fille, la rend mère, disparaît, laisse à un autre le soin d’épouser la femme et de reconnaître l'enfant, puis revient s'installer au foyer de ces braves gens, y vit paisible et s'y retape, choyé de tous, puis redisparait une belle nuit. Vous trouvez cela raide ? Mais M. Jean Richepin vous démontrera qu'au contraire il n'est pas de type plus charmant, plus sympathique, et vous conviendrez avec lui que ces histoires de chemineau n'ont aucune espèce d'importance.

L'Opéra-Comique présente ce conte si joliment optimiste en des décors délicieux. Au premier acte, au bord du champ de M. Vieulle, qui est un maître Pierre au cœur dur comme son nom mais un bel artiste, les moissonneurs accomplissent leur tâche : les meules, dressées sur le sol roux, s'espacent dans le lointain, et la lumière éclatante de Juillet baigne l'horizon. L'air circule à travers les arbres, et les personnages vivent une vie véritable. C'est un tableau magistral. A l'acte deuxième, dans la maison de M. Jean Parier : un décor assez humble, pas trop, avec de la jolie lumière qui s’accroche aux fleurs de la fenêtre pour égayer les choses grises de cet intérieur rustique. C’est l’acte capital où M. Jean Périer surprend même ses plus fervents admirateurs par sa puissance de tragédien lyrique et soulève des acclamations enthousiastes.

Puis, à l'acte troisième, c'est le clair carrefour doré par l'automne, et le cabaret campagnard où quelques personnages tiennent à nous venir montrer qu'on joue la comédie, à l'Opéra-Comique, avec un art prodigieux : Mlle Thévenet, Mlle Mathieu-Lutz, M. Delvoye, M. Cazeneuve, qui donneraient des leçons à quelques sociétaires du Théâtre-Français. Et voici M. Dufranne, dont la voix incomparable et le jeu pittoresque sont captivants, et M. Salignac qui hausse jusqu'à lui, jusqu'à son talent si rare, un personnage difficile, et Mme Claire Friché, remarquable dans un autre rôle non moins ingrat. Vit-on jamais interprétation pareille ? M Jean Richepin sourit ; il pense à l'ancien Odéon.

Le dernier acte nous ramène dans la maison de Jean Périer, une nuit de Noël. La neige semble bleue sous la lune ; les flocons blancs s'amassent aux carreaux de la fenêtre, et les moindres détails de la mise en scène révèlent l'incomparable maîtrise de M. Albert Carré. On ne saurait reconstituer l'atmosphère d'un ouvrage avec un art plus sûr et plus délicat. M. Xavier Leroux, dont on acclame la superbe partition, est ravi. M. Jean Richepin, dont on applaudit le livret, est ravi. Les interprètes pleurent de joie, le public pleure d'émotion. M. Fallières, les larmes aux yeux, déclare : « Avais-je assez raison d'être indulgent aux escarpes et malandrins ? Ah ! les braves gens ! »

Anonyme, « Théâtre de l’Opéra-Comique », L’Eclipse, 15 novembre 1907, p. 5.

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Le Chemineau, drame musical en quatre actes, de M. Jean Richepin, musique de M. Xavier Leroux.

Le succès du beau drame de Jean Richepin ne sera pas amoindri par la musique de M. Xavier Leroux.

On ira voir et entendre Le Chemineau de l’Opéra-Comique comme on ira entendre et voir Le Chemineau du Théâtre-Français le jour assurément prochain où M. Claretie pourra le faire figurer au répertoire de notre première scène classique.

Compliments à M. Albert Carré dont la direction n’est qu’une longue suite de succès artistiques, et aux interprètes qui ne laissent rien à désirer.

Décembre

Jean Marnold, « Musique », Le Mercure de France, 1er décembre 1907, p. 545-546.

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L’actualité m’oblige à remettre à un autre jour le Beethoven de M. J. Chantavoine et le Smetana de M. W. Ritter. On est à peine revenu de vacances que l’infatigable direction de l’Opéra-Comique augmente d’un nouveau spectacle le répertoire le plus riche et le plus varié de notre capitale. Le Chemineau, drame odéonesque jadis, s’y transforma en un livret qu’on ne vendait point dans les couloirs à la répétition, de quoi risquait de pâtir quelque peu la clarté de l’adaptation pour ceux, dont confus je m’avoue, qui ne connaissaient pas l’original. Par bonheur, à la salle Favart, règne l’excellente habitude de prononcer les mots le plus distinctement possible en les chantant, et on les entendit suffisamment, sinon même trop bien quelquefois. Il y a dans cette pièce, en effet, une action fort apte à émouvoir par son humanité, en somme, très réelle, son conflit de passions et d'âpreté paysannes corsé d’un relent de nature, d’un souffle de poésie rustique où s’élève la psychologie du chemineau. Mais il y a aussi les vers de collégien en rhétorique, dont M. Richepin affubla la touchante aventure ; il y a les couplets parnassiens que sa muse dicta à ces esprits incultes, les accès de sentimentalité fade, grandiloquente ou mélodramateuse infligés à ces âmes simplistes ou sauvageonnes. En dépit de l’habileté, voire de l’éventuelle vérité de certaines scènes violentes ou de tels épisodes, un manteau de chiqué s’en étend sur le drame, en fausse les situations les plus pathétiques, et souligne l’invraisemblance de celle où se dénoue précisément l’intrigue. N’était la frénésie de ses transports et son trouble de séducteur d’Ambigu à la révélation de sa paternité lointaine, on eût moins remarqué sans doute à quel degré il semble improbable que le bel et vagabond moissonneur n’ait point laissé aux filles un peu partout, en vingt années, plus d’un souvenir analogue. On en est brutalement repoussé dans la pire convention théâtrale, au milieu de la collection des pantins à ficelle offerts communément par la fleur de nos librettistes à la fleur de nos compositeurs d’opéras. M. Xavier Leroux se range évidemment parmi cette cohorte choisie, sinon par le génie peut-être, à tout le moins pour la fréquence de son nom sur nos affiches subventionnées, à vrai dire, n’y accompagnant jamais longtemps le {546} même ouvrage. Et, en en contemplant les résultats divers, on est assurément moins surpris de sa fécondité persévérante que des facilités qu’il trouve à replacer sans cesse ses ours réitérés. Il y a des choses qu’on peut analyser, critiquer, discuter, combattre : l’art de M. Leroux échappe à la simple constatation. Cela n’est ni beau ni laid, ni bon ni mauvais, ce n’est même pas médiocre ; c’est zéro. Tel un écho perdu dans notre vingtième siècle de la trinullité Lenepveu, Dubois, Paladilhe, la musique du Chemineau se déroule insipide, sans inspiration ni métier, sans intérêt, ni charme, comme un bruit monotone ou criard, toujours quelconque, indifférent jusque dans le plus mauvais goût de ses cosméticomassenettes langueurs. On n’y découvre même pas cette sincérité rédemptrice qui permit à MM. Alexandre Georges et Doret de retarder, l’un avec grâce, l’autre avec quelque gravité émue ; et pas même non plus cette industrieuse routine dans le maniement de l’orchestre, dont le truc berliozien court aujourd’hui presque les music-halls. Et cependant, malgré les rimes du poète et les notes du musicien, il semble bien que les auteurs du Chemineau tiennent un gros succès. Ils n’en sont certes pas la cause, mais notre Opéra-Comique est un lieu où on a de plus en plus de mal à ne pas applaudir ce qu’on regarde, quoi qu’on entende par surcroît. Il devient à peu près oiseux d’accumuler les épithètes à la louange d’un art du décor et de la mise en scène qui n’arrête jamais de se renouveler pour l’émerveillement du spectateur et tend sans se lasser à la perfection humainement réalisable. Le factice et le pompier du mélodrame ne sont pas moins dissimulés par la vivante beauté de ce cadre, que par une interprétation admirable d’élan, d’intelligence et de naturel. Il faudrait citer tout le monde dans cet ensemble cohérent, peut-être unique à l’heure qu’il est parmi nos scènes parisiennes, où on éprouve qu’il n’existe ni « pannes », ni rôles subalternes, ni vedettes, mais rien que des artistes qu’on rappela quatre ou cinq fois par acte. Et c’étaient eux qu’on acclamait.MM. Cazeneuve et surtout Vieuille s’y distinguèrent en tant que comédiens accomplis ; M. Dufranne et Mlle Friche, pour la robustesse de la voix et du jeu. Mais, entre les protagonistes, M. Jean Périer fit passer son personnage au premier plan et la formidable ovation qu’il sut dé chaîner par son art a du même coup décidé l’incontestable succès du Chemineau.

JEAN MARNOLD.