1909
Louis Fouquet, « Réception de M.
Jean Richepin à l’Académie française », Le Magasin pittoresque, série III, Tome
dixième, 1909, p. 36-38.↑
Ce fut un événement bien parisien que la réception sous la coupole de Jean Richepin, le poète des Gueux, en présence d’une assistance d’élite. Le « chemineau » en habit vert prononça l’éloge du fonctionnaire correct que fut notre regretté collaborateur André Theuriet, dont il occupe la place parmi les quarante. Sa Muse, nous dit-il, fut malgré les apparences, un peu cousine, au fond, de la mienne : « plus avouable, sans doute, mieux éduquée, douce, réservée, décente ; mais de sang populaire aussi et de verve rustique, colorée, imagée, sentant le bois et la glèbe de France. » Et si elle se plaisait dans les milieux bourgeois, parmi les calmes solitudes des forêts lorraines, tandis que l'autre préférait vagabonder dans les milieux les plus différents, courir pieds nus sur les routes brûlées de soleil, n'avaient-elles pas toutes deux l'amour de la nature ?
Evidemment la Muse de Richepin n'est pas
toujours ce qu'on appelle une fille bien élevée.
« Les gens à
courte vue, qui ne vont pas au fond des choses, en montrèrent
quelque étonnement et taxèrent la pauvre Muse d'irrévérence. Mais
vous, Messieurs, vous ne manquâtes point de lire tout de suite dans
ses yeux son respect pour votre histoire et son admiration absolue
pour les grands noms qui font de cette coupole un ciel
resplendissant de nos plus merveilleuses étoiles.
« Vous avez consenti à ne pas lui tenir rigueur de son verbe souvent populacier, puisque vous avez, sinon absous, du moins toléré son audace à prétendre que le soleil ne cesse pas d'être le soleil quand il se mire dans .for gras des purins et dans la glu noire des fanges, et puisque finalement vous avez acquiescé sans haut-le-cœur à ce que je vous la présentasse, cette Muse, comme une de ces gaillardes ayant pour parangon la Dorine qualifiée par Molière d'un peu trop forte en gueule, mais tout à la fois comme une fille saine dont le vocabulaire fleure bon le terroir, comme une dévote aux gloires et aux traditions dont vous avez et entretenez le culte, et surtout comme une prêtresse (bacchante, soit, mais prêtresse) vouant toutes ses forces et tout son cœur à l'adoration exclusive de notre langue, si bien que le plus grand crime de cette naïve coupable consiste peut-être en ce qu'elle a voulu, la folle, savoir trop de français parmi de soi-disant sages qui n'en savent plus assez. »
Ensuite le récipiendaire retrace à grands traits la vie d'André Theuriet, qui, à l'exemple de son père, entra dans l'administration de l'enregistrement dès l'âge de vingt ans.
« Faire de son art son gagne-pain, quand on débute, quand on n'est encore qu'un apprenti dans cet art, n'est-ce pas s'exposer à se gâter la main et à n'y jamais passer maitre, puisque l'on a, tout de suite et impérieux, d'autres soucis que celui de l'art lui-même, puisque l'on se condamne à des compromissions, à des besognes viles, à flatter le goût du public devenu un client, un acheteur, dont on se sent l'esclave affamé, donc enchainé ? Peut-être est-il plus brave et plus digne d'accepter, pour une part de soi seulement, la dure loi du pain gagné à la sueur du front, et de garder intacte, isolée, indépendante et hautaine, l'autre part de soi, la meilleure, la plus noble, celle dont l'époux unique et jaloux doit être l'art… »
En 1867, parut le premier volume de vers de Theuriet le Chenain des bois. Le tour essentiellement original et délicat de ces poésies le signala à l'attention des lettrés, et Théophile Gautier consacra dans un éloge public la renommée naissante du poète. Mais c'est l'œuvre de Theuriet romancier, ne comprenant pas moins de soixante volumes, qu’il importe de considérer par-dessus tout. Qui ne connaît les pages empreintes de la plus délicate sentimentalité dont se parent ses œuvres ? Rappelons quelques titres le Père Maugars le mariage de Gérard, Mme Heurteloup, Tante Aurélie, Sauvageonne, etc.
« Et ce n'est pas, me semble-t-il, un mince honneur pour André Theuriet romancier, qu'il faille, à propos de ses romans qui peuvent être lus par tout le monde, évoquer, après le nom de Dickens, les noms de Balzac et de Saint-Simon. »
Ce qui caractérise l'œuvre de Theuriet, c'est l'amour des bois au fond desquels il aimait tant à promener sa rêverie à peine troublée par une brise qui glisse à travers les feuilles, ou bien le chant très doux d'un oiseau caché dans les branchages. Et les personnages d'un saisissant réalisme qu'il dessine, semblent se mouvoir sur la toile de fond des paysages qui discrètement et honnêtement les encadrent.
Avec cela, le cachet tout personnel de la langue qu'il emploie et qu'il impose, retiennent l'attention de M. Richepin, et il conclut en ces termes
« Puissé-je avoir, comme unique et suprême récompense à mon amour de notre langue, la joie de trouver, ne fût-ce qu'une fois, les mots au cri profond, à l'expression définitive, à l'image lyrique, qui entreront dans le patrimoine de cette langue, assez pour qu'on ignore qu'ils sont de moi et périsse alors la mémoire de cette ombre vaine que fut mon nom, pourvu que mon souffle, tant que vivra notre race, continue à vivre sur ses lèvres, dans le verbe de- venu chair où j'aurai fixé et immortalisé pour elle un des battements de son cœur »
Le fin auteur des Déracinés, M. Maurice Barrès, va lui répondre
« Il y a une trentaine d'années, quand je sortais du collège, si quelque bohémienne, si Miarka, la fille à l'ourse, sur la foire de Nancy, m'avait prédit qu'un jour, dans une circonstance exceptionnelle et dans une compagnie singulière, je vous entendrais émettre vos théories littéraires, j'aurais été bien intrigué. Contempler le fameux Richepin dans une compagnie singulière ! Où me donne-t-elle rendez-vous ? Quel pourra bien être, me serais-je demandé, le lieu de cette rencontre fatidique ? Une clairière à la brune, le quai d'un grand port méditerranéen où bourdonnent des débardeurs, la cour des Miracles, voire sous un pont de la Seine J'aurais passé en revue, avec une joyeuse animation, toutes les sociétés où nous promènent les romanciers picaresques et dont vous nous avez appris les chansons. Je n'aurais jamais deviné qu'il s'agissait de l'Académie française.
« Qui vous eût pris, dans ces années extraordinaires, pour un académicien ? Pouvait-on croire qu'il s'accommoderait jamais d'un fauteuil, celui qui déjà possédait un trône Vous veniez, en effet, de sortir de l'École normale pour faire valoir vos droits à la couronne de Gueux, et si vos admirateurs ne se mettaient pas d'accord à votre sujet, les uns disant que vous aviez une tête de roi hindou et les autres de roi mage, tous du moins reconnaissaient votre qualité royale, tous s'inclinaient quand vous leur jetiez en guise de proclamation votre célèbre ballade : Le poète est le roi des gueux. »
La bohème mène à tout, à condition d'en sortir à temps, Sans doute il est difficile pour un esprit assoiffé d'idéal de se plier à la vie mesquine et banale qui est celle de tout le monde. Et Maurice Barrès évoque le souvenir de Villon, et, en passant par Gérard de Nerval, arrive à Vallès, qu'il critique implacablement. Jean Richepin, méprisant la vie bourgeoise et monotone, chanta les réfractaires et les loups.
« C'est un beau programme, Monsieur, quand nous passons notre vie à servir l'idéal de notre première jeunesse. Je vous félicite, mais je veux vous soumettre une objection. Poète, grand poète, et bon juge des rythmes, êtes-vous sûr de vous connaître en loups ? »
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« Le Père Porée, de la Compagnie de Jésus, qui fut un excellent éducateur (il enseigna les belles-lettres à Voltaire), ne manquait jamais de donner en devoir, à ses jeunes élèves, un' éloge de Bacchus. Cet enthousiasme pour le jus de la vigne, que prêchait le digne ecclésiastique, n'avait pas pour but d'agréer les petits élèves du collège Louis-le-Grand au cortège des Bacchantes, mais simplement de leur donner le goût de l'épithète heureuse et le sens du nombre. La bohème, Monsieur, fut pour vous l'ode à Bacchus du Père Porée. »
Un dicton vosgien, que je ne citerai pas en patois, par respect pour la mémoire de Richelieu, déclare avec admiration que le loup se nourrit de la viande qu'il tue ». La bête dont il s'agit là, c'est celle que l'on trouve aux forêts profondes, dans le pays d'André Theuriet. Avouez qu'elle n'a rien à voir avec vos loupeurs et autres fainéants. La plupart des bohèmes que vous chantez déshonorent le loup en se réclamant de lui. Ce sont de pauvres loups maigres qui se laissent mourir de faim ou qui deviennent enragés. Ceux qui gisent sur le bord du fossé, vous avez raison de les plaindre, mais pour les proposer en modèles, monsieur, vous n'y pensez pas ! »
Le talent, pour se développer, acquérir sa plénitude et sa force doit s'appuyer sur quelques choses, l'amour du sol où l'on est retenu par ses origines et l'ensemble des liens dont le tout forme la patrie. L'auteur des Déracinés, le « professeur d'énergie nationale ne pouvait parler autrement. « Vous n'êtes pas touranien, dit-il au récipiendaire, vous êtes picard » et il l'en félicite.
« N'avez-vous pas l'impression qu'il existe des liens étroits entre le génie d'un Racine ou d'un Corneille et les règles auxquelles s'assujettit encore notre province ? Ces grands hommes se tiennent à leur place. Ils {38} écrivent des tragédies parce que cela les amuse, -mais ils ne s'imaginent pas qu'ils vont changer le cours des étoiles. Leur travail est patient, volontaire, économique. Ils ambitionnent d'être les premiers dans leur ordre, mais ils distinguent plusieurs ordres. Et ce même discernement, quand ils l'appliquent dans leur besogne, les empêche de s'abuser avec des mots et de se perdre dans les nuées.
« Ah que nous voilà loin, Monsieur, de la chanson tzigane ! Nous avons été entrainés par le contraste que votre génie présente avec celui de votre prédécesseur. La bonne fortune qui me permet de vous faire le compliment de bienvenue m'a amené tout naturellement à examiner deux manières extrêmes d'envisager l'art et la vie. »
M. Barrès a. fait ressortir le contraste entre les talents de Theuriet et de Richepin, et évoque cette belle terre de Lorraine en des pages d'une exquise poésie qui doit faire frémir de joie l'ombre d'André Theuriet.
« Je me félicite, dit-il en terminant, d'avoir eu à célébrer tour à tour, en une même journée, le charme de la fantaisie et puis la paisible beauté de la littérature provinciale.
« Le prince des nomades succède au favori des muses sédentaires, le drapeau de la Cour des Miracles vient se ranger auprès dc la bannière de nos sociétés locales celui qui réagit contre son milieu, jusqu'à se réclamer d'une race de parias, prononce avec magnificence l'éloge de celui qui fut, en même temps qu'un poète, le modèle de nos fonctionnaires.
« Ce jeu, qui est bien dans les traditions de l'Académie, a posé une fois de plus, devant nous, le grand problème qui touche la conscience de l'artiste : Où trouver la perfection ? Où nous affermir ? Est-ce dans la règle, ou bien dans l'indépendance ? dans les aspirations sans limites, ou bien dans la soumission aux réalités bornées qui nous entourent ? La règle toute seule et défendue avec superstition mène droit au formalisme stérile l'indépendance cultivée pour elle-même, c'est la confusion, le caprice, l'incohérence Heureux celui qui parvient à conquérir son équilibre entre ces tendances ennemies, qui, sans paralyser aucune de ses puissances de désir et sans rien négliger de ses réserves héréditaires, ne fait qu'une seule âme des deux âmes qui nous sollicitent tour à tour, une seule âme, à la fois audacieuse et disciplinée. » La même pensée a réuni finalement les deux maîtres. Voilà de belles joutes oratoires, qui au mérite d'être sincères joignent celui de briller autant par l'idée que par la forme.
Louis Fouquet
Janvier↑
Lancelot, « L’Habit vert », L’Aurore, 5 janvier 1909,
p. 1.
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L'habit vert est de saison, puisque nous aurons jeudi une réception sous la Coupole, celle de M. Francis Charmes, qui sera suivie, le 28 janvier et le 18 février, de celles de MM. Henri Poincaré et Jean Richepin,
Le tailleur de l'Institut de France a établi pour cet habit, aux palmes si ardemment convoitées, un tarif qui n'a point différé depuis une vingtaine d'années. Il le facture exactement 460 francs. Avec le gilet protocolaire, qui est de « Casimir blanc », le pantalon à bande brodée, le chapeau à plume d'autruche, l'épée et le porte-épée, le « complet de l'immortalité » revient tout juste à 659 francs.
Anonyme, « Sous la Coupole »,
L’Indépendant du
Cher, 20 janvier 1909, p. 1.
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M. Jean Richepin à l’Académie Jeudi après-midi a eu lieu, à l’Académie française, la réception de M. Jean Richepin, élu en remplacement de M. André Theuriet. L’affluence était aussi nombreuse que choisie, M. Jean Richepin a fait son entrée au milieu d’une curieuse sympathie, encadré par ses deux parrains MM. Paul Hervieu et Frédéric Masson. M. Jean Richepin a prononcé un discours qui a été vivement applaudi. Il remercie l’Académie de l’avoir accueilli sans « trop prendre garde à la rudesse souvent débraillée de sa m use ». M. Jean Richepin fait ensuite l’éloge de son prédécesseur André Theuriet, dont il analyse l’œuvre considérable. M. Maurice Barrès a répondu au récipiendaire.
Anonyme, « M. Frédéric Masson
reçoit M. H. Poincaré », Le Journal, 29 janvier 1909,
p. 1.
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L'Académie française aurait dû procéder hier à la réception du successeur d'André Theuriet, M. Jean Richepin. Mais ce prestigieux improvisateur n'ayant point terminé son discours, — par quelle coquetterie ? — l'Académie, intervertissant l'ordre des facteurs, reçut M. Henri Poincaré. Affluence nombreuse, notabilités politiques, scientifiques lorraines et parisiennes, chapeaux meurtriers, — jamais il n'y eut tant de dames, — rien ne manqua au charme et à la gloire de cette séance, sans parler de Mme Dieulafoy et de M. Louis Lépine, qui n'en rate pas une.
Février↑
Anonyme, « Chronique des
sociétés – Société protectrice des animaux », La Vie douaisienne, 6 février 1909, p.
4.
Article recensé par Yves
Jacq
L’assemblée générale des membres du groupe du Nord et du Pas-de-Calais a eu lieu dimanche dernier, 31 janvier, dans la salle des Fêtes du Conservatoire de Lille, sous la présidence de M ? Coutaud, président, de la S.P.A de Paris assisté de MM. A. Poullier, président du groupe du Nord – et J. Richepin, de l’Académie française, ancien élève du Lycée de Douai.
Parmi les récompenses qui ont été décernées, nous relevons les noms suivants :
Médaille d’argent : M. Léon Thouvenot, au service de M. Caron, loueur de voiture.
Médaille de bronze : M. Sylvain Indelaere, loueur de voiture.
Mention honorable : M. David Petit, co-chef à Douai.
Aux agents de police
Médaille de Bronze : M. Haccart.
Mentions honorables : MM. Renouf, Legrand, Ponsin et Bailleul.
Nous saisissons cette occasion pour rappeler que les cotisations à la S.P.A sont de 3 ou 10 francs et que l’on peut se faire inscrire chez le délégué à Douai, M. Pierre Delangre, 34, rue des Foulons.
Anonyme, « Chronique
théâtrale », Express,
6 février 1909, p. 2.
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[…]
— C’est étrange comme les hommes changent ! J’ai connu Jean Richepin détracteur enragé de l'illustre Compagnie. L'horreur de l’Académie était chez lui une sorte de hantise... II y attachait même à la faire partager à ses enfants. N’avait-il pas imaginé de leur représenter les Académiciens comme des espèces de Croquemitaines hideux et malfaisants. Quand son petit Jacques faisait le diable :
— Ah ! Jacques, lui disait-il, prends garde à toi, j’appelle un Académicien ! Je me souviens de l’avoir vu s’arrêter sur la plage de Deauville devant un paquet d’algues vertes et de varech et taper sur l’épaule de Jacques :
— Vois-tu ceci, Jacques ? Sais-tu ce que c'est ? Ce sont de cheveux d’Académicien ... Il doit y en avoir un près d’ici. Je te recommande donc d’être bien sage. Sinon je le ferai venir pour qu'il t’emporte
Emile Berr, « Deux débuts de
Jean Richepin », Le
Figaro, 10 février 1909, p. 1.
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C'est demain qu'à l'Académie française la commission de lecture entendra les deux discours que Tout-Paris se réjouit de venir applaudir, le 18 février, sous la Coupole. Il y a donc l’Académie des « générales », aussi ; mais c'est dans l'intimité qu'elles se donnent. L'Académie ne répète pas devant le monde. Envions donc les privilégiés à qui ce noble régal sera servi... On ne doute pas que sur l'œuvre délicate et sur l'âme exquise de Theuriet M. Jean Richepin ne trouve, sans effort, beaucoup de choses délicieuses à dire ; et ce pendant, il semble que pour M. Maurice Barrès la tâche soit plus aisée encore, et combien plus divertissante ! M. Barrès saura tirer parti de ces avantages. Mais voudra-t-il tout dire ? A-t-il feuilleté son Richepin tout entier ? Et, dans son discours, pensera-t-il à signaler, par exemple, à l'Académie, tels titres du récipiendaire qui semblent singulièrement propres à rassurer ses adversaires d'hier, et à leur démontrer quel personnage déjà très, académisable — à certains égards — fut, dès le début de sa carrière, le passionné poète de la Chanson des Gueux et des Caresses ? Il est amusant de rappeler cela ; d'avertir les lexicographes qui l'ignorent, que trente-deux ans avant d'être admis à l'honneur de collaborer au dictionnaire de l'Académie, Jean Richepin avait enrichi d'un substantif charmant le dictionnaire de Littré. Cela se passait en 1877. L'éditeur de Jean Richepin, Maurice Dreyfous, lui demande un jour :
— Voulez-vous écrire à la Revue des Deux Mondes ?
— Je n'y vois pas d'inconvénient.
— Eh ! bien, donnez-moi une nouvelle. Il y a des chances pour qu'elle passe, et tout de suite.
Richepin venait d'achever précisément une histoire de quelques pages, Sœur Doctrouvé. Le manuscrit est envoyé à Buloz qui l'accepte... On avertit en même temps le jeune écrivain qu'il ne doit attendre aucun gain de ce début, l'usage étant, à la Revue, d'insérer pour, rien le premier article. Il était pauvre et fier, le débutant. Il se rebiffe.
— Donnant donnant, dit-il. Pas d'argent, pas de nouvelle. Je reprends mon manuscrit. Cette ruade amusa Buloz, qui consentit à payer. L'article passa. Littré le lut. Et il y rencontra un mot qu'aucun lexicographe, avant lui, n'avait adopté, mais qu'il trouva joli, et digne d'être déclaré « français ». C'était le mot : chantonnement. Et voici ce qu'on lit dans le Supplément du Dictionnaire :
« Chantonnement, s. m. Action de chantonner... qui engourdissaient ses derniers souvenirs comme un chantonnement de vieille nourrice. — J. Richepin, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1877. »
La plus académique des Revues avait porté bonheur à Richepin...
Mais, Richepin n'a pas que ce titre à la sympathie des universitaires de l’Académie... Ancien normalien, et brillamment reçu à la licence, il fut professeur, avant d'être poète, auteur dramatique et romancier. Et ce furent encore d'extraordinaires débuts ! Engagé comme franc-tireur dans l'armée de Bourbaki, Richepin avait décidé de ne plus rentrer à l'Ecole de la rue d'Ulm (il avait encore une année à y passer, la guerre finie). Il démissionne donc ; et, en attendant que la littérature lui fournît de quoi vivre, il cherche des leçons. On lui indique un célèbre « four à bachot », rue des Postes, où venait de s'ouvrir une section préparatoire à Saint-Cyr : l'institution Roger-Momenheim. Il court.
Jean Richepin avait alors vingt-deux ans. Le chef de l'institution lui avoue que la besogne sera dure.
— Mes saint-cyriens, dit-il, ne sont guère attentifs qu'aux cours de sciences, et la littérature leur semble une futilité si méprisable que pas un professeur de lettres n'a pu encore se faire écouter d'eux. C'est le « chahut » sans trêve... Votre prédécesseur a quitté la maison à cause de cela.
— C'est parfait, monsieur le directeur. Je me charge des saint-cyriens.
Le lendemain, classe d'ouverture. Le jeune maître s'installe derrière son pupitre. Il est accueilli par des grognements et des rires. Mais tout de suite une voix sonore s'élève dans le bruit. Les saint-cyriens se sont tus, et, un peu surpris, écoutent :
— Messieurs, déclare le maître, je vous prie de croire que ce n'est pas pour mon plaisir que je suis ici. Je suis ici pour gagner ma vie. Avez-vous la prétention de m'en empêcher ?
» Alors, je vous prie de venir me le dire en face, sur la place du Panthéon ou je vous attendrai tout à l'heure. Mais il est bien entendu que, comme nous sommes des gens à peu près du même âge, c'est à coups de poing qu'on s'expliquera. »
En même temps qu'il achevait sa phrase, le professeur abattait sa main large ouverte sur les papiers qui étaient devant lui, et avec une vigueur telle que le pupitre s'effondrait. C'en était fini du chahut. Pendant toute l'année, les saint-cyriens furent une classe de petits moutons.
L'Académie française aime la discipline. Il était peut-être utile qu'au moment où le poète Jean Richepin vient à elle, escorté de terribles légendes, cette anecdote rassurante lui fût contée.
Emile Berr.
Anonyme, « Les Obsèques de
Catulle Mendès », Paris,
11 février 1909, p. 3.
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[…]
M. Jean Richepin
C’est M. Jean Richepin qui, le premier, a pris la parole au nom de la Société des auteurs dramatiques et a retracé en termes émues la carrière bien remplie de l’écrivain.
« Mais quels hommages – a-t-il dit – pourrait-on lui rendre qui vaillent l’hommage rendu à sa dépouille mortelle par la mort elle-même ? Car la sinistre enlaidisseuse n’a pas su le marquer, lui, de ses avant-courrières et habituelles flétrissures. On eut l’impression que la vie, tant aimée et glorifiée par ce vivant, le chérissait encore pendant et par-delà l’heure fatale et l’y défendait contre les outrages de l’Autre.
Et ainsi a-t-il reçu la meilleure et la plus extraordinaire récompenser de son absolue dévotion au Beau, puisqu’il est parti sans maladie, sans affres, sans agonie, sans déchéance, robuste et jeune, et en pleine lutte jusqu’à la fin, ayant écrit de beaux vers quelques heures avant cette fin, et demeuré beau lui-même sur sa couche funèbre, aussi radieux que le représente son portrait grave voilà plus de quarante ans, à l’époque où il pouvait prendre pour devise ce vers de son triomphant avril, ce vers insolent, ce divine, ce vers qui restera en exergue à son image et en auréole à son nom :
Tu portes fièrement la honte d’être beau.
Anonyme, « Les Académies » La République française,
12 février 1909, p. 3.
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M. Paul Hervieu, qui présidait la séance d’hier, a annoncé à ses confères que la commission de lecture a éprouvé un vif plaisir à entendre le discours que M. Jean Richepin doit prononcer lundi prochain 18 février, jour de sa réception à l'Académie, et la réponse que lui fera M. Maurice Barrès.
M. Jean Richepin a été ensuite introduit dans la salle des séances et invité par le directeur à prendre place parmi ses confrères.
Lecture a été ensuite donnée des lettres par lesquelles : 1° M. Jules Delafosse déclare poser sa candidature au fauteuil de M. Ludovic Halévy ; 2° M. Stephen Liégeard annonce qu’il n’est candidat qu’au fauteuil du cardinal Mathieu.
Hébert de Fels, « Immortel
demain – Chez Jean Richepin », L’Intransigeant, 17 Février 1909,
p. 1.
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Le poète des Gueux sera reçu jeudi parmi les Quarante. — Impressions d ’un élu.
Le poète, qui chanta en de si rudes accents les misères, les souffrances et les joies des gueux habite aujourd’hui un paisible et lointain hôtel, où n’arrivent que très atténués, les bruits de Paris. Au moment, où je suis reçu, Jean Richepin est entouré d’un cénacle de jeunes écrivains, poètes, littérateurs, dramaturges, qui font autour du maître une sorte de petite cour assidue et admirative. Tout le monde connaît la belle et mâle stature, le visage énergique de l'auteur des Caresses, qui forment un violent contraste avec sa voix douce, chaude et nuancée. Mais ce contraste n’existe-t-il pas aussi de même sorte dans ses œuvres, où l’on trouve un mélange curieux d’élégance et de finesse latines et de rudesse populaire ? — Certes, me dit l’immortel de demain, je n’aurais jamais songé à me présenter à l’Académie sans l’amicale insistance de M. Frédéric Masson. L'éminent historien, que je rencontrais souvent à des dîners mensuels où venait aussi autrefois Sardou, me donna l’assurance que mon élection ne soulèverait pas de trop fortes difficultés. Et je me suis présenté.
On sait comment l’Académie décida de ne point tenir rigueur à l’auteur des Blasphèmes de la force quelquefois brutale de son vocabulaire opulent, ni de son mépris des conventions sociales.
— N'avez-vous pas, demandai-je à ce propos, en écrivant la Chanson des Gueux ou les Truands, n'avez-vous pas eu le dessein de rénover la poésie en lui donnant une forme en rapport avec les aspirations sociales de notre temps ?
— Non pas, me dit M. Richepin ; ces sortes d’intentions on ne les trouve, bien souvent, que l’œuvre une fois faite ! Mais j’ai été frappé de tout ce qu’il y avait de lyrisme méconnu dans l’esprit du peuple, des êtres simples et des malheureux. Le bourgeois seul n’est pas lyrique, ni dans ses idées, ni dans sa façon de les exprimer. Mais remarquez la manière de parler des voyous ; par exemple ; dans leurs paroles vulgaires, parfois malpropres, que d’images, que de trouvailles d’expressions qui ont une force lyrique que l’on ne remarque pas ailleurs. J’y ai été sensible et j’ai voulu le faire comprendre.
— Mais ce lyrisme populaire, dans votre œuvre, ne doit-il pas toute sa valeur à une métrique, à une tournure et à un talent qui semblent devoir beaucoup à notre classicisme ?
— Non pas. Dans le Chemineau, par exemple, j’ai eu l’intention, et aucun critique ne l’a constaté, de mettre en scène des paysans parlant leur véritable langue en leur style familier. Nulle figure dans les vers de cette pièce qui soit empruntée à la rhétorique ordinaire des poètes, nulle image qui ne puisse se trouver dans l’imagination des travailleurs des champs. J’ai voulu en un mot exalter le lyrisme latent des paysans, dans une forme qu'ils puissent comprendre.
J’interroge alors M. Richepin sur la Route d’Emeraude qui va être représentée dans quelques jours au Vaudeville.
— Vous avez lu sans doute, me répond Le poète, le beau roman de M. Demolder qui a paru il y a quelques années. C’est un très beau livre dont l’action se passe au XVIIe siècle, dans le monde des artistes. Il y avait matière à plusieurs pièces et M. Demolder avait déjà commencé à en tirer une dans son roman. Mais l’action de cette œuvre, constamment violente et passionnée s'accordait mal pour le théâtre avec la prose, qui ne peut se soutenir violente et passionnée que par le seul emploi d’épithètes grossières et crues. Les vers à cause de leur lyrisme, de leur harmonie et de leur élégance forcée, peuvent plus longtemps, et avec plus de verve, garder l’accent qui convenait. Alors Guitry m’a proposé d'adapter en vers la Route d'Emeraude ; cela m’a plu et je l’ai fait. Mais les choses ont leur destin, c’est Porel qui jouera cette pièce.
Jean Richepin, je l'ai dit, s'exprime d’une belle voix grave et nuancée. Les années ont mis sur ses cheveux qu'il porte bouclés, à peine une fine poussière grise. Tout son être donne l'impression d'une force saine. Et on a bien le sentiment, en le voyant, que l’Académie, appelant à elle cet indépendant, a cherché, par un geste audacieux à se rajeunir au contact de cette robuste jeunesse du poète.
Hébert de Fels.
Maurice Barrès, « Réponse de M.
Maurice Barrès, Directeur de l’Académie, au discours de M. Jean
Richepin prononcé dans la séance du jeudi 18 février
1909 ».
Monsieur,
II y a une trentaine d’années, quand je sortais du collège, si quelque bohémienne, si Miarka, la fille à l’ourse, sur la foire de Nancy, m’avait prédit qu’un jour, dans une circonstance exceptionnelle et dans une compagnie singulière, je vous entendrais émettre vos théories littéraires, j’aurais été bien intrigué. Contempler le fameux Richepin dans une compagnie singulière ! Où me donne-t-elle rendez-vous ? Quel pourra bien être, me serais-je demandé, le lieu de cette rencontre fatidique ? Une clairière à la brune, le quai d’un grand port méditerranéen où bourdonnent des débardeurs, la Cour des Miracles, voire sous un pont de la Seine ? J’aurais passé en revue, avec une joyeuse animation, toutes les sociétés où nous promènent les romanciers picaresques et dont vous nous avez appris les chansons. Je n’aurais jamais deviné qu’il s’agissait de l’Académie française.
Qui vous eût pris dans ces années extraordinaires pour un futur académicien ? Pouvait-on croire qu’il s’accommoderait jamais d’un fauteuil, celui qui déjà possédait un trône ? Vous veniez, en effet, de sortir de l’École normale pour faire valoir vos droits à la couronne des Gueux, et si vos admirateurs ne se mettaient pas d’accord à votre sujet, les uns disant que vous aviez une tête de roi hindou et les autres de roi mage, tous du moins reconnaissaient votre qualité royale, tous s’inclinaient quand vous leur jetiez en guise de proclamation votre célèbre ballade :
Le poète est le roi des gueux,
et le murmure de leur louange faisait écho à travers les siècles aux truands du vieil Hugo :
Vive Clopin, roi de Thune !
Vivent les gueux de Paris !
Tout n’est pas chanson, Monsieur, dans ce monde de votre premier choix, dans ce royaume de la Bohème, où vous plantiez en 1876 votre jeune étendard. Il y a toujours eu une extrême difficulté, pour les adolescents enivrés de pensée pure, à s’adapter aux conditions régulières d’une existence qui, fatalement, déçoit leurs premiers rêves. Depuis la rue du Fouarre, où Dante venait s’asseoir sur des bottes de paille, jusqu’à ce quartier de la Glacière, où campent aujourd’hui des jeunes Slaves ivres d’intellectualisme, elle est éternelle l’histoire des jeunes clercs malheureux pour avoir rejeté le prosaïque de la vie. Voici la potence où Villon faillit être pendu, la lanterne où s’accrocha Gérard de Nerval, une nuit d’abominable détresse, le marchand de vins où Verlaine se détruisait, et voici, pour tout dire, les préaux du Luxembourg où, dans la semaine de mai 1871, les réfractaires de Vallès attendaient leur destin.
C’est à vous, Monsieur, qu’est échu, dans votre génération, le redoutable honneur de donner une voix à ces malchanceux. Je les ai encore vues, vos vieilles bandes, dix années après que vous leur aviez lancé votre Chanson des gueux. Je suis arrivé à Paris pour assister, un matin de février 1885, à l’enterrement de Vallès ; j’ai entendu les derniers refrains des chansons romantiques ; j’allais avec les compagnons de mon âge porter l’or et l’encens à tous les poètes maudits. Aujourd’hui encore, je suis bien loin d’avoir échappé à la prise de Baudelaire. Vous voyez, Monsieur, que je puis me représenter les .influences sous lesquelles vous avez formé votre génie.
Avec vos amis, vous vous promeniez dans le Quartier Latin en chantant les vers bizarres et charmants de ce pauvre Petrus Borel, qui, dit-on, se laissa mourir de faim à Mostaganem, ses vers à Jules Vabre, architecte :
De bonne foi, Jules Vabre,
Compagnon miraculeux,
Aux regards méticuleux
Des bourgeois à menton glabre,
Devons-nous sembler follets
Dans ce monde où tout se range !
Devons-nous sembler étranges
Nous, faisant ce qui nous plaît !
Vous alliez en pèlerinage au fameux café Tabourey, à l’angle des rues Vaugirard et Rotrou, reconnaître le coin où se tenait d’habitude Charles Baudelaire. Ce grand poète, que Paul Bourget se préparait à définir dans ses fameux Essais de Psychologie, éblouissait les jeunes écrivains. Il a mêlé au plus beau sens du mystère un goût de la mystification que je crois distinguer (vous m’arrêterez, si je me trompe) dans certains défis d’un pittoresque extrême que se plaisent à nous jeter votre Chanson des gueux et surtout vos Blasphèmes. Et n’est-ce pas encore l’esthétique de Baudelaire et d’Edgar Poë que l’on trouve, sous une marque d’une netteté latine, dans ces Morts bizarres, où votre habileté de conteur nous traverse de tous les frissons ?
Je ne crois pas que la tradition murgérienne ait agi le moins du monde sur votre esprit. Murger se rattache à Musset, dont les poètes de 1876 ne faisaient aucun cas, mais son influence était encore vivante chez les étudiants : elle les disposait à vous comprendre, et elle a contribué à ces grandes ovations qui vous étaient faites quand vous entriez à Bullier.
De tous ceux qui, de près ou de loin, ont façonné votre caractère et vous ont préparé des disciples, aucun n’est comparable à Vallès. Vallès ! ce lettré malgré lui, ce paysan dépaysé, qui toute sa vie se révolta contre son milieu, contre son métier et contre sa culture, auxquels il n’était pas adapté ! La vie de ce révolutionnaire n’est pas le développement d’une pensée ; elle n’est rien que la série des réactions d’un puissant animal, gêné, irrité par son bagage livresque. En étudiant nos guerres civiles, je vois que nos plus farouches meneurs sont bien souvent des collégiens continués. Vallès a composé en vers latins au grand concours ; cela se sent à une qualité de langue qui, même, dans la brutalité et dans l’argot, rappelle l’épithète heureuse, la belle expression, la recherche du nombre, et s’il veut mettre le feu au Louvre, c’est pour se venger du professeur. Quel témoignage sur les inconvénients de nos efforts pour amener toute la nation à la conscience et pour l’intellectualiser Mais je ne veux retenir ici, Monsieur, que la grande influence que l’auteur de Jacques Vingtras a eue sur vous, jeune normalien avide de liberté. Il a été votre fascination, parce qu’il est le lettré réfractaire.
Vallès, Murger, Baudelaire, Petrus Borel et les romantiques de l’impasse du Doyenné, voilà les éléments de cette Bohème assez composite où vous avez régné. Et qu’est-ce que tout cela, Monsieur ? Autant de noms éphémères d’une chose éternelle. Ce sont les protagonistes d’un drame, toujours le même, que notre glorieux confrère Jean de La Fontaine présente en perfection dans sa fable du Loup et du Chien. Le Loup, c’est le type du réfractaire. Le pauvre diable pleurait de tendresse à l’idée des os de poulet, mais il aperçoit le cou pelé du dogue. Qu’est-cela ?
Attaché ? vous ne courez donc pas
Où vous voulez ?
Cela dit, maître Loup s’enfuit et court encor.
Il court dans toutes les pages de vos livres. Après avoir fait le gueux et l’amant dans la Chanson et dans les Caresses, maître Loup nous a donné, dans une suite de poèmes magnifiquement travaillés, sa morale, sa métaphysique, sa politique et sa cosmogonie, qui sont, comme il convient à un animal de cette espèce, extrêmement blasphématoires. Puis il entre au théâtre, vêtu en truand ou bien en chemineau, pour y exprimer, avec des images dignes de la poésie populaire, son mépris violent des conventions sociales.
C’est un beau programme, Monsieur, quand nous passons notre vie à servir l’idéal de notre première jeunesse. Je vous félicite, mais je veux vous soumettre une objection. Poète, grand poète, et bon juge des rhythmes, êtes-vous sûr de vous connaître en loups ?
Un dicton vosgien, que je ne citerai pas en patois, par respect pour la mémoire de Richelieu, déclare avec admiration que « le loup se nourrit de la viande qu’il tue ». La bête dont il s’agit là, c’est celle que l’on trouve aux forêts profondes, dans le pays d’André Theuriet. Avouez qu’elle n’a rien à voir avec vos loupeurs et autres fainéants. La plupart des Bohèmes que vous chantez déshonorent le loup en se réclamant de lui. Ce sont de pauvres loups maigres, qui se laissent mourir de faim ou qui deviennent enragés. Ceux qui gisent sur le bord du fossé, vous avez raison de les plaindre, mais nous les proposer en modèles, Monsieur, vous n’y pensez pas ! Vous pensez encore moins, je le sais, à vous solidariser avec les furieux. Vous avez débuté dans la littérature par une brochure sur Vallès, où vous rejetiez sa conception du réfractaire, parce qu’elle enveloppe une idée de destruction. C’était en 1872, et la Commune avait plutôt diminué la valeur de ces lettrés en révolte. Ses premières ruines épouvantaient tout le monde, et il y eut alors dans ce qu’on pourrait appeler l’évolution de la Bohème une régression. Les jeunes hommes de lettres reculèrent sur leurs aînés immédiats ; ils se détachèrent de la politique et même de l’utopie sociale. Votre œuvre l’atteste. Vous n’avez jamais allumé d’incendie que dans votre imagination, et vous ne souhaitez rien de plus que les feux de l’aurore et les embrasements d’un beau coucher du soleil.
Le Père Porée, de la Compagnie de Jésus, qui, fut un excellent éducateur (il enseigna les belles-lettres à Voltaire), ne manquait jamais de donner en devoir, à ses jeunes élèves, un éloge de Bacchus. Cet enthousiasme pour le jus de la vigne, que prêchait le digne ecclésiastique, n’avait pas pour but d’agréger les petits élèves du collège Louis-le-Grand au cortège des Bacchantes, mais simplement de leur donner le goût de l’épithète heureuse et le sens du nombre. La Bohème, Monsieur, fut pour vous l’ode à Bacchus du Père Porée.
Vous êtes un grand humaniste. Nul mieux que vous ne convenait pour entonner cette louange des mots français, que nous venons d’écouter avec tant de plaisir. Vous les avez étudiés dans leurs racines ; on le saurait à lire vos proses romaines, alors même qu’on n’aurait pas entendu M. Boissier dire de vous, comme il avait coutume : « Il sait du latin ; j’ai été son maître. » Eh bien ! votre aventure est facile à comprendre. Je vous vois à votre sortie de l’École normale. Vous réagissez, vous étouffez, vous voulez respirer, oublier le monde des livres. Vous êtes la jeunesse qui succombe sous les immenses richesses dont l’accablent des maîtres imprudents, cependant que ses propres désirs la soulèvent et l’entraînent. Vous lancez cette sorte de défi que la jeunesse et le génie aiment jeter à toutes les disciplines humaines. Certes, vous écrirez, mais pas au fond d’une cellule. C’est au bord de la mer et au milieu des hommes que vous irez chercher vos motifs. Pour mieux laisser jouer tous les ressorts de votre âme, vous retournez à l’instinct primitif. La Bohème, cette gent confuse qui vit en dehors des cadres, des conventions et même des lois, et dont les mœurs offrent des aspects bizarres, vous semble une matière à souhait pour votre génie. Vous y aimez l’aventure perpétuelle, toutes les ivresses de l’indépendance. Vos Gueux sont parents des Exilés de Théodore de Banville. Je crois qu’il ne serait pas malaisé de vous faire dire avec les grands idéalistes : « Pourvu que j’ai mon cœur libre, que m’importent les biens du siècle ! Je méprise vos arts serviles, vos industries, tous les trésors accumulés dans vos murailles. » De là ce symbole, où vous revenez toujours, du chemineau et du nomade. Il vous sert à mépriser le bien-être vulgaire, à mettre au-dessus de tout la liberté, le lyrisme, la contemplation de la nature.
Le thème bohémien vous a tellement plu que vous avez voulu le vivre. Vous avez rêvé que votre vie entière fût une chanson à boire, un épithalame, une adjuration aux dieux et aux diables, une strophe ailée et telle qu’on la nommât une vie de poète, alors même que vous n’auriez pas écrit un seul vers. Le jour où des magistrats ont cru opportun de vous condamner à quelques jours de prison, je suis sûr que vous avez pensé à vos chers Romanichels pour qui l’aventure est commune, et que vous, le grand artiste, vous avez été flatté d’être comme ces nomades la victime des préjugés des races sédentaires.
Vous êtes allé jusqu’à vous persuader que tout ce bohémianisme était dans votre sang et que si vous étiez obligé de faire une figure un peu bourgeoise et même académique, du moins, dans le passé et né cent ans plus tôt, vous auriez couru le monde en roulotte. À vous en croire, vous descendriez d’un couple de Touraniens qui s’arrêtèrent, il y a deux siècles, en Thiérache, et quand vous voyez une caravane de têtes bistrées et crépues qui mènent un ours à la foire, vous baissez le front avec la mélancolie d’un noble déchu.
Quel crédit les historiens doivent-ils accorder à votre touranisme ? Il nous rend compte de votre nature. Il exprime d’une façon saisissante un côté lumineux, bariolé et sonore de votre génie, mais a-t-il une vérité objective ?
Vous ne seriez pas le premier à avoir senti l’utilité d’une biographie imaginaire. Les grands hommes de l’antiquité classique s’attribuaient des origines divines, et, plus près de nous, les écrivains romantiques ont mis des fables sur leurs berceaux. Nous avons vu le grand Victor Hugo affirmer sans preuves décisives sa filiation avec les Burgraves du Rhin, et vous avez entendu parler de ce fameux ethnologue, de la plus belle imagination, qui, se promenant un jour en Scandinavie, fut, aux environs de la ville, où il représentait la France, averti par un battement de son cœur qu’il foulait le sol où dix siècles auparavant se dressait le burg du chef de sa famille. Les poètes ont leur méthode qui peut éloigner quelques esprits prosaïques, mais qui attirera toujours un cercle, où je demande, Monsieur, à retenir ma place.
Aujourd’hui le problème de vos origines touraniennes est décidément résolu. Un jeune critique, le plus autorisé, s’est levé d’auprès de vous pour nous dire : « Mon père, un Touranien ! Allons donc, il est de Picardie ! »
Vous êtes le fils d’un officier. C’est au hasard de la vie de garnison que vous avez dû de naître en Algérie. Toute votre parenté paternelle et maternelle vivait sur la terre de Thiérache. Un de vos oncles ensemençait ses champs lui-même, disant que lui seul savait ce que chaque sillon pouvait rendre. Un autre, fermier des terres de l’abbaye de Reims, comptait dans ses étables deux cents bœufs et six cents moutons. Vous êtes bien un homme du terroir français. Quand vous disiez descendre des Romanichels établis en Thiérache, vous présentiez à votre manière ce que la critique s’accorde à reconnaître, qu’il y a du bohémianisme dans votre cœur. Votre touranisme est un mythe. Aujourd’hui nous préférons le rationnel et le positif, mais le mythe demeure l’art exquis de persuader en jouant de la lyre et de donner à des abstractions tout l’attrait d’une fable et d’une musique.
La postérité recueillera, à côté de vos écrits et comme un témoignage illustre de votre génie, cette légende touranienne. Elle se plaira à dire qu’un jour, un jeune paysan de Thiérache a vu passer la roulotte et qu’il y est monté. Qu’avez-vous vu, Monsieur, dans l’ombre de la voiture ? Les beaux yeux d’une fille tzigane, ou bien n’étiez-vous sensible qu’au déroulement d’un paysage chaque matin renouvelé ? Nous n’ayons encore de vous que des demi-confidences. Nous savons que vous avez vécu dans la forêt de Fontainebleau avec une bande de Romanichels, qui offraient cette complication attrayante d’être eux-mêmes des Ragni, des proscrits. Est-ce en leur compagnie que vous avez composé vos admirables « Chansons de Miarka » ? Nous n’insistons pas, nous respectons ce joli sentiment de pudeur de quelqu’un qui veut taire ses aventures de famille, mais j’imagine que vous avez vu se dérouler sous vos yeux les mêmes spectacles qui ont enchanté dans son enfance l’imagination d’un grand artiste, d’un compatriote d’André Theuriet. Je veux parler de Callot.
Qui ne connaît cette suite fameuse des Bohémiens qu’il a gravés avec une si charmante pureté de dessin et une si plaisante vivacité d’esprit. À l’âge de douze ans, il s’était enfui de sa famille et de Nancy, pour courir en Italie où il voulait apprendre le bel art. Le bissac au dos, le malheureux petit, sans argent, se hâtait sur les routes de Bourgogne, vers le Mont-Cenis, quand il tomba sur une troupe de Bohémiens qui se rendaient à Florence. Vous vous les rappelez. Les voici cheminant à la queue-leu-leu, dans un burlesque équipage de guerre, une trentaine d’individus, hommes, femmes, enfants, plus sept chevaux, un ânon et une charrette. Une princesse en guenilles, parée d’un collier de baies rouges et de monnaies turques, les cheveux sur le dos et l’air mélancolique, chevauche comme leur reine.
Ces pauvres gueux pleins de bonadventures
Ne portent rien que des choses futures.
C’est ainsi que le jeune Callot, sur les chariots de la fantaisie, s’en va vers le soleil d’Italie. Il couche sur la terre dure, à la belle étoile, mais c’est l’étoile de son génie. Charmante ingénuité d’un artiste ! Il marche à la conquête du monde avec ces pèlerins équivoques, aux côtés de la jeune sorcière égyptienne, d’un pas alerte, d’une âme allègre, comme un jeune Tobie près de l’Ange, et n’y gâte pas son cœur : Ils feront mieux, ces vagabonds, que de mener le fugitif en Italie, ils l’orientent vers sa gloire. Il ne les oubliera plus. Ce sont eux que l’on retrouve sous la souquenille de ses mendiants et la cape de ses mousquetaires, dans les tirelaines de ses foires et les diables de sa Tentation. Il ne nous donne pas seulement leur silhouette, il nous révèle à merveille la passion qui les mène. Comme le grand Cervantès, il a entendu un de leurs vieillards s’écrier : « Nous sommes rois des champs et des prairies, des forêts et des montagnes, des sources et des fleuves. » Il a vu l’énigme bizarre de leurs filles qui semblent, des pieds à la tête, une audacieuse promesse de plaisir et dont les regards brûlants cachent, paraît-il, le plus froid mépris pour notre sang étranger. L’indépendance, une volonté farouche de nous fuir et de vivre dans la nature, voilà, dit-on, le secret des hommes et des femmes de cette race et de leurs frères en esprit. En vain toutes nos forces cherchent-elles à les séduire, à les opprimer, à dételer leur caravane. Jamais ils n’échangeront contre toutes nos sécurités leur misérable vie incertaine.
Écoutez plutôt la musique de leurs frères, demeurés là-bas dans les plaines du Danube. C’est le chant de l’ivresse, la révolte de l’âme contre toute retenue, c’est le bouillonnement des désirs d’une race à qui rien n’importe que de garder une liberté de cheval sauvage. Les musiciens tziganes célèbrent la danse, la femme, l’orgie et la guerre, en y mêlant de longs traits de douleur. Cette musique du désespoir, quand elle jette dans les airs toute la folie d’une âme remuée, elle convoque tous ceux qui veulent s’évader de la vie sociale et d’eux-mêmes. Autour de ces mélodies déchirantes et de ce brasier d’où jaillissent des étincelles dans la nuit, qui de nous, un soir, n’est allé chercher un alibi ? Ces traits directs comme des sanglots, ces arabesques, ces phrases qui s’élancent avec une force divine nous emportaient dans la société des figures idéales du monde romanesque. Mais l’âme se détruit dans de telles magies. Ces formes flottantes et insaisissables nous dégoûteraient de la vie. Nul ne pourrait éternellement se contenter d’une poésie confuse et toujours extrême, appropriée à des instincts contre lesquels notre raison proteste. Nous avons tous au fond de nos cœurs l’instinct secret, la peur, le sentiment qu’une malédiction pèse sur ces vagabonds. Ils nous font peur autant qu’ils nous attirent. Ce sont des frères du Juif Errant, de cet homme sans abri, sans famille, sans société qui représente pour l’humanité moyenne la souffrance par excellence.
Ni vous, ni Callot, Monsieur, vous n’êtes demeurés indéfiniment dans le cercle des bohémiens.
Des marchands de Nancy rencontrent le jeune Callot, le prennent par la main et le ramènent à sa famille. Et vous-même, Monsieur, avec l’âge, comme c’est la coutume, vous avez laissé derrière vous le point de vue de votre jeunesse. La première fougue passée, vous avez commencé de comprendre l’incurable monotonie d’une perpétuelle invitation au voyage, vous vous êtes lassé de poursuivre des bonheurs impossibles toujours assis sur les nuages de l’horizon. Vous avez très bien saisi le moment de sauter hors de la roulotte. Un beau jour, au hasard des routes, elle repassait par le village où elle vous avait enlevé, et votre cœur vous a dit : « C’est ici que je bâtirai ma maison, que j’accrocherai à des murs solides les tapis d’Orient, les brillantes pacotilles, le butin de ma vie errante. C’est ici que je mettrai fin à l’éternelle banalité de cette tente roulée et déroulée chaque jour. C’est ici que je trouverai de la pierre. »
Et maintenant, voilà que, sans rompre tout à fait avec vous premières inspirations, vous êtes solidement installé dans la province française ; Vous adoptez, pour domicile, à la fois votre Thiérache natale et le rivage de Bretagne, et l’on vous voit, de livre en livre, incliné par une plus sûre sympathie vers ces existences fixées et pour ainsi dire immobiles, dont votre prédécesseur fut le peintre officiel. On nous avait conté, bien des fois, l’attachement de nos cultivateurs à la terre qui les nourrit ; il vous appartenait de mettre à la scène, dans votre belle comédie du Flibustier, l’amour de nos populations maritimes pour l’Océan, pour la vaste plaine stérile qu’elles labourent de père en fils. Comme André Theuriet, aujourd’hui, à votre manière, vous nous faites comprendre la poésie de ce qui dure.
Sur ce long chemin qui, du Paris cosmopolite ou des régions du rêve, ramène à la province, ni l’un ni l’autre, vous n’êtes des isolés. Vous y marchez en belle et nombreuse compagnie. Est-il besoin de vous rappeler que tout au long du dix-neuvième siècle, nous avons vu de puissants esprits glisser dans l’absurde autant qu’ils s’éloignaient des milieux de leur formation et se régénérer dans la mesure où ils reprenaient le contact avec les réalités de leur berceau ? Vous vous souvenez qu’une George Sand, après avoir été une jeune force destructive de soi-même et des autres, devint la noble puissance d’apaisement que connurent tous les pèlerins de Nohant, lorsqu’elle eut retrouvé dans son Berri la nature propice à son génie. Oserai-je vous dire qu’à mon avis, M. Taine fait sa meilleure besogne quand il travaille à la manière de son père, le notaire de Vouziers, et qu’il défend la conception de la vie propre aux gens de sa classe, mais qu’il m’inquiète chaque fois que, faisant le développement normalien, il s’excite à célébrer l’Hellénisme, les voluptés et les sauvageries de la Renaissance italienne ou la vie débridée d’un Byron. Et Renan ? Pourquoi cet historien de qui les passions, quoi qu’on en dise, laissent voir un âpre sentiment de revanche, garde-t-il dans ses grandes pages tant de charme religieux et un goût si vrai du divin ? C’est qu’il a, presque toujours, laissé ouverte en lui la source vive du celtisme ou, pour parler avec plus de précision, les souvenirs enchanteurs de sa petite enfance.
On pourrait multiplier les exemples de ces talents et de ces âmes, que les idées abstraites dispersaient et stérilisaient, et qui trouvèrent leur guérison dans nos profondes réserves terriennes. Notre raison commence à connaître cette source de santé que tant d’artistes du dix-neuvième siècle avaient découverte avec leur instinct. Aujourd’hui le retour à la province est de mode. Mais voilà justement ce qui m’inquiète. Je crains que l’on ne fasse bientôt du régionalisme, comme nos pères faisaient leur temps de mélancolie romantique. Me sera-t-il permis de jeter un cri d’alarme ? Prenons garde qu’un entraînement un peu frivole ne fasse dévier un mouvement qui pourrait être une renaissance. Souvenons-nous de demander son vrai fruit à une méthode qui, en même temps qu’elle nous propose de réelles beautés, peut assurer notre équilibre moral.
Il y a tant de façons d’entendre ce retour à la province ! Certains se pâment devant la nature ; d’autres s’attendrissent sur des meubles rustiques ; d’autres répètent avec complaisance des mots patois ; d’autres enfin se donnent pour mission de maintenir nos variétés culinaires : quiches et potées lorraines, brandades provençales, ballottines de Périgueux, cassoulet de Toulouse et de Carcassonne, j’en passe et des meilleures. Tout cela n’est pas essentiellement la province. Ces amateurs pourraient être heureux sans quitter Paris. On cueille des muguets au mois de mai sous les taillis du bois de Boulogne ; les restaurants régionalistes se multiplient dans la capitale. Je soupçonne qu’on trouverait à Paris les plus belles armoires normandes, et pour examiner un curieux musée d’ethnologie comparée il n’est que d’assister aux séances du Parlement. Quant à l’accent, il résonne dans toutes les rues de la capitale et même parfois, je m’en excuse, sous la coupole de l’Institut. Mais c’est peu d’amuser nos yeux avec des poteries, des meubles, des costumes, et de frapper nos oreilles avec des mots de terroir plus ou moins bizarres. Si nous admettons ces singularités dans la haute littérature, c’est sous la condition qu’elles s’y présentent avec un sens plein, qu’elles soient intelligibles, je veux dire qu’elles offrent une matière à la pensée. Pour l’indigène, elles ne sont pas des curiosités, mais comme autant de témoins et de portraits de famille. Gardons-leur cette dignité. En faire de simples curiosités pittoresques, c’est les dépouiller de la puissance d’émotion, de toute la vertu qu’elles contiennent. La province n’est pas un bibelot. La province, chaque province de France, c’est une façon spéciale de sentir, c’est un lien avec le passé, un principe de solidité morale.
Je ne m’en suis jamais mieux aperçu qu’il y a quelques semaines, en traversant une des nombreuses régions de l’Est où, désormais le nom d’André Theuriet est inscrit. Je crains que je ne paraisse évoquer un peu trop souvent les paysages lorrains, mais vous venez de m’y inviter et votre prédécesseur m’y oblige. Laissons le Barrois ; à la place même que j’occupe, un de nos confrères, à la fois critique et romancier, a défini d’une façon parfaite les rapports de Theuriet avec le pays de Bar-le-Duc ; je n’y reviendrai pas, mais je veux parler du Bassigny, ce vieux pays gallo-romain, disputé entre la Lorraine et la Champagne. Je suivais, la vallée supérieure de la Meuse. Je n’essaierai pas de vous la montrer sous les nuances de l’extrême automne. Pourquoi refaire ce qu’André Theuriet a réussi avec tant de bonheur, un si grand nombre de fois ? D’ailleurs, j’étais plus sensible aux couleurs historiques et morales du paysage, dont les puissances me pressaient de toutes parts.
Il ne manque pas, en France, de territoires plus pittoresques, mais en est-il où la qualité des hommes soit meilleure ? Ce pays de marche a toujours produit une race de gens énergiques, et dans sa mémoire le souvenir des guerres se superpose, comme dans ses profondes forêts les litières de feuilles. Les bandes du camp de la Délivrance, qui accomplirent, en 1870, le coup hardi du pont de Fontenoy, gîtaient au pied de la montagne de La Motte et sous les branches du Chêne des Partisans, vénéré pour avoir abrité les Lorrains patriotes de la première moitié du dix-septième siècle. La vigoureuse forêt fait disparaître la trace des feux des partisans de 1870, comme elle a recouvert les vestiges de 1634 et de 1645. Mais l’on retrouve toujours dans la population du Bassigny, le même caractère individualiste et armé, qui se témoigne aux époques paisibles par un surprenant souci de se réserver, de ne pas se confondre, de ne pas se laisser étonner.
Cette âme éternelle, à vrai dire l’âme lorraine, n’est nulle part mieux sensible que depuis la petite ville de Bourmont, ancienne forteresse, fièrement perchée sur une haute colline. Elle est le cœur de ce pays. Sa supériorité morale touche profondément ceux qui connaissent l’histoire héroïque de Lorraine. Elle est peuplée des descendants des glorieux vaincus de La Motte, le suprême boulevard de l’indépendance, et dont la résistance demeure un des plus beaux chants de notre épopée nationale. Quand Louis XIV, au mépris de la parole donnée, eut fait raser la citadelle, il en dispersa toute la population entre les villes et les villages voisins. Les chanoines, la noblesse et les gens de justice furent transportés à Bourmont. Ils y maintinrent longtemps une qualité aristocratique, aujourd’hui encore saisissable. Leurs hôtels sont intacts, on montre toujours avec respect la demeure du chanoine Héraudel qui tua d’un coup d’arquebuse le général ennemi. Ce digne prêtre n’avait pour rival que frère Eustache de Choiseul, qui roulait des quartiers de roc sur les bataillons assiégeants.
Si l’on gravit la grand’rue de Bourmont, abrupte comme un torrent, on arrive, tout au sommet de la ville, sur un calvaire qui domine une magnifique étendue de terres accidentées ; c’est un de ces hauts lieux où le voyageur, que l’amour et la connaissance du pays ont préparé, s’attarde indéfiniment, retenu par la foule des pensées qui accourent à lui de tous les points de l’horizon. Peut-être faut-il avoir la ferveur lorraine pour recevoir tant d’émotion de la présence des villages de Graffigny et de Goncourt, de la vieille forteresse féodale de Clefmont, du manoir des Crève-cœur, de la côte, là-bas, près de Bulgnéville, où mourut Barbazan, le compagnon de Jeanne d’Arc. Mais nul, j’imagine, ne peut rester indifférent au voisinage de Domrémy couronné par son Bois-Chenu, des ruines d’Aigremont, d’où notre légende fait sortir les quatre fils Aymon, et de La Motte enfin, notre montagne martyre.
Tous ces sommets d’une glorieuse vie locale, héroïque, rêveuse et passionnée, exposent dans les airs les plus hauts états de la pensée lorraine. Il règne sur nos vallées des influences séculaires. Ruinées plus qu’à demi ; elles président encore à nos destinées. Sur le calvaire de Bourmont, je crois avoir reçu du paysage une juste définition de la province : elle est une série d’autels aux divinités indigènes.
Theuriet est venu à Bourmont. Il le raconte dans un des chapitres les plus charmants de ses Souvenirs. Il y rejoignait son collègue et ami M. Fistié, contrôleur de l’enregistrement, le Tristan de ce petit livre, Sous Bois, qui pourrait bien être son chef-d’œuvre. Tous deux menèrent, nous confesse le romancier, une vie de bohémien. Voilà, Monsieur, qui vous fera plaisir. Dès l’aube, ils se perdaient dans les futaies, pour ne rentrer qu’à la nuit. Les deux sylvains se préoccupaient de fabriquer du vin de mai. C’est une liqueur célébrée par les poètes allemands, et qu’on obtient en mêlant au vin blanc l’aspérule odorante, ou reine-des-bois. Il paraît que l’honorable notaire de Bourmont, qui accepta une coupe de cette liqueur forestière, en fut malade tout un jour.
Le récit est plein de grâce, mais quelques personnes regrettent qu’André Theuriet, qui goûte si voluptueusement les choses éphémères, et qui s’emploie avec tant de zèle à nous les faire connaître, ait négligé, elles ne disent pas de regarder, mais de recueillir les visions éternelles. Elles ne soupçonnent pas l’écrivain provincial d’avoir été insensible à ce qui fait la vertu la plus profonde et l’honneur de notre commun pays, mais elles déplorent que ce poète n’ait pas adressé à nos dieux quelques-unes de ses stances.
Ah ! que ce reproche trahit une méconnaissance de la vraie pitié ! Honorer nos divinités locales, ce n’est pas les nommer par leurs noms, c’est avoir des sentiments qui s’accordent avec leur esprit. Des poésies comme cette chanson du charbonnier, que vous venez de nous faire valoir, Monsieur, donnent une expression parfaite au rêve profond, à la part essentielle et primitive des âmes villageoises. Elles nous font participer à la communion des hommes et de la terre. Si Theuriet n’a pas salué expressément nos divinités topiques, il a reconnu leur pouvoir. Il ne nous a pas montré les dieux, mais il nous a fait voir les mortels dont ils façonnent les destins.
Il n’entrait pas dans son programme de nous conduire sur les sommets. Délibérément, il s’est mis au niveau des personnages un peu terre à terre qu’il nous peignait. Il s’est occupé à les nourrir et à les marier, sans excès d’animalité ni de spiritualité. Est-ce à dire qu’il se prive de voir ce qu’il y a d’auguste et d’éternel dans l’être le plus humble ? Nullement. Le prix de son œuvre, c’est qu’elle étale devant nous, sans maquillage, des vies médiocres, des esprits étroits et sans culture, des intérieurs où toute personnalité un peu forte serait au supplice, et qu’en même temps elle mène notre regard au fond de consciences où couve obscurément la flamme des grandes vertus du passé.
Pour en juger, accompagnons André Theuriet. Nous sommes allés avec vous, Monsieur, dans les royaumes scintillants de Bohême, souffrez maintenant que nous entrions dans les petites villes où règne son talent.
Des personnes très distinguées croiront que c’est pénétrer au milieu des ombres. M. Taine, dans sa jeunesse, pour s’entraîner à l’acceptation d’une modeste vie de professeur, avait coutume, de se répéter qu’une morue contient quatre millions d’œufs, sur lequel deux cents à peine arrivent à l’état d’adultes : D’après ce calcul il en resterait trois millions neuf cent-quatre-vingt-dix-neuf mille huit cents autres, ceux-là même dont M. Theuriet s’est fait l’historiographe. Ne sourions pas et surtout gardons-nous de prendre avec un thermomètre parisien la température de ces organismes un peu inertes. Sommes-nous sûrs qu’en décidant de vivre comme eux on ne se fixerait pas à la décision la plus honorable et la plus raisonnable ? Approchons-nous de la petite ville.
Depuis des siècles, elle est assise sur son coteau, toujours pareille à elle-même, sauf peut-être que son rempart, qui ne fut jamais bien solide, s’est transformé en jardins où elle met tout son plaisir. Chaque jour, les heures uniformes y ramènent les mêmes soins un peu ternes. Ce pas que l’on entend dans la rue, c’est un tel, qui va à son métier, à la chasse, à la pêche ; ce piétinement d’une foule, c’est tel autre que l’on porte au cimetière. Je le sais, sans avoir besoin de me pencher à ma fenêtre. L’existence ici se déroule comme une chanson, où les mêmes couplets reviennent sans cesse, encadrés d’un refrain monotone.
Sur quoi roule depuis des siècles la chanson de la petite ville ? Elle répète éternellement trois, quatre idées de religion, d’autorité, de mariage, d’épargne et d’héritage. Elle chante obstinément la règle.
Sans doute, cette règle, les gens de la petite ville, à l’usage, la vulgarisent. Ils en font un peu les maximes de la petite sagesse ; ils ne la manifestent pas d’une façon fulgurante, mais enfin ils la maintiennent. Leurs vieilles maisons de famille sont des enclos où se conservent toutes les idées sur lesquelles la société française a vécu. Ici le cœur est plus lent d’un degré, mais c’est un cœur immortel.
Quelle vue prosaïque et bonne pour des gens affamés de divertissements vulgaires d’insister sur la médiocrité de la vie de province ! Il faut la juger par les faits. C’est entendu, ces petits bourgeois ne tirent pas d’eux-mêmes tout le service qu’ils pourraient rendre ; ils n’atteignent pas tous les objets auxquels un homme peut aspirer. Mais ils forment une pépinière où le beau germe primitif se transmet de génération en génération. Vienne une circonstance, l’individu est prêt. Les chanoines de La Motte avaient la qualité moyenne de nos curés doyens. Ils ont été des héros. Je vénère quelque chose de sacré dans cette monotonie, cette insignifiance, cette petitesse. Tout cela prépare d’une manière très humble et très insensible les plus magnifiques récoltes. Combien il a fallu de vieilles grand’mères loquaces pour que Victor Hugo fût si magnifiquement bavard ! N’avez-vous pas l’impression qu’il existe des liens étroits entre le génie d’un Racine ou d’un Corneille et les règles auxquelles s’assujettit encore notre province ? Ces grands hommes se tiennent à leur place. Ils écrivent des tragédies parce que cela les amuse, mais ils ne s’imaginent pas qu’ils vont changer le cours des étoiles. Leur travail est patient, volontaire, économique. Ils ambitionnent d’être les premiers dans leur ordre, mais ils distinguent plusieurs ordres. Et ce même discernement, quand ils l’appliquent dans leur besogne, les empêche de s’abuser avec des mots et de se perdre dans les nuées.
Ah ! que nous voilà loin, Monsieur, de la chanson tzigane ! Nous avons été entraînés par le contraste que votre génie présente avec celui de votre prédécesseur. La bonne fortune qui me permet de vous faire le compliment de bienvenue m’a amené tout naturellement à examiner deux manières extrêmes d’envisager l’art et la vie. Je me félicite d’avoir eu à célébrer tour-à-tour, en une même journée, le charme de la fantaisie et puis la paisible beauté de la littérature provinciale.
Le prince des nomades succède au favori des Muses sédentaires, le drapeau de la Cour des Miracles vient se ranger auprès de la bannière de nos sociétés locales ; celui qui a réagi contre son milieu, jusqu’à se réclamer d’une race de parias, prononce avec magnificence l’éloge de celui qui fut, en même temps qu’un poète, le modèle de nos fonctionnaires.
Ce jeu, qui est bien dans les traditions de l’Académie, a posé une fois de plus, devant nous, le grand problème qui touche la conscience de l’artiste : Où trouver la perfection ? Où nous affermir ? Est-ce dans la règle, ou bien dans l’indépendance ? dans les aspirations sans limites, ou bien dans la soumission aux réalités bornées qui nous entourent ? La règle toute seule et défendue avec superstition mène droit au formalisme stérile ; l’indépendance cultivée pour elle-même, c’est la confusion, le caprice, l’incohérence ! Heureux celui qui parvient à conquérir son équilibre entre ces tendances ennemies, qui, sans paralyser aucune de ses puissances de désir et sans rien négliger de ses réserves héréditaires, ne fait qu’une seule âme des deux âmes qui nous sollicitent tour à tour, une seule âme, à la fois audacieuse et disciplinée.
Maurice Leclercq, « Jean
Richepin académicien », L’Eclair, 18 février 1909, p. 1.
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La veille de sa réception, il reçoit des photographes.
M. Jean Richepin habitait autrefois rue Notre-Dame-des-Champs, un appartement dont ses visiteurs appréciaient la tranquille intimité. Élu académicien au mois de mars dernier, M. Richepin déménagea pour aller, à Auteuil, habiter, à la mode anglaise, une maison de la cave au grenier.
Lorsque je m’y présentai mardi matin, cette maison était pleine de mouvement. Deux automobiles stationnaient devant la porte. Des personnes attendaient dans le vestibule et d’autres dans un salon voisin. On percevait des allées et venues. Les domestiques bougeaient des meubles ou traînaient de lourdes choses... A la veille de sa réception à l’Académie française, M. Jean Richepin posait devant les photographes.
Ils avaient commencé par photographier le maître du logis au premier étage, dans son cabinet de travail, en diverses attitudes. Ils l’avaient prié ensuite de revêtir pour eux, par anticipation, son costume d’immortel et de descendre au rez-de-chaussée.
Ainsi, entre deux poses, fut-ce un Richepin, en tenue et l’épée au côté, qui vint me recevoir. Son aspect de la sorte était pittoresque, et si différent de l’ordinaire ! Au lieu de son sourire railleur et légèrement sceptique de toujours, le poète avait pris un visage grave. Visiblement, son épée le gênait et sa large carrure semblait mal à l’aise sous l’uniforme nouveau. Seuls, je retrouvai ses yeux bleus, son front large et découvert, ses cheveux abondants et indisciplinés, toujours pareils.
Tout de suite, M. Richepin me confessa une menue inquiétude et les inconvénients que son rôle d’académicien lui révélait.
— C’est la première fois que j’essaie mon habit, et je n'ai pas encore mon bicorne... Heureusement, qu’aujourd’hui il n’est pas indispensable...
« C’est effrayant ce que l’on est pris, quand on devient académicien ! Je n’ai plus, ces jours-ci, une minute à moi. Maintenant..., vous voyez. Cette après-midi, je « répète » au Vaudeville. Il me faudra aussi passer au Français, aller m’inscrire chez mon confrère défunt, M. Costa de Beauregard. »
Et M. Jean Richepin d’ajouter : « jamais je n’ai été aussi bousculé », avec un soupir qui semblait regretter les heures de mol loisir d’avant ses listes académiques.
— Que voulez-vous que je vous dise ?
Faisons vite... Que je suis né en Algérie, à Médéah, en 1849... que j’ai eu une condamnation pour la Chanson des gueux :
Ici deux gueux s'aimaient jusqu’à la pâmoison
Et cela me valut quatre mois de prison...
que j’étais en 1870 à l’Ecole Normale ; que Theresa a joué la Glu... Mais vous trouverez tout cela dans le dictionnaire...
Je répondis que je le savais, et n’eusse point posé cette question ; que l’opinion de M. Jean Richepin sur la poésie de ce temps m’intéressait davantage.
— Les poètes contemporains... J’apprécie leurs œuvres et je les goûte. Je ne suis partisan d’aucune école. Je professe que toute œuvre est bonne par quelque côté, qu’il suffit de discerner. Quant aux hommes mêmes, je les estime comme de bons camarades.
J'appris à M. Richepin qu’une revue pédagogique venait de le faire plébisciter par les jeunes poètes et que tous l’avaient couvert d’éloges.
— Ils sont bien aimables, me répondit-il ; d’autant que je ne connais certainement pas le plus grand nombre. Les poètes de ma génération sont plus âgés...
Sur quoi, M. Richepin me rappelle avec émotion le souvenir de François Coppée.
— Il devait être mon parrain jeudi. C’était convenu depuis mon élection. Depuis, il est mort, ce pauvre ami.
Je rappelai au nouvel académicien l'avoir vu l’été dernier présider, à quinze jours de distance, deux fêtes régionalistes opposées. Les Rosati du Nord et les Félibres du Midi
Il me répondit :
— Oui. Les Rosati m’avaient demandé d’être des leurs et je n'ai pas voulu refuser. Je suis régionaliste, en ce sens que j'apprécie fort le pittoresque des survivances et des parlers de terroir. Quant au Félibres, ne le suis-je point un peu, étant né dans cette Algérie qu’Alphonse Daudet a appelé « le Midi et demi » ?
A propos de sa démission de l’Ecole Normale, je demandai à M. Richepin comment il avait été amené à se consacrer exclusivement alors à la poésie.
Il sourit et se tut un instant, sa mémoire évoquant les souvenirs passés : L’espièglerie qui, au lendemain de son départ de l’Ecole Normale, lui fit ouvrir, sur le trottoir d’en face, une échoppe de marchand de pommes de terre frites avec sa mention d’ancien élève comme enseigne. La nécessité de vivre, qui lui fit accepter une place de professeur dans une « boîte à bachots » où il fut chargé d’enseigner la littérature aux candidats de Saint-Cyr. La façon dont ses élèves « chahutèrent », son premier cours, et celle dont sa carrure d’athlète suffit à les cagner quand il leur eut déclaré : « Si vous croyez que cela m’amuse ! Je suis ici pour gagner ma vie. Ne m’empêchez pas. Pour les mécontents, je serai à leur disposition, à cinq heures, sur la place du Panthéon... Nous pourrons nous y expliquer à coups de poing. »
M. Jean Richepin allait me répondre. Je supputais déjà d’autres anecdotes... Mais les photographes avaient achevé de monter leurs appareils et d’écarter les meubles placés dans leur champ.
Impatients, ils toussèrent. M. Jean Richepin tressaillit. Je compris, pris congé et m’en fus.
Une fois dans l'antichambre, m'étant retourné, j'aperçus, à travers la glace sans tain de la porte, M. Jean Richepin qui posait. Les opérateurs lui faisaient tourner la tête, le priaient de reculer ou d’avancer, approchaient de lui un guéridon de marbre. Lui, obéissait avec résignation. Au mur, un portrait du Richepin des Blasphèmes drapé dans une grande robe de chambre rouge, semblait se moquer de son habit vert.
Maurice Leclercq
Emile Berr, « Un Inconnu », Le Figaro, 18 février
1909, p. 1.
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Il n'y a pas, depuis trente ans, dans le monde des lettres, d'homme plus connu que cet inconnu-là. Même il serait bien surprenant que son nom ne fût pas prononcé tout à l'heure à l'Académie française, et qu'à propos de Jean Richepin il ne fût point parlé un peu de Raoul Ponchon.
Et l'assistance applaudira — discrètement, et se saura gré d'avoir fait à ce « bohème » l'honneur (auquel sans doute il ne prétendait point) d'un petit succès académique.
En vérité, ce Ponchon, est-ce quelqu'un qu'on puisse prendre très au sérieux ? Les personnes graves sont unanimes à en douter. Tout le monde l'a vu, ce chemineau de lettres coiffé du melon à bords plats, promener sa face rubiconde aux terrasses de maints cafés des « deux rives », et ce n'est un secret pour personne qu'il a toujours préféré, pour y composer ses petits vers tranquillement, l'estaminet à la bibliothèque.
A vingt ans, il était ainsi ; le voilà sexagénaire ; il n'a pas changé. Sa barbe a grisonné ; mais c'est toujours le même goût de la vie vagabonde, le même dédain d'être bien vêtu, et de plaire... On interroge les hommes qui l'ont connu jadis ; ils s'esclaffent ! ils évoquent le souvenir des beuveries fameuses, des ripailles où triomphait Ponchon, soutenu par Bouchor d'un côté, par Richepin de l'autre. Homme admirable ! et dont il semble que la soif, après trente ans, ne soit pas étanchée encore ! Et Ponchon, vraiment, nous apparaît comme une sorte de Silène impénitent, et un peu comique : il est l'homme dont l'unique ambition fut de boire... en regardant « monter » ses amis.
Mais si on les interroge, ces amis-là, on est tout surpris d'apprendre que derrière le Ponchon connu de tous, dont Bouchor et Richepin se plaisaient jadis à célébrer la « trogne fleurie », il y a un autre Ponchon que personne ne connaît ; un Ponchon qui supplie qu'on le laisse vivre en paix, dans l'obscurité ou il a une peur folle que viennent le relancer nos curiosités parisiennes... Cette horreur de la publicité, ce mépris du succès ne sont point, chez Ponchon, comme ils seraient chez certains autres, une attitude, une forme d'orgueil supérieur. Maintes fois, son ami Jean Richepin l'a supplié de publier quelque chose, — Voilà trente ans, lui disait-il, que tu composes, sans t'en apercevoir, des vers délicieux. Laisse-moi faire un choix dans tout cela. Je corrigerai tes épreuves. Tu n'auras à t'occuper de rien. Le volume paraîtra sans que tu le saches... Ponchon haussait les épaules. — Laisse-moi tranquille. On ne publie pas des élucubrations d'estaminet... Cela n'intéresse personne. Et ç'est pourquoi nous ne relirons jamais, en volume ni ses contes délicieux du Courrier Français, ni ses « gazettes rimées » du Journal dont quelques-unes fourniront des modèles aux anthologies de demain. C'est cette modestie-là qui fait que nous ignorons Ponchon. Ce qu'on sait de lui, c'est qu’il fut un formidable buveur de bocks : ce qu'on ne sait pas, c’est que ce buveur de bocks est un homme qui a tout lu ; qui a la connaissance et la passion de tous les arts ; c'est que cet ancien employé d'assurances, simple bachelier ès lettres, est un latiniste consommé, qui a traduit en vers — en vers charmants, et qui demeureront inédits toutes les Eglogues de Virgile. Ce qu'on sait, ou qu'on croit savoir, c'est que, s'il est un poète, il n'est que cela. Ce qu'on ne sait pas, c'est que Ponchon est peintre-aussi. ; — peintre de fleurs, et qu'il cache derrière ses meubles de petites toiles qui font la joie de ses amis. On raconte que cet incorrigible bohème a conservé, depuis près de quarante années, sa même petite chambre d'étudiant, place de la Sorbonne, à l'hôtel du Périgord, et n'en veut à aucun prix sortir. Mais ce qu'on ne raconte pas, parce qu'on l'ignore, c'est que dès le jour où ses vers lui rapportèrent un peu d'argent, ce bohème loua dans son hôtel une seconde chambre, plus vaste et mieux située que celle où il logeait, et que, cette belle chambre, où n'ont jamais pénétré que ses plus intimes amis, il en a fait le logement de ses chers livres... Et ce qu'on ne sait pas non plus, c'est que ces livres, amoureusement reliés et catalogués, composent, une petite bibliothèque d'un inestimable prix. Ponchon a la passion des chansons et des poésies populaires de tous pays ; c'est un folkloriste ; et sa collection de folklore est une des plus intéressantes qu'il y ait à Paris. Il a, dans sa bibliothèque, les premières éditions de tous les grands romantiques ; et il a mieux que cela encore, ce bohème : il possède toutes les éditions de Malherbe, — du classique Malherbe, qui est son poète favori ! Tel est le plus compromettant des amis de Richepin ; et le plus ancien de tous aussi, puisqu'ils avaient dix-sept ans tous deux quand, pour la première fois, ils furent, aux abords de l'institution Massin, présentés l'un à l'autre. Je sais qu'en racontant ces choses, je vais irriter Ponchon. Il m'écrivait naguère : « Vous me feriez plaisir en ne parlant pas de moi du tout ». Je prie Raoul Ponchon de vouloir bien considérer que je le connais à peine, et que je n'ai aucune raison, par conséquent, de chercher à lui faire plaisir...
Emile Berr.
Le Masque de Fer, » A travers
Paris », Le Figaro,
18 février 1909, p. 1.
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M. Jean Richepin a choisi comme parrains MM. Paul Hervieu et Frédéric Masson. A l'occasion de la séance d'aujourd'hui, M. Régnier, chef du secrétariat de l'Institut, a subi un véritable assaut, et les solliciteurs de cartes de « cintre », voire même d'« amphithéâtre » et de « tribunes », ont envahi pendant plusieurs jours ses bureaux, les équipages armoriés et les automobiles mettant un mouvement inaccoutumé dans la vaste cour d'honneur du palais Mazarin.,
C'est une belle séance qui se prépare, pour cet après-midi, à l'Institut. On y entendra de beau langage, et à l'appel d'un poète, de nobles images se lèveront sous la sévère coupole... M. Jean Richepin, vêtu de l'habit à palmes vertes, y viendra prononcer l'éloge de M. André Theuriet, son prédécesseur, et M. Maurice Barrès qui lui souhaitera la bienvenue. Si le poète des Blasphèmes était de ceux qui se laissent intimider, quelque chose pourrait ajouter à son émoi, quand il pénétrera dans la salle brillante où le guetteront tant de curiosités : c'est que cette solennité académique est en réalité la première à laquelle il assiste. Oui, c'est aujourd'hui la première fois que M. Jean Richepin se trouvera sous la Coupole ; et nul, du reste, n'en pourra douter lorsque lui-même, dès le début de son discours, prendra soin de révéler ce fait piquant. Et lorsqu'ils lui feront visiter la vieille maison, qui est sienne désormais, les nouveaux confrères du récipiendaire pourront jouir à l'aise d'étonnements qui ne seront pas feints. Par une délicate pensée, les auditrices enthousiastes de Jean Richepin aux Annales ont offert au maître l'épée qu'il portera. C'est une belle orfèvrerie qu'a modelée et ciselée Falize, et qui synthétise de large façon l'œuvre tantôt tendre et passionnée tantôt mâle et robuste de Jean Richepin. L'artiste a su marier dans l'or et dans l'émail les Blasphèmes, les Caresses et la Chanson des gueux, La Mer, la Glu, le Chemineau, Par le glaive trouvent aussi leur place dans ce délicat joyau, ainsi que les donatrices qui sont discrètement représentées sous les traits de la « Liseuse » de Jules Lefebvre, selon un noble usage ancien. Que cette coutume est jolie d'offrir à l'Immortel qui franchit le seuil de l'Institut de France une épée faite à son image et selon son esprit !
Raoul Aubry, « M. Jean Richepin
essaya son habit vert », L’Echo de Paris, 18 février 1909,
p. 1.
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L'Académie française donne, cet après-midi, grande réception en l'honneur de M. Jean Richepin, que M. Maurice Barrès célébrera comme il convient. Ce seront deux discours de choix. Il y aura donc un pur plaisir littéraire à se trouver en ce jour sous la Coupole, mais il y aura aussi un spectacle qui ne manquera pas d'apporter quelque délectation : M. Jean Richepin inaugurera son habit vert…
Je me rappelle une anecdote que Jean Richepin m'a contée jadis et qui n'appartient pas au discours savoureux de M. Maurice Barrès. Jean Richepin est persuadé franchement qu'il est d'origine bohémienne, tout au moins que, parmi ses aïeux, figure un de ces romanichels qui vagabondent par les routes, insouciants et loqueteux, la figure embroussaillée où flambent deux yeux de braise et la mine farouche. Serait-ce donc que Jean Richepin nous vînt de Roumanie, berceau des romanichels ? Non, certes... Car le poète grandit paisiblement en Thiérache, province française du Nord-Est, à laquelle nous devons encore des citoyens normaux tels que M. Ernest Lavisse et Gabriel Hanotaux.
Mais Jean Richepin assure que la Thiérache est le pays aimé des romanichels, à cause des oseraies qui leur fournissent des matériaux commodes pour les menus objets de leur fabrication. Alors, ces bohémiens migrateurs font halte et s'attardent volontiers en ces campagnes monotones ou, voilà cinquante années, vagabondait Richepin enfant. Et vous ne chasserez pas aisément de l'esprit du poète qu'un de ces Aventuriers au grand cœur dût jadis se fixer au village d'Hirson pour bientôt y créer une famille de sang mêlé.
Or vers 1875, dans la forêt de Fontainebleau, le jeune Richepin rencontra par hasard une troupe de romanichels, errants loin de la tribu parce « qu'une jolie bohémienne avait lâché ses compagnons pour suivre, avec sa mère, ses sœurs et ses frères un grand gaillard de tzigane jouant du violon et lui administrant par surcroît des râclées ». Tout de suite Jean Richepin, en qui sans doute le sang bohémien ne fit qu'un tour, se lia d'amitié avec ces coureurs d'aventures et s'enrôla dans leur bande.
Le tzigane avait de la vertu. Il déclara, certain soir, au romanichel d’adoption : Tu me plais et tu deviendras peut-être quelque jour un artiste. Epouse ma belle-sœur et reste. Tu seras des nôtres... Sinon, sois parti demain matin ; adieu !... Jean Richepin réfléchit toute la nuit. Et à l’aube il disparut. II n'emportait aux bohémiens — avec un costume héroïque à grands ramages, — que quelques mots de leur langue barbare.
De là ces légendes que Jean Richepin encouragea comme de l’histoire, Mais, lors de ses succès littéraires, lorsqu’il dut visiter des personnages graves, ceux-ci s’étonnèrent de découvrir un homme simple et cordial, qui n'escaladait pas les fenêtres, ne cabriolait pas à travers les meubles et sortait normalement par la porte, droit sur ses pieds...
Franc-Picard, fils de soldats et normalien, il lut, en réalité, docte latiniste et volontiers érudit. Pendant la guerre il fit le coup de feu dans l'armée de Bourbaki, sous le ciel gris, toujours simplement ; si bien que je l'imagine tel qu'il devait être hier en considérant l'habit vert qu’il venait d'essayer. Et il devait lui dire
— Mon pauvre habit neuf ! voici que tu consacres ma troisième incarnation, puisque je fus tour à tour soldat, romanichel et académicien. Tout de même, ne t'effraie pas trop, parce que je suis un brave homme !
Et ce brave homme, qui est un grand écrivain, accrocha l'habit à palmes vertes entre le manteau flamboyant du touranien et la tunique pâle du franc-tireur.
Maurice Guillemot, « De la
prison à l’Institut », Le
Siècle, 18 février 1909, p. 2.
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Ici deux gueux s'aimaient jusqu'à la pâmoison,
Et cela m'a valu trente jours de prison.
Ce distique ne sera certainement pas cité par Maurice Barrès en recevant Jean Richepin : le souvenir qu'il évoque ne serait pas de place sous la coupole ; il est vrai que le cardinal Mathieu a voté pour le poète des Blasphèmes ; il ne faut plus s'étonner de rien.
Ce n'est pas du reste de l'étonnement, mais de la joie qui est dans l'air, une fête de la littérature, une consécration imprévue arrivant au merveilleux et original écrivain. Richepin académicien ! C'est une surprise, sans doute, le touranien avec l'habit à broderies, le bicorne à plumes, et l'épée à rigole ! Cette fois, la vieille dame du Pont des Arts a eu bon goût, elle n'a eu peur du muscle ; elle se met bien, car ce poète, c'est un talent original dans toute la force du mot, pareil à ces plantes qu'on voit tout à coup paraître dans un champ désert, y pousser leur tige et leurs feuilles, puis y fleurir sans qu'on puisse expliquer comment la graine en a été apportée ; Emile Zola, jadis, a prétendu rattacher l'auteur de la Chanson des Gueux, à celui des Fleurs du Mal ; ce dernier n'est-il pas trop amer, trop désillusionné, trop acre, trop corrosif, pour être la source de cette poésie gauloise au rire franc et large, aux grands yeux ouverts et scintillants, au nez bourgeonnant, qui a le verre en main et la gaudriole aux lèvres ? S'il fallait trouver un ancêtre à Jean Richepin, je remonterais, certes, bien plus loin que Baudelaire, j'irais jusqu'au bon maître François Villon.
Roi des poètes en guenilles.
comme il l'appelle dans une de ses ballades à la bohème de l'un, en effet, est presque celle de l'autre; c'est celle aussi de Rabelais, la bohème des franches lippées et des grandes beuveries ; nous ne sommes plus au temps de ces buveurs d'eau, au temps de cette misère déguisée de Murger, où traîne encore un lambeau de larmoiement byronnien, où la senti mentalité raffinée existe, attendrissante, avec de douces créatures sympathiques, comme Musette et Francine ; non, cette, muse-ci « c'est une brave et gaillarde fille, qui parle gras, et qui gueule même, échevelée, un peu ivre, haute en couleur, dépoitraillée au grand air, salissant ses cottes hardies et ses pieds délurés dans la glu noire des faubourgs ou dans l'or chaud des fumiers paysans... » ni pâleur, ni chlorose, pas de mouchoir taché de sang, pas de lèvres violettes, pas de poitrines maigres et blanchâtres, secouées par la toux et les sanglots, pas de feuilles d'automne jonchant les gazons roussis, non, la vie, toujours la vie. Frère, il faut vivre.
Nous, nous sommes vivants et très vivants, morbleu !
Nous trouvons le vin bon et les femmes bien faites,
Et nous ne voulons pas mettre un crêpe au ciel bleu...
Ces vers sont extraits d’une pièce dédiée à Raoul Ponchon qui, pour une fois, fera une infidélité à sa terrasse du café du boulevard ; afin d'aller chez les Quarante applaudir son camarade d'antan ; la Chanson des Gueux, et son argot à l'Académie, et Miarka, la fille à l'ourse, et la Glu ; ce roman-là laisse une impression de cauchemar : « C'est ce que j'ai voulu faire »,me disait un jour l'auteur, à qui je faisais part de ce que j'avais éprouvé ; cette pauvre vieille paysanne, Marie-des-Anges, courant affolée dans les rochers en clamant des appelé désespérés à son fils qui l'abandonne, possédé par la Glu, semble, avec ses cheveux défaits, ses mèches grises cinglant sa figure couturée de rides et sillonnée de pleurs, quelque personnage de ballade bretonne que le voyageur attardé dans la lande croit distinguer parmi les vapeurs grises qui s'élèvent des marais ; c'est la nature dans toute sa sauvagerie et toute sa rudesse, comme la Glu, c'est toute la modernité dans sa hideur raffinée. A l'ancien Alcazar, combien était poignante Theresa, disant la chanson du cœur ! Mais ce n'est pas le lieu de faire une énumération critique de l'œuvre de l'écrivain, les souvenirs se pressent depuis ce soir où j'allais l'applaudir, auteur-acteur, jouant Nana-Sahib avec Sarah ; quelques années après, j'habitais non loin de lui, dans le bas de l'avenue de Villiers, et un jour un petit bonhomme, aux longs cheveux, arrivait chez moi, traînant un chariot d'enfant dans lequel s'entassaient des volumes, c'était Tiarko, le compositeur d'aujourd'hui, m'apportant les œuvres de son père ; et puis, c'est les pièces à la Comédie-Française, le Flibustier, avec Got, les rencontres çà et là, le Chemineau, que sais-je encore ? l'œuvre est innombrable, toujours égale à elle-même, toujours puissante, toujours particulière, avec une séduction de piment, avec des biceps qui feront craquer l'habit à palmes vertes ; avec sa phrase qui ensoleille les colonnes des journaux lui aussi, comme Gautier, il a tourné la meule du journalisme, et sa rancœur des besognes obligées s'est exhalée dans une page de son premier roman, Madame André ; elle est curieuse à relire :
« ...Le journalisme, c'est le poison pour l'artiste. Tous ceux qui en ont bu en sont morts, même les plus robustes. Le journal est au livre ce que la glaise est au marbre ; on s'y gâte la main dans la facilité d'un travail vulgaire. Etant forcé de parler quand même tous des jours, et sur toutes choses, on prend l'habitude de parler pour ne rien dire. La poésie, l'art, c'est une autre paire de manches qu'un article broché sur commande à tant la ligne. On ne doit pas, on ne peut pas prendre l'hippogriphe à l'heure comme un fiacre... ».
Et plus loin, il parle des « nègres de la copie ». Il en fut, et avec bonheur, les Chroniques du Pavé ont d'abord été des articles à Gil Blas ; Jean Richepin est un confrère dont nous sommes fiers, poète, romancier, dramaturge, et même chroniqueur, maintenant académicien.
Maurice Guillemot,
Gabriel Dauchot, « Sous la
coupole de l’Institut », Le Petit Journal, 19 février 1909,
p. 1-2.
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M. Jean Richepin a été reçu hier par M. Maurice Barrès à l’académie française
Il suffit d'une séance comme celle d'hier pour prouver la haute utilité de l'Académie française. L'illustre assemblée recevait M. Jean Richepin, vigoureux et brillant poète, et M. Maurice Barrès, maître prosateur, avait la mission de répondre au récipiendaire. Les fervents amoureux des lettres françaises s'étaient promis de belles joies ; ils les ont goûtées. Une fois de plus, la coupole de l'Institut a été le temple où persiste, à l'abri des vulgarités de la vie moderne, le culte de notre langue, expression universellement admirée de notre génie national. Une foule impatiente se pressait aux portes. Dès l'ouverture, à midi, les tribunes et l'amphithéâtre s'emplirent vite et sans grand tumulte. Pour le « centre », la chose fut plus compliquée. Il s'agit, là, de caser les privilégiés, et les privilégiés ont de petites exigences ; ils veulent être à leur aise et n'ont pas pris garde que l'Académie est peut-être le dernier lieu de Paris où il soit de bon ton de ne pas arriver en retard. M. Ernest La Jeunesse ne l'ignore pas : C'est un habitué. Il a choisi sa place et l'on aperçoit ses doigts lourdement bagués, dont les reflets illuminent le beau profil de sa voisine, Mme Bartet, la tragédienne de la Comédie-Française. M. Raymond Poincaré est à côté de nous, en attendant qu'il aille bientôt rejoindre son cousin Henri, le mathématicien, parmi les Immortels. Mais le flot des arrivants ne s'apaise pas. Perçante, une voix s'élève : — Huissier ! voilà une dame qui me bat ! Quoi ! un pugilat sous l'auguste cou pole ? Un remous se produit. On se lève, on tend le cou. Là-haut, une assistante dénonce une dame puissamment constituée et qui rit avec une franchise débonnaire. Non, ce n'est pas une irritable émule de M. Jean Richepin, du Jean Richepin de jadis qui expérimentait ses muscles en jonglant avec des poids — dit la légende — sur les boulevards extérieurs.
Mme Sarah-Bernhardt, majestueuse, fait son entrée. Voici M. Henri Rochefort, puis M. Mounet-Sully, puis encore M. Paul Déroulède. En vérité, tous les sièges sont garnis. Mais les huissiers se multiplient. Ils apportent des petits bancs contemporains du Roi Soleil, et quand la provision est épuisée, ils ont recours à une réserve de tabourets en bois tourné. L'Institut de France est riche en accessoires. Une heure sonne. Roulement de tambours. M. Maurice Barrès paraît le premier, suivi de M. Ribot et de M. Thureau-Dangin ; tous trois prennent place au bureau. M. Jean Richepin vient ensuite, encadré de ses deux parrains, MM. Frédéric Masson et Paul Hervieu. Il est bien tel qu’on l’imagine : droit, robuste, l’air crâne, très à son aise. L’épée qui, plus artistique que belliqueuse, est à son flanc gauche, lui a été offerte par les auditrices de ses conférences aux Annales. Cette orfèvrerie remarquable, dans laquelle Falize a su synthétiser l'œuvre du poète, est, comme on peut le voir par la reproduction que nous donnons, digne du talent qu'elle est destinée à consacrer. Il va s'asseoir devant la statue de Bossuet, symbole d'éloquence, et attend paisiblement que la parole lui soit donnée et que le préfet de police, M. Lépine, entré avec l'illustre compagnie, ait trouvé une petite place, tout contre le drap vert de la table du bureau, sous laquelle on peut croire un instant qu'il va se dissimuler. Le silence est fait. M. Jean Richepin se lève et commence la lecture de son discours, qui, avant tout, sera unie magnifique exaltation de la langue française, de cette langue dont il est un des plus brillants virtuoses et qu'il aime passionnément. Au début, il lit un peu trop vite, mais, après las premiers mots, il est bien lui-même, original et vibrant :
Bien que j'aie depuis assez longtemps la joie de compter dans votre illustre Compagnie plusieurs camarades et même quelques amis extrêmement chers, dit-il, bien que je sois d'ailleurs un déjà vieux parisien, familier et friand de toutes les fêtes par lesquelles se manifeste l'âme exquise de Paris et qui sont comme les expositions de ses fleurs spirituelles, bien que je sache, en conséquence combien est spéciale, et recherchée entre toutes ces fêtes, celle où l'on intronise un nouvel élu appelé à l'un de vos fauteuils, malgré tant de raisons que j'avais de ne point commettre envers Paris et envers vous le crime de lèse-majesté dont vous allez entendre l'invraisemblable aveu, je me trouve dans la cruelle obligation de confesser qu'aujourd'hui pour la première fois me sont offerts le régal et l'honneur d'assister à une réception académique.
Et, tout de suite, on sent qu'il ne rende aucune de ses vieilles affections et qu'il n'entend pas se dégager de sa « sauvagerie mal policée », de sa truculence, qui le signalèrent à ses débuts comme un rimeur d'une extrême indépendance. Il remercie l'Académie de n'avoir pas trop pris garde « à la rudesse souvent débraillée » de sa Muse et de s'être avisée de lire « dans ses yeux son respect et son admiration absolue pour les grands noms qui font de cette coupole un ciel resplendissant de nos plus merveilleuses étoiles ».
Puis, il commence aussitôt l'éloge de son prédécesseur, « le savoureux poète forestier, le conteur abondant, le pénétrant romancier que fut André Theuriet ». Il entreprend de réparer l'injustice commise en vers ce « très rare écrivain », modeste et timide, et il retrace la carrière de ce fils d'un Bourguignon et d'une Lorraine qui, s'il tenait de sa mère « une vue nette des gens et des choses, une traduction de ces choses et de ces gens par un dessin au trait ferme, la profonde sincérité, le grand naturel, et, somme toute, un art simple et réaliste », avait en même temps « le sang bourguignon de son père, où courait et chantait le sang de nos vignes », ce sang qui « a fait courir et chanter aussi dans ses artères ce je ne sais quoi de lyrique, de moins sage, de plus large, de rouge et non plus de gris, qui forçait le Lorrain réaliste, le romancier de mœurs provinciales à être avant tout et par-dessus tout un poète, ayant bien un clocher dans son petit coin de pays, mais arborant en haut de ce clocher un coq au cocorico entendu par les quatre coins de la France ».
Cet éloge d'André Theuriet, savamment composé, écrit dans une langue d'une richesse incomparable, illustré d'anecdotes charmantes, a été interrompu à maintes reprises par de longs applaudissements. On a goûté la magnifique exaltation de la langue populaire, sur laquelle l'ardent poète de la Chanson des Gueux est revenu eu terminant son discours :
« Et voilà pourquoi, en vérité, je ne me suis pas écarté de mon sujet comme j'ai peut-être l’air de l'avoir fait inconsidérément, quand j'ai {2} paru quitter l'éloge d'André Theuriet pour me jeter dans l'apologie, j'allais dire l'apothéose, de la langue populaire. En parlant pour elle, je parlais pour lui. Ou plutôt, soyons franc, je parlais pour nous, les poètes ; car si les véritables, presque les seuls créateurs de la langue, sont les gens du peuple, c’est parce qu’ils ont le don de perpétuelle enfance, c’est parce que les mots leur « rient toujours », comme écrit encore Montaigne, « d’une fraîche nouvelleté », c’est parce qu’ils gardent la faculté naïve de croire à la vertu de ces mots d’y incarner effectivement les choses, de rester des mythologues inlassables, personnifiant leurs sensations, leurs sentiments, leurs idées, toutes les vibrations de leur-être et toutes celles de l’être qui les enveloppe, dans des images, non pas artificielles ni surtout abstraites, mais concrètes, et absolument vivantes ; or les poètes ont aussi ce don de perpétuelle enfance, et à quelques-uns d’entre eux échoit la rare bonne fortune, en employant les mots les plus simples et les plus pleins, d’inventer des images neuves, des expressions vierges, mais tellement accommodées au génie même de leur langue, qu’elles semblent y avoir existé de tout temps ; et cette gloire-là est la plus belle que puisse rêver un poète. André Theuriet n’y eût-il atteint que par-ci par-là (ce que la postérité saura seule), cela lui vaut mieux que tous les éloges du monde, même académiques ; et faisant bon marché des soixante volumes de romans qu’il a écrits, il eût consenti certainement à ce qu’on les oubliât sous la condition qu’on lui pût assurer cette immortalité particulière, la plus enviable de toutes, à mon sens, celle qui consiste à laisser une empreinte de soi, si légère soit-elle, dans la langue populaire de son pays. Peut-être, Messieurs, sous cette illustre coupole où ont orgueilleusement resplendi tant de grands noms qui sont les phares de notre histoire, peut-être cette modeste ambition vous paraîtra-t-elle bien petite ; mais je ne crois pas me tromper en affirmant qu’elle eût suffi aux désirs d’André Theuriet ; car je juge de ses désirs par les miens, puisque nous sommes tous deux des poètes ; or, pour mon compte, si quelque maître des destins m’offrait le choix entre ce peu de chose, semble-t-il, que je viens de dire, et la certitude d’un nom porté jusque chez nos arrière-neveux par tous les buccins de la gloire, voici, n’en doutez pas, Messieurs, ce que je répondrais sans hésiter : « Puissé-je suprême avoir, comme unique et suprême récompense à mon amour de notre langue, la joie de trouver, ne fût-ce qu’une fois, les mots au cri profond, à l’expression définitive, à l’image lyrique, qui entreront dans le patrimoine de cette langue, assez pour qu’on ignore qu’ils sont de moi ; et périsse alors la mémoire de cette ombre vaine que fut mon nom, pourvu que mon souffle, tant que vivra notre race, continue à vivre sur ses lèvres, dans le verbe devenu chair où j’aurai fixé et immortalisé pour elle un des battements de son cœur ! »
La péroraison du discours de M. Jean Richepin a été saluée par des bravos aux quels, en tout autre lieu moins solennel, se seraient mêlée des acclamations enthousiastes. Et la coupole sonore vibrait encore lorsque M. Maurice Barrès prit la parole pour répondre au nouvel académicien.
Autant le discours de M. Richepin avait été chaud et vibrant, autant celui de M. Barrès fut sévère et conforme à la rigide tradition académique. L'orateur ne négligea pas de décocher les pointes vives que doit subir tout récipiendaire.
II y a une trentaine d’années, quand je sortais du collège, si quelque bohémienne, si Miarka, la fille à l’ourse, sur la foire de Nancy, m’avait prédit qu’un jour, dans une circonstance exceptionnelle et dans une compagnie singulière, je vous entendrais émettre vos théories littéraires, j’aurais été bien intrigué. Contempler le fameux Richepin dans une compagnie singulière ! Où me donne-t-elle rendez-vous ? Quel pourra bien être, me serais-je demandé, le lieu de cette rencontre fatidique ? Une clairière à la brune, le quai d’un grand port méditerranéen où bourdonnent des débardeurs, la Cour des Miracles, voire sous un pont de la Seine ? J’aurais passé en revue, avec une joyeuse animation, toutes les sociétés où nous promènent les romanciers picaresques et dont vous nous avez appris les chansons. Je n’aurais jamais deviné qu’il s’agissait de l’Académie française.
Qui vous eût pris dans ces années extraordinaires pour un futur académicien ? Pouvait-on croire qu’il s’accommoderait jamais d’un fauteuil, celui qui déjà possédait un trône ? Vous veniez, en effet, de sortir de l’École normale pour faire valoir vos droits à la couronne des Gueux, et si vos admirateurs ne se mettaient pas d’accord à votre sujet, les uns disant que vous aviez une tête de roi hindou et les autres de roi mage, tous du moins reconnaissaient votre qualité royale, tous s’inclinaient quand vous leur jetiez en guise de proclamation votre célèbre ballade :
Le poète est le roi des gueux,
et le murmure de leur louange faisait écho à travers les siècles aux truands du vieil Hugo :
Vive Clopin, roi de Thune !
Vivent les gueux de Paris !
Et M. Barrès fit le tableau du « royaume de la bohème », où, en 1876, M. Richepin planta « son jeune étendard ». Il en rappela la détresse, et, tout en accordant qu'il est beau de passer « notre vie à servir l'idéal de notre première jeunesse », il contesta au nouvel académicien sa solidarité avec la plupart des bohèmes qu'il chante :
« Ceux qui gisent sur le bord du fossé, vous avez raison de les plaindre ; mais nous les proposer en modèles, Monsieur, vous n'y pensez pas !
« ...Vous n'avez jamais allumé d'incendies que dans votre imagination, et vous ne souhaitez rien de plus que les feux de l'aurore et les embrasements d'un beau coucher de soleil. »
Puis, rappelant les aventures de jeunesse du poète, M. Barrès ajouta :
Le thème bohémien vous a tellement plu que vous avez voulu le vivre. Vous avez rêvé que votre vie entière fût une chanson à boire, un épithalame, une adjuration aux dieux et aux diables, une strophe ailée et telle qu'on la nommât une vie de poète, alors même que vous n'auriez pas écrit un seul vers. Le jour où les magistrats ont cru opportun de vous condamner à quelques jours de prison, je suis sûr que vous avez pensé à vos chers romanichels pour qui l'aventure est commune, et que vous, le grand artiste, vous avez été flatté d'être comme ces nomades, la victime des préjugés des races sédentaires.
Les souvenirs de la fantaisie qui poussa M. Richepin à suivre jadis des romanichels dans leur marche errante fournirent à M. Barrès l'occasion d'évoquer d'aventure analogue de Callot, le grand artiste lorrain, qui, tout jeune, gagna Rome en compagnie d'une troupe de ces bohémiens dont il devait, plus tard, tracer d'inoubliables types.
Et, revenant à André Theuriet, il en fit à son tour un aimable éloge, mit en valeur ce qu'il avait de « régionaliste », et cela nous valut un beau couplet sur la Lorraine, dont, avait dit dans son discours M. Richepin, la voix parle et le cœur bat maintenant par M. Maurice Barrès. Et l’auditoire applaudit vivement la conclusion de l’orateur, conclusion qui était un éloge du récipidendaire qui est parvenu à conquérir son équilibre entre la règle et l’indépendance et qui, « sans paralyser aucune de ses puissances de désir et sans rien négliger de ses réserves héréditaires, ne fait qu’une seule âme des deux âmes qui nous sollicitent tour à tour, une seule âme, à la fois audacieuse et disciplinée ».
La cérémonie était terminée. L’auditoire se leva. On éprouva presque autant de difficulté à sortir qu’on en avait rencontré pour s’installer. Et dans la cour de l’institut, à l’ordinaire si reposante par son silence, ce furent des poignées de mains, des félicitations réciproques sur tous les sujets qui en motivent, entre gens de connaissance. Des parfums délicats flottaient, apportés là par d’élégantes amies des lettres, qui souriaient de ravissement. Et l’on se serait cru au printemps, au milieu de tant de grâce et sous le clair soleil qui était venu illuminer la journée où l’Académie française accueillait le chantre enthousiaste de la nature ardent et féconde.
Gabriel Dauchot.
André Beaunier, « Le poète des
Gueux à l’Académie française », Le Figaro, 19 février 1909,
p. 3.
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Il y a toujours beaucoup de monde, aux séances de l'Académie, et même si le programme n'annonce pas un spectacle des plus pittoresques. Mais, en vérité, M. Jean Richepin a fait salle comble, et au-delà : les heureuses personnes qui avaient pu trouver place sur les maigres banquettes qu'offre à ses invités la Compagnie aux quarante fauteuils, étaient accumulées les unes contre les autres de la manière et la moins confortable et la plus fraternelle : ainsi se pressent, sur les bâtonnets d'une étroite cage, les petits oiseaux des îles, frileux et frissonnants ; seulement eux font exprès de se tasser !... Et quel succès !... M. Jean Richepin ne se crut-il pas revenu aux jours glorieux de Nana-Sahib, où triomphaient son vers magnifique et son verbe puissant ?... Maintes fois l'interrompirent les applaudissements et les acclamations ; et, quand il eut achevé sa lecture, l'enthousiasme continuait, obstiné, passionné. Notons, du reste, qu'on ne saurait mieux lire un discours mieux fait pour plaire ; un discours à couplets, à effets habilement préparés, où les morceaux de bravoure, fréquents, joliment répartis, éclatent dès qu'on les souhaite, font le bruit qu'on désire comme le plus gai, le plus agréable ; un malin discours. Et quelle voix ! Superbe, claire, qui s'élève et qui s'abaisse avec la même facilité. Des gestes larges et ingénieux, aussi démonstratifs pour marquer l'accent d'une valeureuse tirade ou bien pour signifier une joyeuse ronde que mènent de petites filles. Et quelle prestance ! Il faut le dire : M. Jean Richepin est fort beau, en académicien. Il porte l'habit vert agrafé, non tout à fait jusqu'au menton : l'habit s'échancre d'abord et laisse libre la blanche cravate ; mais il moule exactement le torse et les broderies suivent le dessin des pectoraux vigoureux. La tête, brune, caractérisée énergiquement, se fronce pour les passages de sombre éloquence et puis, pour les gentillesses, sourit avec bonhomie. Les yeux s'enflamment aisément ; et le front porte une auréole de cheveux gris et frisant bien. La main gauche tient le discours et le bras droit fait à lui seul tous les gestes, avec un vif entrain. M. Maurice Barrès présidait, ayant à sa droite M. Ribot, chancelier de la compagnie/et M. Thureau-Dangin, son secrétaire perpétuel. Les parrains de e M. Richepin étaient M. Paul Hervieu et M. Frédéric Masson. Et les bancs qui sont réservés aux membres de l'Institut ne furent jamais mieux et plus abondamment occupés. M. Jean Richepin commença par raconter, avec beaucoup de bonne grâce, qu'il n'avait jamais encore assisté à nulle réception académique. Toutefois, il ne parut pas intimidé. S'il avait, jusqu'à ce jour, négligé de venir à de telles fêtes, c'est qu'il ne sort pas sans sa Muse, laquelle, à cause de sa « sauvagerie mal policée », ne se croyait pas digne de la « haute tenue » académique. Ici, l'on applaudit, pour féliciter M. Richepin d'avoir renoncé à tant de modestie vergogneuse. Il ajouta :
Voilà, j'en suis certain, l'humble mérite qui m'a valu votre faveur et qui vous a permis de ne point trop prendre garde à la rudesse souvent débraillée de cette Muse, et surtout à la témérité inattendue de sa démarche, le jour où soudain elle osa venir frapper à votre porte, après avoir si longtemps et si cavalièrement battu l'estrade par des chemins étranges et quelquefois mal famés. Les gens à courte vue, qui ne vont pas-au fond des choses, en montrèrent quelque étonnement et taxèrent la pauvre Muse d'irrévérence. Mais vous, messieurs, vous ne manquâtes point de lire tout de suite dans ses yeux son respect pour votre histoire et son admiration absolue pour les grands noms qui font de cette coupole un ciel resplendissant de nos plus merveilleuses étoiles. Vous n'avez pas mis en doute une seconde, rien que sur la chaleur de son accent, la filiale tendresse qu'elle a toujours témoignée à ces héros de notre race et à la langue divine dont ils sont les Egrégores. Vous avez surtout pris en considération son amour passionné, presque frénétique, de cette langue, qu'elle estime la plus claire, la plus souple, la plus riche, la plus belle, dont les hommes aient fait usage depuis les Grecs. Vous n'ignoriez point que sa dilection pour cette langue avait comme un air de religion, et ne craignait pas d'aller, comme celle qu'on a pour Paris, avec Montaigne jusqu'aux ver rues, avec Mme de Staël jusqu'au ruisseau. « Verrues » et « ruisseau », c'était ici des termes de patois et des vocables argotiques. N'importe ! Cet excès même d'amour dont la fureur devenait de la candeur, ne laissa pas de vous toucher sans doute, voyant la bonne foi fervente de la pauvre Muse, puisque vous avez consenti à ne pas lui tenir rigueur de son verbe souvent populacier, puisque vous avez, sinon absous, du moins toléré, son au dace à prétendre que le soleil ne cesse pas d'être le soleil quand il se mire dans l'or gras des purins et dans la glu noire des fanges...
L'or gras des purins et la glu noire des fanges, — ces métaphores n'étaient pas, jusqu'à présent, dans l'habitude oratoire de l'Académie. Mais le poète de la Chanson des Gueux a bien fait de penser que les Quarante ne l'accueillaient pas pour le prier d'écrire à la manière de Sylvestre de Sacy ou d'Ernest Legouvé, n'est-ce pas...
... et puisque finalement vous avez acquiescé sans haut-le-cœur à ce que je vous la présentasse, cette Muse, comme une de ces gaillardes ayant pour parangon la Dorine qualifiée, par Molière d'un peu trop forte en gueule, mais tout à la fois comme une fille saine dont le vocabulaire fleure bon le terroir. comme une dévote aux gloires et aux traditions dont vous avez et entretenez le culte, et surtout comme une prêtresse (bac chante, soit, mais prêtresse) vouant toutes ses forces et tout son cœur à l'adoration exclusive de notre langue, si bien que le plus grand crime de cette naïve coupable consiste peut-être en ce qu'elle a voulu, la folle, sa voir trop de français parmi de soi-disant sages, qui n'en savent plus assez.
Il n'y a évidemment pas de tels soi-disant sages, à l'Académie... On le savait ; mais on l'a bien vu, quand cette opulente et vive tirade a passé sans protestations, du moins à haute voix. Puis, M. Jean Richepin vient à l'éloge de son prédécesseur, André Theuriet. André Theuriet et Jean Richepin, — ces deux noms semblent un contraste un peu paradoxal. La douceur fluide de l'un et la truculence de l'autre leur ont valu deux renommées bien différentes. Mais l'auteur de Césarine a la plus grande admiration pour l'auteur de Madame Heurteloup ; et ce goût qu'il témoigne au discret romancier de la vie campagnarde et provinciale, il le lui marque de la façon la plus généreuse et la plus spontanée, en le trouvant un peu pareil à lui.
M. Richepin ne veut pas qu'on regarde André Theuriet comme un écrivain très mesuré, mais, quelquefois, ou généralement, plus pâle qu'il n'est indispensable de l'être. M. Richepin considère que la mémoire d'André Theuriet souffre d'une véritable iniquité : ne l'a-t-on pas enveloppée dans une sorte de brume et n'est-il pas temps de montrer un Theuriet plus éclatant ?...
La critique, en l'étudiant, ne le dégage point des opinions toutes faites, faites d'après la légende grise toujours. Elle semble, au contraire, s'appliquer à resserrer les bandelettes qui le déforment, bandelettes de brouillard aux étreintes d'ouate d'autant plus étouffantes qu'elles sont plus molles. Il reste ainsi comme embaumé dans les louanges inintelligentes dont la fumée empêche qu’on ne le voie. Il est classé, étiqueté, apprécié, loué, d'avance, et une fois pour toutes, non sur sa valeur réelle, mais sur la foi de clichés dont l'exactitude n'est plus et semble ne devoir plus être désormais soumise à aucun contrôle. Même les lecteurs, si nombreux et si fidèles qu'il a charmés et qu'il charme encore, ne se laissent charmer par lui qu'à travers les voiles dont s'enveloppe et pâlit sa figure. Et la force de persuasion dont pèse une erreur consacrée est telle que peut-être jusque parmi vous, messieurs, qui avez connu, admiré, aimé André Theuriet, l'effigie demeurée de lui dans le souvenir de certains, voire de la plupart, est précisément cette imprécise image, faussée, amoindrie, estompée et comme éteinte par le tremblotant halo de la légende grise...
Je ne sais pas si le timide et fin Theuriet n'aurait pas été un peu effrayé de cette annonce d'une peinture qui allait le montrer si différent de ce que lui-même, peut-être, se figurait qu'il était... Mais il aurait certainement apprécié la bienveillance, la bienfaisance, avec laquelle son aimable successeur tâchait de lui donner un peu de ton.
André Theuriet fut, par sa mère, Lorrain, et par son père, Bourguignon. M. Richepin trouve, dans l'œuvre de Theuriet, ces deux influences. Et il insiste sur la bourguignonne, qui a plus de chaleur et de flamme. Du reste, si Theuriet connut à Bar-le-Duc les joies et les émerveillements de l'enfance, il sut aussi se montrer infidèle à sa petite patrie, aimer la campagne et les bois un peu partout, se plaire à des paysages poitevins, tourangeaux, bretons, savoyards et voire niçois. Bref, et comme dit le poète, il eut bien un clocher dans son pays, mais il « arborait en haut de ce clocher un coq au cocorico entendu par les quatre coins de la France»... M. Richepin ne risqua pas cette image avant d'avoir appelé le directeur de l'Académie «celui par qui maintenant parle la voix.et en qui bat le cœur de la Lorraine »...
Selon l'usage de l'Académie, M. Richepin raconte la vie de son prédécesseur ; il en indique les épisodes et il en définit le charme paisible. En passant, il cite un peu de latin, par gentillesse pour l'Ecole normale ; et il dit, par exemple :
Ces recueils purement composés de vers apparent rari nantes dans un véritable océan de volumes en prose...
Cela ferait songer à un naufrage, si l'intention n'était bien évidente, d'accorder cet affable témoignage à l'ancien enseignement de Gaston Boissier. Et puis, nous aimons à connaître que le roi Salomon, dans le latin de la Vulgate, est censé dire : Scribendi libros nullus est finis, —ce que traduit à merveille M. Jean Richepin, comme ceci :
« On n'en finit pas, d'écrire des livres !...» M. Jean Richepin, traducteur de la Vulgate, c'était plus imprévu que M. Jean Richepin successeur d'André Theuriet : les deux tentatives lui ont réussi le mieux du monde.
Analysant l'œuvre de Theuriet, il y trouve obligeamment l'occasion de citer, à propos de lui, Balzac, Dickens et Saint-Simon ; et il ajoute :
Je ne voudrais pourtant pas l'écraser sous des comparaisons d'un poids aussi redoutable, et force m'est bien de reconnaître que son œuvre entière ne s'y prête pas continuellement. Je ne consentirai à le reconnaître, toutefois, que si l'on renonce, d'autre part, à lui infliger certaines comparaisons désobligeantes, j'entends celles avec les berquinades dont je parlais tout à l’heure. De ces comparaisons-là, en effet, il doit être libéré complètement ; il suffit, pour l'arracher à leurs outrages, de montrer par quelles qualités originales le plus facile de ses romans, la plus humble de ses nouvelles, se distingue toujours de la banale production courante, comme on dit, se signale à l'attention des experts en l'art d'écrire, s'impose à leur goût satisfait, et porte, ainsi qu'une marque rare, à chacune de ses pages, presque à chacune de ses phrases, la signature e son auteur, ce caractéristique schibboleth à quoi se reconnaissent, seuls entre tous, et les plus petits aussi bien que les plus grands, les maîtres.
Après cet éloge si résolu, M. Jean Richepin s'était acquitté magnifiquement de sa tâche de pieux successeur. Il trouva cependant encore de jolies choses à dire, d'amusantes images à dessiner et à peindre. Et puis il vint à commenter cette parole de Balzac : « Il n'y a plus de vrais originaux qu'en province. ». Il fit un aimable tableau de la vie provinciale et notamment de la famille où le petit André Theuriet grandit :
Avec l'aïeul, ancien capitaine de dragons dans la Grande Armée, devenu ensuite sous-inspecteur des forêts, et mangeant mainte nant sa maigre pension de retraite à satis faire ses goûts persistants de forestier, André Theuriet apprit la passion des bois, de la nature, des animaux sylvestres, des oiseaux chanteurs. Dans les taillis du Petit Juré, où le bonhomme avait son coin et s'a musait à tailler, sarcler et greffer en fumant sa vieille pipe de dragon, l'enfant courait les brousses, cueillait les fruits sauvages, faisait la grimpette pour chasser aux nids, s'emplis sait les regards de tous les mouvants tableaux que font incessamment surgir entre les piliers des futaies les jeux de la lumière et de l'ombre et buvait tous les parfums âcres et doux de la mousse, des écorces, des branches, à la sève, et s'habituait à entendre et à comprendre les fantastiques confidences que se chuchotent les brins d'herbe et les feuilles, caressés par la brise ou souffletés par le vent. Avec l'arrière-grand'tante Thérèse, restée vieille fille à la suite d'une inclination contrariée, quelque peu étrange, mais si excellente personne, soigneuse ménagère tout en semble et ayant gardé le goût des vers et du chant, douée d'une voix très musicale, d'un esprit libre et de magnifiques yeux bleus qu'ombraient d'épais sourcils, avec cette exquise fée ..aux cheveux blancs cachés par un tour de cheveux postiches et un bonnet lorrain tuyauté, le jeune homme connut les belles âmes romanesques de jadis et leurs héroïques résignations silencieuses," et le charme enveloppant des intimités, des coutumes anciennes, des politesses abolies, des petits soins dorlotant de grands cœurs, et enfin toute la poésie de douceur, de tendresse, de calme, de netteté aussi, netteté matérielle et morale, dont se fleurissaient les logis et les existences de ce qu'on appelle le bon vieux temps, poésie délicate et humble, aux senteurs pourtant pénétrantes, faites d'iris discret et de probité modeste, et sortant des armoires et, des consciences en ordre. M. Jean Richepin admire passionnément la langue d'André Theuriet. Il la trouve simple, sobre, aisée, naturelle, juste, — cela comme tout le monde ; — mais il la trouve encore très originale et riche de ce qu'elle doit au parler populaire... A ce propos, le poète de la Chanson des Gueux vante de grand cœur et avec une vive éloquence ces mots « miraculeux, évocateurs, magiciens », qui composent la langue du peuple. Il les adore et il leur consacre cet hymne victorieux : Songez, en effet, messieurs., à toutes les générations qui les ont répétés, ces mots, sans les avoir appris autrement que pour les avoir cueillis dans le parler des aïeules, des mères, des amantes et qui les ont ensuite vus refleurir sur les bouches roses des enfants ; songez aux joies, aux peines, aux labeurs, aux espoirs, aux prières, aux passions, qui ont ri, pleuré, soupiré, crié, vécu, avec ces mots pour truchements, pour confidents, pour amis ; songez qu'ils ont été, ces mots, la voix du paysan labourant sa terre natale, du marin sillonnant le mobile désert des eaux, du soldat qui va se faire tuer pour le pays, de l'ouvrier qui dompte tous les monstres de la matière, du mendiant qui prie, du vagabond qui rêve, et aussi des buveurs humant (quand il y en avait encore le bon piot de France, et des jeunes filles dansant aux assemblées ou processionnant aux pèlerinages, et des commères jacassant sur la pierre des lavoirs et la margelle des puits, et encore la voix des gosselines menant leurs interminables et délicieuses rondes (Vous qui menez la ronde, menez-la rondement !), et celle, des goussepains jouant aux barres, à saute-mouton, à la marelle, à colin-maillard, à cligne-musette, et celle enfin des vieilles grand'mères, grillons au coin de l'âtre ou cigales au soleil, contant les légendes, fredonnant les refrains, et sans cesse égrenant comme des grains de rosaire, les dictons, proverbes sobriquets, termes de métiers, locutions, formulettes, symboles, adages, lieux communs, devises, tours, tropes, raccourcis ou associations d'idées, toute la multiforme, multicolore et pullulante mythologie du verbe où la nature extérieure et la vie intérieure se traduisent pour le peuple, grevées avec les allitérations, rythmées par les assonances, incarnées dans les images !... On ne saurait mieux dire ; on ne saurait plus hautement proclamer son amour. Et, ici, l'abondance verbale témoigne de la sincérité avec laquelle le poète prouve la tendresse qu'il a pour les mots ; la tendresse n'est pas assez dire, mais la passion véritable et presque sensuelle. Du reste, il y a maintes façons d'aimer les mots ; l'essentiel, si l'on est écrivain, c'est qu'on les aime. Il y a, notamment deux façons de les aimer ; l'une appartient aux gourmands et l'autre aux gourmets : l’une est celle de Rabelais et l'autre celle de Montaigne, Et, comme, ces deux-là eurent beaucoup de génie, tout va bien, pour eux. On peut, par grand amour des mots, les répandre avec une profusion que rien n'arrête, les multiplier, les entasser et puis les éparpiller, les offrir tous au lecteur et comme un peu les lui jeter, non pas pour qu'il choisisse mais pour que l'embarras du choix, au contraire, l'engage à conserver tout ce trésor extrêmement confus et magnifique, où il s'embrouillera, le voluptueux. On lui donne, plus qu'il ne demandait et plus qu'il n'espérait ; et quelle aubaine !... Il prend tout cela, il le reçoit : et peut-être ne sait-il qu'en faire, mais il a le sentiment agréable de posséder des merveilles. Ce pêle-mêle le divertit, à moins pourtant qu'on n'aille jusqu'à l'en accabler. On peut aussi, par grand amour des mots, les économiser, regarder chacun d'eux avec un soin particulier, songer à lui, à son ancienneté, à ses significations durables ou éphémères, à toutes ses fines qualités et à ses délicates puissances. On peut aimer les mots avec une sorte d'attention singulière, les traiter comme des individus, et non comme les éléments d'une foule tumultueuse. Il y a, là encore, une volupté qui est digne d'un écrivain. Je crois que cette manière serait, plutôt que l'autre, celle de M. Maurice Barrès. Il a prononcé un charmant discours, dont toutes les phrases sont finement significatives, mélodieuses et jolies ou belles. D'abord, il a tracé ce vivant portrait du poète illustre qu'il accueillait au nom de l'Académie :
Il y a une trentaine d'années, quand je sortais du collège, si quelque bohémienne, si Miarka, la fille à l'ourse, sur la foire de Nancy, m'avait prédit qu'un jour, dans une circonstance exceptionnelle et dans une compagnie singulière, je vous entendrais émettre vos théories littéraires, j'aurais été bien intrigué. Contempler le fameux Richepin dans une compagnie singulière ! Où me donne-telle rendez-vous ? Quel pourra bien être, me serais-je demandé, le lieu de cette rencontre fatidique ? Une clairière à la brune, le quai d'un grand port méditerranéen où bourdonnent des débardeurs, la Cour des Miracles, voire sous un pont de la Seine ?... J'aurais passé en revue, avec une joyeuse animation, toutes les sociétés où nous promènent les romanciers picaresques et dont vous nous avez appris les chansons. Je n'aurais jamais de viné qu'il s'agissait de l'Académie française. ' - Qui vous eût pris dans ces années extraordinaires pour un futur académicien ? Pouvait-on croire qu'il s'accommoderait jamais d'un fauteuil, celui qui déjà possédait nu trône ? Vous veniez, en effet, de sortir de l'Ecole normale pour faire valoir vos droits à la couronne des Gueux, et si vos admirateurs ne se mettaient pas d'accord à votre sujet, les uns disant que vous aviez une tête de roi hindou et les autres de roi mage, tous du moins re connaissaient votre qualité royale, tous s'inclinaient quand vous leur jetiez en guise de proclamation votre, célèbre ballade :
Le poète est le roi des gueux,
et le murmure de leur louange faisait écho à travers -les siècles aux truands du vieil Hugo :
Vive Clopin, roi de Thune !
Vivent les gueux de Paris !
Cherchant des ancêtres au génie de M. Jean Richepin, M. Maurice Barres lui refuse Murger, lequel se rattache à Musset, dont les poètes de 1870 n'aimaient pas grand chose. Mais il lui accorde Baudelaire, Edgar Poe et sur tout Vallès...
Vallès ! ce lettré malgré lui, ce paysan dépaysé, qui toute sa vie se révolta contre son milieu, contre son métier et contre sa culture, auxquels il n'était pas adapté !... Vallès est l'un de ces révoltés qui réagissent sans patience contre leur « bagage livresque » ; et nos plus farouches meneurs ne sont-ils pas, souvent, des « collégiens continués » ?... Vallès a composé en vers latins au grand concours ; cela se sent à une qualité de langue qui, même dans la brutalité et dans l'argot, rappelle l'épithète heureuse, la belle expression, la recherche du nombre, et s'il veut mettre le feu au Louvre, c'est pour se venger du professeur. Quel témoignage sur les inconvénients de nos efforts pour amener toute la nation à la conscience et pour l'intellectualiser ! Mais je ne veux retenir ici, monsieur, que la grande influence que l'auteur de Jacques Vingtras a eue sur vous, jeune, normalien, avide de liberté. Il a été votre fascination, parce qu'il est le lettré réfractaire.
Vallès, Baudelaire, et d'ailleurs aussi Murger, Petrus Borel et les romantiques de l'impasse du Doyenné, c'est la philosophie du loup de La Fontaine qui les excite. Ils ne veulent pas être attachés ; et ils courent, encore. Ils courent dans toute l'œuvre d'un Richepin. M. Barrès ne les méprise pas. Seulement, il ne les admire pas tous ; et M. Richepin lui-même est-il bien sûr de « se connaître en loups » ?...,Il y a de ces loups qui « déshonorent le loup en se réclamant de lui »...
Mais M. Jean Richepin, s'il a prétendu les chasser tous ou presque tous, ne les a probablement pas tous appréciés ; il ne les a pas tous suivis ; il n'a pas suivi les furieux et, en fait d'incendie, celui d'un beau soleil couchant lui suffit...
Le P. Porée, de la Compagnie de Jésus, qui fut un excellent éducateur (il enseigna les belles-lettres à Voltaire), ne manquait jamais de donner en devoir, à ses jeunes élèves, un éloge, de Bacchus. Cet enthousiasme pour le jus de la vigne, que prêchait le digne ecclésiastique, n'avait pas pour but d'agréger les petits élèves du collège Louis-le-Grand au cortège des Bacchantes, mais simplement de leur donner le goût de l'épithète heureuse et le sens du nombre. La bohème, monsieur, fut pour vous l'ode à Bacchus du P. Porée.
Premièrement, M. Jean Richepin se caractérise comme un grand humaniste. M. Boissier disait de lui : « Il sait du latin ; j'ai été son maître... » Et voici Callot :
A l'âge de douze ans, il s'était enfui de sa famille et de Nancy pour courir en Italie où il voulait apprendre le bel art. Le bissac au dos, le malheureux petit, sans argent, se hâtait sur les routes de Bourgogne, vers le mont Cenis, quand il tomba sur une troupe de bohémiens qui se rendaient à Florence, Vous vous les rappelez. Les voici cheminant à la queue-leu-leu, dans un burlesque équipage de guerre, une trentaine d'individus, hommes, femmes, enfants, plus sept chevaux, un ânon et une charrette. Une princesse en guenilles, parée d'un collier de baies rouges et de monnaies turques, les cheveux sur le dos et l'air mélancolique, chevauche comme leur reine.
Ces pauvres gueux pleins de bonadventures
Ne portent rien que des choses futures.
C'est ainsi que le jeune Callot, sur les chariots de la fantaisie, s'en va vers le soleil d'Italie. Il couche sur la terre dure, à la belle étoile, mais c'est l'étoile de son génie. Char mante ingénuité d'un artiste ! Il marche à la conquête du monde avec ces pèlerins équivoques, aux côtés de la jeune sorcière égyptienne, d'un pas alerte, d'une âme allègre, comme un jeune Tobie près de l'Ange, et n'y gâte pas son cœur.
Et puis, ni Callot ni M. Jean Richepin ne sont indéfiniment restés dans la compagnie des bohémiens. Des marchands de Nancy rencontrèrent le jeune Callot, le prirent par la main, le ramenèrent à sa famille. Pareillement, des académiciens rencontrèrent le grand Jean Richepin, le prirent par la main et l'amenèrent à l'Académie qu'a fondée le cardinal de Richelieu. M. Barrès félicite M. Richepin de cette aventure ; il l'engage à se sentir bien et heureusement installé dans une compagnie d'écrivains sédentaires. Quant à l'analogie que M. Richepin crut pouvoir établir entre le talent de Theuriet et le sien, M. Barrès ne semble pas l'avoir aperçue.
Et il arrive à André Theuriet, poète de la calme province.
Aujourd'hui, les écrivains provinciaux et les romanciers régionaux abondent. M. Barrès se demande s'il n'y en a pas trop, si le régionalisme ne va pas être un thème, comme jadis la mélancolie romantique ; et il s'effraye de Ce mouvement qui va trop vite, qui va peut-être à l'étourdie. La province, dit-il, n'est pas un bibelot, — mais « une façon de sentir, un lien avec le passé, un principe de solidité morale ». Entendue ainsi, gravement, la province n'est sans doute pas un motif que les écrivains ! soient tentés de traiter avec autant d'aisance que s'il ne s'agissait que de rédiger de menues remarques pittoresques. L'avertissement est profitable ; et puisse-t-il être entendu !... A propos des petites villes qu'aima de tout son cœur et de toute son âme André Theuriet, ceci : Approchons-nous de la petite ville. Depuis des siècles, elle est assise sur son coteau, toujours pareille à elle-même, sauf peut-être que son rempart, qui ne fut jamais bien solide, s'est transformé en jardins où elle met tout son plaisir. Chaque jour, les heures uniformes y ramènent les mêmes soins un peu ternes. Ce pas que l'on entend dans la rue, c'est un tel, qui va à son métier, à la chasse, à la pêche ; ce piétinement ' d'une foule, c'est tel autre que l'on porte au cimetière. Je le sais, sans avoir besoin de me pencher à ma fenêtre. L'existence ici se déroule comme une chanson, où les mêmes couplets reviennent sans cesse, encadrés d'un refrain monotone. Sur quoi roule depuis des siècles la chanson de la petite ville ? Elle répète éternellement trois, quatre idées de religion, d'autorité, de mariage, d'épargne et d'héritage. Elle chante obstinément la règle. Sans doute, cette règle, les gens de la petite ville, à l'u sage, la vulgarisent. Ils en font un peu les maximes de la petite sagesse ; ils ne la manifestent pas d’une façon fulgurante, mais enfin ils la maintiennent. Leurs vieilles maisons de famille sont des enclos où se conservent toutes les idées sur lesquelles la société française a vécu. Ici le cœur est plus, lent d'un degré, mais c'est un cœur immortel. Et enfin, voici. Le « prince des Nomades » succède au « favori des Muses sédentaires ». L'Académie est contente, parce que le « roi des Gueux » a prononcé un bel et digne éloge d'un poète qui fut aussi « le modèle des fonctionnaires ». L'assistance, en outre, fut enchantée, parce que l'écrivain le mieux attaché à ses origines provinciales, le plus conscient des persistantes vertus d'un sol ancien, vanta les mérites du-poète le plus jaloux de l'indépendance bohémienne. Mais l'écrivain qui prétend tirer son génie et ses forces de la Lorraine natale, et ancestrale a divinement célébré Venise, Tolède et Sparte ; et le poète bohémien, par la lignée de nos bons humanistes, se rattache directement à l'admirable culture latine. Ces malentendus sont harmonieux et ils composent l'heureuse diversité de notre littérature.
André Beaunier.
Anonyme, « M. Jean Richepin à
l’Académie », L’Eclair, 19 février 1909, p. 1.
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Un beau soleil, une affluence considérable, de belles toilettes, des célébrités du théâtre, rien n’a manqué jour donner de l’éclat à la solennité académique d’hier. Reconnaissons-le, c’était bien M. Richepin que l'on fêtait. Autre enfant prodigue, pour lui l’Institut était au grand complet ; et l’on voyait bien au nombre des immortels présents que ce retour de l’ancien normalien, si heureux de s’asseoir à coté de quelques-uns de ses maîtres, de camarades de jeunesse, causait sous la Coupole une vive joie.
C’est bien pour lui, à coup sûr, qu'étaient venus tant de comédiens et de comédiennes, Mme Bartet, Mme Pierson, Mme Cora Laparcerie, Mounet-Sully, et enfin Sarah Bernhardt. La grande artiste a eu, on peut le dire, les honneurs de la séance. Le premier geste de M. Jean Richepin entrant accompagnés de ses parrains, MM. F. Masson et Hervieu, a été pour celle qui fut son interprète. Il lui envoya un gracieux salut de la main en ayant soin d’effleurer galamment la bouche de la main, ce qui lui valut une même réponse de Sarah Bernhardt. Et le public de tourner ses regards vers la banquette où elle est placée, à côté du peintre Claivin et de Jean Tharaud, non loin de Déroulède, de Rochefort. On s’obstine tellement à diriger les lorgnettes de ce côté, que malgré le bureau, composé de MM. Maurice Barrès, Ribot, Thureau-Dangin, et qui a pris maintenant place avec la solennité voulue, on entend cette apostrophe : « On va me faire rougir, si l’on continue ! » Mme Sarah Bernhardt intimidée ! L’Académie seule peut produire de tels miracles.
Cependant, M. Jean Richepin, invité à prononcer son discours, ne paraît éprouver aucune émotion et c’est très maître de lui qu’il entreprend l’exorde toujours délicat, plus délicat encore pour lui. Mais très habilement, il a su plaider les circonstances atténuantes pour les péchés de jeunesse, affirmant que toujours il eut le respect, l’admiration de l’Académie :
Bien que j’aie depuis longtemps la joie de compter dans votre illustre Compagnie plusieurs camarades et même quelques amis extrêmement chers, bien que je suis, d’ailleurs un déjà vieux Parisien, familier et friand de toutes les fêtes par lesquelles se manifeste l’âme exquise de Paris et qui sont comme les expositions de ses fleurs spirituelles, bien que je sache, en conséquence, combien est spéciale, et recherchée entre toutes ces fêtes, celle où l’on intronise j’ici nouvel élu appelé à l’un de vos fauteuils, malgré tant de raisons que j'avais de ne point commettre envers Paris et envers vous le crime de lèse-majesté dont vous allez entendre l’invraisemblable aveu, je me trouve dans la cruelle obligation de confesser qu’aujourd’hui pour la première fois me sont offerts le régal et l’honneur d’assister à une réception académique.
Permettez-moi cependant, messieurs, si peu innocent que je semble, de plaider résolument non-coupable, et de tâcher à vous persuader que cette bizarre abstention, loin d’encourir votre blâme, doit plutôt me devenir un titre de plus à votre indulgence. Vous avez bien voulu me la manifester déjà, cette indulgence, à deux reprises, par l’attribution de prix non sollicités. Vous avez daigné naguère y mettre le comble en m'accordant des suffrages qui me font déformais l’un des vôtres. Souffrez que je vous en rende grâce de la meilleure façon qui soit, sans fausse rhétorique non plus que fausse modestie, mais avec cotte simple affirmation en toute ingénue sincérité, a savoir que mon apparent indifférence touchant les choses qui vous intéressent était un véritable tribut d’hommages silencieusement payé à la gloire imposante de votre maison par la sauvagerie mal policée de ma Muse, et que cette sauvage» œ même, parce qu’elle se jugeait peu digne de votre haute tenue, prouvait ainsi d’autant mieux quel sentiment j’avais, net et tout ce que représente l’Académie française.
Et comme la voix est sonore, la phrase large et élégante, des applaudissements qui ne s'interrompront plus donnent au récipiendaire l’absolution qu'il sollicite si franchement. Toutes les auditrices des conférences ne sont-elles pas là, enthousiastes pour le conférencier auquel elles ont offert l’épée que l’académicien porte à son côté ? Puis comment bouder aux aveux de cette Muse si bien enveloppés de tout ce qui peut attendrir les plus moroses ?
Vous n’avez pas mis en doute une seconde, rien que sur la chaleur de son accent, la filiale tendresse quelle a toujours témoignée à ces héros de notre race et à la langue divine dont ils sont les Egrégores. Vous avez surtout pris en considération son amour passionné, presque frénétique, de cette langue, qu’elle estime la plus claire, la plus souple, la plus riche, la plus belle, dont les hommes aient fait usage depuis les Grecs. Vous n’ignoriez point que sa dilection pour cette langue avait comme un air de religion, et ne craignit pas d lier, comme celle qu’on a pour Paris, avec Montaigne jusqu’aux verrues, avec Mme de Staël jusqu’au ruisseau. « Verrues » et « ruisseau », c’était ici des termes de patois et des vocables argotiques. N’importe ! Cet excès même d’amour, dont la fureur devenait de la candeur, ne laissa pas de vous toucher sans doute, voyant la bonne foi fervente de la pauvre Muse, puisque vous avez consenti à ne pas lui tenir rigueur de son verbe souvent populacier.
Et, très audacieusement, durant tout l’éloge consacré à André Theuriet, M. Richepin continuera à démontrer la parenté de sa Muse avec celle du doux poète qu’il remplace. A l’entendre, si la Muse de Theuriet a été méconnue de quelques-uns, c’est qu’elle a manqué d'excès et de brutalités. Il est vrai que, plus loin, M. Richepin atténuera cette déclaration et que sa plaidoirie pro domo sua non dissimulée, terminée, il achèvera cet éloge de Theuriet en le suivant pas à pas depuis sa naissance à Marly-le-Roi, jusqu’à sa dernière œuvre. Que d’heureuses tirades lui a inspirées cette noble existence ! Celle-ci, par exemple :
Le poète y est en progrès, plus expert en son art, ayant assoupli sa facture et enrichi sa langue. On sent, en même temps, que l’homme a vécu, et de cette vie tragique où se sont trempés ceux de notre génération, le sac au dos et le fusil au poing. C’est dans « Les Paysans de l’Argonne », volume paru en 1871, que vibrent plus particulièrement les souvenirs de l’Année Terrible ; mais qu’André Theuriet ait passé par là, qu’il se soit battu à Buzenval, qu’il ait éprouvé les sensations et les sentiments atroces et sublimes de la guerre, on le perçoit aussi, et jusque dans ses vers d’amour, et jusque dans ses paysages eux-mêmes, à sa voix plus grave, à sa manière plus large, à son cœur plus gros comme de sanglots étouffés, à une sorte de profondeur dans l’accent et le regard, par quoi restent marqués ceux qui ont connu la joie âpre et superbe d’être soldats quand la patrie est en danger et d'aller au feu pour la défendre, les narines froncées de colère, la poitrine gonflée d’amour, et prêts à voir sur cette poitrine éclore la rose sanglante d’une blessure.
Les applaudissements furent tels que M. Richepin dut s’arrêter un instant. Il en sera ainsi jusqu’à la fin de cette thèse où M. Richepin a pris à tâche de rester à l’ombre de l’un de ces sous-sols si bien décrits par son prédécesseur qui, selon lui, ne vaut que par son amour de la langue populaire :
En partant pour elle, je parlais pour lui. Ou plutôt, soyons franc, je parlais pour nous, les poètes ; car si les véritables, presque les seuls créateurs de la langue, sont les gens du peuple, c’est parce qu’ils ont le don de perpétuelle enfance, c'est que les mots leur « rient toujours », comme écrit encore Montaigne, « d’une fraiche nouvelleté », c’est parce qu'ils gardent la faculté naïve de croire à la vertu de ces mots, d’y incarner effectivement les choses, de rester des mythologues inlassables, personnifiant leurs sensations, leurs sentiments, leurs idées, toutes les vibrations, leur être et toutes celles de l’être qui les enveloppe, dans des images, non pas artificielles ni surtout abstraites, mais concrètes, et absolument vivantes.
Et le récipiendaire termine :
Puissé-je avoir, comme unique et suprême récompense à mon amour de notre langue, la joie de trouver, ne fût-ce qu’une fois, les mots au cri profond, à l’expression définitive, à l’image lyrique. tareront dans le patrimoine de cette langue, assez pour qu’on ignore qu’ils sont de moi ; et périsse alors la mémoire de cette ombre vaine que fut mon nom, pourvu que mon souffle, tant que vivra notre race et continue à vivre sur ses lèvres, dans le verbe devenu chair où j’aurai fixé et immortalisé pour elle un des battements de mon cœur !
Trois salves nourries et prolongées soulignent cette péroraison. C’est au tour de M. Maurice Barrès de répondre.
Quelques personnes auxquelles l’accès du centre avait été refusé pendant que M. Richepin lisait son discours profitent de ce court moment d’interruption pour se caser. Parmi ces retardataires, on remarque Mme Alexandre Dumas dont la venue provoque une véritable émotion. Mais le silence se rétablit. M. Maurice Barrès a pris la parole et le commencement de sa harangue si originale :
Il y a une trentaine d’années, quand je sortais du collège, si quelque bohémienne, si Miarka, la fille à l'ourse, sur la foire de Nancy, m’avait prédit qu'un jour, dans une circonstance exceptionnelle et dans une compagnie singulière, je vous entendrais émettre vos théories littéraires, j’aurais été bien intrigué. Contempler le fameux Richepin dans une compagnie singulière ! Où me donne-t-elle rendez-vous ? Quel pourra bien être, me serais-je demandé, le lieu de cette rencontre fatidique ? Une clairière à la brume, le quai d’un grand port méditerranéen où bourdonnent des débardeurs, la Cour des Miracles, voire sous un pont de la Seine ?... J’aurais passé en revue, avec une joyeuse animation, toutes les sociétés où nous promènent les romanciers picaresques et dont vous nous avez appris les chansons. Je n’aurais jamais deviné qu’il s’agissait de l’Académie française.
Qui vous eût pris dans ces années extraordinaires pour un futur académicien ? Pouvait-on croire qu’il s'accommoderait jamais d’un fauteuil, celui qui déjà possédait un trône ? Vous veniez, en effet, de sortir de l’Ecole normale pour faire valoir vos droits à la couronne des Gueux, et si vos admirateurs ne se mettaient pas d’accord à votre sujet, les uns disant que vous aviez une tête de roi hindou et les autres de roi mage, tous du moins reconnaissaient votre qualité royale, tous s'inclinaient quand vous leur jetiez en guise de proclamation une de vos célèbres ballades.
Et M. Maurice Barrès, dans un tableau pittoresque, retrace les mécomptes du royaume de la Bohème. Tour à tour, il évoque les noms de Villon, de Gérard de Nerval, de Verlaine, de Murger. Mais ce dernier, d’après lui, n’a pas été le maître de Richepin.
De tous ceux qui, de près ou de loin, ont façonné votre caractère et vous ont préparé des disciples, aucun n’est comparable à Vallès. Vallès ! ce lettré malgré lui, ce paysan dépaysé, qui toute sa vie se révolta contre son milieu, contre son métier et contre sa culture, auxquels il n’était pas adapté ! La vie de ce révolutionnaire n’est pas le développement d’une pensée ; elle n’est rien que la série des réactions d’un puissant animal, gêné, irrité par son bagage livresque. En étudiant nos guerres civiles, je vois que nos plus farouches meneurs sont bien souvent des collégiens continués.
L’attention de l’auditoire est désormais conquise. Ce sont les idées, graves, sérieuses, présentées avec cet humour dont l’auteur du Jardin de Bérénice ne peut se départir, qui vint perler une à une. De temps à autre quelques légères égratignures qui rappellent les procédés de Brunetière. Par exemple la révélation de l’inanité de cette légende qui tendit à laisser croire que le récipiendaire était d’origine touranienne. Ce n’est qu’une anecdote, mais aussi quelle épine sous les roses !
Aujourd’hui, le problème de vos origines touraniennes est décidément résolu. Un jeune critique, le plus autorisé, s’est levé d’auprès de vous pour nous dire : « Mon père, un Touranien ! Allons donc, il est de Picardie ! »
La Picardie, c’est un lien pour revenir à la France, à la Lorraine, aux idées chères à M. Maurice Barrès. Jamais, il ne les a mieux condensés qu’hier. C’était aussi un acheminement vers l’éloge de Theuriet, ce peintre des mœurs provinciales, un peu lorrain, un peu bourguignon.
Et M. Maurice Barrès a foi dans ces générations de bons bourgeois d’au-delà les fortifications :
N’avez-vous pas l’impression qu’il existe des liens étroits entre le génie d’un Racine ou d’un Corneille et les règles auxquelles s’assujettit encore notre province ? Ces grands hommes se tiennent à leur place. Ils écrivent des tragédies parce que cela les amuse, mais ils ne s’imaginent pas qu’ils vont changer le cours des étoiles. Leur travail est patient, volontaire, économique. Ils ambitionnent d’être les premiers dans leur ordre, mais ils distinguent plusieurs ordres. Et ce même discernement, quand ils l’appliquent dans leur besogne, les empêche de s’abuser avec des mots et de se perdre dans les nuées.
Ah ! que nous voilà loin, Monsieur, de la chanson tzigane ! Nous avons été entraînés par le contraste que votre génie présente avec celui de votre prédécesseur. La bonne fortune qui me permet de vous faire le compliment de bienvenue m’a amené tout naturellement à examiner deux manières extrêmes d’envisager l’art et la vie. Je me félicite d’avoir eu à célébrer tour-à-tour, en une même journée, le charme de la fantaisie et puis la paisible beauté de la littérature provinciale.
Encore quelques mots pour terminer, et M. Maurice Barrès, qui pendant une heure avait charmé l’auditoire, a recueilli l’ovation que méritait ce discours, le plus remarquable qu’il prononcera. L’écrivain du Jardin de Bérénice a mûri au contact de la politique, tout en conservant l’originalité d’un style qui est bien à lui seul.
Albert Gorey, « La Dernière
étape du Chemineau », Comœdia, 19 février 1909,
p. 1-2.
Il est convenu depuis plusieurs semaines d’ailleurs, que la séance académique d’hier comptera parmi les plus brillantes. Nous ne dirons donc pas le contraire. Et pourtant…
Et pourtant, plus d’une espérance fut déçue : on s’attendait à des hardiesses, à des audaces, à des violences presque – il n’y en eut point.
Dans le vin généreux où, jusqu’à s’enivrer parfois, il abreuva sa jeunesse ennemie de toute contrainte, l’auteur des Gueux a mis quelque peu de l’eau académique qui coule au bout du pont des Arts : c’est à peine si, dans tout son discours, il y a trois ou quatre mots qui ne sont point au dictionnaire ; et, à part une belle apostrophe à ceux qui, après tout, ne sont que « les gardiens avisés et les catalogueurs patients » de la langue nationale, œuvre du peuple, toute la harangue de M. Jean Richepin a les angles académiquement arrondis, comme par crainte de casser, sous la Coupole, des vitres un peu faites aux éclats et aux fanfares.
Quant à M. Maurice Barrès, ce fut lui qui se montra véritablement révolutionnaire : foulant aux pieds d’antiques traditions, il ne dit pas un mot de l’œuvre du confrère qu’il avait à recevoir. L’ignore-t-il ? C’est peu probable. Recula-t-il devant la tâche, pourtant si tentante, de faire l’éloge académique d’un auteur dont tous les écrits n’auraient, sans doute, point été couronnés par l’institut ? Voulut-il marquer son dédain pour une lyre dont les accents ne furent pas toujours accordés aux conventions bien pensantes extraditionnalistes ? Qui saura jamais.
Or, donc, lorsqu’une heure sonna, le roulement de tambour ordinaire retentit et M. Maurice Barrès prit place au bureau, sous le buste de marbre du duc d’Aumale, entre les feuilles mortes de la barbe de M. Thureau-Dangin et les neiges de la toison olympique de M. Ribot.
Comme un lion superbe et généreux, rejetant en arrière sa belle crinière grisonnante, M. Jean Richepin apparut, bien sanglé dans son habit aux palmes fraîches et étincelantes. Il s’assit entre ses deux parrains, M. Paul Hervieu, inaugurant, sous la Coupole, la cravate rouge et commandeur qui fait si bien sur le vert et M. Frédéric Masson, dont le gilet, noir et brodé, unique parmi les quarante, fait toujours sensation.
Comme ses parrains étaient tous deux gantés de blanc, M. Jean Richepin ôta ses gants ; il se leva et commença son « remerciement », la voix forte et portant bien, la main droite scandant chaque phrase, mettant en valeur un mot, soulignant une épithète.
Le récipiendaire fit tout d’abord un surprenant aveu : il n’avait jamais assisté à une réception académique et il lui fallut le suffrage des Quarante pour avoir « ce régal et cet honneur ».
Ceci dit, M. Jean Richepin craignant qu’on ne voie en cela une marque d’indifférence envers la maison où il entre, s’empressa de rendre hommage à « sa gloire imposante », et, sans renier d’ailleurs « la rudesse souvent débraillée de sa muse », il s’inclina devant « la haute tenue » de ses nouveaux confrères et affirma qu’il a « le sentiment net et profond de tout ce que représente l’Académie française » en même temps qu’« une admiration absolue pour les grands noms qui font de cette coupole un ciel resplendissant de nos plus merveilleuses étoiles ».
Engagée sur ce ton, la conversation ne pouvait manquer d’être courtoise et qu’on ne croira plus le poète, tout à l’heure, quand il nous dira que sa muse est comme « une de ces gaillardes ayant pour parangon la Dorine qualifiée de par Molière d’un peu trop forte en gueule. »
Ceci dit, M. Jean Richepin entame l’éloge de son prédécesseur ; il trouve des mots justes et même ronflants pour saluer « le savoureux poète forestier, le conteur abondant, le pénétrant romancier que fut André Theuriet ». Puis, après avoir rendu hommage au « probe, tendre, fécond, original et très rare écrivain » auquel il succède, il dégage son image de « la légende grise » où on l’a embaumée.
Ceci nous vaut un beau portrait de l’auteur de Jean-Marie et la pittoresque évocation des paysages où André Theuriet promenait sa rêverie de poète. Entre temps, M. Jean Richepin rendit hommage au fonctionnaire ponctuel qui accepte d’être rond de cuir pour ne point, en faisant de l’art son gagne-pain, s’exposer « à des compromissions, à des besognes viles, à flatter les yeux du public devenu un client, un acheteur, dont on se rend l’esclave affamé, donc enchaîné. »
Après avoir loué « le réalisme sans caricature des caractères » que dessina l’auteur du Père Maugars, M. Jean Richepin montre les belles qualités de la langue qu’il parla ; et cela l’amène à nous faire une pompeuse apologie de la langue populaire, cette langue dont « les véritables ou presque les seuls créateurs » sont les paysans, les marins, les soldats, les ouvriers {2} les mendiants, les vagabonds… quant aux académiciens, leur rôle se borne à être « les gardiens avisés et les catalogueurs patients » de ces trésors, héritage de tout un peuple.
Aussi, pour M. Jean Richepin, la suprême ambition est-elle « de laisser une empreinte de soi, si légère soit-elle, dans la langue populaire de son pays ».
Quand les applaudissements qui saluèrent la belle phrase où il exprime ce vœu se furent apaisés, M. Maurice Barrès parla à son tour.
Il avait bien commencé : d’une ironie fine, quoique après tout facile, il s’était étonné de voir M. Jean Richepin sous la Coupole, mais après une rapide allusion à la Chanson des Gueux, il crut faire assez en cherchant quels hommes avaient formé l’esprit et façonné le caractère de son récipiendaire, ayant énuméré Vallès, Murger, Baudelaire, Pétrus Borel, M. Maurice Barrès se lança dans un pittoresque tableau de la Bohème et, dès lors ce fut fini : à peine, de-ci de-là une plaisanterie sur le poète qui a la nostalgie de la roulotte et qui en créant une « biographie imaginaire » se prétend touranien, le reste n’est qu’un étrange assemblage où à l’école de Callot succèdent de fines mais inattendues descriptions de villages lorrains, une monographie de « la petite ville » une apologie du « retour à la province », la psychologie de la musique tsigane, un tas de choses intéressantes en soi si l’on veut, mais qui entrent, en ce discours, que par un effort trop visible.
Mais, peut-être, M. Maurice Barrès ne voulait-il point avoir à dire ce qu’il pense de l’œuvre de M. Jean Richepin. Il le dit toutefois en n’en disant rien. Et en concluant, par un académique parallèle entre « le charme de la fantaisie et puis la paisible beauté de la littérature provinciale », il montra qu’il voulait ne se point compromettre, en approuvant ceux qui ont « une seule âme, à la fois audacieuse et disciplinée ». Comme cela tout le monde sera content.
Albert Gorey.
Edouard Helsey, « Impressions
de séance », Comœdia,
19 février 1909, p. 2.
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site RetroNews.
C'est une lassante cérémonie qu'une réception académique. Comment tant de gens qui ont des affaires, des relations, et qui pourraient désirer des plaisirs gâchent-ils leurs temps — ce temps qui si tôt passé ! — à venir écouter, engourdis et comprimés sur des banquettes trop étroites des discours toujours trop longs ?
Le discours académique est le genre le plus indigent de la littérature française. De grands écrivains, tel Victor Hugo, en prononcèrent de très médiocres et l'on ne connaît guère d'exemple que ces pages de circonstance aient survécu à l'instant où elles furent lues.
Mais tout est convenu dans ces assises protocolaires, tout, jusqu'à l'agrément qu'on y doit prendre. On arrive là muni d'une convenable provision d'enthousiasme, des sourires tout prêts sur les lèvres, des épithètes choisies en poche.
Que de paroles y sont dépensées inutiles et qui ne correspondent à aucune réalité. Cette aorte de couronnement évoque de moroses distribution de prix en province, ou toute la banalité des funérailles bien parisiennes.
La séance d'hier fut comparable à celles qui la précédèrent comme à celles qui la suivront.
Et pourtant M. Maurice Barrès attire et retient par une des plus fortes physionomies littéraires de ce temps. Et pourtant M. Jean Richepin, sonore et pittoresque amuse, comme un picador de bal masqué, en secouant-les mille grelots du manteau où il drape son exubérance.
Mais le peintre émouvant de Colette Baudoche pas plus que le rhapsode habile qui chanta la Chanson des Gueux ne surpassa l'occasion.
M. Maurice Barrès échappa du mieux qu'il pût à un sujet qui visiblement ne le tentait guère. Tous deux firent des phrases et de bélier phrases, mais tous deux eussent - ennuyé un auditoire sincère
Et, à leurs côtés, des vieillards, écrasés d'années somnolaient solennellement.
J'ai vu des visages blancs et ternes comme le plâtre et, qui semblaient déjà des bustes — provisoires et poussiéreux.
J’ai vu des têtes reproduites à dix exemplaires, j’ai vu dix fois, à droite, à gauche, M. Thureau-Dangin ou M. le comte Vandal.
Vous serez peut-être heureux de savoir que M. Mounet-Sully assistait à cette fête et Mme Adolphe Brisson et M. Henri Rochefort et Mme Bartet et Mlle Sorel ; J'aurais voulu noter des noms, mais comment discerner à une douzaine d'exception près, tant de gens inexprimablement indiscernables, tous semblablement caducs, tous également mornes décorés et lents, qui, après les dernières paroles de M. Maurice Barrès défilèrent, comme en une sacristie, dans le sombre vestibule où une statue de marbre exhibe ironiquement sa juvénile virilité ! Et qu'on me dispense de nommer les élégantes dames généralement mûres qui se mêlaient à ce Sénat. Ce flot terne déferla mollement devant M. Jean Richepin qui, près de M. Paul Hervieu, serrait la poignée de son épée.
Cette épée qui lui fut offerte par un groupe d'admiratrices, a été ciselée de la garde au pommeau par M. Falize. Elle symbolise l'œuvre du nouvel académicien.
Les Blasphèmes, Les Gueux, Les Caresses, y sont personnifiés par trois figures humaines.
Une algue, souple et lisse, rappelle La Mer et Le Flibustier. Des pommes d'or sont la récolte du Chemineau et une délicate miniature, reproduisant La Liseuse de Jules Lefebvre, voilée sous des aiguilles de pin, est la signature des jeunes filles qui offrirent à Jean Richepin cette arme précieuse d'or et d'argent, de corne sculptée, d'émail et de clair acier bien trempé, soigneusement creusée d'une rigole pour hâter l'écoulement du sang.
Enfin, ayant reçu l'accolade vigoureuse de son fils Tiarko, M. Jean Richepin s'enfuit vers le vestiaire. Je tentai, à mon tour, de parvenir jusqu'à lui. Il répondit d'une phrase : « Très heureux, je suis très heureux » aux félicitations que je lui adressai. Et il me sembla que ces six mots brefs exprimaient plus pleinement sa joie que sa harangue traditionnelle officielle et calculée.
Félicien Pascal, « Jean
Richepin », La Revue
hebdomadaire, 20 février 1909, p. 390-405.
Au moment où la nouvelle de la candidature de M. Jean Richepin à l'Académie se répandit, non sans provoquer un peu de surprise et quelques objections, quelqu'un lui prêta ce propos, où se révélait assez bien le cas qu'il fait de lui-même :
— Ils me nommeront, aurait-il dit, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à décerner les prix de poésie. Maintenant que Sully-Prudhomme est mort, il ne leur reste d'autre poète que Coppée. Pour juger les concurrents en connaissance de cause, nous ne serons pas trop de nous deux.
Hélas ! la mort donna à peine le temps, à François Coppée, de s'arracher à son lit de douleur, pour venir apporter son suffrage à son vieux camarade, et lui rallier les voix hésitantes, par cette intervention héroïque. Et maintenant que M. Jean Richepin est installé au fauteuil d'André Theuriet, il sera, en effet, jusqu'à nouvel ordre, à l'Académie, le seul juge expert des concours de poésie, puisque Edmond Rostand se dérobe, en quelque sorte, aux séances des commissions, par son éloignement de Paris.
Mais ce n'est pas seulement pour sa compétence spéciale en poésie que l'Académie devait élire M. Jean Richepin. Elle s'applique, autant que possible, à accueillir les interprètes les plus puissants et les plus originaux de la pensée, des passions, de la vie de chaque génération. Malgré les réserves qu'elle impose, l'œuvre de M. Jean Richepin a cette originalité et cette {391} puissance qui la distinguent des œuvres éphémères ; elle est une image en haut relief, un écho vibrant et large, l'expression émouvante de certains aspects de la vie contemporaine. Elle offre, à l'Académie, de bonnes raisons du choix qu'elle a fait de M. Jean Richepin. Et, si quelque chose a pu surprendre, en cette élection, c'est bien plutôt que M. Jean Richepin en ait éprouvé le désir.
Ce n'est lui faire aucun tort que de rappeler, en effet, qu'il a professé, pour l'Académie, le même mépris que pour, tout ce qui est l'objet du respect du commun des hommes, religion, lois, institutions sociales. On l'a connu détracteur enragé de l'illustre Compagnie. L'horreur qu'il en avait allait jusqu'à la hantise. On raconte qu'il représentait, à ses enfants en bas âge, les académiciens comme des épouvantails pareils à Croquemitaine.
— Jacques, disait-il, pour modérer les exubérances enfantines de son premier né, Jacques, prends garde ! je vais appeler un académicien !
Heureusement, il y a une discipline à laquelle s'est astreint ce hors la loi volontaire, qui s'était proposé pour idéal la fougueuse, liberté de mouvements et d'actions de l'étalon sauvage, c'est la discipline des bonnes lettres ; il y a un culte qu'a professé fidèlement ce blasphémateur de tous les dieux, c'est celui de l'art d'écrire. Sa soumission à cette unique discipline, sa fidélité à ce culte unique lui ont permis de penser qu'il ne serait pas déplacé à l'Académie, lorsque lui est venu le goût tardif de la vie coordonnée, de la sociabilité, du classement individuel dans un organisme professionnel. Et cet encadrement social qu'il a recherché, de lui-même, est bien une sorte d'enseignement moral qui résulte de l'œuvre de ce réfractaire forcené, malgré l'espèce de point d’honneur qu'il a mis à éliminer toute notion morale de ses écrits.
{392}
***
Sans même rechercher si M. Jean Richepin a connu et fréquenté Jules Vallès, on peut bien dire qu'il a dû en recevoir une forte impression. Il a dû lire, il a dû dévorer les Réfractaires de cet écrivain amer et ironique, qui affecta d'en vouloir, toute sa vie, à ses parents, pour lui avoir mis la plume à la main, au lieu de lui avoir mis la main à la charrue. Les Réfractaires de Jules Vallès sont de 1866. M. Jean Richepin, né en 1849, était alors un jeune bachelier de dix-sept ans. Ce livre dut être pour lui un de ceux qui s'incorporent, pour ainsi dire, à la sensibilité d'un jeune homme, parce qu'ils lui précisent le vague, l'insaisissable et l'inconscient encore de ses sensations naissantes. Il y avait des affinités de nature entre le fils du petit professeur du lycée du Puy et le fils du médecin militaire de Médéah. Vallès demeurait ulcéré de son exil loin de son âpre Velay natal, cher à ses vagabondages, et de son incarcération dans une boîte à bachot, où il avait passé son adolescence dans le rôle de bête à concours. M. Jean Richepin n'a pas supporté non plus, sans douleur, les longues immobilités de la vie de collège, ni sa nostalgie des galopades dans l'air libre et l'espace que réclamaient déjà son sang trop vif et sa forte et élastique musculature. C'est pourquoi ce livre de Jules Vallès a dû agir spécialement sur son esprit. Et n'en aurait-on pas une preuve dans le premier volume qu'il a publié en 1872, les Étapes d'un réfractaire ?
Ce livre dut lui plaire encore pour la saveur de son vocabulaire. On sait que Vallès, dans son ressentiment du supplice que lui avaient été ses études universitaires, en aurait voulu anéantir tous les éléments. En attendant qu'il eût décidé les hommes à brûler jusqu'au dernier exemplaire tous les ouvrages de {393} littérature antérieurs à la littérature contemporaine, il évitait de son mieux l'emploi des formes de phrases, des constructions dont avaient fait usage ses devanciers ; il se défiait des termes usités dans les livres et catalogués dans les lexiques; il s'efforçait de leur découvrir des équivalents dans le langage du peuple, dans le jargon des faubourgs; il en affectionnait les mots drus et crûs, jaillis de la réalité tout francs et même impudents, soigneusement exclus, à cause de leur vulgarité et de leur trivialité, du langage de la bonne compagnie, et, pour cela même, l'objet de ses prédilections.
Ce n'est pas seulement au commerce de Jules Vallès, mais à celui de nos autres écrivains les moins retenus en leurs expressions, que M. Jean Richepin a puisé les éléments de son goût. Il est certain qu'il recherche, les mots populaciers, les mots encore souillés de leur limon originel, les mots qui florent les fortes excitations plébéiennes. Il n’hésite pas à leur donner la préférence sur les termes équivalents à l'usage des gens qui se respectent. Il n'y a pas, pour lui non plus, de mots nobles et de mots parias ; il se souvient que Victor Hugo a « mis un bonnet rouge au Dictionnaire ». Ce sont même les mots parias qui lui agréent, à l'exclusion des mots nobles, chaque fois qu'il le peut. Mais quand il le peut seulement. Et c'est en quoi M. Jean Richepin se distingue de Jules Vallès. Il admet l'usage de toutes les ressources de la langue, comme il admet le culte de tous les monuments de la littérature. Et ce fut sa plus belle chance, le seul don de l'unique bonne fée accourue à son berceau pour le munir du talisman conjurateur des maléfices de sa destinée Car, avec ses passions violentes et fortes, avec sa détermination de n'employer toutes ses énergies qu'à leur donner pâture, à quels écarts ce jeune homme ne se serait-il pas livré, si la littérature ne lui avait été un frein, et, dans une certaine mesure, une conscience ?
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Oui, la littérature lui fut tutélaire, au temps du plein essor de sa jeunesse, surtout durant ses années d'École normale, alors qu'il s'initiait à ses plus subtils, à ses plus profonds arcanes, et qu'elle lui était une gymnastique intellectuelle, non moins excitante que celle où les muscles peuvent se donner tout leur jeu. Et on n'a qu'à examiner la forme dans l'œuvre de M. Jean Richepin, surtout dans son œuvre poétique. La souplesse robuste, l'agilité aisée de sa phrase, la difficulté cherchée et surmontée sans apparence d'effort, cela n'a-t-il pas le contour serré, les mouvements alertes, et la sobriété élégante d'une sorte d'athlétisme intellectuel ?
Les jouissances qu'il éprouvait à ce sport de l'esprit ont été certainement un contrepoids salutaire à l'attrait qu'auraient pu exercer sur lui les surexcitations de l'action violente, en bien des cas où il aurait pu lui être funeste de s'y adonner.
***
Ce n'est pas par pure fanfaronnade, pour effarer les bourgeois figés dans le respect des convenances, que M. Jean Richepin, dans les Blasphèmes, a dit, de lui, se découvrant des affinités avec les Touraniens nomades :
J'ai les os fins, la peau jaune, des yeux de cuivre,
Un torse d'écuyer, et le mépris des lois.
Ce torse d'écuyer, dont il est fier, ce n'est pas sans intention que, se définissant lui-même, il l'a noté comme un trait caractéristique de sa personnalité. Il lui a été un signe révélateur de l'une des qualités de son être, à laquelle il a attaché du prix, la force physique, et une force cultivée, disciplinée, propre à l'exercice des professions où s'allie l'adresse à la vigueur, celle de l'écuyer dans un cirque, du gymnaste, de tous ceux qui, par le seul usage de leurs membres {395} savamment exercés, jouissent de la vie, à leur guise, libres d'entraves. Et M. Jean Richepin, se sentant les facultés physiques de l'athlète, en a adapté les procédés de virtuosité à la littérature.
Il a pu d'autant mieux se donner cette originalité qu'il a épuisé tous les secrets de l'art d'écrire, au cours de ses études universitaires. Il a su du grec et du latin autant qu'homme de France. Il s'est assimilé tout le contenu des livres, avant de se mettre à écrire. Et ce n'est pas pour rien qu'il y a des tours de phrases, comme il y a des tours de trapèze. Il n'a ignoré aucune des sensations
De cette ardente soif que l'ivresse des livres
Ne saurait étancher aux flots de son vin noir.
J'en ai bu, comme si j'étais un entonnoir,
De ce vin fabriqué, de ce vin lamentable ;
J'en ai bu jusqu'à choir lourdement sous la table,
A pleine gueule, à plein amour, à plein cerveau.
Mais en même temps que l'acquisition de tout le savoir des meilleurs humanistes lui façonnait le cerveau à la gymnastique verbale la plus vigoureuse et la plus agile, sa robuste vitalité, opprimée dans l'enceinte étroite des locaux universitaires, s'impatientait des limites où elle était trop bridée. Ah ! la déployer à son gré, sans frein et sans règle, même au risque d'une pitance hasardeuse et d'un gîte incertain, à la façon des nomades, qui vivent de la seule vigueur de leurs muscles et de l'adresse de leurs mouvements ? Est-il si téméraire de penser que ce fut parfois le rêve de M. Jean Richepin, entre un thème grec et une pièce de vers latins ?
La guerre de 1870 survint, comme à point, pour lui donner une occasion de dépenser son trop plein d'énergie et de satisfaire son goût de l'aventure. Il s'engagea dans une compagnie de francs-tireurs qui opéra dans {396} l'Est avec l'armée de Bourbaki. Il rentra à Paris à temps pour y être témoin des convulsions de la Commune. On peut se demander comment son penchant déjà accusé pour les révoltés ne l'entraîna pas au parti de l'insurrection. La littérature lui avait inspiré l'horreur de la politique, sans doute la bonne littérature tutélaire. Il se contenta de traverser les scènes de l'insurrection parisienne, en spectateur, avantageusement drapé dans une cape espagnole.
Il habitait alors une mansarde, quelque part, au quartier Latin. Son pauvre logis était toujours à la disposition de ses amis, qu'il fût chez lui ou non. Ils n'avaient qu'à prendre la clef chez le concierge, s'il était absent, et à monter. Quelques-uns de ses amis étaient installés chez lui, un jour qu'on se battait autour du Panthéon, lorsqu'il rentra. Il ouvrit son manteau, et quelques balles en roulèrent sur le carreau de sa chambre. « Oui, je crois qu'on a tiré sur moi, dit-il, sans plus s'émouvoir. » Par la fenêtre à tabatière, on s'établit sur le toit de la maison. Et, là, au-dessus de Paris en flammes, M. Jean Richepin, dressé dans sa cape espagnole, déclama, avec de grands gestes tragiques, à ses jeunes camarades, l’Incendie de Rome de Victor Hugo. Ces jeunes gens se donnaient la volupté impériale de communier avec l'âme de Néron.
Et ce fut le temps où M. Jean Richepin, tout en méditant par quel bout prendre la vie et s'en rendre maître, se procurait, par des leçons particulières, la pâtée et la niche, comme a dit Balzac. Il ne se singularisait pas seulement par sa cape espagnole. Et il devait la déposer, d'ailleurs, pendant l'été. Il laissait voir volontiers, à sa main, une chaînette, d'or qui unissait le bracelet de son poignet à la bague de son doigt, en gesticulant, par les voies du quartier Latin, en compagnie de Raoul Ponchon, Maurice Boucher, Sapeck et Paul Bourget. Il affichait ainsi, par ces {397} innocentes excentricités de sa mise, sa volonté bien arrêtée de ne pas être un homme comme les autres.
Ne pas être un homme comme les autres, c'était son ambition, autant par aversion naturelle de tous les freins forgés par la civilisation pour gêner et contenir l'expansion de nos appétits, que par le désir d'innover en littérature, qui est la préoccupation de tout jeune écrivain en quête d'originalité et de personnalité. Car c'est être moins que rien en littérature que de se complaire à des redites. Et M. Jean Richepin se flattait d'être un vrai mâle, et à bon droit. Quand ce n'aurait été qu'afin de penser par lui-même tout l'ensemble des notions acquises, il dépouilla son esprit de toutes les idées reçues ; il s'en détacha de telle sorte qu'elles fussent, pour lui, comme inexistantes. Il n'est pas jusqu'aux trésors du langage engrangés en si belle moisson, au cours de ses études, dont il ne convînt avec lui-même qu'il ferait abstraction. Et il a caractérisé lui-même cette opération mentale, lorsqu'il a dit, en sa manière brutale de naguère :
De tous les livres bus, je laverai mes lèvres,
Oubliant les rancœurs, les regrets et les fièvres
Que laisse leur orgueil, après l'avoir cuvé.
Je vomirai tout mon savoir sur le pavé,
Et pourquoi cette élimination de toute la nourriture intellectuelle, dont son esprit a reçu une si souple vigueur ? Ce n'est pas qu'il en ait eu une indigestion, ni qu'il en garde vraiment la nausée. Il l'a dit. Ce fut afin que tout l'appareil de ses sensations et de ses conceptions fût en contact direct avec la vie extérieure comme avec la vie qu'il sentait en lui-même.
C'est fait. J'ai mis au cercueil
Mon savoir et mon orgueil.
Au lieu de leurs rumeurs vaines,
J’entends, comme un enfançon ......
L’obscure et rouge chanson,
Qui bourdonne dans mes veines.
{398}
Cette chanson du sang, à laquelle il a voulu prêter l'oreille, l'esprit vidé volontairement de tout souvenir des impressions d'autrui, cette chanson de ses appétits, de ses instincts affranchis de toute règle, de tout ce qui ne lui a semblé que de vains et inutiles stratagèmes contre les forces normales de l'homme, cette allègre et chaude rumeur de son animalité n'ont pas déçu son désir de se différencier, parmi les écrivains et les poètes. Il a été le poète de la vie extérieure, de la vie sensuelle et animale, de toute la vie matérielle, de la vie figée dans l'inertie des minéraux, de la vie mobile et fluide dans les sèves et les parfums des végétaux, comme dans les veines de tout ce qui respire sous le soleil. Et, muni des plus belles ressources d'une puissante instrumentation verbale, malgré ses feintes de s'en être dépouillé, il a été ce poète, avec magnificence.
Il ne l'a pas été que dans les Blasphèmes. Il l'a été, auparavant, dans la Chanson des Gueux, comme dans les Caresses ; plus tard, il l'a été aussi dans la Mer, quoique, dans ce dernier poème, il y ait comme des échappées d'âme. Et il n'est pas difficile d'apercevoir quel lien la pensée exclusivement matérialiste de M. Jean Richepin maintient entre chacun de ses poèmes, comme aussi entre ses romans et ses pièces de théâtre.
Il lui a plu de n'aimer que l'expansion des forces de la matière et leur libre jeu, dans la vie minérale, végétale, animale, comme dans la vie humaine. Dès lors, la catégorie des êtres humains qui a sollicité son attention, celle qui a déterminé ses prédilections, c'est celle qui tient le moins en bride ses instincts et ses appétits, celle qui se subordonne le moins aux dogmes de la religion, aux codes humains, aux mœurs de la vie policée, aux règles des convenances et de la bienséance, c'est la Catégorie des êtres humains en qui la vie matérielle {399} est la plus forte. Et c'est là qu'il rejoint Jules Vallès, son devancier littéraire le plus immédiat, si l'on veut qu'il ait dû quelque chose aussi à l'influence du Victor Hugo de la Cour des Miracles, de Pierre Gringoire et de François Villon.
Les Gueux dont il a rimé la chanson ne sont guère qu'une première épreuve de ces Touraniens, qu'il se choisit pour lointains ancêtres, parce que, comme il l'a dit :
Libres et fiers, exempts de toute idolâtrie,
Ils méprisaient les lois, les sciences, les arts ;
Ils n'avaient ni foyer, ni temple, ni patrie,
Et ne croyaient à rien, si ce n'est aux hasards.
Aussi bien, gueux de la grand'ville, et de toutes les cités populeuses, descendants immortels des truands de Notre-Dame de Paris, mauvais garçons, larrons, guenilleux, stropiats et leurs femelles, comme aussi roulottiers, romanichels, vagabonds de grands chemins, non moins que chemineaux, besaciers et mendiants inquiétants, tout ce qui ribaude et ripaille au hasard, à la manière des fauves en chasse ou aux aguets, ces scories de l'humanité, ces êtres qui s'excluent eux-mêmes de la société par une insurmontable aversion de tout travail assidu, que la société rejette, ce sont ces êtres déchus, tarés, redoutables pour la bourse et la vie de chacun, que M. Jean Richepin a lavés de leur ignominie, pour nous montrer en eux, sous leur crasse et sous leurs haillons, les vrais hommes libres, les vrais affranchis de toutes les servitudes, même de celle de leur bien-être et de la sécurité du lendemain.
Et c'est ici qu'il convient de ne pas nous frapper, suivant le sage conseil d'Alphonse Allais et de M. Alfred Capus. On affligerait certainement M. Jean Richepin si on mettait en doute la sincérité de son touranisme, de sa gueuserie et de ses truandailles. Tout de même il est vraisemblable que son horreur {400} des artifices d'école l'y a précipité à son insu. Il a voulu éviter les thèmes poétiques tout faits, à cause de la banalité où on risque de s'empêtrer, quand on se figure les renouveler. Et il en a cherché qui eussent peu servi. Il les a trouvés en effet dans le domaine où il a porté ses investigations. Mais il n'est pas douteux qu'il s'est laissé entraîner par sa verve et qu'il a multiplié sur ces thèmes choisis ses variations de virtuose, sans souci des conclusions qui en pourraient résulter.
Bien malavisé serait celui qui prendrait à la lettre l'enthousiasme de sa gueuserie lyrique et de son touranisme. Ce serait le prendre pour l'apologiste de la fainéantise, de la malpropreté, du chapardage, du vol, même du meurtre et de la luxure en plein air. C'est bien parce qu'on prit à la lettre le texte de l'un au moins de ses poèmes de la Chanson des Gueux qu'on releva contre lui le délit d'excitation à la débauche, et qu'on le condamna à trente jours de prison. C'était à une époque où on prenait encore les choses au sérieux. On s'est relâché de cette gravité. Et le ruban de la Légion d'honneur à la boutonnière de M. Richepin a aboli tout vestige de cette flétrissure.
Il y a cependant quelque enseignement à tirer de ce terme extrême où aboutirait la doctrine qui serait comme la substance de ces poèmes de M. Jean Richepin, s'il n'était lui-même assuré d'être le moins dogmatique des hommes. C'est que le dénigrement systématique de l'œuvre de la civilisation, et la glorification du retour à l'état de nature, c'est que le romantisme et le rousseauisme équivalent à l'apologie des plus déplorables faiblesses humaines, et même de quelques vices assouvis par le crime, à l'occasion.
Mais il est entendu que M. Jean Richepin n'a jamais eu de ces intentions corruptrices, de ces tendances subversives et anarchistes. On ne doit pas attribuer {401} d'importance au fond de ses poèmes ; il convient de ne s'y attacher qu'à la forme. Et la forme poétique de M. Jean Richepin est toujours d'un maître. Le dizain de sonnets liminaires qui sont le prélude de sa symphonie de la Mer, par exemple, est d'un métal souple et sonore, si étroitement moulé sur la pensée, qu'il n'en est pas de mieux ciselés dans la langue française. Et toute cette symphonie a une ampleur, un accent de vérité, un mouvement, une largeur et une vigueur de rythme de la "plus ferme puissance. Si M. Jean Richepin en a écrit l'orchestration avec toutes les rumeurs mêmes de la mer, c'est qu'il a pu dire :
. . . . auprès d'elle et dessus,
J'ai passé de longs jours d'extase captivante.
J'en ai bu la tendresse et mangé l'épouvante.
C'est ce que j'ai senti dont mes vers sont issus.
Au cours de sa vie accidentée, en effet, et, sans doute, afin de goûter cette volupté qu'il trouve aux exercices physiques, à la dépense de sa force musculaire, il s'engagea à bord d'un caboteur qui faisait la côte de Nantes à Bordeaux. Si bien qu'il a pu dire, au lecteur de son livre, tenté de le traiter de marin d'eau douce :
J'ai travaillé, mangé, gagné mon pain parmi
Des gaillards à trois brius qui me traitent en mousse.
Je me suis avec eux suive la gargarousse,
Dans leurs hamacs et dans leurs bocarts, j'ai dormi.
…………………………………………………..
Et tu verras ici des vers, en maint endroit
Lesquels furent rythmés au claquement des voiles,
Cependant que j'étais de quart sous mon suroît,
Le dos contre la barre et l'œil dans les étoiles.
On pense bien que M. Jean Richepin, friand qu'il est d'incruster dans sa langue des mots qui aient peu {402} servi, des mots façonnés au hasard par les gens du peuple, frappés à l'empreinte de ses émotions spontanées, ne s'est pas fait faute d’insérer, dans le texte de son poème, tout le vocabulaire si pittoresque des gens de mer. Un de ses goûts dominants, qui l'ont poussé à une véritable prédilection pour les gens qui vivent le plus près, trop près même de la nature, a été celui des vocables empruntés aux bas jargons, à cause de l'aspect de nouveauté que leur laisse leur exclusion du langage de la bonne compagnie. C'est peut-être pour y faire moisson de mots rares autant que pour renouveler ses sensations qu'il a voulu vivre la vie des gens de mer. Sa moisson a été abondante, à en juger par les termes marins qu'il a égrenés dans son poème. Et tout de même il a senti la vie bonne sous un aspect moins répugnant que celle des Touraniens nomades et tueurs, dont les méfaits hardis l'avaient attendri, dans la Chanson des Gueux et les Blasphèmes. Il nous a montré, enfin, dans la Mer, des hommes vigoureux, hardis comme il les aime, mais disciplinés, et investis, malgré leur rudesse, de la noblesse inhérente à l'intrépidité dans l'accomplissement du devoir. Sans quelques scènes de trop forte et trop brutale débauche, ce poème n'imposerait aucune réticence à l'admiration.
***
Il n'est presque plus, aujourd'hui, de poètes qui se confinent exclusivement dans la poésie. Mais il est peu de vrais poètes qui ne mettent à nu toute leur âme dans leur œuvre poétique, qui n'y donnent l'essence de leur pensée. M. Jean Richepin est de ces poètes. On peut se fier à son œuvre poétique pour la connaître à fond. Elle est l'empreinte de sa personnalité ; elle est l'image de son âme. Il a écrit des romans {403} et des drames, des poèmes d'opéra et des comédies, des volumes de chroniques, et il prodigue les conférences, puisqu'il est savant sur tous les sujets. Mais, croquis de la vie réelle, romans et drames ne sont guère ; prose ou vers, que le développement, en modes différents, des thèmes que ses vers ont chantés. La Glu, qui a été son meilleur roman, n'est-il pas tout entier dans ses deux poèmes, les Caresses et la Mer ? Ce sont ses rêves de touranisme qu'il continue à vivre, dans Miarka, la Fille à l'ourse.
De même qu'il a vécu la vie des marins pour chanter la mer ; de même il a vécu la vie des bohémiens nomades pour écrire cette œuvre. Il a réussi à se faire admettre dans une de ces tribus qui opérait aux environs de Moret. On l'avait vu se faire acteur, dans une île ses pièces, Nana-Sahib, et donner la réplique à Mme Sarah Bernhardt. On le vit aussi, sur le tréteau de la roulotte de ces zingaris, contribuer à la recette quotidienne par ses chansons. Il dut déserter furtivement parce que ces fiers ennemis des lois voulaient lui faire épouser une fille de leur troupe. Il était tombé sur des Touraniens dégénérés.
Le Chemineau, qui est sa meilleure œuvre dramatique avec Monsieur Scapin, la plus populaire, celle qui a eu le plus de succès, n'est qu'une amplification scénique du charme de la vie errante qu'il a déjà chantée dans les Blasphèmes. Vers la Joie, ce vieux conte renouvelé du temps où les rois épousaient les bergères, n’est qu'une sorte d'hymne en l'honneur de la vie aux champs, et une satire de la vie des cités où le corps s'étiole, l'âme se dessèche, et les appétits s'endorment. Et toujours la hantise des loqueteux, des miséreux, des lutteurs de foires, des gens de la rue le poursuit et l'obsède. Ce sont eux les heureux et les sages, parce que leur existence n'est soumise à aucune autorité, à aucune morale, à aucune hiérarchie. {404} Il n'a vu que des gueux et des agents destructeurs de l'ordre social établi, des réfractaires et des anarchistes, même dans les premiers chrétiens, qu'il a mis en scène, dans la Martyre. C'est encore cette humanité d'en bas, inquiétante et rebutante, qui le passionne, lui inspire la Miseloque, et son drame les Truands, et le Pavé, les Truandailles. M. Jean Richepin, qui se croit, et à juste titre, le continuateur de Vallès, de Hugo, de Gringoire et de Villon, est disciple de Rousseau, mais disciple jusqu'à ébahir le maître lui-même.
Rien n'est beau, rien n'est vrai, rien n'est bon que la nature toute franche, toute nue, toute livrée à elle-même. Seulement, Rousseau était un théoricien timide auprès de. M. Jean Richepin. Il croyait que l'homme, affranchi de tous les appareils dont la société avait surchargé la libre expansion de ses instincts, trouverait, dans l'innocence de son cœur, la présence sensible de son créateur, et mettrait son plaisir le plus noble à la sensation inaltérable de sa divine présence. Les sauvages de M. Jean Richepin, ses bons sauvages, affranchis même de la notion du bien et du mal, sont autrement avancés que ceux de Jean-Jacques Rousseau. Dieu ? — Connais pas. — La Conscience ? — Maladie ! — Mais le Progrès ? — Autre incarnation de Dieu ; dernière Idole. Faudrait pas nous la faire. Merci !
Voilà donc en quoi M. Jean Richepin est représentatif des idées de son temps, à un degré éminent. Il est l'interprète poétique de la philosophie matérialiste de notre époque ; il est le chantre de la démocratie qui a monté en notre temps comme une marée, et qui menace de submerger tout ce qui n'est pas elle. Mais les couches de la démocratie dont M Richepin est l'interprète ne sont même pas les couches ouvrières ; elle ne votent pas, elles ne se syndiquent pas pour la conquête du {405} pouvoir ; elles ne font pas de politique ; elles ne s'enivrent pas
A l'abreuvoir banal des journaux et des livres,
Qui les gonflent avec l’espoir empoisonneur
Qu'elles vivront demain dans le parfait bonheur.
Ce sont les couches extrêmes de la démocratie que M. Jean Richepin a préférées, celles qui sont à la lisière de la société ; elles en sont même l'écume. Le matérialisme philosophique de M. Jean Richepin et son anarchisme radical ne risquent guère d'être contagieux, dans ces extrêmes régions sociales. On peut affirmer, sans crainte, qu'aucune de ses œuvres n'y a pénétré. Les couches plus hautes de la démocratie, celles qui tendent à la souveraineté, n'ont guère été atteintes, non plus, par les idées subversives qu'il a incorporées au domaine de la poésie. L'œuvre de M. Jean Richepin est d'un art trop savant pour le peuple. Il ne cherche guère sa pâture poétique en dehors du café-concert. Dès lors, cette œuvre, où tout est excessif, est moins dangereuse qu'elle ne le paraît. Et les excès mêmes qu'il y faut bien signaler, ne nous empêchent pas d'y savourer et d'y admirer tant de nobles et riants paysages de France, tant d'images attendrissantes de notre terre nationale.
Lorsque M. Jean Richepin a consenti à se détourner d'Ivan, de Touran, de Bouddha, de Babel, de toute sa chaudronnerie asiatique, suivant les expressions d'un critique fort lettré, il a exécuté des variations délicieuses sur nos vieux airs populaires, notre sol, l'humble vie des braves gens qui ont peiné à le rendre fertile et â l'embellir, au cours des siècles. Et on est heureux qu'il ait trouvé là les plus nobles et les plus chaleureuses de ses inspirations.
FÉLICIEN PASCAL.
Clément Vautel, « Propos d’un
parisien », Le Matin,
20 février 1909, p. 1.
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Tout de même, cela fait plaisir de voir Jean Richepin coiffé d'un chapeau à plumes d'autruche, sanglé dans un bel habit vert, armé d'une épée avec, sur la lame, une rigole pour le sang.
Un jour, j'aperçus, dans un cabaret à la mode où je m'étais fourvoyé, un vieux révolutionnaire de mes amis il était assis à côté d'une jeune personne, fort empanachée et terminait un fin souper.
– Que faites-vous ici ? lui demandai-je, surpris.
Mon homme lampa une coupe de champagne, et tandis que les tziganes attaquaient une valse langoureuse, il me répondit
– Mon vieux, je représente les révoltés ! Certes, M. Thureau-Dangin ne fait nullement penser à une jeune personne empanachée, mais il est certain que l'auteur des Gueux, des Blasphèmes, le réfractaire qui comparait les amours des bourgeois à des fromages mous, il est certain que Jean Richepin a quelque chose en beaucoup mieux, je le reconnais de mon vieil ennemi des bourgeois il représente les révoltés à la commission du dictionnaire. Mais que nous en avons vu de ces révolutionnaires qui, après avoir bien maudit l'odieuse société, se sont décidés, sagement d'ailleurs, à s'y créer une confortable situation.
Anarchistes de vingt-cinq ans, ennemis des préjugés, des formules, des fonctions, des uniformes, grands démolisseurs à coups de discours, de vers ou de paradoxes, vous ne devriez faire peur qu'aux moineaux. Car, je suis bien tranquille, vous nous reviendrez en admettant que vous nous ayez jamais quittés. Vos aînés ont fait comme vous comme vous, ils ont joué au réfractaire, ils ont haï le bourgeois après quoi, ils lui ont demandé la main de sa fille. Aujourd'hui, ils ont du ventre, ils sont décorés. Les uns sont académiciens, les autres sont ministres ils en est même qui sont les deux.
Clément Vautel
Anonyme, « A l’Académie
française », Journal de
Beaune, 20 février 1909, p. 2.
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La réception de Jean Richepin à l’Académie française, qui a eu lieu jeudi, a été très brillante.
L’assistance était énorme.
C’est au milieu de sympathies unanimes que Jean Richepin fait son entrée, encadré par ses deux parrains, MM. Paul Hervieu et Masson.
Dans son discours, le récipiendaire remercie la compagnie de l’avoir accueilli sans trop prendre garde à la rudesse souvent débraillée de sa muse. Il fait l’éloge de son prédécesseur, M. André Theuriet, et rapproche la muse du poète disparu de la sienne ; la muse d’André Theuriet, étant un peu cousine de l’autre, une cousine plus avouable, à coup sûr, mieux éduquée, douce, réservée, décente, mais de sang populaire aussi et de verve rustique, colorée, imagée, sentant le bois et la glèbe de France.
M. Jean Richepin retrace la modestie de l’académicien disparu, estimant qu’il était au-dessus encore de sa réputation, déjà grande. Il fait ensuite la biographie de Theuriet, analysant œuvre considérable qu’a produit le romancier, et termine par une savante élude de l’œuvre d'André Theuriet.
M. Maurice Barrès répond au nouvel académicien ; il est, lui aussi, très applaudi.
Léon Bocquet, « Jean
Richepin », Le Grand écho
du Nord et du pas de Calais, 21 février 1909, p. 1.
L’Académicien nomade. M. Jean Richepin est originaire de l’Aisne. Au lycée de Douai. Un fort en thème. Comment Jean Richepin composait. Les professions innombrables d’un écrivain. Le poète dans l’intimité.
M. Jean Richepin, qui vient d’être officiellement reçu à l’Académie française, prépare une histoire de sa vie, qui fut diverse et mouvementée. Cette biographie sera un long poème En voici un extrait qui offre le double avantage d’être inédit et de renseigner sur les origines du poète académicien :
Fils de soldat, ayant des tentes pour maisons.
Du temps qu’on guerroyait encore en Algérie,
Mon enfance nomade et libre fut fleurie
D’aventures sans nombre, au gré des garnisons
Et la grand’route est ma véritable patrie.
Comme il faut cependant qu’on naisse quelque part,
J’ai donc la mienne ainsi que vous avez la vôtre,
Semé dans un endroit, récolté dans un autre,
C’est à Paris, et j’en suis fier, qu’on me créa ;
Mais, quand je vis le jour, c’était à Médéa.
Et c’était Et c'était le 4 février 1859. Le sort, qui prédestinait M. Jean Richepin à une existence errante, lui donna ses, attaches en pays septentrional. Si le soleil algérien sourit accidentellement à sa naissance, M. Jean Richepin, fils d'un médecin militaire, est petit-fils de paysans de la Thiérache. Il s'en montre glorieux. Il aime rappeler ses atavismes campagnards, et qu'à Ohies, près d'Hirson, des générations d'ancêtres portant son nom, ont cultivé la terre. Le poète aspire à retourner quelque jour, pour un long et bienfaisant repos, au village où tant des siens vécurent et sont morts. Car il a fait ce rêve de posséder la ferme qui, de temps-immémorial, fut le berceau de sa famille.
Au hasard des déplacements paternels, une partie de la jeunesse de Jean Richepin s'écoula dans des villes du Nord. En qualité d'enfant de troupe, le futur académicien habita Cambrai. Plus tard il passa deux années complètes au lycée' de Douai. C'est là, qu'en 1866, M. Ollé-Laprune initie le jeune homme à la philosophie. Et c’est encore dans la vieille ville de Gayant et de Binbin que, l'année suivante, afin de se préparer à l'Ecole Normale Richepin fait sa rhétorique supérieure et dément d’emblée toutes les théories traditionnelles du grand homme parfait cancre du collège. Jean Richepin, au contraire, est un élève à succès. Son nom triomphe sur les vieux palmarès universitaires. Il obtient tous les premiers prix, sans omettre celui d’instruction religieuse. Les dissertations de Jean Richepin abondent au « cahier d’honneur ». L'écrivain qui allait publier, en un quart de siècle, six volumes de poésies, quinze ou seize pièces de théâtre et plus de vingt romans, témoignait, dès le lycée, d'un travail facile, et d'une imagination luxuriante. Mais il avait l'humeur indépendante et déjà remuante. On conte qu'il ne pouvait s'astreindre, les jours de composition, à la petite besogne comme tout le monde. Il allait de banc en banc, de la classe à la cour, musait et lusotait, perdant son temps ou rêvant. Les professeurs laissaient faire. Tout à coup, le jeune homme regagnait sa place et d’inspiration, écrivait ses quatre ou cinq pages de copie. Et il était régulièrement premier.
M. Jean Richepin, dans ses odyssées volontaires, a connu les hommes et les villes, les mœurs et les contrées les plus inattendues. Il s'est voulu le chemineau de la poésie et du rêve, ivre de liberté et {2} d'horizons nouveaux. Il a expérimenté des professions étranges, cherché des fortunes insoupçonnées et des voies ignorées Pour entrer à l’Académie le poète est revenu de très loin : Normalien en1868, franc-tireur pendant la guerre franco-allemande, journaliste à ses heures, professeur libre ensuite, acteur et auteur dramatique, il n’est presque aucun métier que ce littérateur n’ait tenté. On l’a vu marchand de pommes de terre frites, à l’avant-dernière Exposition universelle, extasiant les badauds par ses tours de force dans les foires, défiant les débardeurs et les portefaix à la résistance des plus lourds fardeaux. Il a été matelot et il a déchargé des navires sur les quais de Bordeaux et de Naples. Il a voyagé en Italie, le bâton de routier à la main. Il s’est embarqué pour les Baléares, a séjourné à Londres, a parcouru la France, la Belgique, la Hollande, le Danemarck. Il a visité la Suisse, l’Allemagne et la Suède, a retraversé la France pour gagner l’Espagne. Il a franchi le Gibraltar et abordé au Maroc. Là, il s’est enfoncé aux solitudes farouches et, des semaines, a campé sous la tente, pareil à ces bohémiens nomades dont il a illustré, par son lyrisme truculent, la belle gueuserie.
Aujourd’hui même, M. Jean Richepin n’est pas encore tout à fait acquis à la vie sédentaire. Volontiers, il quitte sa somptueuse habitation de la villa Guibert, pour aller donner des conférences en Belgique ou en Angleterre.
A ce propos, sait-on que Jean Richepin conférencier a débuté à Valenciennes ? Il avait alors 17 ans et parlait d’Alfred de Musset.
Le domestique de M. Jean Richepin est bègue. Il s’ensuit que les communications entre le maître et les visiteurs sont quelquefois, par cette entremise, assez pénibles. Elles sont longues, en tous cas. Cela m’a fourni, l’autre jour, le loisir d’examiner, tout à mon aise, le salon blanc et gai du poète.
J’ai regardé curieusement, entre autres choses, un portrait de Jean Richepin, en touloupe rouge, par Maurin. J’ai admiré aussi un beau portrait en pied du petit Jean-Loup Richepin. Cette toile m’a particulièrement retenu. Elle est signée, en effet, d’un nom lillois : Léon Cassel.
M. Jean Richepin, ce matin que je le vis, était à sa toilette. Le poète vint à moi en chaussons. Il avait, en hâte, passé une longue lévite cotelée, de teinte grisâtre, en harmonie avec la couleur des cheveux et de la barbe grisonnante. Il avait, sans façon, relevé le col de ce pardessus par une grosse épingle de nourrice. Mais plus que ces menus détails, j’ai remarqué le timbre franc de la voix, la fermeté droite du regard. Et j’ai surtout retenu l’accueil affable et cordial et le ton chaleureux avec lequel M. Jean Richepin me vanta le Nord, ses repas plantureux, sa bonne bière et le charme accompli de l’hospitalité flamande.
Léon Bocquet
Ph. G. « Jean Richepin », Le Courrier de la
Rochelle, 21 février 1909, p. 1.
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Je pourrais résumer ici les épisodes les plus pittoresques de la jeunesse de M Jean Richepin, rappeler ses appels retentissants à l’attention publique ; quoi bon ? Le farouche Touranien « au torse d’écuyer » a connu le succès à la Comédie-Française ; il vient de le connaître aujourd’hui même à l’Académie Française ; son évolution est terminée. Je me bornerai à évoquer le vigoureux talent avec lequel il interpréta, à la Porte Saint-Martin, le rôle de Nana-Sahib dans son drame en vers, en beaux vers mâles et bien sonnants.
L’acteur Marais s’étant trouvé indisposé, le poète s’empara du rôle et, après une brève annonce au public, s’y montra superbe de ton et d’attitude. Il n’en était point à son coup d’essai sur les planches, où il avait paru pour la première fois dans une représentation peu banale, organisée par ses soins au petit théâtre de La Tour d’Auvergne, où je vis débuter bien des comédiens et des comédiennes devenus célèbres.
M. Jean Richepin, qui, pour monnayer la science qu’il avait acquise à l'Ecole normale, donnait des répétitions à un certain nombre de petits cancres, était parvenu, non sans effort, à épargner quelques billets de cent francs au moyen desquels il loua la salle pour une soirée, afin de se faire connaître. Il avait recruté une troupe parmi ses amis. On donna « le Duel aux lanternes » de Paul Arène, « la Ronde de nuit » d’Ernest d’Hervilly, « l’Etoile » d’André Gill et de l’imprésario lui-même ; celui-ci joua dans les trois pièces et s’y fit applaudir à toutes mains.
La critique invitée était venue et avait publié des bulletins de victoire ; mais cette gloire d’un soir se dissipa comme une fumée légère. Le poète comédien revint à ses élèves, aux répétitions à trente sous l'heure, dix sous de moins que ce que recevaient alors les cochers de fiacre. Il ne parvint qu’à grand peine à trouver un éditeur pour la « Chanson des Gueux », qui le fit connaître.
A partir de ce moment, le plus fort était fait. M. Richepin publia des contes, des nouvelles ; il aborda le théâtre avec éclat, fil acclamer « la Glu », un « Macbeth », « Nana-Sahib », déjà nommé, « Monsieur Scapin », le « Flibustier », « Vers la Joie » ; il publia le poème de « la Mer », d’où se dégage matériellement la poussière salée des embruns. L’hirsute Touranien élagua sa barbe, ses cheveux et sa littérature ; il se rangea et en arriva à cet assagissement suprême : la candidature académique.
Il vient d’être reçu en toute solennité et de prononcer l'éloge harmonieux et chaudement coloré de son prédécesseur, le doux, et tiède, et sage André Theuriet, qui ne fut rien moins qu'un Touranien au torse d'écuyer.
L’Académie se plant de plus en plus à ces contrastes. Diversité, c’est maintenant sa devise.
***
Nous avons eu la bonne fortune de connaître Jean Richepin adolescent. Nous parlerons dans un prochain numéro de l’admirable discours de réception qu’il a lu jeudi dernier à l’Académie Française.
Ph. G.
Mars↑
XXX (Edmond Thiaudière) « Notes
d’un pessimiste », La
Revue, mars 1909, p. 225-226.
II
26 février 1881. — Le poète Jean Richepin vient de m’envoyer un exemplaire de sa Chanson des gueux. Ce poète est un poète. Il tient de Villon et laissera un nom dans la littérature française, un nom supérieur à celui de trente-cinq des quarante membres actuels de l’Académie française. Il y a du bizarre et de l’enfantin chez lui. Le poète est un enfant. Il y a aussi des choses que je n’entends pas, mais qui existent, car celles d’à côté l’indiquent. Il est bon et c’est pourquoi il est un poète. Celui qui n’est pas bon n’est rien. Il est pessimiste : sa Chanson des gueux est une pitié. Il a d’ailleurs du mépris. Selon lui, le bourgeois est dans l’humanité ce que la volaille est dans la famille des oiseaux. C’est un point de vue original et vrai. Comme il dit aussi, il n’y a que de l’argent dans la société d’aujourd’hui, la plus vile qu’on ait vue de longtemps. Il y a pourtant de l’excès dans sa manière et du convenu. On se pétrifie vite dans la formule qu’on a choisie. On l’a condamné comme ayant outragé les mœurs. Il est cru, il n’est pas immoral. Le sentiment religieux existe chez lui à l’état latent. La pitié est d’essence religieuse. Elle est même le fond du christianisme ; pitié est la traduction littérale de pietas. Richepin est donc un homme pieux, ce qui le ferait sourire si on le lui disait. S’il est poète, il a le souffle court sans manquer d’élévation ni de puissance. Il y a de l’élévation dans les deux pièces adressées à Juvigny, ailleurs encore. La première strophe de son grand voyou de chien est un pur chef-d’œuvre et les vignes qui poussent à l’endroit où il a pissé du petit bleu font une belle image.
Maurice de Noisay, « Le passé,
le présent et l’avenir de l’Académie française », Le Mercure de France, 16
mars 1909, p. 239-253.
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Depuis qu’un petit bourgeois d’Athènes, comme le rapporte une tradition, fit don d’un lopin de terre à quelques philosophes, afin que, se promenant entre les oliviers et par la persuasion de l’air subtil et lumineux de l’Attique, ils enchaînassent des pensées harmonieuses, quelle n’a pas été la fortune du nom que l’école avait tiré de son modeste bienfaiteur et qu’elle avait du premier coup fait briller au premier rang !
Quand le sceptre de l’esprit eût passé dans nos mains, il n’est pas de corps de savants, de lettrés ou d’hommes distingués en quelque manière qui ne se soit voulu décorer d’un si beau titre ; et ce prestige qu’on lui enviait le mit dans une vogue de plus en plus furieuse jusqu’à ce qu’en fin l’une de ces compagnies, le fixant de nouveau sur elle par l'importance qu’elle prit, vint ajouter à l’éclat du mot le plus vif et le suprême rayon.
Mais les mots se flétrissent, soit que s’en perde l’usage, soit que les objets, les institutions qu’ils désignent les entraînent dans leur discrédit. Académie : quel corps nouveau, quel corps libre songerait aujourd’hui à encourir le ridicule d’une appellation qu’on s’arrachait ? Académie : ces syllabes prononcées n’éveillent plus, dans l’esprit de la plupart de nous, que des images d’artifice et de prétention, de froideur et de souverain ennui ; cela vous a des airs désuets et redoutables.
Vous m’invitez à vous accompagner à une séance de réception ? La fête n’est guère pour me tenter. Mais vous m’affirmez que c’est là un spectacle très parisien et qu’une personne du bon air ne se peut dispenser d’y assister. Je vous suivrai donc, me consolant de la pensée qu’il me restera toujours la ressource de me composer un divertissement avec les fausses pompes d’un temple en carton.
L’on entre et c’est un brouhaha, des sourires, toute la grâce des salons et tout le remuement de la vie. Le tambour avait {240} roulé, les Quarante occupaient leurs bancs que le tapage n’était pas encore retombé, la cohue débordante s’agitant en mille reflux et les tabourets passant fort irrévérencieusement par-dessus les habits palmés.
Quand le calme se fut établi, l’on put prendre une vue claire de l’assemblée. Le regard découvrait pêle-mêle des princesses et des actrices, le faubourg et le parlement, toute une foule très pittoresque et très moderne en somme, avec un grain d’archaïsme dans cette profusion de fourrure et de plumes se poussant jusqu’entre les gradins officiels pour évoquer la scène encombrée du temps de Jean Racine. Voilà, qui préside au bureau, dans le fond, M. Maurice Barrès ; il est entre deux vieillards, il semble le plus jeune de tous, presque un adolescent ; et cela donne à penser que voilà une Académie bien fin de siècle qui remet la direction à la tête la moins mûre. Debout au troisième degré de l’hémicycle, voici Jean Richepin. Cela se va passer entre eux.
Donc M. Richepin s’était levé. Il sourit, il parle, il ravit. Car M. Jean Richepin est irrésistible. J’avoue que quand j’appris qu’il briguait les suffrages de l’Académie, ce n’est pas pour lui que je formais des vœux et que j’éprouvai même du dépit de son élection. Mais il en a vaincu bien d’autres que moi. Les académiciens non plus ne voulaient pas entendre parler de M. Richepin, pour des raisons qui étaient les miennes et pour d’autres encore. Le siège appartenait déjà à un candidat de marque, lorsque celui-ci commença ses visites. Elles furent d’un effet si foudroyant qu’il faut bien supposer qu’il possède un certain génie de plaire, qui est dans sa prestance, dans sa belle humeur, dans sa franchise, dans le liant et l’aisé de ses façons, dans le chatoiement et la souplesse de sa conversation ; ajoutez une adresse, qui paraît naturelle et qui fut telle qu’il conquit, dit-on, des grands-pères en prenant leurs petits-enfants sur les genoux et en sortant des bonbons de sa poche. On prétend aussi qu’entre les scrutins le cardinal Mathieu, qui avait de l’esprit, s’employa à lui faire pardonner ses blasphèmes Voici donc M. Richepin, tel qu’il plut aux salons, et tel qu’il me désarme : sa couronne de cheveux frisottants, son nez court, ses yeux pétillants, sa figure ouverte, une belle tête, un beau torse, une belle voix. Cette voix, forte et nuancée, pleine de chaleur ou de bonhomie, est terriblement habile. Ce qu’elle {241} déclame, ce sont choses écrites pour être dites et qu’il ne serait pas bon de relire. Je gagerais que M. Richepin a déjà son discours imprimé dans sa tête, à la manière des comptes rendus de la Chambre, avec quelques-unes de ces parenthèses expressives : applaudissements, murmures à droite, hilarité. Je constate que la séance est ouverte, que M. Richepin est lancé dans ses périodes, et que ni le charme de la première impression, ni l’intérêt ne sont tombés.
Cependant nous ne sommes pas si absorbés que de plaindre quelques coups d’œil à l’autre protagoniste. L’amusant contraste ! Il a fallu de l’esprit à nos immortels, ou bien du bonheur, pour le provoquer ; c’est une représentation bien conçue. L’un droit et large, l’autre mince et flexible, celui-ci tout vigueur et qui se répand, celui-là tout nonchalance et qui semble à son aise au dedans de soi, celui-ci débordant de joie et d’enthousiasme, celui-là voilé de mélancolie et d’un air d’indulgence dédaigneuse. Barrès est là, dominant, au sens propre et au figuré, comme malgré lui, tantôt absent, tantôt se penchant pour murmurer n’importe quoi à l’oreille de M. Ribot, son assesseur, par politesse pour l’assemblée.
La tête un peu renversée fait admirer son front immuablement barré de cette interminable mèche noire, on ne sait par quel art disposée et maintenue, à laquelle répond, juste en face de lui et au centre même de la salle, la mèche blonde de Philippe. Si je note ceci, c’est que Philippe représente assez bien, et non sans grâce, toute notre jeunesse éduquée par son père et que, quels que soient les destins futurs de ce jeune homme, il est vraisemblable que, dans une cinquantaine d’années, les bibeloteurs littéraires se renseigneront curieusement sur lui, sur le détail de ses heures, comme ils font sur l’héroïne d’un roman célèbre. Ce qu’il y a de plus remarquable en Barrès, après sa mèche, c’est son regard si pénétrant et long. Mais je n’oserais m’essayer à le peindre après qu’un de mes amis lui a consacré la quarantaine de pages que je ne désespère pas que l’on consacre quelque jour à la mèche ou à la voix. A-t-on pris garde au charme de cette voix et à son éloquence imprévue ? D’abord quelque chose de sourd, de rauque, d’embarrassé. Puis elle monte, se fond, chante avec un arrière écho d’accent lorrain entretenu coquettement, et c’est le plus beau chant, le plus ensorcelant, qui revient toujours nous battre {242} de sa même harmonie monotone, langoureuse et grave. Elle n’ajoute rien aux phrases, mais elle dit tout ; et cela nous suffît lorsque Barrès a la parole.
Quand le dernier couplet de cette mélopée eut cessé et que la coupole commença de se vider, mon regret de partir se colorait du plaisir persistant de la surprise : eh quoi ! cela vivait donc ? Un public s’était pressé là, non par snobisme, non pour acheter au prix de suffocations et de bâillements l’honneur de figurer le lendemain dans les chroniques. Deux heures de discours l’avaient tenu attentif sous un même enchantement spirituel et mêlé dans un même frisson délicat. Et qui avait prononcé ces discours ? Deux hommes en chair et en os, ayant chacun leur aspect, leur caractère, leur ton et qui ne rappelaient en rien le type uniforme de l’académicien légendaire dont on imagine le crâne dénudé, les traits effacés, la face parcheminée, décolorée dans d’ingrats travaux à l’instar de son esprit.
Ces deux hommes avaient dit de plaisante façon des choses excellentes. M. Richepin avait développé sur la toute-puissance de l’usage et les merveilles du langage populaire un thème fondamental des premiers jours de l’Académie, cher à Malherbe, à Vaugelas et à Bossuet. Il avait repris ce thème et cela avait paru très neuf. M. Barrès avait dit des choses plus originales et qui le paraissaient moins, ayant déjà une sorte de résonnance éternelle. N’avais-je pas été le spectateur d’un service sacré en l’honneur de la divinité de la langue ? Richepin prêchait, mais Barrès officiait, pontifex maximus. Et toute la France, dans la fleur de ses différentes branches, composait l’assistance. En cet instant le principe même de l’Académie était à nu et tenait les esprits si fort en admiration que je ne doute pas qu’une belle ardeur eût pris un chacun de défendre la vieille compagnie contre ses détracteurs, s’ils eussent élevé la voix.
J’en entends qui ne lui reprochent rien moins que son inutilité. Mais si je consulte l’esprit de sa fondation et de sa tradition, c’est un conservatoire de la langue et un aréopage du goût qu’elle veut être. Or, dites-moi si la langue fut jamais plus infectée et le goût plus compromis ? Au début du XVIIe siècle, il s’agissait de fixer la langue, plus tard de la garder pure en enregistrant avec prudence les acquisitions de l’usage. A la suite du dessèchement qui se produisit au XVIIIe siècle et qui fut l’effet d’une certaine fureur d’abstraction et d’une ruine du {243} sentiment, les romantiques, constatant le mal, y portèrent leur remède violent. Ce remède est de ceux qui ne font que précipiter dans un mal contraire, lequel nécessite un traitement long et méthodique. Depuis lors, une société bouleversée, les classes dans le plus grand désordre, la production hâtive et presque industrielle, une passion sans cesse croissante pour le rare et le bizarre, en même temps qu’un vocabulaire continuellement accru par des besoins nouveaux, par des inventions nouvelles, tout cela empêcha que la langue ne se reposât, déposât les matières impures et recueillie, canalisée, ne vînt alimenter de son onde égale les fontaines où puisent les diverses Muses. Nous sommes revenus aux jours d’avant Malherbe. Trop de mots, et de naissance douteuse, et de signification flottante. Il en est des centaines, s’ils nous volent aux lèvres, dont on en est à se demander : « Le retiendrai-je ? Est-il bon, et dans quel sens ? » Ce triage, chaque écrivain est contraint de le faire pour soi, et le fait différemment. Autant d’écrivains, autant je ne dis pas de styles, mais de langues. Or, tout homme, fût-il de la gent littéraire, n’est pas forcé d’être grammairien ; tant de grammaire perd du temps et nuit à l’inspiration ; il devient impossible de bien écrire d’instinct. De là le besoin d’une institution compétente qui assume la tâche de défricheur et de conseiller, préparation nécessaire aux œuvres. De là, la tâche qui échoit assez logiquement à l’Académie, puis qu’elle vit. Elle l’accomplira par la mise au point du dictionnaire ; mais surtout par son existence même, par sa composition qui, dans la horde des auteurs contemporains, mettra en lumière les plus dignes ; par ces nobles exercices désintéressés de l’éloquence, tels que celui de la semaine dernière, où les pensées, les sentiments les plus hardis se pressent sous la forme la plus juste, se rangent sous cette contrainte qui fait la force du style ; par le spectacle qu’elle offre d’une société choisie, recrutée dans le meilleur des carrières honorables et qui reçoit son unité de la plus correcte élégance, d’un suprême poli.
C’est une question de savoir s’il est raisonnable que l’Académie comprenne tant d’hommes étrangers aux lettres proprement dites. Cela commença par l’intrusion de quelques grands seigneurs. Le premier en date fut le marquis de Coislin, âgé alors de dix-sept ans et petit-fils de Séguier, qui avait succédé {244} à Richelieu comme protecteur de la compagnie. A la mort de Claude de l’Estoile, survenue en 1662, le chancelier « fit en effet demander la place vacante pour M. le marquis de Coislin, son petit-fils, ne croyant pas pouvoir mieux cultiver l’inclination et les lumières que ce jeune seigneur témoignait pour toutes les belles connaissances (I11. (I) Sainte (…) ) ». Singulier caprice du sage chancelier, mais exprimé comme on demande une grâce, avec une si naïve gentillesse ; cruelle obligation des Quarante qui, se réunissant à l’hôtel même de Séguier, ne lui peuvent opposer de refus. Et puis compterez-vous pour rien qu’en accueillant ce jeune homme ils introduisaient dans leur sein une force défensive incalculable contre toutes les attaques du dehors ? Il faut dire que ce petit Coislin ne fut qu’une exception cocasse et que la plupart des élus nobles étaient en même temps de fins lettrés qui ne le cédaient en rien à leurs humbles collègues. Le comte de Bussy-Rabutin est l’auteur de l'Histoire amoureuse des Gaules et de Mémoires de premier ordre, dont la valeur n’est pas seulement dans l’intérêt des aventures contées, mais aussi dans le style, qui est digne d’un véritable écrivain, net, rapide, enlevé. Le marquis de Dangeau fut un poète facile et laissa un Journal scrupuleux qui, par son exactitude, son fouillé, est un des meilleurs documents que nous possédions sur l’époque de Louis XIII. Si d’autres, de grande famille, comme les Harlay, les Verjus, les Saint-Aignan, ou ministres comme Colbert et Chamillart, n’avaient pas de quoi éblouir dans leurs seuls écrits, il n’en est pas moins vrai que l’éclat de leur nom ou de leur dignité rejaillit sur l’assemblée entière et que leur confraternité servit à placer les lettres en singulier honneur.
Il semble qu’au siècle suivant les rôles soient renversés. Les lettres prétendent à la dictature ; elles sont devenues plus nobles que la noblesse même, au point que Languet de Sergy, recevant, en 1743, le duc de Nivernais, se permit de lui dire : « L’Académie donne en votre personne un exemple propre à réveiller dans notre jeune noblesse le goût des belles-lettres, qui semble s’y éteindre peu à peu (222. (2) (…) ). » Nous sommes loin du temps où Bussy-Rabutin écrivait à un de ses amis : « Il est vrai que l’Académie se remplit fort de gens de qualité ; il faut {245} pourtant y laisser toujours un nombre de gens de lettres quand ce ne serait que pour achever le dictionnaire, et pour l’assiduité que des gens comme nous ne sauraient avoir en ce lieu-là. »
L’usage dura à l’Académie pendant tout le siècle de se meubler fort de gens de qualité, le parti de la cour ayant le plus grand intérêt à mettre en avant les plus grands noms, et le parti philosophique s’empressant de l’imiter dès qu’il en trouvait un, tel ce coadjuteur de Rohan, le cynique ami de Cagliostro et le triste héros de l’affaire du Collier. L’Académie compta alors parmi ses membres des ducs de Richelieu, de Villars, de la Trémoille, de Nivernais, de Luynes, d’Harcourt, un prince de Rohan, un prince de Beauvau, un ministre : Malesherbes, voire un prince du sang, le comte de Clermont. Parmi ces nobles et parmi les autres, les prélats, les abbés étaient en grand nombre, selon la proportion où ils se trouvaient alors dans la bonne société et dans ce qu’il y avait d’esprits cultivés en France.
Quand l’Académie, abattue entre les ruines de la Révolution, se releva la tempête passée, la société était transformée en dépit du roi rétabli. Le Parlement avait remplacé les parlements, tant d’agitation avait laissé de la confusion dans les classes, le rang effaçait la naissance, la presse usurpait la tyrannie. Admirons l’élasticité dont l’ancienne compagnie fit preuve en s’adaptant au nouvel état de choses et par où elle se révéla de l’essence des institutions animées et durables. Les grands parlementaires prirent à peu près la place des grands seigneurs ; s’il y a encore de beaux blasons à l’Académie, ils ne dispensent plus des titres littéraires, au lieu que la carrière politique suffit à recommander son homme. Royer-Collard, reçu en 1827, faisait cette déclaration : « Quelque imparfaits que soient mes titres, il vous a plu d’y voir par une indulgente fiction ceux de la tribune française ; en m’adoptant c’est avec elle que vous contractez, au nom des lettres, une solennelle alliance. » Les journalistes imitèrent cette fierté professionnelle et Sylvestre de Sacy, dans son discours de réception, se vantait d’avoir inondé les journaux, que dis-je ? un journal, de ses articles, et de n’avoir jamais distrait une ligne de sa prose pour d’autres publications.
La science avait fait un bond et se tenait haut sur le siècle. {246} L’Académie Française qui, dès le siècle précédent, avait compté des membres de l’Académie des sciences, comme Maupertuis, lui donna sa consécration dans les personnes de Laplace, de Cuvier, de Claude Bernard, de Bertrand, de Berthelot. Enfin les universités, sinon par une extension extraordinaire, du moins par les fenêtres qu’elles ouvrirent sur le dehors et les parlotes mondaines qu’elles installèrent dans leurs murs, mirent en évidence leurs professeurs. Ces doctes personnes sont très propres à faire la grosse besogne académique et figurent au mieux les bonnes gens appliquées de l’époque héroïque, les Conrart, les Vaugelas, les Chapelain, les Huet. Ceux-là péroraient dans les salons ; aujourd’hui, c’est la Sorbonne qui est devenue un salon, voilà tout. Peut-être l’Académie outra-t-elle tout de même un peu, par reconnaissance, sa passion pour ces braves ouvriers, par exemple le jour qu’elle préféra Patin à Vigny. Cela faisait écrire à Victor de Laprade : « Virgile, Horace et Lucrèce ont écrit sans M. Patin, et il n’est pas prouvé que M. Patin eût écrit sans Horace et sans Virgile... Est-ce donc une hérésie de croire que l’Académie française est destinée un peu plus à la poésie française qu’à la poésie latine et qu’en faveur d’Alfred de Vigny, de Béranger ou de Sainte-Beuve, l’Académie pourrait surseoir quelques instants aux docteurs de la Sorbonne (I33. (I) (…) ) ? »
En somme, malgré certains abus passagers, l’Académie n’a pas cesse d'être l’image de la société française. Dira-t-on qu’elle n’a pas accordé une part assez large aux gens de lettres proprement dits ? Il n’est pas bon qu’ils y soient les maîtres ; qu’un vent de fantaisie passe sur les têtes, une coterie littéraire donnera cours trop facilement à des innovations arbitraires, comme il faillit advenir à la fin du XVIIe siècle, alors que Boileau eut tant de mal à mettre à la raison les pédants et les précieux attardés. Il n’en faut donc pas trop ; mais il en faut ; et que l’Académie admette notamment, dans l’intérêt même de son renom, tous ceux qui manient une langue sans tache, qui construisent fortement et ceux aussi dont l’imagination ajoute, sans la meurtrir, des grâces à la langue.
Comment l’Académie s’est-elle acquittée de ce devoir ?
On n’a pas manqué de lui reprocher certaines omissions et cela tant de fois et sur tant de tons que c’en est devenu un {247} poncif de l’esprit à bon marché. Arsène Houssaye a pu écrire un livre entier pour rétablir, dans un quarante-et-unième fauteuil, qu’il crée, les grands hommes qui restèrent dehors et les pro pos qu’ils y auraient tenus selon la vraisemblance. A regarder de près, on se convainc que, le plus souvent, l’Académie n’est pas coupable, mais l’exclu, ou les circonstances. Tantôt il est mort trop jeune et sans avoir publié de son vivant les pages qui le rendront immortel, tantôt il vit éloigné de Paris, ce qui constitue un cas d’incapacité matérielle et justifie les retards apportés à d’admission de Corneille. D’autres fois, les désordres de sa vie privée le séparent naturellement de toute bonne compagnie ; ou c’est Lesage, hermétiquement sourd et déjà comme dans l’autre monde ; ou c’est La Rochefoucauld, pressenti, qui se récuse sous le prétexte « qu’il est si timide, si effrayé d’avoir à parler en public, que s’il voyait six ou sept personnes réunies pour l’entendre il courrait le risque de se trouver mal (I44. (I) Huet, (…) ). »
Passent ceux-là : mais Balzac ? — Ce reproche-ci m’intimide davantage. Je suis pourtant assuré de gêner plus d’une personne en posant cette question : Vous admirez ce sublime Balzac ? Certes pas plus que moi : mais vous, académicien, auriez-vous voté pour lui ? Ce qu’il y a chez lui de gros, de raboteux, d’incorrect, une certaine indignité du genre qui est à peine littéraire, sa production qui sent trop le gagne-pain et ne parvient même pas à combler ses dettes, ne reconnaissez-vous pas qu’il y a dans tout cela de quoi faire balancer un bon académicien, conscient de la mission et des devoirs de sa compagnie, de ces devoirs qui lui crient : « Vive le génie ! mais la culture d’abord ! »
Bref, je l’aurais emporté sur ce point, qu’on me demanderait raison encore, pour tant de grands hommes qui forcèrent, eux, les portes, des humiliations qui leur furent imposées sur le seuil. Ah ! j’entends : Montesquieu ? Voltaire ?
Quand Montesquieu se présenta, en 1727, il n’avait pour tout bagage que ses Lettres persanes, cet ouvrage si charmant où perçaient toutes les entreprises du siècle ; et le diable est que, n’ayant qu’un livre, il s’ingéniait à le cacher plutôt qu’il n’osait faire fonds dessus. Tout s’annonçait bien, pourtant, quand on eut vent que le roi ne donnerait pas son agrément. {248} Montesquieu s’en fut plaider sa cause auprès du vieux Fleury, lui présenta une édition faite en quelques jours avec cent suppressions et mille adoucissements ; il rejeta sur ses éditeurs de Hollande les passages qui avaient scandalisé. Quand je songe aux deux personnages de cette comédie, l’écrivain persifleur des Lettres et le vieux fûté de cardinal-ministre, je me régale d’une jolie scène où aucun des deux ne fut la dupe du jeu de l’autre, mais où chacun mit tout son esprit à ce que cela parût se passer le plus sérieusement et le plus honnêtement du monde. Montesquieu sut remercier le bon aveugle en le proclamant, lors de sa réception, « un ministre nécessaire au monde et tel que le peuple français eût pu le demander au ciel ».
C’est par la même porte basse que Voltaire se glissa, et en rampant. Legros de Boze avait tranché, lors de sa première candidature, en 1732, qu’il « ne serait jamais un sujet académique ». Il attendit onze ans et voulut succéder au cardinal Fleury, dont il eut le toupet de publier que celui-là connaissait bien ses sentiments chrétiens. Il écrivait de même à un académicien : « Mes ennemis me reprochent certaines lettres philosophiques ; j’ai bien écrit quelques lettres à des amis, mais je ne les ai jamais baptisées d’un titre si fastueux. » Il s’attira ainsi cette épigramme de Frédéric II :
Quoi ! la grâce efficace opère ;
Par Mirepoix endoctriné
Et tout aspergé d’eau bénite,
Abattu d’un jeûne obstiné
Allez-vous devenir ermite ?
Ni ces tartuferies, ni la protection de la duchesse de Châteauroux ne vinrent à bout de la coalition des prélats ni de l’opposition du trône. Il travailla donc à se mettre bien en cour ; se tourna vers la Pompadour ; et six ans plus tard, gentil homme de la chambre du roi, historiographe du prince, passa tout tranquillement, non sans quelques flatteries préalables aux Jésuites, ni sans avoir gagné sa grâce sur le dos des jansénistes et de ce pauvre Pascal. Il ne voyait plus alors dans les Provinciales que « l’art d’insulter avec éloquence ».
A dire vrai, Montesquieu et Voltaire expiaient leur impertinence et, comme on dit, leur manque de tenue. Car ni Marmontel, ni Condillac, ni toute la bande philosophique {249} ne se heurtèrent à de pareils obstacles. Le rude d’Alembert, l’âme de l’Encyclopédie, entra, du premier coup, sans concession. Il n’accorda que le plus maigre traitement dans son Encyclopédie à un électeur des plus influents, le président Hénault, et ne voulut rien faire dans la suite pour se le concilier. De la toute-puissante Pompadour, qui n’attendait qu’une démarche de lui pour intervenir en sa faveur, et qu’il rudoyait : « Voilà comme on traite ces gens-là, disait-il ; on n’est pas académicien, mais on est quaker, et l’on passe devant eux le chapeau sur la tête. »
Vint l’éclipse de la Révolution, puis le romantisme. Au XVIIIe siècle, les retards avaient des causes politiques et venaient le plus souvent du roi, tandis que, le nouveau mouvement menaçant directement le trésor confié à sa garde, l’Académie se défendit elle-même.
Plusieurs pourtant enlevèrent leur fauteuil sans grande peine, tel Lebrun. Lamartine, battu une première fois par Droz en 1824, fut élu en 1828. Puis ce fut le tour de Nodier, de Musset, de Mérimée. Sainte-Beuve avait mené la bataille, souvent sans épargner ses juges d’à présent. N’avait-il pas écrit autrefois, de certains membres de l’Académie, qu’elle en était infectée ? On finit tout de même par l’absoudre.
Hugo et Vigny furent les deux persécutés. C’est à l’un et à l’autre que Royer-Collard, recevant leur visite à quelques années d’intervalle, fit cette même réponse : « Je n'ai rien lu de ce qui paraît depuis trente ans ; à mon âge on ne lit plus, Monsieur, on relit. » Voilà le secret de quelques élections académiques.
Quel était le crime de Vigny ? Je crois qu’il était par trop maladroit et ne savait que froisser les gens. On le vit bien lorsque, élu sans lutte à sa quatrième tentative, et comme le directeur s’excusait sur ces retards, il trouva bon de partir dans une tirade où il glorifiait les excès de l’école à laquelle il appartenait à peine, lui le plus sage. Il indisposa tout le monde, de sorte » qu’après avoir pris d’assaut la Maison des Périodes Sonores, au nom de ceux qui avaient froid et faim, A. de Vigny se trouva complètement seul (I55. (I) Th. De (…) ) ».
Victor Hugo, après avoir échoué contre Dupaty, contre {250} Mignet, contre Flourens, finit par s’emparer du fauteuil d’un de ses plus bouillants ennemis, Lemercier, ce qui ne fut peutêtre pas pour déplaire à son romantisme. Hugo repoussé de l’Académie, cela nous semble, à nous, monumental ! Mais ce Hugo candidat n’était pas le nôtre. Ses meilleurs recueils lyriques n’avaient pas paru et les autres disparaissaient par sa propre volonté sous le fatras de ses drames ; ces drames, qui nous ennuient parfaitement, purent bien révolter dans le premier instant. Enfin et surtout, Hugo était l’auteur de manifestes bruyants, le chef, le prophète, le dieu d’une petite troupe qui scandalisait le monde avec des cheveux trop longs et des gilets trop rouges. Ces gens-là, confessez-le, n’étaient pas de très bonne compagnie et je comprends qu’on ait fait attendre M. Hugo à la porte jusqu’à ce qu’il se fût débarrassé d’eux. Cela lui arriva comme il n’avait encore que trente-neuf ans, ce qui n’est déjà pas si mal.
Quelques traverses qu’ait rencontrées l’admission de ces grands hommes, c’est un fait qu’en définitive ils furent admis et non seulement eux, mais leur drapeau. Le parti philosophique régna si bien dans la compagnie que les secrétaires perpétuels en furent, vers ce temps-là, Duclos, d’Alembert et Marmontel; et elle fit preuve, lors de la Révolution, d’un esprit si avancé que de mettre fin à ses jours elle-même trois jours avant le décret qui la condamnait. Quant au romantisme, il fut officiellement réhabilité en séance publique, le quinze avril 1869, par le récipiendaire Autran et le directeur CuvillierFleury.
Si les barrières tinrent parfois assez longtemps, comment m’en étonnerais-je ? L’Académie, ainsi que toute institution, est d’essence conservatrice ; c’est sa raison d’être. Elle est justement la force qui s’oppose aux folies de régénération dont il est toujours sage de se méfier, quelque généreuses et légitimes qu’elles paraissent, et dont nul ne saurait prévoir au début comment elles tourneront. De cet heureux combat entre des tendances adverses la langue sort plus jeune et belle, mais toujours elle-même. Et le gage de la paix, ce sont les sièges concédés sous la coupole. Il y aurait péril pour l’ordre à ouvrir ses portes à deux battants avant le commencement de la pacification ; il y aurait péril à adopter des nouveautés avant que l’épreuve, comme il arrive fatalement et très vite, en ait {251} rejeté le déchet, avant qu’elles se soient infusées dans la langue et l’esprit du pays.
Les lenteurs, pour les plus grands, s’expliquent autrement encore. Un Voltaire, un Hugo, tout remplis qu’ils étaient de l’orgueil que l’admiration enthousiaste du siècle soufflait en eux, fût-ce malgré eux, si on les avait appelés trop tôt, ils n’auraient pas tardé à le prendre de haut avec la compagnie et à lui faire affront, en feignant de lui avoir consenti un grand honneur ; au lieu qu’en les laissant attendre, solliciter, frapper bien fort à la porte, elle leur fait marquer le désir qu’ils ont d'entrer et l’importance de l’honneur qu’ils recevront tantôt. Il n’est pas jusqu’à ce vieux Boileau qui n’ait donné dans cette faiblesse. Tant d’ennemis qu’il s’était créés lui interdisaient de penser à l’Académie ; c’est le roi qui lui dit un soir à brûle-pourpoint : Je veux que vous en soyez. Et la compagnie, obéissante, le nomma à l’unanimité. Or il fut le plus insupportable des confrères, accabla l’Académie de ses mépris et de ses épigrammes et vers la fin de sa vie ne se dérangeait plus, pour les séances, de sa maison d’Auteuil. M. Rostand n’a pas les mérites de Boileau, mais il a, lui aussi, sa villa, ce qui suffit à l’excuser, même quand il séjourne à l’hôtel Meurice.
Ces analogies continuelles entre le présent et le passé, fût-ce dans les riens, font éclater, mieux que les raisonnements, le développement harmonieux de l’Académie, la solidité de ses principes. C’est en interrogeant ces principes, en s’attachant à sa tradition, en l’interprétant avec intelligence qu’elle recouvrera l’autorité bienfaisante que je lui souhaite. Elle reconnaîtra que si le Parlement eut son heure d’héroïsme à la Don Quichotte, il est aujourd’hui trop en baisse dans la considération universelle pour qu’elle continue à lui reconnaître une situation aussi prépondérante ; mais que, d’autre part, il est deux carrières qui ont conservé assez de leur lustre pour avoir des droits chez elle, et qu’il lui manque un prélat et un soldat. En feuilletant de vieux textes, les Quarante retrouveront cette décision que leurs prédécesseurs prirent en assemblée particulière au siècle de Voltaire : « Attendu la médiocrité des auteurs dramatiques du siècle, l’Académie n’en recevra aucun au nombre de ses membres (I66. (I) Métra, 26 f (…) ). » Elle se rappellera cette mesure judicieuse et se détournera des auteurs dramatiques, {252} industriels sans scrupules, flatteurs des goûts les plus bas du public, prêcheurs de je ne sais quelles morales étrangères, et qui n’écrivent même pas. Elle s’apercevra en revanche qu’il existe une génération d’écrivains qui fit du bruit, voire du scandale, vers 1885, qu’elle a donné bien des talents, qu’elle s’est assagie, que ce qu’elle a gardé de ses innovations fait maintenant partie du patrimoine littéraire, mais surtout que ces innovations lui ont permis de rejoindre par-dessus le romantisme le plus pur notre tradition. Quand Barrès est entré à l’Académie, le premier et le plus grand de cette génération, nous conçûmes un bel avenir pour la compagnie. Ces promesses seront-elles sans lendemain ? L’Homme libre ne sera-t-il pas l’introducteur de ceux de ses contemporains dont les noms montent aux lèvres de tous les gens d’esprit ?
M’objectera-t-on de ceux-là qu’ils sont les vrais responsables de leur disgrâce, qu’ils ne se montrent pas ou trop peu, qu’ils ne se mettent pas sur les rangs ? Et que la voix publique ne les désigne pas assez ? Certes, l’Académie — suivant le mot que je tiens d’un académicien — est un bureau d’enregistrement. Mais qu’enregistrera-t-elle ? La gloire ? Le choix n’est trop souvent qu’entre le vain succès et le talent caché. Dans une époque où le goût est atteint d’une maladie si générale, l’Académie ne remplira sa fonction qu’en allant un peu contre les goûts de son époque. Il restera toujours M. Rostand pour représenter ce qu’on appelle la gloire. C’est bien assez. Et M. Richepin pour représenter la beauté physique.
Souhaitons du moins que le talent, la dignité s’asseyent aux autres sièges. Je le répète, et j’espère l’avoir montré par mes rappels à l’histoire, c’est le passé de l’Académie, c’est le mouvement même de son existence qui la porterait aux choix que j’ai eu l’impertinence de lui souffler au nom de ses amis et au nom du bon sens. Ainsi rajeunie, ou plutôt remplie, elle sera encore la belle corporation qu’elle fut, et puisqu’elle a pour mission de veiller à ce qu’il y a de plus divin dans un pays, sa langue, elle sera la plus haute corporation dans une société qui est en train de se réorganiser par corporations et qui renaît des cendres, toute jeune sur ses vieilles assises déblayées.
Telles sont les pensées qui me flattaient l’autre jour quand mon regard, plongeant dans l’hémicycle et remontant pour {253} chaque fauteuil la suite d’hommes éminents qui s’y sont succédé, embrassait, selon une sorte de schème évasé analogue à nos arbres de famille, toute une société de morts qui multiplie la valeur de chacun de ses membres, qui gouverne les vivants, les ajoute aux morts et leur survivra pour l’accomplissement d’une œuvre raisonnable et continue.
MAURICE DE NOISAY
André Fontainas, « Les
Théâtres », Le Mercure de
France, 16 mars 1909, p. 358-365.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
LES THÉÂTRES
Théâtre des Arts : la Marquesita, pièce en 4 actes et 8 tableaux, de M. Robert d’Humières, d’après le roman de Jean-Louis Talon (15 février).— Théâtre Réjane : Trains de luxe comédie en 4 actes, de M. Abel Hermant (16 février). — Comédie-Française : la Furie, tragédie en 5 actes, en vers, de M. Jules Bois (17 Février). — Odéon : Andromaque, tragédie d’Euripide, traduction de M A.-Ferdinand Herold (25 février). — Théâtre de l’Œuvre (Schauspielhads de Düsseldorf) : Medea, Trauerspiel in vier Aufzügen von Franz Grillparzer (27 février). — Renaissance - J’en ai plein le dos de Margot, comédie en 2 actes de MM. Georges Courteline et Pierre Wolff ; le Juif Polonais, drame en 3 actes, d’Erckmann-Chatrian (27 février). — Vaudeville : La Route d’Emeraude, pièce en vers, en 5 parties, de M. Jean Richepin, d’après le roman de M. Eugène Demolder (4 mars). — Memento.
[…]
De la Route d’Emeraude, de M. Eugène Demolder, — un des romans qui comptent, depuis Madame Bovary, — M. Jean Richepin a tiré un drame en vers, solide et pittoresque. Avec une fidélité remarquable, il a transporté au théâtre l’essentiel du roman, tout au moins de ce qui en constitue l’agrément tout de suite sensible, la pulpe chatoyante, l’enveloppe. Non qu’il n’ait pas su se souvenir de toute la signification profonde qui se dégage de la lecture du livre, mais les nécessités scéniques l’ont obligé de rejeter certains détails qui sortaient peu à peu, d’eux-mêmes, de situations longuement analysées ; leur présentation, au théâtre, eût paru alourdir, retarder les péripéties et le dénouement. En somme, dans l’œuvre de M. Demolder, ce qui attache par-dessus tout, ce sont, au milieu du charme des paysages, des intérieurs, des costumes, des mœurs évoqués savamment d’un doigté précieux et enthousiaste, les sentiments, les sensations tour à tour gravement réfléchis, éperdus de joie, de désir, d’ivresse, ou brutaux et grossiers, ou de nouveau délicats, si frêles et si purs, dont vivent magnifiquement les personnages divers. Dans l’adaptation de M. Richepin, forcément les apparences extérieures de l’anecdote qui fait le prétexte du roman prennent le pas sur tout ce qui est l’analyse du fait, du lieu ou de l’acte. C’est pourquoi, et en raison d’exigences inévitables, {369} M. Richepin a été amené à diminuer l’importance de certains personnages, dont la mémoire demeure néanmoins inoubliable, à enfler l’importance de certains autres. Ainsi, le joyeux, l’insoucieux Dirk, si dévoué au tendre Kobus, mène l’action, à tel point que, pour animer le retour du jeune peintre désabusé et désormais assagi au moulin natal, le poète a dû prolonger son agonie de façon qu’il lui fût possible de le remettre en toute confiance aux mains de son vieux père et de Lisbeth, sa douce et fidèle fiancée. Il meurt, sa tâche accomplie, en détournant sur lui-même l’accusation du meurtre qui eût, sans son sacrifice, accablé Kobus, dont la félicité sera désormais son œuvre. C’est là un dénouement, peut-être bien, de mélodrame, que M. Richepin aurait pu éviter ; si je ne me souvenais du charmant décor de cette dernière partie et du costume tout de grâce qui y fait, si délicieuse dans le rôle de Lisbeth Mlle Carèze, la fin nécessaire me semblerait indiquée au tableau précédent suffisamment, pour qu’il fût inutile d’insister : Kobus, soutenu, fortifié, endoctriné par les conseils de Dirk expirant, retournera au milieu des siens, et sera heureux auprès de Lisbeth, il n’en fallait pas davantage ; il était superflu de montrer à ce bonheur un commencement de réalisation. Mais il faut aussi rendre hommage à l’habileté avec laquelle M. Richepin a su, sans insistance désagréable, sans atténuation qui aurait trahi la pensée de l’auteur premier, éviter de donner une apparence professorale ou dogmatique au rôle épisodique et décisif de Rembrandt (que M. Lérand a fort convenablement tenu), ou à la tirade dans laquelle Dirk peint la personne et résume la pensée de Spinosa. Les vers amples, sonores ou familiers du poète, contenu sans doute par le vouloir de se fondre en la prose nombreuse et imagée de M. Demolder, éludent presque partout la grandiloquence un peu verbeuse, qui lui est trop habituelle ; il est ici simple, parfois avec d’intimes jovialités, des crudités presque, mais dépourvues de goût par trop grossier, parfois il atteint à une véritable grandeur. Le drame, un des plus beaux qui soient dus à la fécondité de M. Richepin, n’est pas indigne du roman d’où il l’a tiré ; il en fait souvenir, et n’en est pas une parodie ; c’est une traduction exacte et partielle, comme une bonne photographie d’un admirable tableau. S’il ne justifie pas encore entièrement la déplorable coutume de faire passer dans une forme, qui n’est pas celle que l’auteur a cru devoir lui donner, une œuvre parfaite sous la forme où elle fut créée, du moins, dans le cas présent, on n’y trouverait pas motif à s’indigner ni à se lamenter. La conscience, la foi, l’enthousiasme pieux du translateur sont indé niables et évidents, et son œuvre, indépendamment de son origine, est une belle œuvre. Mais n’aurons-nous pas toujours, plus qu’à entendre le drame de M. Richepin, de plaisir parfait à relire le roman de M. Demolder ?
{365}
M. Décori a fait du personnage de Dirk une création splendide de verve, de force et de conviction ; MM. Louis Gauthier, Joffre, Mmes Cécile Caron, Ellen Andrée, ont délicieusement dessiné Kobus, Balthazar, Katje et la vivandière. Quant à Mme Madeleine Carlier, un peu brusque, et à l’excès montmartroise au premier acte, qu’elle est, en dépit de sa diction parfois traînarde et faubourienne, exquise et jolie dans le rôle endiablé, capricieux et hardi de Siska ! Ah le mouvement de ses prunelles ! audacieuses, violentes et moqueuses, cette grâce mutine du nez et des lèvres, cette gorge sans cesse offerte et toute cette preste coquetterie, quel charme alliciant, quel charme !
[…]
ANDRÉ FONTAINAS.
Antoine Delécraz, « Conférence
de M. Jacques Richepin sur Jean Richepin et son œuvre », Comœdia, 24 mars 1909,
p. 2.
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Lorsque Jean Richepin parcourait la terre, bras-dessus, bras-dessous avec sa muse étincelante, qu'aurait-il pensé si une vieille sorcière romanichel, de la tribu qui l'avait adopté, était venue lui prédire qu'un jour il serait un chef de famille dont les deux fils proclameraient publiquement les vertus, et ceci au lendemain de son entrée à l'Académie Française ?
Quel éclat de rire eut ébouriffé sa barbe crépue ! Et qui sait s'il n'eût pas tourné le dos à la sybille, en se laissant aller au geste sonore et familier qu'affectionnaient les Gueux du poète, qu'ils soient de la ville ou des champs et qui traduisait par un bruit leurs habitudes d'indépendance et leur énorme irrespect de la chose établie et des conventions.
C'est cependant ce spectacle que connut hier après-midi, dans la salle de l'Athénée, une foule élégante, empressée et émue, que M. Jacques Richepin avait conviée, avec une foi touchante, à proclamer le beau et irrésistible talent de sort père, qui, invinciblement, devait forcer l'entrée des portes de l'Académie, malgré le débraillé fréquent de sa morale et de sa philosophie.
C'est cette allure toute spéciale au poète, et qui l'a rendu si largement populaire, que le fils respectueusement, essayait d'atténuer ou plutôt d'expliquer, au risque d'éteindre ce qu'il appelle une légende et qui sied si bien à la figure de l'auteur de tant de chefs-d'œuvre. Faut-il dire que, dès l'abord, le public lui en ait su gré ? Je ne crois pas, il en coûtait à cette foule d'admirateurs de voir s'atténuer les contours vigoureux de cette merveilleuse figure.
Fort heureusement, cette inquiétude se dissipa bientôt. Une si curieuse légende ne pouvait pas ne pas être. Et en voulant l'estomper, M. Jacques Richepin l'a fortifiée en l'appuyant sur des anecdotes nombreuses qui la rendent plus vraie et toujours plus vivante.
La place nous manque pour citer toutes les histoires cocasses ou tendres, mais toujours profondément humaines, dont Jean Richepin et ses compagnons habituels, Raoul Ponchon et Sapeck, ont été les héros toujours renouvelés.
Qu'il suffise de dire qu'elles ont été accueillies avec une évidente satisfaction par le public, à qui l'on rendait son poète tel qu'il l'a toujours connu et tel qu'il l'aime.
Cette très intéressante conférence, touchante par le souci qui l'inspirait, gauloise par l'esprit qui l'éclairait, s'est achevée dans l'audition de fragments de l'œuvre de Jean Richepin dits, tour à tour, avec le talent, à chacun d'eux personnel, par les artistes admirablement choisis qui ont nom : Cora Laparcerie, Marthe Régnier, de Max, Gémier, Devriès, de l'Opéra-Comique, accompagné par Tiarko Richepin.
Mounet-Sully devait clore cette audition, il tarda un peu, le public s'impatienta, malgré Mme Laparcerie qui revint dire avec infiniment de charme : Du mouron pour les petits oiseaux, et s’écoula rapidement au dehors au, moment où d'une auto, arrivant à 60 à l'heure, s'élançait le grand tragédien, qui se lamenta.
ANTOINE DELECRAZ
Avril↑
Anonyme, « Les fourmis de Jean
Richepin », Gil Blas,
1er avril1909,
p. 1.
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Nous parlions hier du trac des dramaturges.
Richepin, disions-nous, se promène dans les couloirs — l'heureux homme ! — comme si la pièce était d'un autre. Ce qu'il redoute, par exemple, ce sont les « fourmis » lors de la lecture aux artistes.
Vous savez ce que c'est que les fourmis ?
Lorsqu'on tient les jambes croisées, immobilisées, le sang ne circule pas et l'on a l'impression d'une armée de fourmis qui vous grimpe, révérence parler, le long de votre caleçon.
Alors, pour chasser ces maudits insectes, devinez ce que fait Richepin ? Tout en continuant sa lecture, il écrit en marge de certaines pages de son manuscrit : « mes jambes ! » Et ces deux mots lui servent d'outils memento.
« Un jour, à une lecture, Mounet-Sully était derrière moi, contait Jean Richepin. Tout à coup, il se penche sur mon épaule, regarde mon texte, et me dit, étonné et souriant : « Qu'est-ce que tu as écrit là ? — J'ai écrit : Mes jambes ! et je lui donnai mon explication. Aussitôt après, je décroisai mes jambes que je tenais distraitement croisées depuis le commencement de ma lecture, et que les fourmis dévoraient. »
Novembre↑
Romain de Jaive, « L’Olympe,
par M. Jean Richepin », Comœdia, 16 novembre 1909, p. 2.
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C'est à Jean Richepin qu'était dévolu l'honneur d'inaugurer l'année 1909-1910 de l'Université des Annales. Le poète, qui compte parmi les conférenciers les plus aimés et les plus choyés du public des Annales, a été ovationné longuement et, en quelques mots, très élégamment dits, a tenu à faire ressortir que les applaudissements qui venaient d'éclater s'adressaient surtout à l'admirable organisatrice de ces conférences, à l'éminente directrice des Annales, à Mme Brisson.
Les conférences sont divisées en plusieurs catégories, autant de catégories que de jours dans la semaine. Celles du lundi auront trait, cette année, à la Littérature antique, à l'antiquité grecque. Pour ouvrir cette série, Jean Richepin parla des dieux et des déesses de l'Olympe. Pour intéressante que soit l'étude de ces choses, elle est peut-être trop ardue pour cadrer avec le programme des Annales, aussi le conférencier désira-t-il rassurer ses auditrices en leur promettant de se cantonner dans ce qui pourra leur donner une teinture générale de la mythologie grecque.
Il compara les aventures des dieux à un recueil de contes de fées, auprès desquels les Mille et une Nuits paraissent fades. Il fit un court tableau de l'histoire des douze dieux, et démontra que la mythologie, qui fait voir tout d'abord les dieux sous une forme indécise et grossière, les montre enfin parvenus à la Beauté et à la Bonté. C'est là toute l'histoire de l'humanité qui marche toujours vers le progrès idéal, et c'est ce qu'avaient compris les Grecs, dont nous sommes, nous Français, les descendants directs et les héritiers.
Anonyme, « Le trésor du roi des
gueux », Le Radical,
21 novembre 1909, p. 1.
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Le bruit a couru, ces jours-ci, que M. Jean Richepin faisait exécuter des fouilles dans les caves d'un château qu'il vient d'acheter en Seine et-Oise. Un ingénieur aurait appris à l'éminent poète qu'à l'époque des guerres de religion, les ligueurs — où bien les huguenots — avaient caché un trésor dans les souterrains de la demeure dont l'auteur de la Chanson des Gueux a pris possession cet automne.
Un trésor de doublons, de ducats, de pistoles découvert par le plus chevelu des académiciens ! Jean Richepin, propriétaire des cavernes enchantées des Mille et une Nuits ! On le voit assez bien dans ce rôle et faisant les honneurs de ses souterrains remplis de gemmes rares, en traînant sa longue robe de mage sur les diamants amoncelés.
Malheureusement…
— Dites bien qu'il n'y a rien d'exact, monsieur, dans ce bruit de fouilles et de trésor ! s'écrie un familier, qui nous reçoit en l'absence du poète académicien. Le seul trésor dont l'existence soit acquise au château des Trois Fontaines, ce sont les ouvrages — poésie et drames — auxquels M. Jean Richepin travaille en ce moment, dans sa villégiature, aux confins de la campagne normande.
« Il se peut bien bien qu'un monsieur ait tu des histoires de trésor dans de vieux bouquins, mais je peux vous assurer que tout s'arrête là : la vérité ne va pas plus loin.
Si M. Richepin apprenait qu'il y a, dans les caves de son château, un débris de poterie ancienne, une vieille médaille, un fragment de sculpture présentant un intérêt historique, il est probable, en effet, qu'il ferait tout bouleverser dans l'espoir d'une découverte. Mais un trésor ! Ah ! bien, si on se met à raconter des choses pareilles, la vie deviendra impossible au château des Trois-Fontaines : les touristes envahiront les souterrains ; il faudra établir un service d'ordre de Dammartin jusqu'à Mantes, pour contenir la foule des explorateurs armés de pioches et de bêches, et, à la station de Bréval, il sera nécessaire de doubler les trains bondés de curieux parisiens ou des clients de l'agence Cook !
Mais, je vous le répète, ajoute notre interlocuteur avec une énergie- pittoresque, il n'y a aux Trois-Fontaines d'autre trésor que l'imagination dorée de son propriétaire. Ce trésor-là n'est pas dans une cave, ah ! non alors ! Et probable qu'on ne s'en doutait guère, du temps de la Ligue ! »
Louise Faure-Favier, « Autour
de la vie féminine », Gil
Blas, 22 novembre 1909, p. 2.
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Il en est des préambules comme des plaisanteries : les meilleurs sont assurément les plus courts. On me pardonnera donc d'en faire un, puisqu'il sera très rapide, et, avant de suivre dans les salles de conférences ou ailleurs, quelques-unes des manifestations les plus intéressantes de la vie féminine dans la société française d'aujourd'hui, on m'excusera de commencer par quelques considérations générales des articles qui feront tous leurs efforts pour les éviter.
Et maintenant, allons-y, mesdames et messieurs.
Un mauvais moment est bien vite passé.
Sommes-nous donc, comme on le prétendait autrefois, un peuple de causeurs, excellant aux exercices variés de la conversation spirituelle et gracieuse ? Sommes-nous un peuple de bavards ? En tous cas, si les femmes triomphaient naguère dans la conversation, elles ne peuvent être aujourd'hui accusées de bavardage, puisqu'elles passent une grande partie de leur vie à écouter. La saison des conférences vient de reprendre à Paris avec la saison des pluies. C'est, bien entendu, une pure coïncidence. Et la plupart de ces conférences sont consacrées aux femmes, et toutes sont suivies par des femmes, par des femmes exclusivement.
Aux heures d'après-midi où les conférences s'abattent sur Paris en avalanches, les hommes travaillent, ou font semblant de travailler. Les femmes sont de loisir. Celles qui ne sont pas atteintes de la douloureuse maladie à laquelle on a donné un nom anglais sans doute pour la faire paraître moins grave, de la douloureuse maladie du « schoppinq », c'est-à-dire de la fièvre essentiellement parisienne de courir les magasins ; celles qui ont épuisé les délices innocentes des thés du Ritz ou du Carlton, suivent des conférences. Cela ne les empêche pas, peut-être, d'aller après les conférences aux thés du Ritz ou du Carlton ou d'ailleurs, car il faut bien se réveiller un peu. Mais elles manifestent un goût très vif de la parole. Et voilà pourquoi les hommes ne sont pas, muets. Oh ! non, ils ne le sont pas.
Et ils d'autant plus de mérite ci ne pas l'être qu'un grand nombre d'entre eux parlent avec beaucoup de peine !
MESDAMES, MESSIEURS !!
Tant pis pour eux ! Et sans avoir la plus petite méchanceté — au contraire — nous ne compatissons pas le moins du monde aux maux qu'ils se donnent. Il y a une chose, en effet, que les conférenciers d'aujourd'hui ne paraissent pas très bien comprendre, c'est que pour parler en public, il n'est pas superflu de savoir parler en public. La plupart d'entre eux ne savent pas parler en public. On peut improviser des conférences, mais on ne s'improvise pas conférencier. Souvent nous voyons de bons vieillards aborder une tribune comme un rivage, en tenant à la main une liasse de papiers et lisant dans leur barbe vénérable des phrases cotonneuses et mornes : nous sourions ironiquement de leurs efforts louables et vains qu'ils accomplissent pour se faire applaudir !
Mais nous voyons aussi de bons jeunes gens qui débitent avec un certain aplomb des phrases apprises par cœur, et qui, tout à coup, perdant la mémoire et le nord, se réfugient derrière leurs paperasses et les lisent aussi mal que possible.
Nous avons de la pitié pour eux. Il suffit chez nous que quelqu'un ait tout pris dans la vie, excepté la parole, pour qu'on lui demande justement de prendre la parole. Voilà que les femmes s'en mêlent et que, ayant été auditrices, elles veulent devenir conférencières à leur tour. Prenez garde, mesdames. Quelques-unes d'entre vous se sont déjà aventurées à lire péniblement devant un public narquois leurs modestes élucubrations écrites, et elles n'ont pas su cacher toute leur confusion sous leurs immenses chapeaux. Ces conférencières n'avaient, en effet, de panache qu'à leur coiffure.
Ce que demandent les femmes qui écoutent des conférences, c'est que les conférences soient faites par de véritables conférenciers, par des gens qui savent parler et qui, autant que possible, savent parler pour dire quelque chose.
***
Au moins, les conférenciers ont une certaine prévenance pour leurs auditrices.
Qu'ils parlent aux « Jeudis de Madame », aux « Vendredis de la Parisienne », aux « Samedis de Mademoiselle », qu'ils parlent à l'Odéon, à la Renaissance, à l'Athénée, au Gymnase, à l'Université des Annales, au Théâtre Fémina, à l'Ecole des Hautes-Etudes sociales, et ailleurs encore, — car on parle partout, et il n'y aura bientôt plus assez de salles à Paris pour les innombrables conférenciers, — tous choisissent des sujets féminins, des sujets capables d'intéresser particulièrement les femmes, donc des sujets dont la femme est l'héroïne. Et ils ont bien raison, ces conférenciers astucieux, parce que la femme s'intéresse surtout à elle-même.
Allez donc nier maintenant l'influence considérable des femmes dans la société contemporaine !
Tout se fait pour elles, même les conférences.
Tout part d'elles. Tout revient à elles. Elles règnent et elles gouvernent. Leur action, est prépondérante. M. Maurice Barrès parle de l'ldée de Patrie chez la jeune Fille, M. Raymond Poincaré de la Femme et la Loi, M. Paul Doumer, de la Femme aux Colonies, M. Marcel Prévost de l'Education physique de la Femme ; celui-ci de l'Héroïsme féminin ; celui-là du Bas-Bleu, et c'est encore de la femme qu'il s'agit ! Les hommes politiques, comme Raymond Poincaré, s'abaissent ou s'élèvent jusqu'à la femme pour lui parler d'elle.
Monseigneur Marcel Prévost veut bien lui prodiguer ses conseils.
Il fait aujourd'hui son éducation physique. Il lui apprend l'art de rester jeune et que, à Paris, toutes les femmes sont jolies et encore que les Parisiennes, surtout cellas qui suivent ses conférences, méritent d'être aimées jusqu'à soixante ans. Il n'ose pas citer Ninon de Lenclos qui fut aimée jusqu'à 80 ans. Mais ses auditrices se tiennent pour satisfaites. Elles lui sont reconnaissantes de prêcher avec tant d'agrément et d'onction une vertu si capiteuse.
UNIVERSITÉ FÉMININE
Mais quittons ce milieu où nous reviendrons de nous-mêmes.
L'Université des Annales, qui n'est point du tout féministe dans le mauvais sens du mot, représente peut-être la victoire la plus éclatante du féminisme dans le bon sens du mot à l'heure actuelle. Elle a su grouper, pour l'unique plaisir des jeunes filles de la société parisienne et pour le plaisir, aussi de leurs mères, de leurs tantes et de leurs cousines, les concours empressés d'un très grand nombre d'écrivains qui ont du talent, de romanciers, de poètes, de critiques, de moralistes, de pédagogues, de sociologues et même d'hommes politiques.
A cause d'eux, et aussi à cause des jeunes filles susdites et de leurs cousines, tantes ou mères, le milieu de l'Université des Annales est incontestablement, pour sa bonne grâce et pour sa sagesse, l'un des milieux les plus charmants de Paris.
Il est vrai que cette Université a été constituée et qu'elle est dirigée par un recteur qui sait unir le -plus solide bon sens à l'esprit le plus hardi, le plus ferme et le plus prudent, par Mme Adolphe Brisson, recteur aussi raisonnable que M. Liard, le chef de la grande Université de la rive gauche, et recteur plus souriant, bien que M. Liard ait la réputation de ne pas manquer de jovialité. Il faudra dire quelque jour la bienfaisante influence exercée par Mme Adolphe Brisson et les occasions de le dire ne nous feront pas défaut.
Dans la foule des conférenciers qui sont offerts chaque jour de la semaine à leur grande admiration ou à leurs petites railleries, les jeunes universitaires des Annales ont des maîtres qui sont tout particulièrement pour elles de chers maîtres et qui, s'adressant à leur esprit, parviennent sans difficulté jusqu'à leur cœur. M. Jean Richepin est l'un d'eux, le premier, le plus grand, le plus éloquent, le plus prestigieux, le plus cher, et il le mérite bien !
Donc, il inaugurait, cette semaine, les conférences de l'Université. Quelle joie de l'entendre !
Quelles délices de l'applaudir ! Et nous montions, parmi une véritable cohue, les escaliers assez nobles qui mènent à la grande salle des conférences. Elle est de proportions harmonieuses, cette Balle, d'un luxe satisfaisant, parce qu'il est discret ; elle a des teintes blanches parce que des jeunes filles la fréquentent, mais elle a des colonnes et des pilastres massifs pour montrer qu'elle est tout à fait sérieuse, et qu'il ne s'y dit rien de frivole.
Au fond, une jolie petite, scène, un piano à queue oublié derrière la table du conférencier, un piano à queue qui fait tout espérer aux amateurs de musique et tout redouter à ceux qui ne le sont pas. La scène est surmontée d'un cartouche sur lequel s'étale une inscription. Cette inscription est de Leibnitz, un fameux philosophe, s'il vous plaît, et plus ennuyeux encore que le commun des philosophes. Donc, Leibnitz a dit cela, ou peu s'en faut : « Le secret du bonheur consiste à faire son devoir en y prenant son plaisir ». Sage et délicieuse maxime assurément. Mais pourquoi, dans cette Université qui est bien française, ce qui vaut encore mieux que d'être bien parisienne, pourquoi n'a-t-on pas emprunté à un moraliste, français la maxime inspiratrice et directrice ? C'est un tout petit regret en passant. D'ailleurs, pour avoir écrit cette maxime, Leibnitz eut mérité d'être Français.
Enfin, passons. Passons puisque M. Jean Richepin arrive.
* **
LES DÉESSES AU XXe SIÈCLE
Il arrive dans le brouhaha. La salle qui contient cinq cents personnes est toute pleine. L'auditoire est essentiellement bourgeois, d'une bourgeoisie élégante et plus encore solide. Il n'y a point là les froufrous légers des auditoires de salles de théâtre, où l'on parle pour « Madame » ou pour la « Parisienne ». Beaucoup de jeunes filles naturellement, puisque les conférences leur sont destinées.
Les universitaires se placent aux premiers rangs. Et comme on distingue déjà leurs caractères ! Les unes sont simplement gentilles, très gentilles et très gracieuses. Les autres s'agitent un peu. D'autres s'agitent presque trop. Deux sœurs, jolies, élancées, bien habillées, coiffées avec une élégance cavalière. — Paul Bourget les décrirait avec bonheur — se donnent beaucoup d'importance, vont, viennent, -inspectent la salle. Elles regardent, 'mais on tes regarde., et c'est peut-être tout ce qu'elles veulent. Les -dames attendent paisibles que sonne l'heure de. la joie 'littéraire. Quelques messieurs parsemés, âge mûr, visage grave. Très peu de jeunes gens.
Voici donc Jean Richepin ! Nous l'attendions. Il arrive avec un bon sourire. Il est sanglé dans une redingote grise serrée à la taille et du meilleur effet. Jean Richepin se vantait naguère d'avoir un torse d'écuyer et le mépris des lois. Il n'a plus sans doute le mépris des lois, car ce mépris n'est pas toléré chez les académiciens ; mais il a toujours le torse d'écuyer, car ce torse est permis à tous les académiciens qui n'abusent pas de la permission. II est très svelte, Jean Richepin, mais ses cheveux ont blanchi. Du moins les jeunes universitaires l'admirent tel et l'acclament dès qu'il apparaît. Elles font une « claque » généreuse. Cependant derrière les premiers rangs, on n'applaudit guère. Le public des Annales est d'une réserve frigide. Il s'intéresse vivement à ce qu'on lui dit, mais il garde ses impressions pour lui.
Jean Richepin est cependant son conférencier préféré. C'est justice. Jean Richepin est un des rares conférenciers d'aujourd'hui. Il parle d'abondance avec une facilité sans platitude. Et dans chacun de ses développements, il trouve l'expression poétique, imagée qui lui donne du relief ou de la couleur. Et sa voix est agréable. En outre, Jean Richepin est un merveilleux « diseur » de vers. Par suite, en conférenciant, il sait varier ses intonations : il n'est jamais monotone. On sent qu'il ne lui faudrait qu'un petit encouragement de son auditoire pour s'élancer jusqu'au lyrisme. Le sujet qu’il traite est d'ailleurs favorable au lyrisme. Il s'agit de l'Olympe et de toute la mythologie. Avec l'aide des dieux et des déesses de l'antiquité grecque, Jean Richepin peut faire rêver les poètes de son auditoire : on est sûr qu'il ne le fera pas bâiller.
Il s'attribue d'abord le mérite de ne dire rien de nouveau sur la question. Ce serait sans doute un peu difficile. Jean Richepin dénombre seulement les dieux et les déesses et il indique avec précision et avec réserve leur lien de parent. Nous voyons défiler Saturne et Zeus, et Junon, et Athena, et Mercure, et Bacchus, et Aphrodite. Et tous ces dieux et toutes ces déesses sont vaguement embourgeoisés. Aphrodite elle-même l'air d'une bonne personne qui n'a jamais fait les cent dix-neuf coups.
Mais l'orateur se souvient malgré lui qu'il est poète et il l'idéalise dans les termes les plus heureux et les plus chaleureux.
La conférence de Jean Richepin n'est qu'une vulgarisation délicate pour les jeunes filles. Du moins, elle a toute la clarté et tout le tact souhaitables.
Ah ! si Jean Richepin était soutenu par son public si attentif, mais si froidement attentif ! Il s'élancerait, par-dessus les nuages, dans le ciel bleu ! Il atteindrait lui-même le sommet de l'0lympe ! Il s'abandonnerait à sa verve oratoire, qui est toujours une verve poétique. Mais son auditoire pondéré le retient à la terre, lui interdit formellement de s'envoler, de planer. Et Jean Richepin a besoin de toute sa facilité de parole pour que sa conférence ne soit pas un peu traînante. Et il a besoin aussi de tout son goût passionné pour l'antiquité. Car Jean Richepin aime les légendes grecques. Et le normalien impénitent se retrouve ne lui. Il est bien juste qu'il redevienne universitaire pour parler à des universitaires.
Les jeunes filles des premiers rangs lui en savent gré et elles l'applaudissent. Jean Richepin revient sur la scène les saluer par trois fois. Et l'auditoire se retire sans exubérance, emportant son contentement qu'il garde précieusement sur loi, pour qu'on ne le lui prenne pas.
Louise Faure-Favier.
Décembre↑
Anonyme, « Les Grandes
conférences : La Mer », Le
Phare de la Loire, 8 décembre 1909, p. 2.
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Au Théâtre de la Renaissance, devant un public enthousiasmé, M. Jean Richepin, de l’Académie Française, parle de la Mer.
Décidément le public prend goût aux conférences littéraires qui lui sont offertes par la municipalité.
Il y a quelques jours, il se rendait nombreux pour écouter M. Anatole Le Braz parler de la Bretagne, hier, la Renaissance n’était pas assez vaste pour contenir la foule venue pour applaudir M. Jean Richepin, l’éminent académicien qui devait parler de la Mer.
* * *
Qui ne connaît aujourd’hui Jean Richepin ? Qui, au moins, n’en a vu la photographie ?
Il est grand, bâti en athlète, a les cheveux et la barbe — aujourd’hui grisonnants — toujours un peu en broussaille, ce qui lui donne encore un peu l’aspect du matelot qu’il n’a pas craint d’être, par amour de la Mer, après avoir quitté l’Ecole normale.
Avec cela, une voix chaude, colorée, sonore. Il parle, et aussitôt tout naturellement s’envoient de sa bouche les vers allés qu’il cisela. Ces vers sortent, sortent encore, en arrivent en rangs pressés aux oreilles du spectateur, attentif, ému, déjà conquis, et qui se laisse bercer sans fatigue par la douce musique qu’ils font entendre.
Et, maintenant, quelques notes biographiques qui aideront à comprendre comment ce révolté a su, par son talent, arriver jusqu’à la coupole.
Jean Richepin est né à Médéa, en Algérie, le 4 février 1849. Il fit de brillantes études qui l’amenèrent, en 1868, à l’Ecole Normale Supérieure.
Pendant la guerre, il s’engagea dans un corps de francs-tireurs et suivit Bourbaki. Puis de 1871 à 1875 il mena une vie errante. C’est alors qu’il composa une quantité de poésies virulentes qui le rendirent célèbre dans les cénacles du quartier latin, où brillaient Ponchon, Sapeck, Rollinat, Bourget
En 1876, il conquit du premier coup le grand public par sa Chanson des Gueux.
Accusé, non sans fondements, d’avoir publié cette Chanson — un livre superbe de fougue et de crânerie — il fût condamné à 30 jours de prison.
Au XVIe siècle on comblait de faveur les « beaux esprits », aujourd’hui on préfère leur octroyer des casiers judiciaires.
Malgré cela, Jean Richepin continua, à écrire et à défendre la cause des humbles et des opprimés.
Au théâtre, il a apporté les mêmes préoccupations sociales. « Vers la joie » (1894), le « Chemineau » (1897), entre autres, ont remporté le plus vif succès.
Aussi l’Académie française ne put-elle tenir rigueur de ses doctrines outrancières à un écrivain de cette exceptionnelle valeur Jean Richepin fut élu en 1908, et les lettrés n’ont pas oublié son superbe discours de réception, où il encense la langue populaire et les parlers de terroir, si savoureux et si imagés.
* *
« A peine M. Richepin a-t-il fait son entrée sur la scène de la Renaissance, que la salle, pleine à craquer, salue son arrivée par d’enthousiastes applaudissements.
M. Jean Richepin commence ainsi : « Je suis infiniment fier et heureux, profondément touché aussi, de l’accueil chaleureux que vous venez de me faire, et je ne sais quels mots trouver pour vous prouver ma reconnaissance.
» Je tâcherai de redoubler d’efforts pour ne pas me montrer indigne du formidable sujet que j’ai à traiter ce soir devant vous : « La Mer ».
» La Mer, tantôt radieuse, tantôt monstrueuse, souvent douce, souvent aussi terrible, véritable tueuse d’hommes.
» Pour parler d’elle, ce n’est pas la voix humaine qu’il faudrait mais tout un orchestre, mais de grandes orgues, aussi retentissantes sur la mer, qui est elle-même un orgue immense, dont les touches sont les vagues, et les soufflets, les vents.
» Je tâcherai à défaut d’instrument, de remplacer la prose insuffisante par le vers qui, plus léger et tel un oiseau, peut se poser sur les vagues, et se laisser soulever par elles, ce vers qui peut justement être comparé an coquillage, souvent « creux » comme Lui, dans lequel aussi on trouve des scories et du sable, mais qui approché de l’oreille a gardé toute la chanson de La mer, toutes les voix de la brise, et dans lequel on entend rouler toutes les vagues dans lesquelles se sont mirées toutes les étoiles. »
M Richepin a fait, on le sait, un livre sur la Mer, il demande au public qui l’écoute la permission de Lire quelques-unes des poésies qu’il renferme. Si le public s’y intéresse, il insistera sur cette lecture, sinon il n’en lira que très peu.
La première partie de son livre parle des paysages marins, M. Richepin glissera rapidement sur cette partie, car tous les Nantais connaissent la mer, et il craindrait que les paysages décrits par lui, ne soient inférieurs à la vision que tous ses auditeurs ont gardé de la Mer.
M. Richepin donne alors lecture d’une de ses poésies intitulée « Les Papillons », dans laquelle il a laissé son imagination errer — en présence de la Mer — au gré de son inspiration.
Voici quelques couplets de cette poésie :
Papillons ô papillons.
Restez au raz des sillons.
Tout au plus courez la brande.
C’est assez poutre vos ébats.
Qu’allez-vous faire là-bas .
Tout petits sur la mer grande !
— Laisse-nous décourageux
Il faut bien voir d’autres jeux
Que ceux dont on a coutume
Quand on est lassé de miel
Ne sais-tu pas que le fiel
Est doux par son amertume ?
— Mais des fleurs pour vos repas
Là-bas vous n’en aurez pas.
Oui n’en trouve que sur la terre.
Pauvres petits malheureux
Vous moudrez le ventre creux
Sur l’eau nue et solitaire.
— O l’ennuyeux raisonneur.
Qui met sur notre bonheur
L’éteignoir d’avis moroses !
Ne vois-tu pas que ces prés
Liquides, sont diaprés
De lys, d’oeillets et de roses ?
— Papillons vous êtes fous,
Ces fleurs-là, m'entendez-vous,
Ce sont Les vagues amères.
Où les rayons miroitants
Font éclore le printemps
Dans un jardin de chimères.
M. Richepin en arrive alors à la seconde partie de son Livre, les « Matelots ».
Ici il éprouve le besoin d’avertir le public qu’il doit faire à son sujet quelques réserves. Il aura soin, dans certains vers, de remplacer le mot un peu cru parfois par un mot ne risquant point de choquer les oreilles chastes qui lui ont fait l’honneur de venir l'écouter.
La première poésie dont il donne 'lecture, est intitulée « Largue ». Nous y cueillions les vers suivants :
Je ne suis qu’un terrien, un terrien de la terre.
Et n’eus pas même, fils d’ancêtres paysans,
L’honneur d’être embarqué comme mousse à dix ans.
Si j’avais fait au moins un congé sur la flotte !
Mais non ! — Comment sais-tu la langue matelote
Alors, et de quel droit prends-tu ces airs nouveaux,
N’ayant jamais foulé que le plancher des veaux ?
— Pardon, j’ai mis le pied sur le plancher des vagues,
Et non comme ceux-là, piteux, aux regards vagues,
Qu’on voit déboutonner leur col dans un hoquet,
Réclamer d’une voix mourante le baquet,
Et tomber dans tes bras, ô steward qui déplores
Ton frac fleuri soudain d’ordres multicolores.
Non, moi, j’ai navigué pour de vrai, pour de bon,
À la voile, mes gas, et non pas au charbon,
À bord de caboteurs, de pêcheurs, en novice
Qui mange à la gamelle et qui fait son service.
J’ai connu les fayots, la manœuvre, le grain,
Tout ce qui donne un cœur solide, un pied marin.
J’ai connu les ohisse ! en halant la poulie,
Et le flot en douceur et le flot en folie.
Et les contes contés à la poulaine, en tas
Autour de quelque ancien, négrier, pelletas,
M. Jean Richepin rappelle maintenant à son auditoire qu’il vécut pendant plusieurs mois la vie du matelot.
Au cours de cette existence aventureuse, il a connu des compagnons plus malheureux que lui et c’est en leur honneur qu’il a composé certaines de ses chansons.
La chanson est faite pour le peuple, dont la langue rude est la vraie source de notre langue française. Plus de vingt ans après avoir navigué, il a retrouvé — et ce fut une des plus grandes joies de sa vie — de vieilles chansons de matelots, c’est alors qu’en souvenir de ses vieux compagnons il en a composé quelques-unes.
L’une d’elles évoque son premier voyage, son embarquement à Nantes, il y a 35 où 30 ans.
Comment il a connu Nantes ? M. Richepin va nous le dire, où plutôt sa chanson, car il n’a pas l'intention de raconter ses mémoires : ceux-ci s’écrivent, permettant ainsi de mentir convenablement.
Mon premier voyage
Au bon souvenir de Mathieu Lemardec ex-capitaine, en de Pierre et Quentin, matelots à bord du caboteur « Louise ».
Celui qui fit cette chanson,
Novice au cabotage,
Toujours le premier au bidon
Autant comme à l’ouvrage,
Un bon garçon !
C’est à Nantes, dessus le quai,
Un jour de grand’misères,
Que le terrien s’est embarqué
Rincé moirant un fond d’verre
Mais quand mem’ gai.
Sombré dans un ruisseau à sec
Le ventée à fond de cale
N’avait pour se calfater l’toc
Pas même un peu d’eau sale
Et rien avec.
Par Là passant deux matelots,
Virent le pauvre bougre,
Lui dosât —
Viens lester tes boyaux
A bord de notre litre
Va-t-a Bordeaux.
Monta sur le plancher sans toit,
S’y fit la soute pleine
Lécha la gamelle et ses doigts
Puis dit au capitaine
— Voulez-vous d’moi !
Savant quoi faire de ses pal‘rons
Mais les avait bien solides
Soulève un vergue tout du long,
Et dit : — Quand j’suis pas vide
J'suis d’aplomb. —
Va bien on t'emplira, du gas
Répond le capitaine.
T’y fournirai t’y fourniras,
Moi l’huile à ta lanterne,
Toi l’huil’de bras —
Ex de Nantes jusqu’à Bordeaux
Trime à la matelote
N'ayant qu’un tricot sur le dos
Et pour fond de culotte
Le drap d’sa peau.
Mais pas ne se faut de chagrin.
Toujours chante à vole haute
Apprends le panier maturé.
De ses frère-la-côte.
Fil premier brin.
Jamais si longtemps qu’il vivra
Si ponton qu’il devienne
Jamais ceux qui l’ont pas sous l’anas
Jamais le capitaine
Il n’oubliera
Celui qui fit cette chanson
Novice au cabotage
Toujours le premier au bidon
Autant comme à l'ouvrage
Un bon garçon.
M. Richepin qui est très applaudi sent qu’il a mis son public en belle humeur. Avant de lire plusieurs autres de ses poésies, il essaie de concentrer quelques idées scientifiques pour montrer qu’il faut aimer la Mer, quelles affinités il y a entre elle et nous, et comment son eau est le principe même de notre vie.
En passant, M. Richepin parle de la découverte de M. Quinton : le traitement par l’eau de mer et rappelle l'expérience que ce dernier a faite sur un chien qu’il avait vidé de tout son sang et dans les canes duquel il fit pénétrer de l'eau de mer. Le chien qui était sur le point de mourir se ranima soudain, et redevint plein de vie.
Poursuivant ses recherches, M. le docteur Quinton isola certaines cellules de notre corps dans l'eau de mer, ces cellules vécurent.
M. Richepin en déduit que les gens — même yeux qui n’en connaissent que les plages brillantes et des petits chevaux — vont à la mer par instinct.
Rentrant maintenant dans le domaine des choses plus humaines, M. Richepin lit quelques-unes de ses poésies dans lesquelles il montre comment on aime la Mer.
La partie de ce livre qui traite de cet amour est intitulée « Les Gars ».
Une de ces poésies est un véritable chef d’œuvre, elle a pour titre : « Les Songants ».
Les Songeants
Dans le pays on les appelait les songeants
A force d’être ensemble, ayant mine pareille.
On eut dit deux sarments secs de la même treille.
C’était un vieux marin et sa femme indigents.
Ils demeuraient assis sur le bord de La grève
Sans parler, abîmés dans l’infini d’un rêve
Et jusqu'au fond de l’être avaient l’air de jouir
Ainsi de leurs vieux ans, ils achevaient la trame
Le sourd à voir la mer, et l’aveugle à l’ouïr.
Et tous à humer son âme dans leur âme.
Une autre de ces poésies a été composée en l’honneur d’un marin du Croisic. Elle a pour titre : « Le Mot de Gillioury ».
Le mot de Gillioury
Vous le rappelez-vous, dispos mon cher Henry,
Ce bonhomme nommé le père Gillioury ?
Au Croisic, ou pour dire à sa guise, au Croisi
Fumé, sauré, le nez seul d’pin royal cramoisi,
Vêtu d'on ne sait quoi, mais propre sous ses hardes,
Le bec toujours salé de chansons égrillardes,
De souvenirs joyeux et de propos plaisais
Il travaillait encore à soixante-dix ans,
Pour pouvoir en dehors de sa maigre retraite,
Quand son nez se fanait en repeindre l’aigrette.
Ce soir-là nous avions gavé notre bonhomme.
Il avait comparant conté par le menu les mets qu’il connaissait…
– Eh bien tout compte fait qu’est’qu’tu préfères ? lui demandai-je…
– Ses yeux flamboyaient alors étrangement
Le vieux drôle était beau, superbe en ce moment.
Son geste large, ouvert, s’envola comme une aile
Et ce fut d’une voix émue et solennelle
Qu’il déclara : – Je l’ai ce que j’aurai choisi
Ce qu’y a de meilleur, c’est le pain du Croisi.
M. Richepin continue en lisant une poésie qu’il a composée sur les sardinières. Nous ne résistons pas au plaisir d’en citer quelques vers.
Les sardinières
La sardine est jolie en arrivant à l’air
Comme un couteau d’argent où s’allume un éclair ;
Et de cet argent-là faisant des sous de cuivre,
Les pauvres gens auront quelque temps de quoi vivre.
Mais pour aller la prendre il faut avoir le nez
Bougrement plein de poils, et de poils goudronnés ;
Car la gueldre et la rogue avec quoi l’on arrose
Les seines qu’on lui tend, ne fleurent point la rose.
Gueldre, lisez mortier de crevettes, pas frais.
Mais confit dans son jus et pourri tout exprès.
Rogue, lisez boyaux de morue en compote,
Salés, mais corrompus. Et l’on s’en galipote,
Quand on veut bien parer l’amorce de rigueur,
Les dix doigts jusqu’au coude et le nez jusqu’au cœur.
N’empêche que la pêche en juin ne soit plaisante !
Rien de plus fin que la sardine agonisante
Georges Eekhoud, « Chronique de
Bruxelles », Mercure de
France, p. 548-549
[…]
Au Théâtre du Parc, Mme Georgette Leblanc nous donna une intéressante représentation de la très belle traduction de Macbeth par M. Maurice Maeterlinck. Au même Théâtre, la Route d'Emeraude, de MM. Eugène Demolder et Jean Richepin, eut une série de représentations très suivies. En général le public ayant lu l’admirable roman de notre compatriote ne retrouva point le même ragoût coloriste et la même saveur néerlandaise dans la pièce, malgré les vers sonores et bien frappés de M. Richepin. Quant aux simples habitués du théâtre, à ceux qui ne lisent pas et dont la curiosité littéraire ne s’alimente que dans les salles de spectacle, ils auront pris M. Richepin pour un imitateur de M. Spaak. II est certain que la Route d'Emeraude dialoguée et mise en vers, se rapproche beaucoup plus de l’honnête Kaatje que du luxuriant chef-d’œuvre de M. Demolder.
[…]
Georges Eekhoud