Corpus de textes du Laslar

1911

Paul Flat, « M. Jean Richepin », Figures du théâtre contemporain, Première série, 1911, p.128-138.

{128} 

Notre enfance, à tous ou presque tous, fut charmée par l'ingénieux roman de Cervantès et notre imagination ravie par les prodigieuses aventures héroï-comiques de l'admirable Don Quichotte de la Manche, chevalier de la Triste Figure. Mais encore faut-il le dire, tant qu'en nous la réflexion n'eut pas mûri l'esprit, tant que le contact avec la vie réelle n'eut point éveillé le sens des correspondances et des analogies, cet esprit ne fut habile à en retenir qu'une suite d'images pittoresques et fantaisistes, sans lien précis avec la réalité. Du fameux conteur espagnol, il en fut un peu pour nous, toutes proportions gardées cependant puisqu'il ne s'agissait pas d'une œuvre de notre langue, comme de notre grand La Fontaine, donc les merveilleux récits ne composèrent d'abord qu'un pur jeu de mémoire, et dont le sens mystérieux, dont l'esprit ne nous apparut qu'à l'heure où la lettre avait disparu de cette mémoire même. Etrange anomalie dûe à la routine en matière {129} d'éducation, qui veut que la part machinale de notre être s'applique à des besognes exigeant la plus subtile entente de l'intellect !

Que M. Jean Richepin ait obéi à des considérations de cet ordre, le jour où il décida de transporter à la scène ce héros légendaire du roman espagnol, il n'en faut point douter, de même qu'il s'abandonne aux suggestions inconscientes d'une nature avant tout éprise de truculence et de pittoresque, pour qui la psychologie humaine se réduit à quelques gesticulations énergiques. SI je ne craignais d'être taxé d'irrévérence, je dirais que le parallélisme est saisissant entre l'auteur et ce héros qu'il entreprit de faire sien par adoption ou par adaptation dramatique. S'y prêtait-il ? Je ne le crois pas, ou mieux je suis convaincue du contraire. Un pareil sujet paraît plein de dangers, plein de chausse-trapes, où l'on doit glisser et tomber : il n'est que dangers et chausse-trapes et c'est seulement une étrange incompréhension du genre dramatique et de ses lois qui peut induire un auteur à vaillamment affronter des difficultés insurmontables. Danger d'abord du personnage connu, archi-connu, qu'il soit historique ou légendaire peu importe. Lorsqu'une figure {130} mythique a atteint au degré de célébrité mondiale que représente pour nous le héros de Cervantès, il est aussi impossible d'y toucher, de modifier en quoi que ce soit l'attitude que lui imprima son créateur, que si elle était arrêtée par l'histoire. Les gestes et les aventures de Don Quichotte sont pour nous aussi fixés, aussi inchangeables que ceux du plus réel, du plus historique des héros. Et la première conséquence, la plus déplorable pour l'effet au théâtre, c'est que tout est certain, tout est attendu de ce qu'il va faire... c'est que l'imprévu, principalement condiment de l'intérêt dramatique, est radicalement absent : Ne sait-on pas qu'à tel tableau succèdera tel autre, à tel geste, telle attitude, et si les huit tableaux du Don Quichotte de M. Richepin apparaissent comme un kaléidoscope incomplet, c'est qu'en fait nulle action dramatique ne les saurait englober tous, et qu'il faudrait trois soirées au moins pour nous en donner un résumé exact. La seconde conséquence, et qui s'impose à notre esprit aussitôt après, c'est que le vice inhérent à toutes les œuvres tirées de romans atteint son maximum ici : chaque tableau revêt le caractère précis d'illustration, et l'on sait qu'en matière d'illustration, le talent du {131} décorateur, si grand soit-il, n'équivaudra jamais à celui du dessinateur.

Mais il est une autre raison encore, plus profonde, plus intérieure, qui eût dû détourner M. Richepin de faire du Don Quichotte de Cervantès un héros de théâtre, et qui n'eût point manqué de le frapper, si M. Richepin n'était pas précisément le plus extérieur des écrivains et des poètes. On se rappelle ce mot profond sur Victor Hugo : "M. Victor Hugo est un poète sculptural, qui a l'œil fermé à la spiritualité". Pareillement, dirons-nous de M. Richepin : M. Richepin est un bon poète pittoresque, pour qui les mouvements de l'âme n'ont aucune existence réelle, ou du moins aucune qui soit distincte de la gesticulation qu'il leur prête... Si tel n'était point le poète des Blasphèmes, il eût senti d'instinct, sans même raisonner – car le raisonnement n'a rien à voir dans ce que l'intuition suffit à préciser – que Don Quichotte était le plus anti-dramatique des personnages, et que vouloir s'attaquer à lui pour le plier aux exigences de la scène, c'était plus qu'une gageure, un véritable tour de force, pour lequel il faudrait des muscles plus énergiques encore que les siens. Le Drame n'existe que grâce à la {132} réunion de ces deux éléments combinés : action et progression. L'action fait le personnage vibrant, intéressant pour le spectateur, et la progression marque les successives étapes, les différenciations de la vie qui s'agite sous nos yeux. Dans Hamlet lui-même, le plus analyste et le plus raisonneur des personnages dramatiques modelés par la main du génie, il y a peu d'action, mais en revanche une réelle progression. Or, s'il est vrai de dire que Don Quichotte agit, puisque tout héros d'aventure agit et que Don Quichotte est le type achevé du héros d'aventure, il est non moins exact d'ajouter qu'il ne progresse en aucune façon : tel il apparaît au début, face à face avec ses livres de chevalerie, et jusqu'aux genoux du Ventero qui l'arme chevalier, tel il reste jusqu'à son dernier soupir, figé dans la même attitude et esquissant le même geste : c'est une magnifique silhouette, mais qui, à nulle heure de sa vie, ne modifie sa ligne. Voilà ce que M. Richepin n'a pas senti, parce qu'il n'a vu en lui justement qu'une silhouette, une attitude qui convenait à son tempérament propre... voilà ce que le moins doué des dramaturges eût aussitôt compris, si peu qu'il eût le sens d'un {133} développement intérieur. Il ne saurait y avoir progression dramatique là où il n'y a pas évolution d'âme. Don Quichotte est un personnage de féérie, de pièce à spectacle. Il ne saurait être un personnage de drame, au sens supérieur où nous entendons le mot.

Comment M. Jean Richepin a-t-il lutté contre des difficultés aussi manifestes, contre des empêchements dont le premier caractère est de paraître insurmontables ? Précisément par l'emploi, poussé jusqu'à l'abus, de ses propres dons de poète, qu'il substitue de vive force à ceux de dramaturge ; et ce sont, vous les connaissez assez, le pittoresque et la rhétorique. Le pittoresque d'abord : assurément le personnage y prête... il ne prête même qu'à cela, et si nous l'imaginons doué d'une silhouette aussi aiguë, aussi caractérisée, ce n'est pas seulement parce que les plus grands illustrateurs l'ont esquissé, c'est que le génie de son créateur sut l'imposer à notre imagination. Pittoresque avant tout sont les aventures que Cervantès nous décrit, depuis la naissance jusqu'à la mort de son héros. Pittoresques aussi et exclusivement, les scènes que M. Jean Richepin retient pour son drame, contraint qu'il est de se limiter et de choisir {134} parmi le nombre de celles que Cervantès lui propose. Mais puisqu'il s'agit d'illustration, rappelons-nous le raisonnement que tenait à cet égard Flaubert, en subtil et profond artiste qu'il était. Systématiquement, non moins qu'énergiquement, il s'opposait à l'illustration de ce qu'il avait rêvé et décrit par la plume, car il estimait avec raison que tout rêve fixé est une limitation, un amoindrissement de celui que fait éclore dans le cerveau du lecteur la maîtrise de l'écrivain. Nous avons vérifié à la représentation l'exactitude de cette doctrine. M Richepin, et la Comédie-Française avec lui, ont beau entourer de toute l'exactitude possible la résurrection des scènes les plus fameuses du Don Quichotte, ils ne dépassent point, que dis-je !... ils n'atteignent point la vivacité des images que suscite en nous la lecture du roman de Cervantès.

Si l'illustration, loin de grandir, diminue trop souvent l'image que la lecture avec déposée en nous, la rhétorique l'altère, en lui imposant une déformation qui ira contre sa signification primitive, et cela, c'est le plus grave reproche que, du point de vue littéraire, on puisse adresser à M. Jean Richepin. Je n'en veux citer que deux exemples, qui {135} apparaîtront bien significatifs. Dans la fameuse scène des Galériens du Roi, lorsque notre hidalgo a fait tomber les chaînes des malheureux et leur a rendu la liberté, il prononce, après coup, des paroles qui ne sont ni du Cervantès, ni même du Richepin, mais bien du Cervantès revu, révisé par Tolstoï, auquel M. Richepin sert de truchement. Le poète croit agrandir, moderniser l'impression, que sais-je ? en mettant dans la bouche de Don Quichotte des paroles que jamais, non jamais il n'eut prononcées ; bien au contraire il la diminue, tout en forçant l'applaudissement, parce que les phrases sonores et la puissance verbale produisent toujours un effet certain au théâtre, et que l'esprit critique qui les juge n'intervient jamais qu'après coup, quand le réflexe a produit son effet. Autre exemple plus significatif encore : Dans la scène finale, non moins fameuse : la Mort de Don Quichotte, à l'heure où le chevalier est étendu sans connaissance sur son lit de souffrances, nous voyons tous ceux qui l'entourent, et Sancho, et sa nièce, et le curé et la gouvernante, plongés dans une irréparable douleur. Et cela fait bien dramatiquement, parce que cela donne au tableau son unité d'accent, {136} parce que cela permet aux personnages de philosopher sur la grandeur d'âme du mourant, parce que, enfin, la douleur et la mort sont les deux principaux ressorts de toute action dramatique. Cependant, reportons-nous à la pensée du maître, au texte même de Cervantès. Nous y lisons ceci : - "Sur ce il signa et cacheta le testament ; puis atteint d'une défaillance, il s'étendit tout de son long dans le lit. Les assistants, troublés, s'empressèrent de lui porter secours ; et pendant les trois jours qu'il vécut encore, après avoir fait ses dispositions, il s'évanouissait à toute heure. La maison était sens dessus dessous : mais nonobstant, la nièce mangeait d'assez bon appétit, la gouvernante portait des santés, et Sancho prenait ses ébats : car hériter de quelque chose suffit pour effacer ou pour adoucir dans le cœur du légataire le sentiment de la peine que devrait lui laisser la perte du défunt !"

– Ah ! que cela est autrement profond, autrement vrai et empreint de saine philosophie que les lamentations de la famille assemblée ! Et combien nous y sentons un accent sincère, non seulement parce que c'est éternellement vrai, mais parce que c'est la note même du génie de Cervantès. Mais voilà, cela n'eut été {137} d'aucun effet dramatique, cela n'eût fourni aucun beau geste, aucune tirade, et ce qu'il faut avant tout au théâtre, surtout dans un drame héroï-comique traité par M. Richepin, ce sont des effets tels que la salle en demeure impressionnée. Le procédé est gros, mais il est sûr. On s'en aperçoit mieux encore quand le héros, dans un effort suprême, se dresse sur sa couche et tire la philosophie de la pièce en parlant des germes qu'il a déposés, et des semences qui lèveront pour l'Humanité. Convention et fausseté de l'art dramatique, quand il est aux mains d'un poète pittoresque et exclusivement pittoresque comme M. Richepin, ce sont là de tes coups ! Le Poète des Blasphèmes n'est-il pas, à parler franc, l'homme du monde le moins fait pour comprendre par le dedans l'âme intime d'une époque et pour la traduire par des moyens dramatiques qui soient autres que des effets de mélodrame et une gesticulation de théâtre !

Ces critiques, qui touchent au fond même de l'œuvre et à sa conception première, n'entament en rien la valeur de certains détails d'exécution et laissent subsister intacte cette verve particulière dans l'accent, ce lyrisme endiablé, truculent et toujours pittoresque, qui {138} est comme la signature de M. Jean Richepin et lui composa en poésie une physionomie à part. Cette puissance verbale qui l'incite aux pires erreurs dans la composition du personnage – car en réalité il n'en est qu'un dans cette pièce, Sancho n'ayant guère d'importance – très souvent le sert heureusement dans l'exécution du détail : on y retrouve le Richepin bien connu des débuts, celui que Barbey d'Aurevilly saluait jadis d'un éloge enthousiaste, un peu inattendu sous la plume de cet écrivain. Mais ces qualités de poète sont impuissantes à créer l'auteur dramatique et nous donne aussi bien l'illusion de la vie.

Janvier

Anonyme, « Jean Richepin féministe », Excelsior, 3 janvier 1911, p. 4.

L’Illustre académicien nous parle de son « Evangile des Femmes »,

Tout en haut de l'hôtel que hantent les ramiers jouant sur les frontons, Jean Richepin farouche, hirsute, botté de feutre et drapé de velours, travaille…

Le cabinet est long, voûté comme une nef d'église dans quoi seraient à l'aise des fauteuils Louis XV et des divans arabes... Hugo et Banville, Tolstoï et Bossuet voisinent dans les rayons bourrés de livres.

Deux chiens se roulent et se mordent sur un coussin de soie.

— Silence !...

L'auteur de la Chanson des Gueux est fatigué. Pourtant, entre deux tournées de conférences — une chaque jour ! — à Pau, à Toulon, à Genève où à Paris, il classe les poèmes de son prochain recueil : les Glas.

Mais surtout, il achève un ouvrage qu'il a entrepris d'écrire voilà dix ans, un livre sur le Féminisme :

— Mais ne croyez pas que je sois un « féministe » classique, proteste doucement Jean Richepin. Je ne pense pas qu'il y ait égalité entre la femme et l'homme, mais j'essaierai de prouver, je prouverai qu'il y a au moins équivalence :

» Mon livre, intitulé l'Evangile de la Femme, ou l’Évangile des Femmes, je n'ai pas choisi encore, sera d'une formule toute nouvelle : ni essai, ni roman, mais presque un poème en prose de prophétie lyrique, basée sur des observations scientifiques, historiques...

J'y exalterai toutes les qualités, tous les moyens autres que les nôtres, égaux aux nôtres et propres à la femme, à la femme d'élite, à la femme de génie... telle que je la conçois, telle que je l'espère dans vingt ou trente ans... Et surtout je ne publierai rien de cet ouvrage avant l'édition, en bloc, du volume qui paraîtra au printemps prochain, à la même époque que les Glas....

– Que nous attendons depuis des années !...

– Et qui ne sera pas un livre attristant, quoique écrit sur l'idée de la Mort. Je pense comme les Anciens : « La vision de la Mort est un aiguillon à vivre... » Les Glas pourraient tout aussi bien s'intituler l'Hymne à la Vie...

Les chiens se sont endormis sur le coussin de soie, et les ramiers ne battent plus les carreaux de leurs ailes. La nuit enveloppe doucement le profond cabinet de travail. Jean Richepin découvre dans un casier un drame de Vega, qu'il ne connaissait pas, et se met à le lire jusqu'à la nuit complète.

Augusta Latouche, « L’Intelligence des femmes », L’Eclair, 8 janvier 1911, p. 1.

Au moment où les fameuses discussions de l’Institut mettent à l'ordre du jour la question du mérite intellectuel des femmes, il est intéressant de connaître l’opinion de M. Jean Richepin. J’étais allée lui demander ce que tout Paris, toute la province, l’Europe et les deux Amériques lui demandent en ce moment : une conférence. Le public des conférences est presque toujours en majeure partie composé de femmes.

L’éminent académicien est ainsi amené à nous parler de la façon dont il envisage l’intelligence féminine, sujet qu’il a particulièrement étudié en vue d’un livre qu’il prépare et où sera traitée la question féministe.

— A votre avis, lui demandons-nous, l’intelligence de la femme est-elle inférieure à celle de l’homme ou en est-elle seulement différente ?

— Je dirai plutôt, nous répond-il, qu’il n’y a non pas différence, mais équivalence.

Elle a plus de sentiment.

Lui a plus de force.

Elle a plus d'idées.

Lui à davantage la direction.

Et pendant qu’il nous expose son opinion, nous songeons : Serait-ce à conférencier devant les femmes que M. Jean Richepin apprend à mieux apprécier leur esprit ? Après qu’elles l’ont écouté, ne les écoute-t-il pas à son tour ? Et ne leur découvre-t-il pas des ressources intellectuelles qu’il ne leur avait pas soupçonnées ?

Aussitôt, répondant à cette question non formulée, il nous dit :

— Mais je considère la femme dès l’antiquité ; alors que l’époux robuste allait à la chasse ou à la guerre, elle restait au logis avec les enfants et les vieillards. Pendant que l'homme dépensait ses forces et sa bravoure au service de sa famille ou de sa patrie, la femme, tout en préparant sa nourriture, en filant la laine, en gardant les troupeaux, songeait paisiblement. Avec qui donc échangeait-elle des idées ? Avec les artistes. C’est-à-dire avec ceux, plus faibles de corps, qui n’avaient pu suivre les autres au dehors. Ainsi entourée de l’esprit simple des petits, de l’expérience des vieux, et surtout de l’ingéniosité des artistes, les idées germaient en elle. L’époux revenait un peu las, mais fier de ses prouesses. Elle lui disait ses pensées, elle développait ses idées en y mêlant son sentiment, et lui, à son tour, la dirigeait.

Les temps ont passé, les mœurs ont changé ; mais les attributions de l’homme et de la femme restent les mêmes dans leur principe.

Et M. Richepin s'interrompt pour consulter le livre qui est maintenant son livre de chevet : l’indicateur des chemins de fer. Revenu ce matin de Bruxelles, où il faisait hier une conférence, il repart ce soir pour Toulouse où il en fera une autre demain.

Augusta LATOUCHE

R. de J.,« L’Ode et l’Odelette », Comoedia, 26 janvier 1991, p. 4.

Le lyrisme de Jean Richepin a pu se donner libre cours dans la causerie qu’il a faite hier sur l’Ode. Il faut le féliciter sans aucune restriction pour avoir fait un admirable exposé de l’histoire de l’Ode en France à travers les siècles. Il faut le complimenter sans réserve pour avoir lu, ou récité de mémoire, avec son beau talent de déclamateur, des odes et des odelettes de Ronsard, de Malherbe, de J-B. Rousseau, de Lamartine, de Victor Hugo, de Théodore de Banville, etc.

Il a rappelé que les premières odes écrites en langue française furent de simples calques, fort ingénieux d’ailleurs, de celles de Pindare. Ronsard en publia plusieurs livres, annonçant qu’il chantait « L’amour, le vin, les bouquets dissolus, les danses, masques, chevaux victorieux, escrime, joutes et tournois et peu souvent quelque argument de philosophie. » Ronsard possédait une remarquable compréhension de l’harmonie, et cette compréhension est indispensable au poète composant des odes, qui sont la forme poétique se rapprochant le plus du chant musical.

Scarron et Saint-Amant firent des odes d’une valeur très relative. D’autres poètes cultivèrent ce mode poétique pendant des siècles qui suivirent, mais peu sortirent de la banalité.

Ce n’est qu’au xixe siècle que l’ode s’affranchit des conventions classiques, elle s’éclaire tout à coup et apparaît dans toute la splendeur de sa forme lyrique. Lamartine trouve la véritable forme de l’ode, Victor Hugo, d’abord, ancré dans la manière ancienne, le suit bientôt et compose des morceaux de toute beauté.

Ce fut de quelques-unes de ces odes que Jean Richepin fit goûter toute la splendeur, en ajoutant encore au lyrisme de l’auteur l’admirable puissance poétique qui est un des charmes de ce conférencier habile entre tous.

R. de J.

Avril

La Plume de Tolède, « Jean Richepin féministe » Gil Blas, 21 avril 1911, p. 3.

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Décidément, l’Aile, de M. Jean Richepin, paraîtra dans le grand quotidien illustré.

Qu’est-ce que l’Aile ? Un roman-prologue, prologue d’un grand ouvrage auquel le poète travaille depuis près de dix ans : l’Evangile de la femme ou l’Evangile des femmes : mieux qu’un « essai », plus qu’un roman, presque un poème en prose de prophétie lyrique, mais de prophétie basée sur des observations scientifiques, historiques…

– Si je suis féministe, nous a dit M. Richepin, je ne suis pas le « classique féministe ». Je ne pense pas qu’il y ait égalité entre la femme et l’homme. Mais j’essaierai de prouver, je prouverai, qu’il y a au moins équivalence. Dans l’Evangile des Femmes, qui sera un ouvrage d’une formule nouvelle, j’exalterai toutes les qualités, tous les moyens autres que les nôtres, égaux aux nôtres et propres à la femme, à la femme d’élite, à la femme de génie… telle que je la conçois, telle que je l’espère dans vingt ou trente ans. Et, surtout, je ne publierai rien de cet ouvrage avant l’édition, en bloc, du volume qui paraîtra au commencement de l’été, à la même époque que les Glas… Et les Glas ce ne sera pas un livre attristant, quoique écrit sur l’idée de la Mort ! Je pense comme les Anciens : « La vision de la Mort est un aiguillon à la volonté de vivre… » Et je pourrais tout aussi bien intituler les Glas : L’Hymne à la Viel… »

Mai

Le Vieil Abonné, « Jean Richepin, par Cora Laparcerie et Jacques Richepin aux “vendredis de Femina” », Excelsior, 8 mai 1911, p. 7.

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C'est une matinée sensationnelle que nous offrira, vendredi prochain, à 4h30, le Théâtre Femina. Mme Cora Laparcerie, la brillante directrice des Bouffes, et M. Jacques Richepin, le délicat poète, parleront de Jean Richepin, qu'ils vont fêter par un véritable gala. Après leur causerie, pleine de délicieuses anecdotes, on entendra en effet les principales œuvres de l’éminent académicien, interprétées par Mmes Cécile Sorel et Piérat (de la Comédie-Française), MM. Gémier, Galipaux, Le Gallo Joubé, Dorival, Mlles Lantelme, Madeleine Lély ; en outre, M. Dufranne, l'admirable créateur du Chemineau, chantera, avec Mlle Aurore Marcis (de l'Opéra), des fragments du Chemineau qui seront accompagnés par M. Xavier Leroux, et Mme Héglon, la grande artiste, et Mlle Cesbron (de l'Opéra-Comique) chanteront les Chansons de Miarka, qui seront accompagnées par M. Alexandre Georges.

Enfin, tout à fait exceptionnellement, Mlle Otero et M. Paul Franck donneront l'Impératrice, qu'accompagnera M. Paul Vidal, et Mlle Napierkowska, entourée de quatre danseurs russes, dansera Romi-Tchave, le délicieux ballet de Jean Richepin et Mme Mariquita, musique de M. Tiarko-Richepin.

Entrée : 2 fr. ; fauteuils : 3 fr.

R. Trébor, « Mme Cora Laparcerie et M. Jacques Richepin parlent de M. Jean Richepin », Excelsior, 14 mai 1911, p. 9.

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Ce fut une véritable fête d'art que le dernier « Vendredi de Femina ». M. Jacques Richepin, le délicat poète, et Mme Cora Laparcerie, la brillante directrice des Bouffes-Parisiens, parlaient, de Jean Richepin, et rien ne fut plus touchant que d'entendre le fils et la belle-fille vanter l'admirable poète qu'est leur père. L'auteur de Cadet-Roussel narra de délicieuses anecdotes sur l'auteur du Chemineau. Mme Cora Laparcerie, non satisfaite d'être une exquise conférencière, dit la Déclaration, Dans les Fleurs, l’ode à la Rivière et chanta, au milieu d'une véritable ovation la chanson du Flibustier et la chanson de la Glu. Quand, la directrice des Bouffes s'arrêtait de parler, M. Jacques Richepin continuait la causerie, dont voici l'un des passages les plus applaudis :

Est-ce une raison, parce qu'il est mon père, pour que je n'ose pas dire, moi aussi, la joie, l'orgueil, l'angoisse mêlée d'un brusque étourdissement que j'ai ressentis à la consécration de cette gloire ? Non, certes !
Je viens donc à lui, comme tous les autres, mêlé à cette foule émue et respectueuse de ses admirateurs ; mais je viens avec ceux des générations nouvelles, avec les grands, les illustres de demain ; et cet hommage lui sera doux entre tous ; car, dans notre admiration qui se recueille, dans notre enthousiasme qui sait réfléchir, il trouvera déjà comme un avant-goût de la postérité.
Cette postérité devant une œuvre aussi colossale, aussi diverse, aussi apparemment contradictoire, sera bien embarrassée de choisir : elle choisira cependant malgré elle, comme Jean Richepin a écrit malgré lui, une œuvre qui, malgré lui, devait le mener à l'Académie.

Le succès des artistes qui prêtaient leur concours à ce « Vendredi » ne fut pas moins grand que celui des conférenciers. Tour à, tour, on applaudit M. Jean Laurent, Mlle Madeleine Roch, qui dit superbement Oiseaux de Passage et les P'tiots ; M. Joubé, qui enthousiasma les spectateurs avec le Juif Errant ; Mlle Madeleine Lély, qui détailla exquisement Du Mouron pour les Petits Oiseaux ; M. Le Gallo, qui donna une note gaie, puis émue avec les Petits Toutous et les Vrais Riches. Mais que dire du succès de M. Gémier, qui, avec Jour de Pluie et Mon Vieux Lapin, transporta à tel point la salle qu'il dut venir saluer plus de cinq fois ; de M. Galipaux, avec Mon Vieil Habit, et de Mme Piérat, jolie à ravir, qui fut comme toujours délicieuse. Mme Héglon, la grande cantatrice, et Mlle Suzanne Cesbron chantèrent avec âme et émotion les Chansons de Miarka, que M. Alexandre Georges accompagnait lui-même ; et M. Dufranne, l'admirable baryton que l'Amérique nous ravit chaque année, avait bien voulu faire sa rentrée à Paris en chantant à ce « Vendredi » avec la jeune et brillante cantatrice Aurore Marcia un duo du Chemineau, qu'accompagnait M. Xavier Leroux. Leur succès fut éclatant et c'est sur des acclamations que prit fin cette matinée qui fut, grâce à la jolie idée de Cora Laparcerie et Jacques Richepin comme une apothéose de Jean Richepin

R. TRÉBOR.

Gérar-Dubot, « M. Steeg et les classiques », Gil Blas, 18 mai 1911, p. 2.

Ce document est extrait du site RetroNews.

M. T. Steeg, ministre de l'instruction publique, a été saisi de la pétition suivante ;

« Monsieur le ministre,

« Emus de l'infériorité grandissante de la culture générale, que d'excellente esprits viennent de mettre en si vive lumière, et convaincus comme eux qu'il existe une étroite relation entre l'étude des langues anciennes et la persistance du génie français nous avons l'honneur d'attirer votre attention sur une révision nécessaire des programmes de l'enseignement secondaire, élaborés en 1902, lesquels ont à peu près aboli l'étude du latin dans les lycées et en même temps affaibli déplorablement l'étude du français. »

Elle porte, entre autres signatures, celles de MM. Doumic, Henri Lavedan, Emile Ollivier, René Bazin, Jules Claretie, Emile Faguet, Jean Richepin, Henry Poincaré, Anatole France, membres de l'Académie française.

M. Steeg vient de répondre en ces termes :

« Messieurs,

« La gravité des problèmes que soulève la pétition dont je suis saisi, la notoriété des hommes qui l'ont signée me font un devoir de répondre d'une façon qui ne prête à aucun malentendu.

« On me demande une révision des programmes de 1902, auxquels on reproche leur dédain de la culture générale et que l'on rend responsables d'une véritable dégradation de la pensée nationale.

Je ne puis m'associer à ces appréhensions non plus qu'à la sévérité de ce jugement.

« L'humanisme abstrait du dix-septième siècle, tel qu'il s'était perpétué presque sans changement jusqu'à nos jours, ne répondait plus aux exigences de notre sensibilité, ni aux besoins de la vie pratique. Sa rhétorique était vaine, parce qu'elle dissertait, avec des élégances démodées, sur la nature et sur l'homme, sans chercher à en approfondir la conscience, sans déterminer leurs profonds rapports. Il enseignait une certaine dextérité dans le maniement du lieu commun, à laquelle il est permis de préférer l'art d'énoncer avec simplicité une idée personnelle fortement conçue. L'acquisition de la virtuosité verbale ne veut pas qu'on lui sacrifie l'expansion de la personnalité et la connaissance directe, expérimentale du monde réel. Me sera-t-il permis de rappeler le jugement peut-être excessif que portait sur cet enseignement Maurice de Guérin, qui avait au plus haut point, vous le savez, le sens et la passion de la beauté antique ?

« J'ai consumé dix ans dans les collèges, et j'en « suis sorti emportant, avec quelques bribes de latin et de grec, une masse énorme d'ennui. Voilà à peu près le résultat de toute éducation de collège en France. On met aux mains des jeunes « gens les auteurs de l'antiquité, c'est bien. Mais leur apprend-on à connaître, à apprécier L'antiquité ? Leur a-t-on jamais développé les rapports de ces magnifiques littératures avec la nature, avec les dogmes religieux, les systèmes philosophiques, les beaux-arts, la civilisation des peuples anciens ? A-t-on jamais mené leur intelligence par ce bel enchaînement qui lie toutes les pièces de la civilisation d'un peuple, et en fait un superbe ensemble dont tous les détails se touchent, se reflètent, s'expliquent mutuellement ! Quel professeur, lisant à ses élèves Homère ou Virgile, a « développé la poésie de l'llliade ou de l'Enéide, « par la poésie de la nature sous le ciel de la Grèce ou de l'Italie ? On isole des grands génies, on disloque une littérature et l'on vous jette ses membres épars, sans prendre la peine de vous dire quelle place ils occupaient, quelles relations ils entretenaient dans la grande organisation d'où on les a détachés. »

« Est-il exact que le français se parle et s'écrive moins purement qu'autrefois ? Il est possible. Notre langue subit le contre-coup des agitations fiévreuses de l'existence actuelle. L'heure n'est point toujours favorable à la recherche minutieuse de l'expression juste, de la propriété des termes, de la précision du style. Le vocabulaire s'est enlaidi de mots mal faits, de locutions incorrectes, de tournures exotiques ; mais cette corruption regrettable du français classique ne saurait être imputée à l'Université et à ses professeurs.

« L'Université s'est-elle au moins opposée à cette invasion qu'elle ne pouvait repousser ? Si l'on pouvait adresser quelques reproches aux programmes de 1902, ce serait justement d'avoir fait trop de place aux langues mortes et de n'en avoir pas assez fait à la langue vivante qu'il nous importe le plus de connaître, la nôtre. Car, sans nier la filiation évidente qui la rattache à la langue latine, il faut dire bien haut qu'elle a une existence propre, une physionomie originale et des titres de noblesse valant par eux-mêmes. S'il est intéressant de la connaître, dans ses sources, il l'est davantage de l'étudier dans la plénitude de son épanouissement.

On l'a déjà compris. Sur la demande des professeurs de l'enseignement secondaire, une heure supplémentaire a été consacrée l'an dernier au français. Soyez sûrs que les maîtres choisis qui sont appelés à l'enseigner n'épargnent rien pour faire goûter à leur jeune, auditoire les qualités de tact, d’élégance, de clarté, de distinction qui caractérisent notre langue et qui sont la marque de notre génie national. Mais l'action de nos maîtres ne saurait suffire : un concours, une collaboration précieuse leur est nécessaire : celle de la famille. Or, le langage parlé au foyer paternel, les lectures quotidiennes ne sont pas toujours, peut-être, des modèles de classicisme et de correction grammaticale.

L'Université a pour fonction de préparer des générations aptes à l'action virile que réclame la vie, ouvertes aux émotions délicates qui en sont le réconfort aux heures de tristesse, la joie aux heures de sérénité. Elle reste en harmonie avec son temps. Des disciplines passées, elle s'ingénie à garder le meilleur tout en s'efforçant d'en créer de nouvelles, imposées par l'évolution de la société.

Je suis convaincu que le plan d'études actuel, qui permet à la jeunesse contemporaine de prendre des choses et de l'humanité une conscience plus profonde et lui inspire un sentiment plus juste de la vie réelle, contribuera à affiner les intelligences et leur fera rejeter peu à peu comme autant de tares choquantes, certaines grossièretés, certaines façons médiocres de penser et de dire qui peuvent effectivement froisser aujourd'hui. Par l'Université moderne, l'humanisme ne sera pas détruit, mais élargi, rénové, vivifié ; moins scolastique, il n'en sera que plus humain. Il

Ainsi, c'est le ministre qui inspire l'esprit moderne. Nous continuerons à préférer l'esprit classique.

Juin

A.V, « La « Journée Paul Verlaine » », Mercure de France, 1er juin 1911, p. 663.

Ce document est extrait du site RetroNews.

[…]

Puis M. Jean Richepin, qui s’était gracieusement dégagé d’une cérémonie qui l’eût empêché d’être à Paris le 28 mai, fit sur Paul Verlaine une très belle conférence, au cours de laquelle il dit merveilleusement quelques-unes des poésies de Verlaine le plus difficiles à dire, notamment les Chevaux de bois. Son succès fut énorme. 

[…]

Juillet

Georges Batault, « Le problème de la culture et la crise du Français », Mercure de France, 1er juillet 1911, p. 61.

Ce document est extrait du site RetroNews.

[…]

Notre culture traverse une crise, on nous l’affirme de tous côtés, en même temps qu’on envisage les efforts à faire pour nous en dégager, les remèdes à employer pour nous en sortir. Sous le patronage d’un grand nombre d’hommes célèbres à divers titres et sous la présidence effective de M. Jean Richepin, une ligue s’est fondée Pour la Culture Française ; une autre, qui poursuit un but en quelque manière analogue, mais dont les visées sont plus restreintes et plus précises, {62} s’est créée sous l’égide de M. Eugène Montfort, appuyée aussi de l’approbation de patrons notoires ; ce sont les Amis du Latin. Il n’est pas d’homme de lettres en France qui n’ait été sollicité d’adhérer à l’une de ces associations, sinon à toutes les deux. La presse quotidienne a prêté son concours aux ligueurs en donnant une immense publicité à leurs appels, à leurs articles et à leurs enquêtes. De partout nous avons vu surgir des défenseurs de la bonne cause, et nous avons pu goûter, exprimés dans des styles très variés, une multitude d’arguments en faveur de la bonne thèse. A part quelques individus d’une notoire insuffisance, personne de ceux qui semblaient qualifiés pour défendre valeureusement la mauvaise thèse ne s’est donné la peine de le faire, soit par indifférence, soit par mépris pour les adversaires, soit par diplomatie. Seule la question de l’enseignement, qui est incluse dans celle de la culture, a soulevé de véhémentes discussions, mais le débat s’est égaré dans des considérations personnelles ou trop particulières, il n’a pas atteint la hauteur que l’on pouvait espérer. Le problème de la culture française est large et assez grave pour qu’on se donne la peine de l’élucider, pour qu’on tente de le résoudre ou du moins de l’envisager dans toute son étendue. Il faut savoir à certains moments se dégager des arguments ad hominen, de la petitesse, et souvent de la bassesse des attaques personnelles, pour atteindre, derrière les individus, l’aspect le plus général des questions et pour les mettre en lumière dans tout leur effroi ou dans toute leur beauté. De la médiocrité des personnes qui le dirigent, nous n’avons pas le droit de conclure à l’inanité d’un mouvement, dont l’importance même s’affirme par le grand nombre de ceux qui viennent y adhérer ; il y a là un désir, une volonté qui s’exprime peut-être obscurément, mais d’une façon cependant évidente. L’observateur attentif découvrira, derrière les visages et les masques, la sincérité à la recherche de la vérité. Le succès, peut-être inespéré pour ceux-là mêmes qui l’entreprirent, de la campagne d’Agathon contre la nouvelle Sorbonne, a révélé, malgré la médiocrité des moyens employés et la faiblesse de l’argumentation, un état de malaise et un ensemble de désirs contradictoires, dont il serait vain de vouloir contester l’existence et l’importance.

{63}

Sans doute la plupart de ceux qui se sont groupés ne savent pas très bien ce qu’ils veulent ; ils se cherchent, hésitent et tâtonnent, mais cela seul n’est-il pas significatif ? Avant d’examiner le mouvement en lui-même et pour lui-même, il n’est pas indifférent de signaler l’influence qu'ont pu avoir sur lui ceux-là qui s’en sont faits les hérauts. Le mouvement existe, mais ceux qui le dirigent lui ont conféré une couleur particulière. Quant à quelques-uns de mes jeunes contemporains, qui se sont lancés corps et âme dans ce mouvement de reviviscence (!) je voudrais qu’ils se rappellent cette phrase de Racine dans la préface de Bérénice : 

Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petits auteurs infortunés, qui n'ont jamais pu par eux-mêmes exciter la curiosité du public.

Il est bon de critiquer parfois, il est plus difficile d’admirer avec discernement, mais trop de véhémence, et trop d’aveuglement sont suspects ; il est des cris qui sonnent faux. Mais laissons là les personnes, et voyons dans les manifestes, derrière le vague des mots, les étals d’âme et les attitudes qu’ils révèlent. Les meneurs, les chefs sont comme les choreutes ou même les acteurs d’un drame dont nous devons découvrir, au travers d’eux, la pensée profonde et la valeur humaine.

Laissant de côté la question des humanités, que j’examinerai en son temps en m’occupant de la question du latin, examinons d’un peu près, « serrons le texte » du manifeste Pour la Culture Française, que signe M. Jean Richepin.

« A l'heure où, de toutes parts et dans tous les domaines, paraît s'affaiblir le sentiment des traditions françaises, un réveil de l'Idéal national est nécessaire. »

Quant à la valeur générale des affirmations contenues dans cette phrase, je ne saurais mieux faire, pour en montrer la valeur, que leur opposer une autre phrase du même manifeste qui dit un peu plus bas : «... Ce n'est là qu'un épisode de ce grand mouvement de reviviscence nationale qu’on sent frémir de toutes parts dans notre jeunesse et que révèlent ces vœux, ces désirs, ces espérances » D’un côté on nous dit que le sentiment des traditions, que l’Idéal national s’affaiblit et de {64} l’autre on nous affirme que frémit de toutes parts un mouvement de reviviscence nationale ; je ne sais si je lis mal, mais je trouve qu’il y a là une contradiction. Si j’y insiste, c’est qu’au fond de tout le mouvement il y a cette contradiction ; pour pouvoir combattre au bénéfice des traditions françaises, il faut reconnaître d’une part qu’elles sont trop délaissées, mais d’autre part beaucoup d’hommes combattent et ont toujours combattu pour elles ; alors c’est qu’elles ne sont pas si délaissées que cela, et que peut-être les traditions françaises de ces messieurs n’ont pas la force de triompher ; enfin, on indique bien clairement ici que l’on ne cherche pas à créer un mouvement, mais uniquement à en prendre la tête. Il faudrait aussi que l’on veuille bien nous dire un jour ce que l’on entend exactement par « traditions françaises » et par « Idéal national » ; si l’on se risque à le demander à un traditionnaire convaincu, il commence par sourire avec supériorité et dédaigne de répondre, puis, si on le presse un peu, après quelques tentatives d’explications, il finit par vous dire : « Ces choses-là se sentent plutôt qu’elles ne s’expriment. » Si cela n’est pas une réponse qui puisse satisfaire la raison, c’est au moins un aveu singulièrement précieux ; et quoi qu’il puisse paraître, cette réponse n’est point si sotte. C’est à une conviction, à une croyance que nous avons affaire et rien ne sert de la discuter ; comme toutes les croyances elle est irrationnelle, et enracinée, c’est à la fois une vérité mystique et une vérité affective. Or, comme l’écrit Gustave Le Bon dans la conclusion d’un ouvrage récent : 

Dans l’état actuel de nos connaissances, trois ordres de vérités nous guident : les vérités affectives, les vérités mystiques, les vérités rationnelles. Issues de logiques différentes, elles n’ont pas de commune mesure (11. Gustave Le Bon, (…) ).

Nous ne sommes plus en présence de raisons, mais d’états d’âme qui ont leur valeur propre et que nous pouvons étudier, apprécier et juger ; nous ne nous ferons pas faute de le faire dans la suite de cette étude. Continuons à examiner le manifeste : 

« Quoi qu’on fasse, nos origines, notre langue, notre esprit {65} nous rendent solidaires d'un passé qui va depuis les premiers temps de notre histoire jusqu’à nos jours. » Le nier, ce serait nier l’évidence, je ne sache pas que personne se soit jamais risqué à soutenir le contraire. M. Prud’homme aurait dit la même chose et sur le même ton. Or, il paraît que : « On l'oublie systématiquement quand on s’expose d dis créditer la culture classique et les humanités, sève profonde de la civilisation méditerranéenne, et qui n’a pas encore donné toutes ses fleurs. Le génie de notre race se doit de con server et d’accroître cette force créatrice, de la répandre généreusement sur le monde, mais il ne le peut qu’à la condition de le puiser dans ses racines. » Que de mots, que de mots, quelle éloquence et quelle obscurité, quel chaos ! Efforçons-nous cependant de nous y re trouver. Qu’est-ce donc que cette culture classique, « sève profonde de la civilisation méditerranéenne », qu’est-ce que la civilisation méditerranéenne ? La France, la vraie France, si elle est tributaire des civilisations méditerranéennes, n’a pas cependant partie liée avec elles ; nous ne sommes pas tous de Marseille. La civilisation des bords de la Méditerranée est sémitique au moins autant que grecque et latine ; aurait-on oublié l’Egypte et les Phéniciens navigateurs et colonisateurs, et Carthage, et presque toute l’Espagne ? On nous affirme que la France doit tout à la civilisation des bords de la Méditerranée, aurait-on oublié les peuples de la Gaule, et les Celtes, et les Normands, et les Francs qui vinrent nous infuser un sang nouveau et qui contribuèrent à créer la race française ; aurait-on oublié que la langue d’oc, qui fut celle de la Provence et des pays voisins delà Méditerranée, a été vaincue et a dû céder la place à la langue d’oïl, celle des pays du Nord, d’où provient le français ; aurait-on oublié tant de choses ? Qu’est-ce que notre art du moyen-âge, nos cathédrales gothiques ont à faire avec la civilisation méditerranéenne ? Que nous ayons pris des mains des Romains le sceptre de la civilisation, cela est hors de doute ; que nous ayons mis à profit autant que nous l’avons pu faire les expériences de l’antiquité, nous nous sommes enrichis ainsi ; mais depuis la Renaissance nous devons quelque chose à l’Italie et à l’Espagne, depuis le {66} xviiie siècle nous devons quelque chose à l’Angleterre, depuis le xixe nous devons à l'Allemagne : avons-nous été moins vraiment français pour cela ? Nous avons jusqu’ici rendu au monde plus que nous ne lui avons pris, ce doit être notre orgueil, et nous devons continuer à le faire, ce doit être notre tâche. Profiter de toutes les expériences, de tous les travaux, de tous les humains efforts, ce n’est pas une faute, mais un devoir ; mais à notre tour et toujours dans une lutte héroïque, nous devons créer du nouveau, qui soit riche, puissant et français, nous devons marquer notre empreinte sur toutes nos créations ; le génie de notre race se doit d’accroître toujours sa puissance créatrice et d’étendre notre domination. De crainte d’aller trop loin et dans le désir de se concilier le plus de gens possible, le manifeste ajoute : « Il n’y a nul désaccord entre la culture scientifique et les humanités qui, loin d'être une vaine école d'élégance, constituent la meilleure gymnastique et la plus sûre discipline de l'esprit. » Si cela veut dire que nous ne sommes jamais assez savants et qu’aucune étude, qu’aucune discipline ne doit empêcher d’en entreprendre une autre, nous ne pouvons qu’y souscrire. Sous réserve toutefois que l’on s’entende sur ceux à qui une culture très étendue est nécessaire, et ceux à qui au contraire une instruction pratique et dans un certain sens technique est plus utile. Il faut se dégager du préjugé de la royauté de l’homme de lettres ; la grandeur d’une nation sur tout à l’heure actuelle, dans notre temps d’industrialisme forcené, dépend d’autre chose que du nombre et même de la qualité de ses rhéteurs. « Il n’y a non plus aucun antagonisme entre les humanités et la société moderne qui, pour ne pas tourner à la démagogie, exige une élite intellectuelle. La source la plus riche de cette élite est dans le peuple, pourvu qu'on retrouve le moyen de lui rendre les humanités accessibles. » Voici qui nous indique précisément le vice que je dénonçais plus haut : l’élite n’est pas seulement composée de gens de lettres, et si ces derniers et les artistes peuvent, lorsqu’ils ont du génie, donner l’expression la plus haute et la plus claire d’une civilisation, il est nécessaire que cette civilisation soit puissante et qu’elle repose sur une nation forte, sur un peuple {67} hardi qui sait défendre ses positions et qui, à force de travail et d’énergie, peut conquérir et affirmer son emprise sur le monde. Si la grandeur dépend aujourd’hui de la puissance économique, au lieu de chercher à former encore quelques milliers d’inadaptés et de déclassés intellectuels, notre effort doit plutôt tendre à faire naître une classe d’ouvriers et d’artisans intelligents et énergiques. Que la source des élites soit dans le peuple, j’en ai la conviction ; encore faut-il qu’elles en sortent avec leur puissance propre et leurs vertus propres ; une élite qui monte n’a que faire des enseignements de l’école, elle arrive avec ses valeurs bien à elle, tirées d’une interprétation nouvelle et originale des traditions, sans lesquelles aucune œuvre valable ne peut s’édifier. Si une élite vraiment sortie du peuple parvient à une puissance suffisante, elle emportera comme un torrent tous les verbiages et toutes les formes de l’idéal anémique de nos hom mes de lettres. Quant à dire que : « C’est en dehors de tout esprit de parti qu’on peut se rallier à la cause des humanités », comme elle est conçue ici, c’est une affirmation toute gratuite et trompeuse. Comme je ne veux pas faire de politique ici, je me contente rai d’en donner pour preuve deux articles de journaux, l’un de M. Jules Delafosse (i), l’autre du professeur Aulard (2), où ces deux hommes, qui sont d’opinions absolument opposées, affirment que le manifeste a une portée politique, qu’il est inséparable de la politique, et tandis que le premier l’en loue, le second refuse d’y apposer sa signature. Quels sont donc les vœux des ligueurs, quelle action entendent-ils encourager Sauvegarde par la protection de nos églises, de l'idéalisme ou de l’art religieux ; maintien, par une autorité forte, de notre dignité nationale ; goût de l’héroïsme et de la gloire développé par le triomphe des récentes inventions françaises. » J’ai entendu résumer ces desiderata deux fois en des formules peut-être moins élégantes, mais qui me semblent lapidaires dans leur brusque raccourci. Cléricalisme, monarchie et chauvinisme, voilà la conclusion du manifeste, disait l’un, et l’autre, affirmant que cette formule était trop radicale, {68} préférait celle-ci : réplique de conservateurs des monuments publics, gendarmes et aviateurs. Ce ne sont là que boutades, que je m’excuse de citer ici, mais elles ne me semblent dépourvues ni de vérité, ni de sagacité. Je termine en citant pour mémoire le dernier paragraphe du manifeste : « Il importe de rassembler toutes ces énergies éparses ; et le premier geste à faire pour cela est d'organiser la défense de la culture française par une action permanente et concertée, quoique sans aucune couleur ni visée politique. » Que ceux qui ont compris la valeur de toute cette verbeuse littérature aillent s’enrôler sous les drapeaux de la ligue ; quant à moi, j’attends que l’on veuille m’expliquer ce que c’est que la culture française, comme on l’entend ici. Il nous reste à envisager la question des humanités et celle, connexe, des études du latin. Quand on passe de l’appel de M. Richepin à celui de M. Eugène Montfort, on éprouve cette vive jouissance de n’être plus en face de paroles sonores, mais d’un programme clair et d’idées arrêtées. La Ligue des Amis du Latin se propose un but précis : « Le rétablissement dans l’enseignement secondaire des études latines si vivement compromises par les programmes de 1902. » Et cela parce que, à ce que l’on affirme ici, une baisse sensible se fait voir, dans la mentalité des jeunes Français, parce que l’on se plaint partout de l’abaissement de la culture générale. Je ne sais jusqu’à quel point cette affirmation est valable, mais il me semble erroné d’attribuer cet abaissement général aux programmes de 1902, pour l’excellente raison qu’il n’y a que les gens de moins de vingt-cinq ans qui ont pu faire leurs études sous ce régime, et qu’aucun médecin, qu’aucun ingénieur, qu’aucun avocat n’a vraiment débuté dans sa carrière à cet âge. Si une déchéance se fait sentir, elle doit être imputable à d’autres causes ; et pour bien juger de l’influence bonne ou mauvaise, il faudrait attendre au moins dix ans encore pour apercevoir quelques résultats. On m’objectera qu’il sera trop tard, qu’on découvre des symptômes terribles parmi la jeunesse des écoles, et qu’il faut tuer le mal dans sa racine, avant qu’il ait pu se manifester dans toute son horreur ; c’est possible, je n’en suis pas convaincu ; je ne {69} défends pas le programme de 1902, pas plus qu’aucun autre programme. Je désire seulement trouver dans les faits et dans l’histoire quelques éclaircissements, et il ne me semble pas que l’étude du latin soit si essentielle à la vraie culture française. Pour n’être point traité de barbare avant même d’exposer ma manière de voir, je veux citer quelques lignes charmantes et profondes de cet écrivain de race qu’est Remy de Gourmont : Si le latin m’a été utile, c’est peut-être que je l’ai regardé d’un autre œil que la plupart de ceux qui le vantent comme méthode d’éducation. Je lui ai demandé de m’ouvrir des coffres inconnus et méprisés de ceux-là mêmes qui en connaissent le contenu, Ce fut de la fantaisie. Je n’ai pas de vraie culture classique, je ne suis pas un humaniste. Rien du professeur de belles-lettres : il m’a toujours été impossible de reconnaître, en dehors du point de vue strictement linguistique, un haut et un bas latin, une langue qui aurait des vertus éducatrices et une autre qui n’en aurait pas. On écrit toujours bien quand on se sert avec ingénuité de la langue littéraire de son temps (1). Ainsi sans grande conviction M. Remy de Gourmont est membre du comité de la Ligue des Amis du Latin, du moins ne se fait-il aucune illusion sur la valeur des réformes que se proposent d’atteindre les ligueurs ; il est là aussi par fantaisie. Les lignes que je viens de citer vont me permettre d’établir un plan, de trouver une méthode pour me diriger dans la complexité des questions soulevées. Tout d’abord, quelle est l’utilité d’apprendre une langue morte et pourquoi préférer celle-ci à celle-là ? Ensuite qu’est-ce que les humanités, quelle fut leur raison d’être et ont-elles gardé une utilité ? et enfin le latin est-il essentiel à la connaissance de la langue, un écrivain ne peut-il atteindre à la perfection sans être plus ou moins latiniste ? Lorsque l’Empire romain fut submergé sous les flots des hordes barbares, écrasé par les invasions, détruit par son immensité même et le disparate des éléments qui le composaient; lorsque les guerres glorieuses et les victoires successives eurent enrichi l’aristocratie, et qu’un luxe effréné l’eut cor rompue jusqu’à ce qu’elle fût incapable d’assumer l’administration de ses immenses territoires et de donner un appui à leurs empereurs, despotes trop souvent aveugles et jouets de leurs instincts, lorsqu’enfin Rome fut vaincue et incapable de réagir, le monde traversa une période de confusion immense. La civilisation sembla s’endormir, lorsque tant de siècles de gloire furent mis au tombeau. Déjà depuis plusieurs siècles, en face de l’aristocratie en déchéance, en face des turpitudes des affranchis, en face de la corruption de la société romaine, un idéal nouveau s’était fait jour, humble dans ses débuts, traqué ici, éperdument discuté et rejeté là, le christianisme, tout pénétré de mysticisme hébreux et de stoïcisme grec, avait lentement progressé ; s’insinuant partout, paré de la puissance de ses martyrs, irréfutables arguments aux yeux d’une foule subjuguée, il s’est établi partout, domptant les masses et subjuguant les empereurs eux-mêmes. Quand arriva la ruine du monde antique, dans le chaos des peuples et des classes, une discipline devint nécessaire, et ce fut l’idée chrétienne. La civilisation au moyen-âge se développe autour des monastères et des cathédrales, une unité tient encore solidaires entre eux les débris de l’immense empire romain, l’unité religieuse. Durant des siècles, le monde s’organise dans l’ombre, au contact du christianisme romain, la masse des barbares se civilise, un nouvel état social est créé. Au ix° siècle ce fut l’empire de Charlemagne, qui réu nit sons son sceptre tout l’Occident. A sa mort (i), la dynastie carolingienne s’établit en France ; une force nouvelle s’élève en face du clergé, celle des rois ; ce sont eux qui, luttant contre leurs vassaux, luttant contre l’Eglise, par le fer et par l’idée, feront naître l’unité nationale. La France moderne date du traité de Verdun en 8^3. Dans ce domaine se parle à l’origine une langue à peu près identique, le latin vulgaire, qui même, d’un bout à l’autre de la Gaule, ne présente pendant longtemps que des nuances insensibles. Peu à peu dans cette unité se marquent des différenciations locales... Ces différences vont pour la suite en s’accusant de plus en plus, mais ces dialectes ont entre eux tant de traits communs qu’ils restent toujours assez voisins, et que les œuvres écrites dans l’un d’entre eux peuvent être lues ou entendues dans la région où se parle l’autre, et facilement, quoique souvent très grossièrement, accordées par les copistes à leurs parlers respectifs. A partir du xne siècle la prépondérance littéraire du dialecte « francien » ou de ceux qui lui {71} ressemblent le plus est tout à fait dessinée, et toutes les œuvres littéraires la subissent plus ou moins.

[…]

Plumetas, « Jean Richepin et les corrida », L’Aficion, 9 juillet 1911, p. 1.

Article recensé par Yves Jacq

Un des arguments misérables des ennemis de la corrida consiste à présenter les aficionados sous un jour défavorable. Les naïfs et les ignorants se laissent prendre à ces basses insultes, à ces odieuses calomnies. Nous sommes, paraît-il, des brutes sanguinaires, des illettrés, des rétrogrades, des barbares, des sauvages assoiffés de sang. Nous sommes dénués de tous sens moral et il n’y a pas d’intellectuels parmi nous.

Malheureusement pour ces menteurs fieffés, nous sommes en bonne compagnie. Et je préfère être avec les Théophile Gauthier, les Edgard Quinet, les Alexandre Dumas, les Prospère Mérimée, les Louis Ulback, les Jules Simon, les Jean-Jacques Rousseau, les Edouard Drumont, les Jules Claretie et bien d’autres savants, écrivains, philosophes, moralistes de notre nation, admirateurs des courses de taureaux, qu’avec toutes les Séverine, tous les Max Nordau, tous les Navarrete, toutes les Louise Michel, tous les Rochefort, tous les Blowitz, tous les Réclus, Laurent, Drelon et autres individus ejusdem farinoe, nos ennemis mortels.

On peut ne pas aimer certaines parties des œuvres de l’un des plus grands poètes du siècle, de Jean Richepin. Mais nul ne peut contester sa vaste intelligence et son merveilleux talent d’écrivain. Est-ce un ennemi de la corrida ? Que non pas ! Un de ses livres m’est tombé sous les yeux ces jours-ci, et j’y ai lu avec plaisir et étonnement ces lignes :

« Car, il (l’auteur, J. Richepin) le clame à haute et forte voix, s’il a manqué à tous ses devoirs en ne faisant aucun conte sur les courses de taureaux, c’est parce qu’il a préféré garder un silence absolu sur une matière où il faut, quand on se risque à en parler, saber toda la escuela.

« Certes, il les adore à la folie, les nobles spectacles de la lidia, il a été aussi assidu et passionné qu’on peut y être ; il en a entendu raisonner par ceux-là qui ont qualité pour le faire magistralement, aficionados, voire diestros, et il saurait au besoin en raisonner lui-même sans tomber dans trop d’hérésies. Mais il n’ignore pas cependant que ce qu’il en connaît et rien, c’est tout un, au prix de ce qu’il en faut connaître, le fin du fin, puisque ceux qui connaîssent ce fin du fin, science et art, on eu besoin d’y être initiés dès l’enfance, et d’y consacrer ensuite leur existence entière.

« Même en Espagne, voici que des esprits sérieux considèrent les corridas de muerte comme un spectacle barbare, incompatible avec ce qu’on appelle les progrès de la civilisation. Cette suave civilisation qui procède méthodiquement au massacre de peuples entiers, vous a des haut-le-cœur de sensiblerie pour quelques chevaux étripés sur l’arène au lieu d’être assommés à l’abattoir. Et c’est nous qu’elle traite de brutes sanguinaires… »

Jean Richepin a écrit cela et d’autres cosas taurinas encore, dans l’épilogue de ses Contes Espagnols, (1) mais termine par une assertion pessimiste, comme le bon Théophile. Nous, aficionados, nous ne pouvons pas avoir la pensée de laisser disparaître la corrida. La corrida a triomphé de tous les pouvoirs religieux, monarchiques ou républicains qui ont parfois essayé de l’interdire. Elle triomphera encore du néo-philosophisme sous lequel se cache une tyrannie qui veut prendre le nom de « Progrès ». Les portes de toutes les protectrices ne prévaudront jamais contre elle. Un peuple entier jaloux de ses droits, de ses libertés provinciales, se lèverait, comme il l’a fait, pour se faire respecter. Il saurait encore sortir de la légalité pour rentrer dans le droit. Contre des lois iniques, il y a l’insurrection. Ce qu’on appelle « la déclaration des droits de l’homme et du citoyen », reconnaît ce droit sacré et imprescriptible. On verra bien !

Plumeta.

Août

Un Béotien, « M. Combes et les humanités » Le Courrier de la Rochelle, 1er août 1911, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

La banalité de la traditionnelle cérémonie de la distribution des prix a été relevée cette année-ci par la personnalité peu banale de M. Combes, qui la présida. Quelque flatteur pour nous que fût l’honneur que M. Combes voulut bien faire à notre bonne ville, les Rochelais auraient tort de se dissimuler que ce choix était surtout destiné à écarter certaine personnalité qui, si remuante soit-elle, n’a pas encore été « adoptée » par les grands hommes de Saintonge qui sont les maîtres de nos destinées politiques. Le choix de M. Combes n’est pas étranger non plus, sans aucun doute, au plan général de la prochaine campagne sénatoriale, qui prouvera une fois de plus la supériorité de la discipline républicaine en Saintonge sur l’anarchique désarroi de la politique tunisienne. Tant pis pour les Rochelais qui exilent leurs grands hommes pour se jeter dans les bras des aventuriers.

— Soit dit en passant. Une seconde circonstance qui ne manqua pas de donner un certain piquant à cette cérémonie, ce fut la voûte pédagogique — oh ! tout à fait courtoise, avec des armes émoussées par le miel des précautions oratoires — entre le ci-devant grand-maître de l’Université et le professeur chargé du discours d’usage.

Professeur de Première, humaniste érudit autant que distingué, M. Ville— beau aurait manqué à toutes les traditions en ne faisant pas l’éloge des humanités classiques. Il l’a donc fait avec une chaleur de conviction, avec un activisme du langage et une précision dans la pensée qui sont, en effet, le plus bel éloge de la « culture française » qu’il défend avec un si bel enthousiasme.

Le piquant de la situation, c’était de tomber sur un ancien grand-maître de l’Université qui revendique justement comme un de ses plus beaux titres de gloire d’avoir été un des plus ardents propagateurs de la culture moderne. L’ambiance de l’actualité conspirait elle-même à donner à cette voûte oratoire ce ragoût spécial qui fait courir dans les vieilles barbes universitaires le sourire roublard des vieilles chattes qui boivent du lait défendu.

On sait, en effet, que les partisans de ce qu’ils appellent la « culture française » — c’est-à-dire la leur ! — les nationalistes de la pédagogie, puisqu’il faut les appeler par leur nom, ont fondé une ligue qui se propose de restaurer l’antique splendeur du latin, sans lequel, à les entendre, il n’est pas de « culture française » possible. Et il est assez significatif que ce soit précisément Jean Richepin qu’on ait mis à la tête de cette croisade rétrograde, qui a réussi à mettre en branle toutes les vieilles mâchoires de l’Académie française, qui, comme par hasard, et depuis sa fondation, s’est toujours trouvée être la tour d’ivoire des Invalides de toutes les réactions. Jean Richepin donc, ce romantique attardé dans notre siècle, ce normalien qui a quelque peu encanaillé la Muse en la promenant à travers la cour des Miracles, et dont le principal titre de gloire littéraire sera d’avoir pimenté le sel attique du poivre de l’argot, Jean Richepin donc, représente, en effet, et d’une façon tout à fait éminente, — symbolique ! — une certaine culture classique, — oh ! très brillante et superbe, et sonore tant qu’on voudra, mais combien vide de pensée, sous le clinquant de ses oripeaux exprès criards ! — Ah ! pour sûr, qu’on peut lire les œuvres complètes de Jean Richepin sans risquer la méningite... Est-ce cette culture-là que le Temps d’hier déclare être la plus grande ennemie de la creuse rhétorique ? J’ose dire qu’elle est bien bonne ! Eh bien ! tout en étant capables, à nos heures, de savourer comme il sied Les Truandailles de Jean Richepin, nous sommes quelques-uns à penser qu’il faut à notre époque une viande tout de même un peu moins creuse. Plus libéraux que les classiques dogmatisant, hypnotisés par le rêve catholique de Vanité de culture, nous admettons volontiers, nous autres modernistes, la légitimité de la culture latine, mais nous demandons en revanche qu'ils veuillent bien reconnaître la légitimité de la nôtre, de la culture moderne. quant à la supériorité de la culture latine sur la moderne, nous voulons bien, provisoirement, leur laisser cette fiche de consolation — encore que ce soit une chose à démontrer, — démonstration qui n’a pas encore été faite pour la bonne raison que l’essai loyal des humanités modernes n’a pas encore été possible dans l’Université. En attendant, il faut bien nous contenter, comme preuve de la supériorité de leur culture, des seules affirmations des classiques.

Or, il se pourrait que cette affirmation ne reposât que sur un simple sophisme, le sophisme d’amour-propre dénoncé par Nicole :

Principe : je suis un habile homme. Or, je suis le produit de la culture classique.

Donc, la culture classique est la meilleure des cultures.

En d’autres termes, il se pourrait que le classique fût, comme le prêtre, selon le mot du philosophe allemand naturellement !) — « prisonnier de l’illusion dont il vit ».

Comme le dogme catholique, — rapprochement significatif ! — le dogme classique s’appuie sur un double critère : l’affirmation et l’autorité ; ce qui revient au même, au fond, l’autorité (magister dixit) n’étant que l’affirmation de ceux qui affirment la même chose que moi. quant aux autres, procédé classique, éminemment ! on a soin de les éliminer.

Et pourtant, la culture moderne peut se réclamer, et dans le camp même des classiques, de témoignages qui valent bien les témoignages contraires.

Rappelons, pour mémoire, la fameuse conférence contre le latin, faite en pleine Sorbonne par Jules Lemaître, qui ne passe pas généralement pour un béotien, et le livre retentissant du normalien Raoul Frary sur la Question du latin.

M. Lavisse se demande quelque part (Vue générale de l’Histoire politique de l’Europe) s’il est bien certain que ce soit pour nous un bonheur que César ait vaincu Vercingétorix, nous imposant ainsi le sceau indélébile de la « culture latine » ?

— « Comment se fait-il que les pays que Rome n’a point conquis et longuement possédés — (les Anglo-Saxons, nos maîtres !) — tiennent aujourd’hui une si grande place dans le monde, qu’ils aient une originalité si forte et cette pleine confiance dans l’avenir ? Est-ce seulement parce qu’ayant moins vécu, ils ont droit à un plus long avenir ? Ou bien Rome a-t-elle laissé après elle des habitudes d'esprit, des façons d’être intellectuelles et morales qui gênent et limitent l'activité ? »

Nous livrons à la méditation des « classiques » ces graves paroles du directeur actuel de l’Ecole normale supérieure...

faine enfin, qui n’était pas non plus un « primaire supérieur », dans le volume consacré à l’Eglise et à l’Ecole (dernier volume des Origines), Taine a vigoureusement mis en relief les lacunes de l’esprit classique, auquel attribue tous les méfaits de ce qu’il appelle l’esprit jacobin, qui est l’apriorisme en matière politique, qui est le contraire, exactement, de l’esprit scientifique, de l’esprit moderne.

Qui le niera, que ce soit notre vice national, de vouloir plier les faits à nos idées, au lieu d’obéir docilement aux leçons de l’expérience, selon la modeste méthode anglo-saxonne ?

C’est l’apriorisme qui proclame qu’il ne nous manque pas un bouton de guêtre alors que rien n’est prêt. Et j'ai bien peur que nous n’en soyons pas tout à fait dégoûtés malgré les dures leçons du passé.

Faut-il en voir la preuve dans la peine inouïe qu’a l’idée moderne, aujourd’hui encore, à conquérir son droit de cité dans l’Université, depuis près d’un siècle qu’elle y cherche sa voie à travers les pénibles tâtonnements d’expériences systématiquement entravées par l’esprit de routine ?

Car elle ne date pas d’hier, cette idée moderne, bien qu’elle n’ait pas encore réussi à conquérir sa place au soleil.

C’est d’abord la fameuse bifurcation de Fortoul, où déjà Schérer voyait « un sentiment confus des questions que notre temps est appelé à résoudre et de la nécessité d’organiser l’enseignement de la démocratie. »

C’est ensuite l’enseignement secondaire français, l’enseignement spécial de Duruy (élégamment dénommé bestial par les classiques de l’époque) et qui, cependant, était approuvé par le classique Saint-Marc Girardin.

Duruy, d’ailleurs, avait si peu de confiance dans les lettres pures, qui habitent volontiers, disait-il, entre le ciel et la terre, qu’il ne voulut pas que son fils Georges préparât l’agrégation des lettres et qu’il crut sage de lui imposer le contrepoint des études historiques.

Et c’est le classique Bersot, mort directeur de l’Ecole normale supérieure, et qui ouvrit la tour d’ivoire aux langues vivantes ; c’est le classique Bersot qui veut que le latin soit exclu de Cluny, l’école normale de l’enseignement spécial ; c’est Bersot qui raillait doucement « les amis craintifs des études classiques, ceux pour qui le plus beau système d’éducation est celui qui les a produits ».

C’est enfin Jules Simon, le disciple et le continuateur de Duruy, le grand ouvrier de la réforme de 1872, le classique démolisseur des vers latins, qui le premier, a posé franchement la question de la culture moderne, proclamé le droit de cité dans l’Université des sciences et des langues vivantes.

Chose digne de remarque, c’est au lendemain de nos désastres que la question s’est posée avec le caractère d’une implacable urgence et d’une poignante nécessité. « C’est l’instituteur allemand qui nous a vaincus ! », disait-on couramment alors, comme si on avait l’obscure conscience qu’il y avait dans notre vieille civilisation latine quelque chose de caduc, d’archaïque, de périmé, et qui était écrasé, fatalement, par une civilisation plus jeune et vigoureuse, mieux adaptée, moderne, en un mol.

Il n’en reste pas moins qu’aujourd'hui même l’idée moderne n’a pas en-, tore réussi à s’imposer, après quarante ans de lutte obstinée, après les réformes successives de 1880, 1890, 1902... dont le tort, il est vrai, — tort irréparable toutefois, — a été d’oublier un peu, dans la lutte pour la vie des sciences et des langues vivantes, la langue vivante précisément qui nous importe le plus, à savoir la langue maternelle ; — oubli, d’ailleurs, dont les modernes ne sont pas absolument responsables, les classiques le savent bien.

Tort irréparable, disons-nous. Voici comment : mettre chacun dans ses

meubles à lui, — le classique dans ses meubles anciens, — le moderne dans ses meubles modernes, — mais dans des lycées différents : lycée classique à Rochefort, lycée moderne à La Rochelle, ou vice-versa. Et les professeurs de langues anciennes continueront d’enseigner le français dans les lycées classiques et par les méthodes qu’ils voudront ; mais les professeurs de langues vivantes enseigneront le français dans les lycées modernes et par des méthodes modernes, — qu’ils connaissent bien.

Et après vingt ans de cette expérience on pourra goûter et comparer, en connaissance de cause. Le régime actuel, F unité de lycée, — toujours l'unité classique ; l’unité, c’est la mort ; la vie, lest la diversité! — le régime actuel, donc, qui consiste à vouloir enseigner tout dans tous les lycées, c’est le chaos, i inénarrable, l’inextricable chaos. C’est, pour employer une image peu classique, mais expressive, le mélange ' systématique des torchons et des sur-

miettes — les serviettes étant les classiques, et les torchons les modernes — voyez si je suis bon prince ! — système dont le moindre inconvénient est de salir les serviettes, sans pour cela blanchir les torchons.

Et voilà, — ou à peu près — le discours de M. Combes, ex-grand-maître de l’Université, continuateur des Duruy, Jules Simon, Jules Ferry, tous partisans — et artisans, dirait Péguy — de la culture moderne que, par une coïncidence éminemment significative, M. Steeg, le grand-maître actuel de l’Université, défendait au lycée Henri IV, comme M. Thalamas au lycée de Versailles, à l’heure même où M. Combes le faisait au lycée de La Rochelle.

Et ce n’était certes pas un spectacle vulgaire, de voir ce vigoureux vieillard de 76 ans se faire, avec une implacable et sereine énergie, — cet âge est sans pitié ! — le champion du modernisme.

Que l'on pense ce qu’on voudra de l’œuvre et des idées politiques du petit père Combes, on ne m’empêchera pas de saluer et d'admirer en lui une chose qui ne court pas précisément les rues en ce temps d’universelle verrerie : un monsieur qui sait ce qu’il veut et qui l’a voulu — bougrement.

Gaston Davenay, « Pour la Culture Française », Le Figaro, 5 août 1911, p. 3.

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Le mouvement d'opinion en faveur des humanités s'accentue chaque jour, et la « Ligue pour la culture française », présidée par M. Jean Richepin, reçoit d'innombrables témoignages de sympathie qui lui viennent de tous les milieux et de tous les partis politiques. Depuis la dernière publication que le Figaro a publiée dans son « Supplément littéraire » du 15 juillet, l'offensive, des partisans de la culture moderne, groupés autour de M. Ferdinand Brunot, les manifestations de MM. Emile Combes et Steeg contre la culture gréco-latine et l'enseignement classique, de nombreux discours de distribution de prix n'ont cessé de ramener l'attention du public sur cette grave question qui n'intéresse rien de moins que l'avenir de l'intelligence française. On a lu entre autres les clairvoyants et éloquents plaidoyers que M. le général Lebon, M. Charles Legrand, président de la Chambre de commerce, et M. Victor Bérard, professeur à l'Ecole pratique, ont prononcé en faveur des humanités, dans différents lycées de Paris. Quelques protestations isolées cependant s'élèvent. Malgré l'avis presque unanime de ses collègues de l'Académie des sciences, de nombreux ingénieurs et inspecteurs des ponts et chaussées et des mines, M. Charles Lallemand a cru devoir défendre l'enseignement moderne au congrès de l'Association pour l'avancement des sciences. A ce propos, la Ligue pour la culture française nous communique la lettre suivante que vient de lui adresser M. Henri Le Chatelier, de l'Académie des sciences, professeur à l'Ecole polytechnique et qui est une sorte de réponse aux arguments des modernistes : 

Je suis très heureux de m'inscrire comme membre de votre Ligue pour la défense de la culture française ; je vous envoie mon adhésion pleine et entière. Dès l'origine d'ailleurs je m'étais associé aux premières manifestations publiques esquissées dans le même but par le comité des Forges de France, par la Société des amis de l'Ecole polytechnique et par la Société d'encouragement à l'industrie nationale. Vous voulez donner une organisation permanente à ces efforts isolés ; c'est la condition indispensable au succès final. La science et l'industrie françaises ont été frappées au cœur par la désorganisation de l'enseignement secondaire définitivement accomplie avec les programmes de 1902. On s'est proposé de remplacer l'ancienne éducation littéraire, considérée comme un article de luxe, par une éducation littéraire devant mieux préparer les jeunes Français à la lutte pour l'existence. On a seulement oublié de consulter les industriels et les commerçants, de leur demander l'indication des qualités intellectuelles et des connaissances scientifiques nécessaires pour réussir dans les affaires. Des avocats, des députés, des professeurs totalement étrangers à ces questions ont redonné une constitution au royaume d'Utopie. Ils ont décidé de faire enseigner aux jeunes collégiens la fabrication de la fonte, de la porcelaine, le transport électrique de la force par les professeurs ne connaissant d'ailleurs pas, le premier mot de ces industries. Ils ont cru faire œuvre de génie en remplaçant la formation intellectuelle, seule utile dans toutes les circonstances de la vie, par l'accumulation dans la mémoire de faits absolument indigestes pour des jeunes intelligences. On peut différer d'avis sur la possibilité de concilier la culture générale de l'esprit avec des études limitées aux histoires et littératures modernes, mais dans un pays civilisé il devrait y avoir unanimité pour protester contre toute atteinte portée sur ces questions à la liberté individuelle. On n'a pas le droit d'interdire les études gréco-latines aux jeunes gens se préparant aux écoles techniques, dans le seul but de sauver la face aux réformes de 1902, en envoyant malgré eux quelques bons élèves dans les divisions de l’enseignement moderne. Les professeurs lettrés des lycées ont eux-mêmes demandé le renforcement des études scientifiques dans la division grécolatine ; le Conseil supérieur de l'Université l'a refusé. Contrairement à des affirmations maintes fois reproduites, on a ainsi enlevé aux classes littéraires nombre de bons élèves et l'on a en même temps abaissé le niveau du recrutement dans les classes de sciences.

H. Le Chatelier, de l'Académie des sciences.

L'opinion de M Le Chatelier est, au reste, fortifiée par les adhésions que les chambres de commerce de France, les sociétés industrielles, les commerçants ont adressées spontanément à la Ligue pour la culture française et que nous publions ci-dessous. A L'étranger ne suit pas avec moins d'attention ce mouvement en faveur de notre tradition intellectuelle. Guglielmo Ferrero a dit ici même combien la question de la culture classique française, qui est une question mondiale, préoccupait les esprits en Italie. D'autre part, M. James H. Hyde envoie à M. Jean Richepin, avec sa généreuse souscription de membre donateur, la lettre suivante :

.... Depuis quelque temps déjà je suis avec intérêt ce mouvement qui, je le constate avec le plus grand plaisir, va grandissant de jour en jour. Je m'associe de tout cœur à cette réaction contre la platitude et l'esprit terre à terre qui se donnent bien à tort l’épithète de scientifique, contre cette étroitesse de vue qui n'accorde d'importance qu'à l'utilité matérielle et immédiate. Quoique étranger de naissance, comme tous ceux qui aiment l'art et l'intelligence désintéressés, je me considère comme un peu Français, et j'étais désolé de voir ma seconde patrie », si je puis dire, envahie par un état d'esprit si hostile à ses traditions et à son génie. C'est ainsi que je vous remercie sincèrement de m'avoir donné cette occasion de vous exprimer combien la « culture française » m'est chère. J'espère qu'il me sera permis d'apporter plus tard un travail personnel à ce mouvement si utile et si digne de succès.

***

Voici enfin quelques adhésions reçues ces jours derniers : Membre donateur (souscription de 1,000 à 5,000 francs) : M. James H. Hyde. Membres adhérents perpétuels (souscription de 100 à 1,000 francs) : S. A. S. le prince de Monaco, MM. Aynard, député, membre de l'Institut ; Emile Lane, Henri Lavedan, de l'Académie française ; comte François-Guillaume de Maigret, comtesse François-Guillaume de Maigret, Emile Rochard, André Sciama. Membres adhérents, cotisation de 1 franc à 100 francs (dans l'ordre d'envoi des adhésions) : Mme Juliette Adam, femme de lettres, Mme Hélène Porgès, artiste-peintre.

Mlle Katléen Johnston ; MM. Paul Doumer, ancien ministre ; Louis Martin (Var), séna teur; de Lamarzelle, sénateur; Villey-Dosmenrets, professeur à la Faculté de droit de Caen ; Emile Fabre, Pierre de Nolhac, conser vateur du musée de Versailles, •professeur à l'Ecole du Louvre ; Léonce de Larmandie, délégué général de la Société des gens de lettres; Albert Dutard, docteur en droit ; Paul Jarry, président de Sociétés histori ques; H. Poitevin, ingénieur; Poirier tle Narçay, vice-président du Conseil général de la Seiné ; vicomte de Clairval, Comte de Laborde, Jacques Bardoux, professeur à l'Ecole des sciences politiques; F. Michel, agrégé de l'Université, détaché à l'Université de Ilallesur-Sale (Prusse) ; Adolphe Jullien, critique musical au Journal des Débats ; Paul Reynaud, avocat à la Cour ; Damoye, adminis trateur général de, l'Athénée ; J.-S. Bardin, directeur de la Revue française de linguistique; La Bonnàrdière, Paul Meguin, Louis Boiirgès, clerc d'avoué; Léonce âe La BertheUière, ingénieur ; Société des anciens élèves du ly cée de Châteauroux, Raymond Gaurori, Marc Delmas, René Robine, Léon Prieur, avocat à la Cour ; Léon Aubin, René Aubin, Lucien Paté, homme de lettrés ; docteur Sandoz, Paul de Tarde, attaché à la,Banque de Paris et des Pays-Bas ; Emile Collas, directeur du Messager d'Athènes ; Albin Haller, de l'Insti tut; Louis Bernier, de l'Institut; Fossé d'Arçosse, directeur de l'Argus soissonnais ; Louis Tesson, professeur au New England Collège of languages à Boston ; Désiré Ferry, Union des étudiants républicains de Paris, Louis Dirys (Saint-Etienne), Combebiac, chef de bataillon du génie ; général Langlois, de l'A cadémie française ; docteur Georges Robin, Ïrofesseur à l'Ecole dentaire de Paris ; Pierre )ecourçelle, homme de lettres ; A. Bory d'Arnex, Paul Dalomer, Nieï, ouvrier typo graphe, ex-secrétaire de la Confédération gé nérale du travail. Industriels et commerçants : Auguste ïsaac, président honoraire de la Chambre de com merce de" Lyon"; Jean Coigniet, ingénieur, président de la Chambre de commerce de Lyon ; Société française d'incandescence par le gaz (système Auer) ; Raphaël Toutain, îftdustriel ; Baray, constructeur galvanisateur ; Henry Kunkelmann,- Maurice Bouvier, Geor ges Bertrin, Paul Schwaerzel, directeur des Grands. Magasins de la Place Clichy ; J. Latrille, Maurice Hugon, Edouard Plique, J. Kablé, courtier en cotons ; Félix Vanoutryve, fabricant de tissus ; J. Bayoud, fabricant de coutellerie; Alphonse RucH, Léon Truelle, André Vincent, ingénieur; Châmbon-Latïrent, armateur ; ErnestineLëmoigne, CardoUMasson, filateur;,Nugue, miroitier; Georges Juillard-Hartmann, filateur et tisseur, yic.eprésident de la Chambre de Commerce d'Epinal. Les adhésions et les souscriptions sont reçues au siège de la ligue. Gaston Davenay.

R. Bizet, « M. Jean Richepin répond à M. Brunot », L’Intransigeant, 7 août 1911, p. 1.

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Après avoir donné ici même les opinions et les arguments de M. Brunot en faveur de la culture moderne dont il est un des plus notoires représentants, après avoir dit quelles étaient les intentions des partisans de la réforme de 1902, leurs sentiments pacifiques, comment cependant ils comptaient se défendre, nous avons demandé à M. Jean Richepin, le président de la Ligue pour la Culture française, ce qu’il pensait des déclarations de M. Brunot.

On sait que M. Richepin a groupé autour de lui nombre de littérateurs et d’hommes de science, c’est donc en lettré aussi bien qu’en pratique théoricien qu’il nous répondu :

– Je vous assure que nous souhaitons la paix, autant que M. Brunot ; je veux dire que nous désirons qu’une lutte d’idées ne dégénère point en luttes personnelles, stériles et irritantes. C’est la ligne de conduite de la Ligue, aussi ferme que celle qui nous fait rester en dehors de toute politique. Mais, cependant, nous avons la ferme résolution de nous opposer avec énergie au courant d’idées qui entraîne tout notre enseignement secondaire dans une voie bassement utilitaire. Nous y sommes poussés d’autant plus volontiers que chaque jour des professeurs de l’enseignent secondaire viennent à nous, nous dénoncent le mal donc souffre notre jeunesse, et nous encouragent à l’arrêter.

Maintenant, je vous prie, qu’on ne se méprenne pas sur nos projets. On nous a demandé très nettement si nous voulions la suppression de la section D, sciences langues-vivantes, dans les lycées, et si nous nous proposions de demander l’interdiction de l’accès aux Facultés à quiconque n’aurait pas fait de latin. Qu’on ne supprime pas la section D, soit, mais alors qu’elle ne fasse plus partie de l’enseignement secondaire, qu’elle reste ce qu’elle est : une contrefaçon de l’enseignement primaire supérieur.

Les nouveaux programmes de 1902 donnent, nous dit-on, une éducation plus conforme aux exigences de la vie moderne. Je n’y contredis pas, au contraire, évitons l’encombrement des carrières libérales, favorisons ceux qui veulent se livrer au commerce et à l’industrie, mais pas de la façon qu’on a employée depuis neuf ans. Car c’est aux carrières intellectuelles que peuvent aspirer aujourd’hui les jeunes gens qui ont reçu une éducation incomplète. Depuis 1902 on a ouvert l’accès des Facultés à une clientèle de plus en plus nombreuse, de plus en plus mal préparée. Qu’on organise sérieusement un enseignement professionnel, qui ne se confondra pas avec l’enseignement secondaire, qu’on établisse l’ordre en un mot, là où règne la confusion, qu’il y ait un enseignement classique fort, qui ne soit pas un assemblage de sections spéciales et que ceux qui sont pressés de gagner leur vie se donnent à un enseignement pratique qui les mettra plus à même de travailler pratiquement. Voilà ce que nous pensons et…

– Mais trouvez-vous que pour ceux-mêmes qui désirent se livrer aux longues études, l’éducation latine est bien nécessaire ? M. Brunot ne nous a-t-il pas déclaré que les auteurs latins n’avaient pas une valeur particulièrement grande.

– Pardon, il y a un double profit à étudier les auteurs latins, que n’apprécie pas M. Brunot. Il y a un profit intellectuel et un profit moral. Sans doute la littérature grecque est plus riche, plus {2} inventive, les Latins lui ont tout emprunté, leur fond d’idées et d’images ; mais nous sommes de ceux qui réclament le relèvement des études grecques, qui ne s’opposent pas aux études latines au contraire, puisqu’elles sont intimement liées. Et à ce propos nous sommes heureux de préciser que ce n’est pas seulement pour la défense du latin mais pour la culture gréco-latine, pour les humanités enfin que s’est fondée notre ligue.

Je ne vous en dirai pas davantage. Je ne veux point disserter. Vous savez quels beaux esprits sont des nôtres, et je crois que la lecture de tous ces noms qui sont les illustrations de notre langue, de nos arts et de nos sciences, en dit plus long que les meilleurs arguments pour l’excellence de notre cause. »

Et M. Richepin, une dernière fois, nous répète toute sa confiance dans le succès de demain, succès que réalisera, pense-t-il, cette jeunesse enthousiaste qui le suite, l’écoute et doit vaincre.

R. Bizet.

Robert Veyssié, « A propos de Ligues », Gil Blas, 7 août 1911, p. 3.

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Interviewé – un mot que n'aime pas M. Aderer — par le charmant poète René Bizet, au nom de l'Intransigeant, M. Jean Richepin — que n'aime pas le professeur Brunot — a répondu :

— La paix ; nous voulons la paix.

Puis il a affirmé que la Ligue pour la culture française était fermement résolue à défendre, non seulement le latin, mais aussi la culture grecque.

Jusqu'à ce jour, aucune précision n'avait été révélée par M. Jean Richepin sur ses projets touchant la culture grecque.

J'ai écrit, ici-même, les vœux que formaient la jeune élite des écrivains français, presque tout entière, et l'élite des professeurs de l'Université pour que, dans les lycées, soient fait des commentaires intelligents des chefs-d’œuvre grecques. Nous sommes donc heureux de la précision de M. Jean Richepin.

Sans doute, cette réforme dans l'enseignement actuel comporte-t-elle aussi l'éducation des professeurs qui devront se libérer, désormais, du pédantisme stérile des traductions littérales, ennuyeuses et inutiles. Ce que nous voudrions, c'est, par eux, une interprétation et une explication lumineuses des textes aux élèves. L'esprit plus que la lettre.

Octobre

Rachilde, « Jean Richepin : L’Aile, Pierre Lafitte, 3.50. », Mercure de France, p. 580-582.

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L’Aile, par Jean Richepin.

La première fois que je vis M. Jean Richepin il fit passer devant moi un homme de lettres par la fenêtre. {581} C’était curieux, si pas très littéraire, mais il avait tellement raison ! On dînait dans un petit cénacle qui se tenait 35, rue du Département. (M. Rosny doit bien s’en souvenir, il y allait aussi dans le petit cénacle, et il y parlait déjà d’Aldebaran ou de Bételgeuse aux jeunes femmes saisies de respect.) Ce soir-là, qui date de 25 ou 30 ans, un personnage ivre, dont je ne me rappelle plus le nom, nous avait ennuyé du potage à la crème au chocolat (je me souviens bien davantage de cette crème, spécialité de la maison) et on ne savait comment en finir avec lui. M. Richepin se montrait bon enfant, riait, écoutait, hochait la tête, il avait l’air d’un barbare très doux. Il présidait, déjà célèbre, naturellement, et trouvait sans doute qu’on abusait de la situation. Alors, au moment des toasts, comme l’ivrogne prenait des allures de plus en plus penchées tantôt sur moi tantôt sur les autres, M. Richepin tranquillement l’empoigna par une épaule et l’envoya au plein milieu d’une devanture vitrée. Le fantoche s’effondra dans les ténèbres extérieures de la rue du Département et on n’entendit plus parler de lui, la séance continuant. Ce fut un beau geste ; de nos jours on n’use pas assez de ces gestes-là pour chasser les buveurs du temple. J’espère toujours, vers la fin d’un banquet, contempler, en montant sur ma chaise, une tuerie générale, et je ne vais jamais à ces manifestations sans apporter un revolver chargé à sel pour tirer dans le tas, persuadée que l’Académie reconnaîtrait facilement les siens... parmi les morts ! Mon étonnement a été de revoir M. Jean Richepin de ce côté-là. Que ce terrible vivant pût s’asseoir dans un fauteuil et ne plus bouger m’a prodigieusement éberluée. Il ne va donc plus jeter personne par la fenêtre ? Quel malheur ! On aurait tellement besoin d’un bousculeur de parlottes en rond ! Eh bien, en littérature comme ailleurs, qui peut plus peut moins, et Jean Richepin, l’athlète, une fois bien assis, devient le conteur suave qui charme les jeunes filles ou les mûres Madames. Et ce n’est pas encore cela, le tour de force d’oublier sa force. Jean Richepin a dompté, du haut de son fauteuil, toute une salle trop attentive à l’occasion de lui déplaire. Oui, le jour de l’inauguration de Verlaine, une cabale était prête, on voulait bien lui montrer ce que peuvent la jalousie et le désir de crier unis au mauvais vouloir de presque tous les jeunes gens de bonne volonté en général. Or, il advint que le bruit fut en effet formidable, mais ce fut celui du triomphe. Remarquez que ce devait être Henri de Régnier l’académicien de la journée ; seulement dans les lettres rien ne vient à son heure, surtout quand on se prépare pendant dix ans. Enfin, Jean Richepin raconta Verlaine, dit du Verlaine et se montra si subtil, si vraiment documenté, tellement en verve que la journée lui appartint. Antoine l’avait juré : « Jean Richepin c’était l’enthousiasme assuré de n’importe quelle foule ! » Je suis certaine que les plus nerveux adversaires ont dû fondre en {582} larmes de joie. Est-ce que M. Jean Richepin se doute de son succès ? Ça lui paraît tout naturel, à lui, l’enthousiasme d’une foule, cependant celle-là n’était pas ordinaire. Il y avait des symbolistes, des anarchistes et des cubistes, de quoi faire crouler la coupole de l’Odéon, je pense. Maintenant voici l'Aile. Revenons à nos livres. Étude passionnante et en dehors de tous les genres d’études similaires, ce roman n’est pas un roman, c’est mieux : la biographie d’une femme savante très inconsciente de sa science, d’ailleurs, d’une sorte de voyante, d’écouteuse d’au delà qui aurait su se taire à propos durant l’incubation de son œuf cérébral. Cette Geneviève, filleule d’un illuminé, fille d’un mathématicien, a une enfance austère et ne connaît point d’homme. Elle est hantée d’un souvenir presque désagréable dont elle se fait un étrange fétiche, le gage d’une foi qu’on ne lui a même pas donnée. Et un soir cette farouche mathématicienne, qui n’agit et ne rêve qu’au nom du 8 renversé, Je signe des signes, force à un rendez-vous d’amour un homme qu’elle connaît à peine. C’est pour lui qu’elle inventera l'Aile, un nouvel aéroplane dont la seule apparition doit anéantir tous les autres, monoplan, biplan, etc. L’auteur semble s’être inspiré d’une personnalité réelle en étudiant minutieusement la vie étrange de Geneviève Gasguin. Ce livre est intéressant par l’intérêt même que l’écrivain a prisa l’écrire. Il s’est passionné et l’on ne s’étonne pas de se passionner à sa suite pour des calculs souvent fort arides et une psychologie des plus compliquées. Nous sommes loin de la Chanson des Gueux, mais il y a le visage de tante Aline pour nous rappeler de temps à autre la fougue capricieuse du poète dépassant la sagesse du philosophe. Pourquoi, malgré la différence des points de vue, ce livre évoque-t-il les patients travaux, les travaux de bénédictin du si regretté père J.-K. Huysmans ?

Paul Reboux, « Quelques livres », Le Journal, 3 octobre 1911, p. 6.

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M. Jean Richepin, qui aime les travestissements somptueux, ne m’en voudra pas si je l’imagine habillé d’une grande robe brodée de lunes, de soleils et d’étoiles, et coiffé d’un chapeau pointu. Ainsi accoutré, je le vois dans un laboratoire d'alchimiste, un peu prestidigitateur. Il se penche sur un creuset. Là-dedans bouillonnent de l'archéologie, de la philologie, du romanesque populaire, du lyrisme romantique, de l'argot parisien, du patois provincial, du charabia romanichel, et aussi le pathos ; des spirites et le jargon des psychophysiologues. Soudain, un coup de tamtam ! Et tout cela se concentre dans le roman que voici. Si vous l'ouvrez, vous en verrez jaillir un flot d'idées, d'images et de mots. Et vous acquerrez la certitude que M. Richepin, tout en étant un grand poète, est aussi un grand magicien.

Maurice-Marc de Boüece, « Le Grand Maître du Latinisme unifié », Le Siècle, 19 octobre 1911, p. 3.

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M. Jean Richepin est un artiste au grand talent duquel tous les lettrés se plaisaient à rendre hommage ; mais, une fois intronisé à l'Académie française, il a accepté de mener contre la culture moderne la croisade des latinistes unifiés. La pédagogie ne réussit pas à ce poète repenti : Son nom a servi de bouclier aux polémiques les moins académiques et les moins élevées. Il a déclaré la guerre, il en subit les conséquences : témoin des flèches acérées que l'on trouvera ci-dessous et que lui décoche un défenseur exaspéré du génie français. —. R. P. 

Jean Richepin

II a opté très jeune pour la grande route, la grande route des chemineaux et des gueux, la grande route qui conduit à tout — et s'est embarqué à grand fracas dans la roulotte romanichelle, De ce véhicule désuet, lent mais sûr, il a su descendre au bon moment, comme il tournait le coin du quai. Depuis, le blasphémateur s'est assagi aux travaux sédatifs du dictionnaire. Tout au plus a-t-il pensé devoir encore, dans un suprême regain de vaillance, pousser le cri de guerre de ce « latinisme unifié » qui s'efforce de faire de l'âme avec des mots. Touchante chimère de verbaliste impénitent ; car tenace à l’égale de la Glu la littérature ne se résigna point à lâcher le vieil amant qui l’a tant courtisée.

Aussi bien, que ne lui suffit-il d'avoir au verbe de beaux temples sonores et vides ? Et pourquoi faut-il que, rugisseur attaché à la ménagerie Brisson, vedette bruyante mais anodine et parfaitement apprivoisée, M. Jean Richepin, de l’Académie française, emploie fructueusement ses dernières années à tirer, à jours fixes et devant des salles combles, de puérils feux d'artifice pour demoiselles.

Novembre

Georges Pioch, « « Le Chemineau » à l’Opéra-Comique », Gil Blas, 1er novembre 1911, p. 3.

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La justice, qui ne vient lentement que pour les chefs-d'œuvre, a vite mis le Chemineau à sa véritable place. L'honneur en demeure à M. Xavier Leroux, qui, comprit que, même dans la plénitude de ses triomphes d'Odéon, cet ouvrage, où la part d'un bon naturel est ostensible et grandiloquente, était déjà sujet de l'Opéra-Comique. Ils sont bien de la Maison du « genre éminemment national », ces paysans enclins au couplet, cette Toinette saturée de romance, le sympathique paralytique François lui-même ; et, surtout, ce Chemineau déclamateur ou bouffon, qui, dans les pires effusions de son idéal anarchique, semble se « tenir à quatre » pour ne pas offrir sa collaboration aux gendarmes. On dirait, tout au plus, d'un gardien de square qui tire une bordée. Propriétaires, dormez !

Si nous étions davantage de loisir, je m'efforcerais de vous montrer dans l'athlétique Jean Richepin, auteur du Chemineau, les origines du très honorable Jean Richepin filant la quenouille de la conférence historique, littéraire, etc., devant la pudeur rassurée des jeunes filles couvées par Cousine Yvonne Et, mes divagations allant leur train, nous retiendrions ensemble les vers imposants qui font saillie dans le Chemineau : ils sont le propre inépuisable de M. Richepin, dont le vocabulaire est aussi mal réparti qu'abondant et prestigieux..

Il m'est plus agréable de constater l'allégresse, la bonhomie, la véhémence par lesquelles M. Xavier Leroux a promu le Chemineau à son authentique destinée. Sa musique, qui est d'un maître harmoniste, abonde en sève ; elle est toujours d'un sain agrément ; et, souvent, elle émeut.

L'Opéra-Comique a fait de cette œuvre une heureuse reprise.

Elle n’est que justice rendue à M. Xavier Leroux.

Mlle Mérentié assume le rôle de Toinette, qui est d'interprétation vocale très difficile.

Soprano dramatique au premier acte, Toinette contient, aux actes suivants, ses mélancolies et son désespoir dans le registre de mezzo-soprano. La voix de Mlle Mérentié, qui est longue, chaude, éclatante et homogène, triomphe de toutes les difficultés. Le chant, chez Mlle Mérentié, est simple, émouvant et juste. Elle a pleinement réalisé la pauvre créature de tendresse et de fécondité où l'Amante et la Mère sont également données et meurtries.

M. Henry Albers incarne le Chemineau aveu une allégresse, une éloquence et une force étonnantes ; il est le maître absolu de son chant, infiniment souple, comme de son jeu, si persuasivement humain. M. Jean Périer chante admirablement le rôle du paralytique François ; il le réalise, par son art minutieux, à l'instar d'un de ces paysans graves d'aspect, à la peinture desquels excellèrent les frères Le Nain. M. Salignac avait fait une création supérieure du personnage falot de Toinet ; une erreur de distribution commet, aujourd'hui, à ce rôle M. Dubois, dont le mérite s'est affirmé si grand dans Manon et le Vaisseau Fantôme. Du paysan d'opéra-comique il fait un paysan d'opéra : la parodie s'est aggravée. Mlle Mathieu-Lutz, dont la voix est merveilleusement pure, est parfaite dans le rôle de l'aimée de Toinet. Et M. Vieuille n'est pas moins parfait dans le rôle si volontairement antipathique de Maître Pierre.

L'orchestre est irréprochable sous la direction de M. Ruhlmann. L'œuvre est irréprochablement mise en scène. Le succès fut grand.

Georges Pioch.

J. Ernest-Charles, « Jean Richepin », Gil Blas, 13 novembre 1911, p. 1.

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Et l'on prétend que les Français n'aiment pas les voyages !

Depuis quelques années, ils courent les terres et les mers, non pas même pour visiter les beaux pays, mais pour y porter la bonne parole, nos écrivains surtout ne sont plus casaniers. Ils entrent en relation avec l'univers pour pérorer. L'Afrique du Nord attend Jean Richepin.

Le plus curieux de cette petite histoire, c'est qu'on puisse encore trouver des auditeurs, tant on rencontre de conférenciers ! Tant on rencontre de conférencières aussi ! Les femmes, en effet, parlent beaucoup, et cela ne saurait étonner personne. Mais elles ont pris, de nos jours, l'habitude de parler en public, renonçant à cette discrétion, bien vaine, dont se paraient leurs aïeules. Reste-t-il donc quelqu'un pour savoir écouter ? Savoir écouter est aussi difficile que savoir parler.

Proclamons vite que tous les conférenciers et même, toutes les conférencières, ne savent pas parler. Il m'a été donné comme aux plus privilégiés de nos contemporains d'être témoin de délicieux et lamentables spectacles. Je ne voudrais faire à Mme Jane Dieulafoy nulle peine, même légère ; mais j'ai assisté jadis à une conférence — la langue française est bien pauvre — qu'elle prononça, si j'ose dire, à l'Odéon sur les Enfants d'Edouard, et qui était une bouffonnerie immense, prodigieuse, formidable, navrante, et d'ailleurs respectable infiniment comme toutes les choses très tristes.

Cette petite personne habillée en croquemort, cachant derrière une petite table, ses petites jambes, et enfouie plus qu'à demi, dans un fauteuil trop vaste pour elle, ayant l’air de disparaître presque entièrement sous la table, lisant d'une voix grêle et pointue une sorte de composition française où il était question du duc de Glocester et d'un certain nombre de gens morts depuis longtemps, ne faisant parvenir jusqu'à l'auditoire que quelques mots incertains, Je public se distrayant de cette lecture puérile par des causeries amicales en petits groupes et souriant modérément, gentiment, indulgemment, et toute cette aventure cocasse se terminant comme un malaise, c'est là un des souvenirs les, plus impressionnants de mon existence.

Encore Mme Jane Dieulafoy n'ajoutait-elle pas, et pour cause, à l'attrait de sa conférence, la pénible exhibition des chapeaux empanachés ou des robes de la mode prochaine. On jugeait cependant que si cette estimable exploratrice avait eu raison d'aller à Suez ou à Persepolis, elle avait eu tort d'en revenir, les Enfants d'Edouard du moins n'avaient rien gagné à son retour, un nouveau malheur s'ajoutait à leurs infortunes, c'était, en vérité, un malheur de trop.

***

Hélas ! combien de conférenciers et de conférencières massacrent, non seulement les Enfants d'Edouard, mais la conférence même. La France est un pays charmant. Il n'est pas de mal qui n'ait immédiatement son remède. L'incapacité vaniteuse des conférenciers et des conférencières a vite fait d'écarter la foule des sottes conférences. La mauvaise conférence est sur le point de mourir en France. Jean Richepin suffirait à faire vivre la bonne.

Jean Richepin est le grand conférencier de notre âge fécond en paroles. Il parle sur tout. Il parle partout, il parle tout le temps. Les gracieuses amies de Mme Adolphe Brisson l'applaudissent encore, que déjà Richepin est parti pour Lille, ou Lyon, ou Rouen, ou Bordeaux, ou Marseille, ou Toulouse. Il ne connaît plus de frontières. Il franchit les espaces afin de parler plus loin. Les Amériques l'acclameront après-demain. Demain, il va pacifier, par ses discours ailés l'Algérie, la Tunisie, le Maroc, le Cameroun allemand et le Congo belge. Il proclame, avec une conviction exquise et une fierté d'autant plus délectable qu'elle est plus modeste : « Cette année, j'ai fait six mille trois cent soixante-sept conférences », mais Jean Richepin n'est pas plus orgueilleux qu'il ne convient. II n'a pas épuisé sa vaillance et l'an prochain, il parlera davantage encore.

Laissez geindre les méchants. Ils affirment que Jean Richepin est le commis voyageur de la conférence. Il en est l'apôtre. Il n'est point du tout le Gaudissart du lieu commun, il est le Chrysostome de l'idée générale. Cet orateur a tout ce qu'il faut pour plaire.

D'abord, il est un très bel homme de conférencier. « On n'a pas besoin d'être beau, quand on est intelligent », dit un personnage immortel de Georges Feydeau. Mais la beauté est un superflu qui s'ajoute agréablement au nécessaire. Cependant, je n'ai pas dit que l'intelligence fût nécessaire. Une certaine spontanéité de l'esprit remplace aisément un certain élan. Jean Richepin a cet élan, et il n'est pas dépourvu de cette spontanéité. Il retient, ravies les auditrices que son physique avantageux enchante justement.

Et il est sincère en son éloquence lyrique.

N'en doutez pas, il emploie des procédés oratoires et il a pris l'habitude de chanter aux bons moments quelques couplets d'un effet sûr. Mais ces procédés sont sommaires et presque ingénus. Ils sont légitimes, et jamais ils ne trompent. Au reste, le loyal Richepin est, même en ces instants, emporté par sa sincérité généreuse. Il revit, il recrée ses développements usuels, et il les modifie, et il les assujettit, et il les adapte. Il semble les improviser une fois encore.

Jean Richepin parle avec une infatigable facilité. N'en concevez point d'effroi. La facilité est la qualité indispensable de l'orateur. C'est une qualité malchanceuse ; on la méconnaît.

Qui donc entreprendra l'éloge, la réhabilitation de la facilité de parole ? Elle est l'unique garantie du talent oratoire. Méditez ce principe strict, ce précepte fondamental : « Il faut savoir parler pour ne rien dire si l'on veut être capable de parler pour dire quelque chose ».

Jean Richepin est doué d'une facilité de parole tellement vertigineuse, que les observateurs les plus exercés ne parviennent pas toujours à discerner immédiatement s'il dit quelque chose, ou s'il ne dit rien. En tous cas, il le dit avec une prestigieuse exubérance. Que cette véhémence ne vous soit pas suspecte ; ne vous inquiétez- pas de cette fougue !

Non, Richepin n'est pas un rhétoricien bavard et fastidieux ; il reste toujours un orateur, ou, si vous préférez, un poète de l'éloquence. En effet, sa sincérité initiale persiste, qui vivifie tout ; Richepin croit à ce qu'il dit : même s'il ne dit rien ou s'il ne dit pas grand'chose. Il n'est pas un comédien. Je vous prie de croire qu'il est un artiste.

Un brave artiste, souple et riche, vigoureux et, d'aventure, assez fin et qui ne fait pas un sort à chaque mot parce qu'il n'a pas le temps, mais en fait un et des plus heureux, à toutes les phrases qui ont du nombre et presque du rythme ; mieux aux groupes de phrases qui se succèdent en se précipitant et en se pressant, mais ne s'encombrent pas et, au contraire se déroulent en bon ordre de bataille — de bataille encore et déjà de victoire. Ah ! il arrive que Richepin, toujours maître de lui cependant, n'ait plus le pouvoir de s'arrêter. Il développerait parfois à perdre haleine, si un valeureux conférencier comme lui pouvait perdre haleine, mais il développe, il développe, il développe. Richepin parlera-t-il une heure ? parlera-t-il deux heures ? On ne sait. Mais on ne tient pas à savoir. On le suivra jusqu'au bout. Sa prolixité même est entraînante magnifiquement. Jean Richepin se rappelle l'anecdote contée par Plutarque. On louait devant Agésilas un orateur sur son talent à amplifier les petites choses. Agésilas demanda : « Estimeriez-vous un cordonnier qui ferait de grands souliers pour de petits pieds ? » Les souliers que fait Jean Richepin sont quelquefois un peu grands, mais ils sont irrésistibles.

Triomphes favorables d'un orateur dont la voix cordiale est encourageante comme les idées !

N'essayez pas d'imiter Richepin. Vous n'avez pas sa prestance et la bonhomie de son jeune regard essentielles à son action oratoire. Mais il connait les règles. Il est un maître.

Il sait dire ; son geste à sa diction s'accorde.

Il est un excellent animateur de phrases. Et son abondance même est limpide. Ses causeries, pour tumultueuses qu'elles puissent être, sont méthodiques et claires ; pour creuses qu'elles puissent paraître, elles ne sont pas vides. Jean Richepin, poète au repos, se vouant au lyrisme quotidien de la conférence, s'est retrouvé le normalien, vivant et frémissant, qu'il fut naguère et toujours. Sa culture universitaire le contient, et son érudition exalte et fortifie sa verve. Son goût classique discipline son indépendance.

Jean Richepin est décidément aussi aimable qu'admirable en son apostolat au jour le jour.

Réjouissons-nous dans nos cœurs, puisque les modulations caressantes ou grondantes de sa voix musicale se répandent concurremment à Paris, dans les départements, les colonies, les nations étrangères et les pays barbares, et que grâce à elles se propage le culte des belles lettres, — aussi bonnes que belles. Jean Richepin est un bienfaiteur de l'humanité d'aujourd'hui, trop fatiguée pour apprendre et pour penser par elle-même.

Romain de Jaive, « La Chanson de Roland », Comœdia, 29 novembre 1911, p. 3.

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Les Universitaires des Annales ont longuement fêté leur conférencier préféré, qui faisait sa rentrée hier, Jean Richepin ; car c’est lui le conférencier préféré, est-il besoin de le dire ? – fut salué par des applaudissements sans fin lorsqu’il parut sur la scène. Mais si les applaudissements furent vifs qui saluèrent la rentrée du grand poète, que dire de ceux qu’il remporta après avoir parlé !

« La Chanson de Roland », tel était le sujet de sa conférence, donna l’occasion au grand poète de faire goûter toute la beauté de son éloquence, la vivacité et l’ampleur de son improvisation.

La vieille légende française, belle et noble entre toutes, fut lue en partie et commentée par Jean Richepin. Elle prit dans sa bouche une grandeur superbe et lorsqu’il narra la mort de Roland l’émotion fut vive dans la salle !

Les chansons de geste, dont la Chanson de Roland est la plus belle, la plus ancienne et la plus intéressante, furent composées, fait remarquer Jean Richepin, deux cents ans avant que les peuples germains ne vissent naître leurs légendes du Niebelung. Alors que les autres peuples étaient encore à l’état barbare, la douce France, était déjà formée, l’esprit français et la race française étaient nés ! La langue française était toute neuve encore, mas déjà elle était noble et faisait pressentir qu’elle deviendrait ce qu’elle est : la plus claire et la plus belle de toutes les langues que jamais les hommes aient parlées.

Pour terminer Jean Richepin dit combien est vivifiante la lecture des chansons de geste, qui sont une source de vaillance, de bravoure, de courage élégant, en un mot des qualités primordiales de la race française !

Décembre

Gaston Deschamps, « L’« Aile » de Jean Richepin », Le Temps, 5 décembre 1911, p. 3-4.

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Ce nouveau roman de Jean Richepin est un roman psychologique, ou plutôt un roman psychique, très moderne. La psychologie d'autrefois n’eut jamais l’audace ni les curiosités de l’investigation psychique d’aujourd’hui. Les « romans psychologiques » d’il y a vingt ans s’inspiraient presque tous du célèbre traité de M. Garnier sur les Facultés de l’âme. Les romanciers de ce-temps-là connaissaient aussi l’ingénieuse dissertation de Francisque Bouillier sur le Plaisir et la Douleur. Mais ils n’allaient pas beaucoup plus loin. Leur enquête ne dépassait pas les limites où s’exercent les perceptions de la « conscience claire » et du « moi polygonal ». Aujourd’hui, les psychologues d’antan sont dépassés par les modernes apôtres de la psychiatrie. Mlle Geneviève, l'héroïne du nouveau roman de Jean Richepin, parle des « centres polygonaux » avec toute l’autorité d’une lectrice passionnée des beaux ouvrages de M. le professeur Grasset. Elle sait scruter avec une singulière acuité de regard les profondeurs du subconscient. Le parrain de cette jeune fille — un vieux bohème très savant, qui disserte parmi des bocks mousseux, dans les brasseries du quartier latin jusqu’à l’heure nocturne où l’on ferme la devanture de ces établissements — a défini de cent façons plaisantes les vertus mirifiques de ce génie féminin.

La rénovatrice de toutes les formes, c’est Elle.
Les lois de Newton tiennent dans un petit corollaire d'une des siennes.
C’est Pascal élevé au cube.
C’est l’Euclide de la géométrie à n dimensions.
La vis d’Archimède sans la nécessité du point d’appui, voilà sa pensée.
La conscience de l'Inconscient, c’est Elle...
Etc.

Quand le père Blaise Yvernaux, ancien candidat à l’Ecole normale supérieure, « recalé » par les maîtres de la rue d’Ulm, ex-préparateur au bachot dans maintes boîtes de la montagne Sainte-Geneviève, proférait ces aphorismes ahurissants en avalant des « demis », des « distingués » et même des « formidables » qui l’acheminaient peu à peu vers un état voisin de l’hébétude, toute une jeunesse pensive et vociférante lui clamait ces apostrophes : 

— Assez ! Assez ! Fermez, l’orateur !

— Zut au sirop de palabre !

— Un dernier demi dans sa barbe !

— Et qu'on la couche, la barbe !

— A la Chambre, le père Yvernaux !

Le poète des Gueux nous dépeint avec, une verve très pittoresque cette « binette » de vieux bohème universitaire, noctambule et dipsomane que, l’on pouvait rencontrer encore, il y a quelques années, avec des carabins ou des jeunes gens de basoche, et de « cagne » dissertant sur la Conscience de l’Inconscient ou que le Moi du Non-Moi, en buvant diverses potions agréablement vénéneuses.

…D’abord le vermout léger, dont l’innocence de vin blanc cuit se teinte de drogue perverse aux subtiles pharmacopées de d’angostura, puis l’amer dont la noirceur de poison ronge le métal des comptoirs et aussi celui des volontés, mais vous volatilise l’âme parmi des vapeurs allègres et dansantes, et enfin la magique absinthe, fleurant toutes les herbes du sabbat, à l’haleine d’anis et de badiane, l’absinthe que l’eau tombée en perles ou jetée en cataracte décompose ou prismatise, et devenant alors une opale fondue, liquide, fraîche et brûlante comme une bouche qui s’épanouirait et s’évanouirait dans un baiser de braise en sorbet, la miraculeuse absinthe, tout ensemble esclave et tyranne, qui vous fait voir achevées les œuvres à entreprendre et vous empêche de vous y mettre, qui supprime l’effort vers les bruits en les plaçant au bout du geste à peine esquissé, qui vous conduit parmi les pires déconfitures avec le sourire de l’orgueil triomphant, pourvu qu’on ne cesse plus de regarder le monde en rose à travers ses yeux verts, l’absinthe qui a pour, dernière étape, après des reposoirs de gloire et d’apothéose, l’anéantissement total de tout sentiment et même de toute sensation dans les béatitudes inconscientes de la paralysie...

On voit, par cet exemple curieux, à quel point Jean Richepin s’amuse à exercer, en l’honneur, du vieux Blaise Yvernaux – buveur d’alcool frelaté, mangeur de vache enragée compagnon obstiné des vadrouilles nocturnes du Boul’ Mich’, lyrique improvisateur de palabres truculentes et superlificoquentieuses, roulant de brasserie en Caboulot, reçu, paraît-il, « docteur ès bêtes » chez les sorbonnards pour une thèse sur la Métaphysique de l’Absurde — toute l’audace d’une virtuosité verbale dont Flamboche, Lagibasse, les Truandailles, la Miseloque et la Bombarde n’ont pas épuisé les ressources toujours renouvelées et rajeunies. Richepin, dans une préface célèbre ; a dit que le poète doit être d’abord un « dompteur de mots ». C’était aussi l’avis de Théophile Gautier et de tous ceux qui ont travaillé dans un siècle que dominait le génie prodigieusement « verbo-moteur » de Victor Hugo. Les mots capturés par l’art des bons écrivains ressemblent, en effet, à ces jolis animaux, enfermés et captifs, mais toujours à demi sauvages ; que l’on voit tourner en rond sur le plancher des cages, dans les baraques foraines ou dans les jardins zoologiques. Leur présence suffit à évoquer des visions dont le lointain prestige dépasse infiniment les limites de l’endroit clos où ils nous divertissent par leurs mouvements di vers et par leurs cris variés. Il y a des mots qui rugissent comme le lion ou qui miaulent comme la panthère. Ce sont des voix, tantôt farouches et révoltées, tantôt apprivoisées et obéissantes, que l’on entend bruire, clamer, gronder, tonner, s’insurger ou se soumettre, tour à tour criardes, perçantes, sombres, tumultueuses, rebelles ou disciplinées, dans les profondeurs des dictionnaires où l’autorité des lexicographes et des glossateurs les tient en réserve pour les poètes impatients d’accomplir des prouesses nouvelles et des exploits inouïs. Entre les feuillets de Littré, de Larousse ou d’Hatzfeld et Darmesfeter, on voit comme à travers les barreaux d'une cage, les mots prisonniers, pareils à ces bêtes indociles que les belluaires des cirques romains gardaient pour le triomphe des rétiaires et des mirmillons. Les mots viennent de loin, du fond des forêts et du sommet des montagnes. Les uns sont nés parmi les bûcherons, dans les halliers ténébreux et sous les feuillées humides, auprès des clairières où resplendit en automne la floraison des bruyères de pourpre et des ajoncs d’or ; les autres ont erré d’abord dans la solitude mystérieuse des landes, au bord de la mer ; d’autres ont gardé le goût des neiges alpestres et la couleur azurée des sources froides qui miroitent sur les cimes, près des glaciers. Certains mots sont domestiqués depuis longtemps et vivent chez nous, à portée de notre main, supportant avec une philosophie résignée l’indiscrétion des caresses de leur - maître ou l’injustice des coups que l’humanité méchante distribue aux êtres débonnaires ' qu’elle suppose affaiblis : tels des chiens couchés en niche ou des chats pelotonnés devant l’âtre. Ces mots, rabaissés par un long esclavage à l’humble rang des objets dont nous faisons les ustensiles de notre vie quotidienne, ont perdu dans cette servitude à peu près toutes les grâces de leur liberté première, A force de s’ennuyer à la cuisine, dans la cour auprès du fumier, où dans les pâturages avec les bœufs et les moutons, ils sont devenus presque ennuyeux.

Ils n’ont plus rien d’ingénu ni de spontané. Les poètes éprouvent naturellement des préférences pour les mots qui se sont développés dans une vie libre et qui ont gardé de leur sauvage existence une humeur suffisamment rétive. Ces mots-là ne portent point la marque du collier. On ne les a jamais menés en laisse. Ils ne sont pas à la merci du premier venu d'entre les scribes. Si on veut leur mettre le frein, ils regimbent, ils renâclent, ils se rebiffent. {4} C’est pourquoi ils sont si amusants. On aime à chercher, comme à la chasse, dans les cachettes où ils vont se blottir, ces chemineaux du vocabulaire, ces vagabonds qui sont toujours en fuite. Ils font des bonds et des cabrioles, ainsi que les chamois traqués par les montagnards des cimes tyroliennes. Ils ont des instincts nomades, comme s’ils étaient les parois siens de sainte Sarah la Noire, patronne des romanichels, et comme s’ils venaient de ces vertigineux horizons de l’Asie centrale, où le poète de Miarka est sans cesse ramené par une récurrence nostalgique. Richepin nous présente dans ce livre, au cours du récit des aventures de Blaise Yvernaux et de Geneviève Gasguin, toute une collection de mots peu connus, sentant bon le sauvage et qu’il a recueillis dans son pays, sur les coteaux boisés de cette Thiérache où les paysans les plus sédentaires semblent se souvenir parfois de la migration des tribus errantes dont ils furent, en des temps très anciens, les piétons avant-coureurs.

« Merlifiche » lui plaît d’autant plus que « merlifiche » n’est point catalogué dans les dictionnaires. En Thiérache, dans les conversations des brocanteurs, marchands de peaux de lapin, vanniers, preneurs de taupes, empoisonneurs de rats et de cafards, coquassiers, mercerots ambulants et tous autres gens aimés des philologues pour la saveur de leur langage, on dit « merlifiche », pour désigner les pauvres gens qui furent oubliés, dans la répartition, des biens terrestres et qui vivent d’eau claire, de pain bis et d’espérance en attendant leur part de paradis.

Quelqu'un qui aurait pu en dire long, et plus long que personne au monde, sur Geneviève et ses dons étranges, et aussi sur ses ascendances mêlant à celles des Gasguin le sang bizarre des Bescheboix, ferlampiers et merlifiches, et encore sur la Thiérache en général, et certaines familles thiérachiennes en particulier, et même sur bien d’autres choses dont cependant on n’eût guère soupçonné. qu’elle dût avoir la moindre notion, c’est tante Aline. Quoiqu’elle n’eût pas du tout l’air d’une femme savante, mais plutôt d’une humble et ignorante bonne femme, et qu’elle le fût au sens strict du mot, puisqu’elle ne savait pas seulement lire et écrire, tante Aline eût été instructive pour plus d’un savant... Le professeur Grasset, notamment, se fût approvisionné auprès d’elle de renseignements curieux, de très précises observations, de souvenirs remontant à des générations immémoriales, touchant les centres psychiques inférieurs...

L’Aile est une étude romanesque sur « les plus hermétiques mystères de la nature et de instinct ». Nous trouvons dans ce livre l’explication, et pour ainsi dire la clef de plusieurs autres ouvrages de Richepin. Si le poète des Braves gens, de Nana-Sahib, du Flibustier, du Chemineau, des Truands, de Don Quichotte et de la Route d’émeraude aime tant les êtres spontanés, naturels et instinctifs, les « merlifiches » par exemple et les « ferlampiers », c’est qu’apparemment il trouve dans les propos des simples « ferlampiers » et des humbles « merlifiches » plus de vérité que dans la grandiloquence des « bonzes en simili-bronze ». S’il se plaît à humilier la science « grégaire », de tel ou tel agrégé devant les divinations d’une petite « merligaudière » devenue, géniale instinctivement, c’est qu’il est préoccupé, lui aussi, par les merveilles de cette connaissance « intuitive » dont l’illustre Bergson expose en ce moment-ci, au milieu d’un applaudissement unanime, le miracle permanent. Tandis que Blaise Yvernaux et son copain Thibaud Gasguin m'arrivent, avec tout leur savoir positif, qu’à être celui-là un bel esprit de brindezingue et celui-ci un raté de laboratoire, les « illuminantes révélations » d’une petite « cattelinette » venue du fond de la Thiérache découvrent la « dématérialisation de la matière » et les premiers principes de cette « aviation radio-active » qui va bientôt, si l’on en choit les bons prophètes « bouleverser le monde de fond en comble ». Les propagateurs de la « philosophie de l’intuition » sont quelquefois exposés au reproche de vouloir proclamer la « faillite de la sicence ». Quelle erreur et quelle injustice ! Ils sont au contraire les véritables défenseurs de la puissance scientifique de l’esprit humain en quête de vérité, puisqu’ils ne veulent rien retrancher du pouvoir de l’intelligence aidée dans son généreux labeur par toutes les vertus intuitives de la sensibilité. Notre système nerveux est une sorte de cinématographe universel, où s’inscrivent des parcelles de réalité qui soigneusement jointoyées comme un jeu de puzzle, peuvent composer des synthèses merveilleuses... …Le cœur, la raison ! Ces deux ennemis dont Pascal a écrit : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Seulement parfois tout de même ils s’entendent et se fondent. C’est quand l’inconscient et le conscient se baisent sur les lèvres. Et alors naît le génie…

Jean Richepin nous dit, en terminant, que l’histoire de Geneviève est une « histoire très réelle malgré ses dessous d’étrangeté ». En tout cas, c’est une histoire bien curieuse.

Gaston Deschamps.

Romain de Jaive, « Les romans de la table ronde », Comœdia, 6 décembre 1911, p. 2.

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Chaque fois que j'entends Jean Richepin, je ne puis m'empêcher de remarquer que nul mieux que lui n'aurait développé le sujet traité et qu'il est vraiment le meilleur de nos conférenciers.

On pourrait en déduire, sans doute, qu'il n'y a pas de bons sujets de conférence, et qu'il n'y a que de bons conférenciers. Et cette déduction ne peut qu'être fort juste, car j'imagine que si Jean Richepin s'avisait un jour de faire une conférence sur le calcul différentiel ou sur la trigonométrie, il trouverait encore le moyen de nous émouvoir et de nous étonner par son lyrisme

Cette remarque ne s’adresse pas au sujet de la conférence qu’il faisait hier aux Annales, sur Les Romans de la Table ronde, car il pouvait tout à son aise y donner libre cours à la poésie qui anime ses pensées. Je vous laisse même deviner combien les légendes des premiers siècles de la chrétienté situées en la mystérieuse Bretagne ont pu donner l’occasion à Jean Richepin de nous éblouir, et de nous charmer. et je prétends que de tous les enchanteurs dont il a parlé, aucun ne le fut jamais plus que lui, puisqu’il nous a gardés une heure entière dans l’enchantement de sa parole extrêmement colorée, et cela sans artifice aucun, par ses propres moyens, qui sont l’éloquence et la poésie.

Il nous montra d’abord le roi Artus et ses chevaliers de la Table Ronde, luttant contre le Saxon envahisseur et le vainquant par leur vaillance et leurs vertus. Mais le Saxon asservit tout de même pas la suite le pays de Bretagne, et la légende veut qu’Artus vive encore dans l’île d’Avalon, où le gardent neuf fées, et qu’il reviendra quelque jour venger ses deux Bretagnes.

Il conta ensuite la poétique légende de Tristan et Yseult, qu’il sut résumer avec une clarté superbe, quelque difficile que soit le tour de force qui consiste à faire tenir en quelques mots une histoire aussi copieuse et aussi compliquée.

Enfin, il narra ce que l’on sait de l’enchanteur Merlin. C’est le sujet d’un conte en vers qu’il écrira quelque jour – espérons que ce sera bientôt –. Pour lui, Merlin n’a pas été la dupe de Viviane, et voici pourquoi : Merlin savait toutes choses, sauf une. Viviane ne savait rien, sauf une chose. Il se fit que la seule chose que Merlin ignorât se trouva être justement la seule que Viviane connût : qu’une femme, quand elle aime vraiment, peut tout sacrifier à son amour. Viviane apprit de Merlin tous ses secrets, il les lui fit connaître un à un, ne doutant pas qu’elle voulut s’en servir contre lui. Et le jour qu’elle lui demanda son dernier secret, celui qui consiste à enchanter quelqu’un, il le lui donna, sachant que sa puissance tomberait et que viviane alors le quitterait. Tout au contraire, si Viviane l’enchanta, elle l’enferma dans une maison aux murs de diamant et resta auprès de lui. Elle avait atteint son but ; comme elle aimait Merlin, elle voulait le garder pour elle seule.

Avais-je pas raison de dire que Jean Richepin est le plus enchanteur des enchanteurs ?

Anonyme, « M. Richepin candidat », Gil Blas, 10 décembre 1911, p. 3.

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Gil Blas a été le premier à annoncer la candidature de M. Jean Richepin aux prochaines élections législatives.

A notre confrère Excelsior, M. Jean Richepin a déclaré qu’à la Chambre, s’il y va, il compte bien rester poète.

« J’y serai volontiers le champion des Lettres françaises et le défenseur de nos malheureuses humanités si malmenées ces temps derniers. Je crois que ce serait là ma principale raison de briguer les suffrages d’une circonscription ; ainsi faisant, je resterais dans mon rôle véritable et je pourrais peut-être combattre utilement pour la cause des enseignements latin et grec que notre rationalisme pratique a voulu reléguer au second plan. Notre culture est fille de la culture classique, il ne faut pas l’oublier. C’est à elle que nous devons les qualités d’exactitude, de finesse, de bon goût et d’esprit qui marquent au coin les œuvres les plus remarquables qu’enfanta notre génie national. »

M. Jean Richepin succédera, comme poète, à la Chambre, à Clovis Hugues, à Victor Hugo, etc.

Et il n’y aura guère, pour lui faire pendant, à l’autre assemblée, que celui que les muses connaissent sous le nom de Maurice Boukay.

Henri Rochefort, « Poète et député », La Patrie, 14 décembre 1911, p. 1.

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Le monde politique et aussi le monde littéraire ont paru très surpris que Jean Richepin songeât à se présenter aux élections prochaines. Il a été, en effet, décidé qu’un homme qui fait de beaux vers est incapable de coopérer à de bonnes lois. Soyez médecin, agriculteur, banquier, banquier surtout ; liquoriste, marchand de draps ou fabricant de semelles en caoutchouc, vous êtes apte à légiférer. Mais si vous avez eu l’imprudence de commettre de beaux drames, comme le Flibustier ou le Chemineau, vous vous trouvez à jamais incapable de siéger au Luxembourg ou au Palais-Bourbon. Être poète, c’est vouloir se faire disqualifier politiquement, et plus vous avez de talent, plus on vous conteste le droit de contribuer à donner des conseils à votre pays.

M. Couyba seul, qui rimait des chansons plus ou moins sentimentales, a trouvé grâce devant l’aréopage ; sans doute parce qu’il publiait ses romances sous le pseudonyme de Maurice Boukay. Il est convenu que les auteurs dramatiques, en prose ou en vers, n'ont ni idées, ni bon sens, ni rien de ce qu’il faut pour organiser les expéditions du Maroc ou établir les retraites ouvrières, dont un arrêt de la Cour de cassation vient tout récemment de démolir entièrement échafaudage.

Et ce qu'il est bon de faire remarquer dans l’ostracisme qui frappe toute une classe de la société française, c’est que la plupart de nos politiciens ont commencé par taquiner la muse. On nous sert de temps en temps, dans les journaux, des poésies signées d’anciens ministres et aussi de ministres en exercice. Seulement, commerces fruits de leurs veilles étaient généralement plutôt difficiles à digérer, ils ont abandonné le métier de rieur pour embrasser celui de centre gauche, de radical ou d’unifié, profession qui n’exige ni intelligence, ni littérature, puisqu’il suffit de tenir, aux veilles de scrutins, des réunions électorales où on jure, en se frappant la poitrine, de mourir pour ses convictions, même quand on n’en a aucune.

La présente d’un lettré comme Richepin au milieu des majoritards, qui prononcent une « belle » escalier et une « grosse » orage, leur rendrait pourtant à eux et à la langue française de signalés services. Mais, par dépit de leur impuissance et de leur nullité, ou tout simplement par inconscience, ils s'obstinent à refuser au littérateur le plus éminent la faculté de concevoir des projets de réformes. Si Homère revenait sur notre globe et se portait à un siège vacant, il serait outrageusement blackboulé. quant à Virgile, les comités lui préféreraient certainement un négociant en guano comprimé.

L’auteur de la Chanson des gueux, de la Mer et de tant d’autres poèmes délicieux mériterait la gratitude de tous ceux qui lisent et qui écrivent, s’il arrivait à triompher de cet état de l’esprit public qui veut que nos lois soient faites par des imbéciles.

HENRI ROCHEFORT

Anonyme, « Le Moyen-Age », Gil Blas, 20 décembre 1911, p. 3.

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M. Jean Richepin poursuit avec un succès croissant la série de ses belles conférences, à l'Université des Annales, sur le Moyen-Age. Il parlait hier de cet extraordinaire roman du Renart, qui, selon l'expression de Rutebeuf, mit « la royauté à mal ». Ce fut, à cette époque déjà, l'éternel recommencement ; après le triomphe de la Force, par la féodalité, il y eut dans la bourgeoisie comme un besoin de liberté.

Usant de l'arme des faibles, les petites gens sapèrent la Toute-Puissance et son règne, par la ruse, la malice, la satire. N'osant point dire leur fait aux barons féodaux, ils prirent le subterfuge de personnages symboliques, et c'est Ysengrin, Hernielure, Brun, Noble, Chantecler, qui se ruent contre la Noblesse, contre l'Eglise, contre toutes dominations.

M. Jean Richepin, avec ce sujet d’aspect plutôt sévère, trouva le moyen d'être prodigieux de verve, d'éloquence, d'enthousiasme, et son morceau sur l'« alouette de France » souleva la salle. Jean Richepin a accompli le tour de force d'amener les Parisiennes à prendre goût de la vraie littérature et des leçons sérieuses. C'est décidément un poète.

Romain de Jaive, « Le Roman du Renart par Jean Richepin », Comœdia, 20 décembre 1911, p. 3.

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Le Roman du Renart fournit à Jean Richepin l’occasion de faire une conférence d’un grand intérêt, car rien n’est troublant comme ces contes du Moyen Age, qui sont de précieux documents sur les mœurs de cette époque.

Et particulièrement le Roman du Renart est un réel tableau de mœurs aux tendances politiques très marquées. Il narre sous des formes voilées, la grande lutte entre les gens du peuple et les seigneurs, lutte qui ne devait finir qu’en 1789. C’est du Xe au XIIe siècle que furent écrits par de nombreux trouvères, les vingt-six poèmes qui composent le Roman du Renart. Les noms de deux auteurs seulement sont arrivés jusqu’à nous : Richard de Lison et Pierre de Saint-Cloud.

Le Roman du Renart est une véritable épopée dont les personnages étaient des animaux. Il est à remarquer que tous les personnages antipathiques portent des noms germains, des noms francs, tandis que les personnages sympathiques portent des noms bien français. Le loup, par exemple, qui représentait le seigneur, s’appelle Ysengrin, tandis que l’ours et l’âne s’appellent respectivement Brun et Baudouin.

Ce fait est une preuve de plus pour Jean Richepin que le Roman du Renart a été écrit en France, et il précise même, en Picardie, car il est émaillé de mots anciens qui sont encore du Picard d’aujourd’hui.

Le Goupil, en vieux français, était le renard, qui ne doit son nom actuel qu’au roman dont il est le héros. Le renard est le bourgeois, fin, astucieux, qui finit toujours par avoir raison de tous, grands et petits.

Ce sont ces considérations que Jean Richepin a développées avec son grand talent. Il lut plusieurs passages du roman, dans la langue où il fut écrit et ces lectures constituèrent un puissant attrait, grâce à la verve du grand poète.

1.

Gustave Le Bon, les Opinions et les Croyances, p. 3aa.