Corpus de textes du Laslar

1913

Émile Poiteau, « Jean Richepin », Quelques écrivains de ce temps, B. Grasset, 1913, p.229-232.

Jean Richepin ? C'est l'homme à la mode ! Il est de toutes les sociétés littéraires, de tous les comités, de tous les théâtres, de tous les journaux, de toutes les revues. Il est aussi de toutes les excursions littéraires, de toutes les conférences. On le loue, on l'encense, on l'embrasse, on le porte au pinacle, on se l'arrache !...

Richepin est devenu le conférencier mondain par excellence, le diseur merveilleux, impeccable, le poète au verbe sonore dont la langue est faite à la fois de fantaisie et de lyrisme. - C'est à peine si l'on se souvient que l'académicien d'aujourd'hui, l'homme de lettres illustre, connut un temps de bohême effrénée, d'aventures folles. C'est à peine si l'on se souvient qu'il se proclama jadis le roi des gueux :

Venez à moi claquepatins
Loqueteux, joueurs de musettes,
Clampins, loupeurs, voyous, catins,
Et marmousets et marmousettes,

{230}

Tas de traîne-cul-les houssettes,
Race d'indépendants fougueux,
Je suis du pays dont vous êtes,
Le poète est le roi des gueux.

 

Et ce roi des gueux, qui disait de lui-même,

 

J'ai les os fins, la peau jaune, les yeux de cuivre,
Un torse d'écuyer et le mépris des lois,

nous vantait jadis ses amis ténébreux, les chemineaux, les voyous, les saltimbanques, les trimardeurs et les filles de joie. Aujourd'hui, il est devenu le plus select de nos écrivains modernes, le plus édifiant de nos conférenciers, celui qui fait le plus, on peut le dire, pour la restauration du bon goût et l'assainissement des lettres françaises. Curieux revirement ! Singulier contraste entre une jeunesse folle d'indépendance, relâchée jusqu'à l'excès, une jeunesse endiablée où le poète s'élançait vers les nuages et les tempêtes pour

Plonger dans les éclairs sa tête révoltée

et une maturité assagie, pondérée, édifiante sous plus d'un rapport. Tempus fecit...

***

On a représenté Richepin sous les aspects les plus divers, en chasseur, en bohême, en paysan, en acteur, sur des programmes, sur des affiches, sur des cartes postales. Sa silhouette s'est {231} dispersée dans le monde entier sur lithographie grossière, en supplément des journaux à grand tirage, à l'instar de celle de Loubet ou de Fallières. Tout le monde connaît cette tête puissante et virile, volontiers rieuse, aux yeux de topaze, aux dents blanches, aux cheveux frisés, drus, serrés, s'embroussaillant à la diable, comme une folle végétation. Tout le monde connaît

Ce Syrien frisé qui sait les chansons d'amour.

D'aucuns lui trouvent l'air d'un brigand. Mais ils se trompent. Richepin a l'air tout simplement d'un brave homme, robuste de corps et d'esprit, mais original, aimant l'excentrique parfois, et qui a tenu à se faire une tête, à s'estampiller d'un cachet de bizarrerie.

C'est-il vrai qu'il soit de cette race de nomades qui vont de ville en ville, de village en village et qui vivent de rapines et d'aumônes ? On l'a dit. Lui-même se vante d'être de cette race des Touraniens, de descendre de quelque chef de ces tribus errantes dont la renommée n'est qu'une étoile filante et dont le nom se perd dans l'histoire comme le souvenir de leur passage. Qu'y a-t-il de vrai dans tout ceci ? Est-ce que Jean Richepin est vraiment du sang qu'il réclame ou n'est-il en réalité qu'un Français comme vous et moi, modeste petit-fils de paysan de la Thiérache ? Mystère... Toujours est-il qu'il fit ses études dans les lycées (lycée Napoléon, lycée Douai, lycée Charlemagne, Ecole normale supérieure) comme tout jeune homme qui {232} se destine à une carrière libérale, et que ses aspirations seules et son tempérament le détournèrent de cette voie commune et régulière qu'il trouvait trop monotone.

Richepin essaya du journalisme, donna des leçons particulières et fut même un jour contraint par la misère de s’engager dans une baraque foraine.

Ernest Dupuy, « Jean Richepin » Poètes et critiques, Hachette et cie, 1913, p. 1-33.

I. La Chanson des Gueux

On se souvient du bruit que souleva l’apparition de la Chanson des Gueux. L’auteur du poème fut maltraité par les tribunaux ; mais le jugement du public lettré ne se laissa pas égarer, et tous les gens qui, pour crier « bravo ! », n’ont pas besoin de s’appuyer sur des années d’admiration publique, tressaillirent de surprise et d’aise. Ce début était celui d’un vrai poète. L’inspiration de certaines parties du livre pouvait choquer bien des lecteurs ; mais, à n’en pas douter, il y avait là inspiration. Il y avait surtout une facture hardie, éclatante, un tour très personnel, une note nouvelle, et je ne sais quoi d’inédit jusque dans les imitations. Car il y avait des imitations, c’est-à-dire des adaptations de souvenirs antiques dans cet ouvrage d’aspect si moderne, et comme je ne crois pas qu’on les ait souvent indiquées, comme elles sont tout l’opposé de plagiats vulgaires, qu’elles nous montrent au contraire le procédé poétique de Richepin et les ressources de son invention, je prendrai la liberté d’y insister dans cette étude.

Je n’ai pas à apprendre au lecteur ce que contient la Chanson des Gueux : elle a déjà eu plus d’éditions que beaucoup de romans en vogue. Si je rappelle ici la disposition du livre et sa division en trois grandes parties : Les Gueux des Champs, Les Gueux de Paris, Nous autres Gueux, c’est surtout pour avoir l’occasion de dire que Richepin s’est peut-être avisé le premier de composer très rigoureusement un volume de vers.

À regarder de près, ces divisions sont cependant un peu artificielles.

Ainsi, sous la rubrique : Gueux des Champs, l’auteur fait entrer deux sortes de pièces d’inspiration fort diverse. C’est d’abord un groupe de poésies très modernes et, à mon sens, très originales, d’un accent très âpre, mais très fort. Ce sont les Chansons de Mendiants. Elles enferment presque toutes quelque menace sinistre :

Ouvrez la porte
Aux petiots qu’ont un briquet.
Les petiots grincent des dents.
Ohé ! les durs d’oreille !
Nous verrons là-dedans,
Bonnes gens,
Si le feu vous réveille !

j’en découvre au moins deux qui viennent en droite ligne de l’Anthologie grecque. La première est cette pièce de la Flûte qui ouvre la série intitulée : Les Plantes, Les Choses, Les Bêtes.

Je n’étais qu’une plante inutile, un roseau.
Aussi je végétais si frêle, qu’un oiseau
En se posant sur moi pouvait briser ma vie.
Maintenant, je suis flûte, et l’on me porte envie.
Car un vieux vagabond, voyant que je pleurais,
Un matin, en passant, m’arracha du marais,
De mon cœur, qu’il vida, fit un tuyau sonore,
Le mit sécher un an, puis, le perçant encore,
Il y fixa la gamme avec huit trous égaux ;
Et depuis, quand sa lèvre aux souffles musicaux
Éveille les chansons au creux de mon silence,
Je tressaille, je vibre, et la note s’élance ;
Le chapelet des sons va s’égrenant dans l’air ;
On dirait le babil d’une source au flot clair ;
Et dans ce flot chantant qu’un vague écho répète,
Je sais noyer le cœur de l’homme et de la bête.

Voici le canevas de cette broderie exquise. C’est l’œuvre anonyme d’un des innombrables poètes, dont l’anthologie de Planude et celle de Céphalas nous ont transmis quelques feuillets merveilleux, quelques distiques inoubliables : « J’étais un roseau, une plante inutile, ne produisant ni figue, ni pomme, ni raisin. Mais un homme m’a initié aux fêtes de l’Hélicon, en me taillant un bec effilé, en me creusant un étroit canal. Depuis cette initiation, quand j’ai bu un noir breuvage, je suis comme inspiré, et de ma bouche muette il sort toute espèce de paroles et de vers. »

Je n’ai pas besoin d’insister sur la supériorité de l’imitation. Ce n’est pas ici une simple traduction des idées, une reproduction des images du poète ancien ; c’est un développement du thème retrouvé ; c’est surtout une adaptation ingénieuse, exquise, de sentiments nouveaux sous ces formes grecques, les plus belles et les plus pures qu’on ait encore imaginées.

Quelquefois, comme dans la pièce du Bouc aux Enfants, un mot du modèle sert de prétexte à quelque large et superbe amplification. Je ne citerai point la pièce même, que le lecteur connaît sans doute, et à laquelle il sera heureux de revenir, en relisant tout le volume ; mais voici le modèle. C’est une épigramme de quatre vers de la poétesse Anyté, une Grecque qui écrivait trois siècles avant notre ère : « O bouc », dit-elle, » des enfants t’ont mis des rênes de pourpre et ont garni d’un mors ta bouche barbue ; ils se jouent à figurer des courses de chevaux autour de l’autel du Dieu, tandis que doucement tu les portes tout réjouis. » L’expression de « bouche barbue » est devenue, dans Richepin, le point de départ d’une excellente peinture. Il décrit ce houe, dont on lui a montré un trait : ab ungue leonem. Sa pièce, parla même, perd le caractère antique, la sobriété du détail ; par contre, elle devient un morceau accompli de réalisme vigoureux. Mais c’est ici le point à noter : Richepin a besoin de faire rentrer ces pièces d’origine grecque dans son cadre des Gueux des Champs, et de les rallier, en quelque sorte, à l’opinion communiste qui inspire les morceaux voisins ; il imagine donc que c’est un vieux gueux qui a façonné la flûte, et que les enfants à cheval sur le bouc sont de tout petits mendiants. À ce vieux vagabond comme à ces petits va-nu-pieds la nature est plus douce que la société.

Si Richepin a lu de près les poètes grecs, il n’a pas moins étudié son seizième siècle. Il doit être un des rares auteurs de ce temps-ci qui réciteraient par cœur des pages de Rabelais. Je n’en veux pour exemple que cette pièce, l’une des plus curieuses du volume, et qui a pour titre La Fin des Gueux. Un gueux qui rôde aperçoit dans la nuit ce spectacle assez singulier :

Le vieux

Faisait une besogne à vous troubler les yeux.
Il avait ramassé, parmi les tombes vertes,
Les pommes de sapin dont elles sont couvertes ;
Dans les petits enclos ravagés et fouillés,
Il avait pris les bois de croix les moins mouillés ;
Puis, pour faire son feu, se construisant un âtre
Avec des os pour pierre et du sable pour plâtre,
Il avait en chenets appuyé contre un mur
Deux tibias posés en travers d’un fémur,
Et, comme s’il était l’esprit du cimetière,
Il se chauffait, assis sur le dos d’une bière.

Je n’ai pas peur que Richepin me démente, si je lui dis que sa pièce, de plus de deux cents vers, a été faite le jour où il s’est avisé de remarquer cette ligne du Pantagruel, au livre II, chapitre 7 : « car les guenaulx (gueux) de Saint-Innocent se chauffoient le cul des ossements des morts. » Et je ne veux pas, en m’exprimant ainsi, diminuer l’idée qu’il faut se faire de Richepin. C’est, au contraire, la marque des imaginations de poètes de faire jaillir ainsi du premier texte venu quelque image inaperçue jusqu’alors, et de l’enchâsser richement dans le vers, comme une pierre de belle eau. Je serais bien étonné, par exemple, que Hugo, qui a tant lu et tant retenu, n’eût pas tiré de Rabelais, lui aussi, son dénouement d’Eviradnus :

« Hé ! dit-il, je n’ai pas besoin d’autre massue ! »
Et, prenant aux talons le cadavre du roi,
Il marche à l’empereur qui chancelle d’effroi ;
Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,
Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue
Au-dessus de sa tête en murmurant : « Tout beau ! »
Cette espèce de fronde horrible du tombeau.

Qu’on relise le chapitre vingt-neuvième du deuxième livre de Pantagruel : 

« Les géans n’en tindrent compte, voyant que Pantagruel était sans baston (sans armes). Lorsque approcher les vit, Pantagruel prit Lougarou par les deux pieds, et son corps leva comme une picque en l’air, et, d’iceluy armé d’enclumes, frappoit, parmi ces géans armés de pierres de taille et les abatoit comme un maçon fait des couppeaux… Et, à voir Pantagruel, sembloit un fauscheur qui de sa faux — c’estoit Lougarou — abatoit l’herbe d’un pré — c’estoient les géans. — »

Pour revenir à la Chanson des Gueux et à ce que Richepin n’a trouvé chez personne, il faut noter dans la seconde partie du volume toutes les satires sous forme de noëls, de ballades et de chansons. La petite fille qui tousse, le petit mendiant qui s’est « repu de vent » tout le jour de Noël, et qui n’a pas de cheminée où mettre son soulier dur et crevé, la marchande de violettes dont » les bouquets sont couleur des cieux », les vendeurs de mouron, c’est-à-dire la vieille aux jambes de fuseau avec les deux petits qui, trouvant le temps long, » traînent en allant leur talon », voilà des sujets cueillis au bon endroit, et maniés en maître. Que nous sommes loin de la sentimentalité un peu fade d’un Coppée crayonnant les humbles ! Combien ici la plainte est pénétrante, la raillerie amère, le trait mordant, l’impression troublante ! C’est là le meilleur du livre, le chapitre qu’emplit un sentiment — profond sous sa forme discrète — de sympathie pour les déshérités.

Mais il faut tourner la page et arriver à cette longue plaisanterie des pièces en argot. Ce n’est pas une raison, parce que l’on admire Villon, et qu’il a écrit Les Repues franches, pour s’imposer un travail également bizarre, et pour infliger aux lecteurs l’étude d’une trentaine de rébus. C’est à croire que Richepin, qui excellait jadis aux vers latins, a gardé le goût de cet exercice, et qu’armé d’un dictionnaire de la langue verte en guise de Gradus, il a voulu perpétuer, sous une forme nouvelle, ce labeur assez ingénu. Quand il a eu son cahier d’expressions à peu près fourni, il s’est mis en quête de sujets appropriés à son jargon d’emprunt. Mais ceux qui s’indignent de ce qu’il a écrit là, et qui prennent certains mots au pied de la lettre, ne connaissent guère le tour d’esprit mystificateur de Richepin : c’est une de ses facéties ; il en a commis de pires, et de meilleures.

Il y a bien de la fantaisie dans Nous autres Gueux, la partie du livre qui met en scène le groupe des familiers de Richepin : Ponchon, Bouchor, Bourget et autres néo-romantiques. Comme leurs devanciers, ceux-ci ont lu Shakespeare, mais leur héros n’est plus Hamlet le mélancolique, c’est Falstaff, le joyeux buveur. Ils se » gavent » donc du matin au soir, et, du soir au matin, se grisent d’ale, de vin, d’espoirs fumeux et peut-être aussi de rengaines paradoxales. Leur plus grand tort est de nous détourner des misères du début et de nous faire oublier les vrais gueux, ceux qui n’avaient pas une croûte à mettre sous la dent. L’impression du livre en est, on peut dire, affaiblie.

Tel qu’il parut, le livre de Richepin semblait un peu gros ; il a éprouvé le besoin de le grossir, dans ce qu’on appelle l’édition définitive. Cette édition est épuisée, et l’exemplaire vaut déjà quatre fois son prix ; les exemplaires de l’édition saisie sont introuvables. Si j’étais l’auteur, je réduirais le livre à un assez petit nombre de pièces de choix. Mais que ce choix serait exquis et quelles pages achevées, impérissables même, que celles qu’on voudrait détacher pour les loger dans une anthologie, qui nous consolerait d’avoir perdu » la fleur du panier » de celle de Méléagre ! Relisez, avec cette idée, Pâle et Blonde, Mon petit Toutou, etc. ; rapprochez de la première de ces pièces une chanson à boire d’Horace ou le motif sépulcral de Ronsard : « Et mi-nud me verse du vin » ; comparez à l’épitaphe de dom Buchet le petit chien, le Moineau de Catulle, ou tel autre chef-d’œuvre analogue, la Chatte de Remi Belleau : vous aurez de la peine à décider de quel côté est l’avantage, et vous pourrez, sans être mauvais juge, préférer encore l’accent plus nouveau, plus vivant, de la Chanson des Gueux.

II. La Mer

Voici un vrai livre, un de ceux qui défient le temps. Nous savions tous, et depuis la Chanson des Gueux, qu’il y avait dans Richepin l’étoffe d’un puissant poète. Chacune de ses œuvres affirmait, par quelque endroit, sa supériorité. Même après ses écrits les plus hardis et les plus lumineux, la Mer sera une révélation.

Le sujet, on croit le connaître, et l’on se dit : « Qu’a-t-il de si nouveau ? Michelet l’a traité et, en y appuyant sa griffe, le vieux prosateur passionné en a pris possession ». Ce n’est pas la mer de Michelet que Richepin pouvait chanter, car ce n’est pas la même mer qu’il a connue.

Pour l’étudier, pour la décrire, le frileux, le nerveux historien demeura blotti quelques mois dans une petite anse de l’estuaire de Gironde. C’est à Saint-Georges, sur rivière de Garonne, qu’il lit son livre. Il y reçut, c’est sûr, la visite des goélands ; il y entendit le bruit de la houle éloignée ; il y nota l’écho de l’ouragan ; il y observa le contre-coup de la tempête. Son imagination, plus érudite qu’on ne croit, a réussi à exprimer bien des choses qu’il n’a pas vues : mais comment aurait-il dit tout ce qu’on pouvait voir ? Il a laissé le meilleur du sujet, les marins, leurs joies et leurs peines, les propos du vieux en retraite, la chanson du mousse embarqué, la partance et les adieux, et les nuits de bordée et les heures de tourmente, et la minute de « sombrage », et les attitudes lugubres des veuves, sculptées dans ce vers d’un relief virgilien :

Et les femmes en deuil attendant sur le quai.

Pour regarder le sujet par cet aspect tout à fait émouvant, pour sentir et pour exprimer le pathétique de la mer, pour en faire vivre le drame, il fallait mieux qu’un écrivain hardi et imaginatif, il fallait un « gas » bâti comme ceux de la côte, » fil premier brin » et qui se fût risqué sur l’eau. Sans être loup de mer, le « terrien ».

Richepin n’était pas un marin d’eau douce. L’idéal de ses jeunes ans, la vie errante, aventureuse, s’exprime dans tous ses écrits avec plus ou moins d’âpreté de désir. Cet idéal, il le poursuit déjà, en la compagnie de ses Gueux, dans la solitude des banlieues, sur les rubans de queue des grandes routes. La liberté du vagabond l’exalte. Ce besoin d’indépendance reparaît sous une autre forme, celle de la passion débridée, lâchée, emportée, dans les Caresses. Puis une fringale de révolte monte au cerveau du poète lassé, énervé ; elle s’épanche avec fureur et s’épuise dans les Blasphèmes. Comment Richepin ne se fût-il pas tourné avec envie, avec amour, du côté de la mer ? Il est bien de ceux que Baudelaire a nommés » les vrais voyageurs », de ceux qui » partent pour partir ». Il s’est embarqué, comme Ulysse, vers plus d’un horizon, sans parler du pays mystérieux, sans rappeler ce « noir Blackroom », où le poète était hanté de visions funèbres.

La vie des gens de mer, de bonne heure, le sollicitait : il l’a vécue, un certain temps, au sens propre du mot, et il en est resté obsédé comme d’un long rêve. Il se souvient d’avoir dormi dans le bocart, d’avoir » blêmi » sur le pont » que le flot balayait », d’avoir sué, soufflé d’ahan, et fait sa partie dans le chant des haleurs. C’est « au claquement des voiles » qu’il a rythmé ses vers, et il les a tous par avance entendus passer peu ou prou, avec l’aile du vent de » suroît », lorsqu’il était de quart,

Le dos contre la barre et l’œil dans les étoiles.

Et c’est pourquoi les vers de ce poème de la Mer sont d’une qualité, et ont gardé une saveur, dont quelques strophes du vieux Coleridge ou, mieux encore, beaucoup d’endroits vraiment divins des Châtiments donnaient, depuis longtemps, l’idée : ils sentent l’algue marine et ils ont goût de sel.

Richepin devait aller aux gens de mer pour une autre raison. Ce sont de pauvres gens, tous aussi pauvres que les Gueux, il devait les aimer d’abord pour leur misère, et aussi pour leur vigueur, pour leur valeur, pour leur gaîté. Afin d’exprimer plus fidèlement leurs sentiments si droits, si forts, si simples, il s’est fait écolier chez eux : il a écouté, retenu, reproduit, par endroits, le parler « mathurin ».

C’est ainsi qu’il a pu écrire de vraies chansons de matelots, des merveilles d’exécution. Car Richepin est, par-dessus tout, un incomparable chansonnier. Et en France, aussi bien qu’ailleurs, la poésie la plus pure, la plus inédite, se retrouve dans la chanson, non pas dans la chanson des Désaugiers, des Panard et des Béranger, mais dans celle qui sort des entrailles mêmes du peuple. Rappelez-vous la ballade de Jean Renaud :

Ah ! dites-moi, ma mère, ma mie ; rappelez-vous encore cette complainte marine au refrain si triste : « Tout doux », dont est sorti Enoch Ancien ; le poème de Tennyson ; et le grand « lauréat » n’a pas effacé, n’a pas égalé l’émotion de l’humble récit anonyme.

Les chansons de matelots du livre de la Mer nous font éprouver ce frisson bien connu qui en dit plus long, sur la beauté d’une idée ou d’un mot, que les hyperboles de la louange. Toutes ces « marineras » ne sont pas tristes. Il y en a de gaies, de plus que gaies. Les jeunes filles, je suppose, ne les liront pas. Mais pour s’excuser auprès des hommes, qui s’en divertiront, qui s’en régaleront comme d’un vert propos gaulois du temps jadis, l’auteur emploie une métaphore charmante. Les mots, dit-il, c’est comme les personnes :

Et ceux qui vont sur mer en reviennent salés.

À côté des chansons, bien des pages vraiment épiques. Oui, en dépit du terme familier, du vocable marin, du juron trivial, c’est un souffle d’épopée qui circule à travers les larges pièces réunies sous ce titre : Les Gas. C’est l’épopée à la Callot, mais, cette fois, les mendiants, les loqueteux ou « les pouillards » ne forment pas tout le cortège. Comme dans la Chanson des Gueux, les va-nu-pieds sont décrits ici avec le verbe de Villon, d’un Villon qui aurait lu son Rabelais ! Et combien d’autres figures réjouissantes ! Voici le père Guilloury, fumé, saur, le nez cramoisi, toujours en ribote. Voici les gas, qui tirent sur les avirons ou qui halent le lourd filet jusqu’au bout de la drisse. Voici les sardinières, qui ne fleurent pas le » lis et le jasmin », mais bien l’odeur de la mer, » l’odeur de la femelle ». Quel garçon ne les convoiterait, les voyant cheminer avec leurs mollets arrondis, leur fines chevilles, leurs hanches en saillie, leur buste enflant le corselet, leur gorge apparaissant sous le fichu ouvert à l’entre-deux, et leur bonnet dont les coins » envolés semblent des ailes blanches » ? Les gas vaillants s’accoupleront avec les fières filles, et ils feront des enfants forts, rêtus et poilus, portant dans leurs yeux phosphorescents

La couleur de la mer que boiront leurs prunelles.

Les braves gens ! Le poète a raison de se complaire au milieu d’eux. Et qu’il est aisé de de l’y suivre ! Quel plaisir de s’attarder avec lui à recueillir les paroles imagées du morutier ! Quelle joie de s’embarquer avec les pêcheurs au chalut, de » chercher champ » où le filet » ait prise », de sentir que le vent, appuyant, » traîne bien au tréfond la chausse et le râteau », de voir le fer monter au ras du flot, puis la poche gonflée sortir » hors de la tasse » !

Ils passent, ils chantent. Quelle est leur chanson ? Celle des matelots de Groix. Quelques couplets » pauvres de sens, veules de rimes », sur cinq notes, pas une de plus. Mais toute la mer y résonne, et tout le deuil du naufrage l’emplit. Lisez cela, lisez la glose que le poète enroule sur sa complainte, ainsi qu’autour d’un thème usé la rhapsodie d’un rare musicien. Et voyez cette tempête surgir au loin, s’approcher, s’abattre sur le bateau et ruer ses flots monstrueux sur le mince équipage. Ce n’est pas ici la tempête classique, soulevée par les quatre vents à la fois : un seul l’amène, un seul l’emportera. Mais elle part en engloutissant l’un des deux matelots. La douleur naïve du survivant, la misère des orphelins, la destinée lugubre du cadavre errant sous les eaux, tout y est. Et la conclusion ? La mer avant tout ! » Houp ! quand même et gaîment ! » Qui se serait douté que Richepin allait jeter si tôt une réponse au pessimisme ? Il ne déclame pas : il note la réalité et il la rend telle qu’elle est, toute simple, tout héroïque.

Pour nous délasser de l’émotion, regardons les crayons joyeux, les aquarelles chatoyantes ! Des images neuves, ou mieux encore, rajeunies. Les hirondelles, dont les noirs ciseaux découpent le brouillard, pour laisser passer le soleil printanier et faire infiltrer par les déchirures la caresse de ses yeux fous ; l’armée des flots, clairons sonnants, livrant l’assaut de la falaise ; la brume de la mer à midi, vapeur de bacchante, fleur du corps de la grande maîtresse du Soleil, qui hume cette haleine avidement ; et la Nuit, la veuve aux noirs cheveux, se penchant sur la glace du flot nocturne pour essayer l’effet de tous ses diamants, de ses écrins d’étoiles.

Puis des traits, des tableaux comiques : À marée basse, Les Corbeaux, où se retrouve l’auteur plein de verve et plein de gaîté qui a écrit, l’hiver dernier, cette Vieillesse de Scapin, retardée, on se demande pourquoi.

Enfin, le mythe même de la Mer, la partie scientifique du poème. Au rebours de Victor Hugo, qui se défiait de la science — rappelons-nous l’Âne, rappelons-nous la satire contre Darwin, — Richepin la vénère, et comme il n’en craint pas les conclusions, il a tenu à honneur d’en exprimer, à sa façon, les résultats. Il est très moderne par-là, et aussi très ancien. Ce siècle et le suivant ramèneront la poésie à ses origines scientifiques : Empédocle, Pythagore, les philosophes primitifs de la Grèce antique enfermaient la science d’alors dans la formule immortelle du vers.

Il n’est pas surprenant de rappeler les Grecs à propos de Jean Richepin. Il les a lus ; il en procède. Il me serait facile d’indiquer, parmi les ruisselets de poésies qui sont venus grossir le torrent de la Chanson des Gueux, tel filet d’eau, limpide comme du cristal, dérivé de l’Anthologie. Des tributs du même ordre devaient infailliblement aboutir à La Mer. Je recommande aux purs lettrés l’Idylle de Théocrite.

Tel est ce livre : il a de quoi retenir et toucher la foule, mais il sera surtout un régal pour les connaisseurs.

Qu’ajouterais-je ? Un seul détail. J’ai eu entre les mains un document bien curieux : les épreuves des Blasphèmes, en regard de celles de La Mer. La mise en page des Blasphèmes exigea un travail de disposition dont je voudrais donner l’idée. Richepin a horreur de certaines bévues typographiques. Une » étoile » mal placée et faisant tache ou trou au haut ou bas de la page le mettait hors de lui. Les feuilles d’épreuves revenaient d’Angleterre, lardées de reproches et lacérées de marques d’exaspération. Pour effacer la trace de ce qu’il appelait » des crimes », il ajoutait à sa pièce, ici, deux strophes, là, seize vers, plus loin, deux pages, qui repartaient par retour du courrier. Mais la suture est invisible, et la pièce semble coulée d’un seul jet. La Mer a donné lieu au tour de force inverse. Elle a été écrite en vue de l’impression, et chaque page du manuscrit a fourni, sans y rien changer, une page du livre. La table des matières du livre est la table du manuscrit. Peut-être ce détail a-t-il son prix ? Il permet d’appliquer plus complètement au livre de La Mer ce mot de La Bruyère : « Il est fait de main d’ouvrier ».

III. Les vers latins de M. Richepin

« Les vers latins de M. Richepin » ! Les gens en quête d’idées toutes faites et d’opinions toutes mâchées ont adopté sans discussion cette formule dédaigneuse. La critique hostile flatte si sûrement nos petites passions ! Et lorsque le talent d’autrui est en question, c’est si bon d’en rabattre !

S’il était vrai qu’un vers de la Chanson des Gueux sonnât le même son qu’un vers des Géologiques, pour qui serait l’affront, dites-le-moi ? La tradition latine en poésie, y a-t-il rien de plus français ? Des vers détachés de Virgile, et de Tibulle, et de Properce, André Chénier en met partout. La Fontaine « ne prend que l’idée, et le tour, et les lois » : en vérité, c’est peu de chose. Corneille n’a pas seulement traduit et immortalisé mille sentences de Sénèque le tragique ; il 1. Écrit en novembre 1886. s’est traduit lui-même ; il a mis en français ses propres vers latins, qui n’étaient pas d’ailleurs des Juvenilia. Plus d’un trait de l’Excusatio (Éloge de Louis XIII et Richelieu) a été reporté dans l’Excuse à Ariste. Et les vers latins de Hugo ? Ils foisonnent :

Les satyres dansants qu’imite Alphésibée.

Mugissement des bœufs !

………

…… l’allongement de l’ombre.

Voilà, lorsqu’il traduit Virgile. Voici, quand il s’en tient au mot à mot de Juvénal :

Ce qui fit la beauté des Romaines antiques,

C’étaient leurs humbles toits, leurs vertus domestiques,

Leurs doigts que l’âpre laine avait faits noirs et durs,

Leurs courts sommeils, leur calme, Annibal près des murs

Et leurs maris debout sur la porte Colline.

Je n’abuserai pas de ces rapprochements. Si les vers de Richepin sont latins comme ceux de Hugo, de Chénier, de La Fontaine, de Corneille, je ne le plains pas.

Aurait-il abusé de notre candeur, et sous prétexte de Blasphèmes, sous couleur de Chanson des Gueux, ce Santeuil déguisé, ce Vanière paradoxal aurait-il perpétué le plus inoffensif de nos exercices scolaires ? Passe pour les sonnets bigornes. Mais quel poète a eu plus d’accent que l’auteur de certaines chansons, âpres et éloquentes, s’il en fut ? Ceux qui ont cru à cette légende, plus bizarre que toutes les autres, d’un Richepin industrieux, nullement doué, sont seulement priés de relire ces miracles de pitié tragique, qui s’appellent les Gueux des Champs. S’ils savent le prix d’un pur diamant poétique, qu’ils regardent luire au soleil ces fins joyaux : Berceuse, Le Vieux, Le Merle à la Glu, Les Vieux Papillons… Mais autant vaudrait tout citer.

Et toutefois, qu’ils le sachent aussi, cette œuvre inspirée est antique. Latine ? Nullement. C’est grecque qu’il faut dire. Pour ma part, je ne puis pas ouvrir ce livre sans songer à quelque bouquet de violette sauvage, de rose rouge, de houx vert, comme celui qu’auraient formé certains feuillets disparus de l’Anthologie grecque. Ai-je tort de penser aux épigrammes antiques ? Songez à la Flûte et au Bouc aux enfants. Richepin en a fait deux minuscules chefs-d’œuvre : il est facile de retrouver les distiques un peu desséchés qu’il a fait refleurir, et qui ont répandu pour nous comme un parfum nouveau. Ainsi procède le sculpteur : il a gardé le souvenir d’un pur camée syracusain et, un matin, il pétrit dans ses doigts la statue imitée et originale. Ce qui est grec, dans la Chanson des Gueux, dans tout écrit en vers de Richepin, ce n’est pas seulement tel ou tel motif, c’est l’harmonie de la composition, c’est la vigueur du mot, c’est l’exécution le plus souvent hardie et impeccable.

Grec, son théâtre l’est aussi, et je n’ai pas l’honneur de m’en être avisé le premier. À l’apparition de ce drame, La Glu, qui se passe pourtant de nos jours, dans la presqu’île du Croisic, Théodore de Banville, avec son flair de poète, avait nommé le cru. Très généreusement, il s’écriait devant les lecteurs ébahis du Gil Blas : « Ne vous y trompez pas ; c’est de l’Eschyle. » Que faut-il entendre par là ? Que La Glu vaut l’Agamemnon ? Je ne le pense pas, ni Richepin., qui sait le prix d’une œuvre antique. Mais si un Grec du ive siècle revivait, et qu’il me fallût lui donner une idée de notre art dramatique, j’hésiterais — il serait long d’expliquer le pourquoi — à lui montrer telle œuvre » à grand succès ». Je n’aurais pas eu peur de le mener à l’Ambigu, lorsque La Glu était en représentation : je m’imagine que des yeux hantés par l’image d’Atossa ou de Clytemnestre ne seraient nullement offusquées de voir Marie des Anges, armée de son merlin.

Nous retrouvons l’écho d’Eschyle jusque dans la sonorité superbe du drame de Nana-Sahib.

— On distingue un galop de chevaux haletants.

— Il s’y mêle des cris, comme des cris de fête.

— Vous vous trompez. Ce sont des clameurs de défaite.

— Voici le flot joyeux qui se heurte aux remparts.

— La porte s’ouvre en hâte à des soldats épars.

— La trompette ! Salut, salut, chant de fanfare !

— Salut, râle de la panique qui s’effare.

— C’est le rajah vainqueur ! — C’est le rajah battu !

Ce dialogue impétueux, tout nourri d’action, tout éclatant d’images suggestives, n’est-ce pas celui des Sept Chefs ?

Le rajah revient du combat ; il est blessé ; il est écumant de fureur ; il jette, en quelques cris de haine et d’orgueil invaincu, le bulletin de sa défaite. Écartez les images orientales, et, sous cette couleur, qu’exigeait le sujet, vous reconnaîtrez le grand sentiment de tel récit de bataille des Perses.

Où sont les vers latins dans tout cela ? Un critique affirmait qu’ils s’étaient surtout réfugiés dans Monsieur Scapin. Ils se sont si bien déguisés sous les oripeaux scintillants de la Comedia dell’arte, que je n’en ai su trouver trace. Je me demande même où l’on peut voir apparaître, à cette heure, un vers français plus sain, plus vaillant, plus vivant, plus chantant, plus épanoui. Ce n’est pas mon rôle d’analyser la pièce ici, et je me borne à noter les mérites de forme. Mais, là-dessus, qu’on ne marchande pas l’admiration ! « C’est du Regnard », a-t-on dit, non sans restrictions, et comme avec la peur de verser dans les hyperboles. Regnard (relisons-le) n’est ni soutenu, ni serré à ce point. C’est bien la poétique du Légataire : toutes les broderies de l’imagination sur une trame noire, ourdie par des coquins, que le public, et les acteurs surtout, ont bien tort de prendre au sérieux. C’est bien aussi la même veine de plaisanterie, grave, gauloise, le même goût du terme pittoresque ; mais le vocabulaire du « moderne » est plus varié, plus imprévu, plus fréquemment traversé de métaphores lumineuses. Et que le dialogue est rapide et agile ! Sauf quatre ou cinq tirades trop citées, et tenant peu à l’œuvre même, ce n’est partout que propos vifs, hardis, bien résonnants, comme attaques d’escrime ou ripostes du tac au tac. Au point de vue scénique, il y a peut-être un peu d’excès. Cette langue nette, brève, réduite au minimum de l’expression, ravit d’aise le lecteur lettré ou quelques spectateurs de choix ; la foule n’a pas le temps de s’échauffer ; l’amplification lui manque ; il lui faut des redites ; elle ne fait qu’une bouchée de ce style très pur et très sûr, de qualité un peu trop rare. Monsieur Scapin est de ces pièces qu’il faut, pour les juger à leur valeur, entendre une seconde fois.

Dans l’œuvre poétique de Richepin, il y aura du déchet, je le veux, tout comme dans Hugo, dans Musset et dans Lamartine. À cette époque où l’on vit moins pour écrire qu’on n’écrit pour vivre, qui peut se flatter de durer tout entier ? Mais quels débris marmoréens subsisteront de la Chanson des Gueux et de La Mer, des Caresses et de tout le reste ! Et il se passera bien du temps, je l’espère, avant que l’auteur de Monsieur Scapin ait dit son dernier mot. Qu’il continue son labeur de rare ouvrier. Il n’est pas homme, j’en suis sûr, à s’inquiéter trop du mal ou du bien qu’on peut dire de sa besogne. Mais, quand il ne demeurera plus une ligne de toute la prose laudative ou agressive qu’on aura, de nos jours, versée sur ses écrits, ses vers, ses « vers latins » vivront encore.

Janvier

Anonyme, « M. Jean Richepin à la Haye », Journal des débats politiques et littéraire, 15 janvier 1913, p. 2.

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Sous les auspices du Comité de l'Alliance française à la Haye, M. Jean Richepin, de l'Académie française, est venu, le 10 janvier, dans la grande salle Diligentia donner une conférence sur la bohème littéraire depuis le moyen-âge jusqu’à nos jours. L'avis mis par lui en tête de la nouvelle édition de la Chanson des Gueux, en 1912 : rappelant que certains des vers de ce volume lui avaient valu une condamnation, il avait pensé, disait-il, « pouvoir échapper à la justice en se servant du hollandais qui lui paraissait un idiome d'une assez suave obscurité ». Mais, plus tard, « j'appris qu'un certain docteur Goriptus, dans un livre imprimé à Anvers en 1580 a prouvé qu'on parlait hollandais en paradis ». Il ne pouvait donc pas être question d'employer « ce patois angélique ». M. Jean Richepin, pour les propos irrévérencieux a fait galamment amende honorable, quoiqu’il reste convaincu que personne ne lui en voudra d’avoir dit que le hollandais était la langue du Paradis. Là-dessus, le conférencier a commencé sa conférence ou plutôt, comme le disent les journaux de la Haye, une causerie vive, gaie, étincelante de saillies, de bonne humeur, un vrai feu d’artifice. De François Villon à Scarron, de Scarron à Murger, de Murger à Verlaine, les costumes, les décors, l'entourage changent mais c'est toujours la même Bohême. Je peux en parler, dit M. Richepin ; j'ai passé par ce régiment. La consolation suprême des jeunes gens engagés dans la lutte artistique, c'est qu’ils ont la foi dans leur idéal, c'est que chacun d'eux croit planter le drapeau de l'art sur le sommet de la redoute ; mais le grand nombre tombe dans le fossé avant d'atteindre le but. M. Richepin a détaillé, avec un grand talent de diseur sa pièce des Noctambules dont il avait fait la lecture à Verlaine couché dans son lit d'hôpital, et l’émotion était profonde quand il a montré le sourire éclairant la face de l'agonisant à la promesse que les bohèmes auraient un jour leur statue. Et la statue de Verlaine se dresse, en effet, aujourd'hui au Luxembourg.

Février

Jean de Gourmont, « De l’Olympe à l’Agora, d’Eschylle à Aristophane », Mercure de France, 1er février 1913, p.589.

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De l’Olympe à l’Agora, d’Eschyle à Aristophane. C’est sous ces titres rayonnants que M. Jean Richepin a réuni en volume les Conférences ou à l’Université des Annales il révéla l'âme athénienne à de jeunes âmes féminines. M. Richepin parle de la Grèce, de Platon, de Sophocle, d’Aristophane avec abondance et avec amour. Il ne dit pas tout ce qu’il sait, d’abord parce qu’il n’a pas le temps : « Si j’avais le temps (mais je ne crois pas l’avoir) », mais surtout parce que cette littérature grecque doit demeurer secrète pour ces jeunes intelligences, secrète comme les mystères d’Eleusis. Aristophane, c’est très beau Aristophane, mais je ne vous conseille pas de le lire : « C’est un auteur qui n’est pas fait pour les jeunes filles ni pour les femmes. » J’espère bien que le conseil ne sera pas suivi et qu’il ne fera que donner à ces jeunes intelligences le désir de cueillir ces pommes intellectuelles défendues. Il existe une excellente traduction, que M. Richepin indique lui-même, celle du professeur Zévort ; et si les plus curieux passages ne sont traduits qu’en latin nous vous donnerons des leçons de latin, Mesdames.

JEAN DE GOURMONT.

Anonyme, « L’allègement des programmes », Le Temps, 11 Février 1913, p. 1.

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Les programmes des lycées et collèges qu’institua la réforme de 1902 ont passé hier soir dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, une bonne demi-douzaine, de mauvais quarts d’heure. M. Jean Richepin, de l’Académie française ; président de la Ligue pour la culture française et membre du Collège des athlètes, M. Gabriel Bonvalot, président du Comité. Dupleix, M. le docteur Gallois, président de la Fédération des associations de parents d’élèves, M. le docteur Mathieu, au nom de la Ligue pour l’hygiène scolaire, ont usé du droit de « coalition » — le mot fut prononcé — pour faire appel à l’opinion publique et imposer d’abord « l’allégement des programmes ». Honnête coalition et digne de réussir ! — Mais quoi, dites-vous, l’allégement de programmes qui viennent d’être allégés par le conseil supérieur de l’instruction publique ? — Tout juste, les mêmes comités qui avec les corps savants, les ingénieurs, les médecins, les hommes d’affaires, estiment ces programmes mal conçus, les trouvent premièrement trop lourds. Tranchons le mot : il leur paraît que l’Université a eu, l’an passé, la velléité d’y porter les ciseaux et' n’en a rien fait ou presque rien, et d’une main trop timide.

M. Richepin demande à nos lycées des humanistes capables d’étudier aussi les sciences, mais surtout des esprits clairs, des volontés fortes, des corps alertes : consilio manuque.

Et durant toute sa conférence il incarna cet idéal ardemment : tour à tour il apparut épris de Sophocle et de la palestre athénienne ; il fut artiste et poète (car à propos d’éducation, il n’y a qu’un poète pour lire des vers), pédagogue harmonieux et athlète complet. Non multa, sed multum est sa devise ; et il y ajoute avec plus de raison encore : rien que le meilleur. Même il lui arriva d’invoquer les théories de Montaigne et de Rabelais. Montaigne, peut-être ; quant à Rabelais, hum !... bon programme, un peu chargé. Mais ce qu’il veut, et fermement, ce sont des têtes bien faites et non bien pleines ; et ce qu’il ne veut pas, et non pleins, fermement, c’est que notre jeunesse, sous l’amas des enseignements, devienne toute « niaise, resveuse et rassotée ». M. Gabriel Bonvalot, lui, réclame des hommes de volonté et d’action pour nos colonies. Il a reproduit contre nos programmes d’enseignement secondaire à peu près les mêmes critiques qu’il produisait avant 1902 ; et pour les hommes avertis, l’ironie n’était pas médiocre de considérer qu’après la réforme provoquée par lui et avec les mêmes arguments, il avait aujourd’hui raison bien davantage. A quoi bon rafraîchir sa documentation ? Ne lui suffisait-il pas en effet, hier comme en ce temps-là, de comparer à l'emploi du temps de nos collégiens celui d’une maison ; modèle où les-élèves connaissent un horaire quotidien de huit heures et demie de travail, intellectuel et manuel ? Il s’agit, à la vérité, d’un établissement de jeunes détenus...

Cette « campagne » qui commence par l’allégement des programmes vise évidemment plus loin. A mesure que le savoir s’étend, si le savoir-est l’objet unique de l’enseignement secondaire, les programmes s’allongent ; et, comme le notait fort justement Gréard, « le danger est de sacrifier l’esprit, aux connaissances ». Toute la question est là. Demander l’allégement des programmes, c’est s’attaquer au principe réaliste et utilitaire qui domine la réforme de 1902. Elle a fait de l’enseignement secondaire une suite de l’enseignement primaire supérieur. Pour préparer les jeunes gens à la vie moderne, on a « primarisé » méthodes et programmes. Des études en partie désintéressées, on les a pliées à un utilitarisme immédiat. Conséquemment, la quantité se substitua à la qualité, la hâte au loisir, l’utilisable, à l’excellent. Nous ne dédaignons pas l’utilitarisme, quand il est en sa place ; mais quand il envahit et dénature l’enseignement secondaire, avec le grand savant Henri Poincaré nous le combattons.

Pour alléger sérieusement les programmes, il faudrait donc désavouer d’abord l’erreur de 1902, revenir au dessein de façonner l’élite de la jeunesse d’après les disciplines les meilleures — humanités classiques d’abord et surtout latines, une langue vivante et les sciences en suite. On aura toujours un homme adapté à la vie moderne quand on saura de nouveau déposer en lui le fonds intellectuel et moral avec des éléments de choix. Et il sera d’autant plus moderne que par la connaissance de l’antiquité classique il aura élargi son compas intellectuel. Mais des enfants qu’on spécialise dès l’âge de douze ans, on les spécialise pour les bourrer. Or cultiver et bourrer sont deux. — Mais, dira-t-on, cette spécialisation semble au contraire une garantie d’allégement. — Quelle erreur est la vôtre ! Voyez-y plutôt une garantie du contraire. Avant 1902, nous possédions deux enseignements des lycées, le classique et le moderne ; aujourd'hui nous en possédons quatre, dont les programmes sont plus chargés. Notre enseignement secondaire avait une continuité depuis la huitième jusqu’à la philosophie. On l’a scindé en deux cycles ; en sorte que pour la fin de la troisième l’élève, qui ne se destine pas au baccalauréat et qui veut quitter le lycée, soit en possession d’un ensemble de connaissances formant un tout. Et après ? Eh bien, après, dans le second cycle, on entasse sur nouveau frais, ce qui a été entassé dans le premier ; cela s’appelle des études à programmes concentriques. Deux cycles, quatre sections, six baccalauréats n’ont pas, il s’en manque, simplifié les affaires. C’est que, si les spécialisations à cet âge sont dommageables à la culture, il faut encore compter avec les spécialistes. On s’en est bien aperçu en 1902, où l’on parlait déjà d’alléger les programmes qui s’enflèrent à vue d’œil comme les budgets de la Chambre. On l’a constaté encore l’an passé, lorsque avec la meilleure volonté de réussir, le conseil supérieur s’attela à une nouvelle entreprise d’allègement et ne parvînt qu’à opérer une ou deux rognures ici ou là, en ajoutant ailleurs. Chaque spécialiste considère sa spécialité comme intangible, et il la défend ; et, la défendant, il en remet parfois au dieu d’en ôter. Et puis, les diminutions d’heures entraînent des suppressions de chaires et des retards dans l’avancement. Celui-ci soutient la casse et celui-là le séné. C’est l’humanité même, à défaut des humanités. Et c’est ainsi qu’on maintient pour des enfants vingt-quatre heures — et plus — de classes hebdomadaires et des programmes encyclopédiques. La bonne foi est entière, mais le principe faux. En définitive, c’est le principe même d’utilitarisme imposé à renseignement secondaire depuis 1902 qu’il faut atteindre : faute de quoi on n’arrivera à rien. En primarisant les études secondaires, dans le dessein de les moderniser, on en a faussé l’esprit. On emplit ; on ne polit pas. On a pris la tête des enfants pour un entrepôt ; tandis qu’elle est un organe d’intelligence et de volonté. Mais que l’opinion réussisse à forcer la main du Parlement, et l’Université fera tout son devoir, parce que si, assaillie de réclamations différentes et au milieu de tendances diverses, elle a pu parfois hésiter à le connaître, il ne lui coûte jamais de l’accomplir.

Benoist de Maillet, « Jean Richepin en Sorbonne », Le Monde Artiste, p. 128.

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Notre grand poète a obtenu naguère en Sorbonne un de ses plus beaux succès d'orateur. Il a lancé un fougueux appel pour la simplification des programmes de l'enseignement secondaire ; il a réclamé l'allègement des programmes scolaires au nom du Comité du « Collège des athlètes ».

Et, quelques semaines auparavant, il avait publié deux volumes sur l'Âme athénienne, un magnifique ouvrage de vulgarisation. L'auteur des Blasphèmes et de la Chanson des Gueux nous avertit dans sa préface que ce sont là des conférences sténographiées et qu'il nous les livre telles quelles, et qu'elles gardent ainsi leur sincérité d'improvisation, leur « allure de parole animée. Les lecteurs, ceux même pour qui le paradis hellénique n'est plus tout à fait une nouveauté, auront autant de plaisir que les auditeurs des Annales, à suivre l'enseignement tout à la fois profond et familier de Jean Richepin. Ces livres sont parfaitement clairs et accessibles à tous. L'auteur, comme l'a dit mon confrère Souday, est plein de son sujet, « il se passionne pour la vérité qu'il annonce ; il sait la rendre vivante et engageante. Il évite ce ton doctoral et pédantesque, qui a induit tant de générations d'écoliers à considérer les classiques comme ennuyeux, parce que leurs maîtres l'étaient. M. Jean Richepin aime la Grèce et il la fait aimer. En d'autres temps, cette inspiration eût paru normale, presque banale, et la tâche n'eût point passé pour très difficile. Aujourd'hui, peu s'en faut que le service rendu par M. Richepin ne lui donne droit à une couronne civique. M. Jean Richepin réagit fort à propos contre ces modes récentes et pernicieuses, qui font regretter jusqu'aux excès de zèle un peu lourds d'un Leconte de Lisle. Il ne met point d'ironie, ni d'airs entendus, ni de fausse pudeur dans l'expression de son enthousiasme pour le « miracle grec ». Il l'affirme bravement, lyriquement, avec un élan juvénile et une irrésistible force de persuasion. Puisque M. Jean Richepin préside une ligue pour la défense des humanités, on espère qu'il ne s'en tiendra pas là et qu'il poursuivra obstinément une propagande qui pourrait être si salutaire. Nul n'est obligé d'être païen comme Louis Ménard. Mais la connaissance et l'amour des chefs-d'œuvre laissés par ce peuple si purement artiste et qui, en outre, inventa la raison, selon le mot de Renan, restent indispensables à la formation de la pensée et à l'éducation du goût. »

Dans le premier de ces deux volumes, M. Jean Richepin offre un aperçu de la mythologie, des mystères d'Eleusis, des rites de Delphes et d'Epidaure, de la Constitution d'Athènes, de l'Iliade et de l'Odyssée, de la philosophie de Socrate et de celle de Platon ; dans le second, il traite du théâtre athénien et analyse les principales œuvres d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide et d'Aristophane. Il n'aborde point les controverses d'érudition, qui ne convenaient pas à son dessein : il s'attache à donner une idée juste des mythes et des institutions, à définir exactement et à rendre sensible le génie des poètes. Il y réussit à merveille. C'est, dans l'ensemble, un modèle d'exposition éloquente et lucide. »

Mars

G. Latouche, « Souvenirs de Grand’Route », La Revue pour tous, 9 mars 1913, p. 146-148.

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C’est M. Jean Richepin qui a fait la quatrième conférence de cette série devant un auditoire des plus nombreux et des plus distingués. Et, lui, le conférencier, applaudi si souvent et sur tant de scènes diverses, avoua qu’il éprouvait une émotion particulière ce jour-là : car il parlait, dit-il, devant le public le plus délicat et il appréciait tout le prix de parler à la Société des Conférences après Brunetière, Jules Lemaître et Faguet.

Tout d’abord il nous raconte ses origines et nous apprend qu’il est né dans la Thiérache, capitale : Nouvion. La Thiérache est une petite province, toute petite, puisque sa superficie ne s’étend que sur deux cantons, qui a une physionomie toute particulière. Disons de suite qu’elle est située au nord extrême du département de l’Aisne, sur les confins de la Belgique, à l’endroit où la frontière fait une courbe rentrante et ouvre un passage facile à une armée d’invasion. La rivière, l’Oise, prend sa source un peu plus au nord et cette région où abondent joncs, palmeraies et oseraies, où bruissent mille sources jaillissantes et bruissantes, a, en grande partie, grâce à ses productions agricoles, le monopole de la fabrication des objets d’osier et surtout des paniers, dont on envoie quelques-uns en Angleterre pour les vendre ensuite plus facilement et plus chèrement en France.

Cette région n’est pas une terre barbare puisqu’elle compte aujourd’hui quatre représentants à l’Académie Française : MM Henri Lavisse, de Régnier, G. Hanotaux et Jean Richepin.

Elle a toujours abrité des descendants des anciens cheminots sur ses terres, de ces gens qu’on appelait Romani parce qu’ils se rattachaient à une origine latine et que la légende populaire a baptisés du nom de Romanichels, et qu’on appelle encore de nos jours des Bohémiens.

Jean Richepin s’est vanté autrefois, il ne s’en cache pas et ne s’en dédit pas d’avoir du sang de « Romanichel » et de « Bohémien » dans ses veines. De là sa passion d’indépendance, son amour de la vie libre, errante, courant à l’aventure sur les grands’routes.

Cette passion, il l’a eue dès sa première jeunesse et dès qu’il a fini ses études, il rêve de voyages, de grand air, de courses sous le ciel bleu, sous le ciel étoilé. Se trouvant libre, il « réalise » les livres de prix dorés sur tranche que ses succès littéraires lui ont valu au lycée et c’est avec les six louis ainsi obtenus qu’il a décidé de courir à l’aventure.

La Foire aux pains d’épices l’attire parce qu’il y a des baraques de Bohémiens, de Romanichels. Il y passe des après-midi, les yeux braqués sur la baraque, du Père Dubois, un « couteau » qui pèse 300 et par la seule force de son poids l’emporte sur tous les concurrents qu’on lui oppose.

Posant pour le torse, il se tient devant la baraque, le poing sur la hanche, défiant quiconque de se mesurer avec lui. « A qui le caleçon ? » C’est la formule usitée pour défier l’assistance de s’aligner avec lui. D’ordinaire c’est un compère, un ami de la bande qui se présente et s’arrange de façon à se faire battre afin d’accréditer la renommée de la puissance du lutteur de cette baraque !

La baraque qui avait attiré les regards de Jean Richepin était alors un peu désemparée. Le patron manquait, ainsi que sa femme : ils étaient tous les deux à l’hôpital. Aussi quand M. Jean Richepin eut exposé à un des Romanichels de la bande, {147} faisant fonctions de chef, son désir de vivre de leur vie et fait sonner sa richesse, les six louis réalisés, inutile de dire qu’il fut accueilli à bras ouverts.

La Foire aux pains d’épice venait de finir quand le patron, un Italien du nom de Rasconi et sa femme, quittant l’hospice, revinrent à la baraque. Il fut décidé qu’on allait voyager. C’était le rêve du jeune Richepin qui avait alors 24 ans, des bras vigoureux et une santé de fer. Voyager en roulotte sur les grand’s routes, coucher à la belle étoile quand il faisait beau temps, où l’on voulait, sans demander permission à personne !

Lorsqu’on donnait une représentation dans les petites villes que l’on traversait pour ramasser de quoi vivre, Jean Richepin faisait valoir ses petits talents : il faisait des tours de cartes comme un vrai prestidigitateur, jonglait avec des bouteilles et des couteaux, et chantait des romances. Il était pour la troupe d’un précieux secours.

A petites journées, on arriva à Nemours, au-delà de la forêt de Fontainebleau. Par hasard, deux rapins en balade rencontrèrent la troupe de Romanichels. Il y avait là des types à croquer pour un peintre : Rasconi le chef, sa femme, une vieille Levantine poussive, leur fille, type sauvage, mais plein de caractère, quelques comparses et Richepin lui-même. Les rapins leur offrirent deux francs chacun s'ils voulaient poser deux heures devant eux. Marché conclu ! L’aubaine était trop belle pour être refusée.

Le lendemain et les jours suivants tous les rapins de Barbizon (situé sur l’autre lisière de la forêt de Fontainebleau) ayant appris qu’il y avait pas loin d’eux une famille de Bohémiens qui voulaient bien poser pour deux francs (alors que la moindre pose est payée d’ordinaire au moins cinq francs) accoururent à Nemours. C’était la fortune pour cette petite smalah !

Mais Richepin n’entendait pas s’être engagé avec des Romaniches pour « poser » devant ces rapins et il eut à ce propos une explication assez vive avec le chef de la troupe Rasconi. Furieux celui-ci s’écria tout à coup : « Il y a un chef ici et c'est moi et si tu ne veux pas obéir, gare à toi ! » Et de la main il menaça Richepin. Celui-ci était jeune, ardent, son sang ne fit qu’un tour et il administra une volée à Rasconi qui s’effondra les quatre fers en l’air. Mais rageur et vindicatif comme ses compatriotes, celui-ci, la main sur la lame de son couteau, lui cria : « Tu me le payeras ! »

Richepin en avait assez. Il lâcha la troupe et revint à Paris, et, ajouta-t-il : « Que de fois, depuis lors, en examinant des toiles portant ce titre : « Halte de Bohémiens sous bois » j’ai retrouvé la tête de mes anciens compagnons et... la mienne ! »

De retour à Paris, il n’a qu'une idée : mener la vie des Bohémiens, sur mer. Avec ses économies, il va jusqu’à Nantes d’où il espère s'embarquer pour l’Amérique.

« Je flânais sur les quais, dit-il, quand je rencontrai deux matelots. Je les abordai et leur confiai mes projets.

— Pour aller en Amérique, me dirent-ils, il faut vous rendre à Bordeaux.

— Mais comment aller à Bordeaux ? Je n’ai pas le sou.

— Vous savez bien un métier, vous l’exercerez à bord et payerez ainsi votre voyage.

— Ma foi, non ! Je ne sais pas de métier. Mais je suis solide et bien campé sur mes jarrets, je pourrai porter des poids lourds...

— Parfait, répondent les deux matelots, venez trouver notre capitaine, vous déchargerez et embarquerez les marchandises transportées et de cette façon vous payerez votre voyage 1 »

Ainsi dit, ainsi fait. Et voilà comment j’arrivai à Bordeaux.

J’y étais depuis le matin lorsque l’après-midi, tandis que je déchargeais, en toilette sommaire, de lourdes caisses, deux messieurs très bien mis, me regardaient avec insistance.

« Je te dis que c’est lui, dit l'un.

— Je te dis que non, réplique l’autre.

Je m’avançai : « Parfaitement, c’est bien moi ! » — Ah ! ça, quel métier fais-tu là ? me dirent ces deux Messieurs, deux anciens camarades de l'Ecole normale, dont l’un est mort et l’autre a occupé un des postes les plus élevés dans l’Université.

Je leur contai mes aventures. Ils m’emmenèrent avec eux. Je vécus de leur vie pendant quelques jours et après qu’ils m’eurent réconforté de toutes manières, je les quittai, muai de quelques ressources et me dirigeai vers Toulouse.

Là, je rencontrai une troupe de Bohémiens de Bohême et m’engageai avec eux. Ils me conduisirent en Provence, à cette admirable église des saintes Maries de la Mer où ils firent leur pèlerinage à leur patronne baptisée de ce nom étrange : Sarah la Noire.

Plus tard Jean Richepin est revenu dans ces parages si pittoresques avec une caravane de lettrés et de félibriges et il a encore prié au sanctuaire des Saintes Maries de la Mer. D’après la légende acceptée avec passion en Provence, Lazare, le ressuscité de l’Evangile, aurait abordé un jour, après que son navire eut été, deux jours et deux nuits, ballotté par la tempête, sur la côte de Provence. A l’endroit même, aujourd’hui miné par les flots, où Lazare aurait mis pied à terre avec les Saintes femmes qui avaient assisté à la passion de Jésus-Christ et à son crucifiement, on éleva une magnifique cathédrale.

Monseigneur Duchesne a combattu cette Légende comme plusieurs autres. Monseigneur Duchesne est impitoyable pour les croyances populaires quand il ne les trouve pas établies sur des documents d’une authenticité absolue. Mais M. Jean Richepin n’a cure de la critique savante de Monseigneur Duchesne et en dépit de son autorité, rien n’empêchera le chantre des Gueux de croire « à Sarah la Noire, à l’amour qu’il faut avoir pour l’horizon, pour le soleil couchant et surtout pour les légendes lorsqu’elles sont belles et poétiques ».

Tel est le fonds de la philosophie de Jean Richepin. Mais il n’adore pas seulement les voyages, la vie au grand air, aventureuse du chemineau, il a une autre passion, le tambour ! Et en présence de l’éminent critique qu’est M. Camille Bellague, M. Jean Richepin n’a pas craint de dire qu’il préfère le tambour à toutes les harmonies de Gounod !! Mais sa passion est jalouse comme toutes les grandes passions et il voudrait être seul à battre des baguettes sur une peau retentissante.

M. Jean Richepin nous confie alors que, jeune, il a été enfant de troupe au 82e régiment de ligne, caserné au fort de Vanves. La première fois qu’on le conduisit au fort deVanves— il demeurait alors auprès du Louvre — il partit en diligence de la rue du Bouloi, comme pour un grand voyage. Les terrains compris entre les forts de Vanves et d’Issy et les fortifications étaient alors des champs cultivés où l’on voyait de ci de là de grandes roues en bois de 1 m. 50 de diamètre à l’aide desquelles on extrayait de la pierre à bâtir des carrières, nombreuses aux environs de Paris.

Dès qu’il fut enfant de troupe, on lui apprit à battre du tambour. Vous savez la définition du tambour par Chateaubriand : « cette caisse d’airain revêtue d’une peau d’onagre ». En peu de temps le jeune Richepin devint très fort sur le tambour. Il a raconté qu’un jour se promenant autour du fort de Vanves, quand il était déjà lycéen, il entendit tout à coup battre du tambour. « Quel pékin, se dit-il, se permettait, hors du fort, de battre du tambour ». Il s’approche : c'était un vieux grognard retraité. On s’aborde, on cause et bientôt une lutte {148} est engagée : « Au plus habile ! » dit le vieux grognard. Et il passe la ceinture, le baudrier et la caisse au jeune Richepin.

Quand l’épreuve fut finie, le vieux déclara : « Je joue avec plus de rythme, mais vous avec plus d’art. » Et Richepin de rappeler cette appréciation avec orgueil !

Vous savez le mot de Napoléon Ier sur le tambour, consigné dans ses « Mémoires » : « Le tambour est un instrument qui ne détonne jamais ! »

En aimant le tambour avec passion, Jean Richepin est dans la tradition gauloise, celle des soldats de l’Empire, qui fait des enfants de la Thiérache des hommes qui vont droit devant eux, qui ont le goût de l’aventure et de l’énergie et qui représente la vraie civilisation, la civilisation grecque unie à la civilisation chrétienne.

G. Latouche.

Avril

Maurice Montabré, « Jean Richepin chez le Tsar », L’Intransigeant, 6 avril 1913, p. 1.

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L’ACADEMICIEN POETE NOUS DONNE A SON RETOUR DE RUSSIE SES IMPRESSIONS DE VOYAGE.

SOUVENIRS ET PROJETS

A la gare du Nord, 7 heures 35

Un rapide vient de stopper. Parmi les passagers qui se hâtent de descendre, voici Jean Richepin qui, d’un pas allègre, saute sur le quai. Sa figure si sympathique et si connue le désigne tout de suite à la curiosité générale. L’auteur des Gueux ; a adopté la coiffure nationale des pays qu’il vient de visiter : un bonnet d’astrakan lui descend jusqu’aux yeux, protégeant les oreilles. Et comme je m’empresse de présenter les hommages de l'Intransigeant au poète conférencier qui vient de répandre à l'étranger les richesses de notre littérature nationale, M. Jean Richepin m’invite à l’accompagner en automobile. Avec une extrême bonne grâce il se prête à mon interrogatoire.

— Oui, mon voyage est fécond en souvenirs. Trop... trop de souvenirs, j’en ai la tête bourrée et quand, je veux les évoquer...

Quels admirables pays je viens de parcourir !

La Russie surtout. J’ai vu, malgré la rapidité de mes randonnées, tout ce que l’on pouvait voir. Ma première étape fut Paris-Moscou. Moscou ! Quelle ville féerique et chatoyante avec son architecture originale, ses dômes dorés, ses flèches et ses toits ! Une chose qui m’a vivement intéressé à Moscou fut l'école d’art décoratif Baguemoff. Des donnes de la plus haute aristocratie s’y trouvent mêlées, pour travailler à des jeunes gens du peuple, âgés de douze à quatorze ans. Ils y façonnent de bien jolis objets d’art : statuettes, bibelots, reliures, gravures...

Après Moscou, je me rendis à Saint-Pétersbourg. J’y arrivai le même jour que M. Delcassé, mais son train ayant eu du retard, notre ambassadeur ne débarqua dans la capitale que l'après-midi. Néanmoins, le soir même, le diplomate français assistait à ma conférence, et cela m’a été très sensible. Pétersbourg est aussi une ville de grand caractère et m'a frappé. J’ai vraiment une vive admiration pour ce pays russe ! Tout le monde y parle français et les manières, mêmes, sont françaises, ! Et quoique cela puisse paraître curieux de la part de l'auteur des Blasphèmes, ajouta le poète en riant, j’ai passé une nuit de la semaine sainte à assis ter aux services religieux que l'on célébrait en grande pompe.

– Et votre entrevue avec le tsar, {2} risquai-je alors, suis-je indiscret de vous demander ce qu’elle fût ?

– Par délicatesse et déférence pour le souverain qui m’a honoré d’une réception particulière, je ne vous rapporterai pas in extenso la teneur rigoureuse de notre entrevue. Sachez cependant que la conversation n’a roulé que sur des sujets politiques. L’empereur Nicolas m’a renouvelé tous les témoignages de son amitié profonde pour la France. Il ne m’a pas caché la vive satisfaction qu’il éprouve de voir M. Poincaré au pouvoir et m’a fait de notre Président l’éloge le plus flatteur, le plus élevé. Il m’a dit encore, montrant ainsi combien il s’intéressait aux détails de notre régime démocratique, qu’il admirait beaucoup le Président de la République française, assistant en simple académicien aux réunions des quarante.

Notre entretien a duré trente-cinq minutes et fut des plus cordiaux. Le tsar est vraiment un grand prince, d’une courtoisie affable, d’une douceur très avenante. C’est le type du vrai slave, blond, avec des yeux bleus, une voix chaude et un peu chantante.

L’empereur m’a semblé de plus grande taille qu’on ne se l’imagine habituellement par des reproductions de ses portraits.

Il n’y avait que deux audiences chez le tsar, ce jour-là : la mienne et elle du général bulgare Radko Dmitrieff, avec lequel je me suis trouvé pendant trois quarts d’heure dans la salle d’attente des audiences impériales. Comme Radko Dmitrieff ne parle pas le français et que j’ignore la langue russe, c’est le prince Troubetskoï qui, très aimablement, fit l’office d’interprète et dirigea notre conversation.

Après la Russie, je visitai Copenhague et Stockholm que je connaissais pour y être allé il y a quelque trente ans, et Christiana, où je me rendais pour la première fois.

Avant-hier je quittai la Scandinavie et j’arrive ce matin, ravi de mon voyage au-delà de toute mesure. J’ai vu, j’ai observé… Ah ! quelle fête pour les yeux et pour la pensée !... J’ai mangé les cuisines nationales des pays que je traversais, les réclamant quand on voulait me les éviter.

J’ai voyagé seul, ne voulant pas imposer aux miens les fatigues d’un si long voyage. Je repartirai demain soir pour l’Algérie et la Tunisie que je me propose de parcourir en automobile, toujours pour faire des conférences.

Je rentrerai en mai prochain et me reposerai tout ce mois. Puis je repartirai encore, pour l’Amérique du Sud, emmenant ma famille, cette fois. Et l’hiver prochain je retournerai en Russie…

– N’écrirez-vous pas vos souvenirs ?

– Si, je me propose de le faire sitôt que mes occupations me le permettront…

Mais il était temps que nous laissions quelque repos à M. Richepin, qui nous faisait oublier, par la bonne grâce de sa causerie charmante, que nous étions en train d’imposer une conférence nouvelle à l’éminent écrivain.

Maurice Montabé.

Jean Marnold, « Opéra-Comique : le Carillonneur », Mercure de France, 16 avril1913, p.858-861.

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Opéra-Comique : Le Carillonneur, pièce en 4 actes et 7 tableaux d’après le roman de Georges Rodenbach, poème de M. Jean Richepin, musique de M. Xavier Leroux. — Les Grands Concerts.

On conçoit certes aisément que l’évocation de Bruges-la-Morte ait pu séduire à priori un musicien, et on féliciterait volontiers M. Xavier Leroux d’avoir subi le charme un peu morbide, mais de poésie pénétrante, d’une ambiance dont Georges Rodenbach cultiva l’envoûtement passionné. Cependant il est permis de douter que le Carillonneur, qu’il choisit pour prétexte, fût un sujet bien pertinemment favorable à la transposition dans la scène lyrique. Spécialement depuis l’invasion des véristes, on n’a que trop souvent l'occasion de déplorer l’indigence ou l'inanité psychologique des livrets proposés sous l’étiquette de « drame musical ». Avec le Carillonneur, ce serait presque le contraire. Tout ici n’est que psychologie, et psychologie fort complexe, exigeant quasiment pas à pas une sorte d’analyse fouillée, délicate, subtile parfois jusqu’à la ténuité, qui n’est guère accessible qu’au roman. Au théâtre, et dans la plus heureuse adaptation, il faudrait qu’on ne perdît pas le moindre mot des paroles chantées avec accompagnement d’orchestre, afin de comprendre et de suivre les phases du vertige d’amour où succombent Joris et Godelieve. M. Leroux jouait ici la difficulté insurmontable. Sans doute, il pourrait objecter l’exemple de Pelléas. Seulement il y a un tas de différences. D’abord, que l’aventure de Pelléas et Mélisande est de l’humanité toute nue : deux êtres jeunes et beaux, enfiévrés peu à peu de l’insue joie de vivre, y accomplissent Inconscients leur destinée fatale. La psychologie du Carillonneur s’encombre de scrupules, de mysticisme, de remords, et échapperait difficilement à quelque ratiocination. Par ailleurs, la matière de l’action en est hybride ; l’intérêt s’y veut à la fois partager et confondre entre Bruges-la-Morte et les héros du drame. A la scène, le danger est qu’il en résulte une impression de placage artificiel ; il y manque le temps de nous {858} présenter des gens si fortement enracinés ; de nous montrer la lente cristallisation des divers caractères dans un milieu particulier, exceptionnel, où nous nous trouvons transportés impromptu ; de nous suggérer une connexion qu’on prétend essentielle autrement que par le secours impuissant d’un décor qui n’apparaît que pittoresque. Enfin le plus grave défaut peut-être du sujet était que son tragique dénoûment soit irréalisable au théâtre. On n’y pouvait guère représenter commodément Joris pendu au battant d’une cloche, où son cadavre balancé sonne un glas étouffé, lugubre. Si bien que Godelieve, qui prie désespérée à quelque cinq cents mètres de là parmi la procession des béguines, est obligée de s’écrier pour conclure : « Oh ! je devine !... —Vision hideuse. Je te vois. — C’est le chant de sa chair, cette voix, — De sa chair que meurtrissent les cloches ! ... » Et comme on ne comprend pas grand’chose à ce qu’elle chante et qu’un pareil genre de suicide est assez peu commun pour n’être pas aussi facilement « deviné » par tout le monde, il s’ensuit que la pièce se termine par un rébus indéchiffrable à la plupart des auditeurs ignorant le livret ou la notice explicative du programme. Néanmoins il pourrait bien sembler qu'il y eût dans le Carillonneur la substance d’un drame humain et de couleur locale savoureuse, participant plausiblement de Pelléas et des Maîtres-Chanteurs. Même sans le génie d’un Wagner ou d’un Maeterlinck, il était peut-être possible d’en abstraire une tragédie ingénument touchante, déroulant le douloureux conflit des âmes dans le cours d’une action vivante et homogène, harmonieusement cohérente en ses contrastes que, comme Nuremberg ailleurs, enclôt et synthétise ici Bruges-la-Morte. M. Xavier Leroux, par malheur, pour en confectionner le poème, s’adressa à M. Jean Richepin, de qui la sensibilité offre assurément fort peu d’analogie avec celle de Rodenbach, et dont l'impéritie dramaturgique s’attesta par surcroît désastreuse en la circonstance. Si la tâche, à la vérité, était à cet égard difficile, on n'aurait tout de même pas imaginé que ce vétéran du théâtre ait pu sans embarras atteindre à un tel comble de la maladresse. Les tableaux se succèdent découpés, on dirait, au petit bonheur, déséquilibrés, tantôt pleins jusqu'à en crever, tantôt vides. Le premier, chez Van Hulle, est gonflé d’une exposition touffue, brutalement hâtive et superficielle. Le second, sur la place du beffroi, avec la foule rassemblée pour élire le carillonneur, fait l’effet d’un hors-d’œuvre oiseux, évoquant Nanterre et ses pompiers bien plutôt que Bruges-la-Morte. Le dernier, sur le quai du Béguinage, se résout en cortèges et en déclamations dans la rue. Depuis la répétition générale, on a heureusement supprimé l’insipide tableau de l’église. Entretemps s’intercalent et s’enchaînent assez gauchement, dans la monotonie d’un décor identique, les trois scènes d’amour ou d’angoisse de Joris et de Godelieve jusqu’au {860} retour de Barbara. Et tout cela se suit quasi sans se toucher, incohérent et disparate, dépourvu même, faute d’un autre lien, de commune atmosphère. M. Jean Richepin était évidemment peu qualifié pour créer celle rêvée par le chantre de Bruges assoupie, mais du moins eût-il pu condescendre à se donner la peine d’essayer de faire œuvre d’artiste. Le livret du Carillonneur paraît avoir été bâclé par-des sous la jambe avec un assez déconcertant mélange de négligence et de préciosité. Il est farci de vers de mirliton, de lieux-communs sertis de rimailleries çatullines, et débite un inépuisable flot de banalités pimentées de pétarades grandiloquentes. Le programme nous avertis sait qu’en réponse à la requête de M. Xavier Leroux la famille de Rodenbach avait posé la préalable condition que le récit de l’écrivain passât directement de sa forme originale dans la forme musicale ». M. Richepin s’est chargé de rendre ce récit méconnaissable, le dépouillant totalement de sa psychologie comme de son ambiance, en altérant jusqu’à l’intrigue, pour en fabriquer un mélo quelconque, confus, éparpillé et somnifère, délayé de la plus puérile et creuse rhétorique. Les discours qu’il prête à ces créatures en font d’assez niais, sinon grossiers pantins. En vérité, on ne s’explique guère que Mme Anne Rodenbach ait pu non seulement accepter ce livret, mais se sentir enthousiasmée par le Carillonneur au point de proclamer, dans une lettre ouverte à M. Xavier Leroux, que « la beauté de Bruges s’en trouvait augmentée ». Il est vrai que le destinataire de la missive est le compositeur. Le compliment pourtant n’en étonne pas moins à cet égard qu’à l’autre. Le tempérament de M. Xavier Leroux apparaissait à priori aussi éloigné que celui de M. Richepin de la sensibilité qui fut celle de Georges Rodenbach. L’événement, n’a pas manqué de confirmer fâcheusement l’incompatibilité prévue. La musique du Carillonneur s’atteste remarquablement adéquate au j livret qu’elle illustre, rivalise avec lui de grossière incompréhension psychologique, de fausse emphase, de fadeur et de banalité lamentable, sans que ce verbiage sonore comporte un seul instant la moindre compensation spécifique. L’art de M. Leroux n offrit jamais en soi quelque perceptible intérêt ; il laisse unanimement l’impression de quelque chose d’étrangement oiseux, de quoi la raison d’être échappe, dont la cause et les tins demeurent une énigme. Pourquoi M. Xavier Leroux écrit-il de la musique ? Pourquoi cette musique est-elle imprimée et jouée ? Ce sont là d’inscrutables ! autant d’ailleurs qu’indifférents mystères. Rarement l’impression | s’imposa aussi forte qu’à l’audition de ce Carillonneur. En composant sa partition volumineuse, M. Leroux a manifestement fait un effort, mais qui malheureusement n’aboutit qu’à démontrer sa parfaite impuissance. L’inanité de sou métier égale la vacuité de sa verve. On n’est vraiment pas nul à ce degré. La bonne volonté {861} des interprètes s’évertua vainement parmi tout ce fatras de fastidieuse incohérence. La mise en scène elle-même eu apparut suffisamment gênée pour contribuer au désastre et, à ce point de vue, le concours des carillonneurs en particulier, à propos duquel il eût été si licite pourtant de se souvenir de Wagner, ne fut pas moins cruellement raté que par le musicien. D’un bout à l’autre, on avait bien du mal à se croire à l’Opéra-Comique. On rencontra rarement en cet en droit spectacle aussi glacial, décoration aussi terne, malingre et peu évocatrice, évolution, attitudes et gestes aussi conventionnellement contournés. On ne put que bâiller sans rémission.

Mai

Henri Postel du Mas, « M. Jean Richepin et la loi de trois ans », Gil Blas, 6 mai 1913, p. 3.

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Après quelques déclarations de principe établissant son amour de la jeunesse — de la jeunesse qu'il n'a pas encore quittée quoiqu'il en dise — M. Jean Richepin a esquissé une critique rapide de la génération qui nous a précédés. Car M. Richepin faisait hier une conférence patriotique aux jeunes auditrices de l'Université des Annales, et c'est à propos de l'amour de la Patrie que le poète — pourtant résolument indulgent — reprochait à nos aînés certaine paresse, certain manque d'enthousiasme.

Entre temps, parlant de la littérature qui s'introduisit en France après la guerre, littérature qu'il admire d'ailleurs, M. Richepin fit quelques constatations piquantes : pour lui, Tolstoï a trouvé dans les quarante premières pages de la Chartreuse de Parme de Stendhal l'essentiel de sa description de la guerre. Dostoïewski n'eût pas existé sans Balzac et Ibsen lui-même procède de Villiers de l'Isle Adam.

Quant à Jean Richepin, si nous en croyons son aveu, — et il faut l'en croire — ses maîtres vénérés sont Villon, Rabelais, Bossuet. — mais certainement, Bossuet — Boileau, et Verlaine, Verlaine qui descend en ligne directe de La Fontaine.

Le conférencier, après cet essai de critique littéraire, parla de nos jeunes gens, de ceux qui seront demain des hommes. Il les voit avec sympathie, avec confiance ces jeunes gens. Il espère qu'ils vivront comme vivait Sophocle : en lettrés et en athlètes.

En tous cas, il a rendu Hommage à ceux qui, au mépris de leurs intérêts personnels, ont accepté et acclamé la perspective de rester un an de plus sous les drapeaux. M. Jean Richepin a lu plusieurs poèmes pour illustrer sa conférence. Il a été fort applaudi.

Henry Postel du Mas.

Ch. René-Garnier, « Médéa, Patrie de Jean Richepin », Comœdia, 6 mai 1913, p. 5.

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Au mois d'octobre de l'année 1848, un médecin-major et sa jeune femme gravissaient, au trot de leurs chevaux, la côte assez rapide qui grimpe de Blida, — la ville des roses, - à travers les pittoresques gorges de la Chiffa, jusqu'à Médéa, — la perle du Nador, — située à neuf cents mètres d'altitude.

A cette époque, le petit chemin de fer qui escalade aujourd'hui ces pentes, tantôt très boisées, tantôt complètement dénudées, n'existait pas encore. Force était donc aux voyageurs qui ne se souciaient pas de se frotter à des Arabes plus ou moins « habités », dans la vieille, patache où Tartarin de Tarascon voyagea, sans le savoir, en compagnie de Bombonnet, de faire la route à cheval ou à mulet.

Le jeune couple chevauchait donc gaiement lorsque, brusquement, la jument que montait la gracieuse amazone fit un écart et glissa jusqu'au fond du ravin. Par miracle, la jeune femme resta accrochée à un arbuste, au bord de l'abîme et son mari put la tirer de là, plus morte que vive.

On transporta péniblement la « rescapée » jusqu'à l'hôpital militaire de Médéa, dont son mari venait de prendre la direction, et là, grâce à des soins affectueux et vigilants, elle se remit lentement. Cinq mois après cet accident, le 4 février 1849, la jeune femme mettait au monde un beau bébé : c'était Jean Richepin !

De sorte que sans l'arbuste providentiel des gorges de la Chiffa, la France ne pourrait pas s'enorgueillir, aujourd'hui, d'un de ses plus grands et plus purs poètes. C'est le cas de dire, avec les Arabes, le mot fataliste « Mektoub ! »

C'était écrit !

Jean Richepin ne fit pas un long séjour à Médéa, Son père ne tarda pas à rentrer dans la métropole et c'est au lycée Napoléon, à Paris, qu'il commença ses études.

Malgré tout, l'Algérie peut revendiquer fièrement le poète de la Chanson des Gueux, comme l'un de ses enfants. Elle le doit, car il faut à ce jeune pays des liens solides qui l'attachent à la mère patrie, et l'Algérie a besoin d'avoir ses « grands hommes » qui soient, en même temps de « grands Français ». Il est indispensable que les Algériens aient leurs « gloires » locales mais françaises.

Dans une poésie Inédite qu'il m'a donnée, Jean Richepin a raconté ainsi sa naissance :

Fils de soldat ayant des tentes pour maisons.
Du temps qu'on guerroyait encore en Algérie,
Mon enfance nomade et libre fut fleurie.
D'aventures sans nombre au gré des garnisons,
Et la grande route est ma véritable patrie.
Comme il faut cependant qu'on naisse quelque part
Et qu'on ait sa première étape d'où l'on part.
J'ai donc la mienne ainsi que vous avez la vôtre,
Semé dans un endroit, récolté dans un autre,
C'est à Paris, et j'en suis fier, qu'on me créa,
Mais quand je vis le jour, c'était à Médéa.

Et si Jean Richepin, auquel la France Nouvelle vient de faire un accueil triomphal — une véritable apothéose — est fier de sa patrie, au moins autant que de Paris, la grande ville de sa « création »

Médéa est le pays natal rêvé par un poète.

C'est une coquette cité qui a toutes les séductions de l'Orient et tout le charme de l'Occident. On dirait un coin de Tunis enchâssé dans un faubourg de Besançon. C'est une sous-préfecture du Jura arrangée à la mauresque. Amalgame très pittoresque.

Enfouie dans un nid de verdure et de fleurs, entourée de toutes parts de vergers et de vignobles — on récolte là l'un des meilleurs vins d 'Algérie ! — habitée par une population de cultivateurs arabes et européens, braves gens paisibles et accueillants, Médéa est un coin de terre où il fait bon vivre. Et le ciel bleu d'Afrique, dans lequel rayonne le bon soleil bienfaisant, se voile quelquefois de gris sale, comme à Paris, et parfois la terre se couvre d'hermine.

Mais, dès le mois d'avril, c'est un enchantement. Car contrairement à ce qui se produit — en bas, dans la plaine, les Médéens connaissent la douceur exquise du « printemps qui commence ». C'est une joie que ne connaissent pas ceux qui vivent dans les régions :

Où rayonne et sourit, comme un bienfait de Dieu
Un éternel printemps sous un ciel toujours bleu !

Ce sempiternel plafond azuré finit à la longue par devenir fastidieux !

Mais, à Médéa, on ne connaît pas cette monotonie céleste. Et, quant à la neige des pays de brume succède bientôt celle des pétales odorants des pays de soleil, la patrie de Jean Richepin ressemble à quelque radieuse Parisienne, — une Gabrielle Robinne, — qui se serait habillée en Orientale et qui aurait répandu sur sa chevelure d'or les plus capiteux parfums des sultanes.

Et n'est-ce pas vraiment une jolie attention de la Providence que d'avoir donné, comme première étape de sa route accidentée, à ce vaillant « Chemineau de l'Idéal » qu'est Jean Richepin, cette coquette petite ville, riante et parfumée, d'un pays méditerranéen, au firmament duquel brille le même soleil que celui de l'Attique.

Et, si notre vibrant aède est, par son esprit, ses aspirations et ses goûts, un descendant direct de Solon, de Périclès et d'Euripide, qui sait si, dans ce génie, on ne pourrait pas retrouver quelque influence, de cette naissance, si accidentelle qu'elle ait été, au bord de l'incomparable Méditerranée aux flots, berceau, de l'humanité pensante.

CH. RENÉ-GARNIER.

Émile Serres, « Jean Richepin en Algérie », Les Annales politiques et littéraires, 11 mai 1913, p. 410.

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Nous recevons, par nos abonnés d'Afrique, des nouvelles de Jean Richepin, qui vient d'achever son voyage triomphal à travers la Tunisie et l'Algérie.

Il a reçu l'hommage, qui doit lui être particulièrement doux, des poètes. Partout, des pièces lyriques lui ont été offertes, en même temps que des fleurs à la gracieuse Mme Jean Richepin.

Le courrier m'apporte une vingtaine de sonnets à lui dédiés. Nous ne pouvons les citer tous. Celui de M. Peretti, de Mahdia, intitulé Salut Lointain, est charmant. Celui-ci, de M. Louis Galard, officier de l'intendance à Blida, donnera une idée de l'accueil fait à l'illustre conférencier :

Un jour, là-haut, sur le djebel qui se profile,

Encerclant l'horizon de ton pays natal,

Ton front resplendira sur le haut piédestal,

Par-dessus les clameurs de notre tourbe vile.

Poète, auparavant, partout, de ville en ville,

Et dans l'immensité du ciel oriental,

Jette royalement tes strophes de métal,

— Pendant que devant toi l'humanité défile.

Tristement, nous vivons sans contempler « la mer »,

Avec un cœur tremblant, avec un cœur amer,

Dans la crainte des dieux, le besoin des « caresses ».

Viens donc nous emporter en un élan fougueux,

Vers les vrais « paradis » dont tu sais tes ivresses !

Nous aimons ta « chanson », car nous sommes des gueux

Louis GALARD.

Voici, d'autre part, le récit de la réception faite à l'illustre poète par sa ville natale :

Jean Richepin à Médéa, sa ville natale

Ce fut l’une des plus radieuses parmi les journées de ce radieux printemps africain. Dès le matin, toute la population de la petite ville était en liesse. Les écoliers, en rupture de classe, se réjouissaient moins peut-être de la venue du maître que du bon tour qu'ils jouaient à leurs professeurs rivés, bien malgré eux, à leur chaire ; car l'autorité académique, qui ignore, sans doute, Jean Richepin, a décidé qu'on ne chômerait pas ce jour-là.

Cependant, l'impatience gagnait la foule ; et comme l'heure sonnait où le poète était attendu, l'un d'entre nous s'élançait aux nouvelles de toute la vitesse de sa « douze chevaux ». Il revenait bientôt, annonçant que l'hôte arrivait, retardé dans sa course par le charme sauvage et prenant des gorges de la Chiffa, par l'harmonie mugissante du torrent dont les eaux limoneuses servirent à son, baptême. Car Jean Richepin nous l'a raconté : il était encore dans le sein de sa mère ; l'antique patache qui transportait sa famille d'Alger à Médéa versa dans le ravin et, en relevant sa femme évanouie, le père du poète s'écria :

— Enfant, souviens-toi plus tard que c'est en ce lieu que tu fus baptisé.

Enfin, le voilà ! On le conduit devant la plaque de marbre entourée de lauriers qui — en attendant le bronze destiné à perpétuer son souvenir — rappelle qu'il « est né ici ». Il écoute une harangue éloquente et émue. Et il répond ; tout se tait, les yeux se mouillent ; les poitrines halettent ; la foule « fruste » et ignorante a vibré ; séduit par la magie du verbe, par la sublime splendeur de la pensée, l'auditoire se transforme, se hausse au niveau du maître, devient digne de lui. Et une acclamation sans fin s'élève de ces cœurs où il a versé l'enthousiasme.

Puis, c'est le banquet, le repas offert à l'enfant qui, certes, ne fut jamais un enfant prodigue, mais qui, glorieux chemineau de l'art, vécut si longtemps loin de nous pour accomplir ses destinées. Mais il est revenu ! Mektoub ! « C'était écrit ! » Et l'on se réjouit ; c'est une fête de famille où l'on rit, où l'on s'embrasse tout en vidant les coupes de vin du Nador au subtil parfum. Mohamed Sabaoui, le poète musulman, veut lui dire son admiration, mais l'émotion l'étreint ; les paroles qui, d'ordinaire, jaillissent faciles et imagées de ses lèvres s'étranglent dans un sanglot... Mais notre poète a tressailli ; il dit son rêve ; il voudrait pouvoir chanter un jour la France nouvelle, la France qui naîtra de l'union féconde de ceux qui, jadis, se combattirent avec une loyale ardeur et qui, réconciliés) aujourd'hui dans une mutuelle estime, se tendent les bras, veulent s'étreindre, puis se fondre dans un commun amour de la grande patrie.

Et c'est la fin ! Ce sont les adieux, ou, plutôt, — Jean Richepin nous l'a promis, — l'au revoir. Nulle tristesse ; la beauté d'un pareil jour ne s'en accommoderait point. Et, tandis que le poète s'éloigne, chacun s'en retourne avec de généreuses illusions au cœur.

EMILE SERRES.

Jean Barrot, « M. Jean Richepin à la Renaissance », Excelsior, 15 mai 1913, p. 8.

Samedi prochain, à 4 h.1/2, Jean Richepin fera une conférence à la Renaissance. Telle est l'information sensationnelle que l'on nous communique aujourd'hui officiellement. C'est une nouvelle victoire — victoire hautement, littéraire pour la direction de Mme Cora Laparcerie et de Robert Trébor — que d'avoir décidé l'illustre académicien à venir, au retour de ses voyages triomphaux à travers l'Europe, faire, une fois de plus, acclamer par ses admirateurs son incomparable talent d'orateur.

Le sujet de sa conférence sera l'un de ceux qui sont le plus familiers à Jean Richepin : la mer : paysages et gens de mer, matelotes — le grand poète récitera lui-même quelques-uns/de ses plus beaux poèmes. A cette matinée, Mme Nelly, Maxims et M. Henri Albers prêteront leur concours ; nous devons ajouter à ces noms celui de Mme Cora Laparcerie, qui chantera trois chansons de Jean Richepin. Prix des places : 4, 3, 2, 1 fr., 0.50. —

JEAN BARROT.

Juin

Anonyme, « Chronique du monde », La Semaine d’Avignon, 18 juin 1913, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews. Article recensé par Yves Jacq.

[…]

L’inauguration du buste de Paul Mariéton, le poète de la terre provençale, l’ancien chancelier du Félibrige, a eu lieu dimanche, à trois heures, dans le jardin de Florian, à Sceaux, où se trouvent déjà les bustes d’Aubanel, de Paul Arène, de Michel Sextius et de Deluns-Montaud.

La cérémonie, que présidait M. Jean Richepin et à laquelle assistaient nombre de personnalités méridionales de Paris, a été simple et émouvante. Après la remise du monument au nom du comité, par M. Adrien Frissant à la ville de Sceaux, le commandant Pilate, maire de Sceaux, a répondu en termes choisis ; puis, M. Jean Richepin a pris la parole, et, dans une improvisation brillante, il évoqua la figure de Mariéton, organisateur de fêtes admirables, poète platonicien et fidèle de la civilisation méditerranéenne. On donna alors lecture d’une lettre en provençal adressée le matin même par Frédéric Mistral à M. Adrien Frissant, directeur du « Provençal de Paris ».

Le poète de Maillane, le Maillanais, comme il dit, avait envoyé des rameaux de laurier dont on couronna le buste de celui que Mistral avait surnommé : « l’archichancelier du Félibrige ». Mlle Madeleine Roche, pour clore la cérémonie, lut de magnifiques strophes de M Joachim Gasquet, un jeune poète provençal, M. Bernard de Montaut récita le « Lion d’Arles, le poème de Mistral, qui se termine par le fameux envoi à Paul Mariéton, beau conquérant.

Anonyme, « Les propos du lanternier », La Lanterne, 21 juin 1913, p. 1.

M. Jean Richepin qui, depuis quelques années, semble vouloir former, à son profit, le trust des conférences, n'a pourtant pas, semble-t-il, trouvé dans cette fièvre d'activité de quoi satisfaire son âme généreuse et ses poumons puissants. M. Richepin estime qu'il ne parle pas assez. C'est pourquoi il songe à entrer au Parlement et veut solliciter, aux prochaines élections, les suffrages des braves gens du cinquième. Le programme de M. Richepin est vague, ce qui prouve que déjà M. Richepin connaît tous les secrets de la politique.

Le poète des Gueux se présente comme « candidat patriote et de solidarité humaine ».

Il n'y a pas encore à la Chambre de groupe « patriote et de solidarité humaine » Aussi M. Jean Richepin se résigne-t-il à faire un groupe à lui tout seul. Il siégera au plafond, comme Lamartine. Il se rangera parmi les « sauvages », ce qui convient à son tempérament. M. Jean Richepin n'a-t-il pas toujours été une sorte de révolté ? Il a blasphémé la religion, la société, la civilisation, que sais-je ? Il a blasphémé tout, sauf l'Académie française.

Et sauf le Parlement.

Là, il espère faire de la besogne utile. D'après ses déclarations, il semble qu'il suivra une politique d'extrême-gauche, toutes les fois qu'il ne pratiquera pas une politique d'extrême-droite. Les extrêmes se touchent.

Et, d'ailleurs, Pégase a des ailes. On ne saurait demander à un poète de se mêler aux discussions terre-à-terre du commun des parlementaires. C'est ce que M. Richepin expliquera aux électeurs du cinquième. Qu'en penseront-ils ? Seront-ils fiers de continuer la tradition, qui veut que toujours un petit nombre de poètes s'occupent de politique ? Lamartine, Victor Hugo. Au quartier latin, où M. Jean Richepin, normalien plutôt indiscipliné, fut populaire, on ne pourra que l'accueillir avec douceur. On se souviendra que Platon couronnait de roses les poètes. On couronnera M. Richepin de roses. Mais, après cette cérémonie, Platon les flanquait à la porte de la République ! Les électeurs du cinquième pousseront-ils le platonisme jusque-là ? M. Jean Richepin la trouverait mauvaise. Il n'a jamais aimé le platonisme, ses vers le prouvent. Délivrez-nous, dit-il,

…des amours platoniques
Ce qu’il me faut, à moi, ce sont des plats toniques !

Et, sans doute, espère-t-il les trouver à la buvette de la Chambre…

Juillet

Laurent Tailhade, « Plaisir d’été », Comœdia, 22 juillet 1913, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

[…]

M. Jean Richepin, de l'Académie française et du Touring Club, ridiculisa jadis ce parangon de toutes les vertus. L'auteur des Blasphèmes répandait alors son irrévérence oratoire sur les objets les plus divers, depuis M. de L'Être jusqu'aux épiciers de qui naissent les poètes. Depuis, Jean Richepin s'est grandement assagi. La flanelle de Pécuchet couvre son torse d'écuyer. Il a si peu gardé le mépris des lois qu'il ne demande qu'à législater aux prochaines élections. Nul ne doute qu'avec ces doctrines émollientes un respect ne lui soit venu pour le pêcheur « vierge et martyr », car la pêche à la ligne représente une incarnation de la moralité publique, de la vertu sociale, que dis-je ? de toutes les vertus domestiques si chères désormais au pseudo-tzigane repenti… et baptisé.

Au surplus, en dehors d'Oppien et du poète auquel nous devons les strophes sur le petit vin des Batignolles, bien des motifs encore font aimer le doux rêveur que, près des claires fontaines, arme la tige des roseaux. N'a-t-il pas, en effet, le secret et la tradition vénérable d'un sport qui, seul, donne à l'artiste, au savant, au travailleur, un repos bienvenu, qui lui permet de vivre une journée entière sans importuner qui que ce soit, en déclamant sotto voce, des vers même latins, avec, pour unique auditoire, les grenouilles attentives sur les nénuphars au cœur d'ivoire et d'or.

Août

Bing, « Jean Richepin, candidat à la Chambre », La Vie douaisienne, 2 août 1913, p. 1.

Fonds Yves Jacq.

On apprendra sans grande surprise que M. Jean Richepin – que le Lycée de Douai s’honore d’avoir eu comme élève – projette de poser sa candidature à la Chambre des Députés. Si pendant longtemps, en effet, les poèmes, les romans et les drames de M. Jean Richepin avaient seuls fait sa gloire, voilà que depuis une dizaine d’années il s’est révélé au public comme un puissant orateur. Nous disons bien, « orateur », et non conférencier, et en ceci nous sommes d’accord avec M. Jean Richepin lui-même.

Dans sa villa de Passy, entourée d’arbres et de silence, il nous répétait encore l’autre jour que les nombreuses conférences qu’il a faites à Paris, en province, à l’étranger, n’avaient été des conférences que de nom. Au vrai, M. Jean Richepin monte d’ordinaire à la tribune sans avoir aucunement préparé sa harangue. Il sait bien son sujet, voilà tout. Mais c’est dans les yeux de ses auditeurs qu’il s’inspire et c’est avec leur émotion, leur élan ou leur résistance qu’il compose ses arguments : le développement de tout son discours dépend de la sensibilité de son auditoire. C’est la caractéristique de l’orateur né.

Or des hommes politiques notoires l’ayant entendu lui dirent qu’il était bien dommage que cette force oratoire ne fut pas mise au service de l’œuvre parlementaire, laquelle, idéalement au moins, est une œuvre nationale. On le lui redit souvent, et peu à peu, M. Jean Richepin y songea. Et voilà qu’il s’en fut en Corse et que là, il parla de Napoléon comme il sait en parler, avec tendresse et fougue, avec adoration et violence. Depuis ce jour, la Corse l’a adopté, et où qu’il aille, il voit venir à lui des Corses qui déclarent : « Nous sommes venus saluer « notre » grand ami ! »

– Naturellement, nous dit le poète, parce que j’ai voué à Napoléon une vénération de discipline, on dit de moi depuis quelques temps que je suis un bonapartiste. Je suis peu sensible à cette innocente calomnie. Pourtant je riposterai toujours en affirmant qu’on se méprend, que je suis napoléonien et non pas bonapartiste, que ceci n’est pas cela, et que j’admire en Napoléon le propagateur, à travers le monde, des grandes et fécondes idées de la Révolution française.

Et même assis dans son calme cabinet de travail, son torse élégant et fort adossé à une cathèdre sculptée et coloriée, même au cours d’une conversation presque familière, M. Jean Richepin, en évoquant l’image de son dieu, a cet accent grave, chaud et vibrant qui fait de lui l’incomparable orateur que nous disions tout à l’heure, cet accent lyrique qui transforme les péroraisons de ses discours en hymne éclatant et rythmé.

Donc les Corses l’ont élu leur grand ami, et lui aime leur île magnifique et sauvage, qui serait riche si on le voulait, leur île où tant de trésors sont cachés. Il connaît toute la Corse et vous en énumère les ressources qu’il s’agisse de châtaignes ou de chemins de fer, comme un économiste complet. Mais il croit aussi que cette île verdoyante, au passé glorieux, a besoin d’un poète pour la représenter et la défendre contre les métropolitains, – et les Corses, qui ont l’âme épique, le croient certainement avec lui.

Or, voilà que M. Jean Richepin s’en fut ensuite en Algérie, qui est son pays natal, et que dans sa belle Médéah il parla, et qu’il parla encore dans les grandes villes de la superbe province africaine. Alors les Algériens lui demandèrent aussi de venir parmi eux pour les représenter et les défendre, car les Latins ont l’amour des belles phrases sonores, des sentiments héroïques et généreux. Et M. Jean Richepin a senti battre son cœur : ceux qui faisaient appel à lui n’étaient-ils pas un peu ses frères ? Il voit en eux les fondateurs d’un peuple neuf, d’une grande nation latine, où les Italiens, les Espagnols et les Méridionaux français s’uniront sous l’égide de la France. Il prévoit que dans une cinquantaine d’années, il y aura un langage formé de tous leurs langages mêlés. C’est une civilisation à son éveil, déjà prospère et qui deviendra magnifique… Sur les cultures, les industries, le commerce algériens, M. Jean Richepin est renseigné autant qu’un rapporteur du budget, et l’on devine qu’il met une certaine coquetterie à laisser voir que les chiffres ne lui sont pas des instruments hostiles.

Enfin, M. Jean Richepin rentrant à Paris y retrouvera des Corses, dont beaucoup habitent le quartier latin. Ils lui firent l’accueil qu’on réserve à ceux qu’on admire et en qui l’on a mis son espoir. Des Parisiens s’étaient joints à ces Corses pour lui dire : « Vous devriez vous faire élire député du quartier latin qui est comme votre seconde patrie, où la jeunesse des écoles vous connaît et vous aime depuis plusieurs générations. Un siège sera peut-être libre dans le 5e arrondissement, M. Paul Painlevé ne se représentant pas. Présentez-vous donc devant les électeurs de ce collège ».

Et M. Jean Richepin n’a pas dit non, mais il a dit aussi et il répète qu’il n’a pas l’intention de poser sa candidature contre M. Painlevé.

– On a déjà fait de moi, nous dit-il, un adversaire de M. Painlevé. C’est niais et c’est faux. Je connais Painlevé et j’entretiens avec lui des relations de bonne camaraderie. J’estime son esprit et j’admire en lui le savant. Dans la vie publique, je l’approuve moins, car, de même que les mathématiciens, en général, il a le travers de considérer l’existence comme une science exacte, ce qui est un crime contre la poésie des êtres et des choses. Mais enfin, Painlevé n’en est pas moins à mes yeux un savant qui honore son pays, et à aucun moment je n’ai eu l’intention singulière de le combattre…

Ainsi M. Jean Richepin est bien candidat à un siège législatif, mais il ne sais pas encore quelle circonscription il choisira. Il attend pour se décider que les nombreux amis qu’il compte parmi les hommes politiques illustres se soient concertés et lui aient fait connaître leur avis. Corse, Algérie ou quartier latin, il ira où on lui dira que le devoir est d’aller, car en chacun de ces lieux il y a du dévouement à dépenser, de grandes choses à dire et à faire.

– Mais, insiste-t-il, j’entends ne rien dépouiller de mes défauts. J’entrerai à la Chambre, si j’y entre, avec toute ma naïveté. Elle sera ma sauvegarde dans les moments difficiles. Je serai celui qui, selon une expression vulgaire mais que tout le monde comprend, « met les pieds dans la plat ». Je crois même que je pourrai déplaire parfois à ceux-là qui me sont chers. Je n’aurai comme objectif que la vérité. A ce labeur, il m’arrivera de dire des bêtises, beaucoup de bêtises peut-être. N’importe, j’aurai fait mon devoir. Je n’aurai aucun lien, aucune attache, aucun parti ne pourra prétendre à me faire agir ou parler. J’ignorerai l’esprit de parti et ne serai esclave que de mon idéal.

Ainsi nous parla M. Jean Richepin, qui comme on voit aspire à être un politique et pas du tout un politicien, et qui d’avance se réjouit d’avoir à combattre.

– Déjà l’on m’attaque, dit-il, les uns m’accusent d’être le candidat des prêtres, quand d’autres insinuent que je pourrais bien être celui du diable. On a annoncé qu’on afficherait sur la porte des maisons religieuses des extraits des Blasphèmes, mais « ceux de l’édition de Bruxelles, de l’édition expurgée ». Voilà qui donne le ton de la sottise des gens mal intentionnés. Il n’y a pas d’édition expurgée des Blasphèmes ni de la Chanson des Gueux, ni de Bruxelles ni d’ailleurs. Je ne renie rien, je n’ai jamais rien retiré de ce que j’ai écrit

 » Au surplus, ces polémiques ne m’effrayent pas. Quant aux réunions contradictoires si tumultueuses qu’elles puissent être, je les affronterai avec plaisir. Il m’est arrivé d’avoir devant moi un public – choisi, il est vrai – mais composé en parties à peu près égales de protestants et de catholiques. Cela se passait à Nîmes, où les « Annales » avaient organisé une conférence. Bien que je ne dusse parler que du « théâtre populaire », on m’avait recommandé d’éviter toute question qui pût toucher aux controverses confessionnelles. Cela m’avait excité à faire tout le contraire. Et je dis à mes auditeurs, que pour créer le théâtre populaire, il fallait une foi commune, et je fus conduit ainsi à juger leurs croyances respectives. Je leur dis des vérités, que sans doute, ils n’entendent pas souvent ; mais je les leur dis à tous. Je leur vantai enfin un Evangile nouveau, un Evangile des droits de l’homme, un Evangile d’union et de concorde, de générosité et de justice.

 » Tous m’applaudirent et par la suite, je fus loué également par la presse protestante et par la presse catholique. Je n’avais eu qu’un mérité, je leur avais dit la vérité. En sortant de la réunion où je venais d’étonner, de troubler ainsi mon auditoire, M. Jules Claretie, qui m’avait écouté, me dit : « Voilà un discours politique : c’est le vrai « discours de concentration ! » Ce sont là des besognes délicates et ardues, mais qui, vous le voyez, ne me déplaisent pas ».

Et nous avons laissé M. Jean Richepin plein d’enthousiasme et de vigueur, rêvant déjà du grand discours lyrique dont retentiront un jour, sans doute prochain, les murs du Palais-Bourbon

BING…

Septembre

Swing, « Le Tango sous la Coupole », Gil Blas, 12 septembre 1912, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

M. Jean Richepin s'est promis de nous étonner. Si nous en croyons les nouvelles de l'Institut, ces messieurs de l'Académie française, réunis hier, ainsi que chaque jeudi d'été, en nombre restreint, ont choisi leur collègue M. Jean Richepin pour faire, au nom de l'illustre compagnie, la lecture publique d'usage au cours de la séance solennelle des cinq académies réunies, le 27 octobre prochain. Jusque-là, rien de spécial : M. Jean Richepin est un éloquent orateur et méritait telle désignation flatteuse, encore qu'il n'assistât pas hier à la séance que présidait M. René Doumic et à laquelle n'étaient présents que quelques fidèles : MM. Frédéric Masson, Etienne Lamy, Paul Hervieu, Melchior de Vogué, Paul Bourget, Denis Cochin, Henry Roujon, Francis Charmes et Gabriel Hanotaux, qui s'occupèrent surtout de ce vieux dictionnaire de la langue.

Mais où commence le bizarre de l'aventure, c'est dans la suite de l'histoire : M. Jean Richepin, délégué par l'Académie, lira — paraît-il — devant tous les Immortels assemblés, une pièce de sa façon. Une pièce à l'Institut, c'est déjà pas mal, comme innovation surprenante, au lieu de l'habituelle harangue correcte et distinguée. Ce n’est pas tout : cette pièce, écrite par M. Jean Richepin en collaboration avec Mme Jean Richepin — s'il faut en croire les précédentes indiscrétions de l'auteur lui-même — s'appelle : le Tango et a pour sujet cette danse exotique dont les lecteurs de Gil Blas savent, mieux que tout autre public, les charmes troublants et les risques passionnels. Qu'on se rappelle l'enquête si curieuse parue dans ce journal : et l'édification sera complète.

M. Jean Richepin veut-il démontrer à ses collègues en immortalité les élégances et les agréments de cette danse que les vulgarités argentines et les libres manières de l'Amérique du Sud, habilement introduites chez nous, ont mise à la mode jusque dans nos meilleurs salons ? Ce serait, pour le tango tant discuté, le jour de gloire définitif, la consécration suprême : l'Académie écoutant et acceptant cette apologie, voilà qui dépasserait tous les prodiges que, dans sa carrière si diverse et si brillante, accomplit M. Jean Richepin.

Ou bien M. Jean Richepin compte-t-il protester, au nom des vieilles et charmantes traditions françaises, en faveur des pas adorables qui firent les délices de la belle société et qui caractérisaient si joliment la grâce de nos jeunes filles et la distinction de nos jeunes hommes ? Mystère ! Cruelle énigme. M. Jean Richepin, devenu très sportif après avoir été si magnifiquement poète, si splendidement lyrique, est porté vers la politique militariste et sera vraisemblablement candidat à la dépuration au prochain scrutin ; il doit avoir été frappé, séduit, conquis par les audaces troublantes du tango, et sans doute veut-il se consacrer à sa défense, à son apologie, à son triomphe ?

Attendons que soient précisées les singulières nouvelles académiques touchant cette dissertation, et souhaitons-nous, le jour où M. Jean Richepin lira le Tango, le plus beau spectacle l'année.

Octobre

F. Dumas-Vorzet, « M. Jean Richepin tient des propos graves sur le tango », La Presse, 26 octobre 1913, p. 1.

Ce document est extrait du site RetroNews.

La nouvelle que Jean Richepin, délégué de l'Académie française, ferait une communication sur le « Tango » au cours de la séance annuelle et publique des Cinq Académies, avait attiré à l'Institut, cet après-midi, une foule nombreuse.

De l'aveu même des huissiers, onques ne vit tant de pressantes sollicitations affluer dans les bureaux de M. Régnier. Certains n'étaient-ils pas persuadés, et on eut d'ailleurs toutes les peines du monde à les faire revenir sur leur erreur, que la charmante artiste, Mlle Eve Lavallière, exécuterait devant nos « immortels » les différents pas de la danse à la mode ! À deux heures, devant une salle archi-comble, le bureau de l'Institut de France, précédé par M. Va lois, président de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, fait son entrée, tandis que les tambours battent aux champs.

Le bureau s'installe.

Le premier, M. Valois, prend la parole et rend un éloquent hommage aux confrères disparus au cours de l'année. L'orateur termine en donnant un souvenir ému au docteur Lucas-Championnière qui vient de « mourir subitement et qui, au cours même de cet après-midi, devait prendre la parole, au nom de l'Académie des Sciences. Par un pieux sentiment, le discours du défunt n'a été lu en ses lieu et place par aucun de ses collègues : il fut seulement distribué.

Les discours

Au nom de l'Académie des Sciences morales et politiques, M. Henri Welschinger fit ensuite une intéressante et fort documentée communication sur « Napoléon et Tacite », après quoi AL Henry Lemonnier, délégué de l'Académie des Beaux-Arts, lut une notice sur « Girodet et les Héros d'Ossian ».

« A propos du tango »

Des applaudissements répétés saluèrent les orateurs : un grand silence se fit et M. Jean Richepin se leva. D'un voix bien posée, bien timbrée, il parla en ces termes : Afin de calmer certains étonnements, poussés jusqu'à l'effarement parfois, voire jusqu'à l'indignation, pour répondre à quelques sévères censeurs plus royalistes que le roi et nous rappelant la gravité sur la simple annonce de la lecture que j'allais avoir l'honneur de vous faire, souffrez que tout d'abord j'affirme combien le sujet de cette lecture, malgré les apparences contraires, non seulement n'a rien de fâcheux où risque de se ravaler votre attention bienveillante, mais se trouve plutôt être un des mieux appropriés qui soient à la solliciter, à la retenir, à lui être une intéressante et riche matière de réflexions en tout genre, et qu'il est digne de vous être soumis sans craindre un emploi futile de vos précieux loisirs, et que chacun de vous est préparé par ses études spéciales à nous y apporter des clartés inestimables, et qu'ainsi, en somme (pourquoi n'aurais-je pas l'audace de dire ma pensée entière?), le seul auditoire compétent devant lequel on puisse et l'on doive parler comme il convient à propos du Tango, c'est, essentiellement, une séance plénière réunissant les cinq classes de l'Institut. L'éloquent académicien se demande en suite quelle est celle des cinq académies qui est la mieux désignée pour s'occuper de la « danse nouvelle ». Sans doute, à première vue, semble-t-il naturel de décider que cette classe privilégiée est l'Académie des Beaux-Arts, de qui relève incontestablement la Danse, y compris le Tango. Et il va de soi que, si l'on s'en tient à la seule technique, la présente lecture réclame, non mon humble voix de profane, mais la voix autorisée d'un confrère appartenant à cette classe qui gouverne les Arts en général, et, donc, la danse en particulier, et, par suite, plus en particulier encore, le Tango. Tour à tour, Jean Richepin attribue à chacune des sections de l'Institut de France, le droit qu'elle peut revendiquer de discuter sur le « Tango ». Il dit même :

Il y a bien, dit l'orateur, une mathématique du Tango. Et voici qui me ramène, repentant et très humble, à celle des cinq classes de l'institut que j'ai presque failli oublier, et à laquelle j'en présente toutes mes excuses, et qui est la plus grave des cinq sans aucun doute, et qui par cela même semble bien la plus éloignée du Tango, et qui néanmoins aurait à nous révéler les plus étranges et les plus troublants arcanes, puisque, par sa Mathématique, le Tango appartient à l'Académie des Sciences.

Puis, parlant de l'origine du « Tango », le poète ajoute : 

Quant à l'origine étrangère du Tango, il est bizarre qu'on l’incrimine dans ce Paris si hospitalier où, tour à tour, ont fleuri la contredanse anglaise, la valse allemande, la mazurka polonaise, la polka hongroise, la scottish lithuanienne, la redowa tchèque et le boston américain.

Et M. Jean Richepin achève en disant que la France est comme la Grèce antique et que seule avec elle, elle reste le pays où la danse est nécessaire à la vie. — Il ne faut voir dans le « Tango » que le regain d'un amour tenace pour la danse dont on doit se réjouir. N'est-ce pas dans ce sentiment que le grand Coudé, pour prendre d'assaut l'imprenable Lérida, y fit grimper ses mousquetaires au chant des violons de Lulli ? Et, pareillement, n'étaient-ils point du même lignage, les vingt-cinq mille bonnets à poils d'Austerlitz qui enfoncèrent le centre ennemi au fifreli des fifres leur sifflant un zigodon ? Ah ! certes, ils l'aimaient, la danse, et ils savaient danser, tous ces héros ! Et voilà pourquoi, du temps où j'étais enfant de troupe, on avait raison de nous enseigner la danse conjointement avec l'escrime. C'est très applaudi que M. Jean Richepin a terminé son discours. La séance a été levée aussitôt après. Ce soir, nos « immortels » se réuniront en un banquet au Palais d'Orsay.

F. Dumas-Vorzet.

Albert Gorey, « M. Jean Richepin révèle à ses confrères la beauté du tango », Comœdia, 26 octobre 1913, p. 3.

Ce document est extrait du site RetroNews.

On ne reverra peut-être jamais, sous la Coupole, un 25 octobre comme celui-là…

Grâce au Tango de Jean Richepin, la séance publique annuelle de l'Institut de France, d'une pompe d'ordinaire si académiquement traditionnelle, est devenue hier la plus parisienne des journées que, de longtemps on ait vues sous la Coupole. Il faut remonter aux réceptions d'Edmond Rostand, de Maurice Donnay, de Jean Richepin lui-même, pour retrouver le spectacle que nous avons eu hier, car c'était bien un véritable spectacle qui se donnait dans le vieux Palais Mazarin et rarement grande première fut si courue.

Aussi, quelques instants après l'ouverture des portes, tout était-il rempli, des tribunes au centre, sous l'étouffant chaleur entretenue par un calorifère qui brûlait depuis trois jours et trois nuits.

La salle ? C'est l'assistance accoutumée des grandes séances académiques, depuis Mme Dieulafoy jusqu'à M. Francis de Croisset ; peu d'immortels, comme toujours : au total, les quarante étaient quatre : MM. Roujon, Mézières, Deschanel et d'Haussonville, à écouter leur confrère.

Peu d'habités verts aussi, en dehors du bureau^' où avaient pris place M. Noël Valois, président de l'Institut, qui avait à ses côtés M. Etienne Lamy, de l'Académie française, et MM. Bernier, des Beaux-Arts ; Cagnat, des Inscriptions, et Fagniez, des Beaux-Arts.

Nous serons forcément injuste, comme le public lui-même, qui, il faut bien le dire, pensait au Tango en écoutant le discours d'ouverture d'une si belle tenue de M. Valois, la fine critique de l'œuvre de Girodet par M. Lemonier, l'intéressante étude sur Tacite jugé par Napoléon, que détailla excellemment M. Welschinger.

Mais la parole est à M. Richepin, et il lui suffit de s'installer à la petite tribune des orateurs pour prendre pleinement possession de l'auditoire tout entier. De cette voix bien timbrée que tout Paris connaît, le geste aisé et si expressif, il commence, et ce sera, pendant une demi-heure, de multiples salves d'applaudissements, terminées par une suprême et interminable ovation.

Académique et pince-sans-rire, M. Jean Richepin commence par démontrer que, malgré les' apparences contraires, « le seul auditoire compétent devant lequel on puisse et on doive parler comme il convient à propos du Tango c’est essentiellement une séance plénière réunissant les cinq classes de l’Institut. »

L’Académie des Beaux-Arts n’est-elle pas toute désignée pour étudier la technique même de la danse ? Les archéologues des Inscriptions et Belles-Lettres ne sont-ils pas les seuls qui puissent suivre l’évolution du Tango à travers les âges ? N’y a-t-il pas une métaphysique et une mystique de la danse, que les philosophes des Sciences morales sont le plus à même de démêler ? Et l’Académie des Sciences, emme-même, n’arriverait-elle pas à démontrer que le Tango est la dernière survivance d’une de ces danses sacrées où les prêtres égyptiens et chaldéens figuraient les évolutions de l’Etre et en écrivaient pour les yeux es Initiés la formule mathématique ?

Ceci posé, M. Richepin s’applique à plaider la cause du Tango et à le laver des trois grands reproches dont on l’accable : son origine étrangère, son origine populaire et son caractère inconvenant.

– Inconvenant ? le Tango, proteste M. Richepin. Ah ! si, comme moi, vous l’aviez vu danser par des princesses ! C’est « un modèle de distinction élégante. » C’est le danseur qui fait la danse.

Le Tango vient de l’étranger ? Eh bien mais, et la contredanse anglaise, la valse allemande, le mazurka polonaise, la polka hongroise, la scottish lithuanienne, la redowa tchèque et le boston américain ?

Reste l’origine populaire du Tango, populacière même, disent certains moralistes farouches. Ici, l’auteur des Gueux, d’un geste large et d’une voix chaude, proteste et dit :

Et, au reste, apprenez ceci, puisque vous l'ignorez, à savoir que ces fameuses danses d'autrefois, ces aristocratiques danses de nos ancêtres, si jolies, si fines, si délicates, si gracieuses, ont toutes commencé aussi par être des danses populaires.
Toutes, oui, toutes, sont de naissance rustique : toutes sont d'anciens branles paysans, de vieilles Batteries inventées par des vilains, toutes, jusqu'au suave menuet, d'abord ronde campagnarde poitevine. jusqu'à la hautaine et charmante gavotte, mise à la mode par la reine Marie-Antoinette, et dont les premières cadences turent rythmées aux claquements des gros sabots chaussant les lourds gars de Bretagne.

Mais, et ce va être pour l'orateur l'occasion d'un véritable triomphe, M. Richepin, élargissant le débat, compare le Tango à la Pyrrhique, et, dans une belle envolée, il clame la vertu de « cette Pyrrhique, inventée par Pallas Athènè la sage, cette Pyrrhique exaltée que tous les jeunes gens d'Athènes, après la représentation des Perses d'Eschyle, se mirent à danser comme des fous toute la nuit,,par les places et les rues, et surtout devant les temples, où ils frappaient du poing sur les boucliers suspendus aux portes et redoublaient de sauts frénétiques, en criant éperdument : « patrie ! Patrie ! Patrie ! »

Tout le monde est debout ; c'est un tonnerre d'applaudissements. Un frisson secoue la salle.

Eût-on jamais pu penser que tant de grandes choses tenaient dans le Tango ?

LA SOIRÉE

Le soir venu, les membres de l'Institut se réunirent en ce dîner qui, par tradition, termine la journée du 25 octobre : une soixantaine de convives, parmi lesquels MM. Richepin, d'Haussonville, Valois, Charpentier, Widor, le prince Roland Bonaparte, Salomon Reinach, Cormon, etc…, etc…

Une soirée artistique, au programme fort bien composé, retint ensuite les académiciens qui ne ménagèrent leurs applaudissements ni à Mlle Jane Henriquez, ni à Mlle Henriette Renié, dont le succès se doubla par le septuor de harpe qu'elle dirigea ensuite.

La Paix chez soi terminait le spectacle, devant ce parterre d'immortels, ce fut un véritable triomphe pour Mlle Dussane, charmante de finesse dans le rôle de Valentine, et pour M. Dessonnes, excellent en Trielle.

Un jour de repos et les membres de l'Institut vont reprendre leurs austères travaux.

ALBERT GOREY.

Novembre

Léon Werth, « La Destinée de M. Jean Richepin », Gil Blas, 2 novembre 1913, p. 1.

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Je lisais alors les livres de la Bibliothèque Rose. Jusqu'au soir tombant, assis, devant la fenêtre, dans un petit fauteuil d'osier, je jouais avec les petites filles modèles, je caressais Cadichon et je tremblais de colère et de pitié, quand Mme Fichini giflait cette pauvre Sophie. Mais il y avait sur les rayons de la bibliothèque un livre défendu. Et sans doute les histoires contenues dans ce livre étaient semblables aux histoires que se racontent les grandes personnes, quand elles baissent la voix pour que les enfante n'entendent pas. On m'avait dit : « Il n'y a rien là-dedans d'intéressant pour toi. ».

J'en rêvais la nuit, de ce livre qui m'eût révélé un monde mystérieux ignoré des enfants. Et un jour que j'étais seul à la maison, je le pris, je l'ouvris, je le lus. C'était un semestre broché des Annales politiques et littéraires.

Et c'est ainsi qu'à l'âge de dix ans, je connus M. Jean Richepin. J'appris que M. Jean Richepin était une sorte de bohémien, de jongleur et de troubadour. J'admirais M. Jean Richepin, parce que je le supposais semblable aux acrobates du cirque et parce que, sans doute, il pouvait parler aux écuyères, qui sont agiles et qui sont roses entre toutes les femmes. Mais déjà je ne le confondais pas avec les nomades farouches, avec les romani et les roulottiers des vraies routes. Et je comprenais que si M. Richepin avait une roulotte, elle était confortable autant que celles où logent les propriétaires de carrousels, les forains patentés de la Haute Banque.

Beaucoup plus tard, j'appris que M. Jean Richepin avait écrit la Chanson des Gueux, j'avais seize ans. Personne ne parlait plus de ce livre. Mais je le trouvai dans une petite ville de province, chez le notaire. J'avais seize ans et déjà je savais ce que c'était qu'un gueux. Et je méprisai M. Jean Richepin, le Roybet des Gueux.

* *

Je n'ose insister sur cette vieillesse de ténor ou de professeur de danse. Je n'ose railler cet homme, qui, à l'âge où les grands artistes commencent à deviner leur art, enseigne la philosophie aux jeunes filles oisives et la danse aux académiciens qui n'ont pas écrit.

C'est trop facile. Je réserve mon indignation à ceux qui opposent l'académicien d'aujourd'hui au réfractaire d'avant-hier, à ceux qui, tenant M. Jean Richepin pour un loup, lui reprochent d'être devenu berger.

Un réfractaire. Admirez plutôt en lui la continuité d'une vie sans surprises. Il passe tout naturellement des figures de la vieille rhétorique aux figures du tango. Et la Cour des Miracles, où il promena sa jeunesse, n'est que la cour de l'Ecole Normale supérieure. M. Jean Richepin est le plus parfait élève de la vieille école, de celle qui formait indistinctement des journalistes pour la rubrique de la politique étrangèrie ou la rubrique des nouvelles à la main.

Toute sa vie, il compila alternativement le Gradus ad Parnassum et le dictionnaire de la langue verte. Il est de cette génération de professeurs qui s'enorgueillissaient de ne rien savoir et dont la disparition désespère à ce point Agathon, qu'il se fût suicidé, si l'espoir ne lui restait de mourir en quelque expédition coloniale. Des divertissements scolaires de M. Jean Richepin, seul un paléontologiste pourrait aujourd'hui s'occuper sans dégoût.

Je le plains. Et si jamais il lui arrive d'être seul avec lui-même, peut-être cette pitié lui sera-t-elle plus douce que les éloges académiques dont on récompense ses allocutions aux jeunes filles et aux académiciens. Il est la victime de toutes les erreurs d'une époque.

Sans doute, il crut à la gloire, telle que l'inventa le Second Empire. Un aréopage de gens d'esprit la distribuait. Et la célébrité qui se créait chez Tortoni se répandait jusque chez les Peaux-Rouges. Et ce fut ainsi, longtemps après la guerre. Le poète dans sa mansarde rêvait d'être aussi connu que Sarah Bernhardt. Ce fut une profession que d'être Célèbre et une solidarité mystérieuse unissait les « notabilités ». Les philosophes dînaient avec les danseuses. Plus tard, quand la publicité eut à son image grossi la renommée, ce fut avec le singe Consul, le singe le plus célèbre of the World, que soupèrent les savants, les ministres, les poètes et les métaphysiciens.

Et pour être célèbre, il fallait étonner ou plaire. On apprenait à écrire, comme un rat apprenait à danser une danse d'Opéra.

C'est ainsi que M. Jean Richepin écrivit la Chanson des Gueux et donna des pièces de théâtre aussi héroïques que celles même de M. François Coppée.

Et il est de la génération des réalistes ! Et l'on se demande à quelle époque de notre littérature appartient M. Jean Richepin. Par quelle infortune n'a-t-il rien connu des hésitations et des inquiétudes et des recherches de ses contemporains. Toute sa vie le prépare aux discours de distribution de prix, où il excelle aujourd'hui, Toujours, il fut le conciliateur heureux de Ponsard et de Victor Hugo, de Jacques Villon" et de M. Auguste Dorchain.

Il tenta d'être hors la loi. Hélas ! I1 ne fut jamais que hors la vie. Nul mieux que lui ne fit de la littérature un jeu de patience aux combinaisons commodes. Il assembla, pour la plus grande joie des demoiselles, tous les cubes de la métaphore et du sentiment, en usage dans les familles. Et les claque-patins, direz-vous, et les truands 1 Et les gueux, et leur vermine et leurs guenilles ? Mais ce sont les plaisanteries usuelles du jeu de loto. Elles varient, selon qu'on y joue chez une vieille demoiselle ou à la cantine. Le jeu de loto comporte des audaces. On dit : 22 ou les deux cocottes et le chiffre 13 rime avec Thérèse, dont le caractère est des plus enjoués.

Ah ! comme je plains M. Richepin ! Des écrivains regardent autour d'eux les hommes et les choses. Leurs phrases, difficiles souvent, tendues, craquant de sens, s'égalent de leur mieux à. l'insaisissable vie. Ils ne filent pas de rondes ritournelles. Mais nous leur pardonnons tout, parce que nous les devinons « en prise uurecte » avec la vie.

Je sais. On nous dit : « La vie, vous avez toujours ce mot-là à la bouche. Il ne veut rien dire. Seriez-vous capable de le définir ?

- Mais non, la vie ne se définit pas.

L'art non plus, Je sais seulement que l'art qui se met en formules ne vaut pas mieux que la politique qui se met en syllogismes. Pourquoi voulez-vous que, pour vivre la vie ou la raconter, nous tentions auparavant de la définir, alors que les physiologistes y ont renoncé. On s'équilibre à elle, comme on peut, de son mieux. Et cela est l'art, la science et toute la morale. Et la vingtième année est si belle, parce que les jeunes gens, qui ne savent rien de la vie, espèrent un jour la saisir en totalité. Plus tard, il se résigneront à ne la toucher que par placée et fragments. Ils feront leur métier d'artiste, de savant ou de coltineur.

Mais M. Jean Richepin, modestement, écrivit des vers latins. Et maintenant. il conseille l'héroïsme aux jeunes gens et il apprend le tango à M. Jules Lemaître.

Je plains M. Jean Richepin, qui n'eut jamais vingt ans, pas même à trente ans, pas même à quarante ans, pas même à soixante.

Léon Werth.

Jean du Taillis, « Mouvement sportif – E pur si muove », Les Annales politiques et littéraires, 23 novembre 1913, p. 479.

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Il est des vérités évidentes qu'il faut sans cesse proclamer, parce que la routine, qu'il faut se garder de confondre avec la respectable tradition, voudrait étouffer leur voix. Il nous revient des critiques adressées à tous ceux qui réclament une place à part dans la culture physique : « C'est du matérialisme, cela ; l'âme seule, ses facultés, doivent préoccuper un éducateur. » Ou bien ; « La jeunesse trouve toujours le temps de jouer, de faire du sport, comme vous dites ; mais le temps de l'étude, si l'on vous écoutait, serait vite réduit à sa plus simple expression. »

Heureusement, le mouvement sportif existe, il entraîne le monde, et la France elle-même. E pur si muove ! répéterais-je comme Galilée.

Voici huit jours, une consécration solennelle était donnée à la culture physique par le président du Conseil ; à son tour, dimanche, M. Klotz, ministre de l'intérieur, s'adressant aux gymnastes, définissait excellemment la règle proportionnelle de la véritable éducation moderne.

A ces discours successifs, autorisés autant qu'éloquents, j'ai la grande satisfaction de pouvoir donner, aujourd'hui, le commentaire décisif d'un illustre exemple.

Jean Richepin vient d'accepter la présidence effective de « jeux et Sports à l’Ecole », annonce Le Bulletin de la Ligue pour l'Amélioration Physique et Morale de la Race Française.

C'est un gage assuré de prospérité pour notre œuvre, et nous ne pouvions souhaiter, en vérité, de président plus actif.

Le grand poète, le puissant athlète du vers et de la parole est la plus noble et vivante incarnation de l'athlète complet que les Grecs connurent : l'être supérieur chez lequel toutes les énergies du corps se sont librement et harmonieusement épanouies, parallèlement à celles de l'intelligence.

— Cultive tes muscles avec autant de ferveur que ton esprit, répétait sans cesse à Richepin son père, médecin militaire.

L'ardent écrivain n'a eu garde de négliger de précieux conseil.

— Je suis aussi fier, disait-il un jour, d'avoir passé par l'Ecole de natation que par l'Ecole Normale supérieure.

Boutade qui recèle une profonde vérité.

Le souple gymnaste qui, au grand émoi de la foule, exécutait naguère de hardis plongeons du haut de la girafe des bains Deligny ; le fougueux escrimeur qui tire l'épée comme Pardaillan; le lutteur à tous crins qui s'enorgueillit d'avoir lutté à plusieurs reprises avec l'herculéen Paul Mounet, a transmis à ses fils la sage discipline que lui-même tenait de son père.

« Jeux et Sports à l'Ecole » se félicitent, à juste titre, d'avoir à leur tête un tel président effectif. Mais Les Annales, et Les Annales Sportives, sont non moins fières d'acclamer en Jean Richepin un des leurs.

JEAN DU TAILLIS.

Décembre

Robert Dorgeval, « Le Tango », Excelsior, 29 décembre 1913, p. 9.

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La pièce nouvelle de M. et Mme Jean Richepin est une comédie de jeunesse et d’amour.

La vogue du tango ne cesse d’augmenter depuis quelques années. La danse à la mode a reçu sa consécration académique, grâce au discours éloquent de M. Jean Richepin. Elle brillera ce soir au théâtre de l’Athénée. Le Tango, tel est, en effet, le titre de la pièce nouvelle qu'on applaudira. Elle est due à la collaboration de Mme Jean Richepin et de son illustre mari. C'est dire la curiosité qu'elle va susciter.

Un jour que M. et Mme Jean Richepin virent danser le, tango, ils furent séduits par sa grâce, sa souplesse, sa langueur. L'idée leur vint de porter à la scène un couple très moderne, très jeune, surexcité par la vie rapide, en express, en auto, en aéroplane. L'éminent académicien et Mme Jean Richepin se demandèrent si ce couple a le temps d'aimer. D'aucuns en doutent.

— C'est un tort, déclarent les auteurs, car l'amour souffle où il veut, d’où il veut, quand il veut, et, précisément, l’amour souffle dans notre pièce, grâce au tango. Nous disons : le tango, car, nous estimons que cette danse marque une époque comme la diligence en désigne une autre. Les thés tango font fureur à Paris, les salons ont tous adopté le pas nouveau qui est discuté, blâmé par les uns, transportant les autres d'enthousiasme.

» Le Tango est une pièce d'amour et de jeunesse. Un petit prince mélancolique n'aime pas et n'est pas aimé de son épouse. Le prince a dix-huit ans, la princesse seize. Ils sortent ensemble, s'amusent, mais ne s'aiment pas. Cependant, un jour après un tango, l'amour naîtra en eux. Les exigences de la vie moderne n'auront pas absorbé les sentiments qui dormaient dans leurs cœurs. »

Le Tango aura pour protagonistes Mlles Eve Lavallière et Spinelly. Mlle Eve Lavallière sera le petit prince. On 'sait avec quelle aisance charmante, avec quelle gracieuse désinvolture, avec quelle crânerie spirituelle, la délicieuse comédienne porte le travesti. Le Tango donnera l'occasion à Mlle Lavallière de déployer une fois de plus ses remarquables qualités. Mlle Spinelly incarnera la jeune princesse, dont elle montrera l'âme avec une grande intelligence.

— ROBERT DORGEVAL.