1916
Janvier↑
Anonyme, « Souvenez-vous ! »
La Lecture, 2 janvier
1916, p. 86.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
C’est une belle ovation qui accueillit Jean Richepin à la matinée de la Sorbonne où il fit connaître la création, sous sa présidence, de la Ligue « Souvenez-vous ! » C’est, en effet, une œuvre indispensable que celle qui a pour but de ne laisser jamais oublier les crimes abominables commis par les Allemands au cours de cette guerre, et d’en tirer les enseignements qu’ils comportent.
La nouvelle Ligue est patronnée par les noms les plus illustres, à la tête desquels nous remarquons les Ambassadeurs, les Présidents des Chambres et de nombreuses notabilités de l’Institut, du Parlement, des lettres, des arts, etc. Dans le Comité de direction, nous voyons figurer MM. Jean Richepin, Paul Escudier, Ch. Guernier, Romain Coolus, Ed. Benoit-Lévy, F. Laudet, l’abbé Wetterlé, etc.
La tâche de la nouvelle Ligue est aussi vaste qu’importante, puisqu’il s’agit d’établir les archives écrites et photographiques des crimes allemands, et de répandre ces documents dans le monde entier. Par des livres, des conférences, des images, des commémorations, il faudra entretenir cette haine du Boche que la Kultur aura mise au cœur de tous les civilisés, il faudra lutter contre une nouvelle invasion des Boches et de leurs produits.
Demandez les notices au siège provisoire, 167, rue Montmartre. Les adhésions y sont reçues toute la journée et par poste. Des conférences seront organisées des sections seront créées partout (Adhérent, 2 fr. ; Membre actif, 5 fr. ; Honoraire, 20 fr. ; Fondateur, 100 fr. ; Donateur, 200 fr. et au-dessus).
L’adhésion à cette œuvre s’impose à tous les patriotes, à tous les braves gens de tous les pays.
Février↑
Anonyme, « Le Livre rouge »,
L’Intransigeant, 26
février 1916, p. 2.
Les atrocités allemandes résumées. Quarante estampes de J.-G, Doumergue.
Ce sont quarante estampés de J.-G Doumergue commentées par Jean Richepin et Paul Escudier et précédées d’un dessin de Léandre. Les légendes des dessins ont été prises dans les rapports officiels des gouvernements alliés, et l’artiste, d’un crayon puissant, a évoqué les scènes de sauvagerie, la cruauté imbécile, les tortures effroyables imaginées par nos ennemis. Napoléon affirmait que le croquis le plus simple lui en disait plus long qu’un long rapport. Cette opinion se vérifie une fois de plus. Ces quarante pages offrent en un puissant raccourci toute la terrible gamme des actes abominables des Allemands qu’ont appris au monde les rapports indiscutablement authentiques établis d'après des témoignages oculaires.
Tout serait à citer de l’épilogue du maître Jean Richepin, chaleureux évocateur entraînant. Voici en quels termes il s’adresse aux neutres :
« ...Témoins qui êtes désormais en possession de la vérité, de quel droit vous soustraire au devoir impérieux de la formuler telle qu’elle vous apparaît. Témoins ! impartiaux qui avez vu des faits réels, n’avez-vous point qualité pour lui être les plus sûrs arbitres ? Si vous êtes des hommes libres et même tout bonnement des hommes, rien de plus, mais des hommes ayant le respect et l’amour de leur humanité, comment ne vous sentiriez-vous pas mourir de honte, et de rage impuissante, et d’humiliation rentrée, et de mépris total pour vous-mêmes, en ayant seulement balbutié que vous vous refusez à cet arbitrage.
« ...Non, si lourd et si solidement noué sur votre bouche que soit le bâillon de la terreur vous condamnant au silence, vous ne resterez plus muets, à présent que vous avez vu ! Vous l’arracherez ce bâillon, bon pour des esclaves ! Vous ne le laisserez point étouffer dans votre gorge le cri de votre conscience libre qui veut crier au monde, son grand cri de justice, de civilisation, d’humanité, dé révolte contre l'atroce et immonde barbarie.
« Debout, donc, les peuples ! Debout, tous les peuples de la Terre ! Debout pour le verdict ! » Dans le prologue, M. Paul Escudier, député de Paris, vice-président de la commission des affaires étrangères de la Chambre, retrace les efforts faits pour endiguer pour réglementer la guerre, efforts auxquels hypocritement l’Allemagne disait apporter son concours. Puis, après avoir énuméré les forfaits commis dès le premier jour-des hostilités par nos ennemis, M. Paul Escudier continue ainsi, parlant aux membres jusqu’ici spectateurs impassibles de l’atroce mêlée j « Voilà que surgissent devant vous les martyrisés ! Resterez-vous impassibles I « Il faut que votre conscience s’élève ! II faut que vous le compreniez : le même sort menace les vôtres, et déjà les attentats, les incendies, les complots ténébreusement organisés sont l’indice précurseur de l’égorgement des nations.... « Heureux ceux qui, après avoir courbé leur iront devant les tombes désolées ? sa relèveront brûlants d’une sainte colère pour maudire les assassins, dont les sous-marins pirates—dignes du drapeau noir — transforment les mers en un sépulcre d’innocents. « Heureux les peuples qui oseront ériger leur glaive contre les maudits et se rangeront aux côtés des armées libératrice ? pour hâter la bonne victoire. « Ainsi magistralement présenté, ainsi luxueusement édité, « le Livre rouge », qui a déjà recueilli d’innombrables souscriptions, sera demain dans toutes les mains. Avec de pareilles publications les Français de l’avenir se souviendront
Avril↑
Etienne Charles, « Récits de
guerre par M. Jean Richepin », La Croix, 8 avril 1916, p. 5.
La série de conférences sur « l'effort français », organisée par la Société des conférences, a pris fin aujourd’hui avec une brillante causerie de M. Jean Richepin, qui avait pris comme sujet : « Récits de guerre ».
De tous les conférenciers qui se disputent actuellement la faveur du public, M. Jean Richepin est celui dont la vogue est la plus grande. Où qu’il parle et quel que soit le sujet qu'il traite, il fait toujours salle comble, parce qu’il a sur tous ses confrères un précieux avantage : alors qu’ils lisent, il dit, et tout autre est l'effet produit. Servi par sa forte culture et emporté par sa fougue naturelle, il sait, dans ses improvisations, intéresser, charmer, captiver son auditoire que tantôt il amuse et tantôt il émeut, il anime son discours des digressions que lui suggère le déroulement de sa pensée. Enfin, il est doué d’un organe sonore, et sa voix est ample et chaude ; il gesticule, s'il le faut même il crie. En un mot, ce causeur est un orateur.
Tout d’abord, il a entretenu l'assistance de quelques-uns des plus célèbres récits de guerre, de ceux qui sont devenus classiques et cités comme les modèles du genre- : la saisissante Prise de la redoute, l’une des plus célèbres nouvelles de Prosper Mérimée, qui donne si forte ment la sensation de la chose vue et vécue ; l'admirable description de la bataille de Waterloo, au début de la Chartreuse de Parme, un morceau qui est peut-être le chef-d’œuvre de Stendhal et & propos duquel Balzac écrivait à l’auteur : « J'ai déjà lu dans le Constitutionnel un article de la Chartreuse qui me fait commettre le péché d'envie. Oui, j’ai été saisi d'un accès de jalousie à cette superbe et vraie description de bataille que je rêvais pour les Scènes de la vie militaire, la plus difficile portion de mon œuvre, et ce morceau m’a ravi, chagriné, enchanté, désespéré. Je vous le dis naïvement » ; les pages de Guerre et paix, où Tolstoï a fait une peinture si vraie des batailles des troupes russes contre les armées de Nazsolin ; les prodigieux poèmes où, en quelques centaines de vers, Victor Hugo a su renfermer de formidables épopées, comme le Cimetière d’Eylau, la Légende des siècles et le Waterloo, les Châtiments, et le récit, en prose, non moins épique, de la bataille de Waterloo. M. Jean Richepin a lu, joué plutôt, quelques extraits de ces récits, avec cet enthousiasme, cette ardeur et cette exaltation lyrique qu’il sait si bien communiquer à' son auditoire. (Puis il a parlé des récits de guerre d’au jourd’hui, dont il a lu, avec la même force expressive, de nombreux passages. Il les a pris de préférence dans les lettres de soldats, dans les relations de témoins ou d’auteurs du terrible et glorieux drame publiées par les journaux, mais le plus possible en faisant porter son choix sur des lettres et sur des relations anonymes ou tout au moins n'émanant pas d’écrivains professionnels, car ceux-ci, quoi qu'ils fassent, se laissent involontairement aller à envelopper la chose vue d’une adventice parure de littérature qui la gâte en croyant l’embellir. C’est, dans de tels récits, la vérité toute simple que nous recherchons et que nous aimons. Le conférencier a, d’ailleurs, constaté combien il y a d’authentique beauté, de puissance tragique dans ces notes sans prétention, écrites par des soldats qui ne font pas de phrases et qui disent tout uniment, tout bonnement, ce qu’ils ont vu. Et, en effet, ce qu’ils ont vu — qui est souvent ce qu’ils ont fait eux-mêmes — est d’une si extraordinaire grandeur que la littérature n’y saurait rien ajouter, mais, au contraire, y apporterait quelque chose de factice, d'artificiel, de théâtral, tout à fait déplacé en l’occasion. Certains récits de guerre du" à des soldats Illettrés, mais que leur sujet a suffi à inspirer et à sont des pages superbes qui pourront quelque jour figurer avec honneur aux anthologies.
Etienne Charles
Anonyme, « Souvenez-vous », Le Petit Provençal, 9
avril 1916 p. 3.
C'est une belle ovation qui accueillit Jean Richepin à la matinée de la Sorbonne, où il fit connaître la création, sous sa présidence, de la Ligue « Souvenez-vous ! ». C’est, en effet, une Œuvre indispensable que celle qui a pour but de ne laisser jamais oublier les crimes abominables commis par les Allemands au cours de cette guerre et d’en tirer les enseignements qu’ils comportent.
La nouvelle Ligue est patronnée par les noms les plus Illustres, à la tête desquels nous remarquons les ambassadeurs, les présidents des chambres et de nombreuses notabilités de l'Institut, du Parlement, des Lettres des Arts, etc. Dans le Comité de direction nous voyons figurer MM. Jean Richepin, Paul Escudier, Herriot, Beauquier, Ch. Guernier. Romain Coolus, Ed. Benoît-Lévy, F. Laudet, l'abbé Wetterté, etc.
La tâche de la nouvelle Ligue est aussi vaste qu'importante, puisqu'il s’agit d’établir les archives écrites et photographiées des crimes allemands, et de répandre ces documents dans le monde entier. Par des livres, des conférences, des images, des commémorations, il faudra entretenir cette haine du Boche que la culture aura mise au cœur de tous les civilisés, il faudra lutter contre une nouvelle invasion des Boches et de leurs produits.
Demandez les notices au siège provisoire. 167, rue Montmartre. Les adhésions y sont reçues toute la journée et par poste. Des conférences seront organisées, des sections seront créées partout (Adhérent, 2 fr.: membre actif. 5 fr. : honoraire. 20 fr. ; fondateur, 100 francs ; donateur, 200 fr., et au-dessus).
L’adhésion à cette œuvre s'impose à tous les patriotes, à tous les braves gens de tous les pays.
Mai↑
G. Latouche, « Récits de guerre
par Jean Richepin » La
Lecture, 21 mai 1916, p. 323-325.
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Il y a des gens qui s’étonnent que la guerre actuelle n’ait point encore son poète, son historien, son littérateur. Les grandes épopées n’ont presque jamais eu leurs poètes ou leurs écrivains. C’est longtemps après qu’une imagination de poète ou d’écrivain est échauffée, ensemencée par tout ce qu’une guerre comme cette guerre effroyable et terrible dont nous souffrons a jeté autour d’elle, et qu’il en jaillit ou une œuvre historique, ou une œuvre littéraire, ou des romans.
« C’est qu’en effet, dit très bien M. Jean Richepin, la littérature n’est pas autre chose que la transposition de la réalité sur un plan supérieur. Mais quel est le plan, aujourd’hui, qui pourrait être supérieur à cette réalité dans laquelle nous vivons ? — Aucun. »
Aussi dans sa conférence intitulée : « Récits de guerre », Jean Richepin déclare-t-il qu’il parlera le moins possible, mais qu’il fera entendre des choses infiniment plus belles que tout ce qu’il pourrait inventer, car il fera connaître des notes, des lettres de « simples », à part deux écrivains professionnels qu’il citera parce qu’ils ont été au front et en ont rapporté leurs impressions. « Quand ils les ont écrites, ils n’ont plus été du tout littérateurs, ils sont arrivés à ce comble de la littérature qui est de ne plus en faire. » Ils racontent alors comme raconte le pauvre soldat qui était à côté d’eux, et qui raconte ce qu’il a vu, simplement.
Le premier écrivain que cite Jean Richepin, c’est Charles Le Goffic qui a fait sur l’épopée de Dixmude un livre magnifique dont tous les éléments ont été recueillis parmi ses admirables fusiliers marins commandés par l’amiral Ronach et parmi lesquels, d’ailleurs, il y avait aussi des gens du Midi avec les Bretons, et même des gens de Paris :
« Allemands et Français ne formaient plus qu’une grande mêlée hurlante qui tourbillonnait en ville et sur les bords du canal de l'Yser. On se fusillait à bout portant ; on s’égorgeait à la baïonnette, au couteau, à coups de crosse, et quand les crosses étaient rompues à force de cogner, on avait encore ses pieds, ses poings, sa tête, ses dents. A trois heures de l’après-midi, la moitié de nos hommes étaient hors de combat, tués, blessés ou prisonniers, et les colonnes allemandes, par la brèche ouverte dans la défense, continuaient à tomber dans Dixmude. Elles nous refoulaient vers les ponts que nous tenions toujours, que nous tiendrons jusqu’au bout. L’ennemi pourra prendre Dixmude, — le petit matelot a raison, — il ne passera pas l’Yser...
« Ecumant, la face pourpre, un marin qui a vu tomber son frère, jure qu’il aura la peau de vingt Boches. Il les compte à mesure que sa baïonnette plonge : « Et d’un ! « et de deux ! et de trois ! et de quatre ! » Ainsi jusqu’à vingt-deux. Quand il n’a plus de ventre biche à crever, il se retourne contre ses compagnons ; il était fou. »
Et voyez ce récit de la bataille : « Ici dans l’ivresse de la mêlée, coude à coude, sur seize rangs d’épaisseur, les Boches n’ont qu’une grande âme collective et farouche ; ils avancent d’un mouvement rythmique, à peine onduleux quand la mitraille les bat, vrais fils de ces autres barbares qui se liaient de chaînes pour ne faire qu’un bloc dans la mort ou dans la victoire. Une odeur d’alcool, d’éther et de meurtre les précédait, comme l’haleine de cette machine sanglante. Nos hommes les laissèrent approcher à moins de cent mètres. Aux cris de « Vorwaerts » (En avant !) partis des rangs ennemis, répondirent brusquement chez nous les ordres : « Feu à volonté, feu à répétition ! » jetés par les officiers et les premiers maîtres. Derrière leurs créneaux, dans le bourdonnement des balles et l’éclatement des shrapnells, les fusiliers ne perdaient pas un de leurs coups. Nos mitrailleuses se mettaient de la partie. « On va t’en moudre ! » hurlaient les pointeurs, gagnés à leur tour par l'ivresse contagieuse de la bataille. Les Allemands avançaient toujours, mais leurs masses n’étaient plus aussi profondes, la machine disloquée ne jouait plus que faiblement. Elle vint râler son dernier effort au pied des tranchées, dans les réseaux de fils de fer barbelés où chaviraient les morts sur les vivants. A huit heures du soir, trois coups de sifflet stridents comme une sirène d’usine mettaient fin au travail de ce monstrueux organisme.
« Depuis six heures on se battait dans la nuit. Une fois de plus nous étions vainqueurs, mais à quel prix ! »
Quand les littérateurs disent ce qu’ils ont vu, c’est aussi beau qu’aucune autre littérature et ça n’a pas l’air d’en être.
Après Charles Le Goffic, Henri Massis. Celui-ci est un jeune universitaire de grand talent. Tout jeune, — 26 ans à peine, — marié, père de famille, il est parti le second jour de la mobilisation : il a été grièvement blessé au pied. Voici comment il raconte une attaque à la baïonnette :
« Les hommes reçoivent l’ordre de l’attaque sans broncher. Une lueur brille dans les yeux de ces groupes de glaise, reliefs vivants de la tranchée étroite. Presque à chacun d’eux on commente l’attaque, car nos hommes aiment à savoir ce qu’ils font.
{324}
« C’est l'heure. Le lieutenant K... est à notre gauche : je suis à ses côtés avec la liaison. A voix étouffée : « Demandez au lieutenant M... s’il est prêt... Faites passer. » Et l’on entend la phrase passer de bouche en bouche puis se perdre... Mais avant que la réponse nous parvienne, le noir cyclone de l’artillerie souffle au-dessus de nous... Seconde d’hésitation, pendant laquelle il semble qu’une bataille déjà fasse rage derrière l’horizon impénétrable. Mus par une force folle, nous bondissons dans la nuit... Tout, soudain, s’éclaire d’une lueur verte, cinéraire, lumière d’artifice, étrange, fantastique, où nous nous agitons comme des ombres démesurées... Autour de nous le sourd grondement du 90 qui fait comme une basse au chant inexorable du 73 et, distinct, le crépitement des mitrailleuses ; là-bas, la nuit transpercée d’éclairs. Est-ce cette vision qui nous tient en arrêt à un pas de la tranchée allemande, immobiles, ou l’étonnement d’être là tous vivants.« Mais avancez, avancez donc, hurle K... ; sautez, nous l’avons... » Est-ce possible ? Nous avons leur première ligne ! Quelques coups de feu et ils ont fui... Tous nous nous ruons dans le boyau qui mène à la seconde. Nous tuons tous les occupants qui essaient de fuir; nous nous jetons dans la seconde ligne que la section de V... occupe déjà. Nous crions éperdument : « Victoire ! Victoire ! » c’est le mot de ralliement. Exténué, K... clame ses ordres... Nous nous interpellons, nous courons en tous sens. Dans leurs cahutes, nous les découvrons qui, les bras levés, blêmes, tremblants, crient : « Kamrade ! Kamrade !... » Plus de vingt prisonniers sont évacués en arrière... Un feu de salve en l’air; c’est fini, nous sommes maîtres de la place. »
Après les littérateurs, Richepin fait parler les « simples », les gens sans lettres, sans instruction. C’est d’abord un Flamand de la Flandre française. Ce pauvre diable, blessé aux deux jambes, se traîne dans un jardin où il se nourrit de pommes de terre et d’oignons qu’il déterre. I1 reste là des jours et des jours et sans cesse revient sa plainte : « On devrait bien se mettre à la recherche des blessés ! » Et il se laisse aller au désespoir.
Voici un trait vraiment héroïque. Des zouaves occupent une tranchée à 250 mètres de la tranchée allemande. Entre les deux lignes, trois cadavres. Un des zouaves sort de la tranchée, sans qu’on puisse l’en empêcher, et veut ensevelir les trois cadavres. Il emporte quelques briques qu’il place devant lui à bout de bras et il avance à plat ventre derrière ce frêle obstacle. Il atteint le premier cadavre et l’enterres fleur de sol. Pendant ce temps, les Boches ne cessent de tirer sur lui. Son rempart de briques s'effrite sous les balles. Le zouave continue à ramper vers le second cadavre. Il l’enterre comme le précédent cadavre à cent mètres à peine des tranchées ennemies.
Devant tant d’audace calme, les Boches ne tirent presque plus. Touchés par tant de bravoure, ils admirent.
Alors ce fossoyeur sublime se lève, tout droit, sans armes, la pelle sur l'épaule. Lentement il atteint le troisième cadavre et l’enterre profondément sans qu'un seul coup de feu trouble le grand silence.
Quand il a fini, il s'essuie le front, et toujours face aux Boches, sans se retourner, il ramasse quelques bouts de bois dont il fait une croix qu’il plante sur la tombe.
De nouveau, il se redresse, semble hésiter quelques instants comme s'il cherchait quelque chose, puis il fait le salut militaire et revient, sans perdre un pouce de sa taille, à sa tranchée.
A peine y a-t-il sauté qu’une salve formidable siffle au-dessus de sa tête.
Les camarades, étreints d’une indicible émotion, le félicitent : ils lui demandent pourquoi au dernier moment il avait eu un instant d’hésitation :
« Je cherchais si je n’avais pas sur moi de quoi faire les trois couleurs du drapeau pour les coller sur la tombe, devant leur gueule ! »
Une autre petite histoire. — Au cours d’un combat, un soldat reçoit d’abord une balle dans la jambe et il s’écrie en riant : « Trop bas, mon vieux ! » Il continue à avancer et reçoit une seconde balle à la main. « Trop haut », s’écrie-t-il, cette fois. Il avance toujours, une troisième balle le renverse par terre. Obligé d’abandonner la lutte, perdant trop de sang, il se lève alors et face à l’ennemi, il crie : « Tas de c... ne tirez donc pas toujours sur le même ! »
Voulez-vous savoir comment fut repris Vermelles (une importante position) ? Écoutez ceci :
Les Allemands avaient réuni les femmes et les enfants du village dans l’école sur laquelle ils avaient installé une batterie de mitrailleuses, qui fauchait tous les gens qui voulaient avancer pour la prendre.
Le colonel, commandant nos troupes, avait peur, en faisant tirer sur cette batterie, d’atteindre les femmes ou les enfants qui jouaient dans la cour. Tout à coup, le colonel aperçut avec sa lorgnette, étant en observation, un sourd-muet parmi les enfants, reconnaissable à ses gestes. Il fit appeler un de ses hommes et lui dit :
« N’est-ce pas toi, qui m’as dit l’autre jour que tu savais l’alphabet des sourds-muets ?
— Oui, mon colonel. — Regarde donc là-bas, celui que je vais t’indiquer, c’est un sourd-muet, a-t-il le même alphabet que toi ? »
Le soldat regarde. « Oui, mon colonel. — Eh bien ! indique-lui, avec ton langage, de faire mettre les enfants de tel côté, et quand ce sera fait qu’il te dise que ça y est. »
Le soldat exécuta l’ordre. Le sourd-muet comprit. Tous les enfants, en jouant à cligne-musette ou à cache-cache, allèrent se mettre dans un coin, et quand le signal fut donné, des tireurs, qui avaient été postés, abattirent d’une seule salve de coups de fusil tous les servants des mitrailleuses, et on put prendre la batterie sans toucher aux enfants.
D’un récit de bataille extrayons ce croquis amusant : « Un groupe des nôtres, abrite derrière un talus de chemin de fer, voit arriver un grand diable de Marocain couvert de sang, brandissant un sabre allemand rouge jusqu'à la garde. Blessé au poignet et le cou traversé par une balle, il avait été fait prisonnier, un Boche le gardait, sabre en main. Tout à coup, l’Arbi lui saute à la gorge, lui prend son sabre, lui coupe la tête et s’enfuit. Il était si content de son coup qu’il n’y avait plus moyen de lui faire panser ses blessures. Cés
Mais il faut finir. — Il est très difficile d’analyser les bruits, les visions, la musique et le tableau qui surgissent sur un champ de bataille. Il y a des récits de guerre classiques : Y Enlèvement de la Redoute, de Mérimée; l’admirable début de la Chartreuse de Parme, de Stendhal, le plus beau de tous lus tableaux de guerre ; il y a l’admirable Cimetière d’Eylau, de Victor Hugo; il y a aussi la Bataille de Waterloo, du même Hugo, mais dans tout {325} cela on ne nous dit pas comment l’œil enregistra la bataille et l’oreille les sons de la bataille.
Voici des extraits d’une lettre adressée à Maurice Barrès dont Richepin a donné lecture : ils ne savent ni l’un ni l’autre le nom de l’auteur, mais c’est la lettre d’un héros et d’un psychologue puissant qui a pour ainsi dire « photographié » et « photographié » les combats où il a été mêlé, répondant ainsi au problème que nous posions tout à l’heure.
« Mon ami, un vaillant capitaine d’artillerie, marchait près de moi avec la batterie.
« Il était radieux, nous venions de faire de la bonne besogne et de démolir avec ses pièces plusieurs canons ennemis en face de nous, dont les caissons avaient sauté en feu d’artifice. Sa gaieté a été brusquement coupée. Une salve d’obus passant par-dessus ma tête est venue s’abattre juste à ses pieds. Un éclat monstrueux lui a traversé la poitrine par le cœur. Il a fait : « Ah ! mon Dieu ! » Son adjudant lui a dit : « Je suis foutu. » Un des pointeurs a exhalé son âme dans un énorme soupir prolongé qui était un gargouillement dont j’ai encore le bruit dans les oreilles. Tout cela, en beaucoup moins d’une seconde, dans une clarté de tonnerre aveuglant. Je me suis retourné, persuadé que c’étaient nos propres obus qui venaient d’éclater dans les pièces. Les trois hommes étaient alignés côte à côte, les mains sur les hanches, comme à la parade, mais ils étaient étendus tout du long sur le dos et avec sur les visages, dont les yeux brillaient encore, un air de calme et de repos que je reverrai toujours. D’autres servants appuyés contre les roues ou tombés sur les genoux, se tenaient les deux mains pressées sur des plaques pourpres qui avaient été l’instant d’avant leur figure, retenant mal des nez, des yeux, des dents et des hoquets d’atroce souffrance.
« Cette petite scène vécue sur un point minuscule de l’immense champ de bataille eut la durée d’une fulguration, que d’autres instantanés semblables avaient précédée, que d’autres allaient suivre. Imaginez-la répétée à des centaines d’exemplaires sans trop grandes variantes, sur toute l’étendue de la zone où les deux armées s’étreignent, et vous aurez une vision approchée du tableau de guerre brossé par le combat moderne.
« N’allez pas vous figurer que l’œil y découvre des masses bigarrées de soldats qui s’avancent en troupes serrées les unes contre les autres jusqu’à ce que les baïonnettes soient croisées suivant le cliché traditionnel... pour les civils ! Votre représentation serait complètement erronée. Il faut un œil très exercé pour apercevoir des hommes pendant le combat. Quand enfin on en a vu quelques-uns, subitement dressés comme des diables jaillissant de la boîte à surprises, ce n’est jamais que pour quelques secondes et la vision rentre dans la terre aussi brusquement qu’elle en a jailli.
« Rien ne donne mieux l’idée de la bataille que les projections au magnésium, cette brusque lumière où tous les objets s’allument, puis s’éteignent. »
Et maintenant le bruit terrible de la bataille : « Un tintamarre diabolique composé d’une quantité ininterrompue de claquements secs comme ceux que produiraient une multitude de fouets violemment secoués. Ce sont les coups de fusil ponctués à chaque seconde par les explosions stridentes ou graves des obus et marmites dont le bruit est infiniment moins monotone et agaçant que celui des mitrailleuses et des fusils.
« J’ai souvent pensé que la représentation la plus approchée qu’un non-combattant pourrait s’offrir d’un champ de carnage —locution usuelle — pendant l’action, consisterait pour lui à se placer tout contre un bon piano dont le clavier serait tenu par un virtuose jouant prestissimo un grand air guerrier, et à regarder, par la tablette soulevée, monter et descendre à l’intérieur de la caisse les petits marteaux de bois et de cuir frappant les cordes sonores. Cependant que les autres artistes de l’orchestre, armés de grosses caisses et de castagnettes, agiteraient frénétiquement celles-ci et taperaient comme des sourds sur celles-là. »
L’harmonie du combat, sa poésie ne sont ni dans sa musique, ni dans le spectacle qu’il offre aux regards, elles sont tout entières dans le sacrifice total et permanent que consent chacun des combattants pour la patrie.
G. Latouche.
Août↑
Pascalon, « En lisant Jean
Richepin », Journal de
Beaune, 26 août 1916, p. 1.
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Je ne vous parlerai pas du poète, vigoureux et magnifique, qu’est l’auteur de la « Mer » et de tant d’autres beaux volumes de vers, mais de Jean Richepin journaliste. Avec son lyrisme habituel, voici qu’il nous présente, dans un rutilant article, la « Ligue Nationale Agricole » fondée récemment par des poilus du front, patriotes intelligents dont la guerre a changé heureusement la mentalité au profit de la terre natale.
C’est Elle surtout qu’ils défendent en ce moment après l’avoir fécondée de leur sang. — Les monuments : églises, usines, maisons peuvent s’écrouler, sous les marmites et les bombes, mais, bien que déchirée et meurtrie, elle demeurera la bonne terre de France, enfin débarrassée de la vermine Boche. Ses enfants « car c’est dans la race des paysans que sont recrutés, pour les trois quarts, les combattants des tranchées » ses fils directs, dis-je, qui l’ont si bien défendue, songent avec angoisse, dès là-bas, à ce que va devenir la vieille mère nourricière après les hostilités ? La guerre aura fait bien des vides dans les fermes et les chaumières.
De cette inquiétude légitime, vient la création de la « Ligue Nationale Agricole » dont le siège, est établi 52, Rue S‘-Georges à Paris. Elle mérite infiniment la sollicitude des particuliers et des pouvoirs publics et il faut féliciter chaleureusement et sincèrement Jean Richepin d’avoir mis son beau talent d’écrivain — le voilà devenu économiste éclairé — au service de cette œuvre éminente utile — Ah ! ces poètes, quand ils s’y mettent ! Ce ne sont pas seulement des rêveurs, croyez-moi ! ils ont l’intuition naturelle des choses vraies et, par la magie du verbe, le pouvoir enviable de se faire écouter. Puisse l’appel éloquent de Jean Richepin être entendu !
Ce n’est pas la première fois d’ailleurs que sa voix mâle (qui nous console des rameurs falots et impuissants) se manifeste en faveur de ceux de la Terre ; mais je regrette un peu que son picaresque « Chemineau » — si bon ouvrier agricole à l’occasion — soit presque toujours en goût de vagabondage... Il est vrai que si Toinette réussissait à fixer définitivement son amoureux de passage, celui-ci ne serait plus un chemineau et nous aurions une autre pièce qui ne vaudrait peut-être pas la première. Bravo pour Jean Richepin.
PASCALON.
Georges Pioch, « M. Jean
Richepin devant la Guerre », Les Hommes du jour, Annales politiques, Sociales, Littéraires et
Artistiques, 16 septembre 1916, n.p.
Un jour, à la Comédie-Française, au cours d'une répétition de Macbeth, M. Jean Richepin voulut bien me faire l'honneur de s'emporter publiquement contre moi. J'en pus déduire, contre toute modestie et, même, contre tout espoir, que ma critique ne lui est point indifférente.
Il ne m'eût pas déplu qu'il fût invulnérable : une longévité aussi étonnante que la sienne n'étant pas incompatible à l'insensibilité. Pourtant, je l'avoue, j'appris sans déplaisir que la grandiloquence, même lorsqu'elle a rempli une vie aussi longue déjà que celle de M. Jean Richepin, ne bétonne pas toujours ses élus.
À dire vrai, M. Jean Richepin ne parlait pas alors à ma personne ; et si je fus informé de cet incident anodin, c'est qu'un rapport obligeant m'en fut fait par mon cher confrère M. Marcel Habert, qui est un homme très brave et très courtois. Je crus comprendre que, se trompant jusqu'à comparer mon mérite balbutiant à son mérite formidable, M. Jean Richepin avait pu penser que je niais ce dernier. Je le rassurai de mon mieux ; et, l'occasion m'en étant offerte dans Gil Blas, je lui fis publiquement savoir que, non seulement je ne nie point son talent, mais que celui-ci m'apparaît mirifique, énorme, colossal, éléphantin, mastodontoïdal et pyramidal.
Me risquant même à parler je sacrifiai à la vérité jusqu'à dire que ce rhéteur prodigieux rutile, déborde, ruisselle, écume, retentit, éclate et pète de tout le talent que je serais humilié d'avoir.
Considérons-le. Intempérant, incontinent, monstrueux, — au sens latin du mot, — il s'étale dans la facilité littéraire ; il s'y vautre. Un cynisme le remplit, qui lui vient de savoir tous les mots. Mais il apparaît qu'il les connaît surtout par leur prestige, et qu'il les aime mieux pour le bruit qu'ils peuvent faire que pour ce qu'ils avouent d'humanité sincère, vieille et douloureuse.
Ils ne vivent pas pour lui comme des êtres, confidentiels, qui se souviennent d'être, depuis longtemps, de ce monde, et qui témoignent, par leur émotion délicate, de toute la misère comme de toute la gloire humaine.
Ils séduisent M. Jean Richepin s'ils sont d'or ou de pourpre, et, partant, aptes à se réunir dans une pompe théâtrale. Ils ne le convainquent point si la simplicité d'une condition laborieuse est en eux. Ils lui ont livré leur éclat. Mais ils lui refusent leur secret, et ce mystère attendri qui est celui des âmes. Voilà pourquoi sans doute, nous trouvons difficilement parmi tant de vers toujours sonores, souvent redondants et parfois remarquables, parmi tant de vers, de vers et de vers issus de M. Jean Richepin, celui qui-serait signé d'un naturel et vrai poète, celui qui, survivant à l'émoi qu'il suscite, est créé pour la conquête unanime des cœurs et pour l'éternité. Voilà pourquoi il n'est poète un peu digne de ce nom qui, malgré quelques bonnes pièces truculentes de la Chanson des Gueux et quelques fragments vigoureux de La Mer, - ne soit prêt à donner toute l'œuvre de M. Jean Richepin pour un seul vers de Verlaine, où la nuit, l'amour et la foi ont chanté. Voilà, enfin, pourquoi, s'il est fort difficile et, d'ailleurs, peu souhaitable d'atteindre à la tumeur de talent que l'auteur des Truands réalise dans la production littéraire ; il n'est personne qui, s'il fut, un jour, simplement ému et docile au rythme de son cœur, ne puisse prétendre à être plus authentiquement un poète que M. Jean Richepin. L'œuvre de ce romantique forcené, de ce Murger aggravé de muscles, c'est une montagne de mots brillants vernis, et comme métalliques, – une montagne de mots sur une montagne de tropes ; et, couronnant le tout, une pensée incertaine, délirante, chavirante, toujours en décor et toujours séduite, toujours scandaleuse et, pourtant, toujours bourgeoise : un éclat d’allumette, fusant et sans durée.
***
Si M. Jean Richepin marquait parmi les caractères, on pourrait, je crois, le définir ainsi : l’homme trompé par ses dons. Aucun ne lui fut refusé. Il leur doit son prestige, mais, aussi, sa disgrâce.
S’il est aujourd’hui un vieillard trop jeune, c’est qu’il fut un adolescent trop précoce. Grand, beau, sain, athlétique, sonore de parole, ample de geste, verveux, spontané, pléthorique, il ne pouvait qu’émerveiller. Il y manqua si peu qu’il s’émerveille encore de lui-même. Il aura suffi ainsi à tout son horizon.
Qu’a-t-il manqué pour un tel homme fût hautement exemplaire, et pour qu’une telle œuvre survécût aux étonnements souvent admiratifs qu’elle provoqua ? Les détracteurs de M. Jean Richepin répondent : « Le génie d’un Hugo. » N’étant point de ceux-là, je n’opposerai pas la Butte Richepin à l’Himalaya Hugo.
Ce qui a manqué à M. Richepin, c’est moins le génie, sans doute, que ce goût précis, cette faculté de choisir, cette volonté du sacrifice qui réunissent dans l’Ordre les dons les plus épars et qui, d’un écrivain peu abondant, – tel mon inoubliable ami Jean Moréas – font parfois un grand poète.
Non seulement M. Jean Richepin n'a jamais entrepris contre sa veine pléthorique, mais il s'est complu à l'exagérer. Enclin au tréteau, il y a fait monter, en même temps que lui, tout ce qu'il peut avoir de commun avec la vie. Il a théâtralisé, si je puis ainsi dire, ses origines elles-mêmes. Le recevant à l'Académie-Française, M. Maurice Barrès lui disait avec une ironie supérieure : « A vous en croire, vous descendriez d'un couple de Touraniens qui s'arrêtèrent, voilà deux siècles, en Thiérache. » Mais la réalité veut que M. Jean Richepin soit Picard, comme bien d'autres. Ce désir de se tromper soi-même pour « épater le bourgeois » nous fait suffisamment comprendre qu'il ait toujours nourri dans ses Gueux des ambitions académiques, et qu'il ait donné un cœur de gendarme au Chemineau. Il nous fait comprendre, aussi, pourquoi tout ce qui pourrait ennoblir, dans notre jugement, M. Jean Richepin — : l'affection qu'il montra aux réprouvés, ses révoltes contre Dieu, son adhésion aux réfractaires, le temps qu'il fit, comme débardeur, dans le Travail nécessaire et sans gloire, etc., — contribue, aujourd'hui, à nous irriter contre lui. Son œuvre étant maintenant dans le repos qu'il lui donne en brûlant tout ce qu'il a adoré et en adorant tout ce qu'il a brûlé, nous devons convenir qu'il fut la proie de sincérités successives et toujours contradictoires, ou qu'il n'a jamais été sérieux. Non seulement il a grossi, mais
il a faussé tout ce qu'il a chanté : la Révolte, l'Athéisme, la Misère, l'Amour charnel et, s'ils ne sont pas avilis par la vanité qu'il en a faite en vers ou en prose, c'est qu'ils ne, peuvent pas l'être. Au résumé, un lauréat de l'Ecole Normale qui a fait longtemps l'école buissonnière, un bourgeois qui n'a cessé de jeter sa gourme qu'en prenant un peu de ventre et des cheveux blancs. Et c'est tout naturellement que
le « costaud » qui, le bras ceint d'un anneau d'or, tombait des lutteurs forains, a fini chez Mme Yvonne Brisson, née Sarcey, et que la veine grossière d’où jaillirent les Blasphèmes s’est assouplie aux convenances des jeunes filles qui touchent à tout dans l’Université des Annales. Il n’a eu, pour réussir dans ces Invalides lucratifs, qu’à résigner quelques-unes de ses nombreuses sincérités. Quant aux dons, ils n'ont pas, hélas ! périclité ; et la même voix de bonimenteur qui invectivait contre Dieu, le même geste athlétique qui « réclamait un gant », suffisent à l'édification des pucelles qui recherchent studieusement pourquoi l'homme est dit « le roi de la Création ». Ce dont leurs mères et nous-mêmes ne saurions douter quand nous constatons que M. Jean Richepin est si bien conservé…
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Si la place ne m'était pas strictement mesurée, je vous dirais comment s'y prit M. Jean Richepin pour ne laisser à personne le soin de créer le symbole de sa production littéraire. Reconnaissons qu'il y suffit d'un seul geste, et remercions les électeurs d'Hirson, et, particulièrement, dans cette ville, les partisans de M. Ceccaldi, qui l'incitèrent, par leurs cris, à nous fournir, quant à notre jugement sur son œuvre, une conclusion que nous n'eussions certainement pas trouvée.
Spectateur de cette révélation, je m'en suis fait l'insuffisant historien dans un livre paru en juin 1914. J'y renvoie le lecteur qui voudrait savoir comment elle s'accomplit (1).
Voilà deux ans, j'eusse craint de mériter le titre de « Saligaud » que les Hirsonnais, devenus soudain moralement hirsutes, décernèrent alors à M. Jean Richepin, en ne m'en remettant pas au latin du soin de faire valoir la chose. Mais, aujourd'hui que le militarisme est à son comble, nous avons fait assez de progrès intellectuels pour que les plus prudes de nos compagnes trouvent tout naturel de parler le langage des camps, et, particulièrement, celui de l'artillerie-montée. Je puis donc dire, sûr d'être compris et de ne blesser personne, que, dans la faveur d'un dimanche d'avril, M. Jean Richepin « tailla la plus belle basane » qui, sous le ciel de Thiérache, ait jamais requis la sympathie de l'électeur et procréateur français.
Quelle ampleur ! quelle sincérité ! quelle maîtrise ! Toute une virilité s'y confiait. Tout un génie s'y avoua.
** *
Que vouliez-vous que fît devant la guerre un homme si bien doué ? On pouvait craindre, certes, que l'inquiétude où il est de sa propre chair — : son fils cadet a été blessé ; son fils aîné risque sa vie tous les jours —, que l'excès des maux qui nous assiègent, que la Passion où toute la jeunesse d'Europe est contrainte, que la plus grande Pitié qui fût jamais sous le ciel, n'eussent assez de pouvoir, ne fussent éclatants d'assez de sang, d'assez de larmes, pour réduire au sérieux, à la sobriété de l'émotion et de l'expression, cet académicien quasi-torrentiel.
Mais M. Jean Richepin n'eût plus alors été M. Jean Richepin. Il est resté lui-même. Et comment ! D'autres, en France, en Italie, en Suisse, m'ont précédé dans l'appréciation des articles où, depuis deux ans, il s'assouvit, dans un style invraisemblablement éjaculatoire. Le sentiment qu'il a inspiré ainsi au public et aux critiques est unanime ; j'y insisterais avec autant de vanité que de cruauté.
On pouvait espérer plus. Et M. Jean Richepin peut toujours le plus. Celui-ci s’est, naturellement, traduit, si je peux ainsi dire, sous les espère0s d’une nouvelle « taille de basane ». Le geste, en l’occurrence, a été remplacé par un sonnet, si théâtralement, ni naïvement épanoui dans la truculence, que son auteur ne le pouvait terminer que par… la seule rime compréhensible que, jusqu’à présent, on ait trouvée à perde. Elle a jailli de M. Jean Richepin avec un tel naturel qu’il a bien fallu que, dans ce beau pays de France où Bacchus, couché sur les coteaux, a trop d’esprit pour ne pas répugner à la nudité de Noé, tout le monde se bouchât le nez. Seuls, les plus résistants ont ri.
Un journal allemand nous a laissé entendre que c’est là ce que fit Guillaume II, à qui le sonnet, ou la « taille de basane », était dédié.
Amusé par un autre acteur, si anodin ! cet acteur impérial, dont nous ne pouvons plus sourire comme de M. Jean Richepin, cet acteur monstrueusement tragique, terriblement stupide, le plus odieux et le plus néfaste de tous, a pu, une seconde, se distraire de l’épouvante qui le suit, de la réprobation qui le cerne du remords qui, peut-être, le traque. Ce monarque condamné à la blancheur des sépulcres a pu retrouver, un instant, quelque couleur, et penser à autre chose que la mort, sa complice et son juge dernier. Il a pu rire, il a ri !... Et c’est un académicien français qui a remporté cette victoire !!! C’est un représentant officiel de l’esprit français qui a pu procurer ce soulagement au plus haïssable comme au plus méprisable des hommes. C’est un Français qui a pu, dans l’ivresse ordinaire de ses dons, de sa grandiloquence, de son sens théâtral, infliger cette façon de démenti à toute la France, si belle, si noble, si vénérable par le fertile silence où elle recueille la douleur qui accable les plus laborieux, les plus utiles comme les plus meurtris de ses enfants, par sa répugnance à toute forfanterie, par la gravité, par la pudeur de son cri douloureux, si vivant, si profond…
M. Jean Richepin a pu faire rire Guillaume II !!! Si l’irresponsabilité n’était pas à l’origine de notre être, quel homme, je vous le demande, serait, aujourd’hui, aussi définitivement châtié que le « tailleur de basanes » du Palais-Mazarin ?
GEORGES PIOCH
Septembre↑
Anonyme, « Une lettre de M.
Jean Richepin », Les
Hommes du Jour, Annales Politiques, Sociales, Littéraires et
Artistiques
Le directeur de l’Intransigeant a reçu de M. Jean Richepin la lettre suivante :
Cher ami,
Je ne suis point l’auteur de quatre strophes au kaiser, que l’on fait circuler avec ma signature. A maintes reprises j’en ai informé déjà, par lettre, les personnes qui m’en ont envoyé des copies manuscrites, tapées, voire imprimées, et me demandaient si ces vers étaient de moi. On m’apprend aujourd’hui que ces copies sont vendues un peu partout et jusque sur le front. Il y a là une sorte d’exploitation blessante contre laquelle je dois protester publiquement. Ce que je fais en vous priant de vouloir bien insérer ces quelques lignes.
Merci, et très amicalement à vous,
Jean Richepin,
De l’Académie Française.
M. Jean Richepin veut parler, sans doute, du « poème » (?) auquel notre ami Georges Pioch a fait allusion dans l’article qu’il a consacré à l’auteur de la Chanson des Gueux (voir notre avant-dernier numéro). S’il en est ainsi, l’impartialité nous commande de donner à M. Jean Richepin acte de sa lettre, bien qu’elle ne nous soit pas adressée et que nous n’ayons pas été invités à la publier. Voilà qui est fait.
Mais qui ne s’y fût trompé ? D’abord, les journaux quotidiens, dont Paris-Midi, ont, naguère, publié ce « poème » ( ?) tout éclatant d’une rime à perde ; et M. Jean Richepin n’avait point protesté. Et puis, tous ceux qui se souviennent de certains « poèmes » des Blasphèmes ont été forcés de convenir que celui qui nous occupe ici était, malgré des rimes trop pauvres, tout à fait, comme eût dit notre très regretté Charles Muller, à la manière de Jean Richepin…