1924
Jean-Émile Bayard, « M. Jean
Richepin de l’Académie Française », Le Quartier Latin hier et aujourd’hui avec les
souvenirs de ses Écrivains les plus célèbres, Jouve et Cie
éditeurs, 1924, p. 349-352.↑
Le vers de M. Jean Richepin vibre sur l’enclume comme celui de Victor Hugo. Aussi puissant, aussi coloré, sa sonorité cependant, est plus rude, pus sincère, partant plus humaine. {350} La générosité domine dans cet œuvre solide, libre et fier. C’est la Chanson des Gueux où pleurent toutes les détresses ; c’est la Glu où tremblent tous les frissons ; c’est la mer où soufflent toutes les tempêtes ; c’est le Chemineau où s’enclôt l’ivresse de la nature et du grand air. Autant d’émotions et d’attendrissements vrais où la langue truculente et plantureuse du poète fait merveille dans l’invention originale et tumultueuse. Les Caresses ; les Blasphèmes ; Braves Gens, etc., des pièces de théâtre : Par le Glaive ; Le Flibustier ; Les Truands, etc., concourent à un ensemble de richesse et de beauté que les Proses de guerre, que les Poèmes durant la guerre, n’ont point démenti.
***
« … Je n’ai jamais appartenu à aucune école, en dehors de l’Ecole Normale Supérieure et celle… de Natation. Je dis bien, natation. J’entends les bains Deligny où j’obtins le brevet de… maître-nageur ! Je préparais alors le baccalauréat et, l’on fit miroiter à ma jeunesse impécunieuse tout le bénéfice que je pourrais tirer de mes propres aptitudes physiques, à la nage, au plongeon, et autres exercices natatoires. Songez donc ! un franc par séance ! Dix francs par jour ! C’était beaucoup à l’époque !
Je n’ai fréquenté aucun groupe, ni parnassien, ni symboliste, ni naturaliste, j’ai précédé d’ailleurs au Quartier Latin ces mouvements littéraires, y compris les Hydropathes. Les Hydropathes dont Emile Goudeau fut l’animateur. Emile Goudeau, un grand méconnu, auteur de ces Fleurs de Bitume que je tiens pour un chef-d’œuvre.
{351}
J’ai seulement formé avec Raoul Ponchon un groupe solitaire, et c’est cet ami précieux depuis dix-huit ans, ce poète remarquable, que je viens retrouver ici (au café de C.) chaque jeudi, en sortant de l’institut.
… Raoul Ponchon à propos de qui j’ai dit, dans l’envoi d’une ballade de ma Chanson des gueux :
Prince, homme ou femme androgyne
Vous ne serez qu’un cornichon
Cornichon comme à l’origine
Si vous n’avez pas vu Ponchon
J’ai autrefois comme les autres traversé les brasseries de femmes. Je fus l’hôte souvent du Cherry Cobler, notamment. J’ai traversé le monde universitaire, le monde parlementaire : j’ai traversé tellement de mondes ! je dirai d’ailleurs tout cela dans un livre de souvenirs que je prépare : Toutes mes vies.
Tenez, à propos des brasseries. Je vous confie cette anecdote. Lorsque les femmes y servirent, ce fut un beau tollé ! On cria au scandale et je crus devoir prendre leur défense dans le Gil Blas. Après tout, ces belles filles gagnaient honnêtement leur vie et j’estimais qu’elles avaient autant le droit à l’amour que les autres. Et voyez combien je fus récompensé de mon geste. Quelques jours après son article, « le maître Jean Richepin » recevait une adresse de remerciements en même temps qu’une longue liste de femmes de brasseries, avec ces seuls mots éloquents : elles sont à vous !
Inutile de vous dire que je n’ai ni abusé, ni usé de l’offre généreuse.
Oui, j’ai connu Paul Verlaine, c’est moi d’ailleurs qui ai fait passer sa première copie au {352} Gil Blas. C’était à l’époque de ses hôpitaux… Arthur Rimbaud fut aussi parmi les familiers. Je l’accueillis dès son arrivée à Paris, avant de Banville, et garde de lui une fort intéressante correspondance datée d’Angleterre et de Belgique ; sans compter que Barthou, Ponchon et moi-même sommes les seuls à posséder un exemplaire du rare chef-d’œuvre de Rimbaud : Une saison en enfer.
J’approchai souvent aussi Leconte de Lisle. Leconte de Lisle, hautain et superbe, que j’entends encore renseigner notre hôtesse, Mme Juliette Adam, sur l’identité du marin qui précédait, un soir, Pierre Loti : son frère Yves. Assurant son monocle, l’auteur des Poèmes barbares laissa tomber : « C’est son gaillard d’arrière !... »
Vous vouliez une perle…
Non, je n’ai point connu Maurice Barrès au Quartier Latin, en revanche ce fut lui qui me reçut à l’Académie.
Mon opinion sur le Quartier Latin d’aujourd’hui ? A ce propos, je vous dirai comme le personnage d’une comédie de Robert de Flers : « Le grand roi Louis-Philippe a bien changé, c’est sous lui que j’avais vingt ans… »
En prenant congé de nous, M. Jean Richepin nous donne ce piquant détail que c’est chez Mario Proth, rue Visconti, dans l’ancien hôtel de la Champmeslé, maîtresse de Racine, qu’il donna la primeur de sa célèbre Chanson des Gueux, avant sa parution en librairie. L’extrait chosi par le maître était, il est vrai, la Mort des Dieux.
Janvier↑
Louis Schneider,
« Opéra-Comique : La Plus
Forte, drame lyrique en quatre actes, de MM. Jean Richepin et
Paul de Choudens, musique de Xavier Leroux », Le Gaulois, 10 janvier 1924,
p. 2.
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Il y a dans la nouvelle œuvre que vient de représenter l'Opéra-Comique uni personnage invisible qui domine le livret et la partition : c'est la Terre ; c'est elle qui est « la plus forte », plus forte que la femme, plus forte que l'amour. Le poète Jean Richepin, aidé de M. Paul de Choudens, s'est plu à élargir cette pensée, à la développer, à profiter d'un fait-divers pour exalter la nature, pour magnifier des sentiments humains. C'était ce qui faisait le mérite du Chemineau : parti d'un réalisme qui avait le grand avantage de n'être pas trop la réalité, le poète s'était élevé à une conception romantique d'une couleur, d'une éloquence très marquées. Les mêmes qualités se reconnaissent dans La Plus Forte, qui chante la noblesse bienfaisante du travail de la Terre : c'est là toute l'atmosphère du drame et de la partition. Ne cherchons pas de symbolisme dans cette évocation poétique ; n'y voyons que du rêve très net, très clair, et du lyrisme de bon aloi. Dès le lever du rideau, voici le paysan Pierre qui travaille aux champs et répète obstinément une mélopée à la gloire de la Terre. Jalouse de cette rivale au profit de laquelle son mari la néglige, la paysanne Julie, qui a épousé Pierre en secondes noces, se plaint d'être délaissée. Le dissentiment qui gronde entre les deux époux est à son paroxysme. Julie s'enfuit à l'aventure. La voici, au deuxième acte, dans la forêt où elle est toute grisée de l'aube printanière. Elle est poursuivie par un bûcheron, Loirs, qui l'obsède de ses assiduités ; un autre bûcheron, Jean, la délivre et met en fuite le malotru, qui jure de se venger. Or Jean est le fils de Pierre ; il avait été éloigné du toit paternel au moment où Pierre s'est remarié ; Julie, qui ne le connaît pas, se donne à lui. Des mois se sont passés ; Jean est venu au pays épouser une jeune paysanne ; il songe toujours à l'lnconnue de la forêt. Et la voici qui reparaît sur la place publique le jour de la fête patronale du village. Elle a vu Jean, elle se précipite dans les bras de celui qu'elle aime, elle lui assigne un rendez-vous la nuit même au Val d'Enfer. Pierre, qui a tout en tendu, arrivera le premier. Et là, une querelle éclate de nouveau entre Pierre et Julie ; celle-ci brave son mari ; Jean apercevant Pierre lui crie : « Père ! » Sur cette révélation qu'elle se refusait jusqu'alors à admettre, Julie s'élance dans le torrent qui l'engloutit ; les deux hommes n'auront qu'une maîtresse, la Terre.
Ce sujet de belle et solide poésie convenait bien à la musique en général et au tempérament de Xavier Leroux en particulier ; nul compositeur ne possédait un goût plus sûr que cet excellent élève de Massenet, nul n'avait une connaissance plus complète de son métier et ne possédait mieux les ressources de l'instrumentation. La mort est venue en 1919 mettre fin à cette carrière qui s'était annoncée brillante ; Henri Busser a pieusement mis la main à orchestrer les trois derniers actes de La Plus Forte. Dans cette partition puînée de Xavier Leroux on n'ira chercher nulle tendance novatrice. Mais les amateurs de théâtre lyrique que rebutent les obscurités, les complexités, la pseudo-profondeur et les excentricités de certains outranciers modernes seront heureux d'entendre de la musique qui chante, des thèmes bien choisis, des idées sincères et compréhensibles, des préludes qui à chaque acte campent bien l'atmosphère, des danses populaires, bourrées, danses de la cognée, chansons paysannes, traitées avec un pittoresque très varié l'une des danses, le pas de la Vieille, a valu un bis mérité à Mlle Collin. Le premier acte est d'une vigueur très louable, avec son chant de la Terre et ses réponses à l'unisson ; avec sa Fileuse, puis l'air de Pierre traité avec ampleur, le thème syncopé de la Révolte, le motif de la fuite et la reprise du chant de la Terre. Le deuxième acte a de la tendance à la prolixité ; je ne vois à en louer que la symphonie du lever du jour, remarquablement traitée ; et je crois qu'il faudra pratiquer de sérieuses amputations dans le duo passionné qui termine l'acte, duo qui s'inspire visiblement des procédés de Tristan. J'ai dit l'intéressante polychromie du troisième acte. Quant au dernier, il est tout d'action, tout de drame, et Xavier Leroux a pu y développer à l'aise son sens théâtral le plus aigu.
On ne saurait trop féliciter MM. Carré et Isola du soin avec lequel ils ont monté La Plus Forte, les décors sont de vrais tableaux panoramiques avec des effets de lumière qui leur donnent de la vie. L'interprétation est des meilleures qui se pouvaient souhaiter. On a chaleureusement applaudi Mme Lyse Charny, qui a composé son personnage de Julie avec ampleur et sobriété ; elle conduit avec un art très sûr sa belle voix de mezzo qui se promène sans cesse dans les notes aiguës et tendues. Le baryton Albers lui aussi a un rôle dur vocalement ; il a fort bien compris son personnage, il lui prête de la vérité, il dit avec netteté. Il convient de citer encore en des rôles accessoires le ténor Friant (Jean), le baryton Baugé (Louis), Mlle Coiffier. Les danses auvergnates du troisième acte ont été fort bien réglées par Mlle Chasles. Les chœurs dans la coulisse, sont excellemment stylés. L'orchestre a été dirigé par M. Catherine avec une louable précision, quelquefois aussi avec une vigueur qui devra être atténuée par la suite. Louis Schneider
Raymond Charpentier, « La Plus
forte », Comœdia, 10
janvier 1924, p. 1-2.
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Cette manifestation de l'âme ardente de Xavier Leroux transporte nos mémoires aux confins d'une autre ère, celle d'avant-guerre. Le maître regretté, qui forma tant de bons musiciens parmi ceux d'aujourd'hui, s'était alors avidement jeté sur le nouveau poème que MM. Jean Richepin et Paul de Choudens avaient livré à sa toujours frémissante imagination. Il semait, comme dans une improvisation hallucinée, les thèmes générateurs de cette partition, hélas ! posthume. Puis, lissant vers l'arrière, de ce geste large et dominateur qui lui était propre, sa somptueuse crinière d'ébène et léonine, il cherchait dans nos yeux la joyeuse approbation qui ferait rebondir cet exubérant discours : « Un averti » aurait certainement pensé M. Maurice Maeterlinck en le voyant secouer fébrilement la poussière de son pas à la fois hâtif et déréglé la poussière de tous terrains.
Une semblable exaltation enfante parfois des chefs-d'œuvre, surtout au théâtre lyrique ; elle libère souvent en tous cas des ouvrages qui commandent l'émotion directe. Cet enthousiasme dans le travail s'expliquait d'ailleurs aisément : le triomphe quasi immédiat du Chemineau ne pouvait qu'inciter les heureux auteurs à une sorte de récidive, au renouvellement d'un si fructueux exploit.
En fait, les premières esquisses de La plus forte, soudainement serties, nous avaient, à l'époque, paru d'une superbe et généreuse inspiration. Ces ébauches étaient bien, semblait-il, du même jet vigoureux et limpide, de la même verve passionnée que tel et tel lumineux développement du Chemineau. Et nous nous demandons maintenant, dans la douleur d'un souvenir éteint, pourquoi nous ne retrouvons plus exactement toutes les voluptueuses impressions de jadis.
Avons-nous donc vieilli jusque dans les profondeurs de notre sensibilité ?
Ou bien l'évolution musicale qui s'est précipitée depuis lors relègue-t-elle déjà dans un lointain passé les œuvres, qui l'ont trop négligée ? Peut-être aussi l'orbe si extraordinairement scintillant de ce compositeur, dont la personnalité rayonnait tout à l'entour, s'est-il évaporé avec l'âme incandescente qui en constituait le foyer. Mais ce qui a sans doute manqué surtout à La plus forte, c'est le temps nécessaire à son parachèvement. Si précieuse, si judicieuse, et si pieuse, si intelligente aussi que se soit avérée la collaboration de M. Henri Busser, il était, je crois, tout à fait impossible à quelque musicien que ce fût de se substituer à Leroux pour la mise au point d’une œuvre de Leroux. J'ignore en quel état notre cher disparu l'a laissée, cette œuvre. Nous avons ouï dire que la tâche, à peine ébauchée du côté de l'instrumentation, était en somme à peu près terminée pour le piano et pour les voix. Mais, tant que la partition d'orchestre n'aligne pas son point d'orgue final à côté de la signature — et encore ! — on ne saurait affirmer qu'un drame lyrique de cette envergure a revêtu son aspect définitif. Louons sincèrement M. Busser de l'effort charitable, et de toutes façons méritoire, qu'il eut l'honneur d'être appelé à accomplir grâce à la sagace vigilance des héritiers moraux du maître prématurément enlevé à notre affection.
Nous savions nous-même en quelle singulière estime celui-ci tenait le talent souple et l'adresse, d'ailleurs notoire, du chef d'orchestre de l'Opéra. Il serait en effet, certainement injuste d'incriminer le travail de M. Busser. De même, M. A. Catherine s'est dévoué de tout son cœur aux études musicales de La plus forte et, suivi de près par tous les exécutants, il a présenté l’ouvrage avec une autorité, une robustesse et un éclat que Leroux aurait pleinement, appréciés.
Après avoir déploré la brusque disparition de Leroux, sans doute peut-on supposer aussi que son texte ne l'avait pas, cette fois-ci, aussi largement favorisé que celui du Chemineau, par exemple, avec lequel il offre au demeurant de saisissantes analogies.
Aussitôt le rideau levé sur cet intérieur rustique, peuplé de gerbes, et ouvrant de larges horizons sur une campagne lourde de meules dorées, la ressemblance éclate ; mais les personnages n'ont pas une physionomie aussi nettement accusée et le dialogue ne contient pas, sauf à l'approche du dénouement, une égale quantité de véritable lyrisme.
Or, Leroux était au premier chef l'homme de la couleur violente et du dessin à larges traits appuyés. La preuve s'en rencontre une fois de plus ici. Le début poétique du second acte que M. Albert Carré a peint avec tant de bonheur et d'ingéniosité, cette aurore naissante dans la montagne d'Arverne ne dégage pas toute l'impression que le décor lui-même nous permettait à cet instant d'attendre. La musique reprend sa verve au moment de la lutte des deux hommes convoitant la jeune femme endormie. Puis, dès qu'arrive la scène suivante, toute de tendresse, l'intérêt se diffuse derechef.
Maints passages, pourtant, sont pleins de cette générosité, pas toujours absolument dépourvue de grandiloquence, mais qui n'en valut pas moins à Xavier Leroux l'admiration passionnée d'un nombreux public, en France comme au dehors…
Il est un peu tard maintenant pour raconter le sujet par le menu. Sachez toutefois que Julie, très jeune, épouse en deuxièmes noces d'un assez vieux paysan auvergnat, Pierre, s'enfuit de la maison pour échapper à la rivalité de la Terre ; car Pierre, délaissant sa compagne, n'a d'yeux et de virilité que pour la glèbe. Le second acte nous fera assister à une rencontre, dans la forêt, de Julie avec le bûcheron Jean, fils de Pierre, que ce dernier avait naguère chassé du toit paternel pour préparer la couche de Julie. Les jeunes gens ne se connaissent pas ; ils deviennent éperdument amoureux l'un de l'autre. Le troisième tableau constitue un hors-d'œuvre ; il est presque uniquement rempli par une fête auvergnate sur une place de village et bâti sur des thèmes locaux très caractéristiques. Danses et processions à la suite de quoi Julie donne, pour le dénouement, rendez-vous à son amant au Val d'Enfer, lieu tragique que ravine une formidable cascade.
Pierre attend Julie ; il lui révélera brutalement la personnalité de l'amant. Le désespoir la précipitera dans l'affreux torrent. Et, lorsqu'arrive enfin Jean, au moment du suicide, les auteurs concluent sur une idée opposée à celle qui fait l'objet du Chemineau, puisque Jean sera à son tour courbé sous l'asservissement de la Terre.
M. Albert Carré eut de nouvelles et remarquables trouvailles pour habiller ce drame. Les décors de la forêt et du Val d'Enfer, notamment, ont arraché les applaudissements de toute une assistance particulièrement difficile à éblouir sur la matière.
Raymond Charpentier.
Jean Gandrey-Rety,
« L’interprétation », Comœdia, 10 janvier 1924,
p. 1-2.
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Il y a trois personnages d'importance dans La plus forte. Nous ne chercherons pas à établir s'ils sont de premier plan. On doit qualifier de « premier plan » les rôles qui par une ferme unité de dessin et aussi par quelque vérité intime, permettent et commandent même aux artistes de sa dépenser « à fond », toutes qualités propres – et tous défauts – dehors, en vue d'une réalisation vivante. Au nombre de ces rôles marquants figure, par exempte, celui du Chemineau, popularisé, par M. Jean Richepin et Xavier Leroux. Un baryton qui sait faire ressortir avec puissance et sans outrance la poésie spéciale mais sincère des scènes capitales des premier et troisième actes de cette œuvre célèbre, se classe aussitôt à un rang estimable. On a conscience au moins qu'il a porté sur ses épaules le poids total d'une pièce en quatre actes sans s'être trouvé continuellement en scène. Pendant un bon quart du Chemineau, l'étrange vagabond reste loin des yeux, non du cœur. Invisible, il n'en est pas moins âprement présent ; il domine tout le drame et aussi les autres personnages, même ceux d'émouvante envergure, tels François et Toinette. Le gueux chantonnant synthétise à lui seul ce délire déambulatoire où les auteurs ont voulu mettre une opposition poignante avec la saine quiétude des tâcherons du sillon. Le postulat étant ainsi posé, on peut y être pris ou s'en désintéresser ; mais le conflit est patent et il n'est pas niable que son incarnation barytonnante ne nous donne à plusieurs moments l'illusion de toucher à un certain côté d'humanité douloureuse.
Nous avons appris que les auteurs de La plus forte avaient voulu, cette fois, présenter un nouvel aspect de la tragédie champêtre, c'est-à-dire où l'emprise traditionnelle du sol tutélaire nous est montrée triomphant des passions individuelles déchaînées au souffle brûlant de l'été, sorte d'union sacrée réalisée au bénéfice et par le seul prestige de « l'alma mater » des paysans. La Terre, au sens divinisé — nous serions tenté d'écrire « chéronesque » — du mot, le voilà bien ici le personnage central ! On chercherait vainement toutefois la tessiture du registre auquel il se confis : ni soprano, ni contralto.
Ce protagoniste est muet et autant dire, inaperçu. On ne le trouve guère davantage évoqué dans le décor, sauf au premier acte qui se passe dans la Cour d'une ferme avec des labours d'Auvergne en toile de fond.
Au second acte, la montagne n'offre qu'un site inculte. Au troisième, on voit la place d'un village et l'on n'ignore pas que le monde qui s'y promène appartient à celui des travailleurs des champs : encore sont-ils endimanchés et ne portent-ils pas même à leurs semelles des traces de la boue sacrée. An quatrième, enfin, le « Val d'Enfer » revêt seulement l'aspect d'un sombre ravin plus sauvage que rustique.
Invisible donc, la « Terre » est-elle réellement présente au cours de ces quatre actes ? On ne discerne pas nettement quelle influence directe elle exerce sur les personnages dont la conduite est arbitraire et dont aucun n'est silhouetté de traits originaux ou pittoresques. De là naît sans doute on ne sait quel sentiment d'irritation qu'ils inspirent tous indistinctement. Il serait injuste d'en rendre entièrement responsable les interprètes, ceux-ci ne pouvant guère être moins « neutres » que les rôles dont ils sont chargés.
Du trio dont nous parlions plus haut se détache un type de vieux paysan des plus conventionnels mais auquel M. Henri Albers imprime une mâle allure. Il en exprime scéniquement et aussi physiquement la confuse psychologie avec un rare bonheur.
Vocalement, le rôle est des plus durs, demandant constamment dans le haut registre un effort que l'organe de M. Albers consent avec quelque mérite. Il mène notamment à bonne fin l'incantation à la terre qui termine « en bravoure » le premier acte. M. Albers ne parait pas au deuxième et n'a, au troisième, qu'une scène familière avec son fils. Il la traduit avec bonhomie et une tendresse naturelle qui est des mieux venues. C'est au dernier acte le même sentiment que l'on retrouve, assez délicatement indiqué et dont le contraste n'est que plus dramatique avec le conflit violent qui dresse le père à l'âme inquiète contre la femme dangereusement passionnée. M. Albers a joué toute cette dernière partie avec une incontestable puissance lyrique et a trouvé dans sa péroraison des accents qui ne manquaient pas de noblesse. Signalons une fois de plus la remarquable articulation de ce chanteur.
La femme révoltée, la « paysanne mal gré elle », la « mauvaise bête » (nous demandons pardon à l'intéressée de ce terme qui n'est que dans le texte), c'est Mme Lise Charny.
Il est des artistes dont on ne saurait parler qu'avec respect et sympathie, et, par conséquent, dans certains cas avec un regret embarrassé. Mais n'est-ce pas à ceux-ci que l'on doit d'abord la franchise ? En la circonstance, la première question qui se pose est celle-ci : Mme Charny était-elle vraiment désignée, par la nature même de son talent, pour une pareille tâche ? Sous prétexte qu'elle est une admirable sorcière bretonne dans La Lépreuse, est-il légitime de l'employer à extérioriser la sensualité d'ailleurs équivoque de cette femelle auvergnate vouée à une perpétuelle désespérance jusqu'au saut périlleux final ? Celui-ci n'est d'ailleurs pas le seul auquel soit redoutablement exposée la chanteuse. La voix au chaud médium de Mme Charny semble aussi peu faite que possible pour le graphique saccadé que constitue l'écriture du rôle. Il faut peut-être ajouter à cela une fatigue passagère qui fait que l'on dirait Mme Charny gênée aux entournures, même dans des passages qui pourraient lui convenir, comme la « Fileuse » du premier acte dont elle ne tire pas tout le parti désirable, malgré la belle tenue des notes graves. Cette raison expliquerait également la tendance persistante de l'artiste à chanter en dessous du ton, qui serait le grief le plus sérieux à lui faire. Il ne faut cependant pas méconnaître que Mme Charny a retrouva au dernier acte le lyrisme qui est en elle et a su donner une large valeur à certains cris : « Je sauterais chez les maudits. »
M. Charles Friant incarne le jeune paysan qui faillit enlever sa belle-mère. Son robuste tempérament le sert dans cette situation, et il tient vocalement sa partie avec la grande correction qui lui est habituelle.
Encore l'observation visant l'ingrate écriture des autres rôles vaudrait-elle également pour le sien. Cela explique la dureté qu'on a pu remarquer dans l'attaque de certaines notes aiguës.
M. Baugé n'a qu'une action épisodique : et quelle ! Une lutte à mains plates, pour régler une rivalité d'amour, véritable duel « à la loyale, qui, dans la montagne, fait songer à ces combats de dix-cors chers à M. de Curel, M. Baugé se tire de cette scène périlleuse à merveille. Il a, par ailleurs, suffisamment à chanter pour faire apprécier sa large émission et son timbre généreux aux sonorités à la fois solides et veloutées.
M. Azéma prête la majesté de sa prestance à un prêtre de village qui se borne à sortir processionnellement de son église : personnage le plus scabreux qui soit sur la scène ; M. Azéma le préserve aisément du ridicule.
Mlle Coiffier ne fait que passer sous les traits d'une jeune épouse un peu bien sacrifiée dans toute cette histoire.
Nous avons déjà énuméré les décors de MM. Deshays-Arnaud. Ajoutons que l'ensemble en est, dans son réalisme, d'une heureuse inspiration. Parmi maints détails de mise en scène, l'effet du quatrième acte, imitant par un habile jeu de lumière une cascade dans la montagne, a été, dirons-nous, longuement et justement applaudi.
Il y a aussi, au troisième acte, un aimable divertissement dont on va maintenant vous parler.
Jean Gandrey-Rety.
André Levinson, « La
chorégraphie », Comœdia, 10 janvier 1924, p. 2.
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Ce n'est pas sans appréhensions que je voyais approcher le moment du ballet. Selon une tradition mystérieuse de la maison, le plateau se trouve rétréci et encombré sur tous les plans pendant l'acte même où l'on danse. Mais Mlle Chasles, qui a réglé le ballet, a su trouver, malgré tout, à placer discrètement son mot.
Il est vrai qu'elle n'a traité la bourrée d'Auvergne ni comme une reconstitution directe de cette vieille danse de terroir, rude et énergique, telle une jota d'Aragon, ni encore, comme un véritable divertissement de théâtre. Ce qu'elle nous fit voir est une aimable transposition de salon établie sur des thèmes authentiques mais peu variés. En confiant la pesante sauterie, le trépignement rageur des gars à des danseuses travesties, elle traduit la grosse joie des hommes de la glèbe et de la forêt par une paysannerie un peu mièvre.
L'exécution des pas employés ne nécessitant aucune vertu professionnelle ni préparation particulière en aurait pu, croyons-nous, associer certains éléments des chœurs à cette bacchanale auvergnate. Le mouvement d'ensemble, tantôt couru sur trois temps inégalement accentués, tantôt « tapé » sur un temps à grand renfort de sabots, aurait ainsi gagné en ampleur et en couleur.
Cependant le solo de la bonne vieille dansé par un sujet (était-ce Mlle André ?) a obtenu un notable succès et a dû être bissé. Effectivement ce pas, quasi glissé en sabots comme sur des patins et accompagné du dodelinement de la tête, est d'un humour sentimental et malicieux à la manière des grand'mères de Béranger. Si Mlle Chasles a jusqu'à présent peu utilisé les quelques danseuses de carrière (ou la seule ?) dont dispose l'Opéra-Comique, elle sait obtenir d'un corps de ballet, numériquement assez faible et manquant de travail des résultats toujours agréables. Comment l'amateur-chorégraphe ne se réjouirait-il pas, de plus, à contempler cette danse campagnarde à laquelle la technique classique doit cet infatigable pas de bourrée, couru ou marché sur les pointes ou à plat, voyageur diligent, inappréciable agent de liaison entre les grands temps sautés et battus et dont l'humble rythme ternaire se retrouve à la base de tout mouvement chorégraphique ?
André Levinson.
Raoul Brunel, « La Plus
forte », L’Œuvre, 10
janvier 1924, p. 7.
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Le poète du Flibustier et du Chemineau, qui sut traduire en termes magnifiques le lyrisme de l'âme des humbles, tel qu'il naît de leur contact avec cette chose toujours grande qui est l'élément quasi natal et jamais quitté : la terre ou la mer, a voulu, très vraisemblablement, donner une sorte de pendant à ce Chemineau, que chanta le regretté Xavier Leroux avec tant de sincérité et de force ; et tout naturellement il confia son nouveau poème au même musicien. Les deux partitions sont jumelles : mais peut-être celle-ci est-elle plus significative encore. Réduite à l'essentiel quant aux sources du lyrisme, allégée de toute complication théâtrale superflue ; elle représente une suite de tableaux, reliés par un fil très simple, et dans lesquels la poésie et la musique véritablement ne font qu'un. « La plus forte », c'est la terre, la véritable mère de notre race de paysans, rivés à la glèbe, à laquelle ils sont prêts à sacrifier toute autre affection et même jusqu'à leur foyer.
Au premier tableau, nous sommes dans une ferme d'Auvergne. Pierre, le vieux fermier, ne songe qu'à ses bœufs et à ses champs. Irma, sa jeune femme, qu'il néglige, se lamente, crie son droit à l'amour, et aspire à reprendre sa liberté. Vainement il lui explique que, lorsqu'il l'épousa, une fois veuf, il la fit reine de la ferme et lui sacrifia même son propre fils Jean, qu'il a placé au loin dans une autre ferme depuis de longues années. Insensible à l'appel de la terre, qui est pour Pierre sa seule raison de vivre, n'écoutant que son instinct de femme, elle s'enfuit...
Au second acte, nous la retrouvons dans la montagne où elle chante sa liberté reconquise. Deux jeunes bûcherons, Louis et Jean — celui-ci, c'est le fils de Pierre, qui n'a jamais vu sa belle-mère — se battent pour obtenir ses faveurs, et c'est Jean qui l’emporte...
Plus tard, à la fête du village, au milieu des danses, Jean est revenu, rappelé par son père, qui ne veut pas rester seul à la ferme. Mais Julie revient aussi, retrouve Jean, le reconquiert vite et lui donne rendez-vous pour la nuit prochaine au Val d'Enfer. Pierre a surpris leur entretien. Il arrive le premier au rendez-vous, rencontre Julie et lui révèle qu'il est le père de Jean. Et quand celui-ci se montre à son tour, affolée devant ce demi-inceste commis sans le savoir, elle se précipite dans le torrent. Les deux hommes réconciliés reviendront à la ferme, à la terre sacrée, purgée de l’élément féminin qui les avait désunis et qui reste… la plus forte.
Cette trop rapide esquisse ne peut qu'évoquer le cadre dans lequel viennent prendre place d'admirables morceaux lyriques, où notre grand poète Jean Richepin, comme il l'avait accepté pour le livret du Chemineau, a volontairement réduit la puissance de son verbe au rôle d'évocateur d'images propres à être magnifiées par l'expression musicale ; et il a trouvé, dans Xavier Leroux le collaborateur le plus capable de comprendre le rôle qui lui était ainsi dévolu. Avec sa grande sincérité, sa nature chaleureuse, toujours prête à se passionner profondément pour tous les sujets qu'il abordait, musicien merveilleusement doué, en possession d'une technique puissante, d'une verve mélodique peu commune et jamais banale ayant à un degré extrême le sens du théâtre, des nécessités Scéniques du drame lyrique, il nous fait encore plus cruellement regretter aujourd'hui, au lendemain de la représentation triomphale de cette œuvre Posthume, la perte irréparable que l'art lyrique français a faite avec lui. Sa langue musicale est toujours claire et vigoureuse sa pâte instrumentale est d'une rate puissance et d'un coloris vigoureux. Ses danses villageoises, au troisième acte, fleurent le bon terroir de France et sont traitées avec un art charmant. Il faut noter, entre tant de pages d'une belle envolée le prélude du deuxième tableau, d'une riche émotion descriptive, le duo chaleureux du troisième tableau, la fête, du troisième acte tout entier, la sobriété tragique du dénouement. M. Henri Büsser a orchestré les trois derniers tableaux d'une plume amie et respectueuse, avec un tact qu'on ne saurait trop louer.
L'ouvrage est admirablement présenté. Les quatre décors sont d'une grande beauté le dernier, celui du torrent, a arraché des applaudissements à toute la salle dès le lever du rideau. Les danses, réglées par Mlle Chasles, ont remporté un gros et légitime succès : il a fallu les bisser.
L'interprétation est excellente tout entière. Mlle Lise Charny, admirable tragédienne lyrique, à la voix profondément émouvante, a remporté ici un des plus beaux triomphes de sa carrière. M. Albers, dans le rôle de Pierre, par l'art de sa composition, la netteté de sa diction, la pureté de son chant, a droit aux mêmes éloges. M. Friant fut chaleureux dans le rôle de Jean, et M. Beaugé lui fit dignement pendant dans celui de Louis, trop court pour son beau talent de chanteur et de comédien. Mlle Coiffier fut charmante dans le petit rôle d'Irma et M. Azéma parfait, comme à son habitude, dans celui du curé. — RAOUL BRUNEL.
Jean Chantavoine, « Théâtre
national de l’Opéra-Comique », Le Ménestrel, 18 janvier 1924,
p. 23.
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Lasse de se voir négligée par son vieux mari, Pierre, pour le sillon et la charrue, Julie quitte la ferme conjugale et va chercher à l'aventure la liberté et l'amour. Deux jeunes bûcherons, Louis et Jean, l'ayant surprise endormie dans la forêt, se la disputent. Leurs cris la réveillent. Elle assiste, ravie, à ce combat de coqs dont elle est l'enjeu et tombe dans les bras du vainqueur, Jean. A la fête du village, où l'on célèbre saint Cogniard, patron des bûcherons, Pierre est venu se distraire de son abandon : il y retrouve son fils, qu'il avait éloigné de chez lui, voilà dix ans, pour épouser Julie. Et ce fils n'est autre que Jean... L'errante elle-même reparaît, si harassée, si lamentable, que Pierre est sur le point de lui pardonner et de la ramener au logis, en lui promettant plus de soins et de tendresse. Mais il surprend un rendez-vous que se donnent pour le soir même, au Val d'Enfer, les deux amants... Il les y devance : « Mon père ! », s'écrie Jean, dès qu'il aperçoit Pierre. Julie, connaissant dans son amant le fils de son mari, ne fait qu'un cri et se précipite dans le gouffre d'un torrent. Les deux hommes, le père et le fils, regagnent ensemble la ferme pour servir la Terre, la « plus forte », débarrassée maintenant de sa rivale.
Ce drame offre, on le voit, les apparences d'une rigoureuse simplicité. Le premier acte expose, non sans force, la rivalité de la Terre et de la Femme. Mais, tout de suite, les auteurs dévient : dès le second acte, Julie, évadée d'un foyer trop rural, se grise, sous les arbres de la forêt, d'un panthéisme assez surprenant chez cette ennemie des champs et de l'agriculture. A la rivalité de la Terre et de la Femme succède ensuite la rivalité du père et du fils. Lorsque enfin, au quatrième acte, Julie attente à ses jours, ce n'est plus du tout sous la contrainte de « la plus forte », mais parce qu'elle apprend soudain que son adultère tourne presque à l'inceste. Nous voilà loin du sujet et du conflit posés par le premier acte et c'est un détour un peu compliqué que de finir comme Phèdre, quand on a commencé comme la Terre. Que le remords de Phèdre soit seulement vraisemblable chez la paysanne courroucée et sensuelle des deux premiers actes, il est d'ailleurs permis d'en douter : Henry Bataille en eût fait une gentillesse de plus dans la vengeance sentimentale...
Cette intrigue volontairement rapide, ces personnages délibérément sommaires, affichent un caractère sinon symbolique — le mot ni la chose ne sont plus de mode, Dieu merci —, du moins schématique, qui a le grand avantage de laisser le champ libre à l'expression musicale. Avantage qui, avec le regretté Xavier Leroux, comportait en revanche un danger sensible. Une telle largeur de touche, une telle simplicité de trait flattaient en effet chez lui un penchant naturel à l'expansion rapide et à l'exubérance hâtive, favorisée déjà par l'extrême facilité de plume qui distinguait cet adroit musicien.
On retrouve dans la Plus Forte ce don incontestable de l’accent et du mouvement scénique, cette abondance et cette clarté auxquels le Chemineau dut sa fortune. La robuste psalmodie du laboureur à la Terre, qui pose si bien le sujet au premier acte et conclut le quatrième avec plus d'unité que ne fait le livret lui-même, la vigoureuse chanson des bûcherons au second acte ; les alertes danses paysannes du troisième (où l'hymne à saints Cogniard évoque de trop près le souvenir redoutable des Maîtres Chanteurs) m'ont semblé être les pages les mieux venues d'une partition dont j'ai moins goûté le lyrisme à bon marché, soit dans la symphonie forestière, soit dans le duo complaisamment débordant du second acte.
D'excellents artistes assurent une belle interprétation à la Plus Forte, dont l'écriture est scabreuse pour les voix. M. Henri Albers prête au rôle de Pierre sa déclamation puissante et juste, et Mlle Lyse Charny à celui de Julie une voix magnifique, qui reste parfois un peu en deçà de la note. Les deux bûcherons rivaux, MM. Friant et Baugé, méritent de l'être parleur timbre également brillant et dru de ténor et de baryton. Mlle Coiffier est charmante et M. Azéma plein de dignité dans deux rôles épisodiques. L'orchestre, sous la direction de M. A. Catherine, a joué avec une chaleur peut-être un peu uniforme (i).
La Plus Forte étant représentée à l'Opéra-Comique, il va de soi que de pittoresques décors encadrent l'ouvrage : l'horizon rustique du premier et du troisième acte est surtout plaisant. Mais pourquoi, dans les danses de la fête villageoise, ces mièvres travestis et ces soieries trop délicates ? La bourrée, « fouchtra », veut moins de mignardise...
Jean CHANTAVOINE.
Albert Dayrolles,
« Opéra-Comique : La plus
forte, drame lyrique en quatre actes de Jean Richepin et Paul
de Choudens, musique de Xavier Leroux. », Les Annales politiques et littéraires,
20 janvier 1924, p. 81-82.
Il eut été bien regrettable que la belle partition écrite par Xavier Leroux sur le savoureux poème de Jean Richepin fût demeurée ignorée. Il était, en effet, à craindre que la mort du compositeur ensevelît pour toujours son œuvre dans l'oubli. Or, aussi bien le sujet, pris en lui-même, que la façon dont il est traité sont des plus attachants et méritent une attention particulière.
Jean Richepin, après nous avoir exposé, dans Le Flibustier, l'invincible et si captivant attrait de la mer pour le pêcheur, pour le marin, démontre victorieusement, et avec un admirable relief, dans La plus forte, qu'il en est de même de la terre pour le laboureur. Et, désireux de mettre en pleine valeur ce sentiment puissant, irrésistible et si profond du laboureur pour la terre, il l'oppose aux passions les plus violentes et les moins faciles à refréner de l'âme humaine. Un bref résumé de l'action permettra de s'en rendre compte.
Julie, la femme de Pierre, lui en veut de l'attachement qu'il témoigne pour la terre, devenue l'objet principal et presque exclusif de ses préoccupations. Elle se sent délaissée et en arrive à être jalouse de cette terre qui lui vole l'affection de son mari. L'irritation qu'elle en conçoit l'amène même, en un jour d'exaspération, à quitter le domicile conjugal. Elle erre à l'aventure et, rencontrant un jeune garçon de belle mine, de fière allure, s'en éprend. Or, cet individu, ce Jean, si bien doué pour lui plaire, est le fils de Pierre, son mari. Julie l'ignore, car Jean avait quitté la maison paternelle avant qu'elle n'y entre. Jean était parti sur le conseil même de son père, qui s'était remarié. Pierre désirait dégager son fils de toute entrave et lui permettre de développer librement sa personnalité.
Lorsque la vérité est dévoilée à Julie, elle se précipite, désespérée, dans le gouffre d'un torrent. Pierre exhorte Jean à reprendre le travail de la terre, où il trouvera à la fois un apaisement et un réconfort.
On se rappelle les vers de Lamartine dans ses Premières Méditations Poétiques :
Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime.
Plonge-toi dans son sein, qu'elle t'ouvre toujours.
Jean Richepin, avec la belle foi des poètes dans la bienfaisance de la nature, fait dire à Pierre pour consoler son fils :
Fils, remontons au plus tôt
Vers ma ferme qui nous rappelle.
Vers notre terre, là-haut !
Deux hommes ne sont pas de trop
Pour donner tout l'amour qu'il faut
A la vieille maîtresse, éternellement belle.
C'est sur ces paroles, affirmant la puissance régénératrice de la terre, que se termine cette œuvre, toute imprégnée de son souffle vivifiant.
Ce poème convenait au talent d'exaltation grandiloquente de Xavier Leroux. On retrouve, dans ces pages frémissantes, les envolées lyriques dont son œuvre tout entière est si largement pourvue.
Je citerai tout le premier acte, qui a {82} soulevé les acclamations unanimes de l'auditoire ; puis, dans le second acte, le grand duo entre Julie et Jean, où le compositeur a visiblement cherché, par la poésie de son langage musical, à surélever l'élan des sentiments éprouvés par les infortunées victimes de cette tragique situation. Le troisième acte s'égaye de la « Fête des Bûcherons », où sont dansées de pittoresques bourrées d'Auvergne. L'une d'elles, très spirituellement exécutée, a valu un chaleureux bis à son interprète. Des choeurs bien sonnants et solidement établis agrémentent également cet acte. Enfin, le dernier tableau : le « Val d'Enfer », nous est présenté dans un décor superbe, en son aspect sinistre, d'où se détache une magnifique cascade donnant une étonnante illusion de réalité par des jeux variés de lumière. C'est dans ce site émouvant que se déroulent les dernières scènes entre les trois personnages principaux, remarquablement incarnés par Mme Lise Charny, MM. Charles Friant et Henri Albers.
M. Henri Albers a supérieurement composé la figure de ce père tenacement attaché à la glèbe, et il a magistralement déclamé les phrases mélodiques de son rôle. Sa prononciation est impeccable, et sa voix, admirablement posée, se prête, sans effort, à toutes les nuances.
M. Friant fait sonner triomphalement sa belle voix dans le rôle de Jean, et Mme Lise Charny personnifie de façon très vivante la fougueuse Julie. L'action est comme entraînée dans un mouvement très vibrant qui a été bien observé par le metteur en scène et le chef d'orchestre.
ALBERT DAYROLLES.
Marcel Azaïs, « La Plus
forte », Revue française
politique et littéraire, 27 janvier 1924, p. 100.
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M Jean Richepin aime la convention : il nous a régalé de gueux littéraires, de blasphèmes nourris d’encre, de chemineaux humanitaires, de paysans amoureux de la nature. Ces sujets-là se prêtent à merveille à la musique de théâtre qui ne vit que de conventions tout en affectant d’épouser le réel. Le romantico-réalisme est la matière idéale d’un opéra comme de la chanson populaire. Les bonnes gens se gargarisent à grand fracas de la Chanson des blés d’or et du Credo du paysan, ça leur paraît moins fade que la romance d’amour, beaucoup plus héroïque. Celui qui chante : L’Angelus de la Mer méprise le soupirant de : Ferme tes jolis yeux.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que M. Richepin ait connu certaines réussites dans le genre de celles de Béranger auprès du cœur de la foule. Il est tout naturel que Xavier Leroux y ait été associé, Le succès du Chemineau est le fruit naturel de talents que tout disposait à la collaboration. Il ne faudrait pas s’étonner que La plus forte connût une vogue comparable.
Nous trouvons ici ce vieux paysan qui aime sa terre et se fignole de son mieux pour le dire. En réalité, un paysan ne parle jamais de ces choses. Il aime la terre sans le savoir, souvent en croyant la haïr. Il peste contre le temps, les saisons, les cailloux. Il jure que son métier est le dernier de tous, que les gens des villes sont bien plus heureux et que son fils ne connaîtra pas un pareil esclavage. Le Pierre que nous dépeint M. Richepin ignore cet état d’esprit ; ce paysan est né du papier imprimé et des rêveries quarante-huitardes. Il appelle la terre : la vieille, mère-grand, mes amours ; il s’ébahit que d’un grain qu’on jette il en vienne cent. Mais à ce jeu, il oublie sa jeune femme. C’est une citadine que Pierre a épousée, veuf à barbe grise. Cette Julie est aussi très littéraire, elle chante au rouet, et ça la dégoûte de filer son linceul. Aussi se sauve-t-elle dans la forêt pour fuir un foyer odieux.
Le vieux Pierre a eu un fils de sa première femme. Pour éviter une marâtre à l’adolescent, il l’a éloigné en le mettant en place « chez un maître étranger ». Julie errant dans les bois attire deux bûcherons par son fumet de femme infidèle. Voilà mes garçons dans l’état des deux coqs qui vivaient en paix. Comme ils sont nourris de littérature, eux aussi, ils se battent pour conquérir la femme, suivant la recette des poètes, de Virgile à Mistral. Jean est vainqueur et cueille son prix. Que voudriez-vous que fût Jean sinon le fils de Pierre ? Les voici presque semblable à Œdipe et à Jocaste. Comme ils n’en savent rien, ils peuvent chanter tout à leur aise. Pourtant Julie continue à vivre dans les bois, tandis que Jean déchiré d’amour fait une triste figure. Ces petits imprudents se rencontrant sur la place publique ne trouvent rien de mieux que de se livrer à leurs transports et de se donner des rendez-vous à très haute voix. Naturellement, Pierre caché derrière un pilier voit et entends tout. Les amoureux doivent se retrouver au Val d’Enfer pour s’y tuer gentiment. Le Val d’Enfer ! se dit le vieux, cela doit faire un beau décor pour un dernier acte d’opéra. Dire que si ce lieu s’était appelé le chemin du Paradis, le dénouement eût pu être changé ! Pierre y court pour voir comment les machinistes sont capables de représenter un torrent. Tandis qu’il dit son fait à une lune entourée de nuages impassibles, Julie arrive ; Bonsoir ma fille, sais-tu que ton amant est mon fils. — Ton fils ! pas possible ! — Si. Et la preuve c’est que le voici et qu’il m’appelle son père. Hop ! voilà notre presque Jocaste qui ne peut en supporter davantage et se jette à l’eau. Pierre entraîne alors Jean vers la maison. Ils ne seront pas trop de deux pour servir la vieille, décidément la plus forte.
Ce résumé suffit à faire comprendre ce qu’il y a dans ce drame d’artificiel et d'empoignant. Le plus bel éloge de la musique c’est qu’elle s’y adapte à merveille. Le talent de Leroux comme celui de M. Richepin a toutes les apparences du lyrisme et de l’épopée. De très brillantes qualités extérieures reposent sur un mince fond, assez solide pour les supporter. Cette œuvre jouit d'un éclat continuel, d’une rhétorique soutenue, assez loin de l’emphase pourtant, pour ne pas déplaire trop fort. Leroux était très habile. Des dons comme les siens paraissent condamnés à rebuter pour jamais les gens de goût. Et pourtant, quoique sa musique soit naturellement destinée au gros public, on peut l’écouter sans déplaisir. Elle se sauve par l’allégresse, la couleur violente, le dessin large, un sens très visible de la mélodie qui permettent de suivre la marche de l’œuvre tout en pensant à autre chose. C’est un bruit extérieur pas désagréable et, par endroits, flatteur. Les morceaux y abondent. Dès le début, la chanson du paysan au labour résonne fort bien, d’une façon archaïque et champêtre ; tout de suite après, la chanson du Rouet s’installe dans la mémoire par son allure populaire. Puis il y a la cornemuse du pâtre, le duo des bûcherons, le grand duo d’amour (un peu trop vieux, tout de même, ce grand duo), le chœur de la cognée, les bourrées d’Auvergne, la grande déclaration de Pierre à la terre... A travers tout cela, l’auditeur avance sans fatigue comme sans déplaisir. Pourtant l’orchestre est monotone, plus exactement : monochrome. C’est toujours la même pâte ardente, largement écrasée, répandue avec la main. Leroux n’a pas eu le temps de finir son œuvre. La mort l’a arrêté après l’orchestration du premier acte ; M. Busser l’a achevée d’après la partition chant et piano, mais le travail du continuateur est remarquable de fidélité. C’est bien du Leroux, ces cuivres enthousiastes et crédules qui reçoivent toutes les paroles avidement, les soutiennent et les acclament, les amplifient. Les instruments en familles modèles agissent avec loyauté et vigueur : c’est de la belle ouvrage.
Pour faciliter encore notre familiarité, le musicien a usé de thèmes conducteurs. On sait avec quelle fureur les compositeurs se sont jetés sur cette théorie wagnérienne (qui, d’ailleurs, est de Liszt). Elle est séduisante, en effet, et d’apparence commode. Désigner un personnage ou un sentiment par un thème, faire sonner ce thème à chaque apparition du héros ou à chaque allusion au sentiment, comme c’est simple ! L’auteur se faufilera là-dedans comme un navire- entre des balises. L’intelligence du texte musical sera ouverte à tous. Les fabricants de drames lyriques ne se sont pas doutés des difficultés du jeu. Il est indispensable de trouver des thèmes souverains sous peine de tomber dans la rengaine et de donner la nausée. Tant qu’il s’agit de Wagner, ou du thème de la destinée dans Carmen, c’est parfait. Mais glissons à Puccini ou simplement à Massenet, et ce sont les ondes tièdes de Madame Butterfly ou d’Hérodiade qui infligent à chaque auditeur le supplice de l’eau. Les thèmes de La plus forte ne sont pas si cruels. Ils sont, en revanche, par trop débonnaires. On les a entendus un peu partout, on leur fait de petits signes amicaux. Comme Leroux a su disposer son atmosphère d’indulgence, c’est une raison de plus pour prendre du plaisir sans effort.
La traduction de l’Opéra-Comique s’est soumise assez fidèlement à l’esprit de l’œuvre. L’artificiel et la réalité y ont été dosés suivant les indications des auteurs. Nous avons vu des bourrées légères comme des menuets, une procession où l’on encensait un saint (évidemment, on ne sait pas rue Favart que l’encensoir n’est dû qu’au Saint Sacrement), et un combat de bûcherons qui n’aurait pas endommagé un fil de la Vierge. Mlle Charny, MM. Albers, Friant et Baugé ont fait de leur mieux pour lutter contre les ravages de l’orchestre. Rendons hommage à leur hardiesse sinon à leur succès.
Marcel Azaïs.
Mars↑
Saint-Réal, « Quelques
légionnaires », Le
Gaulois, 2 mars 1924, p. 1.
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Peu de temps après Paul Bourget, voici, enfin Jean Richepin commandeur. A ces deux compagnons de jeunesse, devenus deux gloires nationales, la France donne - sa reconnaissance eût pu être plus expéditive - une cravate qui va fort bien à leur mâle génie…
Jean Richepin ! Que d'œuvres, que d'applaudissements, que de consécrations depuis ce matin triomphant où, claire, sonore, truculente, nuancée, savante, naïve, retentit la Chanson des gueux ! Tout de suite on aima tant de crâne aisance dans l'audace, et tant de science dans le débraillé pittoresque. Tout de suite le joyeux athlète de la poésie sut faire accepter et aimer le savoureux mélange d'un Touranien ayant été un Normalien.
Lui seul avait assez de sûreté et d'intrépidité pour tenter ce grand sujet : La Mer, et assez de force pour n'être pas inférieur à une telle entreprise. Partout où il a porté son viril effort d'artiste maître de toutes les ressources du verbe et de la prosodie, il a réussi. Il trouva le succès où il le chercha dans le journalisme, avec des chroniques comme celles qu'il donna longtemps au Gaulois ; dans le roman, avec des œuvres comme Miarka et La Glu ; au théâtre, avec des ouvrages comme Le Flibustier et Le Chemineau. Le jour où il lui plut d'être éloquent, il eut pour l'entendre et le voir des parterres de jeunes filles en fleur. Est-il, en effet, excessif de dire qu'il fut, qu'il est le demi-dieu de la conférence ?
Anonyme, « Les Commandeurs – M.
Jean Richepin », Comœdia, 2 mars 1924, p. 3.
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Celui que l'on a pu justement dénommer le dernier représentant de la grande rhétorique lyrique ; le poète de la Chanson des Gueux, des Caresses, des Blasphèmes, l’écrivain de Mes Haines. Celui qui jadis se voulait prince des Truands et reniait l'Ecole Normale dont il avait été l’élève. Ce grand indépendant siégeant aujourd'hui sous la Coupole reçoit la cravate de commandeur de la Légion d'honneur. Il y a quelques années à peine que ses amis obtenaient difficilement pour lui le ruban de chevalier.
Rappelons qu'en 1907-1908, Jean Richepin rédigea la critique dramatique de Comœdia.
Il y a quarante ans, il se jouait lui-même dans Nana-Sahib, avec Sarah Bernhardt.
Le Flibustier, Par le Glaive, Le Chemineau, La Martyre, Les Truands ont depuis longtemps consacré la gloire dramatique et lyrique de Jean Richepin.
Il serait d'ailleurs difficile d'énumérer les nombreuses œuvres du grand poète. Faut-il rappeler encore Les Contes espagnols, le ballet de L'Impératrice, avec une musique de Vidal, Mademoiselle Napoléon, La Dubarry, Don Quichotte à la Comédie-Française ; Miarka, avec musique d'Alexandre Georges, à l'Opéra-Comique ; deux volumes de vers récemment parus. L'homme d'action est d'ailleurs l'égal de l'artiste ; ces dernières années M. Jean Richepin a fait toute une tournée de conférences à travers l'Europe. Il y a quelques mois à peine, au banquet offert en l'honneur de Georges de Porto-Riche, son discours si plein d'esprit, de charme et de verve, nous a prouvé que son cœur et son esprit avaient gardé une égale et belle jeunesse.
Le Chat, « M. Jean Richepin
commandeur de la Légion d’honneur », Le Journal, 3 mars 1924, p. 4.
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M. Jean Richepin, qui vient d'être fait commandeur de la Légion d'honneur, est certainement l'une des figures les plus pittoresques de nos lettres. Il fut élève de l'Ecole normale supérieure, franc-tireur de l’armée de Bourbaki, vagabond, professeur libre, matelot, débardeur à Naples et à Bordeaux, puis collaborateur à la Vérité et au Corsaire, dans le même temps qu'il publiait les Etapes d'un réfractaire (Jules Vallès), et jouait au théâtre de La Tour d'Auvergne dans une pièce, l'Etoile, qu'il avait écrite en collaboration avec André Gill ; il fut le compère et compagnon au quartier Latin de Ponchon, Sapeck, Rollinat, Bourget, tandis qu’il composait les poèmes de la Chanson des gueux, qui le menèrent à la célébrité et à Sainte-Pélagie, car on se scandalisait encore de peu en 1876. Cependant, bien que M. Jean Richepin soit resté depuis pour tout le monde d'abord l'auteur de la Chanson des gueux, voilà qui ne l'eût pas aidé à entrer en 1909 à l'Académie française et à lui valoir aujourd'hui la cravate de commandeur, s'il n'avait publié encore en vers, en prose et pour le théâtre une œuvre considérable. Notamment, en vers : les Caresses, les Blasphèmes, la Mer, Mes Paradis, etc. ; en prose : les Morts bizarres, Miarka, la Fille à l'ourse, les Braves gens, la Glu, etc. ; pour le théâtre : Vers la joie, le Chemineau, les Truands, Nana-Sahib, Par le Glaive, etc..
C'est un laborieux et rude ouvrier des lettres et, de plus, l'un de nos plus remarquables conférenciers.
Anonyme, « A Fleur d’Aile »,
Fortunio, 15 mars
1924, p. 316.
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A Fleur d’aile (!!) Tel est le titre d’un volume de vers dont je ne nommerai pas l’auteur pour ne pas lui faire de tort. Son nom, d’ailleurs n’apprendrait rien à personne malgré un « Prière d’insérer » qui le qualifie « Poète bien connu. »
Je ne parlerais pas non plus du livre si une préface de Jean Richepin et les noms de quelques sociétaires de la Comédie-Française, placés sur la couverture, ne risquaient de séduire un imprudent.
L’auteur a dû être mobilisé pendant la guerre et solliciter, vêtu d’un uniforme plein de prestige, le pauvre cher vieux poète et les artistes dont je suis heureux d’admirer, une fois de plus, le bon cœur. Ce « Recueil de 90 poèmes à mettre en musique ou à dire » est composé de deux parties : « A fleur d'Azur, poésies sentimentales » et « A fleur de sang, poésies de guerre » parmi les plus mauvaises que j’aie lues en ces deux genres.
Avril↑
Jean Marnold,
« Opéra-Comique : La plus Forte, poème de M. Jean Richepin,
musique de Xavier Leroux », Mercure de France, 1er avril 1924, p. 216.
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Ce n’est pas sans quelque tristesse qu’on assiste à la représentation de la Plus Forte. Il y a vingt ans, la musique de Xavier Leroux retardait déjà de plus d’un quart de siècle, en admettant qu’on la puisse situer quelque part dans le temps, et pas plus ici que jadis il ne sut s’évader de l’ornière de banalités grandiloquentes ou fades qui font penser à des discours de comice agricole ou à des réclames de parfumerie. Cette partition semble pourtant la plus sincère qu’ait produite l’ancien professeur au Conservatoire et on ne peut douter du plaisir sans mélange qu’il prit à y vider toute la tirelire de procédés d’école usés jusqu’à la dernière ficelle. Une unique oasis émergeait agréablement de la platitude agressive de ce désert sonore : un ballet sur des chansons populaires d’Auvergne. Il est dommage que le compositeur n’ait point abusé de tels emprunts. On sait que M. Jean Richepin a perdu depuis bien longtemps le sens du ridicule et sa sincérité ne s’atteste ostensiblement pas moindre que celle de son collaborateur défunt. Les directeurs de l’Opéra-Comique n’auront point à redouter avec la Plus Forte les incidents qui ont troublé les auditions de la Brebis égarée. En entendant ces rudes laboureurs auvergnats déclamer pompeusement des palabres plus ampoulés que leurs mains sales, parler de « blé sacré » et du « sein de la terre » et employer l’adjectif « implacable », le public habitué se retrouvait Salle Favart et chez soi, et béait d’aise ainsi qu’à Cancale ou Marennes. Notre Opéra-Comique est cependant depuis peu en coquetterie visible avec un art musical plus relevé que celui qui fait le fond de son répertoire. On éprouve qu’il a ressenti vivement la leçon de l’Heure espagnole. Il accueil lit depuis le Festin de l’araignée, et la Brebis égarée témoigna de l’ardeur de sa contrition. En s’adressant à M. Florent Schmitt, peut-être se figura-t-il faire appel à un compositeur d’avant-garde, en quoi il se tromperait évidemment. M. Florent Schmitt, qui professe et proclame une haine féroce à l’endroit de Richard Wagner, en est précisément le dernier descendant parmi nos meilleurs musiciens ; non pas qu’il en ait subi jamais servilement l’influence, mais il en incarna la filiation persistante à travers même Pelléas. Chaque époque a son harmonie, et on ne saurait se soustraire aux conséquences de son âge.
Ch. Dauzat, « Académie
Française », Le
Figaro, 25 avril 1924, p. 2.
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Le monument de Victorien Sardou, œuvre du sculpteur Bartholomé, devant être inauguré sur la place de la Madeleine le 24- mai prochain, l'Académie a chargé, hier, M. Jean Richepin de prendre la parole en son nom à cette cérémonie.
Victorien Sardou et M. Jean Richepin était, on le sait, liés d'une vive et profonde amitié.
L'Académie sera officiellement représentée par son bureau, composé de M. Joseph. Bédier, directeur ; Henri Bergson, chancelier, et René Doumic, secrétaire perpétuel, à l'inauguration, à laquelle assisteront les membres de la Compagnie et un grand nombre de leurs confrères de l'Institut.
Étaient présents à la séance d'hier : M. d'Haussonville, M. Jean Richepin, M. René Doumic, M. Henri de Régnier, M. Pierre de La Gorce, M. Henri Bergson, M. Louis Barthou, Mgr Baudrillart, M. Jules Cambon, le maréchal Foch, M. Robert de Fiers, M. Joseph Bédier et M. Georges Goyau.
On a continué la revision du dictionnaire sur les termes de sport et certains termes techniques. — Mais, nous a dit M. René Doumic, ce n'est là encore qu'une première révision sujette à des retouches, et l'on ne saurait par conséquent dire dès maintenant quels mots seront définitivement adoptés. - Après la réception de M. l'abbé Henri Brémond par M. Henry Bordeaux, qui demeure fixée au 22 mai, c'est Me Henri-Robert, très probablement, qui passera sous la Coupole, où doit l'accueillir M. Louis Barthou.
Ch. Dauzat
Fernand Laudet, « Le devoir du
souvenir », La République
française, 29 avril 1924, p. 1.
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La ligue Souvenez-vous, que préside M. Louis Marin, ministre des Régions libérées, vient de publier, avec son bulletin trimestriel, son premier album dont les illustrations empruntées à des documents officiels rappellent les crimes et les dévastations commis par les Allemands.
Cette ligue, fondée il y a huit ans, a pour but d'entretenir la religion du souvenir aussi bien chez nous que chez ceux qui ont été au dehors les spectateurs du terrible drame. Jamais son action ne fut plus utile qu'à cette heure où l’Allemagne continue de se poser en victime et cherche à rallier l'opinion mondiale à sa cause, à une heure où il faut la contraindre à réparer tant de destructions commises au mépris du droit ces gens.
Les candidats qui luttent contre le Bloc des Gauches aussi bien que ceux qui patient et écrivent pour les soutenir auraient tout profit à prendre connaissance du lugubre album de la ligue Souvenez-vous, et à remettre dans la mémoire des électeurs toutes les souffrances endurées pendant et après cette affreuse guerre par nos départements envahis.
Ils reverraient les arbres fruitiers sciés à la base, les instruments agricoles recueillis et groupés pour être exécutés, les machines des usines mises hors d’usage par la dynamite, les dépôts de meubles volés, les objets rares dérobés par les princes, les cimetières cyniquement détruits et les églises inutilement renversées, et enfin, ce qui est hélas irréparable, ils verraient les photographies émouvantes de tous ces in fortunés civils étendus dans les champs, fusillés sans raison et à seule, fin de jeter l’épouvante parmi les populations.
« C'est la guerre » disent nos ennemis ; non, c'est pire que cela. C’est la guerre selon Guillaume II : « Ne donnez pas de quartiers, soyez aussi terribles que les Huns d’Attila » : c’est la guerre selon le général Stenger, commandant la 58e brigade : « Tous les prisonniers, tous les blessés, avec ou sans armes, seront mis à mort, aucun homme vivant ne doit rester derrière nous » : c’est la guerre selon les instructions du Grand Etat-Major allemand : « On peut fusiller les prisonniers, on peut contraindre les otages à exposer leur vie. »
De ces théories sont nés les crimes allemands, et Jean Richepin a pu justement dire : « Notre haine de ces crimes est pure et noble. Elle apparaît comme un devoir d'amour pour l’humanité. » En effet, cette haine sacrée réclame la paix et veut rendre impossible le retour de tels forfaits.
Et cependant ces forfaits se préparent. Tous ceux qui sont bien renseignés savent que, tandis que l’Allemagne, dans son inlassable propagande, nous représente toujours comme une nation imbue de militarisme et d’impérialisme, elle prépare activement et même ouvertement la guerre. Par là encore elle viole le Traité de Versailles que, sans l'avoir lu, tant de gens critiquent en France au lieu de songer à le faire appliquer. Comme l'a très bien exposé le lieutenant-colonel Reboul, le Reich s’est constitué une armée, la Reichswehr qui est uniquement orientée vers la guerre, et il l'a doublée d’une deuxième armée aussi solidement organisée la Shupo, « véritable gendarmerie mobile qui ne s'occupe pas du voleur ou de l'assassin mais qui s'entraîne au service en campagne et au tir à la mitrailleuse ».
Nous ne saurions donc trop nous soutenir et nous mettre en garde contre l’ennemi héréditaire qui nous a toujours surpris si cruellement et ce n’est pas quand tant d’usines allemandes fabriquant du matériel de guerre échappent à notre contrôle qu'il conviendrait de nous départir de notre surveillance sur celles de la Ruhr.
La ligue Souvenez-vous, dans ses bulletins, ne cesse de jeter le cri d’alarme, et de faire appel à la prévoyance. Elle n’est malheureusement pas assez connue et entendue du pays, et cependant elle proteste au nom des victimes passées, et pour qu’il n’y en ait pas de nouvelles dans l’avenir. Elle publiait dernièrement le chant de la haine composé en 1914 par Heinrich Vierordt : « O Allemagne, hais ! Egorge tes millions d’adversaires et édifie un monument de cadavres fumants qui monte jusqu'aux nuages... Que ton poing exécute le jugement de Dieu. »
La France ne saurait atteindre un pareil étiage de brutalité. Chrétienne et humaine elle a un autre idéal, mais elle se souvient, et aux vaincus qui l'ont saignée si cruellement et voudraient recommencer, elle oppose ces trois mots inexorables : Réparation, sécurité, justice.
Fernand LAUDET de l’Institut
Juillet↑
Paul Souchon, « Jean Richepin
nous parle de J.-H. Fabre », Le Petit Provençal, 27 juillet 1924,
p. 1.
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Paris, 26 Juillet.
A l’occasion des fêtes qui doivent avoir lieu demain à Sérignan en l’honneur de l’entomologiste J.-H. Fabre, on avait annoncé que M. Jean Richepin devait se rendre dans la petite localité vauclusienne pour y prononcer un discours au nom de l'Académie Française. Il n’en sera malheureusement rien, et c'est le poète lui-même qui a bien voulu ce matin m’en aviser, dans son logis vert et recueilli de la villa Guibert à Passy.
— Je n’irai pas à Sérignan, m’a déclaré Jean Richepin de sa voix toujours jeune et chaude, car je n'ai pas su me rendre libre, et je suis surchargé de besogne, en ce moment surtout. Je me prépare, en effet, à prendre à la campagne un repos, je crois bien gagné, et il me faut satisfaire, avant de partir, à d’innombrables obligations.
« Mais, je regrette infiniment de ne pouvoir rendre hommage à J.-H. Fabre, que j’aime et que j’admire beaucoup. Sans avoir connu l’homme personnellement, j’ai entretenu avec lui les relations les plus cordiales. Je me suis employé pour lui à diverses reprises à l’Académie Française, et c’est grâce à mes efforts, en particulier, que J.-H. Fabre a pu obtenir de cette compagnie le grand prix de littérature. Il m’écrivit à ce sujet une bien belle lettre infiniment touchante, que je publierai un jour, et qui figure en tous cas dans mes Mémoires auxquels je travaille en ce moment.
J’estime que J.-H. Fabre n’est pas seulement un grand savant, que l’on a raison de fêter, mais aussi un grand écrivain. Il y a, dans ses Souvenirs entomologiques d’admirables pages pleines d'éloquence, d'esprit et de clarté, qui feront l’ornement des anthologies.
— Quel dommage, mon cher Maître, que vous ne puissiez vous-même dire cela et d’autres choses plus belles encore, dans le logis de l’ermite de Sérignan, devant ses compatriotes et ses admirateurs ! Mais puisque vous n’allez pas à Sérignan, qui donc prononcera votre discours ?
— Personne, hélas ! Il y a un protocole qui exige que, seul, un académicien puisse remplacer un académicien. D’autre part même si j'avais pu me rendre à Sérignan, il m’eut été impossible de vous dire aujourd’hui le sens de mon discours de demain. Je n’ai pas l’habitude d’écrire mes discours. Pour qu’ils soient tels que je les souhaite, il faut qu’il y ait communion, entre le public et moi, il faut que je sente naître la sympathie de la foule vivante. »
Je fais de nouveau part au maître des regrets des Provençaux qui ne l’entendront pas à Sérignan, puis la conversation tourne, et nous parlons des sports et de la littérature sportive.
— Vous me voyez tout heureux, me dit Jean Richepin, de l'avènement des sports et de la naissance de la littérature sportive, que je me glorifie d’avoir prévus et souhaités depuis longtemps. Les gens qui coupent les cheveux en quatre m’ont toujours horripilé, comme ceux qui ne voient dans la vie que souffrances et que tristesses. Il est temps que leur règne finisse et que la beauté, l’harmonie, la force, la joie, l’éternelle jeunesse que symbolisent les sports, entrent enfin dans la littérature comme elles sont entrées dans nos mœurs. »
L’entretien prend ensuite un ton trop personnel pour que je le rapporte. Je l’arrête donc sur cette brillante déclaration de foi littéraire et sportive que Jean Richepin me fait, malgré ses soixante-quinze ans sonnés, avec toute la fougue d’un jeune homme.
PAUL SOUCHON.
Septembre↑
Sirius, « L’envers des grands
hommes », Paris-Soir,
3 septembre 1924, p. 2.
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L'intéressante revue littéraire Demain, que notre excellent confrère Raymond Escholier publie chez Ferenczi, nous offre les souvenirs de M. Jean Richepin. Cet académicien, qui fut un des rois de la bohême de son époque, et se répandit en blasphèmes sonores, nous parle abondamment du grand réfractaire qu'était Jules Vallès.
Il n'est pas très tendre, l'académicien, pour l'auteur du Bachelier. Certes, il admire sans réserves l’écrivain dont Philarète Chasles proclamait qu'il était un des « maîtres de la langue française ». Mais, comme homme, le pauvre Jacques Vingtras lui semble moins digne de sympathie.
Vallès, paraît-il, aurait consacré à André Gill, le dessinateur-poète devenu fou, un article assez rosse. Et Gill était l'ami, le compagnon d'armes de Vallès. Là-dessus, Jean Richepin s'indigne et déclare que l'écrivain s'est révélé sous un vilain aspect.
Il faudrait, d'abord, avoir l'article sous les yeux, connaître les raisons qui l'ont dicté.
J'imagine que Séverine aura son mot à dire à ce propos.
Mais le hasard fait justement que j'ouvre un volume de Léon Bloy. J’y trouve un chapitre féroce consacré à Jean Richepin que le pamphlétaire baptise élégamment : l'Homme aux tripes. Le futur académicien prend quelque chose pour son rhume. Il est traité de saltimbanque, de cabotin, de farceur. Et Léon Bloy raconte comment le poète des Gueux étant allé communier, à la suite d'un pari, il l'attendit à la sortie de l'église pour lui casser les reins, au cas où le mécréant aurait raillé et blasphémé.
Ainsi, Richepin qui juge sévèrement Vallès, est sévèrement jugé par Léon Bloy.
Pour changer mes idées, je prends un bouquin de Laurent Tailhade. Ah ! mes amis, qu'est-ce que l’auteur du Désespéré s'entend raconter. C'est à donner le vertige.
Et nous avons Léon Bloy qui eng... Richepin, lequel eng… Vallès, terriblement assaisonné à son tour, par Tailhade.
Il serait facile de poursuivre l'expérience. Et ceci, en somme, ne prouverait pas grand'chose, sinon qu'il ne faut pas regarder nos grands hommes de trop près.
Nos grands hommes font aussi de pauvres hommes, comme les autres. Ils ont leurs travers, leurs grands et petits défauts, leur égoïsme, leur vanité. Ils sont, quelquefois, très laids et très sales, au physique et au moral.
Mais de quoi va-t-on s'occuper ?
Les ramasseurs de ragots, les collectionneurs de cancans, les chercheurs de tares, n'ont-ils donc pas d'occupations plus sérieuses que celle qui consuls à écorcher les gloires les plus authentiques. Verrons-nous toujours Zoïle à côté d'Homère, et Fréron à côté de Voltaire ?
Qu'on nous laisse nos grands hommes, nos écrivains, nos poètes, nos artistes, tels qu'ils nous apparaissent à travers leurs œuvres. Aucun d'entre eux n'est capable de résister à un examen approfondi. Et quand on aura établi que le père Hugo, lui-même, avait, dans sa verte vieillesse, de bien singulières manies, en quoi cela diminuera-t-il la beauté de la Légende des Siècles ou la savoureuse vigueur des Châtiments ?
Si l’on persiste dans ces exercices périlleux, personne ne demeurer à intact. Si l'on continue à éplucher littérateurs, hommes politiques, militaires, poètes et artistes, tous ne tarderont point à être promus à la dignité de ganaches.
Non, mais voyez-vous qu'on s'amuse à orchestrer les ronflements harmonieux du vainqueur de la Marne !
Que nos grands hommes dorment en paix.
Ne touchons pas aux choses sacrées.
Tirons le voile et laissons pisser la médisance.
SIRIUS.
Anonyme, « Petit mémorial des
Lettres », Paris-Soir,
3 septembre 1924, p. 2.
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Voici la fin des souvenirs d'Emile Goudeau sur M. Jean Richepin, promis hier.
« Ce n’était point un funèbre poète que Jean Richepin, La philosophie de ses gueux brutalistes n'apparaît pas toujours aussi féroce que celle des petiots armés du briquet.
Non. Ils sont plutôt railleurs, donnant l'exemple de la belle humeur : ainsi celui qui chante, en regardant travailler les paysans qui s'échinent.
…
« Seulement, la société, représentée par les juges de la police correctionnelle, se vengea cruellement du poète : un mois de prison pour attentat aux mœurs, privation des droits civils et politiques, etc. Ah ! tu es roi des gueux, attends ! tu ne seras jamais, là, jamais de la vie conseiller municipal.
« Le poète des gueux fit son mois de prison à Sainte-Pélagie. Le soir de la sortie, des étudiants, enthousiastes, le portèrent en triomphe au bal Bullier ; André Gill, qui, lui, n'avait jamais été porté en triomphe, se contenta de déclamer, avec cet accent inimitable, où l'on ne savait démêler si le dessinateur se moquait de ses auditeurs on s'il parlait sérieusement : « Moi ! si j'entrais dans Paris sur un cheval blanc, on me nommerait empereur. »
« Il (Jean Richepin) s'insurge avec raison contre le procédé peu confraternel du journal qui l'avait dénoncé au Parquet. Ce journal, c'était — le croirait-on — le Charivari. Au nom de quelle esthétique, de quelles lois morales, de quelle religion particulière, de quelle divinité ou de quelle pagode, ce prédicateur inattendu fulminait-il l'anathème contre un poète ! »
G. G., « Défense de la culture
française », Les Annales
politiques et littéraires, 28 septembre 1924, p. 353.
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Il y a cinquante ans, au Quartier Latin, les étudiants Paul Bourget, Jean Richepin, Raoul Ponchon et Maurice Bouchor nouaient entre eux les liens d'une inaltérable amitié. Auprès d'eux, on voyait souvent, pour ne pas dire toujours, un beau mulâtre haïtien au torse d'hercule, Fenimore Fougère, lequel, ainsi que son frère Antoine, s'était enrôlé sous nos drapeaux pendant l'Année Terrible.
Les neveux des frères Fougère, Louis Morpeau et le docteur Pierre-Moravia Morpeau, n'ont point quitté Haïti. Mais ils professent, comme leurs oncles, d'ardents sentiments d'amour pour notre pays. Ils s'efforcent par tous les moyens de maintenir chez eux, dans toute sa pureté, le flambeau de la pensée française, si menacée depuis 1915 par l'influence anglo-saxonne.
Louis Morpeau a composé une anthologie où, avec un secret orgueil, il nous convie à admirer la virtuosité, le lyrisme, la flamme des meilleurs poètes haïtiens d'expression française : les Etzer Vilaire, les Edmond Laforest, les Massillon Coicou, les Georges Sylvain et vingt autres encore... Le docteur Pierre-Moravia Morpeau a publié, lui, d'émouvants appels en faveur de nos laboratoires. Il a rompu maintes lances pour la prépondérance du français, « si doux qu'à le parler les femmes sur la lèvre en gardent le sourire » ... C'est pourquoi nous sommes particulièrement heureux de publier la page que voici. Il l'a écrite pour nous. Il y célèbre, en notre langue dont il s'est fait l'un des plus fidèles chevaliers servants, la belle capitale de cette République afro-latine où nous comptons de si fervents amis...
G. G.
Octobre↑
Tancrède Martel, « Jean
Richepin », La Revue
mensuelle, 15 octobre 1924, p. 1-16.
Le poète que je vais étudier ne ressemble en rien à certains « confrères » d'avant, et surtout d'après la guerre. Doué d'un tempérament personnel, épris d'indépendance, créateur d'un style, pitoyable aux humbles, armé d'une vision, parfois déconcertante par l'excès même de son originalité, dans le bon sens du mot, il n'eut pour maître et éducateur, en l'art de Poésie, que Victor Hugo, avec un discret souvenir de Banville. Très nourri de lettres grecques et latines, artiste jusqu'aux moelles, connaissant de la langue française tout ce qu'on en peut connaître, des vastes envolées aux nuances les plus colorées et subtiles, il admire éperdument Shakespeare, et son esprit s'est meublé de chefs d'œuvre empruntés à toutes les nations. Il est en état de vous réciter, sans broncher, un chant de l'Iliade, un chapitre d'Apulée, tout Villon, autant de strophes de Byron que vous voudrez ; et cela dans les textes originaux ! Organisation splendide, à cheval sur deux siècles, mémoire prodigieuse, qui lui ont permis de prendre place au premier rang des poètes, romanciers, dramaturges, critiques et conférenciers
Cet athlète aux yeux de cuivre, au teint bronzé, à la barbe assyrienne, fut, jeune, d'une beauté dont son âge mûr (je ne dis pas sa vieillesse : de tels hommes ne vieillissent point) a conservé la plus large part. Lorsque je le vis pour la première fois, à Marseille, en avril 1879, et ce fut le printemps de notre amitié, son aspect m'étonna et m'enchanta. En dépit d'un élégant costume moderne, je crus d'abord avoir sous les yeux Caracalla, ou Lucius Verus ressuscité. Puis, mon regard m'envoya l'image d'un empereur d'Orient, d'un fils de grande tente arabe, d'un taxiarque de Thémistocle, se disposant à écrire une tragédie après s'être battu à Salamine. Car Auguste-Jean Richepin, né à Médéah, sous le ciel africain, le 4 février 1849, au hasard d'une garnison paternelle, rassemble, en son masque énergique et souriant, les traits signalétiques de plusieurs races. Son père, médecin-major, fut un héros aux guerres d'Algérie et au siège de Strasbourg. Il eut pour parrain le vaillant Ardant du Picq, colonel du 10° de ligne, tué devant Metz en août 1870. C'est, en réalité, un petit pays picard, la Thiérache, qui nous a donné ce puissant et fougueux poète. Tous ses ancêtres ont vécu là : herbagers, cultivateurs, notaires parfois, ou médecins ; il tient d'eux des titres qui remontent à 1640. Dans Interludes, Richepin a lui-même traduit en vers exquis son « acte de naissance » :
Fils de soldat ayant des tentes pour maisons
Du temps qu'on guerroyait encore en Algérie,
Mon enfance nomade et libre fut fleurie
D'aventures sans nombre au gré des garnisons,
Et la grand'route est ma véritable patrie.
Comme il faut cependant qu'on naisse quelque part,
J'ai donc la mienne ainsi que vous avez la vôtre.
Semé dans un endroit, récolté dans un autre,
C'est à Paris, et j'en suis fier, qu'on me créa ;
Mais quand je vis le jour, c'était à Médéa.
En quittant l'Algérie, l'enfant de troupe reçut le coup de soleil et d'azur de la Provence. Il commença ses études à Lyon, les continua à Douai, fit deux ans d'École Normale, y lut et relut toute la bibliothèque, se battit comme franc-tireur à l'armée de Bourbaki. Joie et espoir du groupe des « Vivants », avec Maurice Bouchor et Raoul Ponchon, il débuta dans les lettres par l'Étoile, drame en vers, écrit en compagnie d'André Gill, et les Étapes d'un réfractaire, qui datent de 1872. Arrivent ensuite le buccin de la Chanson des Gueux, la longue suite de poèmes et d'œuvres en prose, que tout le monde connaît, deux candidatures à la députation. Finalement, en 1908, Richepin entre à l'Académie française, où il succède à André Theuriet. Ce jour-là, l'Académie fit, en sa personne, réparation aux mânes de Gautier, de Baudelaire et de Banville. Existence complexe, ondoyante, diverse ! comparable, par son activité, à celle des grands intellectuels de la Renaissance et des peintres dont Vasari raconte la vie. Écrivain, Richepin excelle en tout ; mais je ne parlerai ici que du poète. Poète, il a du sang lyrique dans les veines ; aussi est-ce le lyrisme qui domine en lui, comme chez Hugo. Et c'est la raison pour laquelle j'ai insisté sur les gestes de l'homme, la vie de l'artiste nous donnant souvent la clé de son œuvre. La Chanson des Gueux, l'événement littéraire de l'année 1876, fut une révélation. Un grand poète était né, envoyant au diable pédants et philistins, jonglant à plaisir avec les convenances dites bourgeoises, nous initiant, en beaux vers, solidement construits, sertis de rimes d'or, flamboyants de couleur, aux douleurs des humbles et des pauvres bougres. Au reste, le poète paya son chef-d’œuvre de quelques jours de prison, malgré la protestation d'Hugo. Le maître déclara même que Richepin aurait un jour sa statue. Il en est ainsi dans notre cher pays, où, pourtant, jadis le français bravait en ses mots « l'honnêteté ». Les poèmes condamnés et supprimés par M. Prud'homme sont aujourd'hui classiques ; l'univers s'en régale, comme il se régale des six fameuses pièces « diaboliques » des Fleurs du Mal. Les codes n'écraseront jamais un chef-d’œuvre ! La dynamique de l'art, surtout celle de la Poésie, est supérieure aux forces qu'on tente de lui opposer. Elle boit l'obstacle ! De combien d'admirables œuvres le patrimoine humain serait appauvri si, de la Grèce à nos jours, censure et tribunaux leur avaient coupé les ailes ! Comme Flaubert et Baudelaire, Jean Richepin souleva contre lui les officielles pudeurs du parquet ; mais, pour eux et pour lui, il en résulta plus de gloire. La popularité de la Chanson des Gueux vient de son étonnante originalité : langue savoureuse, verve outrancière jusqu'à l'insolence, truculence d'expression, abondance d'images vivantes et pittoresques. « Il a le cuivre, il retentira ! » disait Veuillot, parlant du poète, à qui, plus tard, Barbey d'Aurevilly octroyait « la corde pitoyable, la vraie corde de sa lyre ». En effet, depuis Villon, personne n'a mieux dit que Richepin - ce coursier arabe lâché dans la vie les affres de la misère, la lutte des mendiants, des vagabonds, des bohémiens, des sans-le-sou, des claquepatins, des estropiats, contre les outrages de la destinée, ni mieux chanté les farouches rêves de tous ces déshérités. Pour ces parias calottés du sort, ces limaces humaines dormant dans les fossés, pourchassant jour et nuit l'idéal « blafard de cinq balles », le cœur du poète bat sans cesse. Il les prend par la main, les plaint, les glorifie, les aime, les avoue pour ses frères. De là, tant d'émouvants poèmes : Tristesse des bêtes, Chemin creux, Cimetière intime, Noël misérable…
L'œuvre d'art est parfaite ; le poète a bien exprimé son audacieuse et généreuse conception. S'il baigne ses pieds dans l'eau trouble de l'argot, sa tête est dans le ciel, le ciel de la pitié et de l'espérance ! Il a des crudités de langage, des mots rutilants de réalisme, soit ! Mais songeons aux droits éternels de la Poésie, depuis Homère. Le sublime chantre d'Achille et d'Ulysse, le sombre visiteur de l'Enfer, le divin psychologue d'Hamlet, Molière, « ce moqueur, pensif comme un apôtre ». La Fontaine, cette abeille, n'ont-ils pas leurs crudités, sans parler d'Aristophane, qui en détient le record ? Richepin, Dieu merci, n'a jamais pactisé avec la surenchère du naturalisme. Son goût n'aurait osé concevoir un personnage aussi répugnant que le « Jésus-Christ » de Zola. Villon et Saint-Amant, seuls, lui ont fourni les mots qu'il fallait forcément écrire sans cesser d'être poète.
A ces chaudes esquisses à la Callot, à cette vaste nappe de soleil, coupée d'orages et d'éclairs, succéda un volume tout différent : les Caresses, recueil d'une séduisante inspiration, d'un charme unique, où la femme tient la première place. L'amour, ce thème éternel, remplace la misère. Ici, le poète fait appel à toute la magie du vers français traditionnel. D'aucuns avaient cru voir en lui un révolté, d'ailleurs royalement verbal, mais capable seulement d'écrire des poèmes rabelaisiens, pour y dégorger sa rancœur et sa pitié. Les Caresses, parterre où s'épanouissent tant de belles fleurs, produisirent une sensation moins profonde que la Chanson des Gueux, mais plus délicate. La trompette des roulottiers cédait la place au hautbois idyllique. Le talent de Richepin s'élargissait et s'épurait. Jamais, depuis Hugo, Gautier et Banville, plus magnifique ouvrier en vers n'avait aussi crânement forgé l'alexandrin. Il y eut de ces forgerons de génie, de ces féconds créateurs, de ces inventeurs de rythmes, en chacun de nos grands siècles poétiques. Le seizième en compte deux, Marot et Ronsard ; le dix-septième autant, avec Molière et La Fontaine. André Chénier est le seul ouvrier de cette espèce, au siècle où l'Almanach des Muses croit abriter de vrais poètes. Le nom de Richepin s'ajouta à ceux des trois maîtres contemporains nommés plus haut, les rayonnants Trophées de Heredia n'ayant été publiés qu'en 1893. De la Chanson des Gueux, qui lui donna tout de suite la gloire, aux Interludes, son dernier recueil, neuf volumes de poèmes et dix-neuf drames, opéras et comédies en vers, parmi lesquels le Chemineau et la Martyre. Ont confirmé la maîtrise de Jean Richepin. La Martyre, entre autres beautés, contient quelques-uns des plus splendides vers de notre langue. Dans les Blasphèmes, « terreur du bourgeois glabre et chauve », une énorme dépense de talent, une éclatante prodigalité verbale, rachètent ce que la métaphysique du livre peut avoir d'excessif. Richepin s'y peint tout entier avec le célèbre poème : Les Nomades, qui fait pendant à son aîné, non moins célèbre : Nous autres gueux. Son art trouva grâce devant Barbey d'Aurevilly, juge d'autant plus difficile qu'il plastronnait à la fois comme catholique et royaliste : « Eh bien, je dis que la critique littéraire peut prendre ce livre et l'écailler comme on écaille un poisson, et le racler du fil de son couteau. Il restera et on trouvera, sous tout cela et malgré tout cela, un énorme noyau de poésie, résistant et indestructible, qui brillera de sa propre lueur dans l'histoire littéraire du siècle… »
La Mer, publiée en 1886, nous apporta des poèmes d'un accent tout particulier et qui comptent parmi les plus caractéristiques de l'auteur. Le souille de Richepin étalait sa puissance dans la pièce les Monstres et sa fraternité dans Il était une fois, la chanson des « trois pauvres goussepains sans père ni mère », à qui l'Océan crie : « Buvez ! mangez ! C'est moi qui régale !» :
Hélas ! les jolis pains mollets
A la croûte ronde et dorée,
C'était le désert des galets
Jaunis par l'or de la soirée.
L'eau claire et pure, l'eau sans fin,
C'était l'eau de la plaine amère.
Ils sont morts de soif et de faim
Les trois petits sans père et mère…
Dix ans après la Chanson des Gueux, Richepin donnait son second chef-d’œuvre de poésie.
Il y a la Mer de Michelet, philosophique, érudite, émouvante, plutôt voilée. Mais la Mer de Richepin, immense et large comme le flot, sifflante comme le vent, parfumée de goudron et de senteurs marines, éclatante de joie et d'ivresse comme un chant de matelots en bordée, cette mer est bien la vraie. On la respire à pleins poumons en lisant ce magnifique livre. Le poète y communie, de cœur et d'âme, avec tous ceux qui, vivant ou mourant de l'Océan, l'adorent ou le maudissent.
Cette mer, Richepin l'a vécue, pour ainsi dire. Que dis-je ? il l'a vécue dans sa plus étroite réalité. Au temps de sa misère, alors que papa et maman s'inquiétaient de voir leur unique enfant s'aventurer dans la voie douloureuse des Lettres, Richepin fut pêcheur à Dieppe, débardeur à Nantes, mathurin de Nantes à Bordeaux. Il a connu les pénibles travaux de l'arrimage, le froid des nuits de garde sur le pont, le sommeil lourd dans le hamac ballotté du roulis, puis les deux soupes à dix sous et le lit à trois des gens d'équipage débarqués, faute d'emploi à bord. Richepin n'a pas été un marin d'eau douce. Pour bien aimer la mer, et par conséquent pour la peindre en toute vérité, il n'est rien de tel que de mépriser fleuves et rivières, comme le dit si bien, dans le Flibustier, Legoez, ce vieux loup retraité :
Les fleuves ! oui, je sais. Ça coule, à la dérive.
Sans doute, c'est de l'eau ; de l'eau qui marche ; mais
Elle s'en va toujours et ne revient jamais.
Ce n'est pas comme ici. La marée est fidèle.
Elle a beau s'en aller au diable, on est sûr d'elle.
Au revoir ! Au revoir ! dit-elle en se sauvant,
Car elle parle. Car c'est quelqu'un de vivant.
Mes Paradis, où se trouvent ces deux joyaux, les ballades du bon pain et de la rose, sont une délicieuse halte dans la vie coutumière du poète. Avec la Bombarde, fantaisiste, bohémienne, bariolée de toutes les couleurs, pailletée d'or et d'argent comme les oripeaux forains, le poète a repris son bâton et s'est remis en route. Poèmes pendant la guerre... quelles nobles vibrations lyriques a trouvées ce fils de soldat ! Les Glas ! derrière ce titre inattendu, se cachent des inspirations d'une verve juvénile, de véritables cantiques d'amour à l'humanité, à la joie de vivre, mêlant cordialement le carpe diem d'Horace à l'homo sum de Térence, leçons de haute morale données par le poète à ses contemporains, souvent découragés dans l'après-guerre. Et, l'an dernier, Interludes, en accouplant des poèmes de jeunesse à ceux de la maturité, en prouvant l'extrême fraîcheur de l'inspiration, nous ont révélé un faiseur d'odes n'ayant pour rivaux que Malherbe, Hugo et Lamartine, trois maîtres du genre à des degrés différents. Quel mouvement, quelle ampleur lyrique dans l'ode à la Langue française :
Devant toi, langue de lumière.
Nul de nous ne semble étonné
Par ta splendeur trop coutumière ;
C'est que, môme avant d'être né.
Au sein des ombres maternelles,
On sentit déjà vivre en elles
Ces milliers d'astres radieux,
Tes mots à l'immortelle flamme
Où revivent, nous créant l'âme.
Les âmes de tous nos aïeux.
En ces Interludes, si variés de tons et de nuances, Richepin s'est payé une spirituelle gaminerie : douze ballades « pour embêter ceux qui ne les aiment pas ». Pénitence douce aux détracteurs de cet illustre poème à forme fixe, car ces ballades sont ravissantes. Interludes couronne de façon très pittoresque, pour le moment, une carrière poétique qui est loin d'avoir dit son dernier mot. Ma vieille amitié et mon admiration pour Jean Richepin peuvent l'affirmer. Son petit manoir des Trois-Fontaines, fruit d'un prodigieux labeur dans le livre, le théâtre, la conférence, n'est pour lui ni la tente d'Achille ni Capoue. Il croit fermement que la meilleure façon d'aimer la Poésie, c'est de ne jamais l'abandonner. Sa plume d'or et de rubis ne connaîtra point la tristesse des « adieux au lecteur ». Non, mille fois non ! Richepin est toujours jeune, et qui sait si son silence ne nous réserve pas quelque surprise ? J'attends son drame Laïs de Corinthe, avec autant d'impatience que de confiance, et je soupçonne aussi son buvard de recouvrir encore pas mal de beaux vers. Littérairement, son rôle est des plus marquants, surtout en poésie. Il y a unanimité pour voir, en lui le dernier en date de nos grands lyriques. Rhéteur admirable, il joint à la richesse des images et à la création verbale une merveilleuse entente du rythme. Romantique à tous crins au début, il est devenu classique par la possession complète, absolue, de notre langue et de l'instrument poétique. D'aucuns l'ont comparé à un romanichel jonglant avec des boules d'or, jugement plus pittoresque qu'exact. On a dit que Richepin, si bien doué, manque parfois d'imagination ; qu'on trouve rarement, chez ce truand de génie, des idées neuves. Des idées neuves ! Gautier déclare, dans les Grotesques, que les plus beaux poèmes du monde ont pour matière des lieux communs. Remplaçons le mot idées par celui de sensations. Des sensations, des émotions, traduites avec des mots rayonnants, des mots de lumière, dans une forme qui est à la vraie prose ce que la noblesse est à la bonne bourgeoisie, voilà la poésie, telle que l'a comprise Richepin, et de laquelle il tient sa gloire. J'ai montré l'artiste d'accord avec son œuvre. Cette œuvre, quoi qu'on en ait dit, est robuste, sympathique, saine. Elle sue l'humanité en ses moindres pages. Chantre de la vie active, jamais las ni découragé, l'éblouissant poète des Gueux, de la Mer, du Chemineau, a consolé les pauvres, exalté la femme et l'amour, glorifié le beau, frémi devant toutes les misères. S'il a trop élargi parfois son vocabulaire et pris par des sentiers de traverse, ce fut toujours pour obtenir une nuance plus décisive, une expression plus franche. Ses poèmes sont emplis de souffle, de relief et de mouvement. Pour lui, l'homme est vraiment un roi, exerçant ses facultés, dépensant ses dons, dans le double et irremplaçable décor de la Nature et de la Vie.
TANCREDE MARTEL
M.F., « M. Jean Richepin nous
parle du Chemineau »,
Comœdia, 25 octobre
1924, p. 2.
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Le Chemineau retourne à l'Odéon. Il fut créé sur la scène du second Théâtre national en 1897. Quand M. Gavault quitta l'Odéon, il emmena Le Chemineau à la Porte-Saint-Martin et au Nouvel-Ambigu.
M. Lehmann l'a laissé revenir à l'Odéon.
M. Jean Richepin dirige lui-même les répétitions avec ce brio et cette flamme qui lui ont gardé tout l'entrain de sa jeunesse.
Nous demandons à l'auteur de La Glu quelques souvenirs sur la création du Chemineau.
— J'avais présenté Le Chemineau, nous dit l'éminent académicien, à la Comédie-Française. Mais l'on me répondit que l'on n'avait que faire d'une pièce paysanne. Je l'offris à Coquelin. Il était alors prêt à partir pour une tournée en Amérique. Coquelin me répondit : « Ça ne passera pas la rampe ! » Sur ces entrefaites, Decori me demanda si je pouvais le faire engager à l'Odéon. Je pensai à Decori pour le rôle du Chemineau, et je fis accepter l'un et l'autre par Antoine et Porel. Decori m'avait bien fait une objection : « C'est une pièce en vers, mais je ne sais pas dire les vers ! En quelques jours, je le lui appris, et comme il avait une voix admirable, il sut les dire merveilleusement. Tout cela est loin, mais aujourd'hui il y a quelque chose de tout nouveau qui accompagne Le Chemineau, une musique de scène de mon fils Tiarko.
M. Tiarko Richepin intervient :
– Mon père oublie de vous dire que la plupart des mélodies dont je me suis inspiré sont de lui, aussi ma musique lui doit-elle encore beaucoup. J'ai composé une ouverture, des préludes pour chaque acte et une musique de scène qui s'unit souvent à faction du drame.
Une note sonne faux à la timbale. M. Tiarko Richepin se précipite à l'orchestre, la voix de M. de Rigoult qui y reprend le rôle du Chemineau s'élève émouvante : « Va, chemineau, chemine ! »
M. de Rigoult a pour partenaires MM. Dervigny. Lucien Hector, Georges Adel, Valtier, Lehmann, Georges Cusin, Maurice Cavenne : Mmes Duret. Valentine France, Delbo, Mlles Simonot, Dazy, Meynier, Mireille. - M. F.
Raoul Brunel, « “Le Chemineau”
de M. Jean Richepin », L’Œuvre, 31 octobre 1924, p. 6.
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La partition que M. Tiarko Richepin a écrite pour la reprise de la pièce de son père à l’Odéon, et dont mon ami Sec, l’autre jour, m'a laissé le soin de vous parler, mérite d'être étudiée à part, comme une œuvre musicale véritable.
Elle comporte une douzaine de morceaux, un prélude pour chacun des cinq actes, et diverses interventions de musique de scène. Toute cette partition, bien entendu, est totalement différente de celle que Xavier Leroux écrivit lorsque Jean Richepin transforma sa pièce en drame lyrique pour l’Opéra-Comique. Elle utilise, et fort habilement, des chants populaires que le poète avait imaginés lui-même lors de la première présentation du Chemineau à l'Odéon. C'est le cas pour le prélude, d'un caractère large et qui fleure bon l'atmosphère rurale. Un délicieux commentaire du quatuor souligne l'entretien du chemineau et de Toinette. Le prélude du deuxième acte est d'un caractère charmant : le solo de violon, accompagné par la harpe, avec une courte intervention de la flûte, a ravi le public, qui réclamait qu'il fût bissé. Au troisième acte, un duo des deux ivrognes représente la farce lyrique la plus drôle qu'on puisse imaginer, et révèle en M. Tiarko Richepin un musicien comique qui s'ignore peut-être ; il n'y a pas ici que la forme, curieusement appropriée, de la déclamation ; le choix des timbres de l'orchestre, où la petite flûte dialogue avec le trombone, révèle une habileté de facture peu commune. Il en est de même du prélude du quatrième acte, qui évoque les tours de sorcellerie, et de la courte musique de scène qu'on rencontre plus loin, à ce même propos. Le prélude du dernier acte, construit sur un thème populaire, est établi avec une rare habileté, et le retour de l'intermezzo du deuxième acte, à l'occasion de la mort du vieillard, a produit un effet aussi puissant que certaines pages de l’Arlésienne. Il faut ajouter que M. André Cadou, dans la direction de son orchestre, a apporté le sens musical le plus délicat, et, tout comme le jeune compositeur, la plus remarquable intelligence de ce que doit être l'intervention de la musique de scène au théâtre. — RAOUL BRUNEL.
Novembre↑
Lucien d’Autremont, « Le prix
Osiris à MM. Jean Richepin et Charles Fabry », Comœdia, 7 novembre 1924, p. 1.
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La commission du Prix Osiris chargée de faire sa proposition à la prochaine séance trimestrielle de l'Institut, s'est réunie, hier après-midi, pour procéder à la désignation de son candidat.
Cette commission se composait des secrétaires perpétuels qui en font partie de droit MM. Doumic, Cagnat, Picart, Lacroix, Widor et Lyon-Caen, ainsi que des dix membres de l'Institut, désignés par voie d'élection : MM. Paul Bourget et Henri Lavedan, de l'Académie Française ; MM. Haussoulier et Sénart, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ; MM. le général Ferrié et Deslandres, de l'Académie des Sciences ; MM. Girault et de Selves, de l'Académie des Beaux-Arts ; MM. Millerand et Lépine, de l'Académie des Sciences morales et politiques.
Bien que l'assemblée eût fixé son choix depuis plusieurs jours, la délibération fut longue et rigoureusement secrète.
La commission devait, en effet, résoudre un problème qui se posait pour la première fois devant elle.
Lorsque le célèbre financier Osiris signa, en 1899, en l'étude de Me Philippot, un acte aux termes duquel il léguait à l'Institut 32.000 francs de rentes annuelles en vue de la fondation d'un prix triennal de 100.000 francs, il eût soin de stipuler que cette importante donation resterait placée en pesetas.
Osiris n'avait, certes, pas prévu la guerre ni le bouleversement économique qu'elle provoqua en Europe. Il réalisa, néanmoins, au profit de son illustre héritière, le plus beau placement que pouvait rêver un financier.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, par suite de la hausse de la peseta, le prix Osiris de 100.000 francs, vaut, en réalité, 275.000 francs.
Après avoir délibéré pendant plus d'une heure, l'assemblée décida d'accorder 100.000 francs au poète Jean Richepin et 100.000 francs au physicien Charles Fabry, l'inventeur de l'interféromètre.
Ajoutons que c'est la première fois que l'Institut est appelé à partager ce prix entre un poète et un savant. Jusqu'à ce jour, elle le réservait à une ou plusieurs personnes ayant collaboré à la même œuvre, que ce soit dans le domaine des lettres, des sciences, des arts ou de l'industrie. En 1903, quelques années avant la mort du généreux donateur, survenue en 1907, ce prix vint pour la première fois en échéance. Il fut décerné à l'unanimité au professeur Roux, l'illustre continuateur des travaux de Pasteur ; en 1906, il récompensa l'historien Albert Sorel. En 1909, il fut accordé aux deux célèbres pionniers de l'aviation : Gabriel Voisin et Blériot ; puis il fut successivement voté, en 1915, aux inventeurs du vaccin antityphoïdique, les professeurs Chantemesse, Widal et Vincent, et, en 1921, pour la dernière fois, au général Ferrié, membre de l'Académie des Sciences, commandant supérieur des groupes et services de transmissions.
Lucien d'Autremont.
A. de Bersaucourt, « Les débuts
de M. Raoul Ponchon », Le
Figaro, supplément littéraire du dimanche, 8 novembre 1924,
p. 1.
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S’il vous plaît d'ouvrir le charmant volume d'Emile Goudeau. Dix ans de bohème, vous saurez qu'en ce temps-là, au lendemain de la guerre de 1870, il y avait, boulevard Saint-Michel, une petite brasserie, le Sherry-Cobbler, parmi beaucoup d'autres brasseries. Le Sherry-Cobbler était situé entre le lycée Saint-Louis et la librairie Derenne, où s'éditait alors la République des Lettres. Une fort jolie femme blonde, Joséphine, présidait aux destinées de l'établissement. Pourquoi Sherry Cobbler ? Nul des habitués ne pouvait se vanter d'avoir, à l'aide d'un chalumeau, humecté son gosier du nectar qui servait pourtant d'enseigne ambitieuse à la modeste brasserie. Etrange contradiction, le breuvage américain y était aussi inconnu que l'homérique ambroisie. A vrai dire, les clients du lieu ne s'en souciaient guère : propos, reparties, discussions, dissertations leur dispensaient une suffisante ivresse, et je gage que les affaires de Joséphine n'étaient pas bonnes, On voyait, au Sherry Cobbler, Coppée, Mendès, Mérat, Paul Arène, Stéphane Mallarmé, Villiers de l'Isle-Adam, Valade, et ces illustres aînés se rencontraient là avec leurs cadets encore inconnus M Jean Richepin, M. Paul Bourget, M. Bouchor, Rollinat, Guillaume Livet, le peintre Tanzi, l'avocat Adrien Lefort, Edmond Deschaumes ; frais émoulu du collège, Alexandre Hepp, qui publiait ses premiers vers, Germain Nouveau, enfin M. Raoul Ponchon. Leurs polémiques littéraires n'empêchaient pas ces messieurs d'être gais, voire jusqu'à l'outrance. Tandis que le champagne, commandé par l'illustre Sapeck, rapin excentrique et farceur d'irrésistible mémoire, coulait dans les verres, nos poètes chantaient à pleine voix des refrains joyeusement stupides, comme il sied, ou bien, debout sur les tables, disaient leurs vers avec une mimique échevelée. Car ils écrivaient des vers, et, malgré cette vie de cabaret, ils travaillaient ferme. Où ? Quand ? Mystère. Les poèmes s'accumulaient, néanmoins, et, le soir, très tard, en se retirant, leurs auteurs se montraient l'Odéon, terre promise. Une nuit même, sous les arcades, trois d'entre eux se jurèrent éternelle fidélité et aide réciproque, afin de conquérir la gloire. Ils s'intitulèrent, par haine du passé qui, semblait-il, allait disparaître devant leur radieuse aurore, les Vivants. Bien vivants, ils étaient, en effet, M. Bouchor, M. Paul Bourget et surtout M. Jean Richepin. S'étant sacré Roi des Truands, il s'agrafait, marque distinctive de sa dignité, un bracelet porte-bonheur au poignet gauche. Un chapeau de forme spéciale figurait sa couronne, et ce fut, entre le caricaturiste André Gill et M. Jean Richepin, une lutte pacifique à qui découvrirait, chez les divers chapeliers de Paris, le plus bizarre couvre-chef. Tantôt Gill avait l'avantage ; M. Richepin l'emportait parfois. L'illustre Sapeck jugeait en dernier ressort et offrait la palme au vainqueur. M. Raoul Ponchon, lui, avait déjà adopté le feutre noir que nous lui connaissons, qu'on lui a toujours connu, et croyait inutile d'en changer la forme. Cependant, accueilli par les éloges de la critique, M. Maurice Bouchor publiait, presque coup sur coup, les Chansons joyeuses et les Chansons de l’Amour et de la Mer. Pour se reposer, sans doute, ou pour accomplir un pieux pèlerinage. M. Maurice Bouchor alla s'installer à Guernesey, en compagnie de M. Jean Richepin et de M. Raoul Ponchon. On datait, de cette île célèbre, des poèmes, et on les envoyait à la République des Lettres qui, respectueuse du timbre de la poste, s'empressait de les insérer. Songez donc, Guernesey Oui, mais le rocher d'exil de Victor Hugo n'était point lieu de parfaites délices, et certains agréments de la vie parisienne y manquaient trop, en vérité. Les exilés volontaires s'attendrissaient au souvenir du Sherry-Cobbler ou du restaurant turco-grec de la rue Monsieur-le-Prince. Ils n'y tinrent plus, ils revinrent. Dès le retour, M. Jean Richepin donna sa Chanson des-Gueux à l'éditeur Maurice Dreyfous, et, bientôt, Lemerre éditait Eden, de M. Paul Bourget. M. Raoul Ponchon n'était point si pressé. Il lui suffisait de partager, avec' l'illustre Sapeck, une popularité de bon aloi dans le Quartier Latin, et, certes, ils y jouissaient tous deux d'une indiscutable célébrité. Le blême Sapeck, grand, maigre, visage simiesque, affectant une élégance de sportsman anglais, se taillait un rôle inédit de fumiste, après Romieu et le cor Vivier, et prodiguait les fleurs aux jeunes personnes peu farouches, quand il ne dessinait pas ou ne combinait point l'une de ses farces mémorables. M. Raoul Ponchon regardait, souriait, écoutait, indulgent, mais se contentait., d'obéir à sa Muse qui, à en juger par l'aimable indolence du poète, ne le tyrannisait pas. Pourtant, rappelle Goudeau, on peut lire de lui quelques vers la République des Lettres en publiait, le 3 décembre 1876 :
Hurrah! Voici l’automne
La vie fume et bouillonne ;
Déjà je déraisonne,
Nous allons, mes amis,
Boire, hélas ! j'en frémis,
Comme il n'est pas permis.
L'année suivante, la Cravache imprimait une satire où M. Ponchon déclarait que, après tout, rien n’étonne, puisque Adolphe Froger et quelqu’un, et Nodaret quelque chose.
Il convient de se souvenir qu'Adolphe Froger était rédacteur en chef de la République des Lettres, et que Nodaret avait signé dans cette revue des articles où M. Maurice Bouchor et M. Jean Richepin étaient assez malmenés. Raoul Ponchon défendait ses amis. La paix faite, M. Raoul Ponchon collabora de nouveau à la République des Lettres. Le numéro du 18 février 1877 contient, sous le titre Renouveau, ces vers exquis :
O vous dont les lèvres sont closes !
Voici le mois que vous aimez.
Mois magiques où les pommiers
Font pleuvoir des étoiles roses.
Goûtez encore ces dernières strophes :
Si je suis plein d'un doux émoi,
C'est bien vous, ô ma châtelaine,
Et c'est bien votre douce haleine
Je sens un parfum près de moi.
C'est vous, vous qui me faites vivre,
Et le bonheur gonfle ma chair
C'est votre âme éparse dans l'air
Que je respire et qui m'enivre.
M. Raoul Ponchon, n'en doutons pas, se rappellera, en souriant, ce que je vais raconter. Aussi bien, j'emprunte cette dernière et savoureuse anecdote au volume d'Emile Goudeau, déjà cité. En ce temps-là, le poète Raoul Ponchon n'eut pas de domicile. Un féroce maître d'hôtel, oubliant les saintes, traditions des Hospitaliers, le congédia. Que fit M. Ponchon ? Il erra par les rues, mélancolique et monologuant. Mais, un soir, ayant pris au café quelques morceaux de sucre, il ameuta un nombre invraisemblable de chiens faméliques et les mena vers l'hôtel garni d'où il avait été expulsé. Il sonna avec violence, puis fit entrer, un à un les toutous féroces, les toutous Radeau-de-la-Méduse, dans le corridor, vers l'escalier. Deux heures du matin sonnaient. M. Raoul Ponchon referma la porte il entendit de vagues aboiements à tous les étages. Il s'enfuit, rapide. Qu'advint-il ? Il ne l'a jamais su.
A. de Bersaucourt.