1927
Janvier↑
Paul Bourget, « Jean
Richepin », La Revue des
deux mondes, 1er
janvier 1927, p. 212-216
L'œuvre de Jean Richepin est, son beau talent s'est exercé dans des directions trop diverses pour que le raccourci d'une note écrite dans l'émotion de son départ puisse en définir le complexe et puissant caractère. Il a publié plus de quinze volumes de romans et de nouvelles, autant de pièces de théâtre, d'innombrables articles de journaux, poursuivi de retentissantes campagnes de conférences et donné les six grands recueils de poésie qui le placent au premier rang des lyriques contemporains. Cet immense travail s'est accompli dans un constant renouvellement de sa manière. Madame André, son premier roman, livre d'analyse et de psychologie, ne ressemble pas plus à Miarka, la fille à l'Ourse, que ce pittoresque récit au Cadet et à Braves gens, qui suivirent. Pareillement ses drames héroïques Nana-Sahib, Par le Glaive, la Martyre, ne se relient que par la maîtrise du vers au Chemineau, au Flibustier, à Monsieur Scapin, et les chroniques réunies sous le titre le Pavé, suites de croquis de Paris gravés à l'eau-forte, révèlent chez leur auteur des facultés d'observation émotive, si l'on peut dire, qui n'étonnent pas ceux qui l'ont connu et aimé.
Ce vaillant ouvrier littéraire, - il aimait à s'appeler ainsi lui-même, dans nos conversations de jeunesse , était aussi un homme, profondément, infiniment humain. Les truculents paradoxes, auxquels il se complaisait volontiers à cette date, étaient les défenses d'une sensibilité d'autant plus vive qu'il la cachait davantage. Mais qui peut, ayant l'intuition des choses de l'âme, se rappeler le cri « T'es-tu fait mal, mon enfant ? » dans la Glu, ou la tragique et sublime légende : L’Ile {213} Maudite, ou telle chanson dans le recueil de la Mer, par exemple, la poignante romance Larmes, qui commence :
Pleurons nos chagrins, chacun le nôtre
Une larme tombe, puis une autre.
Toi, que pleures-tu ? Ton doux pays,
Tes parents quittés, ta fiancée ;
Moi, mon existence dépensée
En vœux trahis
et ne pas y reconnaître l'accent d'un cœur trop aisément blessable par la vie. Dans ce chantre des gueux et des truands, il y avait, comme chez son ancêtre, le Villon des « neiges d'antan », un élégiaque, demeuré assez jeune, assez naïf, au meilleur sens du mot, pour que sa plus secrète ambition fût, il l'a dit un jour,
De faire des chansons qu'apprendront des enfants…
Je voudrais prendre texte de ce vers pour indiquer un point qui me parait essentiel dans le développement de l'art de Richepin. Ce souhait d'être l'interprète aimé des simples n'est pas, chez lui, une fantaisie d'un instant. Son éthique intellectuelle a été tout entière dominée par cette conviction, qui l'apparente, si éloignés que soient leurs deux génies, à Pierre Loti, que les natures primitives sont celles dont les hommes d'éducation raffinée reçoivent les plus instructives, les plus efficaces leçons. Je le revois, à l'instant où je trace ces lignes, dans la cour de l'École normale, où j'étais allé lui rendre visite, on était en 1869, simple vétéran de rhétorique à Louis-le-Grand, et je revois, se promenant avec nous, son camarade Victor Brochard, le futur auteur d'un livre si perspicace sur les Sceptiques grecs et qui devait nous donner le spectacle d'un stoïcisme vraiment antique dans la longue souffrance de sa dernière maladie. Je les entends, l'un et l'autre, discuter sur Platon et sur Aristote, puis Richepin parler des poètes de Rome et réciter, avec cette mémoire infaillible qu'il conserva jusqu'à la fin, des morceaux de Juvénal et de Claudien. Il commentait les détails de style de ces deux auteurs, ses préférés, avec une précision qui prouvait une connaissance supérieure de la langue, comme il avait tout à l'heure prouvé, en répondant à Brochard, une {214} étonnante érudition philosophique. Puis brusquement, et sans transition, il me demande si j'admire Thérésa, la chanteuse de café-concert à la mode, et, à son propos, il se met à vanter la poésie populaire, et de la même voix qui s'extasiait sur l'Expende Annibalem, quoi libras in duce summo Inverties ? Il déclame :
Derrière chez nous il y a un vieux bocage,
Le rossignol il y chant'tous les jours ;
Là il y dit en son charmant langage
Les malheureux sont malheureux toujours…
Au regard si fin de ses, yeux jaunes, « ses yeux de cuivre », comme il a dit un jour en faisant son propre portrait, j'eus l'impression qu'il étudiait sur moi l'effet produit par ce contraste de ses admirations et de ses cultures. Ce pluriel n'est ici que la notation d'une vérité qui me semble plus évidente encore avec le recul dos années. Le brillant élève de Charlemagne, le normalien reçu dans les premiers à la licence, avait aperçu, d'instinct et très nettement, le danger de l'instruction par les livres. Elle risque de dépersonnaliser l'esprit, en substituant l'image de la vie à la vie même, l'expression de la réalité à cette réalité. De là, cette évasion vers les primitifs, qui conduit un Loti, voyageur par métier, dans l'Extrême-Orient, en Mauritanie, n'importe où, hors de la civilisation, et qui pousse Richepin, prisonnier de Paris, dans le monde des outlaws du faubourg ou de la banlieue, parmi ceux que Vallès venait d'appeler si justement les réfractaires.
Je viens de nommer l'écrivain qui eut, dans ces années de formation, l'emprise la plus forte sur le poète de la Chanson des Gueux. J'ignore s'il a fait réimprimer la brochure qu'il lui consacra au lendemain de la Commune, et qui permet de mesurer l'influence de cet apôtre de toutes les révoltes. Lui aussi, Vallès était un lettré. Lui aussi avait reçu l'enseignement de l'Université, et réagi comme le normalien de 1869, en demandant aux déclassés, aux non classés plutôt, un renouveau de vivification. La différence réside en ceci, qu'âpre et violent prosateur, possédant à un rare degré le don du pittoresque et celui de l'invective, Vallès n'était pas un artiste. Il se servait de sa plume comme d'une arme, attiré, avant tout, par l'action. Richepin, lui, sauf pendant la guerre de 1870, où il servit en {215} qualité de franc-tireur, fut uniquement, continûment, passionnément, un écrivain dévoué à son métier, comme pouvaient l'être au leur les admirables artisans des vieilles corporations. Cette dévotion se manifeste chez lui par un souci réfléchi de la technique, et voici se rapprocher des maîtres du xvne siècle cet audacieux, qui ouvrait son premier recueil par l'appel, fameux à l'époque :
Venez à moi claquepatins,
Loqueteux, joueurs de musettes.
C'est qu'une fois devant son papier, toute sa science du verbe, parachevée au séminaire de la rue d'Ulm, se réveille en lui. Ces mœurs de bohème qu'il veut noter, il en montrera toutes les hardiesses, toutes les brutalités, mais ce sera en respectant, avec un scrupule qui ne s'est jamais démenti, le génie héréditaire de notre langue. Il la connaît si bien Il devait, dans son poème aux Latins, composé au cours de l'autre guerre, celle de 1914, revendiquer fièrement cette tradition :
Oui, nos âmes d'hier sont des âmes latines. Ce Touranien, qui professe le « mépris des lois », cet ami des « hurlubiers », des « gouges » et des « momignards », ainsi qu'il est écrit dans la pièce liminaire de la Chanson des Gueux, est un humaniste que sa prose et ses vers rattachent à nos classiques, par un jugement infaillible de la valeur des vocables, par la sûreté logique de la construction des phrases, par la clarté du style et l'ordre de la composition. Cette correction sévère de la forme, unie à la nouveauté hardie du fond, le met dans la ligne de Flaubert et de Baudelaire qui, l'un et l'autre, furent également de très hardis novateurs dans le choix de la matière traitée par eux, et les élèves des maîtres du passé dans leur facture. Mathurin Régnier aurait pu écrire avec Richepin :
Voici venir l'hiver tueur des pauvres gens
Ainsi qu’un dur baron précédé de sergents,
Il fait, pour s’annoncer, courir le long des rues
La gelée aux doigts blancs et les bises bourrues ;
De même que Boileau des Embarras de Paris se retrouve dans ce Crépuscule du soir où le rêveur des Fleurs du mal s’écrie :
{216}
On entend çà et là les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;
et La Bruyère n'aurait pas renié les portraits de caractères tracés dans Madame Bovary ou dans l'Education sentimentale. Tous les trois, Flaubert, Baudelaire et Richepin, resteront comme des épigones du romantisme, rentrés dans la grande voie historique de la littérature nationale, par la plus magnifique probité professionnelle. Il me reste à marquer le domaine où Richepin, à mon sens, est vraiment incomparable, et c'est celui dont le vers sur les enfants que je citais plus haut formule le programme. Il est, avec Gabriel Vicaire, le seul de nos poètes, je crois bien, qui ait rivalisé de grâce et de force, de fantaisie et de naturel, de mouvement et d'harmonie avec les chansons populaires, dont il me vantait le charme, lors de nos lointaines rencontres dans la cour de l'École normale. Dans un recueil publié en 1899 et qu'il a nommé la Bombarde, avec ce sous-titre, contes à chanter, il s'est surpassé lui-même. Je pense à la joie qu'aurait éprouvée Goethe, si amoureux de ces légendes évocatrices, à la fois symboliques et ingénues, légendaires et modernisées, à lire ces chefs-d'œuvre qui s'appellent les Tristes Noces, le Bon Gille, Michaud sans casquette, l'Heure à venir, Long j'y vas, les Deux Ménétriers, le Grain de blé. Je voudrais penser aussi que ceux, sous les yeux de qui tombera cette page trop sommaire, les reliront ces poèmes et ils sentiront, ce que j'ai senti si vivement en les reprenant moi-même, quel bon serviteur les Lettres françaises viennent de perdre.
PAUL BOURGET.
Le Masque de fer, « Echos –
Comment Jean Richepin comprenait la culture physique » Le Figaro, 4 janvier
1927, p. 1
A un récent dîner de vieux camarades, Jean Richepin apporta un magnifique appétit et de délicieux propos de bonne humeur.
– Je dois ma santé, déclara-t-il, au soin que je prends de faire tous les matins de la culture physique. Dès mon lever, j'ouvre ma fenêtre et je me mets en devoir de refaire mon lit. Et je vous prie de croire, quand je retourne le matelas, qu'à mon âge c'est un exercice bien suffisant.
Ulysse Rouchon, « Richepin et
Vallès », Journal des
débats politiques et littéraires, 4 janvier 1927,
p. 3.
Ce document est extrait du
site RetroNews
« De tous ceux qui, de près ou de loin, ont façonné votre caractère et vous ont préparé des disciples, aucun n'est comparable à Vallès », indiquait, le 8 février 1909, Maurice Barrès dans le discours qu'il adressait à Jean Richepin en le recevant à l'Académie française ; « l'auteur de Jacques Vingtras a été votre fascination, parce qu'il est le lettré réfractaire. » C'est, en effet, Jules Vallès qui inspira à Richepin son premier livre, une plaquette in-12, publiée en 1872, chez Lacroix, Verbœckhovën et Cie, après que le texte eut d'abord paru, en 1871, dans la Vérité d'Edouard Portalis, et dédiée « aux réfractaires et à leurs amis ». A cette époque, les deux hommes ne se connaissaient pas encore, ils devaient se rencontrer plus tard dans l'atelier de Gill, mais ils sympathisaient déjà en esprit. Cette sympathie s'affirma à l'occasion, du petit- volume, encore que l’auteur y eût consigné une grave inexactitude concernant le rôle du candidat républicain aux élections législatives de 1869, si bien que, vers la fin de l'exil, quand Vallès voulut refaire La Rue de 1867 et de 1870, il pensa à la collaboration du poète de La Chanson des Gueux, en même temps qu'à celles, de Zola, de Goncourt et d'Alphonse Daudet. Il lui écrivit de Londres à ce propos :
« Vous pouvez prendre dans La Rue la meilleure meurtrière de la barricade... Vous auriez à faire non pas l'article isolé, mais la vraie campagne, résolue d'avance... Je voudrais avoir de francs paysages de vie populaire, soleils rouges de la forge ou soleils d'or de Montmartre, et, comme on illustre des champs de bataille, je voudrais que nos rues classiques, tribune de la révolte ou tombeau d'insurgés, eussent leur histoire écrite, et sans déclamation ! Je voudrais que les conventionneux de l'art, littérature, théâtre, poésie, fussent fusillés sans pitié. Je voudrais que le mal social se dressât dans chaque colonne, sans sensiblerie, je dirai presque sans drapeau, mais menaçant par le seul exposé de ses plaies... des plaies qui riraient de leurs lèvres sanglantes aussi bien qu'elles pleureraient. L'ironie doit être une de nos armes, et bien liée pat une courroie de cuir au poignet !
La lettre de « Pascal, 10, Upper Woburn, place Easton Road », alla toucher Richepin à Marseille, où il végétait alors. Voici la réponse, inédite, du « Touranien » :
« 17 septembre [1879]. »
Mon cher ami, depuis votre dernière lettre, il m'est arrivé diverses choses qui m'ont empêché de vous répondre. J'ai été malade, foutu à terre par des Coliques néphrétiques. Puis, je me suis débattu et me débats encore dans la faillite d'un journal qui me plaque ici sans le sou. Je suis dans la mélasse jusqu'au cou. N'importe ! Je pars quand même pour Paris dans les premiers jours d'octobre. D'ici là, je vais chasser aux sommes qu'on me doit. Mais, payé ou renvoyé à plus tard, je file quand même. Ainsi, pourvu que La Rue ne paraisse pas avant le 15 octobre, je tirerai ma cartouche dans le premier numéro, c'est entendu. Collaborateur régulier, dites-vous ! Ça me va. Quant aux sujets, j'y serai un irrégulier, par exemple. Vous me demandiez dans votre précédente lettre quelle partie je prenais. Je prends celui de n'en prendre aucune.
» Pourquoi s'étiqueter d'avance ? Paysages parisiens, théories, paradoxes, déclamations (au bon sens du mot), polémiques de ceci et de cela, au hasard de la veine ou de l'actualité, voilà ce que je choisis, c'est-à-dire tout et rien.
» Heureux du au mois. Plus heureux encore du coin libre. Je ne crains qu'une chose, et vous allez en sourire : c'est de ne pouvoir dire tout ce que j'ai dans le ventre. Vous n'êtes qu'un communard, vous ! Vous avez donc vos principes, vos préjugés (oui, oui), vos respects. Je vous, regarde en arrière, de mon absolu nihilisme. J'irai peut-être- loin dans la négation de certaines choses. Enfin, tant pis ! vous êtes prévenu, réactionnaire.
» Et puis, peut-être aussi que je ne dirai rien du tout, effrayé à l'idée qu'il faudra défiler tout mon noir chapelet si j'en lâche un. Dans ce cas, je m'en tiendrai à faire tout ce qui concerne mon métier, simplement, et je continuerai d'être le Richepin que vous croyez, et non celui que je suis et que connaissent deux ou trois amis. Nous verrons.
» Tout à vous. »
La troisième Rue sortit le 29 novembre 1879. Elle eut cinq numéros. Seulement, dans aucun d'eux l'on ne rencontre la signature de Richepin. On pourrait en être surpris si l'on ne savait qu'il y eut des tiraillements, de fausses manœuvres et que, finalement, le projet ne se réalisa pas.
Vallès en ressentit quelque amertume. « L'auteur des Etapes d'un réfractaire n'est pas le premier venu pour moi, écrivait-il dans le Réveil du 4 novembre 1881. Il parait qu'il m'a aimé ; il annonce qu'il ne m'aime plus. Il se contentera, dit-il, de m'admirer sans me comprendre. Je crois peu à son admiration, mais je souhaiterais pour lui qu'il me comprît davantage, »
Peut-être était-ce là demander beaucoup, car il y avait entre eux une question de tempérament. Richepin était, dans ses manières, une sorte de romantique attardé, aimant la couleur et se grisant de truculence verbale, tandis que le fils de la paysanne du Velay avait répudié de bonne heure le tire-l’œil et le clinquant dont il se méfiait instinctivement parce qu'il en avait été d'abord la victime.
Malgré ces différences, il restait des affinités intellectuelles. Richepin paraît les avoir déterminées lui-même récemment, quand il a parlé de « confraternité d'hommes de lettres s'estimant mutuellement ».
ULYSSE ROUCHON.
Guy de Montgailhard, « Lettre
de Paris - Jean Richepin », L’Avenir des Hautes-Pyrénées, 9 janvier
1927, p. 2.
Notre dernier grand poète est mort. Le continuateur de la lignée merveilleuse, qui va de François Villon à Victor Hugo, en passant par Lamartine, par Banville, par Verlaine, qui résumait l’esprit, le cœur et le génie national, s’est éteint en pleine force, en plein travail, comme une lampe encore vigoureuse, qu’un souffle pernicieux éteignit.
Son œuvre demeurera entière et robuste, comme il le fut lui-même dans toutes les activités littéraires. Prose et poésie, théâtre, journalisme, romans, conférences, le virent tour à tour donner la mesure d’un talent entier, qui fulgura au-dessus du niveau banal de la littérature imposée par la mode, la politique ou le souci de la popularité. Sa force, son énergie personnelle, embrassèrent toutes les formes, et ses moindres articles demeureront un exemple parfait de style et de pensée que nos littérateurs actuels atteindront difficilement.
Il avait un passé splendide : né à Médéa, le 9 février 1849, Jean Richepin entra à l’Ecole Normale, et le Lycée de Douai, où il fit ses premières études, garde pieusement ses vers de début, qui datent de 1865. On connaît ses luttes, je dirai ses prisons, car sa Chanson des Gueux fut poursuivie et lui valut une condamnation : peut-être également la notoriété. Les Blasphèmes, qui suivirent, ne lui attirèrent point la sympathie de la critique. Mais que d’œuvres superbes parurent en suite !... Je cite au hasard : La Mer, ce chef-d’œuvre impérissable ; Mes paradis ; L’Etoile ; Nana Sahib ; Le Flibustier, qui demeurera éternellement à notre répertoire national ; Par le Glaive ; la Martyre ; le Chemineau, autres pièces immortelles ; et, en prose, ces livres merveilleux : Miarka, Césarine, la Glu, qui, portées à la scène, connurent et connaîtront des succès définitifs.
Jean Richepin, admirable prosateur, restera notre dernier grand poète, celui qui fit chanter la langue française avec des accents non morbides, non empruntés à la mode infâme des arrivistes qui ne composent que d’après le goût imposé par la veulerie contemporaine ou le souci de plaire aux métèques qui nous ont envahis.
Guy de Montgailhard
Léon du Griffe, « Jean
Richepin, poète du foyer », La Muse Française, 10 Janvier 1927,
p. 42-46.
MONSIEUR,
Quel froid il fait ! Je vous écris par une soirée de décembre, dans les jours les plus courts de l'année. Le clair de lune sur le paysage est comme un vernis glacé. C'est le temps où chacun se calfeutre chez soi. Il fait bon tisonner et songer en tisonnant. Comme dans cette retraite, la pensée vagabonde ! Elle erre, au hasard des souvenirs, dans une rêverie disparate.
Des vers traversent la mémoire. Il me revient ceux-ci de je ne sais plus quel poète :
Hiver, vêtu de blanc, ennemi des feuillages,
Qui fais, avant le soir, peser sur les villages
Le calme des déserts et le calme des nuits.
la suite est brouillée, mais deux vers s'y détachent encore :
Derrière mes volets assaillis par tes vents,
Je t'écoute, et te brave, et t'échappe souvent.
Le poète s'échappait vers de beaux jours d'amour qu'il avait vécus autrefois, dans une maisonnette blanche, sous un grand soleil, au bord d'une mer tiède, et il avait en lui toutes les ardeurs de la passion et de l'été. Dans sa solitude et sa détresse présentes, il rêvait aussi d'amours nouvelles, plus belles encore et des jours d'un nouvel été, encore plus beaux.
Dans la petite chambre mansardée où, disait-il, il écrivait ses vers, il s'écriait à la fin de ce poème :
Dans ma chambre infinie où frémit tout l'espace,
Mon destin souriant retient l'Amour qui passe,
(Cet Amour qui passe dans une chambre ! La pensée est meilleure que l'expression.)
Ainsi les poètes vivent dans un monde qu'ils créent et se libèrent de l'espace et du temps.
Mais d'autres pensées, et plus tristes, nous viennent aussi. En présence de cette nature, dont nous savons qu'elle est seulement en sommeil, mais qui semble morte, comment ne point voir apparaître l'image de la mort ? Elle surgit en moi, sous l'apparence d'un funèbre cortège. Que de visages disparus, autrefois familiers, reparaissent soudain ! Ce vivant que l'on aimait, que l'on pleura, pourquoi est-il mort ? Cet autre, que l'on connut toujours malheureux, pourquoi était-il né ? Et tous ces gens qui, chaque matin se lèvent et chaque soir se couchent, sans avoir rien fait, entre ce lever et ce coucher, que se nourrir et peiner, pourquoi vivent-ils ? Quand ils ne seront plus, que restera-t-il d'eux ? Quelques regrets au lendemain de leur disparition, puis, après un temps qui ne sera peut-être pas bien long ; plus rien, pas même, comme le dit le poète, « pas même un souvenir ».
Questions banales, et bien anciennes, mais dont l'esprit ne peut se délivrer.
D'autres humains laissent, du moins, une trace et un nom.
Voici dans ce cortège, le groupe de ces prédestinés qu'une persistante vie semble animer encore. Ce sont ceux dont les exemples ou les œuvres continuent d'instruire et de déterminer les hommes. Leur souffle vivifie les générations. Ainsi les pensées que nous donne la mort ne sont pas toutes funèbres. Pour ceux-ci, poètes, savants, héros, il y a, comme pour tous, les draperies de deuil et les lamentations, mais ce sont là de vains hommages : la porte par laquelle ils entrent dans l'éternité est une porte de lumière. Une vie immortelle commence pour eux.
Voici qu'un dernier venu rejoint le glorieux cortège. Je reconnais cette haute stature, cette courte barbe qui boucle, ce regard vif et souriant. Par une mort soudaine, Jean Richepin est désormais parmi les ombres. J'ai lu tous ses vers autrefois. Il y a de cela bien des années. Richepin n'était pas de ces poètes que je relis de temps en temps. Je n'avais beaucoup goûté ni les Caresses, ni les Blasphèmes, ni les Paradis, ni même son recueil sur la Mer et moins encore la Bombarde. J'y trouvais trop d'artifice et de facticité pour mon goût. Ce que je préférais dans son œuvre poétique, ce que je mettais au-dessus et à part de tout le reste, ce sont certaines poésies d'un tour populaire et surtout sa fameuse Chanson des gueux. Elle est son livre le plus original, le plus caractéristique, le mieux réussi. Pour moi, Richepin, c'était donc — à tort ou à raison — le poète des gueux.
On a raconté, sur le temps de sa jeunesse, bien des anecdotes. On a dit qu'il fut pêcheur, débardeur, romanichel.
Il se peut. Je n'ai jamais eu l'occasion, ni le désir, de m'enquérir de l'exactitude de ces détails. Qu'il ait vécu d'une existence de nomade, c'est-à-dire qu'il ait été un gueux lui- même, ou plutôt qu'il ait fait le gueux, qu'il ait joué au gueux, cela m'aidait à interpréter l'œuvre que je considérais comme son œuvre principale, à en concilier le ton et le sens.
Cette Chanson des Gueux donne à son auteur une physionomie particulière, des traits auxquels, dans l'immense cortège des poètes, la postérité se plaira, je pense, à le reconnaître et à le distinguer.
Je n'ai pas à ma portée les œuvres de Jean Richepin. Elles sont dans une grande bibliothèque qui meuble un grenier où, par ce grand froid, je n'ose me risquer. De ses fenêtres assez mal jointes, les quatre vents y soufflent la grippe et la bronchite. Mais j'ai gardé de la Chanson des gueux un souvenir agréable. J'ai aimé la violence, la truculence, la verve savoureuse de ces poèmes, parfois argotiques. Pour ce livre, le poète a été traduit en justice et condamné. On a estimé dangereux quelques piquants de l'écorce. Ils ne l'étaient guère cependant. Si l'on était allé au cœur, peut-être l'Académie française, qui plus tard devait élire Jean Richepin parmi ses membres, lui eût-elle offert un de ses prix Monthyon.
Ces gueux, en effet, Richepin ne les a pas donnés en exemple. Il les a montrés tels qu'il les a vus. Dans leur adolescence, dans leur jeunesse, ils sont menaçants ; ils peuvent devenir criminels. Celui-ci a un briquet avec lequel il pourrait incendier la grange si on lui en refusait l'asile ; celui-là volera peut-être quelque enfant pour le vendre au faiseur de tours ; celui-là abusera peut-être dans un buisson de quelque bergerette, mais qu’ils vieillissent et leur âme sera livrée aux regrets, et même aux remords. Tant que bouillonne le sang de la jeunesse on peut cheminer, aller pour aller et « sans savoir où » ; si l'on s'arrête un temps, ici pour la moisson, ou là pour la vendange, la tâche finie et la paye touchée, on reprend gaiement sa route, le bâton à la main, une chanson au bec ; mais plus tard, après de tels arrêts, on ne s'éloigne plus d'un pied aussi léger ni la tête aussi fière, d'un de ces villages où vivent les hommes qui ont un toit et une famille ; quand il en faut partir, au lieu de se hâter vers des horizons nouveaux comme vers de nouvelles conquêtes, on ralentit son pas, on fait halte au détour du chemin, l'on s'attarde à contempler ces cheminées qui fument et, si la nuit tombe, ces fenêtres qui s'éclairent. On revoit la table servie, la soupière bouillante, une couronne de visages heureux où rient l'amitié, l'amour, la reconnaissance, les sentiments qui lient les uns aux autres les êtres, — visages de ceux qui ne sont pas des gueux, ce qui ne les empêche pas de chanter aussi, à l'occasion, mais qui chantent d'autres chansons et qui ont la joie de pouvoir chanter en chœur.
Alors on s'interroge, on s'examine, on se juge, et, d'après le poète, on se condamne. Ecoutez comme il fait parler l'un de ces gueux au terme d'une confession :
Voilà ma vie, ô camarade !
Elle ne vaut pas un radis.
Ça commence par une aubade.
Ça finit par De Prefondis.
J'ai mal fait.
« J'ai mal fait. » Se peut-il désavœu plus net ?
Et cet autre qui, apercevant un petit enfant endormi, l'embrasse, et que le poète surprend. Entendez ce qu'il en dit :
Lui qui n'a jamais eu famille, ni foyer,
Ni de femme à chérir, ni d'enfants à choyer,
Lui qui depuis longtemps ne connut d'autre envie
Que d'errer sans rien faire au hasard de la vie,
Il se prend à songer tout bas avec douleur
Que le travail est bon alors qu'il a pour fleur
Un enfant dont on veut rendre le sort prospère ;
C'est triste pour un vieux de n'être pas grand-père.
Ainsi les gueux de Jean Richepin sont des pauvres diables qui ont manqué leur vie et qui en souffrent. Le poète ne les admire donc pas ; il ne fait pas d'eux les héros de quelque singulière épopée, mais en montrant leur malheur, il célèbre, au contraire, les joies et les vertus domestiques. Lorsqu'il a fait monter son gueux, son « chemineau » sur le théâtre, il lui a donné pour châtiment de cheminer encore et toujours, — par une exigence de l'amour-propre, de l'orgueil peut-être, et, si l'on veut, de la dignité — lorsque, malgré son désir, il quitte le bourg où il aurait tant de raisons de vivre, et s'en va le long du ruban sans fin des routes, le cœur brisé et des sanglots dans la voix. Il n'est plus désormais qu'une sorte d'Isaac Laquedem.
Il a l'air bien conventionnel, ce chemineau, quand il se présente à nous ; sa gaieté, son goût des beaux paysages, son exaltation lyrique ne nous semblent guère vrais ; ce n'est point là un révolté, ni un sauvage, c'est un poète qui a pris le personnage d'un gueux, mais, à la fin, devant l'amour et la paternité, le voici un homme comme nous, un homme dont le cœur bat au rythme du nôtre et qui ne se consolera sans doute pas de renoncer aux biens communs qu'il a follement niés et dédaignés.
Ainsi, Jean Richepin, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, décoré de la Légion d'Honneur (officier ? commandeur ? je ne sais), membre de l'Académie française s'est, dès le livre réputé scandaleux de sa bruyante jeunesse, révélé, en même temps que le poète des gueux, un poète de la famille et du foyer. Du moins est-ce l'impression que m'en a laissé ma bien ancienne lecture.
L'année qui commence va ranimer le souvenir des poètes qui paraissaient il y a un siècle. On va rappeler les noms et les œuvres de l'Ecole romantique. Jean Richepin continuait, non sans relief, parmi nous, leur lignée. Il eut dû voir leur commémoration. L'aveugle mort l'a pris un an trop tôt.
LÉON DU GRIFFE.
Gavroche et Olympio, Le Figaro, 15 janvier
1927, p.4.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
La mémoire de Jean Richepin, aux jours charmants de ses « enfances littéraires », était, plus merveilleuse encore dans son « Courrier de Paris » de la Revue Diplomatique, M. Baude de Maurceley, qui trace un spirituel croquis du poète disparu, en donne un exemple typique et fort amusant. Lorsque Richepin avait vingt ans, il suffisait, paraît-il, de réciter devant lui un poème pour qu'il le répétât par cœur, sans broncher, ni d’un mot ni d’une rime. N'eut-il point l'irrévérence, un soir, d'en administrer, la démonstration à Victor Hugo lui-même ? C'était le premier soir qu'il était convié à la table du grand homme, auquel Auguste Vacquerie venait de le présenter. Un autre eût tremblé Richepin ; farouche, plein d'effronterie, risqua, devant Olympio, la plus effarante cabriole intellectuelle
Hugo, sur la prière de Catulle Mendes, venait de lire une page de vers récemment écrite
« Pardon, maître, fit audacieusement Jean Richepin, mais ; il me semble bien avoir déjà entendu ou lu ces vers quelque part. » Et il commença de réciter les vers qu'il venait d'entendre tomber des lèvres de Victor Hugo. Celui-ci, fort impressionné d'abord, s'affola ensuite, affirmant que cette page de vers datait de la veille. Tumulte, inquiétude, angoisse chez les personnes présentes. Le maître a pâli il se prend à deux mains ce front puissant que Rodin sculpta. Mlle Drouet, la fidèle amie de Victor Hugo, qui surveilla attentivement et pieusement la vie du magnifique poète, se trouble et va peut-être s'indigner, quand Richepin, tranquille et beau, un sourire triomphant aux lèvres, s'excuse et explique à Hugo que, doué d'une mémoire avantageuse et spéciale, il a pu retenir au passage les vers qu’il avait bien voulu consentir à lire tout à l’heure. Et l’incident fut clos, ainsi. Mais ce ne fut point sans avoir secoué la majesté olympienne de l'auteur de La Légende des Siècles, à qui il fallut quelques minutes pour se remettre d'une émotion qui faillit l'incommoder.
Les grands hommes passent, fort justement, pour n'aimer point beaucoup que l'on ait l'air de se moquer d'eux même pour les vénérer de plus près…
Claude Berton, « Jean Richepin,
comédien », La Femme de
France, 16 janvier 1927, p. 19.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
Jean Richepin, qui vient de mourir, a été un des hommes les plus beaux de son époque et il eut la chance d'avoir été doué par la nature, de la beauté à la mode dans son temps. Avec une barbe d'oriental, noire, frisée, divisée en deux fines pointes, une chevelure de boucles sombres, serrées qui lui couvrait le front et la nuque, ainsi qu'une calotte ronde d'astrakan, le teint mat légèrement cuivré, et, sous des sourcils surbaissés, des yeux verts étincelants, avec de minces stries jaunâtres comme de l'or, il produisait, à première vue, une profonde impression. Un petit nez arrondi du bout, sensuel, aux narines palpitantes, animait de jovialité ce faciès farouche. D'ailleurs, Jean Richepin, de bonne taille, la poitrine large, la taille mince, plutôt gras que maigre, rachetait l'excentricité de sa physionomie, par un aspect bien nourri et arrondi partout qui rassurait. Ce brun robuste et velu jusqu'aux oreilles, n'avait rien de terrible. Tout souriant, avec des petites pommettes bien pleines et des dents de perles, le poète de la Chanson des Gueux, aurait été classé, par un physiologue, comme un modèle du type digestif, rond, franc, parfaitement accusé dont il possédait l'humeur débonnaire, le goût de la bonne chère et de la vie facile et une fantaisie tempérée par le parfait équilibre d'un bon estomac. En possession d'énormes facilités, doté d'une prodigieuse mémoire des mots, ayant l'acquit précieux, d'une culture étendue, laborieux, sobre, extrêmement régulier dans sa production, Jean Richepin ne maniait que très peu d'idées, mais à celles dont il se faisait le porte-voix, il donnait une sonorité extrême. Il était retentissant. Son imagination n'était pas abondante. Ses romans sont extrêmement pauvres de péripéties et la meilleure comédie de ce farouche révolté contre la société, la divinité et les systèmes philosophiques est une simple idylle, le Flibustier, bien brève, reposant sur un quiproquo, une erreur sur la personne. Ses grands drames : Par le Glaive, etc., très médiocres, ne seront jamais repris.
Jean Richepin adorait le théâtre et les acteurs. Il était comédien avec des dons physiques, voix éclatante, prestance superbe, aucune sensibilité, des effets de force mal ménagés, pas de nuances dans la diction, une terrible monotonie de récitant, nul don d'imitation ; mais son accent d'éloquence incontestable sauvait tout dans certains cas et fit de lui un remarquable conférencier.
Jean Richepin fut un des premiers auteurs qui crut pouvoir se faire le propre interprète de ses œuvres. Il avait joué à ses débuts, avec André Gill, le caricaturiste-poète, une piécette de leur composition l'Etoile, et lorsque Sarah Bernhardt lui commanda un grand drame pour la Porte Saint-Martin, dont elle avait pris la direction, il confectionna un énorme Nana-Sahib. Mécontent de l'acteur qui jouait le principal rôle, il monta lui-même sur la scène. Physiquement, il incarnait un superbe personnage. Dans son costume de prince hindou, il était magnifique à voir, mais son jeu incertain, bruyant, sans éclat, sans vigueur réelle, dans une tonalité monocorde, contrastait totalement avec cette fière et romanesque apparence. La pièce, assez ennuyeuse, malgré l'attraction du poète se présentant devant la rampe comme le partenaire de Sarah Bernhardt, fut un échec.
Jean Richepin, fort avisé, renonça à ces expériences histrioniques et ne reparut plus jamais sur un théâtre. Il n'en écrivit pas moins de nombreuses pièces, car un acteur vivait en lui. Il avait dû son premier succès à La Glu, une sorte de drame pseudo-réaliste entre une petite créature dévergondée et un fils de pêcheur sur une petite plage auprès d'un port breton. Réjane, qui venait de créer une série d'amusantes silhouettes dans une revue aux Variétés avec un charme et un esprit éblouissants, accepta, après bien des hésitations, de jouer le rôle dangereux et mélodramatique de la Glu, la femme fatale. Aujourd'hui, on dirait « le Vampire ».
La pièce, représentée à l'Ambigu, n'était pas bien fameuse. Réjane y fut admirable. Dumas avec la Femme de Claude, Feuillet, avec le Sphinx, Meilhac et Halévy avec Frou-Frou, Augier avec l'Aventurière, Zola avec Nana, avaient lancé l'anathème à la femme fatale. Cette génération, peu cultivée, encore imbue de préjugés théologiques où niaisement bourgeois ne comprenait pas encore que le péché des femmes est le péché des hommes et que la faute d'une femme, plus de neuf fois sur dix, est la faute d'un homme. On criait au scandale des « filles » de joie qui « allaient en carrosse devant les honnêtes femmes qui allaient à pied » ; mais on n'offrait aux honnêtes femmes que la sujétion absolue au mari, seigneur et maître, et on ne leur accordait aucun droit civil ou politique. Le respect qu'on leur portait n'empêchait pas qu'on les traitât de « créatures inférieures », parmi les libres-penseurs et de « vase d'impureté », de « chemin d'iniquité », parmi les gens pieux. Tous les hommes, bien entendu, exceptaient leur mère et parfois leurs sœurs de ces injurieuses et stupides qualifications, mais sans réfléchir que ces mères dévouées et patientes, ces chastes sœurs faisaient un total énorme de vertus féminines persévérantes, d'intelligences féminines sans cesse en éveil et d'efforts féminins immesurables, grâce à quoi le monde se perpétuait. La futilité de ces raisonnements amenait Dumas fils à écrire son absurde pamphlet Tue-la !, sans tenir compte des égarements des sens et de ce qui caractérise les femmes : une suggestibilité extrême qui leur permet de s'adapter aux situations les meilleures comme aux pires aventures, mais qui aussi les laisse à la merci des audacieux sans scrupules, et qu'en somme, elles sont partout bien plus des victimes que des coupables. La Glu était une sorte de réplique au Tue-la.
Réjane a joué la Glu, comme elle a joué Amoureuse et Germinie Lacerteux, avec une âme charnelle, une émotion sensuelle et tendre, une absorption passionnée, un rayonnement gracieux et brutal dont s'illumine soudain la pièce sans psychologie, sans dessous véritable, écrite par le retentissant Richepin.
Dans ce rôle odieux d'une déchaînée en proie à la furie des sens, Réjane incarnait l'une de ces femmes réelles et vraisemblables, mues par leur instinct, emportées dans l'amour, héroïques ou abominables, dont la scène française, quelques années plus tard, vint montrer enfin les traits véridiques. Cette création féminine était son œuvre, l'explosion de sa personnalité. Jean Richepin n'avait fourni qu'un canevas. Ce fut cependant, en même temps que le lancement de Réjane, comme actrice douée du plus original talent, fait de dramatique puissant, de grâce caressante et d'esprit, le lancement de Richepin, comme auteur dramatique.
Rien n'était plus opposé que ces deux tempéraments. Jamais Jean Richepin n'écrivit un autre rôle pour Réjane. Pour Coquelin aîné, en quête d'un poète et qui n'avait qu'une inlassable activité et aucun goût, Richepin essaya d'élaborer un grand caractère comique et il composa Monsieur Scapin, qui réussit, disons-le, grâce au Théâtre-Français, et grâce à la prodigieuse verve de Coquelin, dont le jeu était un feu d'artifice. Puis, comme le genre comique n'était pas spécialement son fort, car Richepin avait de la truculence, mais bien peu de drôlerie, il se lança avec sa virtuosité de versificateur dans la construction de grandes machines romantiques dont le fracas alterna à la Comédie-Française avec le sec verbiage baroque des conférences dialoguées de Paul Hervieu.
Pendant ce temps-là, Bernstein, Bataille, Rostand se préparaient, précédés par Donnay, de Curel et Porto-Riche. Le succès foudroyant de Rostand fit l'ombre autour de Richepin.
Rostand est parvenu à accomplir ce que Richepin a cherché toute sa vie : la création d'une tragi-comédie. Rostand et Richepin étaient deux poètes-comédiens.
L'amour des costumes brillants, des intérieurs pittoresques, le goût d'organiser un décor autour de soi, étaient manifestes chez l'un comme chez l'autre... Richepin, sobre de tenue à la ville, dans le privé et à la campagne arborait des costumes extraordinaires. Rostand a fait construire l'Arnaga, qui est une décoration de théâtre et il fallait sa réelle distinction, pour que sa manière de s'habiller, combinant des alliances de teintes imprévues (les chaussettes de soie violette avec l'habit vert d'académicien !) ne le rendissent pas ridicule. L'un et l'autre aimaient s'adresser directement au public. Un acteur s'agitait en eux.
Seulement, dans ce curieux travail de la pensée où l'homme s'entretient avec lui-même, et enchaîne, par un phénomène de mémoire inconsciente des fragments de souvenirs à des fragments de sensations et à des fragments de visions, pour se représenter une imitation de la vie, dans quoi le temps, l'espace, la pesanteur... rien n'arrête sa fantaisie créatrice, Rostand, esprit agile, imagination souple, concevait des péripéties multiples et, des personnages qui n'étaient pas lui prenaient la parole en lui Il les imaginait par contraste, par effet d'opposition ou par le sentiment d'une ressemblance. Ils présentaient l'envers, dont son type idéal était l'endroit. Ces figures n'étaient parfois que des formes de la fatalité auxquelles il donnait un visage humain, ou des reflets, des ombres solidifiées par des mots. Rostand possédait ainsi, autour de son héros central, fait de ses désirs, de ses aspirations, de ses regrets, de ses réminiscences, une masse d'autres personnages extrêmement variés. Il racontait.
Jean Richepin, orateur, prenait un thème en le retournait dans tous les sens. Un seul personnage parlait en lui. Il développait. Si ce personnage se bornait à broder les variations de son éloquence sur des émotions simples de l'auteur : la mer, la nature... quelque chose d'émouvant sortait de cette monotonie et se transmettait à son auditoire. Mais le développement des mots ne pouvait remplacer les sensations absentes. Elles seules créent la diversité des figures scéniques. Les mots ne peuvent pas les remplacer.
Ce don du personnage multiplié dans l'imagination représente le vrai don complet du dramaturge. Celui qui ne recèle en lui qu'un personnage, donnera parfois l'illusion de la vie mais le personnage unique n'agira pas, ou bien son action solitaire sera sans aboutissement. Le bon dialogue est une discussion, un effort de contradiction de deux individus l'un contre l'autre. Ce n'est pas une argumentation, si brillante soit-elle.
Jean Richepin a pu cependant, avec ce personnage unique en lui-même, fournir une carrière. Il avait la sonorité et une abondance verbale extraordinaire. Il ne pouvait avoir l'invention, mais l'expansion de sa robuste santé et de ses conceptions sans l'ombre de bassesse lui donnaient une parole forte et saine, que l'on entendait sans déplaisir quand il ne cherchait pas être trop subtil ou trop fantaisiste.
Son éloquence devait s'exercer sur des sujets très simples, et ce personnage, peu compliqué, qu'il portait en lui, extériorisé devant la foule, dans ces conditions requises, l'a parfois émue. Il était tapageur, sympathique et populaire, ni spirituel, ni grandiose. Ce fut un homme heureux.
CLAUDE BERTON
Février↑
Saint Gilles, « Le Cinéma »,
Revue française politique
et littéraire, 27 février 1927, p. 25.
Ce document est extrait du
site RetroNews.
Au lendemain de la mort de Jean Richepin, il est émouvant de voir revivre sur l’écran la silhouette généreuse de l’un de ses héros les plus populaires. On a tiré du Chemineau un film intéressant, traité dans une note large, saine et riche du lyrisme qui anime les pages du drame.
Les sites admirables de la verte Normandie offraient aux réalisateurs leurs cadres divers et pittoresques. Ils ont su les utiliser pour encadrer avec art l’aventure de Toinette et du « coureur de grands chemins » que Richepin conta dans une langue savoureuse et colorée.
Toinet, le fils du chemineau, reconnu par un brave homme, grandit heureux, jusqu’à ce qu’il s’éprenne de la douce Aline, fille de maître Pierre. Celui-ci, dur aux autres comme à lui-même, refuse son consentement au mariage.
Le chemineau revient au village. En échange d’un service rendu, il exige du terrible fermier l’union de Toinet et d’Aline. Puis, ayant dicté sa volonté, il reprend la grand’route et marche vers l’immense horizon qui l’attire irrésistiblement.
Il était nécessaire, pour assurer la continuité de l’action, de créer une période de transition qui n’existe pas dans le drame. La production est d'ailleurs ornée de détails séduisants. La vie campagnarde, avec ses joies trop brèves, ses peines si rudes et ses haines parfois farouches, est dépeinte habilement. L’interprétation est suffisante avec Denise Lorys qui montre de la simplicité et de l’émotion. Chemineau alerte et d’impressionnante carrure, Henri Baudin donne un certain relief au héros de Richepin.
Saint-Gilles.
Juin↑
Jean Monval, « Jean Richepin et
François Coppée – Lettres et souvenirs inédits : 1872-1910 », Le Correspondant, 25 juin
1927, p. 920-927.
C'était dans les années qui suivirent la guerre de 1870. François Coppée fréquentait alors chez Théodore de Banville, qui habitait une petite maison entourée d'un jardin, dans la rue de l'Eperon. Parmi les jeunes poètes qui entouraient le maître, il en remarqua un, à la toison noire, au visage couleur d'ambre, qui ressemblait à un prince indien.
Ses sourcils droits se rejoignaient presque, et ses yeux enfoncés, aux prunelles grises, striées et cerclées de jaune, étaient comme dormants et troublés à l'ordinaire et, dans la colère, lançaient des éclairs d'acier. Le nez petit, presque droit, terminé en bille, avait les narines mobiles et très expressives ; la bouche petite, rouge, bien modelée et dessinée, finement voluptueuse et amoureuse, les dents courtes, étroites, blanches ; bien rangées, solides à manger du fer, lui donnaient une originale et virile beauté. La longueur avancée du menton disparaissait sous une jolie barbe frisée et fourchue, et, cachant sans doute un haut et large front, du sommet du crâne se précipitait jusque sur les yeux une mer aux flots pressés c'était l'épaisse et brillante et noire et onduleuse chevelure11. Théodore de Ban (…) .
Intrigué par cette physionomie étrange, Coppée apprit de Banville que ce poète de vingt-trois ans était Auguste-Jean Richepin, né à Médéa, sous le ciel africain ; fils d'un médecin militaire, petit-fils de paysans, il avait fait de brillantes études et était entré à l'Ecole Normale Supérieure ; mais il n'y était resté que seize mois, car, la guerre survenant, il s'était engagé dans les francs-tireurs. Après la fin des hostilités, il s'était consacré aux lettres, tout en menant une vie errante ; répétiteur chez les marchands de soupe, acteur ambulant, charlatan, bohémien, portefaix, matelot, menant l'existence la plus dissolue. Il avait fait partie du cercle des {921} « Hydropathes. » Il était, maintenant, quelque chose comme chef d'école. On appelait son groupe « les Vivants », par opposition sans doute aux derniers Parnassiens, que la presse avait intitulés « les Impassibles ». Faisaient partie de ce nouveau conventicule Maurice Bouchor et Raoul Ponchon, parmi beaucoup d'autres. De même que prince indien, Richepin aurait pu être empereur romain de la décadence, la chevelure ornée de saphirs et de rubis, cuirassé d'or et drapé d'opulentes étoffes étoilées de pierreries, avec une rouge pivoine à la main en guise de sceptre, tel qu'en une heure de fantaisie devait le représenter Georges Rochegrosse. Athlète aux yeux de cuivre, au teint bronzé, à la barbe assyrienne, c'était Caracalla, Lucius Verus ressuscité. Coppée fut séduit. Sans doute il était un peu effaré par cette passion effrénée d'indépendance, par ces théories sociales truculentes, par ces excentricités, par l'effervescence de ce sang touranien qui, au dire de Richepin, circulait dans ses veines. « Je suis Touranien, clamait-il, nomade, ennemi de la race blanche qui a inventé le foyer, la famille, la patrie, l'idéal et les dieux ». Et il criait sur la place publique son infernal mépris des justes lois et de la vie banale. Le doux Coppée souriait des allures de ce tranche-montagne qui se promenait dans les rues de Paris vêtu de rouge comme un bourreau, portant des bracelets de cuivre et tatoué comme un bagnard. Mais il admirait son érudition, sa mémoire étonnante, car Richepin, nourri de lettres grecques et latines, avait meublé son esprit de chefs-d'œuvre empruntés à toutes les nations. Il pouvait réciter, sans broncher, un chant de l'Iliade, un chapitre d'Apulée, tout Villon, autant de strophes de Byron que l'on voulait et cela dans les textes originaux.
***
Déjà il était sorti du rang par une petite pièce en vers, l'Etoile, écrite en 1873 avec André Gill. Une campagne de plusieurs années au Gil Blas, alors dans toute la force de sa nouveauté, préparait sa fortune littéraire ; son premier recueil de vers la Chanson des Gueux, allait avoir un scandaleux retentissement et lui valoir une condamnation à quinze jours de prison et 500 francs d'amende, « pour outrage à 'la morale publique et aux bonnes mœurs », le 15 juillet 1876. C'était une poésie brutale, animée d'un esprit de révolte, d'une verve ardente à « démolir les préjugés », à défendre la cause des humbles et des opprimés Certes Coppée n'était pas un révolutionnaire, mais il avait toujours eu cette soif de justice sociale qui, en fin de compte, prend sa source dans l'Evangile, et, tout en rejetant les exagérations et les erreurs de Richepin qui exaltait la vie hors la loi, le poète des Humbles ne pouvait s'empêcher de sympathiser sur plus d'un point avec l'auteur de la Chanson des Gueux envoyant au diable pédants et philistins, jonglant à plaisir avec les convenances dites {922} bourgeoises, disant les affres de la misère, la lutte des mendiants, des vagabonds, des bohémiens, des sans-le-sou, des parias qu'il plaignait, glorifiait, avouait pour ses frères. Et Coppée aimait ces émouvants poèmes Tristesses des bêtes, Chemin creux, Cimetière intime, Noël misérable ! Sans doute, il voyait bien ce qu'il y avait de déclamation et de virtuosité pure dans ce lyrisme truculent à rimes fastueuses et à métaphores hardies, qui saisissait tout prétexte à développement oratoire et à lieu commun poétique.
- C'est un écuyer de cirque, un beau saltimbanque, lui disait-on, hurlant contre la société, hurlant contre les lois, hurlant contre Dieu ; il va, jouant au fléau de Satan, se croyant l'héritier des vieux chefs touraniens dont il a le masque ; c'est un Tamerlan de café-concert, un Gengiskhan de cirque forain.
- Tout ce que vous voudrez, répondait Coppée. Mais Richepin a ce mérite considérable, ce titre exceptionnel, d'avoir donné une note nouvelle, chanté une mélodie originale, dans le chœur assez cacophonique de la poésie contemporaine. Avez-vous lu la Chanson des gueux ? Oui, selon toutes les probabilités car rien n'a manqué au succès de ce livre de vers, rien, pas même la pointe de scandale qui vaut mieux que le meilleur article dans le journal le plus répandu, pas même le courroux des chats fourrés du Palais de Justice, cette superlative réclame. Mais, si, par un grand hasard, vous n'aviez pas lu la Chanson des gueux, réparez bien vite cette omission. Enivrez-vous du vin âpre et populaire, mais franc et pur, et vous aimerez comme moi ce vrai poète, chez qui l'art n'a pas tué la nature, chez qui les lettres n'ont pas étouffé la naïveté, ce descendant, en ligne droite et légitime, de Villon et de Saint-Amand. Je mets très haut Jean Richepin comme poète, et je tiens pour de petits chefs-d’œuvre bien des pièces de la Chanson des gueux, surtout celles qui, par le jet puissant et naturel, par la verve abondante et libre, sont de véritables chansons ; car selon moi Richepin est, surtout et avant tout, un chansonnier, en prenant ce mot dans son sens le plus poétique et le plus élevé. C'est un accent profond, humain, sincère, qui nous remue le cœur quand nous lisons ses chansons.
Cependant Richepin, ayant purgé sa condamnation à Sainte- Pélagie, écrivait des romans, Madame André, les Morts bizarres, extraordinaire recueil d'atrocités, de trépas inédits, de peintures de douleurs inouïes. Puis il publie, en 1877, les voluptueuses Caresses, vers d'amour aux juvéniles ardeurs, où l'on trouve, à côté de défis et de boutades romantiques, de tendres plaintes et de mélancoliques fantaisies. Des lointaines étapes de sa vie aventureuse, il se rappelait, de temps en temps, au souvenir de Coppée, sachant bien qu'il pouvait compter, au besoin, sur sa sympathie confraternelle.
30 décembre 1878.
Mon cher ami,
Vous m'avez Vous m'avez offert d'avance de belles étrennes en me promettant de si bonne grâce votre appui pour mon père. Je n'ai en échange à {923} vous donner que des souhaits de nouvel an. Mais soyez sûr que j'y mets une véritable affection, et que je fais de tout cœur les vœux les plus sincères pour Mademoiselle votre sœur et pour vous, mon cher ami. Je vous dis donc en toute simplicité, mais aussi du meilleur de moi Bonne année ! Bonne santé ! Et tout à vous.
Aug.-Jean RICHEPIN.
Il continuait toujours sa vie errante. Guetté par la plus cruelle misère, il avait dû quitter Paris. En 1879, c'est de Marseille qu'il écrivait à Coppée :
Mon cher ami,
Il est dit que je ne vous écrirai que pour vous demander des services. En deux mots, voici connaissez-vous quelques zèbres influents dans le nouveau journal, le futur Globe (Germain et Cie) ? Si oui, pouvez-vous faire le Pandaru en ma faveur ? Je fais tout ce qui concerne mon état. Spécialités la Revue dramatique ou littéraire, les Variétés (aussi ennuyeuses qu'on veut et aussi pourries d'érudition qu'un ex-normale peut les faire), la Nouvelle, le Roman, etc. Quelque chose de fixe me permettrait de revenir m'installer ou plutôt me réinstaller à Paris. Voilà tout. Bourget vous a dit sans doute ma présence ici. Le ciel de la Provence est le plus capricieux du monde. Journées tropicales, vent glacé, pluies imprévues, trombes de poussière. Je ne m'y plais point. J'ai vu dans les feuilles l'annonce, de vos lectures aux Capucines. Excellente idée. Succès sûr. Moi, je fais ici de la sale besogne, et aléatoire encore ! Plaignez-moi. J'ai vu Aicard, qui fait le trouvère avec succès. On lui a donné ici, à une représentation, une énorme Lyre en papier doré. Une lyre ! Vous avez bien lu ! Et on dit que la poésie s'en va. Tout à vous de coeur, mon cher ami,
Aug.-Jean Richepin.
Deux ans après, Richepin publiait La Glu, roman qui décrivait avec une lucidité poignante la morbide action de certaines maîtresses sur les sens et, par eux, sur le caractère de certains amants.
Ne lisez pas cette chaude et farouche histoire, disait Coppée à ses amis les jeunes poètes, ô vous qui gardez dans un coin de votre âme la « petite fleur bleue », comme disent les Allemands, le « coin vert », comme disent les Anglais. Richepin aurait pu écrire en tête de son volume Les sentimentaux n'entrent pas ici. Mais ceux qui aiment le style âpre et franc comme le vent du large et la langue savoureuse des gens de mer se régaleront de ce livre d'autant plus qu'ils y découvriront à la dernière page une exquise chanson de marin, de même qu'on trouve quelquefois une perle rare dans un rude coquillage, la Chanson de Marie-des- Anges. Ce serait une page excellente à ajouter à la Chanson des gueux.
Le 20 décembre 1883, Nana-Sahib, drame en cinq actes en vers, était représenté pour la première fois à la Porte Saint-Martin, avec Sarah Bernhardt dans le rôle de Djamma et Marais dans celui de Nana-Sahib. La pièce n'eut d'abord qu'un succès d'estime. Mais le {924} 26 décembre, comme le rideau allait se lever, l'acteur Talbot parut et fit cette annonce « Mesdames et Messieurs, M. Marais, sérieusement indisposé, s'est trouvé dans l'impossibilité de jouer Nana-Sahib ce soir. M. Jean Richepin, l'auteur de la pièce, veut bien essayer de le remplacer ». Il y avait là, disséminés dans la salle, tous les amis du poète les deux frères Bouchor, le peintre Tanzi, Raoul Ponchon, Emile Goudeau, qui venait de fonder le fameux club des Hydropathes, Camille de Sainte-Croix, Félicien Champsaur. Il y avait aussi François Coppée, Bourget, Catulle Mendès, Villiers de l'Isle-Adam, applaudissant les vers sonores, l'exubérance fiévreuse de Nana-Sahib, ses cris, ses râles d'amour au milieu de lacs de sang, l'action se passant aux Indes en 1857, au temps des révoltes des Cipayes contre la domination anglaise. A l'issue de la triomphale représentation, toute la bande se répandit dans les brasseries du quartier et ingurgita des torrents de bière en célébrant la great attraction de la Porte Saint-Martin, où Richepin venait de jouer le principal rôle de son drame, du premier coup, sans répétitions, sans études, beaucoup mieux que le créateur.
Était-ce d'ailleurs un drame que Nana-Sahib ? Non, c'était bien plutôt un superbe poème à la Byron, en sept tableaux, tenant de l'opéra et de la féerie, où Richepin avait répandu en prodigue les richesses de son imagination. Coppée ne se demandait pas si Nana-Sahib présentait bien les qualités exigées pour un ouvrage dramatique, si un personnage aussi monstrueux que ce tigre à face humaine, qui n'inspirait d'autre sentiment que l'horreur, était susceptible d'exciter l'intérêt. Il aimait mieux s'abandonner au poète qui avait improvisé ; comme un conteur arabe, une merveilleuse histoire, qui, pendant plus de quatre heures, venait de le charmer par la musique de ses vers sonores, éblouissants de couleur, criblés d'images vraiment orientales et il applaudissait sans réserve les duos d'amour des deux interprètes, Richepin, superbement farouche en de splendides costumes, Sarah Bernhardt, merveilleusement belle « Elle est la plus grande artiste de ce temps, s'exclamait-il, elle est une diseuse incomparable, et les vers s'envolent comme de divins oiseaux en sortant de ses lèvres ouvertes par un sourire délicieusement enfantin. On se lasse de chercher des termes pour dire combien on l'admire ; on ne se lasse pas de l'admirer ». Pourtant le grand public ne ratifia pas complètement l'emballement des camarades, et la pièce, quoique véritablement très intéressante et de belle envolée, ne tint l'affiche qu'un nombre de jours assez restreint.
***
Romantique, Richepin l'était, par le geste, par le son, par la truculence de certains poèmes. Mais ; au fond, c'était aussi un classique, par la clarté de l'inspiration, par l'ordre et la solidité du style, {925} et, malgré les révoltes du tempérament, par un sens certain des grandes traditions. C'est ce qui plaisait à Coppée, ainsi qu'à Barbey d'Aurevilly, le « Connétable des Lettres », chez qui les deux poètes se rencontraient encore, comme ils s'étaient jadis rencontrés chez Banville. La publication des Blasphèmes en 1884 était bien faite, par les violences romantiques et la profession d'athéisme absolu, pour faire frémir d'horreur les « bourgeois ». Mais Barbey, pourtant catholique et conservateur, n'en déclara pas moins à Coppée « Eh bien, je dis que la critique littéraire peut prendre ce livre et l'écailler comme on écaille un poisson, et le racler du fil de son couteau, il restera et on trouvera, sous tout cela et malgré tout cela, un énorme noyau de poésie, résistant et indestructible, qui brillera de sa propre lueur dans l'histoire littéraire du siècle ». Coppée, qui aimait le poète de la Chanson des Gueux, n'admirait pas moins le poète de La Mer, pour la plénitude du vers, l'envolée de l'inspiration, la fermeté de la langue ardente et colorée où les parfums du terroir se mêlaient au sel du rivage ; La mer ! Nul ne l'a mieux chantée que Richepin : c'est elle, dans sa comédie en vers le Flibustier, qui domine tous les autres personnages. Elle noue le drame, elle le dénoue, tour à tour furieuse et câline, sombre et miroitante. Elle est partout vivante, et le poste la chante avec toute la ferveur d'un dévot. Le chant s'élève, d'ailleurs, toujours très pur, soulevé, parfois d'un beau souffle lyrique. En outre rien n'est plus édifiant que le Flibustier, et dans cette comédie tous les personnages sont de braves gens pleins de scrupules. Cela n'était pas pour déplaire à Coppée, et, en bon confrère, il reconnaissait que Richepin avait bien mérité son double succès, littéraire1 et populaire, d'auteur dramatique, pour ses pièces Monsieur Scapin, le Flibustier et le Chemineau.
***
Ces sentiments de confraternelle sympathie, Richepin les lui rendait bien
Cher ami, lui écrivait-il un certain samedi 10 mars, pour le remercier d'un envoi d'auteur, j'ai relu de beaux poèmes que j'avais eu déjà la joie d'admirer ; j'en admire de nouveaux. Merci de m'avoir griffé le livre, qui va prendre rang dans le bataillon sacré de ceux que j'aime. Bien affectueusement à vous.
Le retour de Coppée aux pratiques religieuses ne devait point changer ses sentiments
Mon cher ami, c'est avec joie que j'ai reçu et relu vos Contes pour les jours de fête, lui écrivait-il le 9 février 1903. Etant resté le fort peu catholique, et en même temps le très bonnet à poil que vous avez connu, je ne partage certes pas toutes vos idées ; mais j’admire pleinement votre belle vaillance à les défendit : Il m’est doux de vous le {926} dire, mon cher ami, de vous dire aussi que sur bien des points je communie de tout cœur avec vous, et enfin de vous exprimer la vieille et toujours vive affection que je vous garde fidèlement.
Coppée, après sa conversion, s'était vu renié par bien des amis et des obligés littéraires, et ces défections lui avaient été très sensibles. Il ne l'était pas moins aux témoignages de fidélité et d'amitié, et celle de Richepin lui alla au cœur. Il ne partageait certes pas toutes les idées de Richepin, mais il admirait l'incontestable virtuosité, la verve généreuse du poète ; et, lorsqu'en 1907 la mort d'André Theuriet laissa une place vacante à l'Académie Française, il appuya de toute son influence la candidature de Richepin il ne s'agissait point, à la vérité, de délivrer un brevet de moralité, mais de consacrer un talent puissant et original, celui d'un grand artiste. Comme lui, Richepin avait le culte de la poésie française il avait été, sans y prendre garde, à la fois « un briseur de chaînes et un noueur de traditions », et Coppée lui en savait gré. A peine convalescent, encore malade, il n'hésita point à se traîner, au bras du docteur Duchastelet, jusqu'à l'Institut, le jour de l'élection, et cette émouvante démarche, inspirée par la bonne camaraderie et l'amour des lettres, contribua pour beaucoup au succès de Richepin, qui l'en remercia chaleureusement « Je vous suis très reconnaissant, mon cher ami, de l'appui que vous avez bien voulu me donner, si gracieusement. Ce m'est une nouvelle marque d'une sympathie qui m'est précieuse et douce ».
***
Quelques mois après, le 23 mai 1908, Coppée mourait, et le lendemain même de sa mort Richepin rendait hommage à son tour à son ami :
L'essentiel, pour un poète, c'est d'être soi, d'avoir son originalité, sa marque. Cette gloire, François Coppée la connut dès ses premières œuvres, et son nom en demeure à jamais auréolé. Il n'est pas un vers de lui qui ne soit signé de ce nom et qui ne vous crie « Je suis de Coppée ».
Une chose ne mourra pas non plus, et gardera son œuvre sa qualité, rare, d'être un poète de Paris. Poète de clocher, à sa manière ; mais dont le clocher était la colonne Vendôme. C'était une âme gaie, ingénue, tendre, gouailleuse et sublime. De cette âme Coppée a donné une des plus nettes et plus touchantes effigies, dans sa vie comme dans son œuvre. Ses vers ont chanté, poétisé, fait aimer les petits, les pauvres, les modestes, les humbles (selon son mot si charmant). Sa vie savait les aimer d'une façon plus directe et plus intime encore. Il était bon, d'une bonté, d'une charité sans bornes.
Tout de suite il accepta de présider le comité du monument de François Coppée, dont on allait dresser la statue sur le terre-plein de la place Saint-François-Xavier. Je revois encore Richepin, à {927} l'inauguration, le 5 juin 1910, se livrer à la fougue de l'improvisation.
Sa verve jaillissante, mêlant les images aux souvenirs, les citations aux anecdotes, ne dissimulait pas son émotion ; la tête haute, le geste large, il montrait la statue C'est l'effigie, sans ostentation, sans déclamation, du Coppée intime resté le plus doux à nos souvenirs, du Coppée causeur et souriant, la cigarette aux doigts, le regard vif, gamin et caressant, et, sur les lèvres, l'image lyrique, l'anecdote amusante, le mot spirituel. C'est son geste accoutumé, sa main en avant, cordiale, prête à l'étreinte affectueuse, prête aussi à la charité rapide, discrète, décisive et tendre.
Et il saluait surtout en lui le poète des Humbles.
Il avait vécu de leur vie. Il en savait les misères, mais aussi les douceurs, les vaillances, les vertus. Il en a, mieux que personne, goûté la poésie, et l'a rendue sensible aux autres. Il a ramassé tous les rais de soleil qui luisent dans les flaques de leurs ruisseaux, et il en a composé des bijoux précieux, comme des reliquaires où il a incrusté, en guise de diamants, leurs larmes et les siennes. Aussi reste-t-il à jamais le traducteur de leur âme. Lui aussi, Richepin, chanteur des grands ciels qui dorent les guenilles des mendiants et réjouissent le dos maigre des gueux, chanteur des mers vastes qui hâlent le visage et bercent la pauvreté des matelots, il laisse une œuvre humaine. Ceux dont il a malmené, avec virulence et parfois jusqu'à l'injustice, l'apathie ou l'égoïsme, ceux mêmes qu'il a blessés dans leurs croyances avec une brutalité ostentatoire, ne refusent pas de reconnaître les hautes qualités du poète et de l'écrivain. N'a-t-il pas eu pitié des pauvres, des chemineaux, de tous les errants que la vie maltraite ? N'a-t-il pas glorifié la patrie, frémi devant toutes les misères ? Après avoir survécu dix-huit ans à son aîné, le chantre de la Chanson des Gueux a rejoint le poète des Humbles dans la couronne d'étoiles littéraires que Victor Hugo souhaitait autour de son nom.
Jean MONVAL.
Théodore de Banville, Camées parisiens