1930
Dr. Paul Le Gendre, « Cafés et
brasseries du Quartier Latin il y a cinquante ans », Du Quartier Latin à
l’Académie, réminiscences, éditions médicales Norbert
Maloine, 1930, p. 48-53.↑
Chapitre recensé par Yves
Jacq.
Equilibre budgétaire.— Imparfait du subjonctif. — Avantages et dangers des cafés. — Les inviteuses. — Aurore d'un romancier psychologue. — Trio de poètes. — Pépinière de comédiens. — Usage singulier du Dictionnaire de Littré. — Le Touranien poète et acteur. — Les poumons d'André Gil. — Les cheveux de Ponchon. — Mystère et marionnettes.
C'est toujours un problème que d'équilibrer son budget. Léon Say, le Raymond Poincaré d'alors, y suait d'ahan. Je crois que la plupart de mes camarades n'y arrivaient, comme le ministre, qu'au moyen d'emprunts à plus ou moins long terme. Je ne tardai pas à reconnaître qu'il me fallait accroître mes recettes. Ce ne fut pas, rassurez-vous, comme Panurge, « par manière de larcin furtivement fait », mais en enseignant à des personnes d'âges, de sexes et de natiorialitésdivers ce que je savais... et même parfois ce que j'étais obligé d'apprendre au moment d'enseigner.Un de mes anciens professeurs eut la bonté de me procurer quelques leçons, qui {45} firent boule de neige, et mon budget fut équilibré avant celui de l'Etat. J'ai connu pourtant un étudiant en droit qui réalisait par la seule économie le problème de vivre avec les 150 francs de sa mensualité. Chaque mois il payait d'avance sa chambre et le restaurant, réservant cinq billets de 5 francs, un pour son tabac et les autres... pour Vénus. Il ne se passait aucune autre fantaisie. Et pourtant il était possédé de deux passions : il admirait les comédiens, sans aller jamais au théâtre, et les bohèmes célèbres du Quartier, sans jamais aller au café. Comment réussissait-il à se documenter sur les biographies des artistes en renom ? Je ne sais, mais sa conversation au restaurant roulait uniquement sur leurs faits et gestes. —En outre il nous annonça qu'il fondait une Société pour la propagation de l'imparfait du subjonctif dans les classes pauvres ; il glissait le plus souvent possible dans ses phrases ce mode et ce temps d'un maniement difficile, rédigeait et distribuait des manifestes grammaticaux et, à l'heure où nous allions au café, disparaissait pour aller, disait-il, continuer sa propagande du côté de la rue Mouffetard et de la place Maubert. Et pourtant il y avait quelque mérite à ne jamais aller au café ou à la brasserie. Ces établissements tenaient alors une place considérable dans notre existence, pour deux raisons.
Très passionnés pour la politique, alors si {46} émouvante, puisqu'au lendemain du désastre de la patrie personne ne savait quel parti réussirait à la relever, nous éprouvions tous un impérieux besoin de suivre au jour le jour les péripéties de la lutte entre les partis et par conséquent de lire un grand nombre de journaux, que chacun de nous n'aurait pu acheter, mais que nous parcourions tous et dont la lecture suscitait d'interminables commentaires et d'ardentes discussions. En outre, la plupart d'entre nous habitaient des chambres très peu confortables ; le soir, quand au sortir d'un restaurant ou autour d'un médiocre dîner, mais après avoir goûté le plaisir chaleureux de la société des camarades, nous avions la perspective de trouver une chambre froide, d'être obligés d'allumer nous-mêmes un feu qui prenait difficilement et une lampe fumeuse, la tentation était presque irrésistible de suivre ceux des camarades qui allaient s'installer dans une salle bien chauffée, où continuaient les conversations, où on dégustait son mazagran en fumant une bonne pipe et en faisant alterner la lecture des journaux du soir avec quelques parties de cartes, d'échecs, dames ou dominos.
Les plus sages au bout d'une heure s'arrachaient à cette atmosphère engourdissante pour rentrer dans leur chambre et travailler ; ceux qui ne se sentaient pas le courage de travailler seuls se réunissaient avec un ou deux {47} camarades voués aux mêmes études et ces petites associations ont sauvé plus d'un caractère faible de l'enlisement dans la vie de café.
Outre les cafés où on allait en général aussitôt après les repas, les brasseries sollicitaient les désoeuvrés : celles où le service des garçons était fait par des jeunes femmes, costumées ou non, mais qui ajoutaient un attrait à la consommation de la bière ou des liqueurs qu'elles apportaient, étaient surtout fréquentées. Dans l'une les servantes étaient vêtues en Ecossaises. Dans une autre on voyait des Alsaciennes, dont le costume provoquait un attendrissement patriotique.
La fréquentation trop assidue des cafés et brasseries était un des plus dangereux écueils de la vie d'étudiant. J'en ai vu, hélas I beaucoup qui y ont perdu leur santé et gâché leur avenir.
Dans les brasseries servies par des femmes, celles-ci jouaient un rôle néfaste en favorisant l'alcoolisme des jeunes gens, comme elles s'y adonnaient elles-mêmes inconsciemment ; mon regretté ami le Dr Toussaint Barthélémy, ancien chef de clinique de Saint-Louis, médecin de Saint-Lazare, en a fait une saisissante peinture dans sa monographie sur les Inviteuses. Mais, si les dangers étaient grands, l'intérêt n'était pas moindre. Combien de relations agréables se sont nouées autour de ces tables {48} couvertes de bocks ou d'apéritifs ! Il y avait des groupements spéciaux dans certains établissements : ici de futurs politiciens, là des poètes, de jeunes professeurs.
Dans un modeste petit café je rencontrais de temps en temps avec des amis communs Paul Bourget ; il n'avait pas encore manifesté ce talent de romancier psychologue, qui l'a placé au premier rang des épigones de Balzac, de Stendhal et de Flaubert. Il ne nous était connu que comme l'auteur de poésies charmantes et d'études critiques.
Ce n'est certes pas dans le milieu des brasseries qu'il apprit à connaître les complexités sentimentales du grand monde ; néanmoins ses questions aux jeunes femmes, qu'attiraient son sourire bienveillant, sa tenue très soignée et son monocle inquisiteur, dénotaient sa curiosité des moeurs de tous les mondes. Le plaisir qu'il prenait à se mêler aux conversations sur la médecine aurait pu faire prévoir la part si grande qu'il a donnée dans son œuvre à la médecine et aux médecins, son amitié pour Dieulafoy, Maurice de Fleury, Charles Fiessinger.
Dans un café de la rue de Médecis, où trônait à la caisse une aïtière beauté, j'ai vu plus d'une fois ce délicieux trio de poètes, dont les carrières ont été si dissemblables par la suite, mais qu'unissaient une étroite amitié et un goût commun pour les allures bohèmes : Jean {49} Richepin, Maurice Bouchor et Raoul Pouchon [sic].
La première fois qu'il m'a été donné de les entendre, la conversation roulait sur une orgie de fromages aussi variés que ceux dont Zola a fignolé la description dans la célèbre Symphonie des fromages du Ventre de Paris. Cette consommation avait été faite à crédit dans une crémerie et la note à payer avait été présentée à la famille du seul des trois amis qui fut disposée à se substituer aux débiteurs, celle de Bouchor ;
Tout le monde sait la romanesque existence de Jean Richepin, qui partit de l'Ecole normale pour arriver à l'Académie française, mais après quels zigzags dans sa course sociale ! Le futur auteur de la Chanson des gueux m'était déjà connu depuis la représentation de l'Etoile, un acte en vers composé en collaboration avec André Gil et qu'il avait joué lui-même dans un petit théâtre accroché au flanc du Mont des Martyrs (Montmartre), rue de la Tour-d'Auvergne, que les habitués nommaient plus simplement La Tour. Là dans une salle minuscule, un vieux comédien du Théâtre Français, Talbot, avait entrepris de régénérer son art, en créant une pépinière d'élèves formés suivant sa théorie : il prétendait leur apprendre à respirer profondément pour améliorer leur débit. Ses disciples, pour la plupart élèves déjà du Conservatoire, étaient enchantés de trouver là un débouché pour leur activité, mais se moquaient volontiers de la théorie. J'ai entendu {50} un des plus spirituels raconter qu'il fallait s'étendre sur le plancher et, après avoir placé sur sa poitrine un tome du Dictionnaire de Littré, déclamer quelque tirade en vers ; on ajoutait successivement les trois autres tomes et le supplément. A ce moment on était un parfait diseur. En tout cas le Maître était très emphysémateux et même, dans son meilleur rôle l’Avare, sa respiration simulait le bruit d'un soufflet crevé.
Quand Richepin jouait l'Etoile, c'était un acteur vraiment décoratif, avec ses yeux ardents, ses yeux « de cuivre » comme il les qualifiait lui-même, ses cheveux noirs, son teint brun, qui furent encore admirés lorsqu'il joua avec Sarah Bernhardt son drame Nana Sahib. Né par hasard en Algérie d'un père médecin, originaire de l'Aisne, il aimait à se dire de sang touranien. En 1870 il s'était engagé dans un corps de francs-tireurs qui suivit les mouvements de l'armée de Bourbaki. On se racontait qu'il avait été ensuite tour à tour matelot, porte-faix et débardeur, sans que cette vie errante eût diminué son activité intellectuelle. Son collaborateur, le brillant dessinateur André Gil, dont le Progrès médical rappelait récemment le talent et la triste histoire, était déjà en marche vers la mégalomanie ; son tic favori était de plastronner en se frappant à grands coups la poitrine et en s'écriant : « J'ai des poumons de fer ! », si bien qu'un de ses {51} familiers avait improvisé un sonnet en vers de deux syllabes, se terminant ainsi :
Tout hère
Madré
Préfère,
Malgré
Ta mine
De bon
Poumon,
La mine
De ton
Crayon.
Raoul Ponchon avait aussi une chevelure opulente, mais plutôt hirsute, retombant sans façon sur un collet graisseux ; un de ses amis l'avait qualifié avec quelque ironie
Poète aux longs cheveux antiques,
Dont le jais eût tranché sur de blanches tuniques.
Mais l'auteur du sonnet sur Gil l'avait plus sévèrement défini, en imitant la technique souvent excentrique du futur auteur de la Muse au Cabaret.
Près d'un punch on
Voit d'ordinaire
Un joyeux hère
Nommé Ponchon,
Fervent sectaire
Du Dieu Bouchon.
Son cabochon
Est légendaire :
{52}
Plutôt que voir
Ses cheveux choir,
Rêve ironique,
Je vois sans son
Toupet biblique
Le vieux Samson.
Ponchon, qui, au dire de Marcel Coulon, son récent biographe, devait écrire 150.000 vers, dont beaucoup étincellent d'une verve habituellement comique et parfois lyrique, est membre de l'Académie Goncourt, celle qui n'est pas sur le quai.
Quant à Maurice Bouchor, il attirait moins l'attention, bien que doué de qualités charmantes. Ses œuvres (Chansons Joyeuses, 1874) Les Poèmes de l’Amour et de la Mer, 1876 ; les Symboles, 1887) sont d'inspirations variées ; ce gai fantaisiste, n'était pas sans un grain de mysticisme. On le vit, quand il fit jouer sur un théâtre de marionnettes Noël ou le Mystère de la Nativité, dédié à Jacques Richepin, fils de son ami et son filleul « pour contribuer à faire de lui une âme pieuse... et lui faire aimer Celui qui est mort pour nous. » Les têtes des acteurs étaient peintes par Rochegrosse, les décors brossés par Lerolle, J. F. Bouchor et Marcel Rieder ; une petite partition avait été composée par Paul Vidal. Jean Richepin et Raoul Ponchon prêtaient leurs voix aux artistes de bois.
Dans cette aimable fantaisie, le poète n'a {53} pas craint de faire dialoguer comme deux frères l'Ane et le Bœuf de la Crèche en des stances naïvement lyriques :
L'Ane
Moi, j'espère qu'un jour, dans le frais Paradis
Que Dieu réserve aux douces bêtes,
Nous jouirons en paix de passe-temps honnêtes.
Le Bœuf
O mon frère, je te le dis,
Nous connaîtrons, après nos jours de lassitude,
Une immense béatitude !
J'ai assisté à cette amusante représentation et gardé même le souvenir d'un des collaborateurs qui, dans les rôles de chiens, aboyait merveilleusement.