1937
Lucien Corpechot, « Paul Adam »,
Souvenirs d’un
journaliste, vol. 3, Plon, 1937, p. 25.↑
- Tout de même, l’École Normale a du bon !
Le poète des Gueux protestait en riant et contait les scandales qu’il avait donnés rue d’Ulm. Puis, se tournant vers le général Mangin assis près de lui, sur le large canapé du cabinet de travail, et pour gagner son cœur de soldat, inventait de mirifiques aventures qu’il aurait courues au temps où il était enfant de troupe, puis engagé comme matelot à bord d’un cargo !
Qu’il contait donc bien ! On savait par son camarade Paul Bourget qu’il n’avait jamais été ni enfant de troupe, ni mousse, ni matelot, mais notre scepticisme ne nous empêchait pas de nous émouvoir à son récit et de nous plaire infiniment à ses histoires. Nous n’ignorions pas d’ailleurs que sa fantaisie était sans limite, sa force herculéenne et qu’il eût été parfaitement capable de réaliser tous ses rêves.
Octobre↑
Anonyme, « Tics et manies »,
Bretagne, octobre
1937, p. 274.
Fonds Yves Jacq.
Selon Lombroso, rien ne ressemble plus à un fou en proie à un accès qu’un homme de génie qui médite ses conceptions et leur donne une forme.
Lombroso exagérait.
Mais tous les écrivains ont eu leurs manies. Rappelons que pour Ampère, Mistral et Catulle Mendès la marche était une nécessité. Richepin, avant de se mettre au travail, avait recours aux haltères ou au trapèze. Chateaubriand, lorsqu’il dictait un article à un secrétaire, se promenait pieds nus sur le carreau froid de sa chambre. Théophile Gautier, Baudelaire et François Coppée ne pouvaient travailler qu’entourés de chats – comme Huysmans. Léon Cladel écrivait en sabots avec des chiens dans un grenier, et pour trouver ses idées, il marchait par intervalles, accompagné de sa meute. Enfin, pendant qu’ils écrivaient : Alphonse Daudet souriait avec malice ; Emile Zola parlait ses phrases tout haut, Edmond de Goncourt agitait ses lèvres comme s’il mangeait ; Jules Lemaître caressait sa moustache de sa main gauche ; Henri de Bornier se grattait la tête ; Emile Bergerat sifflait ; E. Renan regardait la paume de sa main comme pour y chercher l’inspiration ; Villiers de l’Isle-Adam dessinait entre chaque phrase ; Charles Le Goffic dictait ses articles à sa femme au milieu des piles de livres en fumant la pipe ; Anatole Le Braz travaillait silencieux devant son bureau à l’exemple d’un fonctionnaire appliqué, mais quand il faisait ses cours, il se promenait dans sa classe, s’arrêtant par instants quand il s’agissait pour lui de mieux fixer l’attention de son auditoire…
Décembre↑
Robert Dreux, « Raoul Ponchon
le dyonisiaque », L’Ordre, 3 décembre 1937, p.
1-2.
Document recensé par Yves
Jacq.
Si Ponchon n’avait pas vécu, Jean Richepin et Aristide Bruant n’auraient pas existé ou, tout au moins, le plus savoureux de leur œuvre. Car il est indéniable que les fameuses chansons de quartiers de Bruant : A Montrouge, A Belleville, A la Roquette, Au Bois de Boulogne, procèdent directement du A Montmartre de Ponchon.
Elle m’a aimé pass’ que j’avais
Un bilbosco qui lui r’venait
Et sur la tête un bonnet d’martre,
A Montmartre…
Ell’ fut prise par les Versailleux.
C’est ell’même qui commanda l’feu !
Elle est tombée’, la gueule ouverte.
A Montmartre…
Quand elle a perdu ses couleurs,
Personne n’y a offert des fleurs,
Mais moi, j’y ai f… un tertre,
A Montmartre…
Et quant à Richepin, le meilleur de sa Chanson des Gueux, qui est, au reste, et de beaucoup, ce qu’il a fait de mieux, vient manifestement de la même source. Le villonisme mauvais-garçon et franc-lippeur, la truanderie littéraire et haute en couleur de ces poèmes violents et crus naquirent et se réalisèrent sous l’influence de la verve émerillonnée, débordante, incongrue et cordiale de ce Silène ingénu qu’était Raoul Ponchon, dans la forêt des contingences.
Les vers notoires de Richepin :
De l’Odéon pensif aux tristes Batignolles
Nous iront comme va la comète qui luit.
Chez le mastroquet gras qui vend des attignoles
Nous boirons du vin doux qui fait pisser la nuit.
Nous pisserons debout, très heureux et très dignes,
Nous appuyant du front au mur éclaboussé,
Et les Batignollais verront plus tard des vignes
Fleurir le long du mur où nous aurons pissé !
{2}
Doivent se souvenir avec gratitude de l’odelette sans-gêne fredonnée d’abord par Ponchon :
Un jour de la s'maine prochaine
Si le temps est beau,
Nous irons jusqu’à Fontainebleau.
Loin des tours de Saint-Sulpice
Eyentant nos fronts.
Au pied des chênes, nous pisserons.
J’ai dédié, n’étant pas riche.
Cett’ chanson d’ rapin
A not’ bon ami Jean Richepin.
D’ailleurs, en cette bande de poètes, alors jeunes, fort bruyants, tapageurs, avec délices, humeurs de piot, casseurs de vitres et trousseurs de jupes, où brillaient Richepin, les deux Bouchor, Camille de Sainte-Croix, Jules Hoche, Paul Margueritte et — qui le croirait aujourd’hui ? — Paul Bourget, Ponchon était le palladium et le drapeau. Tous lui dédiaient leurs strophes et le célébraient dans leurs vers :
Vous ne serez qu’une aubergine
Si vous n’avez pas vu Ponchon I
C’est que chez Ponchon la truculence, cette enseigne distinctive du groupe, n’était point, comme chez les camarades, travail d’art et virtuosité étudiée ; elle était son génie naturel.
Ponchon est sorti, tout armé d’un solide appétit et d’un gosier en pente rapide, du cerveau de Rabelais. D’où cet admirable trogne vermeille et cet esprit non moins ensoleillé. Pantagruel l’eût appelé son petit compère et l’excellent gros Saint-Amand l’aurait adoré. Ponchon, de qui la Muse au Cabaret au reste l’unique recueil de vers, n’a commencé qu’assez tard à faire imprimer ses vers. Ce poète, qui est un vrai poète, s’est toujours peu soucié de la gloire. Et pas du tout du gain. Des années durant, il donna, chaque semaine, des bijoux de belle humeur et de gaîté au Courrier Français de Jules Roche, qui négligeait totalement de le payer. Ponchon s’en plaignait parfois, mais avec douceur et résignation, car il était fort incapable d’une revendication comminatoire. Il faut dire que ses amis, arrivés, ne le laissèrent jamais manquer de rien. Ils lui devaient, certes, beaucoup de leur talent et ils le lui rendaient en réclame gratuite. Ponchon, avant d’avoir rien publié, était célèbre.
Une preuve charmante lui en fut, un jour, donnée. Ponchon habitait depuis longtemps dans un hôtel, place de la Sorbonne. Le patron, justement fier de loger un hôte aussi illustre et dont le nom était imprimé dans les livres de gens connus, ne lui réclamait jamais le prix de sa chambre, et Ponchon appréciait fort cette délicatesse. — « C’est d’un homme de bien ! » disait-il. Mais voici que cet hôtelier vendit son fonds. Ponchon songea, non sans tristesse, que le nouveau propriétaire n’aurait pas pour les belles lettres le respect, si favorable, de son prédécesseur.
Mais en cela il se trompait, heureusement. Le nouveau propriétaire, sitôt installé, se hâta de mon ter chez son locataire et lui dit :
« Monsieur Ponchon, j’espère bien que vous ne me ferez pas l’affront de quitter la maison et que vous continuerez à habiter ici aux mêmes conditions ! » Ponchon con descendit avec grâce.
Mais que surtout on ne fasse pas de Ponchon un bohème ! Nul ne fut jamais plus ennemi du désordre et de l’irrégularité que ce luron, grand buveur et fort mangeur. Il se levait dès le matin, pour sa promenade sur les quais où il allait, de boîte en boîte de bouquinistes, chercher l’édition rare ou l’exemplaire unique ; car il était bibliophile, et des plus avisés. Vers midi, on le voyait, à la terrasse du café de Cluny, boulevard Saint-Germain, où deux ou trois pernods bien tassés ne lui inspiraient aucune frayeur. Après son déjeuner, arrosé congrument de quelque Beaune, il se répandait par la ville, cherchant ses rimes à la pipée, et les trouvant riches et sonores. L’apéritif du soir, chez Julien, boulevard des Capucines, lui dispensait encore deux pernods ou trois. Puis un admirateur fervent l’emmenait dîner dans un restaurant sérieux où les vins étaient
de choix et la chère appréciable. Après quoi, jusqu’à trois heures du matin, à la terrasse Pousset, du carrefour Châteaudun, il lampait nombre de demis de bière, en devisant agréablement. Dire que lorsqu’il reprenait alors le chemin de la rive gauche, il était complètement à jeun serait peut-être exagéré. Mais cela ne se pouvait sentir ni à ses propos toujours alertes ni à sa démarche toujours assurée. La seule marque qui indiquât que peut-être un rien de vent était dans ses voiles, c’était la sensible inclinaison sur l’oreille de son chapeau melon à bords plats
qui, par temps calme, était posé bien droit au-dessus de ses sourcils !
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Avec tout cela, une dignité d'existence absolue. Ce débraillé était un distant, volontiers solitaire. Il était gourmet en amitié comme en cuisine et ne prodiguait pas sa sympathie, non plus que sa clientèle. Il n’aimait que les choses bonnes et les bonnes gens, et leur demeurait fidèle exactement. Il n’avait jamais mangé de ratatouille, bu de reginglard, ni tutoyé le mufle.
Quiconque a beaucoup bu
Doit avoir beaucoup retenu !...
Ponchon contenait toute la sagesse et toute l’allégresse de la vie. Les ans avaient passé ; ils l’avaient peu changé. Son melon légendaire, a postures diverses, avait été remplacé cependant par un petit feutre mou qui paraissait immuable.
Son poil avait blanchi, mais sa figure n’avait point pâli. Il semblait une fraise à la crème. Et il avait gardé, pour notre joie et notre affection, le pétillement malicieux de ses yeux couleur de café noir et son brave rire de moine tristanbernardin de Thélème
Robert Dreux.
***
Raoul Ponchon est mort hier à la clinique Saint-Joseph où il avait été transporté d’urgence mercredi. Il a été terrassé par une congestion pulmonaire. Il avait eu juste assez de force pour adresser par correspondance son vote aux Goncourt.