Corpus de textes du Laslar

1939

Jean Ajalbert, « Chapitre V », Mémoires en vrac : au temps du symbolisme, 1880-1890, Albin Michel, éditeur, 1939, p. 54.

La Revue Moderne se différencia tout de suite des publications d’alors, en se défendant d’arborer le drapeau de l’art pour l’art des Parnassiens. Ce fut le lieu de groupement de débutants qui s'affilièrent par la suite au Club de l’Art Social, devaient collaborer à la Revue Socialiste de Benoit Malon, à la Révolte de Jean Grave, d’Elisée Reclus, de Kropotkine... Là, commença d’apparaître l’âme bariolée, tachetée d’anarchisme, des futurs symbolistes.

La Revue hétéroclite avait ses banquets panachés, chez un marchand de vins de la rue du Département, dans ce populeux 18e, où Ernest Raynaud, costaud et moustachu, opérait comme secrétaire du Commissariat de police, — où son collègue, Oscar Méténier nous rejoignait de la Roquette. Jean Moréas y venait du Vachette et les poètes y fusionnaient avec Eugène Fournière, Charles Malato, et le proscrit à la chevelure de patriarche, Amilcare Cipriani, sous la présidence de Jean Richepin ; La Chanson des Gueux, les Blasphèmes, alors classés comme révolutionnaires. Paul Adam voisinait avec Henry Févre et Tabarant. Le convive le plus assidu était le plus nomade : Henry Lapauze, postier ambulant de Bordeaux-Paris à qui son emploi permettait souvent d’être là entre deux trains... Darzens, Mikhaël, Jean Lorrain, Rachilde, toute jeune fille...

[…]

Février

Jean-L. Prim, « La Vie tumultueuse de Jean Richepin », L’Ordre, 11 février 1939, p. 2.

C’est le 9 février 1849 que naissait, à Médéah, Jean Richepin. Fils d’un médecin militaire, il pourra dire plus tard que – comme Verlaine, comme Rimbaud, comme Ponchon, comme les Margueritte – il a été semé dans un endroit, récolté dans un autre.

Il est baptisé – déjà original ! – par un ancien zouave devenu prêtre. Il suit son père de garnison en garnison : Lyon, Lille, Toulouse, Marseille, Besançon (et, pendant la guerre de Crimée, Belleville). Enfin fixé à Paris, il termine ses études au lycée Charlemagne, puis, en dépit de son père qui veut lui faire faire ses études médicales, il entre à L’Ecole Normale Supérieure, premier de la section des lettres. En 1868, sa légende commence. Une nuit, on aurait trouvé la chapelle de l’Ecole tous flambeaux illuminés, et près de l’autel Richepin avec trois femmes. Trois ! Toujours est-il qu’au bout d’un an à peine, il démissionne ; pendant quelques jours – il faut bien vivre – et c’est si piquant de faire une niche à ses maîtres d’hier ! – il installe au coin de la rue d’Ulm une boutique de frites avec cette enseigne :

Frites

Jean Richepin

ancien élève de l’Ecole Normale

On pense le succès qu’il peut avoir. Mais les frites ne rapportent, malgré tout, pas assez. Richepin donne des leçons jusqu’au jour où il partira à travers la France avec une troupe de bohémiens ; il a fait la connaissance de ses nouveaux amis à la foire aux pains d’épice ; devant une baraque de lutteurs forains, dans laquelle le jeune athlète – il faut voir, pour se représenter ce que pouvait être Richepin à vingt ans, la magnifique eau-forte d’Henri Lefort – s’amusait à aller relever les caleçons, se tenait une somnambule extra-lucide qui avait une sœur, une sœur pas vilaine ; Richepin avait 20 ans, la fillette 18 ; l’amour… Les deux jeunes sœurs introduisirent Richepin dans leur nomade famille et de partir sur les routes : l’ex-normalien tenait dans les chœurs de la bande la partie de baryton. Quelques semaines après, à Fontainebleau, des rapins proposèrent aux bohémiens de les portraiturer. Richepin n’avait pas peur de grand’chose à cette époque ; pourtant il recula. Les rapins cependant insistaient pour l’avoir. « C’était lui, disaient-ils, qui, de toute la famille, avait le type bohémien le plus incontestable. » Le soir même, il y eut dans la roulotte une explication orageuse ; depuis quelques jours d’autre part, la sœur de la somnambule paraissait de moins en moins jolie – et de plus en plus sale – à notre jeune homme. La nuit tombée, il s’éclipsa doucement et regagna Paris.

***

Il entre comme répétiteur dans une boîte à bachot de la Place du Panthéon, l’institution Rocher-Momenheim. On lui donne à surveiller les cornichons (les candidats à Saint-Cyr) : ses élèves sont presque aussi âgés que lui et turbulents. Bah ! Classe d’ouverture. A peine est-il assis à son pupitre que ce sont, dans l’étude, rires mal étouffés et grognements moqueurs. D’abattre aussitôt le poing sur son bureau, si violemment que tous les élèves dressent la tête et :

– Messieurs, je vous prie de croire que ce n’est pas pour mon plaisir que je suis ici. Si vous ne vous amusez pas, je m’amuse moins encore ! Je suis ici pour gagner ma vie. Auriez-vous la prétention de m’en empêcher ? Alors je vous prie de venir me le dire en face, sur la place du Panthéon, où je vous attendrai tout à l’heure. Mais il est bien entendu que, comme nous sommes des gens à peu près du même âge, c’est à coup de poings qu’on s’expliquera.

La classe est matée. Elle va bientôt être conquise. A la fin des études, le jeune « pion » apprend à ses élèves à marcher sur les mains, à faire le saut périlleux, ou s’amuse à les soulever avec les dents après les avoir ceinturés d’une serviette.

***

La guerre. Elle surprend Richepin à Besançon, où il est parti diriger un petit journal, L’Est. Il s’engage dans les francs-tireurs de Bourbaki (lisez Césarine), se bat vaillamment et ne rentre à Paris que pour assister à la Commune. Pendant la tragique semaine des incendies, sur le toit de sa maison, il regarde brûler Paris, les Finances, la Cour des Comptes, les Tuileries. « L’intensité des flammes était telle, racontera-t-il, que je pouvais lire facilement un journal à leur lueur ». Et il ajoutera :

La légende veut que cette nuit-là, j’aie déclamé, de notre toit, l’ode où Hugo montre Néron regardant brûler Rome incendiée par son ordre ; mais, outre que je n’y aurais pas eu le cœur, en un moment aussi tragique, j’étais bien trop préoccupé et angoissé par tout ce qui se passait et allait se passer encore, pour y songer ! La vérité est beaucoup plus simple : je rappelais seulement à mon camarade Crozals l’analogie qu’il y avait entre l’incendie de Rome vu par Hugo, et celui de Paris, devant nos yeux.

***

La Commune vaincue, il recourt l’aventure, suit quelque temps un cirque ambulant, décharge les navires sur les quais de Gênes et de Naples, est matelot à Brest, calfat à Marseille, revient une fois encore à Paris où il se mêle aux milieux littéraires ; il fréquente assidûment Coppée, Maurice Bouchor, Paul Bourget, Ponchon, André Gill ; il écrit dans les journaux radicaux et socialisants : Le Mot d’Ordre, la Vérité, le Corsaire, la Tribune, la Renaissance. Son premier article dans la Renaissance célèbre Arpin, le lutteur, qui vient de mourir, « image de l’Art » que Richepin voudrait massif et puissant. Et voici (1872) son premier livre, Les Etapes d’un réfractaire, une plaquette de cent pages à peine, précédemment parues dans la Vérité : le réfractaire, c’est Vallès. Le livre se termine sur ces lignes :

O riches et heureux de ce monde, vous tous qui vivez joyeusement votre vie et qui ne sortez de votre paresse que pour engraisser de cadavres le fumier où pousse l’arbre de vos prospérités, ô vous les repus, vous les gavés, vous les satisfaits, en vérité, je tremble pour vous.

Jean-L. Prim.