Corpus de textes du Laslar

1946

Edmond Haraucourt, Mémoires des Jours et des gens, 1946, p. 156-157.

D’autres cénacles se constituaient autour d’autres patrons. Le groupe des poètes se reformait volontiers le dimanche après-midi, au rez-de-chaussée de la rue de l’Eperon, chez Théodore de Banville. Le maître conviait quelquefois à sa table ceux auxquels il voulait offrir une satisfaction de premier ordre : car Banville était une fine bouche et Mme de Banville n’était pas moins gourmande. Ah ! les jolis festins dont les saveurs se composaient comme des poèmes ! Parmi les commensaux, nous nous plaisions à retrouver le beau-fils de Banville, le très jeune peintre Georges Rochegrosse, qui promettait d’avoir du génie, et Léon Dierx, qui parlait peu et Catulle Mendès, qui parlait trop, plus {157} âgé que nous de quinze ans et qui ne se résignait point à ne pas être le plus jeune, Jean Richepin, beau comme un Kabyle ; Maurice Bouchor, que hantait le souci d’améliorer le sort des humbles…

Eugène Berteaux, « Comment la Fille à l’Ourse prit le chemin de l’Opéra-Comique, En ce temps-là, souvenirs, Editions du Bateau ivre, 1946, p. 76-79.

En décembre 1931, l’honneur et la joie du cœur m’étaient échus d’avoir à parler, à quelques jours d’intervalle, en Sorbonne, au Conservatoire, puis à la « radio », du solide et très coloré compositeur Alexandre Georges que ses célèbres Chansons de Miarka, extraites de la pittoresque « Fille à l’Ourse » de Jean Richepin, mirent en vedette dès leur sensationnelle apparition.

A la Sorbonne – où, en ce même amphithéâtre {77}Descartes, trente-huit ans plus tôt, ma déconfiture de « recalé au bachot » s’était étalée – il s’agissait de commenter pour le public du Quartier Latin une suite de « lieds » tirés précisément par Alexandre Georges de la saisissante « Promenade Franciscaine » d’Émile Vitta, curieux et puissant poète, mis en excommunication majeure par certains pontifes de l’Académie, défenseurs outranciers de la morale « laïque et obligatoire », mais que divers critiques littéraires, demeurés probes et indépendants, n’eurent peut-être pas tort de dénommer « le François Villon de nos jours »… Je sais bien que d’autres analystes plus influençables se complurent à gratifier de la même et insigne appellation le bon Jehan Rictus, lui aussi libertaire spiritualiste, que Francis Carco, incomparable en habilité poétique, s’empressa de pasticher… Histoires de filiations plus ou moins cachées et rivalités officieusement entretenues par la Revue des Deux Mondes de René Doumic, dit « le glacial intègre »… Revenons donc à Alexandre Georges puis à Miarka, sa fée bienfaitrice quoique par instants maussade, ainsi qu’il arrive parfois.

Au Conservatoire, j’avais été flatteusement chargé par le loyal et chaleureux Alfred Bruneau qui, cette année-là présidait le « Salon des Musiciens français », de louanger l’éminent illustrateur musical de cette sauvage et bohémienne Miarka à l’occasion de la séance annuelle de l’Association. Le concert avait pour but de fêter le nouvel octogénaire {78} que je revois encore, parfaitement heureux d’assister à sa propre apothéose comme en témoignaient ses yeux bleus et candides, regard exprimant son étonnement et sa reconnaissance envers la Providence d’être arrivé, sans dégâts physiques, à additionner pour la quatrième fois ses vingt printemps. Henri Busser et moi, nous l’avions installé, malgré ses réticences de modestie, au centre de la scène exiguë de la vieille Salle au décor pompéien, au milieu de l’orchestre, face à ses auditeurs ; et sa confusion émue était touchante alors qu’il recevait sur ses épaules de grand gars du Nord, robuste tel un chêne antique, des gerbes de fleurs à lui prodiguées dans un enthousiasme unanime parce que pleinement mérité et parce que tout le monde l’aimait.

Ce « don quichottiste » et doux Alexandre Georges était réellement un artiste d’exception en ce sens qu’une noire série de hasards néfastes et d’imprévus hostiles ne purent jamais avoir raison de sa charmante bonne humeur et de cet imperturbable optimisme nourri de confiance en la vie et de croyance en l’au-delà, apanage des vrais forts.

Au temps heureux de la « Closerie des Lilas » dont j’ai tenté de fixer le souvenir en ce même recueil de plus ou moins lointaines évocations, j’avais conçu l’ambition de parfaire, « en amateur », mes chancelantes connaissances musicales et de m’initier aux secrets de l’harmonie et du contrepoint. Né à Saint-Quentin, mon père était l’ami et {79} le presque compatriote d’Alexandre Georges qui, lui, avait vu le jour à Arrasa. Le professeur souhaité était tout indiqué… Chaque samedi matin, c’était le long et agréable trajet pédestre de la rive gauche à la rive droite, du boulevard Montparnasse à la rue du Rocher, pour la leçon, et la correction de mes « bases chiffées » - méthode de Niedermeyer à coup sûr moins aride que celle de l’établissement officiel de la rue du Faubourg Poissonnière.

« -Vois-tu bien, me répétait le pourtant indulgent et patient Alexandre Georges, tu ne parviendras jamais à m’apporter un devoir correct