1964
Robert Goffin, « De Richepin à
Rimbaud », Fil d’Ariane pour
la poésie, Nizet, 1964, p. 166-174.↑
C’est grâce à André Billy qu’il m’est donné d’entrer en possession des maigres éléments de ce problème qui n’a pas encore été résolu. Il est pourtant important, non seulement parce qu’il montre, pour la première fois Richepin, poète hermétique, mais parce que grâce à sa solution nous détenons une démonstration vainement cherchée et jamais trouvée à ce jour. Enfin nous savons qu’après son départ pour l’Afrique, et même au moment de sa mort, Rimbaud s’intéressait encore à la création littéraire et qu’il opérait une distinction entre la poésie pure de Richepin et le fatras lyrique de l’époque.
André Billy avait publié dans le Figaro Littéraire quelques vers mystérieux de l’auteur de la « Chanson des Gueux ». Je décelai la qualité du poème et la conclusion pratique à laquelle par ce chaînon, j’allais atteindre, après de longues recherches en France et en Amérique. Il m’est ainsi possible grâce aux enchaînements assez compliqués du puzzle d’apporter une solution aussi approximative d’ailleurs que préparatoire.
Mais révélons aux curieux les quarante-deux alexandrins qui, dans leur ésotérisme, s’opposent violemment à toute l’œuvre intelligiblement anecdotique de celui qui fut tenu de son vivant pour le successeur lyrique de Victor Hugo.
Alors que le Pleurant hurlait dans les chemins
A cause du voyage entrepris sur les fleuves
Par l’héroïque enfant nourri du lait des Veuves,
J’ai, dans les temples morts, subi mes examens.
Du vent sous les cheveux et du sang sur les mains,
Fauve, préhistorique, et les prunelles neuves,
J’ai vu les espoirs verts et les rouges épreuves,
Et combien les hiers ont soif des lendemains.
Sous le radeau premier des naissantes mémoires
Le grand lac commençait à dérouler ses moires
Pour l’homme, brute aux bras trop longs, au nez trop court ;
Et dans l’annonce obscure, en tintements agiles,
{p. 167}
Tout ce qui rôde, et vole, et nage, et rampe, et court,
Entendait bégayer les futurs Evangiles.
Chanter tout seul en chœur la messe et les répons,
S’écouter à la fois guitare et guitariste,
Se poncepilater à l’heure où l’on se Christe !....
As-tu des œufs au ciel ? Alors, chante, et les ponds.
Chine des paravents et Japon des crépons,
Voilà le reste. Et la gloire pour camériste !
Mais ne vaut-il pas mieux couler, furtif et triste,
Comme un noyé qui passe à minuit sous les ponts ?
Quoi ! tu veux te porter la botte et la riposte ?
Certes. Sinon l’herbier, l’album de timbres-poste,
Tous les bonheurs rythmés au bruit des dominos.
Petits bonheurs ! Non pas. Grands, disent-ils, sans nombre.
Et les seuls. Mais ceux-là pour moi sont trop finauds.
Ils croient qu’on ne peut pas sauter hors de son ombre.
La garce aux noirs jupons par les gueux profanés
Arrondit là-dessous deux formes albâtrines
Sa gorge est le tombeau d’un millier de poitrines.
Tant pis si les détours ont rongé notre nez !
Nous autres, les Soleils, nous pour le sceptre nés,
Nous nous serons nourris de l’or noir des doctrines.
Mes yeux jaunes, ces deux topazes de vitrine
S’éteindront-ils, tout blancs de gel et gangrenés ?
Qu’importe, si j’ai fait le tour de mon empire !
L’ordure sent la rose aux lèvres du Vampire.
J’ai tenu l’infini dans le creux de sa main.
Astres aux vrilles d’or, soyez mon lit de mousse !
A votre Eden conquis j’aborderai demain.
Dans la nuit, tout en haut du mât, chante le mousse.
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Disons tout de suite que les trois poèmes avaient paru en 1890 dans une revue Les Annales Littéraires, mais la version des deux derniers sonnets était plus réaliste et plus agressive, dans le premier texte de 1890. Elle servira toutefois à nous guider dans notre analyse et dans notre interprétation.
Jean Richepin fit précder, de la note suivante, cette publication qui devait appartenir à un recueil Ténèbres :
« Ces sonnets ont ceci de curieux qu’ils ont été composés bien avant que l’occultisme eût été remis à la {p. 168} mode, avant qu’il fût question de la poésie dite décadente et dite symbolique. D’apparence volontairement incompréhensibles, écrits en saute d’image (sans lien, semble-t-il) ces vers ont un sens.
Clos hermétiquement, ils s’ouvrent avec une clef, que je donnerai en publiant (quand ? très tard, à la limite de jamais) le volume dont ils font partie, volume intitulé Ténèbres. Peut-être même, alors, si je le publie, ne la donnerai-je pas, cette clef. Peut-être aussi, en ce cas, ne croira-t-on qu’elle n’existe point. Ce dont je me moque ? Les vrais reliquaires doivent être des coffres-forts à mot perdus. »
Est-il possible de retrouver le mot perdu ?
Faisons d’abord un peu d’histoire littéraire pour mieux rapprocher les différentes données ! Vers 1873, Richepin rencontre quotidiennement ses amis Rollinat, Ponchon et Bouchor. C’est l’époque où Rimbaud a retrouvé Verlaine à Paris, et tous se fréquentent dans les cafés du Quartier Latin. En 1873, Verlaine tire son coup de revolver sur Rimbaud et il est incarcéré à Bruxelles. D’abord à la prison des Grands Carmes où il écrira Crimen Amoris, et non à Mons, comme l’affirme Suzanne Bernard dans son livre des Editions Garnier. Après Bruxelles, Verlaine est transféré à Mons où il se convertira. Entre temps Rimbaud est parti pour l’Allemagne et, comme il dit, il ne dédie plus d’activité à des contacts suspects avec son compagnon de fugue !
Rimbaud repris pourtant par l’atmosphère de liberté dont il a déjà joui à Londres, avec Paul, repart pour l’Angleterre en compagnie de Germain Nouveau. Bientôt Verlaine curieux ou jaloux passe une nouvelle « saison » anglaise avec Germain.
A Paris, s’ébauche le Club des Vivants où tous les poètes du groupe se rencontrent. Ils se retrouvent aussi au Cabaret des Hydropathes, ou aux réunions des Vilains Bonshommes !
Jean Richepin était devenu un ami intime de Paul, d’Arthur et de Germain. Nous savons que Rimbaud lui avait dédié un des rares exemplaires de la Saison en Enfer et que Richepin était le propriétaire de manuscrits qui firent la fortune des Illuminations. Il avait échangé, en outre, de nombreuses lettres avec avec l’un et avec l’autre et nous savons toute la solidarité amicale que Nouveau témoignait pour Richepin à qui il envoya des poèmes rédigés, incontestablement, à Londres, sous l’influence décisive de Rimbaud. Nous savons aussi que le 26 mars 1874 Nouveau écrivit à Richepin pour prier celui-ci de se rendre chez ses propriétaires reprendre des papiers compromettants. {169} Richepin à cette époque était déjà un poète arrivé, et il fut peut-être le premier qui discerna et apprécia l’étincelle d’étrnge génie qui brûlait dans la poésie de la trinité vagabonde !
Quand Laurence Nouveau se maria, elle ignorait où était son frère Germain et c’est à Richepin qu’elle écrivit pour essayer d’obtenir son adresse. Depuis 1875, Verlaine prenait l’apparence d’un pieux poète catholique tandis que Richepin publiait des professions de foi agnostique.
En 1884 parurent les invectives incroyantes des Blasphèmes, et, chose assez étonnante, Verlaine rompit la camaraderie qui le liait à Richepin en l’attaquant amèrement. Il écrivit dans les Hommes d’aujourd’hui :
« …dans les Blasphèmes, il n’y a que de grosses cochonneries, ou des inepties rancies, troisième eau de Voltaire et de Diderot, exprimées dans la langue de Joseph Prud’homme, d’après la poétique de Jacques Delille et autres Luce de Lanceval… »
Verlaine ajoutait à son attaque contre le poète des Gueux d’autres grossièretés peu admissibles pour lui qui avait écrit des poèmes brûlants qu’on se passait sous le manteau.
C’est probablement après cette algarade intempestive que Jean Richepin résolut de faire la leçon au Socrate ivrogne, dont la conduite et les scènes de beuverie étaient de commune renommée. Bien plus, les relations de Verlaine avec Rimbaud et Nouveau offraient le flanc à une riposte cuisante.
C’est cela, je pense, qu’il faut déceler dans la rédaction des Ténèbres. Richepin qui avait été l’ami secourable des « trois fils du Soleil » entendait discrètement mais hermétiquement rappeler à l’insulteur certains faits précis et publics qui touchaient Verlaine et dont celui-ci comprendrait le langage mystérieux.
Le recueil Ténèbres était donc composé de poèmes obscurs où l’on discerne l’influence évidente du style de Rimbaud, comme on la sent dans les poèmes de Nouveau, de la période de Londres.
Faut-il admettre que les trois sonnets furent les seules maigres parties du livre qui virent le jour. Le restant n’a pas été inventorié dans ce qui subsiste de l’œuvre inédite, et il serait capital pourtant de le découvrir pour l’élucidation plus complète d’éléments biographiques éclairant nos grands poètes.
Il ne me reste plus qu’à justifier la thèse que je propose {170} humblement aux chercheurs. Est-il vrai que les trois sonnets et les autres poèmes constituaient un carnet expérimental explicitant les aveux d’une dépravation dont Verlaine se vantait à certaines heures. J’ai pensé un moment que le sonnet Chanter tout seul… était une petite vengeance contre le folliculaire Bonnetain qui avait, en 1883, collaboré à un pamphlet sur la liaison trop connue de Richepin et de Sarah Bernhardt. Bonnetain, en effet, collaborateur des Soirées de Médan, avait publié un roman sur la perversité solitaire ! Était-ce cela qui avait inspiré le poète ? Je cherchai longtemps ! Actuellement certains éléments me portent à croire qu’il faut plutôt évoquer la présence charnelle de Verlaine au centre des trois sonnets !
Mon attention fut alertée par le 8e vers du premier poème :
Et combien les hiers ont soif des lendemains !
qui est systématiquement et intentionnellement repris d’un vers de Verlaine dans son sonnet qui beau écrit à la prison de Mons :
Si ces hiers allaient manger nos beaux demains
Si la vieille folie était encore en route ?
Ce premier chaînon révélé me conduisit rapidement par déduction à ma conviction actuelle :
« Le Pleurant qui hurlait dans les chemins »
n’était autre que Verlaine se lamentant après le départ « de l’enfant héroïque nourri au lait des veuves ».
Le premier vers du 2e quatrain s’explique ensuite aisément :
Du vent sous les cheveux et du sang sur les mains
Verlaine avait coutume d’appeler son ami « l’homme aux semelles de vent » et le deuxième hémistiche rappelle directement le drame de Bruxelles.
Faut-il insister sur le « Voyage entrepris sur les fleuves » par Rimbaud ? Cela n’a besoin d’aucun commentaire !
En réalité, tout le sonnet est un aveu déchirant mis par Richepin dans la bouche de Verlaine qui évoque la rupture avec Arthur et qui confirme, à propos de sa conversion :
J’ai dans les temples morts passé mes examens.
Cela constituait une allusion directe à la volte-face de Verlaine qui, incroyant, à Mons, devint catholique, et on {171} retrouve ici l’opinion athée de Richepin qui tenait les églises pour des temples morts.
Dans le second sonnet, plus difficile, nous découvrons sans trop de sollicitations, Verlaine au moment de sa crise religieuse quand, seul, il se débat en prison ! Le troisième vers est agressivement précis :
Se Poncepilater à l’heure où l’on se Christe !
Cela fait nettement allusion au poète qui, converti, n’avait cependant de cesse de trahir sa foi pour retrouver Rimbaud ou Nouveau, les compagnons de la « Vieille Folie » !
L’idée du huitième vers :
Comme un noyé qui passe à minuit sous les ponts ?
est un rappel évident des célèbres vers de Rimbaud :
Dévorant les azurs verts, où flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Dans le troisième sonnet qui affirme une sorte de profession de foi misogyne, trop coutumière à Lélian, il faut marquer la revendication coutumière aux trois amis, dans le troisième vers.
Nous autres les soleils, nous, pour le sceptre nés !
Et enfin, si ma proposition est acceptable, le personnage du dernier vers serait, sans en douter, le mousse du Bateau Ivre !
Mais ce ne sont là que de brèves suppositions ouvrant des possibilités qui permettront aux « horribles travailleurs » de confirmer la réalité de ma théorie ou de la démentir !
Quoi qu’il en soit ces vers sont remarquables par leur beauté mystérieuse et par le secret lointain qu’ils recèlent dans des sautes brusques, d’images et de raccourcis.
Enfin, peut-on se demander pourquoi les Ténèbres ne parurent jamais ?
Le temps peu à peu avait-il estompé en Richepin son irrésistible appétit de représailles, c’est possible ! Quoi qu’il en fût, les Ténèbres ne furent jamais retrouvées ! Plus jamais Richepin ne se livra aux exercices de son inspiration hermétique !
Les années passèrent et, au contraire, Richepin revint à la rigidité de sa conception de la clarté nécessaire du {172} poème. Dans les Glas qui parurent en 1922, le poète prit nettement position, comme s’il avait voulu condamner les trois sonnets parus il y avait 32 ans ! Il écrivit, dans Pose prémonitoire, en parlant de lui-même !
« Celles qu’il traitait de la sorte, c’étaient les lamentables heures où il cessait précisément de vouloir le nombre et la beauté, celle où le désordre, le chaos, l’obscurité, le manque de rythme, l’informulé, le monstrueux, lui semblait avoir des charmes, celles où il goûtait ces charmes et s’en saoulait, par lâcheté devant la besogne, ou par veulerie en face de lui-même ! »
Était-ce cette prise de position définitive contre la nouvelle conception poétique qui fit oublier la publication des poèmes hermétiques. C’est vraisemblable ! Retrouverons-nous jamais les extraordinaires Ténèbres ?
Tout cela jette un rayon indiscret sur la grandeur de Richepin et lui rend, à côté de Rimbaud et Mallarmé, une auréole dont on ne se doutait pas. Mais ces poèmes permettent d’autre part d’apporter une élucidation définitive sur la ferveur littéraire des derniers moments de Rimbaud.
Il est bon de savoir que Richepin et Verlaine se réconcilièrent. L’auteur des Gueux fit preuve de modération en ne publiant pas son réquisitoire, et je le regrette ! Il ne reparlera de cette accusation qu’en 1926, dans la revue de France, quand il dit :
« Le poète catholique de Sagesse, parlant de moi, après la publication des Blasphèmes, le fit avec une acrimonie particulièrement marquée – excusable, mais seulement à demi compréhensible cependant pour tous ceux qui me savaient l’ami de mes ais de jadis, Rimbaud et Nouveau, disparus alors l’un et l’autre de la circulation mais dont le souvenir et ce qu’i s’y rattachait ne pouvaient être effacés ni dans la mémoire de ceux qui les avaient coudoyés ou connus de plus près, ni surtout de Verlaine lui-même. »
Mais peut-être en réalité, était-ce la parution, en 1890, des trois sonnets qui incita Verlaine qui les avais sûrement lus, à s’excuser. Ne déclara-t-il pas après leur publication dans les Annales littéraires, au cours d’une lettre à Richepin :
J’ai écrit naguère sur vous des choses qui ont pu en partie vous peiner… »
J’ai dit aussi que cette petite histoire avait une autre signification capitale dans la limite où nous n’avions aucun {173} indice certain établissant que Rimbaud, à la fin de sa vie ; eût continué à s’intéresser à la poésie qu’il avait brandie comme un étendard.
En 1914, Paterne Berrichon écrivit dans le Mercure de France un long article où il rappelait la déclaration de Richepin affirmant que Rimbaud était « un adolescent de génie » ! Le poète des Gueux ajoutait, dans une lettre à Berrichon, reproduite par celui-ci : « Nous fûmes seuls, alors, à penser ainsi. Je n’ai jamais changé d’avis là-dessus. J’estime en particulier que le grande Verlaine, second et dernière manière, n’eût pas existé sans l’influence de Rimbaud ».
Et Berrichon continue :
« N’était-ce pas aussi le sentiment d’Arthur Rimbaud lorsqu’en 1891, à Roche, sur son lit de souffrance, il s’intéressait aux proses de Richepin dans les Annales et en recommanda la lecture à sa sœur Isabelle. L’on aura peut-être, un jour, la preuve de la justesse de cette intuition. »
La voici retrouvée, après des recherches d’un demi-siècle ! En réalité, Richepin ne publia pas de prose dans les Annales de 1890 que tous les commentateurs prirent pour les Annales Politiques et Littéraires. Nul ne connaissait plus, en 1914, les Annales de 1890 (qui n’étaient pas Politiques et Littéraires mais Littéraires tout court). Rimbaud sur son lit de mort faisait donc allusion à la publication de nos trois sonnets publiés à 250 exemplaires, et aujourd’hui introuvables !
Nous détenons ainsi la preuve certaine que sur son lit de moribond, Rimbaud revenu d’Afrique, la jambe coupée et grelotant à Roche, reçut de Richepin, probablement, la revue avec les trois sonets qui concernaient personnellement Verlaine et ses amis.
C’est la première preuve qui nous est ainsi livrée que Rimbaud n’avait pas oublié la poésie, sa poésie ? Il avalisa ainsi sans le savoir la qualité magistrale des trois sonnets du grand Richepin.
Ce qui nous est un garant suffisant de la qualité de ces vers retrouvés pour espérer que nous découvrions un jour prochain les autres poèmes des Ténèbres. Et, près d’un siècle plus tard, quelle joie nous aurions de voir réapparaître l’œuvre importante qui pourrait, à côté de celle de Rimbaud, de Nouveau et de Verlaine, être lue, comparée et appréciée.
Arvers est resté célèbre par un sonnet ! Je pense que les {p. 174} trois poèmes mystérieusement ressuscités, avec ou sans clef, pourraient rendre à Jean Richepin une auréole qu’il a bien méritée ; car, s’il suffit d’une œuvre pour conquérir la célébrité, il faut souhaiter, pour la poésie française, que paraisse le livre qui semble irréparablement perdu et qui pourrait ramener peut-être triomphalement le hugolien Richepin à égalité à côté de Rimbaud et Mallarmé.